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Le faux a-t-il du sex-appeal

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SQUAT Basse-Ville

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HRONIQUE

Ce qui fait périr la morale chez les nations […] ce n’est pas la violence, mais la séduction; et par séduction, j’entends ce que toute fausse doctrine a de flatteur et de spécieux. François-René de Chateaubriand

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Dès 1835, Tocqueville constatait que la succession ininterrompue de nouvelles opinions circulant dans la presse américaine plongeait fatalement le citoyen « dans un doute et dans une méfiance universelle ». Il ne croyait pas si bien dire: l’humanité dispose aujourd’hui d’une masse de connaissances quasi infinies via son réseau Internet, mais à quoi conduit cet accès illimité et immédiat au Savoir Absolu? À la grande sociopathologie du XXIe siècle: le complotisme. En Arizona, les Républicains en sont encore à compter les votes de Trump, accusant les responsables des élections d’État d’avoir déchiqueté des bulletins de vote pour les faire bouffer à des poulets, qu’ils auraient ensuite incinérés afin de dissimuler les preuves! Pour une bonne moitié des électeurs républicains — des millions de consciences donc —, Donald Trump est un envoyé de Dieu travaillant secrètement à démanteler le réseau de pédophiles cannibales satanistes qui auraient infiltré l’élite hollywoodienne, et jusqu’aux plus hauts dirigeants du parti démocrate… On en vient à se demander pourquoi le faux at-il un pouvoir de séduction aussi puissant. On peut certainement trouver quelques énergumènes qui sont directement attirés par le toc, l’imitation, ou l’ersatz, mais généralement, si on est attiré par le faux, c’est parce qu’on le croit vrai. Tout amoureux de la littérature connaît cette sensation provoquée par la compréhension d’une vérité profonde parfaitement exprimée par un artiste de génie. Les complotistes, qui ne sont pas tous de grands bibliophiles, j’imagine, ressentent une version atténuée de cet effet de vérité en lisant les quelques phrases spectaculaires à orthographe approximative d’une publication sur Facebook, ou en gobant une vidéo sur YouTube. Ayant perdu l’habitude de la fréquentation du vrai, cette petite décharge véritative suffit à leur donner l’impression qu’ils ont compris la vie, qu’ils ne sont pas dupes, qu’ils font partie, eux, des initiés accédant aux vérités qui échappent aux moutons que nous sommes — qui ne faisons bien sûr que répéter bêtement la propagande de l’État. Tout discours officiel est accueilli avec méfiance, tout ce qui émane des élites est rejeté en bloc — non sans bonnes raisons d’ailleurs au départ. Ce « doute des opinions », diagnostiqué par Tocqueville, est au fondement de notre individualisme démocratique. Enfermé en soi-même, chacun prétend juger le monde en se donnant le rôle de celui à qui on ne la fait pas, qui a découvert les vérités cachées dont le bétail politique hypnotisé par TVA n’a pas conscience… Je veux bien que les médias mainstream mentent, soient idéologiquement biaisés, ne carburent qu’au sensationnalisme, ne visent que les cotes d’écoute, soient les principaux canaux du politiquement correct, et laissent parfois passer quelques fake news. Ce n’est cependant pas une raison pour se rabattre sur les théories mirobolantes d’un gars en bobettes dans la cave de ses parents qui a vu une vidéo sur le net! La « solution » est alors pire que le problème. Mieux valent les médias les plus traditionnels que le fil d’actualité de JoeBlow21. De la même manière, entendre tous ces spécialistes affirmer l’inverse de tout et son contraire, a porté un coup terrible à la communauté scientifique en cet épisode de pandémie. Mais la rationalité scientifique demeure malgré tout préférable au grand n’importe quoi numérique. Ce n’est pas parce qu’il y a batailles d’ego et conflits d’intérêts qu’il faut se laisser séduire par des vérités imaginaires. Séduire pour « entraîner quelqu’un à commettre des fautes » (Littré) est une vieille histoire qui remonte jusqu’au récit biblique de la Genèse, mettant en scène la première femme et son fameux serpent… Séduire, vient du latin seducere, qui signifie « détourner du droit chemin », « faire tomber dans l’erreur », « détourner de la vérité ». Le latin classique donnait « amener à part, à l’écart ». À l’écart, c’est là que vont se retrouver les complotistes, ou plutôt — à la vitesse où vont les choses — ceux qui ne le sont pas. Déjà à l’époque, quand j’avais le malheur de tomber sur un hurluberlu qui me déployait ses théories fumeuses sur le 11 septembre, je sortais toujours accablé de ces pénibles discussions, envahi par une tristesse spéciale, en proie à la honte d’être un homme: « le dialogue n’est plus possible, nous n’habitons plus le même monde », me disais-je découragé. Ces scènes toutefois étaient rares, mais désormais où nous voici, c’est la moitié de la population mondiale qui semble prête à sombrer dans la paranoïa complotiste la plus débridée. De mémoire d’homme, jamais nous n’avions assisté à une dévaluation aussi rapide du vrai. Des milliers d’années de dialogues et de recherches de la vérité pour en arriver là…

L'AGITÉ DU BOCAL

Enquête de sens

MATHIEU RIOUX

Illusstration: Mathieu Rioux

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