Tous alchimistes : réinventons la boucle aliments-terre par Julie Lenormant

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Tous alchimistes : réinventons la boucle

aliments-terre

Autres titres disponibles aux Éditions La Butineuse :

Hydrater la Terre. Le rôle oublié de l’eau dans la crise climatique , Ananda Fitzsimmons

Terre et climat . Éclairages sur le rapport spécial du GIEC , Patrick Love

Chroniques énergétiques. Clefs pour comprendre l’importance de l’énergie, Greg de Temmerman

Nourrir la terre. Manifeste pour une agriculture régénératrice, Daniel Baertschi

Les agriculteurs ont la Terre entre leurs mains, Paul Luu, avec MarieChristine Bidault

Inventaire d’émotions transitoires, Tiphaine Gerondeau

Abécédaire pour petits gourmands et grands curieux, Caroline Sanceau

Couverture et maquette intérieure : © Agence Coam

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation, réservés pour tous pays.

ISBN : 978-2-493291-41-7

© 2022 Éditions La Butineuse

Atelier des Entreprises

Place de l’Europe – Porte Océane 3 56400 Auray www.editions-labutineuse.com

Tous alchimistes : réinventons la boucle

aliments-terre

Préface de Marc-André Selosse

Illustrations de Léa Cros

Table des matières

Chapitre Deux – Nourrir la Terre : et si la solution était dans

Enrichir les sols en matière organique pour réinventer la boucle

Chapitre Trois – La mise en œuvre du compostage Collecter

Préface ............................................................... 8 Introduction ..................................................... 11 Chapitre
sol,
Le sol respire et transpire......................................... 16 Les sols aujourd’hui : une peau à vif ......................... 19 Sauver nos sols ..................................................... 24
Un – Le
la peau de la Terre
?
nos poubelles
» : naissance et évolution d’un concept inventé par l’Homme 29 France : une révolution en cours dans le traitement de nos déchets alimentaires ....................................... 33
Les « déchets
les bienfaits du compostage 41
aliments-terre :
et composter : un panel de solutions pour chaque situation .................................................. 49 Le compostage de proximité ................................. 59 Le compostage à plus grande échelle .................... 62 Le rôle des collectivités ......................................... 69 Où en est la France et que font les autres pays ? ....... 72

Chapitre Quatre

Chapitre

transition massive Les enjeux pour les particuliers et les villes ................. 81 L’utilisation du compost dans l’agriculture ................ 84 Vers une meilleure valorisation du compost ? ............ 88
– Le compost, une arme de
potentiel de création d’emplois locaux non délocalisables ...................................................... 95 Enjeux géopolitiques du compost ........................... 99 Conclusion 105 Glossaire ......................................................... 111 Pour aller plus loin ........................................... 114 Remerciements .............................................. 117
Cinq – Le compostage au cœur des enjeux sociaux, économiques et politiques Le

Aux déchets, citoyens&citoyennes !

Avant de lire cette préface, détendez-vous et inspirez calmement une belle bouffée d’oxygène. L’oxygène, gaz vital qui nous permet de respirer, c’est-àdire de libérer l’énergie des molécules que nous avons ingérées.

Cet oxygène dont nous ne pouvons nous passer plus d’une minute… est… un déchet de la photosynthèse, une molécule dont l’excès serait nuisible aux cellules végétales. Les plantes s’en débarrassent en le rejetant dans l’air. Tant mieux : nos ancêtres sont apparus en utilisant ce déchet comme une solution pour respirer !

À toute chose déchet est bon. Bien sûr, les déchets sont problématiques au moment de leur apparition : il n’existe alors pas d’autres espèces qui les utilisent. Par exemple, l’homme ferait bien de laisser traîner moins de plastiques dans son environnement. S’il existera sans doute un jour des organismes capables de les dévorer, on voit le désastre en attendant leur apparition. En revanche, les déchets qui sont apparus depuis longtemps ont, eux, eu le temps de trouver utilisateur, c’est-à-dire qu’une ou plusieurs autres espèces ont, dans l’évolution, commencé à s’en servir. C’est ainsi que nos déchets organiques sont des solutions potentielles pour d’autres organismes : rien moins que les êtres vivants des sols ! Les résidus de nos toilettes et la fraction organique de nos poubelles de cuisine ont des charmes que ce livre va vous faire admirer à loisir.

D’abord attaqués par les microbes et les animaux du sol, ces déchets libèrent du phosphate, de l’ammonium ou des nitrates : leur matière organique est donc source de fertilité, ils sont un engrais. Libérée lentement

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et continument, cette fertilité ne s’échappe pas mais irrigue la vie du sol. C’est tout le contraire des engrais minéraux qui fuient du champ vers les eaux, les rivières et les littoraux où ils entraînent des proliférations d’algues. Les engrais minéraux perturbent aussi la vie des racines des plantes. En effet, elles sont normalement associées à des champignons qu’elles nourrissent en sucre et qui, en échange, les protègent des pathogènes et collectent pour elles des éléments nutritifs dans le sol. Mais si le sol est trop riche à cause d’apports d’engrais minéraux, la plante se nourrit seule et interrompt l’association : elle se trouve alors plus sensible aux pathogènes ! Les engrais organiques que constituent nos déchets, eux, libèrent lentement une fertilité moins concentrée et plus étalée dans le temps, qui préserve l’interaction entre racines et champignons. Mettre nos déchets dans les sols évite de les jeter d’un côté et d’acheter des engrais minéraux de l’autre : c’est du recyclage ! Nos déchets peuvent donc nourrir la vie et les entraides qui font la fertilité des sols.

Par ailleurs, la matière organique stabilise les sols en faisant adhérer, à la façon d’une colle, les particules qui les constituent. Elle limite l’érosion et, en donnant de la cohérence, elle évite l’effondrement des trous où circulent l’eau et l’air. Elle retient aussi directement l’eau par ses propriétés chimiques, à la façon du coton. La matière organique de nos déchets peut donc soutenir les propriétés des sols et, de là, la vie qu’ils abritent : c’est une fonction que l’on qualifie d’amendement. Hélas, depuis les années 1950, nos sols agricoles ont perdu la moitié de leur matière organique : d’une part, on récolte les cultures, sans plus apporter de fumier ; d’autre part, on laboure, ce qui aère le sol et facilite la respiration des bactéries dégradant la matière organique.

Plus pâles que leurs équivalents forestiers, nos sols agricoles sont appauvris en matière organique et cela met en péril leurs fonctions : ils retiennent moins l’eau et sont plus sensibles à l’érosion !

De surcroît, la matière organique stockée dans les sols, c’est autant de carbone qui ne se trouve pas sous forme de CO2 dans l’air : ce piégeage de carbone est une bénédiction contre le changement climatique ! Oui, en mettant nos déchets vers les sols, nous contribuons à réduire l’effet de serre

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tout en améliorant leur fertilité, car ils sont à la fois engrais et amendement !

Déchets prometteurs, je vous l’avais bien dit…

Alors n’attendons plus ! Méditez et mettez ce livre en action : aux déchets, citoyens & citoyennes !

Professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, Membre de l’Académie d’Agriculture de France

Auteur de L’origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’attention de ceux qui le piétinent (Actes Sud, 2021)

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Introduction

Chacune et chacun d’entre nous avons, chez nous, une arme de transition massive : notre poubelle. En France, un tiers de celle-ci1 est composée de détritus alimentaires, épluchures, restes de repas. Au quotidien, lorsque nous les plaçons dans notre poubelle grise dite “tout-venant”, ils sont incinérés ou enfouis. Par ce geste qui nous semble anodin, un cycle naturel, vertueux, ancestral ne peut plus se réaliser : celui du retour à la terre. Un bout de vivant disparaît.

Aujourd’hui, 80% de la population française vit en ville2. Nos sols se détériorent : 40% d’entre eux sont dégradés dans le monde3, contre 25% en 2017. Notre agriculture et donc notre alimentation sont largement dépendantes des engrais azotés dont le prix flambe avec celui du gaz. La concentration en carbone dans l’atmosphère a atteint un niveau inégalé depuis 2 millions d’années4.

Même si beaucoup l’ignorent encore, transformés en compost, nos déchets de cuisine sont une mine d’or pour répondre à plusieurs de nos enjeux sociaux et environnementaux actuels. Fertilisation des sols, sécurité alimentaire, captation du carbone et lutte contre le dérèglement climatique, transition industrielle et économique via la création d’emplois non délocalisables, enjeux géopolitiques et de sécurité : le compost est un concentré de pouvoirs de transformation. Mais qu’est-ce que cette matière vivante ? Comment la capter de manière locale, sur chacun de nos territoires ? Quels usages faiton du compost en France et dans le monde ? Comment pourrait-il nous reconnecter au sol, au vivant mais aussi, aux autres et à nous-même ?

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Citoyenne curieuse, ce projet de livre est né avec pour intention de partager mes apprentissages de manière accessible au plus grand nombre. Suite à un échange avec Audrey et François des Éditions la Butineuse en 2021, je me suis sentie bien ignorante en découvrant la vie des sols et le rôle du compost. Fascinée par la diversité des enjeux et convaincue d’un grand potentiel en termes de sensibilisation, le travail de recherche, de terrain et l’écriture des pages qui suivent ont alors commencé.

Merci aux Alchimistes et à certains de leurs partenaires de m’avoir ouvert leurs portes. Ils m’ont accordé du temps pour partager leur passion, leurs moteurs et leurs interrogations. Les Alchimistes est une jeune entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS) créée en 2017 dont la mission est « ensemble, composter et nourrir les sols ». Ils collectent les déchets alimentaires des professionnels et des particuliers et les valorisent en compost, qui est ensuite vendu pour les besoins des villes et de la ceinture maraîchère. Ils se sont aussi fixés la mission de sensibiliser un public large sur les enjeux du sol, notre précieux bien commun. L’activité des Alchimistes se développe rapidement grâce à un réseau d’entrepreneurs actifs dans 10 régions en 2022. Ils emploient plus d’une centaine de personnes en France et valorisent déjà plus de 10 000 tonnes de déchets alimentaires chaque année.

J’espère que vous trouverez autant de plaisir que moi à les rencontrer à travers les portraits qui ponctuent ces écrits.

De nombreux acteurs de toutes tailles, publics ou privés, agissent avec leurs singularités dans chacune des régions. Le Réseau Compost Citoyen (RCC) est une association nationale qui fait la promotion de la gestion de proximité des biodéchets et qui fédère plus de 400 adhérents, structures, collectivités et citoyens. Le Réseau Compostplus, lui, fédère les collectivités territoriales pionnières engagées pour le tri à la source des biodéchets. Des associations et des entreprises de différentes tailles agissent au quotidien pour valoriser les déchets alimentaires, telles que Moulinot, Rovalterre, Les Détritivores, Les Petits Composteurs, OuiCompost, Green Phoenix, Compostond,

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Organeo, Upcycle, Compost In Situ, Gecco... Cette liste n’est pas exhaustive. L’écosystème est large, n’hésitez pas à explorer celui de votre région !

Après avoir exploré les enjeux autour de l’épiderme de la Terre – j’ai nommé le sol – nous découvrirons comment le nourrir à travers l’utilisation du compost sans oublier de comprendre en amont son processus de fabrication. Après cette mise à nu, c’est le concentré de pouvoirs du compost sur les plans économiques, sociaux et géopolitiques qui seront dévoilés. Enfin, nous questionnerons notre rapport aux déchets pour tenter de le faire évoluer.

Ce livre souhaite susciter l’envie de “mettre les mains dedans”, d’aller visiter une plateforme de compostage à côté de chez vous, de participer à une formation, de glisser à l’ordre du jour d’une réunion de copropriété la mise en place d’une solution de compostage, de solliciter vos élus pour faire bouger les lignes de votre commune. Il a pour objectif d’inciter les décideurs politiques à soutenir et amplifier le mouvement avec des décisions et actions concrètes… mais surtout, de vivre cette joie de renouer avec la terre, le vivant et peut-être aussi un peu de nous-même. Tel une ou un alchimiste, goûtons au pouvoir d’agir qui nous permet d’amorcer de mystérieuses transformations.

Notes

1 Étude de l’agence de la transition (ADEME) – MODECOM sur la caractérisation des ordures ménagères résiduelles, septembre 2019. En 2017, les OMR représentent 254kg /habitant. 96kg/hab/an sont des déchets putrescibles qui peuvent être valorisés dont 29kg/hab/an relèvent du gaspillage alimentaire.

2. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806684

3. Conférence annuelle des Parties 15 dédiée à la lutte contre la désertification (COP 15)

4. Rapport du 9 août 2021 du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC). Créé en 1988, le GIEC fournit des évaluations détaillées de l’état des connaissances scientifiques, techniques et socio-économiques sur les changements climatiques, leurs causes, leurs répercussions potentielles et les stratégies de parade. Le GIEC n’est pas une association de personnes physiques, mais une association de pays.

13 $ Introduction

« L’essentiel est invisible pour les yeux. »

Antoine de Saint-Exupéry

« Quand une fleur ne fleurit pas, on corrige l’environnement dans lequel elle pousse, pas la fleur. »

Inconnu

Chapitre Un

Le

sol, la peau de la Terre

La découverte de la vie des sols s’impose avant d’aborder plus en détail le rôle du compost. En effet, le sol nous rend de précieux services1 au quotidien puisqu’il :

ʶ nous accueille, ainsi qu’une grande partie de la biodiversité terrestre ;

ʶ nous nourrit et produit notre alimentation ;

ʶ nous abreuve : il filtre, purifie et retient l’eau ;

ʶ nous habille et nous loge : il produit des matières premières comme le sable, procure des matériaux de construction tel le bois, donne de l’énergie via la biomasse que nous utilisons pour nous chauffer et nous permet de nous vêtir avec le coton ou le lin ;

ʶ nous soigne et nous procure des médicaments : 70% des antibiotiques que l’on utilise aujourd’hui ont été mis au point à partir d’organismes issus du sol ;

ʶ régule le climat à travers le cycle du carbone.

Ce sont des enjeux de taille. Sans sol, il n’y a pas de vie possible. Alors qu’il est piétiné au quotidien, souvent ignoré, (re)découvrons le fonctionnement de l’enveloppe corporelle de la Terre.

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Un sol vivant fonctionne un peu comme une grande maison. Des couloirs existent pour y circuler librement. Sa structure permet d’isoler du froid et du chaud. On y trouve de l’air et de l’eau, des fruits, des légumes et de la viande. Une maison saine remplit ainsi ses fonctions et soutient la vie : elle permet à ses habitants d’être en bonne santé afin qu’ils puissent contribuer et offrir au monde leur élan de vie. Grâce à elle, la vie à l’intérieur et à l’extérieur est possible.

Mais comment fonctionne cette grande colocation ?

Le sol respire et transpire

Le cycle de la matière organique

La matière organique est fabriquée par les êtres vivants et compose leurs tissus. Elle est majoritairement constituée de carbone. Les plantes, à partir du carbone de l’air, de l’énergie lumineuse et de l’eau, construisent leur propre “corps”, leur tige, leurs feuilles, leurs racines : c’est le processus de la photosynthèse. Elles puisent aussi avec leurs racines les minéraux présents dans le sol, azote, phosphore, potassium, nécessaires à leur croissance.

Les êtres vivants, lorsqu’ils meurent, laissent des débris, des feuilles, des branches en fin de vie, des cadavres d’animaux, qui forment ce que l’on appelle la litière. Cette matière organique morte, riche en carbone, vient nourrir la vie du sol. Et oui, le sol vit ! Il est peuplé de milliers d’êtres vivants de différentes tailles et espèces, allant des micro-organismes, comme les bactéries et les champignons, à ce qu’on appelle la macrofaune, composée notamment de vers de terre et d’insectes2. D’après l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), une cuillère à soupe de sol contient plus d’organismes vivants qu’il n’y a d’humains sur la planète !3

Ces organismes des sols viennent donc fragmenter, décomposer et dégrader les débris en molécules organiques et en molécules élémentaires, tels que l’azote (N), le phosphore (P), le potassium (K), le calcium (Ca), le fer (Fe),

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le soufre (S) : c’est la minéralisation. Ces minéraux sont ensuite puisés par les plantes… et le cycle de la matière organique reprend. Au cours de ce processus, une partie du carbone retourne très lentement dans l’atmosphère sous forme de CO2 rejeté par les micro-organismes et la macrofaune du sol. Le sol respire. Mais une autre partie peut aussi être longtemps stockée dans les sols. On considère qu’il y a trois fois plus de carbone dans les sols que dans l’atmosphère4. C’est pour cela que l’on parle de l’effet “puits de carbone”.

Ces transformations effectuées par les micro-organismes permettent la création d’une matière sombre, l’humus, à l’origine de cette odeur boisée que l’on peut sentir lors de balades en forêt. Un sol riche en matière organique est un sol structuré qui respire. Il permet le développement des racines et des champignons. L’eau s’y infiltre facilement, ce qui est une aubaine pour les plantes. Il se tient et est donc moins sensible à l’érosion.

Le cycle de l’eau5

Un sol vivant est perméable et permet à l’eau de s’infiltrer6. Les racines des arbres et des plantes remontent l’eau des profondeurs de la Terre, la convertissent en vapeur d’eau puis la libèrent dans l’atmosphère via les feuilles. Cela refroidit le sol. On parle d’évapotranspiration. Elle favorise la formation de nuages. Lorsqu’ils sont suffisamment importants, il pleut. L’eau de pluie retombe sur le sol, la boucle vertueuse est enclenchée.7 C’est en partie grâce aux arbres et aux sols fertiles qui les nourrissent qu’il pleut au milieu des continents !

Plus le sol est riche en matière organique, plus la retenue en eau dans le sol est importante, plus il y a de végétation avec des racines de tailles différentes, plus il y a de vapeur d’eau, plus il y a de nuages favorisant la formation de précipitations.

Tout comme la peau, le sol joue un rôle fondamental dans la respiration et la transpiration de la Terre. À l’aide des plantes et des arbres, il participe au cycle du carbone et au cycle de l’eau. Il joue ainsi une part essentielle dans la régulation du climat.

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La matière organique :

ʶ permet une pénétration et un meilleur stockage de l’eau (propriété physique) ;

ʶ stimule l’activité biologique par l’aération et le développement des racines (propriété biologique) ;

ʶ contribue à fournir des éléments minéraux aux plantes tout en stockant durablement du carbone (propriété chimique).

Sans l’action de l’homme, la matière organique revient naturellement au sol (feuilles mortes, bois, tiges) et contribue ainsi au bon fonctionnement des cycles naturels.

Le sol est un milieu vivant complexe avec une dynamique de long terme. 8 Il est la base de la vie terrestre. Si sa structure et ses échanges sont désorganisés, le sol se dégrade. Fine couche de matière entre l’atmosphère et la roche mère que nous foulons au quotidien, la peau de la Terre joue un rôle essentiel dans l’équilibre de la vie terrestre et de la chaîne alimentaire.

Les sols aujourd’hui : une peau à vif

L’activité humaine a un impact dramatique sur nos sols. Ils sont détruits par l’urbanisation, l’agriculture intensive et la déforestation, qui empêchent le retour au sol de la matière organique. Ils sont piétinés et pollués. L’épiderme de la Terre est laissé à vif.

Partout à la surface du globe, la maison des micro-organismes est surexploitée, souillée, quand elle n’est pas détruite.

De nombreux phénomènes sont en cause, qui menacent la qualité des sols tant en termes de superficie disponible que d’épaisseur et de vitalité.

L’artificialisation ou l’imperméabilité des sols

La terre disparaît chaque jour sous le béton du fait de l’étalement urbain et de la construction d’infrastructures routières. Selon l’ADEME,

19 $ Chapitre Un - Le sol, la peau de la Terre

L’initiative 4 pour 1000 : le rôle des sols dans l’atténuation du dérèglement climatique

Les sols, en représentant un puits de carbone, peuvent stocker des émissions issues des activités humaines, en plus de jouer un rôle crucial pour la sécurité alimentaire.

L’initiative internationale « 4 pour 100 »9 vient du constat suivant : si la teneur en carbone des sols augmentait de 0,4% par an (donc 4 pour mille), cela permettrait de compenser l’augmentation annuelle de CO2 dans l’atmosphère et donc, de limiter la hausse des températures sur terre. Les sols pourraient stocker davantage de carbone que l’atmosphère et les végétaux réunis.10 Lancée par la France le 1er décembre 2015, lors de la 21e Conférence des Parties sur les changements climatiques (COP21), l’initiative promeut ainsi la mise en place de pratiques permettant d’améliorer le stockage de carbone dans les sols agricoles et donc, d’augmenter le taux de matière organique. Elle consiste à fédérer tous les acteurs volontaires du public et du privé (États, collectivités, entreprises, organisations professionnelles, ONG, établissements de recherches) pour faire connaître et mettre en place des actions concrètes pour le stockage du carbone dans les sols. En aucun cas cela ne peut être interprété comme une solution magique car elle demanderait la mobilisation de tous les pays et de tous les humains, ce qui semble peu plausible. Cependant, elle réunit aujourd’hui 739 partenaires venant de 104 pays11 et fixe un cap commun vers lequel il faut tendre.

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276 377 hectares de sols ont été consommés entre 2009 et 2019 en France, soit l’équivalent du département du Rhône. À ce rythme, d’ici 2050, c’est l’équivalent de la Corse qui aura été utilisé12. Avec ses 47 km2 pour 100 000 habitants, la France détient le plus haut niveau d’artificialisation des sols en Europe d’après l’Agence européenne de l’Environnement13.

Lorsqu’on observe un changement d’usage des sols, c’est-à-dire le passage d’un état naturel, agricole ou forestier (friches, prairies, zones humides) à des sols bâtis (construction résidentielle, routes, chantiers, terrains de sport), on parle d’artificialisation des sols14. Cette dernière conduit à une imperméabilisation partielle ou complète, c’est-à-dire que le sol perd ses fonctions essentielles que sont l’infiltration de l’eau, la production d’aliments et le stockage du carbone.15 La progression des sols artificialisés se fait au détriment des terres agricoles.16

Cette course à l’artificialisation amène l’homme à ronger sur son gardemanger17 et un des poumons de la planète. Elle entraîne aussi une perte de biodiversité et une augmentation des risques d’inondation.

« On dégrade les sols 10 à 100 fois plus vite que les sols ne se reforment » déclare Claire Chenu, enseignante-chercheure à AgroParisTech et ambassadrice des sols pour la FAO en 201518. Or, les scientifiques s’accordent à dire qu’un sol fertile nécessite une durée bien plus longue qu’une vie humaine pour se renouveler. Il faudrait 200 à 1000 ans afin que 1 cm de sol se reconstitue.

Pour limiter la perte de sols en France, le dispositif zéro artificialisation nette (ZAN), inscrit dans la loi Climat et résilience d’août 2021, fixe un objectif d’absence d’artificialisation nette des sols à l’horizon 2050 avec un objectif palier de 50% d’ici 2030 (toutes types d’activités confondues : logement, infrastructures, industries, et cetera ). Une forme de sobriété foncière est désormais à prendre en compte lors des arbitrages et prises de décision à l’échelle d’un territoire19.

21 $ Chapitre Un - Le sol, la peau de la Terre

La déforestation

L’arbre est le meilleur ami d’un sol de qualité. Il le protège et le nourrit grâce à la matière organique qu’il lui fournit. Chaque année, 13 millions d’hectares de forêt sont défrichés dans le monde soit l’équivalent de 10 terrains de foot par minute.20 Davantage de déforestation, c’est aussi moins de photosynthèse, de précipitations donc moins de nuages et de CO2 absorbé. Si l’on brûle les forêts, du CO2 se dégage en plus dans l’atmosphère, accélérant le dérèglement climatique.

Les pratiques agricoles conventionnelles ou comment tuer la poule aux œufs d’or

D’après le rapport 2022 sur l’État des terres agricoles en France,21 la qualité de nos sols se dégrade. Un certain nombre de pratiques peuvent contribuer à cette dégradation.

Les engrais azotés et autres intrants22 : un cercle vicieux

L’azote est présent à 78% dans l’air que nous respirons. Pour grandir, toutes les plantes en ont un besoin vital. Cependant la plupart d’entre elles ne savent pas le synthétiser par elles-mêmes, c’est-à-dire l’absorber, le digérer, le transformer. Seules certaines plantes, dont les légumineuses (lentilles, pois chiche, fèves), ont développé des symbioses au niveau de leurs racines avec des bactéries capables de fixer l’azote. Les plantes puisent donc ce nutriment dans les sols qui, eux, peuvent être nourris par différents moyens. Sans action de l’homme, le retour au sol de la matière organique se fait naturellement, et sa dégradation par les micro-organismes permet de rendre les nutriments, tels que l’azote, progressivement disponibles pour les plantes, dans une boucle fermée. En revanche, lorsque l’homme cultive une terre, il soustrait de la matière organique (fruits, légumes, céréales, paille) pour se nourrir ou nourrir ses animaux, et doit donc compenser ce prélèvement pour nourrir la vie du sol, et donc les plantes. Cela peut se faire sous forme solide par le fumier, liquide par le lisier, par le compost de déchets verts ou de déchets

22 $ Tous alchimistes : réinventons la boucle aliments-terre

alimentaires. Depuis le début des années 1900, on a utilisé de plus en plus massivement des engrais industriels de synthèse : les engrais azotés.

Pourquoi ? Ils permettent d’ accélérer la croissance des plantes et d’augmenter les rendements des productions bien plus vite qu’à l’aide des engrais naturels. Il est difficile d’y résister. Son concepteur, le chimiste Fritz Haber (1868-1934) a reçu le prix Nobel pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, à la base de la fabrication des engrais azotés.

La production de ces derniers est très gourmande en gaz naturel, qui est à la fois utilisé comme matière première et comme source d’énergie. De ce fait, le prix des engrais azotés est indexé sur le prix du gaz. Les cours des ammonitrates et des solutions azotées ont donc été multipliés par trois entre fin 2020 et début 2022.23 Puis, avec la guerre en Ukraine, la plupart des unités de production d’engrais en Europe ont dû limiter ou arrêter leur production24. Fabriquer ces engrais coûte plus cher que de les vendre. Tout ceci aux dépens des agriculteurs qui voient leurs coûts de production exploser.

Comment fonctionnent-ils ? Ils nourrissent, non pas le sol, mais directement la plante. Sous forme de liquide ou de granulé, celle-ci est sous perfusion, un peu à la manière d’une intraveineuse. La dépendance commence alors. Ce que l’on sous-estimait peut-être au début de leur utilisation, c’est que pendant ce temps, le sol s’appauvrit. Il n’y a plus de retour au sol de la matière organique donc… plus de nourriture pour toute la vie bactérienne, la microfaune et la microflore des sols. Qui dit de moins en moins de vie, dit de moins en moins de nutriments, ces minéraux n’existant que grâce au travail des micro-organismes. Le cercle vicieux est enclenché. Par ailleurs, lorsque les engrais chimiques ne sont pas complètement absorbés par les plantes, ils s’infiltrent dans le sol sous forme de nitrates et viennent polluer les nappes phréatiques et autres réserves d’eau planétaires, c’est le phénomène d’eutrophisation.

23 $ Chapitre Un - Le sol, la peau de la Terre

Les autres impacts de l’agriculture conventionnelle

Au-delà de l’utilisation intensive des engrais de synthèse ou miniers, l’agriculture conventionnelle a d’autres impacts sur la vie des sols. Le labour en particulier tasse le sol et fragilise sa biodiversité. Moins meuble, le sol ne joue plus son rôle d’éponge. Le cycle de l’eau est perturbé, ce qui favorise les inondations. L’irrigation est elle aussi problématique car elle provoque une salinisation des sols. L’augmentation de la taille des parcelles, avec la pratique de l’open-field ou champs ouverts, a mis fin aux haies et bosquets et détruit les habitats des pollinisateurs, oiseaux et insectes. 30% des oiseaux communs en France25 et 80% des insectes ont disparu en Europe26 en 30 ans. La monoculture appauvrit les sols car ce sont toujours les mêmes nutriments qui sont sollicités.

Le labour et la monoculture favorisent également l’ érosion par le vent et la pluie. Or cette partie superficielle des sols est justement la plus riche en matière organique. Autrement dit, c’est le sol et la vie qu’il renferme qui partent en poussière ou dans les cours d’eau chargés de boue après les pluies. L’érosion c’est tout simplement le sol qui disparaît. Chaque année, 24 milliards de tonnes de sols fertiles27 sont emportés par les pluies et le vent dans le monde, soit 3,4 tonnes de sol en moins par habitant ! Le vent et l’eau viennent aussi emporter les engrais chimiques et pesticides, qui polluent alors les cours d’eau, les nappes phréatiques et les océans.

« Le sol est une structure, une entité carbonée : si je broie les maisons, je broie les habitants qui sont dedans. »28 On comprend pourquoi il est important de ne pas le chahuter, retourner, maltraiter ou souiller. Recréer de nouveau une vie dans les sols prend du temps : ce n’est malheureusement pas un bouton qu’il suffirait de faire basculer de OFF vers ON.

Sauver nos sols

Constamment attaqué, le sol est à vif. Il ne remplit plus, ou de plus en plus difficilement, ses fonctions vitales et protectrices. Franklin Roosevelt,

24 $ Tous alchimistes : réinventons la boucle aliments-terre

président des États-Unis déclarait déjà en 1937 à la suite d’une période de grande sécheresse « Une nation qui détruit ses sols est une nation qui se détruit elle-même »29. Cela l’avait conduit à créer le Soil Conservation Service, une agence du département de l’agriculture entièrement consacrée à la lutte contre l’érosion.

En 2022 en Europe, le sol souffre toujours de l’ absence d’un statut juridique qui permettrait de le protéger et d’assurer sa réhabilitation au même titre que l’air, l’eau ou la biodiversité.

Néanmoins, des solutions existent pour régénérer nos sols. Le ralentissement de l’artificialisation, un travail du sol agricole moins profond et moins systématique, la couverture permanente des sols, la diversification des cultures, la sobriété dans l’usage des intrants, l’optimisation de la gestion des prairies, la végétalisation massive des villes, le retour au sol de la matière organique. Les solutions sont connues. Nous savons ce qu’il faut faire. Désormais, il faut une mobilisation politique, citoyenne et un accompagnement ambitieux à la transition et au changement de modèle.

Une personne sur 100 produit la nourriture des 99 autres aujourd’hui en France.30 Si “les agricultrices et les agriculteurs ont la Terre entre leurs mains”31, nous sommes 99 % à pouvoir les soutenir et participer de manière concrète et quotidienne à la santé des sols. Découvrons comment, à travers un geste simple qui peut concerner toutes les organisations et tous les citoyens.

25 $ Chapitre
sol,
Un - Le
la peau de la Terre

Notes

1. Pourquoi le sol est-il vital ? L’Esprit Sorcier, https://www.youtube.com/ watch?v=AZpqogYlaoQ

2. https://www.compostage.info/index.php?option=com_content&view=article&id=4

3. https://www.fao.org/ecosystem-services-biodiversity/fr/

4. https://www.inrae.fr/actualites/sols-face-au-changement-climatique

5. Aussi appelé “eau verte” pour la distinguer de l’“eau bleue” qui représente les précipitations atmosphériques

6. https://www.fao.org/fishery/docs/CDrom/FAO_Training/FAO_Training/ General/x6706f/x6706f09.htm

7. Hydrater la Terre, le rôle oublié de l’eau dans la crise climatique, Ananda Fitzsimmons. Éditions La Butineuse

8. Pour plus de détails scientifiques et pédagogiques, Les agriculteurs ont la Terre entre leurs mains de Paul Luu et la BD pédagogique  Sous Terre de Mathieu Burniat, sous la supervision scientifique de Marc-André Selosse

9. https://agriculture.gouv.fr/infographie-le-4-pour-1000

10. D’après les chercheurs de l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA), il y a deux à trois fois plus de carbone dans les sols que dans l’atmosphère.

11. https://4p1000.org/

12. https://infos.ademe.fr/lettre-strategie-mars-2022/artificialisation-des-solsfrancais-les-donnees-cles/

13. https://infos.ademe.fr/lettre-strategie-mars-2022/artificialisation-des-solsfrancais-les-donnees-cles/

14. Portail de l’artificialisation des sols en France, https://artificialisation. developpement-durable.gouv.fr/

15. https://artificialisation.developpement-durable.gouv.fr/outils/limiterimpermeabilisation-sols

16. https://revue-sesame-inrae.fr/artificialisation-des-sols-une-notion-a-creuser/

17. D’après l’INSEE, en 2019, la superficie agricole utilisée française (SAU) représentait

26 $ Tous alchimistes : réinventons la boucle aliments-terre

26,8 millions d’hectares soit 45% de la superficie du pays. En 70 ans, la France aurait perdu 12 millions d’hectares de SAU : « une surface équivalente à plus de cinq villes comme Paris qui, chaque année et depuis 40 ans, perd ses fonctions agricoles et environnementales. »

18. https://lespritsorcier.org/dossier-semaine/sol-et-climat

19. https://www.ecologie.gouv.fr/artificialisation-des-sols

20. https://www.leparisien.fr/environnement/deforestation-lequivalentde-dix-terrains-de-foot-detruits-chaque-minute-en-2021-28-04-2022DCR3LINVEBDLXCPLXB7CCJX72I.php

21. https://terredeliens.org/etat-des-terres-agricoles.html

22. En agriculture, un intrant est un produit apporté aux terres et aux cultures qui ne provient pas de l’exploitation agricole. Les intrants ne sont pas naturellement présents dans le sol. Ils y sont ajoutés pour améliorer les rendements.

23. https://www.agri-mutuel.com/cotations/engrais/ 24. https://www.entraid.com/articles/situation-critique-pour-la-production-engrais

25. https://www.mnhn.fr/fr/actualites/pres-de-30-d-oiseaux-en-moins-en-30-ansdans-les-villes-et-les-campagnes-francaises

26. https://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2017/10/18/en-trente-ans-pres-de-80des-insectes-auraient-disparu-en-europe_5202939_1652692.html

27. Antonio Guerres, Secrétaire général de l’ONU, le 17 juin 2019 à l’occasion de la Journée mondiale de la lutte contre la désertification et la sécheresse, https://press. un.org/fr/2019/sgsm19621.doc.htm

28. Biodiversité, carbone, azote, Konrad Schreiber, https://www.youtube.com/ watch?v=6zrFgcyuSjM

29. “The Nation that destroys its soil destroys itself.” Franklin Roosevelt

30. D’après les Greniers de l’Abondance, association qui réunit des citoyens, chercheurs, experts et acteurs de terrain pour étudier les voies de résilience pouvant être collectivement empruntées, https://resiliencealimentaire.org/infographie-resilience-alimentaire/ De plus d’’après l’INSEE, la part des agriculteurs exploitants dans l’emploi était de 1,5% en 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806717

31. Les agriculteurs ont la Terre entre leurs mains, Paul Luu, Éditions La Butineuse

27 $ Chapitre Un
Le sol, la peau de la Terre
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« Polluer, c’est d’abord s’approprier. Pour ne plus polluer, il faut apprendre à ne plus s’approprier les choses. »

Michel Serres

« Le compost n’est pas le passe-droit pour ne plus regarder ce que l’on jette : le meilleur déchet est celui qu’on ne produit pas. »

Benjamin, Alchimiste

Chapitre Deux

Nourrir la Terre : et si la solution était dans nos poubelles ?

Au Moyen Âge, les résidus organiques faisaient la richesse de la Cité. Considérés comme un bien commun, ils permettaient de fertiliser la ceinture maraîchère autour des villes. Aujourd’hui, on les appelle « déchets ». Ils sont à éliminer alors que nos sols sont dégradés et appauvris en matière organique. Mais que s’est-il passé ?

Les « déchets » : naissance et évolution d’un concept inventé par l’Homme1

Nos déchets, marqueurs de notre civilisation2

« Aujourd’hui, nos déchets sont partout : enfouis dans les entrailles de la terre, ou éparpillés à la surface des océans, dispersés dans l’atmosphère en milliards de particules invisibles ou errant en orbite dans l’exosphère, on les retrouve bien souvent là où on les attend le moins. À force de chercher à domestiquer son espace de vie en repoussant toujours plus loin ses

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détritus, c’est comme si sapiens avait réussi à transformer la planète en une poubelle gigantesque. »3

Bienvenue dans l’ère de l’Anthropocène ou du “poubellocène” comme le partage le socio-anthropologue Baptiste Monsaingeon. Les activités humaines laissent depuis les années cinquante une empreinte profonde dans les couches géologiques. La présence de matériaux polluants – dégradation des sols, nitrates, béton, plastique, métaux lourds – l’érosion de la biodiversité et des écosystèmes ainsi que les rejets de dioxyde de carbone constituent aujourd’hui les preuves d’un changement d’époque à l’échelle géologique4 que l’on appelle l’Anthropocène. Ce terme signifie littéralement « l’âge de l’homme ». Si sa reconnaissance officielle est discutée par les géologues5, les dégradations sont suffisamment indiscutables pour marquer un changement d’ère.

4 millions de tonnes de déchets par jour sont produits aujourd’hui dans le monde. À ce rythme, une étude scientifique prévoit que la production mondiale de déchets aura triplé à l’horizon 2100 atteignant 12 millions de tonnes par jour.6 Comment en sommes-nous arrivés là ?

Jusqu’au XIXe siècle : le déchet, un caractère transitoire et non définitif

Le monde n’a pas toujours été destiné à avoir des poubelles. Au XIXe siècle, c’est encore une approche de réutilisation de la matière qui domine, à l’instar de la ceinture maraîchère qui entoure la capitale. Celle-ci utilise les matières organiques disponibles localement comme le fumier de cheval et les restes alimentaires. Un flux vertueux existe entre les villes et les campagnes : les boues urbaines nourrissent les champs environnants. Un métier oublié7, celui de chiffonnier, joue un rôle d’utilité sociale : celui de faire circuler la matière.

ʶ Les chiffons sont réutilisés pour faire du papier, support de diffusion de la connaissance. Les négociants de chiffons font les prix et sont les premiers employeurs des chiffonniers et glaneurs. L’industrie papetière se rapproche au fur et à mesure du temps de ses gisements et de ses clients.

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ʶ Les os permettent de fabriquer des objets en tout genre comme les peignes, les boutons et les colles, et de sortir de la crise du sucre. En effet, au début du XIXe siècle, le sucre de canne manque en France8. La fabrication d’un charbon à partir des os permet de raffiner le sucre produit à partir de betterave.

ʶ Les excreta ou excréments humains sont de véritables mines d’or au XIXe siècle : « diverses études soulignent déjà qu’un tiers des terres cultivables françaises peut être fertilisé avec les excréta des quatre plus grandes villes du pays » 9. La poudrette, matière desséchée à partir de matière fécale humaine était ainsi utilisée dans la ceinture maraîchère de Paris.

La présence d’une agriculture périurbaine soutient la mise en circulation de la matière. Poussés par les problèmes d’insalubrité grandissante et de nuisances olfactives, Louis XII, Philippe Auguste, François 1er ou encore Louis XIV tenteront en vain d’évacuer ces « immondices » par l’impôt.

Mouvement hygiéniste et tournant moderniste du déchet

Au milieu du XIXe siècle, des entreprises se créent et paient alors à la ville un « droit de boue » leur permettant de ramasser et revendre ce qu’on appellerait aujourd’hui nos ordures ménagères. Assimilés à la matière qu’ils manipulent et considérés comme des rebuts de la bourgeoisie, les travailleurs du déchet sont la cible d’une série de mesures et de réglementations.

Les manuels médicaux commencent à parler d’hygiène (du grec Hygeinos, « ce qui est sain ») au XIXe siècle. On passe progressivement de l’ ère de l’organique à l’ ère du minéral , non renouvelable, extrait sous l’écorce terrestre. À titre d’exemple, le salpêtre, un sel notamment utilisé comme poudre à canon ou à des fins thérapeutiques, que l’on produisait à partir des boues des villes est désormais importé depuis des mines d’Amérique du Sud ou de Chine via des bateaux à vapeur. Suite à différentes épidémies et aux découvertes de la vie microbienne par Pasteur (1822-1895), l’« immonde » n’a plus sa place dans la ville. Le résiduel doit disparaître, être éliminé.

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L’hygiène devient un symbole de modernité. On assiste à l’émergence d’une conception autonome du déchet.10 En 1883, deux arrêtés d’Eugène Poubelle, alors préfet de la Seine, obligent à enfermer les résidus au nom de la salubrité publique. Le concept de déchet est né. C’est un tournant culturel et social. Il va falloir le gérer.

L’arrivée de l’agriculture intensive, le développement démographique et le début de la mondialisation font apparaître une diversité de plus en plus importante de matières mises au rebut. Le déchet devient un problème à maîtriser par les collectivités. Les choix politiques et économiques sont orientés vers des solutions techniques : décharges, incinérateurs, tri mécano biologique (TMB), c’est l’avènement du waste management11. En éloignant les infrastructures pour des raisons d’économies d’échelle, de nuisances olfactives et visuelles, une véritable boîte noire se forme alors autour de la gestion de nos déchets.

Ces derniers passent ainsi en 150 ans du statut de ressource à celui de charge pour la ville, ses habitants et l’économie : c’est la naissance du déchet comme produit d’abandon. « En l’excluant, on banalise le déchet : il apparaît comme une condition, une des conséquences nécessaires à la vie moderne. »12

Jeter devient un automatisme. Nous avons grandi avec ce geste, il est devenu routinier. En bons citoyens, nous sommes sommés de bien trier, comme pour oublier ce qui est consommé.

Pourtant en 1972, les membres du Club de Rome13 alertent déjà : « une croissance économique et matérielle illimitée est impossible dans un monde aux ressources limitées »14. 20 ans plus tard, en 1992, la réédition du rapport alarme : les capacités de stockage de nos déchets en tous genres sur notre planète bleue sont déjà largement dépassées. « La poubelle est pleine, le monde étouffe sous nos déchets » comme l’écrit Baptiste Monsaingeon15

Dans cette continuité, c’est le concept scientifique des neuf limites planétaires qui fait désormais référence16. Chaque limite planétaire consiste en un seuil à partir duquel l’humanité risque de compromettre les conditions

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dans lesquelles elle a évolué jusque-là. Chaque dépassement pourrait enclencher des conséquences inconnues.17 Une étude publiée dans la revue « Nature » le 28 avril 2022 révélait qu’une sixième limite venait d’être franchie : celle de l’utilisation de l’eau douce18. Elle rejoint les limites déjà franchies : l’érosion de la biodiversité, la pollution chimique, la perturbation du cycle de l’azote et du phosphore, du changement de l’utilisation des sols et du changement climatique. Mais comme le souligne Arthur Keller, spécialiste des vulnérabilités sociétales vis-à-vis des risques systémiques, « tant que l’on convertira le monde naturel en déchet, on ne résoudra pas le problème ». 19

France : une révolution en cours dans le traitement

de nos déchets alimentaires

Parmi ces déchets qui sont détruits et laissés pour compte, la plus grande part est constituée de biodéchets : les restes alimentaires, les déchets verts et les déchets de cuisine. Mais que deviennent-il ?

Incinération et enfouissement, une aberration pour les déchets alimentaires

Aujourd’hui, 60% des biodéchets partent en enfouissement ou incinération en France.

Nos déchets alimentaires sont constitués de 80 à 90% d’eau. En prenant le chemin de l’incinérateur, cela signifie que de l’énergie est dépensée pour transporter et brûler de l’eau : un non-sens. À cela s’ajoute l’abaissement du rendement énergétique de l’incinérateur et le risque de diffusion de substances polluantes dans l’atmosphère. Quand nos déchets alimentaires prennent le chemin d’un centre de stockage – nouveau nom de la décharge – ceux-ci sont enfouis dans un grand trou, qui est recouvert lorsqu’il est plein. Dans ce cas, les déchets alimentaires dégagent du biogaz constitué aux deux tiers de méthane, dont le pouvoir de réchauffement climatique est 30 fois supérieur au CO2.20 Même si un système de captage est en place, il

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est impossible de capter l’ensemble du biogaz et donc du méthane produit : on parle alors d’émissions diffuses. Il existe également un risque que les sols et les nappes phréatiques soient pollués via le jus issu de la macération, appelé lixiviat21. Dans les deux cas, les nutriments et les matières organiques de nos déchets alimentaires sont perdus et participent à la pollution de l’environnement. Ils ne réintègrent pas la boucle aliments-terre.

Un retour en arrière est-il possible ?

Face à ces aberrations, une autre voie est possible, celle d’un monde plus sobre avec de nouveaux repères.22 Il s’agit d’un monde dans lequel :

ʶ la production de biens et la consommation d’énergie sont orientées vers la réponse aux besoins primaires : se loger, respirer, boire ou manger ;

ʶ la production de déchets est beaucoup plus maîtrisée et chacun des déchets produits est valorisé23 ;

ʶ nous soulevons le couvercle de notre poubelle en même temps que nous levons le tabou ;

ʶ nous faisons la lumière sur cette finitude que représente dans notre imaginaire “le déchet” ;

ʶ nous mobilisons notre pouvoir d’agir face à l’empreinte que nous laissons au quotidien, après nos repas.

Ce geste faisait le quotidien de nos aînés et nous nous en sommes coupés. Nous voyons et sentons la matière organique se dégrader dans nos poubelles et pourtant, nous avons le choix : celui du retour à la terre de nos restes alimentaires.

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Rencontre avec Arthur, chef de projet en région parisienne chez les Alchimistes24

Imaginez une ville de 40 000 habitants. Un cheval équipé d’une remorque remplie de bacs de déchets alimentaires passe dans la rue. Les habitants sont formés et équipés pour trier leurs déchets alimentaires dans leur cuisine. Ils peuvent les déposer dans des abri-bacs dédiés en bas de leur immeuble. Un cheval et sa carriole font le tour du quartier pour en collecter le contenu. Le cheval se dirige désormais vers le site de compostage microindustriel à proximité, entouré d’espaces verts, de fermes urbaines et de jardins partagés. Les épluchures sont transformées en compost pour qu’un nouveau cycle redémarre. Ce nouvel or brun nourrit les sols des projets d’agriculture urbaine de la ville. Invraisemblable n’est-ce pas ? C’est pourtant une réalité aujourd’hui, à Stains, en Seine-Saint-Denis (93). Ce circuit court de l’alimentation, appelé « Boucle Alimentaire Locale25 », vise à augmenter le « reste à vivre des ménages ».26 Le cheval, nommé Queteur, est devenu une vraie mascotte et les enfants lui font une ovation lorsqu’il passe devant la cour de l’école.

Dans ce quartier populaire de la Seine-Saint-Denis, Arthur a participé à la mise en place de la plateforme de compostage au cœur de la ville, en partenariat avec Plaine Commune 27, le Syctom 28, la ville de Stains, l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) et Seine-SaintDenis Habitat. Il a fallu mettre à disposition des abris-bacs dans les rues et déployer la collecte hippomobile des 10 000 habitants. La collecte à cheval a été choisie pour des raisons environnementales, mais surtout pour susciter l’intérêt des habitants et des enfants, dans un quartier où le geste de tri est peu connu et pratiqué. Les enfants, qui font également le tri à l’école, sont des prescripteurs de choix pour mettre en place le tri à la maison. Une phase d’information, de sensibilisation, de distribution de matériel (petit seau ajouré appelé bio-seau) et de mobilisation de la population a également été mise en place, lors d’événements ou en porte-à-porte, pour accompagner le changement de pratique.

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« Le compost est distribué aux habitants et on fait en sorte qu’il soit utilisé sur un périmètre restreint. Par exemple, de l’autre côté du quartier, le réaménagement d’un grand espace vert est en cours. On leur a vendu le compost : on ne peut pas être plus local ! C’est la philosophie qu’on prône.

(…) Il y avait une friche avec de la ferraille partout, donc un besoin de dépolluer les terres et de remettre de la matière organique dans les sols. »

Aujourd’hui, un nouveau projet occupe Arthur. Dans une autre ambiance, au cœur de Paris, il anime et réunit les forces vives du treizième arrondissement pour permettre à ses habitants un retour au sol de la matière organique.

« Ce n’est pas le déchet en tant que tel qui m’anime mais la valorisation de la ressource. Le compost, c’est vivant. Ça parle. Ça sent bon. Tu le vois. Tu peux l’utiliser chez toi. Lorsqu’on parle des bouteilles en plastique qui se recyclent en stylos ou en couettes, c’est hyper utile mais je trouve ça moins tangible. Alors qu’avec le compost, le circuit court, le local, on fait pousser des fruits et des légumes ; ça, ça me plaît.

Les pratiques des citoyens sont en train d’évoluer dans le bon sens d’après moi : on fait plus de vélo, on fait plus attention à la provenance de nos produits, on ramène notre tupperware chez les commerçants : est-ce qu’il n’y a pas là un mouvement de société qui est en train de fermenter ? J’ai envie d’y croire. En tous cas, sur la filière des déchets alimentaires, il y a tout à construire, il y a un potentiel de dingue ! Dans la tête des gens, le compost c’est tout mignon, c’est pour les pots de fleurs. Mais ça a surtout un potentiel énorme en agriculture, notamment en maraîchage, ce n’est pas assez connu. »

Dans cet arrondissement du sud de la capitale, Arthur met désormais en place une expérimentation de Points d’Apports Volontaires (PAV) : un mobilier urbain capable de recevoir les déchets alimentaires ménagers. Tout comme aujourd’hui nous nous déplaçons pour déposer nos bouteilles en verre dans des bennes dédiées, le point d’apport volontaire pour les déchets alimentaires permet d’y mettre ses épluchures et ses restes de repas. Dit comme cela, l’opération semble facile. Dans les faits, ce nouveau geste demande à être bien testé et étudié afin d’être répliqué. Combien de mètres le citoyen est-il

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prêt à faire pour aller déposer ses déchets alimentaires ? Y va-t-il le matin, l’après-midi, le soir ? Combien de fois par semaine ? Autant de questions décisives pour identifier les lieux les plus stratégiques qui accueilleront les PAV pour les habitants du quartier et les fréquences de passage. Ces données expérimentales sont nécessaires à petite échelle pour pouvoir anticiper et dimensionner au mieux la gestion des déchets ménagers à l’échelle de la ville entière par la suite.

En effet, au 31 décembre 2023, toutes les collectivités devront proposer une solution de tri à la source des déchets alimentaires à leurs habitants.29 Il y a donc un enjeu à mettre en œuvre ce type de projet pilote pour obtenir des informations pertinentes et utiles au calibrage des marchés publics de demain.

Ici, les Points d’Apports Volontaires sont à contrôle d’accès, c’est-à-dire qu’un badge, un code ou une application sont nécessaires pour les ouvrir. Arthur assure le recrutement des utilisateurs : des foyers qui ont envie de s’investir, de faire bouger les lignes, des ambassadeurs et ambassadrices qui vont aller échanger avec leurs voisins pour les emmener dans l’aventure et ainsi, peut-être, créer un effet boule de neige mobilisant tout l’immeuble. En décembre 2021, 400 foyers pionniers du quartier utilisaient ce service. Des événements sont organisés pour récupérer le compost produit, discuter, créer l’opportunité de prendre des affiches à apposer sur les murs des immeubles, récupérer des bio-seaux et des sacs compostables pour sa famille ou ses voisins. Ce sont des moments de partage conviviaux, créateurs de liens sociaux. « On a des retours directs des utilisateurs lors des événements, c’est toujours agréable à recevoir et c’est valorisant. »

Le projet a également essaimé dans le quatorzième arrondissement, en partenariat avec l’association Les Hyper Voisins30, véritable laboratoire de la convivialité en ville. Pour Patrick, son fondateur et les 200 personnes qui ont contribué immédiatement, il est très clair que le tri et le compostage sont des enjeux sociétaux majeurs. « Lorsqu’il y a une question sur la messagerie instantanée, je réponds dans la minute. J’assure un service après-vente de luxe, un service premium » (rires) avant qu’Arthur ne conclue « à chaque fois que je

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me lève, il y a des kilos de déchets qui ne vont pas aller en incinérateur mais qui vont aller faire pousser des fruits et des légumes, et ça, ça me met en joie ».

Un contexte réglementaire en pleine évolution

Si le récit d’Arthur semble, aujourd’hui, à contre-courant de la manière dont sont habituellement traités nos restes alimentaires, l’évolution de la réglementation devrait faciliter dans les années à venir l’émergence de ce type de pratiques.

Selon l’ADEME, la question des déchets devrait être considérée selon l’échelle de priorité suivante :

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