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Le Rubicon de Darwin

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LA CHEMINÉE

LA CHEMINÉE

HRONIQUE

Si quelqu’un qui ne sait pas compter trouve un trèfle à quatre feuilles, a-t-il le droit lui aussi au bonheur?

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Stanislaw Jerzy Lec Le langage est un des éléments fondamentaux de la clôture anthropologique qui nous sépare des animaux. Aucun animal non humain ne pratique, par exemple, la locution performative, qui constitue simultanément l’acte auquel elle se réfère, comme dans: «je vous déclare unis par les liens du mariage». La parole est ici un acte, une sorte d’opération magique qui modifie la réalité en impactant directement l’identité de l’interlocuteur. Il y a un avant et un après.

Des générations de spécialistes se sont cassé les dents sur les racines du langage. Darwin lui-même, qui avait soigneusement évité le sujet dans L’Origine des espèces (1859), cherchera désespérément une preuve que le langage humain a évolué à partir de la souche animale jusqu’à La Descendance de l’homme (1871), ouvrage dans lequel sa tentative d’explication par l’imitation du chant des oi-

seaux ne vole pas très haut, si j’ose dire. Un an plus tard, la société philologique de Londres annonce qu’elle refusera dorénavant toute communication concernant l’origine du langage. Ce que la Société de linguistique de Paris avait déjà fait dès 1866. En 2014, ce sont huit sommités universitaires, tous adeptes de la théorie évolutionniste, qui avouent leur échec dans un article. Le «développement spectaculaire de la recherche» des quarante dernières années n’aurait abouti qu’à une «grande pauvreté en preuves démontrées» et à «une absence d’explication plausible». Aucun langage comparable ne se retrouve dans le règne animal, les fossiles ne nous apprennent rien, ses racines génétiques restent introuvables…L’énigme de son apparition et de son évolution demeure irrésolue. Le problème, c’est que la puissance du cerveau d’homo sapiens dépasse de très loin les limites de la sélection naturelle. Son langage ne lui a pas bêtement permis de s’adapter au milieu et de triompher dans la lutte pour la survie: il a transformé la planète dans sa totalité en exerçant une domination absolue sur toutes les autres espèces… Parmi les signataires, Noam Chomsky, dont le règne sur la linguistique correspond précisément aux quarante dernières années. Pour lui, toutes les langues, au-delà de leurs différences superficielles, s’acquièrent à partir de la «grammaire universelle», inscrite à même nos tissus cérébraux.

Ce qui expliquerait pourquoi les enfants apprennent aussi aisément à parler. Ils naissent avec un «organe du langage». Quant à savoir où se situe ledit organe, je pense que c’est l’une des raisons de sa contribution à l’article: il commence à réaliser qu’on ne le trouvera jamais… En 2002, Chomsky affirmait que la spécificité du langage humain se résume à la récursivité. Qu’est-ce que ça mange en hiver? Ça permet simplement d’enchâsser une phrase dans une autre: «La récursivité est une loi», devient «selon Chomsky, la récursivité est une loi». Votre langue est dite récursive si elle permet de continuer sur ce même

Mathieu Rioux

principe infiniment (en théorie, puisqu’à un moment il faut bien terminer la phrase pour que l’interlocuteur aille se coucher). Petit problème, Daniel Everett, un de ses anciens élèves, affirme avoir découvert une tribu amazonienne qui n’utilise pas la récursivité: les Pirahãs, qu’il étudie depuis plus de trente ans, dont sept passées en forêt avec femme et enfants. La culture des Pirahãs ne remonte pas au-delà de la mémoire des vivants. Ils n’ont donc pas d’Histoire, ni claire notion de l’avenir, qu’un seul mot pour «l’autre jour», qui peut signifier aussi bien «hier» que «demain». Ils sont carrément «préoutils»: un arc, des flèches et d’approximatifs paniers à usage éphémère. Je crois que c’est tout. Pourquoi fabriquer une chose pour «l’autre jour »1 ? Sept consonnes, trois voyelles: leur langue est celle qui possède le moins de phonèmes dans le monde. Fait qu’ils ignorent, puisqu’ils sont aussi les seuls à ne pas avoir de chiffres. Ils traversent l’existence avec de vagues notions d’«un peu» et de «beaucoup». Les mères ne savent même pas combien elles ont d’enfants. Connaître leur prénom suffit. C’est comme si nous pouvions assister en direct à la phase primitive de l’expression orale. Et de la perception visuelle aussi, puisque les Pirahãs sont illettrés autant sur le plan lexical que visuel. Ils se montrent en général incapables de décrire ce qui est représenté sur une photographie, même de visages ou de lieux familiers. Pas de terminologie des couleurs, de musique, ni de danse! Des milliers d’années sans qu’un seul individu n’ait eu l’envie de souffler dans un bambou ou de taper sur un truc… Pas de chef, classes sociales, ni religion. Ils se considèrent comme de mauvais esprits en ce monde, mais ne semblent avoir aucune idée de ce que pourrait être de «bons» esprits. Aucun missionnaire n’a jamais converti un seul Pirahã. Dès qu’ils se rendent compte qu’Everett n’est même pas capable de répondre à leurs questions sur la taille ou la couleur des cheveux de ce Jésus, il perd tout son intérêt à leurs yeux. Ironiquement, c’est lui qui perdra sa foi à leur contact.

Autre point sur lequel Everett s’oppose à Chomsky (et ici à la plupart des linguistes): le rôle de la culture. Pour lui, elle n’influence pas seulement les mots d’une langue, mais toute sa grammaire. C’est parce que la culture des Pirahãs est ancrée dans le présent qu’ils ont cette grammaire du bonheur2, qui ne se conjugue qu’au présent. Selon lui, le langage n’a pas à s’incruster dans le récit évolutionniste, puisqu’il est un simple outil, une fabrication humaine, l’artefact originel qui rend possibles tous les autres. Dans son dernier livre, il fait remonter l’origine du langage jusqu’à homo erectus! Un bon million d’années plus tôt que les estimations habituelles. On sait que les capacités cognitives impliquées dans la parole et la fabrication des outils sont liées. Et puisque qu’on voit erectus surgir sur plusieurs îles qu’il n’a vraisemblablement pas pu atteindre à la nage, la question devient: quel niveau de grammaire doit-on avoir atteint pour construire un radeau? Comment convaincre la tribu de risquer sa vie pour se rendre où personne n’est jamais allé? Comment planifier et organiser la division du travail, si on en est encore au stage du grognement?

MATHIEU RIOUX

1-À noter que le gouvernement brésilien leur a récemment procuré une clinique, l'école, l'électricité, donc... la télévision. Encore une où deux générations et s'en est fini des Pirahãs... 2-On peut constater que les Pirahãs sont effectivement très rieurs dans un documentaire que je vous invite à regarder: « La langue cachée d'Amazonie », disponible sur https://www.dailymotion.com/video/x5jtphp Pour un récit détaillé de son aventure: Daniel Everett, Le monde ignoré des indiens Pirahãs, Paris, Flammarion, 2010.

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