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La séductrice

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En mer, à la rame

En mer, à la rame

C ourtoi sie: Martine Corrivault

Elle était là, bien droite, silencieuse malgré le bruit des autres autour d’elle. Elle attendait, ne sachant ni qui ni quoi, ignorant même la séduction de son attitude… Son calme n’avait rien de l’indifférence, mais il contrastait avec l’entourage où l’on s’agitait en criant et sautillant pour attirer l’attention. Elle était si différente qu’on ne pouvait pas ne pas la remarquer. Et naturellement, j’ai succombé à son charme, lui inventant même un regard désespéré qui me fixait pendant que j’avançais vers elle pour lire le nom inscrit sur un carton fixé sur la porte de sa cage. Choupette. À la voir digne comme ces grands chiens bibelots qu’on admire dans les musées, j’ai dit: « T’as pas l’air d’une Choupette, c’est trop banal! » Depuis la mort de mon grand Labrador blond, je passais quasi tous les jours au refuge de la SPA pour promener les chiens laissés pour adoption. Peut-être aussi pour trouver un nouveau compagnon pour les marches dans la nature. En six mois de tentations diverses, Choupette était mon premier gros coup de foudre… Dans sa cage, elle me regarde et reste de marbre. Sous son nom je lis: femelle bringée croisée Labrador et Boxer, naissance, 7 février 2010. Je découvre le mot qui désigne sa couleur: bringé, pelage fauve rayé de noir. Elle porte cravate et gants blancs: « Moi, je t’appellerais Madame Tchou, ça t’irait bien… » Mes amis animaux ont tous eu des noms en « ou ».

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Adopter un animal reste un engagement presque aussi sérieux que décider de s’occuper d’un enfant. Chaque fois que je dis ça, mon amie Valentine hurle. Et je lui rétorque toujours que si on ne sait pas s’occuper d’un animal, on ne devrait pas avoir d’enfant. « Pas rapport! », dit-elle en dénonçant ma tendance à dramatiser quand il s’agit des bêtes. Pour Choupette, j’ai réfléchi pendant trois jours et à la veille des congés de Pâques, et elle est entrée chez moi avec la promesse que je ne l’abandonnerais jamais. C’était il y a dix ans et le temps est passé trop vite. Choupette alias Mme Tchou a pris de l’âge et la légèreté post-séduction de l’époque bat de l’aile. La vétérinaire vient de m’apprendre qu’il faudra bientôt prendre une décision dramatique pour éviter des souffrances inutiles à ma copine poilue. J’ai déjà entendu cette phrase. Valentine trouve ridicule ma sensiblerie quand il s’agit des bêtes, même si elle prétend comprendre mon attachement pour la vieille chienne qui me suit toujours partout. Son ultime menace: « Si tu continues, tu vas te retrouver végétarienne; pire, végan! » me fait sourire, mais ça ne risque pas d’arriver: la bouffe reste un de mes points faibles. En adoptant Choupette alias Tchou, j’avais mentalement conclu un pacte de coexistence d’au moins dix ans et voilà que le verdict de la vétérinaire me signifie que ce temps est passé. Quand il faut décider de la fin d’une vie, fut-elle animale, la peine causée par la seule idée de la disparition de ceux qu’on aime fait surface. Même si les drames vécus au cours des derniers mois à cause de la pandémie nous ont imposé de réapprendre notre vulnérabilité et la fragilité de la vie de nos amours et de nos amitiés.

Je décourage la pauvre Valentine en lui rappelant que si l’on peut désormais parler d’un droit de mourir dans la dignité pour les êtres humains, rien ne garantit que chacun de nous y aura accès, le temps venu. On l’a bien vu aux premières heures de la pandémie, dans les CHSLD. En temps normal, le mot euthanasie scandalise, mais on évoque le droit de refuser soins ou traitements susceptibles de prolonger inutilement la souffrance. Pas la vie. Ainsi, à l’urgence de l’hôpital, je me souviens que ma mère avait signifié à tout le monde qu’elle ne voulait pas « d’acharnement thérapeutique ». Manière de dire qu’elle ne voulait pas souffrir pour rien. C’est toujours ce qu’on dit tant qu’on garde de l’espoir. Mais quand arrivent les soins palliatifs, pour endormir la douleur, on endort aussi la vie.

Personne n’aime le mot mort et on n’en parle jamais même si, comme chantait Félix, y’a plein de vie là-dedans. C’est l’absurdité d’un monde où pour servir leurs intérêts, les pouvoirs peuvent décider que des milliers d’êtres vont mourir, mais s’indignent si l’un d’eux préfère succomber à la séduction de l’envie de vivre encore. Ou réclame le droit de choisir quand et comment partir. Madame Tchou dort encore sur son coussin pendant que j’écris ces lignes…

MARTINE CORRIVAULT

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