Extrait - Manger, régénérer par Axel de Martene

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Changer les règles du jeu

Manger, régénérer

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Chroniques énergétiques. Clefs pour comprendre l’importance de l’énergie , Greg de Temmerman

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Bernard

Mon assiette, miroir du monde, Axel de Martene

La cuisine de la transition, Axel de Martene

Couverture et maquette intérieure : © Agence Coam

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation, réservés pour tous pays.

ISBN : 978-2-493291-68-4

© 2024 Éditions La Butineuse

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Place de l’Europe – Porte Océane 3

56400 Auray – France

www.editions-labutineuse.com

Changer les règles du jeu

Table des matières

Chapitre Quatre – Transformer les systèmes alimentaires et l’économie ?

De la démonstration de faisabilité à Bretton Woods, comment mener la transformation ?

Repenser la notion de valeur et la monnaie

Soyons un peu transgressif : la transition écologique agricole et alimentaire n’est pas une question d’argent. Elle n’est pas non plus une question de volonté politique ni une menace pour la sécurité alimentaire mondiale. Il ne suffira pas d’informer ou de travailler sur l’éducation pour régénérer les ressources ou les écosystèmes ; les dynamiques propres au fonctionnement des systèmes complexes nous mettent en garde contre les solutions trop simplistes.

Ce résumé est volontairement provocateur, et la réalité est évidemment plus nuancée : les questions d’éducation, de soutiens institutionnels ou de financements demeurent fondamentaux, et nous avons eu l’occasion de les explorer en détail dans les ouvrages précédents. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’une question de civilisation qui interroge largement nos modes de vie, nos schémas mentaux, nos grands récits collectifs, nos institutions et nos outils de coopération.

Pour mener la transition agroécologique, nous avons en main tous les outils et progressons chaque jour grâce à la recherche et aux innovations de terrain : pratiques agricoles durables, solutions fondées sur la nature (ou NatureBased Solutions), rémunération des impacts sociaux et environnementaux, outils financiers, technologies, innovations sociales. Nous avons aussi relevé que la plupart de ces innovations ou outils fonctionnent en silo, ont des impacts importants mais localisés, souvent temporaires, quand ils ne sont pas concurrents. Malgré l’engouement des pouvoirs publics et des financements disponibles, les systèmes alimentaires modernes et leurs règles

du jeu, fondées sur la massification et la commoditisation pour le plus grand nombre, la productivité par hectare et la concentration des acteurs, ne permettront pas de résoudre les enjeux globaux auxquels l’humanité est confrontée. Pour mener le passage à l’échelle, ce sont bien des règles du jeu qu’il s’agit de changer.

On a tous les ingrédients pour reconstruire une organisation de notre alimentation qui régénère les ressources, les écosystèmes et peut-être même notre santé, physique et psychique. Pour porter cette transformation globale, il nous manque encore à faire système, c’est-à-dire développer une nouvelle grammaire économique qui oriente le comportement des maillons de la chaîne, du producteur au consommateur, dans une nouvelle direction.

Repenchons-nous sur la notion même de valeur : toutes les bonnes business schools enseignent à leurs étudiants que la valeur se créé lorsque le produit ou le service répond à un besoin marchand, que quelqu’un est prêt à payer pour se le procurer. Il n’y a pas de valeur morale là-dedans : les armes, la drogue ou la prostitution génèrent autant de valeur que des produits bio ou les études de nos enfants.

Si nous reconsidérons maintenant la question en y introduisant une perspective climatique et environnementale, pouvons-nous imaginer une valeur qui se redéfinisse comme « la capacité à répondre à un besoin marchand ET à régénérer les ressources et les écosystèmes » ?

L’intégration de la dimension du carbone dans la réorientation de l’économie commence déjà à faire son apparition : de grands économistes plaident pour l’intégration de systèmes de bonus-malus environnementaux1, 2, quelques entreprises pionnières tentent d’intégrer une valeur sociale du carbone (shadow pricing) à leur rapport extra-financier, voire dans leurs évaluations financières. Des banques de développement multilatérales comme la Banque mondiale ou la Banque européenne d’investissements l’intègrent également dans leurs calculs de rentabilité et le gouvernement britannique évalue ses politiques publiques à cet aune depuis 20073.

Pour faire évoluer les comportements économiques, l’un des meilleurs outils reste le signal-prix, car nous arbitrons constamment nos achats en fonction de notre budget. Il en va de même tout le long des chaînes de valeur, qui cherchent à se procurer les meilleurs produits, au meilleur prix ou à prendre des décisions en fonction de leur rentabilité future. Pour réorienter l’ensemble de ces milliards de petites décisions – individuelles ou collectives –, il nous faut nous attaquer à un totem presque aussi vieux que l’agriculture : la monnaie.

La monnaie, catalyseur de nos sociétés

Si l’agriculture renvoie à des questions civilisatrices, la monnaie joue un rôle tout aussi fondamental dans l’organisation de nos sociétés. Elle est l’outil économique de la collaboration entre les êtres humains. Elle permet de satisfaire ses besoins par la coopération avec les autres, sans avoir la nécessité de tout produire soi-même.

La monnaie est l’instrument de la confiance avec les autres, mais aussi de la confiance dans l’avenir : l’assurance de pouvoir se procurer ce dont nous aurons besoin demain. Quand le salaire tombe sur le compte en banque, on sait ce que l’on pourra se payer et, hors période exceptionnelle d’inflation incontrôlable, on pourra faire le même plein de courses en fin de mois et continuer à nourrir sa famille. Cela peut paraître insignifiant, dit ainsi, mais au cours de notre évolution c’est ce qui nous a permis de ne plus avoir à aller chasser ou cueillir au jour le jour, de dégager des surplus – notamment agricoles – pour nourrir d’autres populations, spécialiser et développer de nouveaux corps de métier, artisanaux, religieux et administratifs, y compris militaires. La monnaie partage avec le stockage la vertu de pouvoir se procurer les ressources dont on a besoin entre deux récoltes annuelles. La monnaie peut être stockée et transportée sans s’abîmer. Elle permet de différer l’échange dans le temps et dans l’espace.

La monnaie est « une protection contre l’incertitude » (Michel Aglietta) et ce qui permet la division du travail.

Elle est aux fondements du contrat social au sein d’une société car elle suppose une forme de consentement mutuel aux échanges. Mais pour exercer pleinement ce magistère de confiance sur la vie économique, sociale et politique de la cité, la monnaie doit rassembler trois vertus indispensables4 :

ʶ être un outil d’échange : c’est-à-dire être acceptée et reconnue par tout le monde ;

ʶ être un outil de mesure de valeur : c’est-à-dire pouvoir permettre de mesurer et comparer les biens (ou les services) entre eux et dans le temps ;

ʶ être une réserve de valeur : c’est-à-dire pouvoir se procurer un bien de même valeur dans le futur.

Contrairement à ce que les théories économiques dominantes tendent à laisser croire, la monnaie n’est pas neutre, elle oriente nos comportements, personnels et collectifs dans des proportions que seul le recul historique permet d’apprécier pleinement.

Au Ve siècle av. J.-C., par exemple, pour sécuriser le commerce en Méditerranée, les agents de changes et les marchands développèrent un système d’écriture des comptes afin d’éviter de transporter des pièces, trop malaisées et qui attiraient la convoitise des pirates. Ce sera la première monnaie scripturale, qui permettra ensuite à ces agents de change de pouvoir prêter de l’argent par le simple ajout de la somme sur le livre de compte. Ce ne sera que grâce au perfectionnement de ces mécanismes que le commerce, puis l’économie, les arts, la culture ou les sciences, se développeront tout autour de la Méditerranée.

Plus tard, pour satisfaire l’appétit démesuré de sa capitale, l’Empire romain entreprendra l’unification monétaire de ses provinces : entre -157 et -50 av. J.-C., la monnaie en circulation sera multipliée par 10, permettant de développer le commerce autour de la Méditerranée et de maintenir le

pouvoir pendant plusieurs siècles sur cet espace aussi vaste5. Mais en jouant avec la valeur intrinsèque des pièces de monnaie grâce à la technique du « débasement », qui consiste à diminuer la masse d’or ou d’argent dans les pièces tout en conservant sa valeur faciale, afin de pallier coûte que coûte la baisse vertigineuse des rentrées fiscales, l’empereur Gallienus accéléra une inflation déjà perceptible. Entre l’an 256 et l’an 280, les prix furent eux aussi multipliés par 10 ; la contestation toucha toutes les populations, y compris à Rome, qui refusa de payer les impôts. Les maigres recettes fiscales chutant encore plus lourdement, l’Empire fut incapable de payer ses armées, qui se mirent alors à rançonner les campagnes. Impuissant à maintenir l’État, l’armée et même les populations, il chutera deux siècles plus tard.

Il faudra attendre le XVI e siècle pour retrouver un niveau de vie comparable à la splendeur de Rome, notamment grâce aux marchands lombards qui réintroduisirent, dès le XIIIe et XIVe siècle, la lettre de change pour sécuriser le commerce et redéveloppèrent, malgré la désapprobation de la religion, le crédit. Les grandes familles commerçantes italiennes se substitueront à l’Église pour financer les arts, la culture et les sciences, ouvrant ainsi la Renaissance et un contre-récit à la doctrine religieuse : l’émergence des idées des Lumières.

En 1640, le roi anglais Charles 1 er, ruiné par les guerres, se mit en tête de saisir l’or que les négociants déposaient en garantie à la Tour de Londres. Leur réaction fut lapidaire ; ils se ruèrent sur leurs dépôts pour les confier aux agents de change, qui purent alors reproduire ce qui a fait le succès des Lombards quelques siècles plus tôt et celui de l’Empire romain au début de notre ère. Pour faciliter les entrées et les sorties de fonds, ils fournirent des reçus échangeables simplifiés, sans mention de son détenteur (« payable à vue, au porteur et en espèces ») et prêter de l’argent, pourvu que le maximum de transferts s’effectuent sans retrait de pièces, qui avaient seul cour légal à l’époque. Ils se mirent à jouer le rôle de banquier et à dématérialiser l’argent. Au début du XVIIIe siècle,

la monnaie scripturale, institutionnalisée sous la forme moderne de billets de banque ainsi que de prêts consentis, dépassait la quantité de pièces en circulation. À la même époque, en Écosse, les banques proposèrent même d’accorder un prêt dès lors que deux personnes pouvaient se porter garant de l’emprunteur. Ce nouveau système fit boule de neige : un fournisseur pouvait alors se porter garant d’un potentiel client, qui lui permettait en retour d’augmenter ses ventes. Pour la première fois, des prêts purent être accordés à des personnes ayant des compétences techniques et non sur leur seule fortune personnelle. Les petites échoppes purent se développer en usines de production, l’innovation put être financée : le système monétaire, financier et bancaire britannique venait de lancer la révolution industrielle, avec un siècle d’avance sur ses voisins européens.

La période d’industrialisation, de mondialisation, de croissance économique d’après-guerre est indissociable de l’ordre monétaire mondial mis en place lors de la conférence de Bretton Woods en juillet 19446 . Dans ses fondations, cette conférence poursuivait des objectifs très clairs : encourager la coopération entre les États à travers le commerce international pour assurer la paix, soutenir et développer les pays en difficulté pour qu’ils puissent participer à cette grande mondialisation, ce qui présidera à la naissance du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Tout comme ce qui présida à la création de l’Union européenne, les dirigeants de l’époque étaient persuadés que le commerce entre nations était le meilleur moyen de les désarmer.

De manière moins explicite mais tout aussi ferme, il s’agissait aussi d’asseoir la domination américaine à travers le rôle de réserve de change du dollar.

C’est cette stabilité et cette doctrine américaine qui auront, malgré les crises politiques (décolonisation, guerre froide), catalysé la spécialisation compétitive des États et des productions, l’industrialisation des process, fourni une énergie abondante, bon marché et structuré cette mondialisation

des biens, des services, des hommes et des femmes, des idées et des marchés financiers.

Barack Obama, Elon Musk ou encore Jeff Bezos, outre la marque qu’ils auront laissé sur ce début de XXIe siècle, ont un autre point commun : Kim Stanley Robinson, un auteur de science-fiction. Sa trilogie sur la conquête de Mars parue dans les années 1990 déterminera les rêves de conquête de l’espace des deux entrepreneurs, mais c’est The Ministry for the Future, paru en 2020, que Barack Obama présentera comme son ouvrage préféré de l’année. Contrairement à ses premières aventures spatiales, Kim Stanley Robinson se projette ici dans un avenir très proche où l’économie est articulée autour d’une nouvelle monnaie carbone coordonnée par les banques centrales mondiales.

Science-fiction, vraiment ? Depuis les interventions non-conventionnelles des banques centrales américaines et européennes en 2008 et 2012, nombreux sont les économistes qui plaident pour orienter ces influx massifs de liquidités vers le financement de la transition écologique. Kim Stanley Robinson publiera lui-même une tribune sur la chaîne Bloomberg pour défendre ces politiques volontaristes.

Avec le succès, chaotique mais indéniable, du bitcoin, les cryptomonnaies suscitent beaucoup d’interrogation et de réflexions, y compris de la part des banques centrales et des autorités publiques. La transition écologique passerait-elle donc par une relance monétaire ou même cryptomonétaire d’un nouveau genre ?

À bas bruit, la question de la monnaie – et de l’ordre monétaire mondial – refait lentement surface pour faire face aux multiples désordres géopolitiques : guerre économique États-Unis-Chine, crise du COVID-19, réponses aux sanctions russes, accroissement des inégalités et, bien entendu, menaces climatiques et des ressources 7 . Certains chefs d’État avaient demandé un « Bretton Woods III » dans la foulée des crises de 2008 et 2011, mais sans grand succès jusqu’à présent.

Désormais, les économistes sont de plus en plus nombreux à demander aux banques centrales d’adapter leur politique monétaire pour soutenir les transitions. Celles-ci mènent actuellement des revues approfondies de leurs bilans pour réfléchir aux voies de verdissement de leurs outils. Les monnaies locales complémentaires sont elles aussi en plein développement, poussées par une certaine maturité dans leur conception mais de plus en plus intégrées à des réflexions macro-économiques8, 9, 10 .

La digitalisation des populations (le taux de pénétration des smartphones est de l’ordre de 84 % dans les pays en développement) et les effets de réseau des plates-formes numériques ouvrent la voie à de multiples innovations monétaires. Dans de nombreux pays du Sud, on peut gagner des EcoPesa (Kenya), des Plastic Coins (Haïti, Brésil, Philippines, Indonésie), des Remali (Afrique du Sud), des EcoBarters (Nigeria) contre du temps et des services à la communauté ou de la collecte et du recyclage de déchets. Ces monnaies sont échangeables, via les ONG ou les start-ups qui les émettent, contre des produits, des services de santé ou d’assurance pour améliorer la vie des plus précaires. C’est aussi un moyen de réintroduire de la formalisation dans des économies très informelles.

Ces innovations monétaires trouvent de plus vastes terrains de jeux avec les nouvelles technologies, et en particulier la blockchain.

L’une des caractéristiques de cette technologie est de sécuriser de manière unique des actifs immatériels, et donc d’y affecter des droits de propriété. Si je vous transfère une image de chat, par exemple, nous posséderions tous les deux cette image. Aucun de nous ne peut en réclamer la propriété. En revanche, si celle-ci devient « tokenisée », c’est-à-dire qu’on lui affecte un droit de propriété par la blockchain, je serai le seul à la posséder. Pour en jouir à votre tour, il vous faudra me l’acheter. En cas de contestation, la blockchain permettra de remonter à la source et d’identifier le réel propriétaire.

Cet usage technologique ouvre la porte à la marchandisation d’actifs immatériels ou, à l’inverse, à la dématérialisation d’échanges physiques.

Surtout, cela met à la disposition de tout le monde les outils de sécurisation des échanges économiques, habituellement chasse gardée des grandes institutions comme les banques : les cryptomonnaies.

De multiples initiatives cryptomonétaires privées émergent d’ores et déjà un peu partout dans le monde dans la foulée du Bitcoin, du Libra ou des Non-Fungible Tokens (NFT). Ce mouvement des cryptoactifs contamine désormais l’ensemble des activités, productives ou non : il s’en développe dans des domaines aussi variés que le vin, le sport, la culture, le gaming ou l’industrie pornographique. Ce qui semble limiter aujourd’hui leur impérialisme, c’est qu’elles se déploient au sein de communautés spécialisées et leur mécanisme repose davantage sur la réserve de valeur et la spéculation que sur la fonction d’échange ou de mesure.

Au moment où tous les dirigeants du monde convergeaient vers Glasgow en novembre 2021 pour discuter de l’avenir du climat et des engagements des États, les prix des marchés volontaires du carbone se sont brusquement envolés. Les causes en étaient les engagements massifs pris par de grands industriels, le déséquilibre du marché en faveur des porteurs de projets, et surtout le lancement, deux semaines plus tôt, de KLIMA, un NFT rachetant des crédits carbone non appelés, qui assécha le marché. Début novembre 2021, les premiers acheteurs avaient retiré 7 millions de crédits carbone et fait grimper les cours de plus de 10 %11.

La transition écologique n’échappe pas à ce boom des NFT. Project Ark, par exemple, propose des tokens pour la conservation d’espèces en danger, en collaboration avec le WWF ; Rewilder, lui, propose des titres de propriétés de morceaux de parcelles à renaturer dans le Wyoming.

De nombreux pays comme la Chine, le Salvador, le Nigeria, le Brésil ou le Maroc mettent en place des réglementations pour utiliser les cryptomonnaies ou développer leur propre stable coin virtuel. Même la très sérieuse BCE travaille sur ces enjeux.

Si l’on doit reconsidérer la manière dont nous produisons, échangeons, consommons et investissons dans les conditions de l’Anthropocène, l’outil monétaire doit lui aussi évoluer pour orienter la prise de décision et l’action vers la régénération des ressources et des écosystèmes.

Soyons clairs : les institutions et les banques centrales ne sont pas armées pour mener ces transformations. Cela ne figure pas dans leur mandat, cantonné à la maîtrise de l’inflation. D’autre part leur action, aussi volontariste soit-elle, repose sur l’hypothèse de l’effet de ruissellement, qui postule à son tour qu’en relançant le crédit, la croissance bénéficiera à tous. Cette hypothèse est largement démentie depuis les interventions non conventionnelles mises en œuvre depuis 2012 qui a vu, au contraire, l’argent magique détourné par les marchés financiers et les inégalités se creuser en Europe.

En Europe, ce sont 2 600 milliards d’euros qui ont été injecté dans l’économie entre 2014 et 2019 12. Selon l’INSEE, seulement 15 % des nouveaux crédits sont orientés vers l’économie productive13, celle qui créé de l’innovation, de la compétitivité et des emplois. Les banques ont en réalité utilisé ces liquidités et leur pouvoir de création monétaire auprès des marchés financiers et de l’immobilier, plus risqué mais plus rémunérateur, en asséchant l’économie réelle et en alimentant les bulles.

Le programme interventionniste de la BCE depuis 2012 a donc favorisé les détenteurs d’actifs que sont les grandes entreprises, les marchés financiers et les propriétaires immobiliers, et laissé sur le carreau les autres populations comme les entrepreneurs, les PME, et les jeunes. Ces financements tombés du ciel n’ont pas davantage préparé l’avenir. Selon une étude de l’Institut Veblen et de l’ONG PositiveMoney, ces programmes monétaires ont massivement servi à désendetter les entreprises polluantes et très émettrices des domaines de l’énergie, de la chimie, de la métallurgie pour leur permettre de continuer leur activité, quand seulement 7 % auront servi à financer des activités dites « vertes »14.

Ces paradigmes monétaires de la croissance économique ne sont pourtant pas une fatalité. Il est possible de déployer une approche beaucoup plus démocratique, inclusive, de notre modèle de progrès en proposant de monétiser pour les consommateurs la réduction d’une tonne de gaz à effets de serre sur nos produits du quotidien.

Regardons plus précisément comment cela fonctionnerait pour chacun d’entre nous, consommateur, puis observons les conséquences pour les entreprises, les filières, l’économie et, plus globalement, pour notre modèle de croissance.

Il nous faudra aussi « ouvrir le capot » pour poser quelques grands principes de fonctionnements, car les choix techniques de cette nouvelle construction monétaire seront déterminants pour notre trajectoire collective.

Notes

1. Tirole, Jean (2016), Economie du bien commun, Presses Universitaires de France.

2. Aglietta, Michel (2022, 17 mai), « La planification écologique doit disposer d’un instrument financier : la double valorisation du carbone », Le Monde

3. Stiglitz, Joseph E. et Stern, Nicholas (2017), Report of the High-Level Commission on Carbon Prices, Carbon Pricing Leadership Coalition, World Bank Group, Washington DC, International Bank for Reconstruction and Development and International Development Association / The World Bank.

4. Aglietta, Michel et Orléan, André (1998), La monnaie souveraine, Odile Jacob.

5. Lannoye, Vincent (2020), The history of money for understanding economics, 2de édition, Le Cri Editions.

6. Steil, Benn (2014), The Battle of Bretton Woods - John Maynard Keynes, Harry Dexter White, and the Making of a New World Order, Princeton University Press.

7. Vallée, Shahin (2022, 25 mars), « What will Bretton Woods III look like? », Geoeconomics, https:// geoeconomics.substack.com/p/what-will-bretton-woods-iii-look?s=r

8. Magnen, Jean-Philippe et Fourel, Christophe (2015), D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité, Mission d’étude sur les monnaies locales complémentaires et les systèmes d’échanges locaux.

9. Aglietta, Michel, Espagne, Etienne et Perrissin-Fabert, Baptiste (2015), Une proposition pour financer l’investissement bas carbone en Europe, France Stratégie.

10. Blanc, Jérôme et Perrissin-Fabert, Baptiste (2016), Financer la transition écologique des territoires par les monnaies locales, Institut Veblen.

11. Greber, Jacob (2021, 2 nov.), « Why the price of carbon credits is “going to the moon” », Financial review

12. Grandjean, Alain et Dufrêne, Nicolas (2020), Une monnaie écologique pour sauver la planète, Odile Jacob.

13. INSEE (2018, 27 fév.), Tableaux de l’économie française, Édition 2018, Institut National de la Statistique et des Etudes économiques, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3303514?sommaire=3353488

14. Jourdan, Stanislas et Kalinowski, Wojtek (2019), Aligner la politique monétaire sur les objectifs climatiques de l’Union européenne, Institut Veblen & Positive Money Europe.

Chapitre Un Une monnaie carbone pour tous

Au fil des deux ouvrages précédents, nous avons exploré toutes les limites systémiques à la transformation des systèmes alimentaires. La question fondamentale qui se pose aujourd’hui est simple : comment recréer des incitatifs environnementaux pour l’agriculture et aligner les chaînes de valeur pour permettre l’accès à une alimentation durable des populations sans toucher au pouvoir d’achat de plus en plus fragilisé des consommateurs ?

Ce que nous décortiquerons ici, c’est un mécanisme cryptomonétaire fondé sur la certification de réduction d’émissions et/ou de séquestration de l’empreinte carbone des produits alimentaires, que nous, consommateurs, pourrions acheter sous forme de micro-crédits carbone, capitaliser sur un compte bancaire dédié et réutiliser pour payer d’autres achats. Pour se le figurer très simplement, on peut établir un parallèle avec le système des cartes de fidélités des grandes surfaces ou des compagnies de transport qui permettent de cumuler des points ou des miles puis de bénéficier de réductions sur d’autres achats.

Le système proposé diffère cependant en ce sens qu’il est fondé uniquement, de manière certifiée et quantifiée, sur l’empreinte carbone des produits. Fonctionnement simplifié

Pour simplifier la compréhension du mécanisme proposé, je démarrerai par l’étude du schéma réduit d’une filière, du producteur au consommateur, qui

comporte les étapes de production, de collecte et de stockage, de transport, de transformation, de packaging et de distribution. J’illustrerai cette présentation avec l’exemple théorique d’une baguette de pain qui ne comprendrait que l’agriculteur, la minoterie, le transport, le packaging et la boulangerie. Pour la clarté de l’expression et pour figurer les ordres de grandeur impliqués, j’ai volontairement pris des hypothèses très poussées en matière de réductions d’émissions.

Créditer des points-carbone

Cette nouvelle architecture monétaire repose bien entendu d’abord et avant tout sur les efforts de chaque maillon de la chaîne de valeur pour réduire ses propres émissions internes. Ces réductions d’émissions, voire de séquestration pour les agriculteurs, sont certifiées de manière indépendante et comptabilisées dans une blockchain. Nous verrons ultérieurement comment aborder cette phase extrêmement délicate de fiabilité et de transparence du système.

En partant de notre exemple de la baguette de pain, prenons pour référence un facteur d’émission de 688  gCO2éq/kg, soit une empreinte carbone de 172 gCO2éq par baguette de 250 g fourni par le référentiel Agribalyse. Sur cette baguette, l’agriculteur pèse 96 gCO2éq et le reste de la filière (transformation, emballage, transport, distribution) 76 gCO2éq.

En poussant le raisonnement très loin dans les efforts consentis, c’est-à-dire une division par 2 des émissions et une capacité de stockage de 1,2 tonne de carbone (soit 4,3 tonnes en équivalent CO2)1, grâce à des transformations très poussées de l’exploitation (haies, agroforesterie...), il reste théoriquement possible d’imaginer que notre baguette de pain affiche une économie carbone de 260 g, c’est-à-dire qui soit non seulement neutre en carbone, mais qui soit aussi régénérative puisque la séquestration (174 gCO2éq) sera même supérieure aux émissions réduites (86 gCO2éq après division par 2).

Les crédits carbone qui seraient ainsi générés et certifiés par chacun des acteurs de la chaîne sont enregistrés dans une blockchain de traçabilité qui

permet de quantifier précisément l’économie carbone (réduction d’émissions + séquestration) sur le produit final et les efforts de chacun. Ici, nos 260 gCO2éq.

Une fois arrivé en rayon, le produit affiche très distinctement cette économie de GES (en gCO2éq) sur un étiquetage dédié.

Cette réduction d’empreinte carbone est convertie en euros sur la base d’un prix de référence fixe – nous discuterons de cette question politiquement très sensible un peu plus loin – et vient s’ajouter au prix de vente du produit concerné.

Par exemple et sur la base d’un prix de référence correspondant à la valeur tutélaire du carbone en 2030 (250€/tCO2éq)2, le prix de vente de la baguette certifiant une économie de CO2 de 260 g reviendrait à : 1,01€ (prix moyen INSEE mars 2024) + 0,065€ (250€/tCO2éq x 260gCO2éq) =1,08€.

Pour des produits justifiant d’une réduction d’émissions, le mécanisme assume donc un léger surcoût supplémentaire, de l’ordre de 7 centimes d’euro pour une baguette de pain. Cela n’est cependant pas à considérer comme un surcoût, mais davantage comme l’achat d’un micro-crédit carbone, qui sera réutilisable à notre guise.

Ce supplément de prix est directement proportionnel à la réduction d’émissions. Autrement dit, une autre baguette de pain ayant moins réduit son empreinte que notre baguette-témoin, par exemple -130gCO2éq au lieu de nos -260 gCO2éq, n’aura qu’un surcoût de 3,2 centimes d’euro. La précision est d’importance puisque le système repose sur l’achat complémentaire d’un micro-crédit carbone adossé au produit. Il est donc fondamental pour la confiance auprès du consommateur de respecter une stricte proportionnalité entre le surcoût demandé et la réduction de l’empreinte carbone.

Étant donné les complexités des chaînes d’approvisionnement et les efforts forcément hétérogènes des différents acteurs, les réductions d’émissions, les surcoûts et les micro-crédits carbone varieront d’un produit à un autre. Cette palette de prix est parfaitement assumée pour laisser une gamme de choix au consommateur qui lui permette d’arbitrer ses achats en fonction de ses

contraintes ou de ses propres engagements : nous pourrions voir en rayon un plus vaste choix entre des produits standards et tout un ensemble de produits certifiés « économie carbone » à différents degrés de réduction, et donc de prix.

Notre rayon boulangerie proposerait donc des baguettes standards à 1,01€, d’autres avec réduction carbone à 1,08€, et éventuellement toute une palette de prix intermédiaires en fonction des approvisionnements.

Lors du passage en caisse, l’ensemble des réductions d’émissions et microcrédits monétaires (que nous dénommerons ci-après « points carbone » ou « monnaie-carbone ») apparaissent aux côtés des prix sur le ticket, dans une deuxième colonne. Ils sont alors crédités sur un compte personnel carbone, fonctionnant exactement comme un compte bancaire courant : nous pouvons choisir de l’alimenter ou de le débiter. Concrètement, nous nous verrions ainsi débité d’un montant plus élevé sur notre compte bancaire mais crédité en retour de cet exact même montant sous forme de points-monnaie carbone.

Pour notre baguette de pain, nous serions donc amenés à payer 1,08€, mais augmenterions notre compte carbone de +260 gCO2éq. Nous disposons à présent d’un crédit de 260 gCO2éq, soit 0,07€ dans notre exemple, que nous pouvons continuer à alimenter ou utiliser pour régler d’autres achats.

L’ensemble de ces surcoûts payés en caisse sont répartis par la blockchain auprès de chacun des acteurs de la filière, à la stricte proportion de leurs efforts de réductions, mesurés et certifiés. J’insiste sur la stricte proportionnalité et personnalisation de la rémunération pour l’équilibre du système, la confiance des consommateurs et la pérennité de la dynamique des transitions. Un agriculteur ou une coopérative qui aura réduit davantage ses émissions gagnera davantage.

Dans notre exemple, l’agriculteur, qui a le plus large potentiel d’impact climatique, toucherait 0,055€ par baguette soit environ 1400€/ha. Le reste de la filière se répartirait de la même manière 0,009€ en fonction des efforts de chacun. On peut noter que l’essentiel de la valeur générée reviendrait à l’agriculteur.

Penchons-nous ensuite sur l’autre versant du mécanisme : comment utiliser sa monnaie-carbone ?

Dépenser ses points-carbone

Le système doit fonctionner de manière tout aussi rigoureuse dans l’autre sens : puisque nous aurons acheté des points et alimenté notre compte libellé en carbone, nous pourrons payer tout ou partie de notre panier de courses avec cette monnaie virtuelle.

Reprenons notre exemple précédent : après l’achat de notre baguette régénérative, nous disposons d’un solde de +260 gCO2éq, soit un contre solde de 7 centimes d’euros. Imaginons que le lendemain, ou à n’importe quel autre moment, nous retournons acheter notre baguette quotidienne mais souhaitons, cette fois-ci, utiliser ce compte. Nous choisirons une baguette conventionnelle car l’opération n’a économiquement pas beaucoup d’intérêt si nous choisissons une autre baguette bas-carbone. Celle-ci nous sera facturée 1,01€, somme que nous réglerons pour partie avec les 260 gCO2éq de notre compte carbone et pour autre partie avec nos euros. In fine, notre compte bancaire n’aura été débité que de 0,94€ (1,01€ moins le contre solde de 0,07€ qui correspond aux 260 gCO2éq).

Si nous faisons le bilan de ces deux opérations, nous aurons donc acheté nos deux baguettes de pain en déboursant 1,08€+0,94€=2,02€, soit exactement le même montant qu’avec notre système monétaire actuel (2x1,01€=2,02€).

Ce système monétaire complémentaire est donc strictement neutre pour notre pouvoir d’achat. En revanche, son principe est de distribuer de la valeur aux acteurs qui mènent les efforts de décarbonation d’une part, et de pénaliser ceux qui ne le font pas d’autre part.

Modifier les comptes des entreprises

Choisir de créditer ou débourser des points-monnaie est un geste finalement assez simple pour nous, consommateurs ; nous l’effectuons très régulièrement lorsque nous passons en caisse nos cartes de fidélité ou achetons des billets de train ou d’avion. En revanche, l’impact de ces petits gestes, étendus à l’ensemble de notre consommation aura surtout des conséquences considérables sur la vie économique des entreprises.

De la même manière que l’achat d’un micro-crédit carbone est réparti strictement en fonction des efforts de décarbonation de chaque maillon de la chaîne, lorsque le consommateur paye avec ces mêmes micro-crédits carbone, la pénalisation est répartie tout aussi proportionnellement auprès de chacun de ceux qui n’auront pas certifié de réduction d’émissions.

Cette forme de pénalisation nécessite une clé de répartition sur laquelle je reviendrai dans les conditions de la mise en œuvre, mais elle impactera directement leur chiffre d’affaires et leur bilan.

Il y a plusieurs manières de considérer comptablement les points carbone ainsi récupérés pour les acteurs économiques.

En l’absence de norme IFRS (International Financial Reporting Standards, organisation qui fixe les normes comptables internationales), l’autorité française des normes comptables considère par exemple les quotas et crédits carbone comme des matières premières, des stocks ou même de la dette, selon que les entreprises bénéficient de quotas et/ou en achètent sur les marchés3.

On pourrait imaginer, selon cette logique, que les règlements en points carbone soient assimilés à des micro-crédits carbone et qu’ils rentrent dans ce format comptable.

On peut également considérer que ces micro-règlements viennent déprécier plus vite les actifs de l’entreprise, qu’elle devra alors faire financer au passif du bilan. Cette approche permettrait de mieux refléter, après tout, le risque d’actifs échoués (stranded assets, que nous avons évoqué dans La cuisine de la

transition) et de fournir un signal plus précis aux principaux interlocuteurs de l’entreprise, notamment aux actionnaires.

Pour illustrer cette approche, considérons un bilan et un compte de résultat simplifié pour une entreprise qui générerait 100 000 euros de chiffre d’affaires annuel pour un résultat net de 20 000 euros et un bilan de 1,165 million d’euros.

Considérons ensuite, qu’en l’absence d’efforts certifiés de réductions d’émissions, l’équivalent de 2 % du chiffre d’affaires, soit 2 000 euros soit reversé en monnaie-carbone. À charges équivalentes (matière première, salaires...) le résultat net serait diminué : l’entreprise devient moins rentable.

Ces modes de règlement viendront non seulement pénaliser son compte de résultat, mais également alourdir les actifs circulants sous forme de stocks, ce qui gonflera le bilan de l’entreprise. Cette augmentation des actifs nécessitera d’être financée, soit par des fonds propres supplémentaires, soit par une baisse des réserves ou une augmentation de la dette. Peu importe, au fond, le format comptable retenu, le résultat est le même : l’entreprise devra lever davantage de capitaux. Mais comme ses ratios de profitabilité auront chuté et d’autres entreprises auront, dans le même temps, amélioré ces ratios grâce à leurs efforts et une meilleure valorisation de leurs produits, il y a peu de chance que les partenaires financiers la suivent. Les deux seules options qu’il leur reste sont simples : soit augmenter les prix de vente pour compenser ces modes de règlement, mais au risque de voir partir les clients, soit générer à son tour de la valeur carbone, en baissant les émissions et en les commercialisant dans le système.

C’est précisément l’effet recherché. Cet outil monétaire joue un rôle d’effet ciseau entre les acteurs des systèmes alimentaires. Il rémunère mieux les acteurs engagés dans la transformation et pénalise le compte de résultat et le bilan de ceux qui ne mènent pas ces efforts. L’effet est assumé car il vise à accélérer les transformations sous une forme qui s’apparente à un bonusmalus sur les prix de vente, directement arbitré par le consommateur sur la foi d’une information quantifiée. Il y aura donc des gagnants : les entreprises qui

mèneront les transformations nécessaires, et des perdants : celles qui resteront figées dans le modèle extractiviste.

Autres cas de figure, autres enseignements

Ces premières modalités de fonctionnement donnent déjà de nombreux enseignements et esquissent brièvement un cadre de référence très différent de celui que nous connaissons. Abordons d’autres cas de figure pour élargir la vision.

Le panier de courses

Tous les produits alimentaires n’ont pas le même potentiel de réduction de leur empreinte carbone. Certains, comme les pâtes par exemple, peuvent aller très loin, quand d’autres, comme certains fruits, seront plus limités.

Le différentiel de prix, tout comme le cumul de points, varieront sensiblement d’un produit à un autre.

Prenons maintenant le cas d’un consommateur qui disposerait de 3 000 points carbone sur son compte personnel (ce qui ne représente, même en prenant la valeur tutélaire du carbone de 250€/tCO2éq, que 75 centimes d’euro).

Considérons ensuite un paquet de pâtes dont le prix serait de 98 centimes d’euro en prix conventionnel, et de 1,19€ avec la génération de +845 gCO2éq selon les hypothèses ambitieuses que nous leur avons fixé dans le système, qui viendrait s’ajouter à notre baguette de pain (1,01€ en conventionnel, 1,08€ + 260 gCO2éq). En supposant, bien sûr, que ces produits soient rigoureusement identiques sur le plan de la qualité, quatre options se présentent devant nous.

ʶ Cas n°1 : acheter les deux produits conventionnels : cela nous coûterait 1,99€

ʶ Cas n°2 et n°3 : acheter l’un des deux produits (la baguette de pain ou le paquet de pâtes) en conventionnel et l’autre « bas carbone » : cela nous

coûterait soit 2,01€, avec un crédit carbone de 260 gCO2éq, soit 2,20€, avec un crédit de 845 gCO2éq sur notre compte carbone ;

ʶ Cas n°4 : acheter les deux paquets bas carbone, ce qui nous coûterait 2,27€, avec un crédit de 1 105 gCO2éq.

Dans le cas n°1, le prix payé sera le minimum. Dans les trois autres cas de figure, le coût des achats sera plus élevé, mais nous récupérons davantage de points carbone.

Dans le cas n°1, en achetant seulement des produits conventionnels, le mécanisme joue à plein : nous pouvons tout à fait décider de vider nos 3 000 points pour ne payer que 1,24€ (1,99€-0,75€).

À l’autre bout du spectre, si nous souhaitons utiliser nos points carbone dans le cas n°4, nous aurons dépensé 2,27€ moins le contre solde de nos 3 000 points carbone (0,75€), soit 1,52€. Sur notre compte carbone, nous aurons vidé nos 3 000 points mais crédités 1 105 nouveaux points.

Nous aurons en effet payé moins cher nos achats, mais sur une base de départ plus élevée et nous aurons également payé en crédits carbone. L’opération reste techniquement possible mais n’a finalement que peu d’intérêt : soit l’objectif est de payer le moins cher possible et nous devrions opter pour les produits non-certifiés (cas n°1), soit nous ne sommes pas nécessairement soumis à une contrainte budgétaire et nous serions plutôt incités à maximiser nos crédit carbone (cas n°4), tant par engagement environnemental que par intérêt pour de prochains achats.

En conclusion, le système peut imposer à des entreprises déjà engagées d’être réglées en points-carbone, qui s’équilibreraient malgré tout dans le bilan, mais, pour le consommateur, il n’a d’intérêt réel que pour payer des produits conventionnels, dans une logique de baisse de prix. Des études de marché complémentaires seront sans doute nécessaires pour mieux évaluer le comportement des consommateurs vis-à-vis de leur nouveau porte-monnaie, mais nous supposerons jusqu’alors qu’un produit qui génère lui-même de la monnaie carbone ne se verra pas rétribué en monnaie carbone.

Le caddie

Si l’on considère qu’un compte en monnaie carbone doit être tout aussi facile à utiliser qu’un compte bancaire, nous pouvons aussi tout à fait choisir de payer un surcoût sur un (ou plusieurs) produits, créditer les points carbone et les utiliser immédiatement pour diminuer le prix des autres produits de notre panier de courses.

Dans le cas n°2, par exemple, nous pouvons donc choisir de prendre la baguette bas carbone au prix de 1,08€ et le paquet de pâtes conventionnel à 98 centimes d’euro. Au passage en caisse, nous créditerons les 260 gCO2éq que nous utiliserons alors pour régler une partie du prix des pâtes. Nous devrions donc payer en définitive : 1,08€ (baguette bas-carbone) +0,98€ (pâtes conventionnelles) −0,07€ (crédit carbone généré avec la baguette mais redépensé tout de suite) = 1,99€, soit le prix des deux produits en conventionnel.

Comme on le constate, cette opération est neutre pour notre pouvoir d’achat. Pourquoi donc se compliquer la vie avec ce type de crédit/débit en plus alors ? Car la valeur sera très différente pour les filières : la filière baguette sera mieux rémunérée et la filière pâte sera, elle, pénalisée : à hauteur de 7 centimes dans notre exemple.

Cet exemple est relativement simple, à la seule fin de démonstration. Nos courses hebdomadaires sont infiniment plus complexes, avec des dizaines de produits. Pour nous, consommateurs, le système reste le même. Nous pouvons choisir plusieurs produits bas-carbone, régénératifs, les payer individuellement un peu plus chers, mais décider de reporter ces surcoûts sur l’ensemble des autres produits conventionnels de notre caddie. Admettons, par exemple, que nous choisissions nos yaourts, notre poulet, des pâtes et une baguette bas-carbone, qui nous créditerait de 2 500 gCO2éq (soit un contresolde de 62,5 centimes d’euros, ce qui permet aussi de bien figurer les ordres de grandeur). Nous pourrions les dépenser immédiatement en caisse sur nos cordons bleus, notre paquet de céréales, nos lardons ou nos biscuits conventionnels au fond du même caddie. L’ensemble de nos achats nous coûtera donc exactement le même prix que notre plein de courses habituel.

Dans ce cas-là – qui sera vraisemblablement le plus courant – les premiers produits bas-carbone seront mieux rémunérés, à la stricte hauteur de leurs propres efforts. En revanche, les autres produits, eux, seront pénalisés, mais dans des proportions qui ne dépendent pas d’eux : le montant de leur taxe individuelle dépendra en effet du montant des crédits générés (plus il sera élevé, plus il y aura de pénalisation à répartir), mais aussi du reste du panier de course (moins il y aura de produits à pénaliser, plus haute sera la taxe pour chacun).

Ce cas de figure nous enseigne qu’avec un tel système, ceux qui accomplissent leurs transformations savent combien ils vont gagner, mais ceux qui ne mènent pas ces efforts sont plongés dans l’incertitude. Or, l’absence de prévisibilité du chiffre d’affaires est sans doute la plus grande angoisse des dirigeants. La peur change de camp !

Certains acteurs de la chaîne de valeur ne mènent pas les efforts de réduction d’émissions

Admettons, pour illustrer ce cas de figure, que dans notre exemple de la baguette de pain, seul l’agriculteur ait mené ce travail de réduction d’émissions et de certification.

Le tonnage de blé bas-carbone resterait négocié, transformé et distribué de la même manière qu’aujourd’hui.

La réduction d’émissions et le prix affichés sur le produit final seraient donc légèrement inférieurs au cas précédent puisque seules les réductions d’émissions de l’agriculteur seront comptabilisées ; elle serait réduite à 222 gCO2éq pour un surcoût de 0,06€, soit un prix total de 1,07€.

L’ensemble de ce différentiel de prix reviendra ensuite directement au producteur. Les autres maillons de la chaîne ne toucheront rien.

Ce que ce cas de figure nous enseigne, c’est qu’avec un mécanisme virtuel comme la blockchain, chacun des acteurs qui mène les efforts est directement rémunéré, sans dépendre des autres maillons aval de la chaîne de valeur. En tant que tel, le mécanisme n’interfère pas avec les échanges

économiques entre les différents maillons de la chaîne : les volumes, les prix à la tonne, les exigences de qualité, restent discutés dans les mêmes contrats d’approvisionnement. Aucune mention des volumes de gaz à effets de serre réduits n’apparaît dans les contrats ou les factures. Chacun reste aveugle quant aux efforts menés par ses fournisseurs ou ses clients.

C’est un levier important : en découplant la rémunération des efforts de réduction d’émissions de la valeur marchande du produit, en fixant la comptabilisation et le prix de référence dans une infrastructure indépendante de type blockchain, on s’abstrait des relations commerciales toxiques. Chacun peut prévoir exactement combien il touchera en fonction de ses propres efforts. Le prix est fixé une fois pour toute et la rémunération supplémentaire ne dépend plus que du volume de GES réduit ou séquestré.

Intégrer la complexité des chaînes d’approvisionnement

Les entreprises produisant souvent plusieurs produits, sur plusieurs sites, pour différents clients, les distributeurs seraient amenés à commercialiser en même temps des produits bas-carbone et des produits conventionnels. Comment dans ces conditions appliquer individuellement à chaque produit sa juste part de réduction d’émissions si celles-ci sont globalisées, ou produites pour différentes catégories de consommateurs ?

Repartons là aussi d’un exemple : une entreprise A transforme du blé, du maïs et du soja pour fabriquer des biscuits. Elle les commercialise aux enseignes B, C et D qui les distribuent. B et C ont mis en place le système cryptomonétaire carbone, avec des produits certifiés et d’autres conventionnels, tandis que D a souhaité rester uniquement dans un format conventionnel.

L’entreprise A émettait 1 000 tCO 2éq/an sur son périmètre interne et a réussi à réduire ses émissions de 25 % ; elle a donc généré et certifié l’équivalent de 250 000 000 gCO2éq/an qu’elle souhaite intégrer dans le système cryptomonétaire.

Plusieurs options s’ouvrent pour l’entreprise A :

ʶ Elle répartit ses 250 000 000 gCO 2éq sur l’ensemble des volumes commercialisés auprès de B et C, mais aussi de D pour qui les prix et les conditions de référence restent rigoureusement identiques. C’est le cas de figure le plus simple, mais l’entreprise A et les distributeurs courent néanmoins le risque que des consommateurs se détournent de ces produits s’ils sont particulièrement sensibles au prix ;

ʶ Après discussion avec ses distributeurs et étude de marché, elle décide de faire porter l’intégralité de ses réductions d’émissions sur sa gamme de biscuits à base de soja et de commercialiser ses autres gammes en conventionnel. Elle court cependant le risque que des clients règlent l’achat de leurs biscuits conventionnels en monnaie carbone. Cela sera relativement neutre pour l’entreprise A qui aura quand même généré de la valeur avec les autres gammes certifiées : in fine, elle aura bien commercialisé ses 250 000 000 gCO2éq ;

ʶ Après étude de marché, l’entreprise A peut aussi décider de segmenter en 2 ou 3 gammes chacun de ses biscuits, avec une clé de répartition des 250 000 000 gCO2éq pour chacune d’entre elle, soit 6, 9 ou même davantage de gammes, ce qui offre un choix plus large aux consommateurs.

L’important, dans ces options, est que les réductions d’émissions certifiées proposées aux consommateurs n’aient été réellement effectuées et comptabilisées qu’une seule fois, même si l’imputation au produit final peut faire l’objet d’approches marketing adaptées.

Pour les distributeurs B et C, ils seront soumis aux mêmes choix s’ils réduisent également leurs émissions. S’ils souhaitent les imputer sur différentes gammes de produits certifiés, ils devront choisir des fournisseurs capables d’en proposer. Cela orientera donc leurs achats vers des produits moins émetteurs. La logique sera ensuite la même que pour l’entreprise A : ils pourront choisir les clés de répartition qu’ils souhaitent, études de marché à l’appui, sur différentes gammes, de la plus conventionnelle à la plus vertueuse, toujours avec cette logique de sincérité et de non double comptabilité.

Notes

1. CEREMA (2018), Des arguments pour agir en faveur du climat, de l’air et de l’énergie, https://www. cerema.fr/system/files/documents/2018/11/stockage.pdf

2. Quinet, Alain (2019), La valeur de l’action pour le climat. Une valeur tutélaire du carbone pour évaluer les investissements et les politiques publiques, France Stratégie.

3. Autorité des Normes Comptables (2012), Quotas d’émission de CO2. Propositions pour une comptabilisation en fonction des modèles économiques des entreprises

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