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Changer les règles du jeu
Axel
de
Martene
Mon assiette, miroir du monde
Table des matières
Chapitre Un – Civilisations alimentaires
Chapitre Quatre – ... Et sauveurs de l’humanité
« La solution pourrait bien être sous nos pieds » ........... 92
Reconstruire les sols et les cycles biogéochimiques : l’agroécologie ..................................................... 94
Substituer le carbone fossile par du carbone renouvelable : la bioéconomie .................................................. 103
Fournir des services environnementaux sur les territoires : les solutions fondées sur la nature ........................... 111
Au cœur d’un nouveau narratif de progrès commun ......................................................... 125
Régénérer
Poly-crise : le buzzword de la décennie ? Tous les vétérans des grandes ruptures du siècle avouent aujourd’hui n’avoir jamais connu autant de menaces systémiques et de crises en cascade1. Bouleversements géopolitiques, climatiques, écologiques, sanitaires, sociaux, économiques ou politiques, notre grille de lecture du monde semble complètement dépassée pour donner du sens à des enchaînements d’événements devenus incontrôlables.
Les guerres au Proche-Orient, en Ukraine, les inondations records, les méga-feux, les épisodes de gels ou de sécheresses, demeurent malgré tout pour la plupart d’entre nous assez abstraits ou lointains. Si nous sommes bombardés d’images anxiogènes dans les médias, elles sont souvent loin de nos préoccupations quotidiennes.
Tragiques, certes, coûteuses pour le prix de notre alimentation ou nos pleins à la pompe, mais pas de quoi bouleverser nos modes de vie. La crise de la COVID-19, elle, a mis à l’arrêt toute la planète et permis, au moins pendant le temps d’introspection des confinements, de révéler nos vulnérabilités collectives. Elle a remis en lumière l’urgence de reconstruire des modèles de société plus en accord avec notre environnement.
Pour certains, ce fut l’occasion du passage à l’acte pour changer de région ou de vie. Pour les décideurs publics, c’est le monde d’après qu’il s’agit désormais de reconstruire tous ensemble2. Le geste a été joint à la parole : les États-Unis ont injecté 1 900 milliards de dollars dès le mois de mars 2021, l’Europe a levé un emprunt de 800 milliards d’euros qui est venu abonder un budget de 1 200 milliards déjà réorienté pour faire face aux effets de cette crise.
Les engagements politiques ou économiques fleurissent à la tribune des grands rendez-vous, les plans d’actions se succèdent au sommet de l’État ou dans les entreprises, la neutralité carbone est promise pour 2050, mais la cause est encore loin d’être entendue.
Malgré ces moyens colossaux, nos sociétés occidentales peinent toujours à dégager une vision, un modèle pour ce fameux monde d’après.
On s’interroge et le sujet trace même les contours de nouveaux affrontements politiques : d’un côté, on trouve les partisans de la décroissance ou plus légèrement de la sobriété ; de l’autre les cornucopiens, partisans d’une croissance verte, découplée de l’utilisation des énergies fossiles, et du technosolutionnisme pour résoudre les grands défis de l’humanité. Au milieu se glisse timidement une économie qui se veut être régénérative, pour non seulement réduire ses impacts sur l’environnement, mais permettre également de restaurer les grands cycles biogéochimiques (carbone, eau, azote) et les écosystèmes, voire s’attaquer aux inégalités, à l’inclusion, à la santé ou au bien-être des populations.
Au fond, la mère de toutes ces crises est peut-être la perte de sens collectif face à un certain monde qui se meurt, celui d’après n’ayant toujours pas émergé, et dont la trajectoire peut être tragique ou réparatrice. La tâche n’est pas simple. Nous sommes face à un profond enjeu de civilisation : comment recréer une dynamique collective – qui engage tout de même 8 milliards de personnes sur Terre – pour continuer à préserver un monde habitable ?
L’objectif de ce livre est d’apporter des éclairages et de proposer des ébauches de solutions en repartant de l’activité humaine la plus fondamentale, et socle de toute civilisation : se nourrir.
Plonger dans l’organisation de notre alimentation, observer comment les différents maillons de la chaîne sont connectés pour fournir chaque jour les millions de repas qu’engloutit une ville comme Paris ou Londres, c’est aussi observer nos sociétés, notre propre rapport au vivant, discerner les failles et les fractures du monde qui nous entoure. Cela emprunte
à l’anthropologie, à l’histoire, à la médecine, aux sciences naturelles, à l’économie, à la sociologie, aux sciences cognitives, à la géopolitique.
L’agriculture et nos systèmes alimentaires offrent un point de vue incomparable sur le monde et permettent de lier des événements a priori isolés : de la mondialisation au terrorisme, de l’urbanisation au changement climatique, des effondrements de civilisations au COVID. En comprendre les dysfonctionnements, c’est aussi ouvrir un champ pour réparer notre modèle de société et construire une trajectoire collective qui régénère les ressources et les écosystèmes.
Notre démarche de reconstruction se déploie dans une série, Changer les règles du jeu . Elle se décline en trois ouvrages complémentaires qui peuvent se lire, en fonction de son appétit ou de ses besoins, distinctement ou collectivement.
Le premier livre, Mon assiette, miroir du monde, est consacré à une rapide description de notre monde au prisme de l’alimentation moderne. On y jette les bases d’une nouvelle mission civilisatrice pour l’agriculture afin d’affronter les défis du XXIe siècle.
Le second, La cuisine de la transition, a un caractère plus économique. Il brosse un panorama des outils dont nous disposons dès aujourd’hui pour porter ces transformations. Il les confronte aux grands verrous systémiques – collectifs, organisationnels – qui empêche aujourd’hui une bascule massive de notre alimentation et du rôle de l’agriculture.
Le dernier volume a pour titre Manger, régénérer . Il met en avant un nouveau cadre d’action collective qui change les « règles du jeu »3 et permet de déployer plus systématiquement les outils à disposition.
L’angle que nous adoptons tout au long de ces lignes est que l’impasse économique, sociétale et environnementale dans laquelle sont enfermés aujourd’hui les agriculteurs, et le système alimentaire dans son ensemble, provient d’un consensus politique et social autour d’une mission civilisationnelle qui est aujourd’hui dépassé.
Notes
1. Summers, Lawrence (2022, 14 octobre), « Summers blasts IMF, World Bank for inaction amid growing dangers. » [interv.] David J. Lynch, The Washington Post, Washington.
2. Gatinois, Claire (2022, 4 juin), « Emmanuel Macron veut toujours projeter la France dans le monde d’après », Le Monde
3. North, Douglas (2005), Understanding the Process of Economic Change, Princeton University Press.
Chapitre Un Civilisations alimentaires
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques évidences en préambule. L’agriculture est avant tout l’activité qui répond aux besoins les plus fondamentaux de l’être humain : se nourrir, se vêtir, se soigner. Pour beaucoup d’entre nous, c’est aussi une activité qui permet de se chauffer ou de se loger. Prenez l’huile d’olive, symbole du régime méditerranéen : elle n’est pas seulement délicieuse sur une salade ou un poisson grillé, elle sert aussi à fabriquer des savons, des crèmes de beauté, à alimenter des lampes à huile ou comme lubrifiant…
Manger avec tous ses sens, tout son corps… et même plus encore !
Un fait physiologique total
Notre alimentation va bien au-delà de ces besoins primaires : elle a un impact direct sur notre santé, notre bien-être, notre état émotionnel, voire même sur nos capacités à apprendre.
Manger n’est pas seulement une opération mécanique qui consiste à découper la nourriture en nutriments assimilables : manger implique des merveilles de complexité.
Au pléistocène, l’évolution des régimes alimentaires (davantage de graines, de moëlle osseuse, de produits de la mer), des techniques de chasse et de préparation des repas (découpe, fermentation, cuisson) a permis d’améliorer
considérablement la digestibilité de la nourriture, et de consacrer une part plus importante de notre énergie au développement de notre cerveau tout en réduisant la taille de notre système digestif. Cela a tellement modifié notre morphologie qu’une nouvelle espèce est née : Homo sapiens1, 2, 3
À chaque instant, des milliers d’opérations se jouent pour orienter nos choix alimentaires, coordonner nos muscles de la mâchoire, de la langue ou de notre appareil digestif, pour nous ouvrir l’appétit ou, au contraire, déclarer que nous n’avons plus faim, rejeter ce qui est en train de nous intoxiquer… Pensez : rien que dans notre bouche et notre nez, nous possédons entre 2 000 et 10 000 papilles gustatives et 5 millions de neurones olfactifs, ce qui nous rend théoriquement capables de distinguer plus de 1 700 milliards d’odeurs différentes ! Manger est « un fait sensoriel total »4, sans doute aussi un fait physiologique total qui mobilise l’ensemble de notre être humain et non humain : nous hébergeons en effet dans notre intestin une population microbiotique de 37 000 milliards d’aliens, d’autres êtres vivants avec qui nous cohabitons. Ils sont bien plus nombreux que nous car notre propre corps humain ne comptabilise qu’environ 30 milliards de cellules ! C’est difficile à imaginer mais nous sommes, en réalité, davantage constitués de ce que nous ne sommes pas que de ce que nous sommes.
L’ensemble de ces micro-organismes posséderait 25 fois notre génome et nous avons grandement besoin de cette biodiversité intestinale : nous les abritons, les nourrissons et, en échange, ils nous aident à lutter contre les pathogènes, assimilent les déchets et recyclent l’eau, ce que notre appareil digestif ne sait pas faire tout seul. Notre microbiote peut même extraire des vitamines que nous ne savons pas synthétiser5. La science commence à peine à découvrir toute l’immense richesse de cette symbiose microbiotique, qui permet d’entrevoir des avancées prometteuses pour soigner l’anxiété, la dépression ou même la maladie d’Alzheimer6, 7
L’alimentation est aussi largement sensorielle et cognitive : le champagne évoque la fête en France, la feijoada au Brésil ; les Anglo-saxons parlent de comfort food pour ce qui s’engloutit sur son canapé devant la télévision ; les cuisines
exotiques éveillent les sens aux voyages, aux cultures du monde ; un thé, un café ou une bière traduisent la rencontre, la discussion ; les madeleines laissent d’impérissables souvenirs d’enfance, tout comme le plat signature de votre maman ; la raclette rappellera les dernières vacances aux sports d’hiver… Évoquez des plats devant vos amis et vous les verrez, physiquement, réagir avec toute une palette d’émotions : envie, dégoût, sérénité, recul, et bien souvent une anecdote qui remonte à la surface.
Les neurosciences, depuis qu’elles s’intéressent à nos choix alimentaires, deviennent de plus en plus explicites sur les circuits de la récompense mobilisés dans le cerveau à la vue d’une bonne bouteille de vin (ou considérée comme telle) ou à entendre le froissement d’un paquet de chips. Les indices visuels induisent largement le goût en erreur : truquez un vin blanc pour le présenter comme un vin rouge et vous entendrez les meilleurs œnologues le caractériser avec des termes typiques du vin rouge8.
Il ne s’agit pas d’une simple coquetterie. Se nourrir partage avec la sexualité la mobilisation de tous les sens : vue, ouïe, odorat, toucher, goût. Il n’y a en réalité rien d’étonnant à cette proximité sensorielle, car manger et faire l’amour sont les deux principales activités biologiques qui permettent la survie et la reproduction de l’espèce. Dans la chaîne de la vie, le fait d’y associer la notion de plaisir, ce que nous partageons avec beaucoup de vertébrés, est donc une stratégie évolutive ayant pour objectif de maximiser les chances de réussite et de survie.
Notre rapport aux autres, au temps
Manger raconte 1001 détails : de notre estime de soi à notre sentiment d’appartenance, de notre rapport au temps, notre sociabilisation, notre histoire, nos cultures et religions, notre éducation ou encore la place de la femme dans la société. Le repas peut être un signe de distinction ou de discrimination sociale, de confiance ou de méfiance, d’intégration ou d’exclusion, de connexion ou de rupture avec les autres, avec le temps et avec le vivant.
Manger ensemble construit une relation sociale. C’est un moment de transmission d’apprentissages qui ne se trouvent pas dans les livres. À table, les enfants apprennent le partage. C’est le premier lieu d’initiation à la mise en commun des ressources où nous apprenons la coopération et la confiance en l’autre dès notre plus jeune âge.
Pour les fêtes, le repas rassemble la famille, les voisins ou les amis. Manger abolit les différences religieuses : à la fête de la Mimouna, qui clôt la période de Pessah dans la religion juive, ce sont les proches catholiques et musulmans qui sont invités.
Autour du foyer communautaire, les chefs de tribus et leur famille de la Préhistoire reçoivent les meilleures parts de la chasse ou de la cueillette, charge à chacun de s’attirer leurs faveurs pour obtenir davantage que son dû9. L’organisation sociale, la hiérarchie, la reconnaissance, les sollicitations passent par la commensalité, codification du partage de sa nourriture avec d’autres. Sous la Rome antique, chacun recevait la nourriture en fonction de son rang. À la table de l’empereur, les moins gradés pouvaient même recevoir de la fausse nourriture. Ils s’y pliaient car l’essentiel était surtout de se montrer et d’attirer les faveurs impériales. Inversement, recevoir est une manière d’asseoir son pouvoir et de s’attirer la loyauté. Au XIVe siècle, Richard III faisait travailler plus de 300 personnes à l’organisation de fêtes qu’il donnait régulièrement pour des milliers de convives.
Cette sociabilisation autour d’un repas prend de multiples formes en fonction des circonstances : lors d’une réception ou d’un dîner professionnel, à la table familiale du dimanche, au petit-déjeuner, ou en partageant de la cuisine de rue avec des amis. Être invité à dîner est une marque d’amitié à laquelle on n’est pas insensible et qui suppose un contre-don sous la forme de fleurs, de vin, de cadeaux… et d’une invitation en retour. Au dîner, chacun a un rôle bien défini… La maîtresse de maison se doit de régaler et de mettre ses convives à l’aise, de faire la conversation. On passe les plats comme on passe la parole.
Parfois, cela prend la forme d’obligations sociales pesantes. Dans de nombreuses sociétés très codifiées, un faux-pas, un détail mal réglé entraîne le bannissement de la famille.
Manger marque notre rapport au temps. La mondialisation des corn flakes a symbolisé l’émergence du petit déjeuner comme élément structurant de la journée, désormais rythmée par les horaires de l’usine ou de l’école, à partir de la fin du XIXe siècle. Avec l’apparition de l’éclairage public, le souper qui se prenait entre 14 heures et 16 heures devient le dîner, pris vers 20 heures, et laisse la place à un déjeuner.
À l’inverse, la junk food, les hot-dogs, le pop-corn, les apéritifs, déstructurent le rythme de la journée, se mangent en faisant autre chose, et relèvent davantage de l’agrément et des loisirs (jeux vidéo, TV, matchs, sorties) que d’une réponse à nos besoins chronobiologiques.
L’instantané, le lyophilisé, le surgelé, l’ultra transformé sont indissociables d’un rythme de vie effréné : le métro-boulot-dodo urbain. À l’inverse, les produits frais de saison et le fait-maison sont associés au temps long, à l’accueil et au partage.
…et nos valeurs culturelles
Choisir ce que l’on va manger n’est pas seulement une décision personnelle, c’est aussi une aspiration sociale, presque morale. La cuisine forme les groupes sociaux. Les communautés expatriées se retrouvent ensemble autour des repas traditionnels. Pâques, Noël, Thanksgiving, Pessah ou l’Aïd el-Kébir ont leurs rites de préparation, leurs menus, leurs prières. Dans la tradition juive, le repas de Seder raconte en lui-même Haggadah, la libération de l’esclavage en Égypte. Chaque plat symbolise un pan de l’histoire, scandé de psaumes et de chants10.
Il y avait, dans l’Antiquité, la nourriture des dieux : on n’offrait pas n’importe quoi aux Temples et on ne mangeait pas la même chose que les divinités. Au Japon, pendant le siècle chrétien, de nombreux courants théologiques se sont affrontés pour déterminer quel aliment, de l’huile ou du vin, permettait
au mieux de communiquer avec le divin. Pendant très longtemps au MoyenÂge, l’huile d’olive a été prohibée car exclusivement réservée à la religion.
Dans les grands récits de voyage des XVIe et XVIIe siècle, les populations rencontrées étaient hiérarchisées en fonction de leurs régimes alimentaires : le cannibalisme était bien évidemment le dernier degré de civilisation, mais les mangeurs de chiens, de chats ou de chauve-souris n’étaient pas mieux considérés. Ces populations étaient jugées indignes de la civilisation, un argument particulièrement efficace à l’époque pour justifier l’esclavage.
Associée au plaisir, à la nature, à la santé ou à la mort, l’alimentation se pare de vertus morales, voire même moralisatrices. Les corn flakes, par exemple, sont tout droit sortis de ce rigorisme : son concepteur, le médecin John Harvey Kellogg’s, souhaitait offrir à ses patients du sanatorium de Battle Creek, dans le Michigan, un petit-déjeuner sain et sans plaisir pour les guérir des tentations, source de toutes les maladies. Son régime prescrivait même l’administration des premiers yaourts par voies rectales pour une meilleure purification des intestins…
Que dire encore de la consommation de viande de cheval pour nos sociétés occidentales ? Utilitaire et partageant le quotidien des foyers, le cheval a toujours véhiculé une image symbolique forte. Utilisé pour le transport, les travaux, la chevalerie au Moyen-Âge, il est désormais synonyme de loisir ou de compétition. Pas tout à fait animal de rente, mais pas non plus animal de compagnie, la consommation de sa viande doit beaucoup aux croyances religieuses, sociales ou politiques de son époque. On en consomme lors des guerres ou des famines, mais cela reste condamné par l’Église, qui l’assimile aux pratiques des peuples barbares.
L’apogée de sa consommation intervient en France dans une période de recul du rôle de l’Église dans la vie politique et du développement de la médecine, qui lui attribue de prétendues vertus, notamment contre la tuberculose au début du XXe siècle. La disparition du cheval de trait et la démocratisation des autres viandes rouges signent sa fin en tant que produit alimentaire.
L’alcool, le gras, le sucré, et maintenant la viande, forment ces tabous qui nous culpabilisent. Nos silhouettes elles-mêmes concentrent les regards évaluateurs sur nos modes de vie. Au Royaume-Uni, on estime qu’une femme de 45 ans a entrepris une moyenne de 61 régimes minceur au cours de sa vie11. Aux États- Unis, le secteur de la diététique pèse 72 milliards de dollars. Ce ne sont plus les autorités religieuses, mais désormais les réseaux sociaux qui moralisent nos physionomies, en particulier des jeunes adolescent(e)s.
L’alimentation sait aussi se faire rédemptrice de l’âme et du corps. Le jeûne est une forme de sacrifice religieux, un acte spirituel et communautaire. Certains aliments se voient attribuer des vertus miracles, comme le poivre, qui guérit les maux de ventre, les inflammations, la folie et possède même des propriétés aphrodisiaques. Les vitamines, découvertes en 1910, sont censées soigner les ulcères, les caries dentaires, décupler l’énergie et les facultés intellectuelles. L’alimentation a toujours eu ses religions et ses grands-prêtres.
Alimentation et civilisation
Manger tous ensemble , organiser collectivement l’alimentation, sa production, son stockage, sa distribution (égalitaire ou non) est une mission fondamentalement civilisationnelle. L’être humain a toujours su s’adapter à son environnement, ce qui lui a permis de coloniser des espaces naturels extrêmement variés, d’y puiser ses ressources et d’assurer la survie de la communauté. Avec l’arrivée de l’agriculture il y a 12 000 ans environ, nous sommes intervenus plus directement sur cet environnement, pour le modifier selon nos besoins.
Aux fondements de nos sociétés
Le renversement de notre rapport aux ressources naturelles nous a tout d’abord sédentarisés puis regroupés sous la forme de villages puis de villes. À Jericho, Catalhöyük ou Uruk, ces premiers grands centres urbains du Néolithique, la nécessité de gérer les terres et l’approvisionnement alimentaire de la cité a
généré de nouvelles formes d’organisation : la division du travail, un système de taxation, de redistribution, de prix, et une administration pour coiffer toutes ces nouvelles formes d’échanges. L’écriture et la monnaie apparaissent ainsi que de nouvelles activités telles que l’artisanat et les lieux de culte, qui servaient tout autant à la religion qu’au stockage et à la redistribution des cultures.
À la fin du 1er millénaire après J.-C., la découverte de la rotation des cultures sur trois ans – assolement triennal – de la charrue et de la traction animale fait évoluer l’alimentation humaine et augmenter les apports en protéines végétales. Les hommes et les animaux deviennent plus robustes. Une nouvelle ère scientifique, culturelle et économique s’ouvre, avec des cathédrales beaucoup plus hautes et majestueuses. L’agriculture peut dégager des surplus et nourrir d’autres types de populations : bourgeoisie, savants, philosophes, artistes, commerçants et artisans12.
Au XVIIIe siècle, la mondialisation donne lieu à la diffusion de nouvelles innovations agricoles en Europe. L’introduction du maïs et de la pomme de terre en provenance du Nouveau Monde permet de mieux nourrir les populations régulièrement affamées par des mauvaises récoltes. L’assolement quadriennal, importé d’Angleterre, introduit le trèfle comme nourriture pour le bétail dans les cultures françaises. L’élevage peut se développer sur des terres communales auparavant délaissées, avant qu’elles ne soient progressivement privatisées selon le système des enclosures venu d’Angleterre lui aussi. Le recul de la famine, des épidémies et des guerres – les trois cavaliers de l’Apocalypse – engendre une augmentation de 40 % de la population française pendant cette période. C’est le siècle des Lumières partout en Europe, mais aussi celui du développement de la science agronomique et des premières politiques économiques. Les physiocrates, considérant que « la terre est l’unique source des richesses, et que c’est l’agriculture qui les multiplie »13, posent les bases des premières théories économiques. Adam Smith quant à lui considère que :
« Le grand commerce de toute société civilisée est celui qui s’établit entre les habitants de la ville et ceux de la campagne. Il consiste dans l’échange du produit brut contre le produit manufacturé […] La campagne fournit à la ville des
moyens de subsistance et des matières pour ses manufactures. La ville rembourse ces avances par une partie du produit manufacturé. La ville, dans laquelle il n’y a ni ne peut y avoir aucune production de subsistances, gagne, à proprement parler toute sa subsistance et ses richesses sur la campagne. »14
Les révolutions urbaines du XIXe siècle relèguent les étals des marchés ouverts dans les arrière-boutiques. Les produits, qui étaient surtout proposés frais et ouverts au regard, au toucher, voire au bout de la langue des consommateurs, doivent désormais être emballés pour être conservés et faire gagner du temps et de la place dans les rayons. Le contact direct avec le produit étant coupé, il faut trouver d’autres moyens pour garantir la qualité et gagner la confiance des consommateurs : c’est l’essor des marques et du marketing.
Une affaire politique !
À bien des égards, l’agriculture et l’alimentation des populations posent les jalons de nos théories économiques, monétaires, de la propriété privée, du libre-échange, du lobbying, des instruments financiers de couverture des risques, et de l’économie circulaire.
L’alimentation est d’une telle importance stratégique pour le politique qu’elle entraîne parfois la création de monopoles d’État comme cela a été le cas pour le sel et la vodka, ou le blocage des prix pour le pain.
Nourrir ses populations
Dégager des surplus agricoles impose une nouvelle organisation collective : pour les stocker, les évaluer, les redistribuer et les protéger des attaques extérieures, il faut développer une administration, un système de taxation, de redistribution et une armée. Ce sont les fondements régaliens du politique qui organise la vie de la cité encore aujourd’hui.
Il est très vite apparu qu’une bonne gestion de la cité exigeait de pouvoir nourrir les plus faibles. À Rome, capitale tumultueuse, le Sénat avait mis en place le subventionnement d’une ration mensuelle de grains, l’annona, pour s’assurer de la tranquillité de la population. Et lorsque Jules César souhaita
réduire cette portion pour faire des économies, il dut faire face à de nombreuses émeutes, qui ne prirent fin qu’à son assassinat.
Nourrir la population de Paris, tout aussi bouillonnante que celle de Rome, est également une affaire sérieuse. Sous l’Ancien Régime, l’autorité royale a institué trois zones d’approvisionnement pour la capitale. La première, qui couvre un rayon de 32 kilomètres, est exclusivement destinée à nourrir la capitale. La seconde couronne, qui court jusqu’à la Champagne et la Picardie, est mobilisée en cas de mauvaises récoltes, y compris par la force si nécessaire. La dernière couronne, soit tout le pays, est enfin mobilisée en cas de crise plus sévère. Le contrôle des grains est l’affaire d’une police spéciale qui rapporte directement au roi de France.
Au cœur de la vie alimentaire des Parisiens, les dames de la Halle forment une corporation à part : elles vendent le poisson, les grains ou les légumes, mais surtout elles partagent les nouvelles des récoltes. Un mot de travers ou une rumeur lancée et c’est la capitale qui s’agite. Quand la famine gronde en octobre 1789, ce sont elles qui marchent sur Versailles pour demander au roi de baisser le prix du pain et qui le ramènent au Louvre avec sa famille. C’est à leur initiative qu’il finit par signer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée quelques mois plus tôt.
En définitive, nourrir les populations est une affaire tellement politique que les gouvernements préfèrent sacrifier leurs propres agriculteurs pourvu qu’une alimentation abondante et peu coûteuse soit fournie à ces villes en plein développement, toujours plus consommatrices et instables.
Ceux qui ouvrent la boîte de Pandore de la concurrence internationale sont les Britanniques en abrogeant les Corn laws en 1846. Ces lois formaient un ensemble de protections tarifaires pour les farmers locaux face à la compétition du petit-frère américain. Leur abrogation marque un signal politique clair : nourrir les métropoles est devenu plus important que protéger ses propres agriculteurs.
Ce désarmement politique marque le basculement du pouvoir des zones rurales vers les zones urbaines, et ouvre la voie de la mondialisation.
L’alimentation, témoin des mondialisations
Notre alimentation moderne est l’illustration de l’histoire de notre civilisation : les caravanes de commerce, les grandes découvertes, les vagues d’émigration, les colonisations, les guerres, l’occupation, les résistances puis, bien sûr, l’industrialisation et désormais le néolibéralisme des échanges et le multiculturalisme des goûts.
On doit à ces vagues d’échanges les épices, la pomme de terre, les haricots, le maïs et la tomate du Nouveau Monde. On associe aussi facilement les sushis ou les phôs aux diasporas japonaises ou vietnamiennes, que les bagels à la communauté juive new-yorkaise.
On découvre souvent avec surprise les origines autrichiennes du croissant français, ou asiatiques du ketchup américain et des pâtes italiennes.
Le couscous illustre bien ces phénomènes : emblématique du Maghreb depuis le Moyen-Âge, il en existe autant que de territoires ; la semoule est à base de blé, d’orge, de millet, de sorgho, de manioc, de fonio ou de mil agrémentée de légumes, viande ou poisson, selon la disponibilité locale. Les recettes sont évidemment familiales, du domaine exclusif des femmes, se transmettant oralement de génération en génération. Il accompagne les migrants vers leur terre d’accueil et s’adapte alors : la semoule est importée et tend à se rationaliser. La recette se standardise par fusion avec la culture d’accueil et la merguez y fait son entrée en France alors qu’elle est servie à part au Maghreb. Du fait de son succès parmi les diasporas puis des autres populations, l’industrie agroalimentaire s’en empare pour le mettre en boîte, achevant de rationaliser la recette et les ingrédients. Devenu très facile d’accès, à très bas prix et soutenu par des campagnes de publicité jouant sur un exotisme stéréotypé (le fameux couscous Garbit en 1962), il se diffuse encore plus largement et devient le plat préféré des Français.
L’alimentation comme marqueur identitaire
Si les cultures alimentaires voyagent avec les diasporas, se répandent à travers le monde, s’assimilent et s’enracinent, les plats savent se faire aussi résistance, revendication identitaire ou patrimoniale, comme dans un mouvement de flux et de reflux d’homogénéisation alimentaire mondiale.
Le rhum est une échappatoire concoctée par les esclaves des plantations qui récupèrent la mélasse du jus de canne pressé. Socle des rares réjouissances et moyen de dialoguer avec les morts, il devient le carburant des révoltes contre les colons britanniques.
Le raki, de son côté, fédère les intellectuels et la jeunesse turcs en quête de réformes politiques dans l’Empire ottoman encore très conservateur du XIXe siècle.
Jeter le sel à la mer est devenu le symbole de la résistance de Gandhi contre l’occupation britannique, tout comme déverser le thé dans le port de Boston celui des 13 colonies américaines contre la « taxation sans représentation » de la couronne britannique.
Dans de nombreux pays aujourd’hui, le plat ou le produit national offre un vernis d’identité commune dans des sociétés où sévissent les inégalités : le ceviche péruvien, le maté argentin ou le rooibos sud-africain cachent la fronde rampante des classes laborieuses.
Cet attachement culturel ne demande qu’à s’institutionnaliser pour mieux se défendre. Nos indications géographiques européennes s’exportent désormais à travers le monde : café de Colombie, thé du Darjeeling, harissa, poivre blanc de Penja au Cameroun. Le mouvement de reconnaissance des produits au Patrimoine immatériel de l’UNESCO – régime méditerranéen, gastronomie française, cuisine japonaise, couscous, chili con carne, lato philippin – en est un autre témoignage.
L’alimentation, vecteur et témoin des guerres et du pouvoir
Très proche de nous dans le temps et l’espace, la guerre qui sévit en Ukraine depuis 2022 démontre les jeux de pouvoir et d’influence qui se jouent autour
de la dépendance de l’Afrique et du Moyen Orient vis-à-vis des céréales de cette région du monde, et l’importance capitale de l’alimentation dans la géopolitique mondiale.
La crise alimentaire mondiale de 2007-2008 et ses conséquences dans le monde arabe avait déjà été la partie émergée, brutale aux yeux de l’opinion des pays occidentalisés, du rôle essentiel de l’agriculture et de la sécurité alimentaire dans la stabilité politique des nations.
Comme le raconte si bien Pierre Blanc dans son ouvrage Terres, pouvoirs et conflits : une agro-histoire du monde, des premiers colons irlandais aux ÉtatsUnis à la création du Parti communiste chinois, des FARC en Colombie au rôle de la CIA dans le renversement du gouvernement Àrbenz au Guatemala, des enclosures anglais à la déforestation brésilienne, l’accès aux ressources foncières et hydriques structure notre histoire collective et politique depuis l’Antiquité et raconte le XXe siècle15.
Bien que les événements puissent apparaître isolés les uns des autres, les mécanismes à l’œuvre sont relativement invariants : accaparement des terres et contrôle des populations locales par une puissance colonisatrice – Empire romain, Algérie française, Apartheid ; lutte contre une domination foncière de classe – FARC, Hezbollah, Abou Sayyaf ; migrations – premiers colons américains ; ou outil d’apaisement social – colonisation de l’Ouest américain, déforestation brésilienne.
Le développement des nitrates dans les processus de production agricole doit d’ailleurs tout aux grands conflits mondiaux.
À la fin du XIXe siècle, les grandes puissances occidentales se sont lancées dans une course aux nitrates pour la production d’engrais agricoles mais surtout pour la production de nitroglycérine à destination militaire. La principale source d’approvisionnement de ces nitrates est alors dans le désert d’Atacama. Avec l’augmentation des exportations, la « guerre du nitrate » est déclarée en 1879 entre le Chili, la Bolivie et le Pérou qui revendiquent la possession de ces ressources stratégiques. C’est le Chili qui en prend le contrôle en 1881
après ses victoires contre ses voisins. La question de la sécurité alimentaire est cependant très sensible en Allemagne, dont le territoire ne permet pas de répondre à l’ensemble des besoins, notamment en cas de conflit. Grâce à des financements publics et des marchés militaires garantis, la Badische Anilin – & Sodafabrik, qui simplifiera son nom en BASF plus tard, développe les procédés qui permettent de synthétiser le diazote atmosphérique (N2) sous forme de nitrates, assimilable par les plantes. Cela valut à ses deux chimistes
Fritz Häber, qui démontra le procédé en 1909 et Carl Bosch qui en permit l’industrialisation, le prix Nobel de chimie en 1918. Les procédés ont tout d’abord été utilisés pour alimenter le front en explosifs pendant la première guerre mondiale puis ont été améliorés entre les deux guerres. À la fin de la seconde guerre mondiale, le colossal effort de production d’armement s’est donc tout naturellement reconverti dans cette production d’engrais, le plan Marshall se chargeant d’en conquérir les marchés européens16.
« La nourriture est la force, la nourriture est la paix, la nourriture est la liberté, et la nourriture est une aide pour les gens dont nous voulons la bonne volonté et l’amitié », déclarait John Fitzgerald Kennedy en 1961 au plus fort de la crise avec l’URSS.
L’alimentation est aussi une arme entre les mains des puissances pour construire et renforcer leur zone d’influence au service de leurs objectifs stratégiques : l’aide américaine a été utilisée comme une arme dans la stratégie d’endiguement de l’URSS pendant la guerre froide ou auprès de l’État égyptien qui devait protéger le canal de Suez, essentiel aux échanges mondiaux et à l’OTAN17.
Dans un rapport au Sénat en 1958, l’américain Hubert Humphrey pose les jalons d’une diplomatie alimentaire qui permettrait aux États-Unis de prendre le dessus sur l’URSS. Les premiers mots de ce document sont éloquents :
« L’abondance de nourriture et de fibres est un formidable atout pour l’Amérique dans la lutte mondiale pour la paix et la liberté. Un atout qui attend toujours d’être pleinement utilisé avec audace et compassion […] Une percée dans la conquête de la faim pourrait être plus pertinente dans la guerre froide que la
conquête de l’espace […] Le pain, et non les armes, peut très bien décider de l’avenir de l’humanité. »18
L’auteur de ce rapport deviendra par la suite le 38e Vice-président des ÉtatsUnis auprès du président Lyndon B. Johnson19.
Cette aide américaine stratégique pour leurs intérêts n’est toutefois jamais dénuée d’arrière-pensées économiques : elle est aussi largement utilisée pour écouler les surplus agricoles des farmers américains et les assurer de débouchés internationaux, au détriment des productions et cultures alimentaires locales.
Les plats asiatiques à base de nouilles – ramen au Japon, indomie en Indonésie, budae jjigae en Corée, désormais si populaires et identitaires, sont des adaptations des rations distribuées par les GIs américains sur leurs différents théâtres d’opérations asiatiques qui se sont largement assimilés aux régimes traditionnels locaux. Le terme budae jjigae signifie même le « ragoût de l’armée » en coréen.
Bien avant cela, les compagnies des Indes orientales, hollandaise (créée en 1602) et britannique (créée en 1600, l’une des premières entreprises capitalistes par action), chargées du commerce des épices, du coton, de la soie ou du thé, avaient déjà reçu les pouvoirs de lever des armées, mener des guerres, négocier des traités, établir des colonies et même de battre leur propre monnaie dans l’intérêt de leur capitale.
L’Empire britannique, celui « sur lequel le soleil ne se couche jamais », doit beaucoup à ces nouvelles routes alimentaires. Mais ce système de comptoirs commerciaux se retrouva vite confronté à un problème économique inédit : quand les Britanniques achetaient beaucoup d’épices, de coton ou de soie et surtout de thé, dont ils raffolaient, la Chine n’achetait aucun produit britannique en retour. Cela donna lieu aux premières théories sur l’importance de la balance commerciale. Pour rééquilibrer ces sorties massives de devises, il fallut trouver des produits à écouler. C’est l’opium, en provenance de Calcutta, qui servit de monnaie d’échange. Lorsque le gouverneur de la province de Canton, Lin Zexu, opéra des saisies dans les cales des navires britanniques pour faire
cesser ces trafics, c’est la couronne elle-même qui répliqua en déclenchant les guerres de l’opium (1839 et 1856). Cela finit par l’annexion d’Hong-Kong et la légalisation de ce commerce très lucratif.
Sans être toujours adoubés par une puissance étatique, les systèmes alimentaires frayent aussi avec les activités criminelles. Après tout, la coca, le cannabis ou le pavot sont des cultures agricoles « comme les autres » qui sont aussi récoltées, stockées, transformées et acheminées vers des consommateurs. Elles ont leurs réseaux commerciaux, leur économie internationale et leurs grands opérateurs. La frontière devient de plus en plus poreuse entre les activités criminelles et la distribution alimentaire plus classique. Les narco-trafiquants mexicains ont désormais mis la main sur le commerce de l’avocat, la mafia italienne réalise un chiffre d’affaires de plus de 20 milliards d’euros à travers les filières entières de tomates, jambon, mozzarella, miel, tout en touchant les aides européennes, fixe les prix et écoule de vastes volumes de contrefaçons.20, 21 À l’alimentation qui occupe et oppresse, répond comme souvent l’alimentation qui dialogue et apaise. L’histoire brandit l’image de Richard Nixon et Nikita Kroutchev partageant une bouteille de Pepsi en 1959 comme premiers signes de dégel entre les États-Unis et l’URSS. Pepsi fut à la fin des années 1980 le plus gros vendeur de sous-marins, de frégates de guerre et de tankers pétroliers du monde. Du fait du contrôle des capitaux soviétiques, la multinationale ne pouvait pas rapatrier ses profits auprès de la maison-mère et dut trouver des marchandises russes à réexporter. Le groupe a ainsi longtemps été l’importateur de la vodka Stolichnaya aux États-Unis mais l’effondrement des ventes l’a contraint à regarder d’autres types de marchandises moins conventionnelles. Ce système de troc autour de la vodka puis d’équipements militaires fera dire à Don Kendall, le CEO de Pepsi, que l’entreprise aura fait plus pour le dégel des relations avec l’URSS que toute la diplomatie américaine22.
Il se dit que le roi George VI aurait réussi à s’adjoindre le soutien militaire américain à la veille de la seconde guerre mondiale en redemandant un hotdog à Franklin Roosevelt.
La paix se gagne aussi autour de l’agriculture. En Colombie, la FAO intervient pour aider les autorités à mettre en place la réforme foncière qui avait déclenché la guerre civile avec les FARC depuis les années 1960. Plus de 500 000 hectares ont été restitués à 1 221 familles en 2018. En parallèle, un programme universitaire de formation destiné aux jeunes ou d’anciens paramilitaires des zones de conflits permet de les installer et de leur offrir des opportunités viables sur leurs terres23.
En République démocratique du Congo, des programmes agricoles rapprochent ethnies Bantu et Twa dans un nouveau dialogue de paix et recréent communautés et sécurité alimentaire dans la région du Tanganyika.
À la frontière entre le Soudan et le Soudan du Sud, deux communautés d’éleveurs, les Dinka Ngok et les Misseriya se disputaient les mêmes espaces de pâturages avec des manifestations de violence. Dans cette région instable, la création d’un service de santé vétérinaire a permis de pacifier les relations entre ces communautés et de préserver la stabilité.
Même la rivalité entre juifs et arabes au Proche-Orient trouvait des terrains de discussions autour du houmous ! Signe des temps, les instances militaires nationales, européennes et internationales commencent depuis peu à créer des groupes de travail et à élaborer des stratégies spécifiquement dédiées à l’agriculture pour faire face aux crises à venir et l’intégrer à des plans de paix.
L’alimentation structure l’espace et le débat public
Désormais classée au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO, la baguette de pain n’est pas une tradition française si immémoriale : ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la ville de Paris interdit les grandes cheminées dans lesquelles chacun pouvait encore cuire son gros pain pour plusieurs jours. La sécurité incendie des bâtiments fit migrer la préparation et la distribution du pain des foyers vers les boulangeries. La baguette ne prit sa forme si caractéristique que parce que la réglementation exigea plus tard que les boulangers n’ouvrent leur fournil qu’à partir de quatre heures du matin pour
éviter les nuisances. La forme allongée qu’on lui connaît aujourd’hui n’est finalement qu’une astuce pour permettre une cuisson plus rapide.
Cet emblème du régime alimentaire français n’est qu’un des nombreux avatars de l’évolution de nos produits pour coller aux exigences de la vie urbaine. Aujourd’hui, les tomates arrivent toutes bien rouges et bien rondes – sans défaut, mais sans goût ni nutriments – pour coller aux attentes de consommateurs toujours plus suspicieux.
Les villes d’avant la révolution industrielle étaient littéralement des marchés à ciel ouvert où les cochons, les poules et les carrioles de légumes partageaient l’espace public avec tout un chacun. Les déchets venaient alimenter les zones agricoles à proximité en bouclant le cycle des nutriments. Avec l’industrialisation et l’urbanisation, ces équilibres ont été rompus. Les terres sont désormais trop loin des fosses d’aisance pour pouvoir payer quelqu’un qui transporte le night soil, comme l’appelaient pudiquement les Britanniques. Ces déchets – qui comprenaient donc les fèces et les urines – débordaient des fosses, des jardins et des caves. Ils propageaient les maladies au sein des populations de plus en plus concentrées. En 1854 à Londres, le choléra tua 10 000 personnes à Soho et il fallut la « Grande Puanteur » en 1858 pour enfin aménager un vaste réseau d’évacuation de déchets : les égouts. À Paris, le baron Haussmann redessina les grands boulevards chargés d’évacuer « les miasmes » par ventilation naturelle et de maintenir les foules agitées sous le bon contrôle de la police. Mais son héritage est surtout sous les pieds des Parisiens : 2 600 kilomètres d’égouts.
Alors que l’époque tourne à l’obsession hygiéniste, la nourriture se dissimule progressivement aux yeux de tous : dans les arrière-boutiques, derrière un packaging, à bonne distance des sites de production et de transformation des produits bruts. Les consommateurs, privés des sens développés depuis la naissance de l’humanité pour appréhender l’environnement, doivent s’en remettre, non sans défiance, à des process industriels de stérilisation, pasteurisation, lyophilisation, toujours plus performants et lointains. L’industrialisation alimentaire est indissociable des préoccupations hygiénistes et de l’urbanisation de nos sociétés occidentales.
La nourriture elle-même se dissimule aux regards, mais son image, elle, s’affiche en revanche ostensiblement. Avec le matraquage publicitaire, la nourriture industrielle et ses porte-étendards Coca-Cola, Heineken ou Maggi, décore nos villes, devient paysagère, dessine et oriente l’espace public.
L’exemple le plus emblématique est sans doute le Nigéria où l’absence de cadre législatif ouvre la porte à tous les excès du marketing et de la publicité. En 1988, la holding financière singapourienne Tolaram décide de s’associer à une entreprise indonésienne pour commercialiser les nouilles instantanées Indomie sur le marché nigérian. Grâce à leur faible coût et à leurs facilités de consommation, ces nouilles représentent depuis les deux tiers du marché, à tel point que le nom est entré dans le vocabulaire courant.
Le véritable moteur de cet engouement tient selon Vincent Hiribarren, historien au King’s College de Londres :
« ... [au] matraquage publicitaire calqué sur celui de Coca-Cola ou des cubes Maggi. Dans chaque ville ou village nigérian se trouvent des panneaux publicitaires, des parasols dans les marchés, ainsi que des peintures rouges sur les murs des maisons aux couleurs d’Indomie. L’espace public est ainsi visiblement marqué par la transformation de l’offre alimentaire au Nigéria. Un marketing agressif a aussi étendu l’influence de la marque, que ce soit à la télévision ou à la radio. […] des publicités genrées font la promotion du pack Hungry Man alors qu’existe le pack Full Belly pour les plus affamés. »24
Afin d’étendre leur influence à toute la population, Indomie s’implante aussi dans les écoles. Vincent Hiribarren poursuit :
« Les enfants ont ainsi particulièrement été la cible des opérations de communication depuis le début des années 2000. En pénétrant dans les écoles, l’entreprise a fait le pari de transformer les habitudes alimentaires de toute une génération, et donc de tout un pays ».
Comme le raconte Carolyn Steel, architecte-urbaniste britannique, dans son voyage aux confins des grandes mutations spatiales, sociétales et politiques liées à nos modes de consommation urbains, nos systèmes alimentaires en
viennent même à modifier l’espace public dans des proportions que nous peinons à appréhender25.
En 1994, la Cour suprême de l’État du New-Jersey reconnait dans un avis que : « les centres commerciaux ont remplacé les parcs et les places qui étaient traditionnellement les lieux de la liberté d’expression ». Elle a été saisie lorsque des activistes distribuant des tracts contre la guerre en Irak ont été éjectés par la sécurité d’un centre commercial. La Cour explique que la vie sociale s’étant désormais déplacée du centre-ville vers ces vastes espaces privatisés, le droit fondamental de liberté d’expression doit s’y appliquer.
Les marchés ont toujours été des lieux de rencontres entre amis, voisins, commerçants, des lieux d’échanges de nouvelles et d’organisation de la vie locale où les idées circulent.
Dans l’Athènes antique, l’Agora était une place de marché alimentaire bien avant d’être un lieu de débat public et de démocratie pour tous les citoyens. On y venait pour ses courses autant que pour suivre les procès, les débats oratoires politiques, ou écouter discourir les philosophes comme Socrate, qui affectionnait son emplacement entre les étalages de nourriture et les changeurs de monnaie.
Vers la fin du Moyen-Âge, quand le découpage communal a été instauré, le siège des autorités locales s’érigea en face des places de marchés, autant pour s’installer au cœur de la vie publique que pour surveiller et contrôler les rassemblements de population. C’est aussi sur les lieux de vie publique qu’on exposait les exécutions, comme pour s’assurer que le message soit bien transmis à tout un chacun. Aujourd’hui encore, ce n’est pas étonnant que les autorités politiques choisissent ces espaces pour rencontrer les populations et « faire campagne ».
Au XVIIIe siècle, les tout nouveaux cafés sont des lieux de rencontres de philosophes et de savants, qui aiment s’y retrouver pour parler politique et partager les idées ; c’est l’Agora d’Athènes confinée entre quatre murs, sans la publicité de la foule, mais avec la force de diffusion de l’imprimerie.
Le sociologue allemand Jürgen Habermas appelle cela la « sphère publique bourgeoise » où, pour la première fois, l’opinion publique peut se former.
Comme le relève la Cour du New-Jersey, l’urbanisation modifie profondément les espaces de vie sociale autour de l’alimentation ; elle fait tout d’abord rentrer les étals ouverts en plein air dans des boutiques, puis, avec la motorisation de la société, elle déplace les rayons alimentaires en périphérie des centres urbains, dans des supermarchés de plus en plus vastes. Alors que l’alimentation venait jusqu’à nous auparavant, il est désormais nécessaire de se déplacer.
La distribution alimentaire ne se contente pas de concentrer toute la vie commerçante locale dans de vastes centres privatisés et climatisés. Elle se fait elle-même aménageuse urbaine.
Au Royaume-Uni, une réglementation de 1996 impose aux supermarchés de donner la priorité aux centres-villes pour la construction de nouveaux locaux. Ces règles étant trop contraignantes par rapport à leur modèle de création de grandes surfaces dans des zones où le prix du foncier est encore dérisoire, les grandes chaînes ont su trouver la parade : proposer aux municipalités de bâtir des stades, des habitations abordables ou d’autres infrastructures au service des habitants.
En 2005, dans le quartier de Tolworth, au sud-est de Londres, la chaîne Tesco a investi 100 millions de livres sterling (115 millions d’euros) pour un projet qui comprend un hypermarché de 5 500 m², 835 appartements, un parking de 600 places, des bureaux, 700 m² de commerces et de services à la population, des espaces verts, l’ensemble étant alimenté par des panneaux solaires, du biogaz et le recyclage d’eau de pluie. Sous couvert de projets exemplaires de renouvellement urbain durable, les grandes chaînes de distribution créent elles-mêmes leurs villes entièrement dépendantes d’elles pour s’approvisionner : « Désormais, on construit des centres commerciaux au milieu de nulle part, on met des maisons autour, et on les appelle des villes ».26
En 2006, un rapport de Friends of the Earth (Les Amis de la Terre) a pointé 200 contournements de la réglementation de ce type rien qu’au Royaume-Uni.
Changer les règles du jeu
La cuisine de la transition
Autres titres disponibles aux Éditions La Butineuse :
Hydrater la Terre. Le rôle oublié de l’eau dans la crise climatique, Ananda Fitzsimmons
Terre et climat. Éclairages sur le rapport spécial du GIEC, Patrick Love
Chroniques énergétiques. Clefs pour comprendre l’importance de l’énergie , Greg de Temmerman
Nourrir la terre. Manifeste pour une agriculture régénératrice, Daniel Baertschi
Les agriculteurs ont la Terre entre leurs mains, Paul Luu, avec Marie-Christine Bidault
Chapitre Sept – Dans « systèmes alimentaires », il y a « systèmes »
Chapitre Huit – Faire tourner la machine à nourrir
Chapitre Dix – Systèmes de croyance et de
Une nouvelle mission civilisationnelle pour l’agriculture
Le livre que vous tenez entre vos mains est le second opus d’un travail en trois temps qui vise à mener la transformation des systèmes alimentaires mondiaux.
Bien loin de leur poids très relatif dans le PIB ou la population active occidentale, l’agriculture et l’alimentation sont des enjeux civilisationnels qui ont façonné nos démographies, nos territoires, nos villes, l’organisation de nos sociétés et nos modèles de croissance.
Observer les systèmes alimentaires, c’est décrypter nos modes de vie et nos civilisations. C’est, aujourd’hui, discerner les failles du monde qui nous entoure. Pour bien comprendre cette crise des systèmes alimentaires et ce que cela révèle des fractures de nos sociétés au XXIe siècle, il faut sans doute revenir un instant en arrière pour comprendre comment a été forgé ce modèle actuel pour en faire saillir les ruptures environnementales, économiques et humaines.
Le modèle alimentaire thermo-industriel qui soutient nos sociétés aujourd’hui porte une très lourde responsabilité dans la trajectoire alarmante de nos civilisations modernes : empreinte environnementale, santé et avenir des populations, inégalités, pandémies, gaspillages. Mais la réciproque est tout aussi préoccupante : les bouleversements du climat, des cycles de l’eau, de l’azote ou du phosphore, la destruction de la biodiversité ou des sols vont impacter très durement nos capacités de productions agricoles et faire peser de grands périls sur des populations entières, nos économies et nos sociétés. Disparition des agriculteurs, conflits pour l’accès
aux ressources, migrations intra et inter-étatiques, pénuries, inflations… sont autant de menaces qui pèsent sur nous-mêmes dans le siècle de grands bouleversements que nous allons devoir affronter.
Le constat est alarmiste, certes ! Mais pas défaitiste. Car, dans les recoins de cette gargantuesque machinerie à nous nourrir, fleurissent des modes de pratiques, des réussites, des collaborations, des collectifs, des connaissances pour reconstruire un modèle de développement plus durable, voire régénératif. En repartant de l’agroécologie, de la bioéconomie et du développement des solutions fondées sur la nature, nous avons essayé de tracer les contours d’un modèle alimentaire et même de développement qui irait plus loin que la simple limitation des dommages à l’environnement, qui viserait à régénérer les ressources et les écosystèmes. Sur le terrain, ces innombrables initiatives montrent que l’agriculture et l’alimentation sont aux fondements des solutions qui pourraient nous permettre de reconstruire un nouveau narratif de progrès social, économique et humain, sans doute plus incitatif et plus stimulant, face aux grands défis de demain.
Tel était l’objet du premier ouvrage.
Ce second tome s’inscrit dans un raisonnement plus économique : on explorera tout d’abord un ensemble d’instruments financiers, technologiques et de gouvernance à destination de celles et ceux qui souhaitent agir.
Nous verrons surtout que nous savons non seulement ce qu’il faut faire sur le plan technique, mais que nous avons tous les outils en main pour porter ces transitions. J’irai même plus loin en étant un peu provocateur : ce n’est pas non plus une question d’argent ! La transition agroécologique est rentable et nous disposons largement des financements pour y investir. Cependant, pour efficaces qu’ils soient aujourd’hui sur le terrain, ces outils sont trop timides pour envisager une transformation systémique, à la hauteur de nos défis civilisationnels globaux. Pour construire ces nouvelles normalités autour de l’agroécologie, de la bioéconomie ou des solutions fondées sur la nature, il nous faudra nous attaquer plus frontalement aux « règles du jeu », c’est-à-dire aux dynamiques qui organisent aujourd’hui les
différents maillons des systèmes alimentaires, de la fourche à la fourchette ; producteurs, industriels, distributeurs et nous-mêmes, consommateurs, en passant bien entendu par le rôle des pouvoirs publics, de la science et de la société civile.
Pour celles et ceux qui souhaiteraient aller plus loin dans les réflexions, le dernier opus est à la fois plus macroéconomique et plus prospectif.
Il explore le rôle de la monnaie pour catalyser les transformations –comment construire « une solution pour les solutions », pour reprendre les termes de l’hydrologue Emma Haziza1 – qui permettrait à l’ensemble de ces outils de réaliser pleinement leurs transformations à grande échelle. Il avance quelques suggestions pour lancer le débat et – je l’espère –la révolte des consommateurs !
Notes
1 Haziza, Emma (2022, 20 janvier), Les crises de l’eau, [Émission avec Julien Devaureix], Sismique #79.
Première Partie
On a tous les outils
Il y a beaucoup de raisons pour se lancer dans la transformation de son activité et de ses pratiques. Pour les agriculteurs, les motivations sont très diverses : engagement personnel ou collectif, sens ou liberté retrouvée dans son travail, niches de marché, préservation de son outil de production, adaptation vis-à-vis du changement climatique, indépendance vis-à-vis des variations de prix. Chaque cas est individuel et mérite d’autant plus d’être salué que l’environnement stratégique pousse au contraire à la massification et la standardisation. Malgré quelques exceptions qui font la règle, l’alimentation est un secteur de gros volumes, de très faibles marges et qui comporte beaucoup d’aléas.
Cependant, si l’on souhaite voir ces transformations se généraliser, l’agroécologie et les services écosystémiques devenir le nouveau paradigme de nos systèmes alimentaires, il est indispensable de repenser les modes de rémunération, de créer de nouveaux incitatifs économiques pour tous les maillons de la chaîne, à commencer par les agriculteurs, qui sont à la fois les plus pénalisés et ceux qui portent les plus lourdes responsabilités sur leurs épaules.
La thèse que je défends ici est bel et bien que la transformation des systèmes alimentaires doit être nettement plus rémunératrice pour les agriculteurs. Cela n’exclut en rien les motivations personnelles qui font se lever chaque matin les acteurs du changement, mais leur fournira des moyens pour agir, témoignera de la reconnaissance de leur impact, entraînera la majorité encore piégée dans le modèle thermo-industriel, et engagera de nouvelles dynamiques pour l’attractivité du métier.
Étant donné la crise économique vécue par le monde agricole et la fragilité même de notre capacité à nous nourrir qui en découle, on ne peut pas penser les transitions sans un rééquilibrage massif − j’insiste ! − de la valeur et des investissements au bénéfice de ceux qui nous nourrissent et qui sont les premiers régénérateurs de nos écosystèmes.
Chapitre Un
Transformer les systèmes alimentaires, un agenda politique global
Tout à la fois coupable, victime et solution face aux défis de l’Anthropocène, l’agriculture et notre alimentation sont un sujet de préoccupation grandissant de nos sociétés. Ces questions pénètrent dans les enceintes de discussion internationales les plus médiatisées, comme les Conferences of Parties (les fameuses COP), les sommets de protection de la biodiversité de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le World Economic Forum de Davos ou les sommets de l’ONU. Des acteurs aussi divers que Mark Rutte, l’ancien Premier ministre des Pays-Bas, Wiebe Draijer, le CEO de Rabobank ou le pape François ont pris la plume pour s’engager et le Secrétaire général des Nations unies lui-même, Antonio Guterres, a organisé en 2021 un sommet international dédié aux systèmes alimentaires. Son ambition était claire, il s’agissait d’ :
« [...] éveiller le monde au fait que nous devons tous travailler ensemble pour transformer la façon dont le monde produit, consomme et pense à la nourriture. »1
De plus en plus, l’alimentation et les systèmes alimentaires sont considérés comme la pierre angulaire de la construction du monde d’après. La Commission européenne le reconnaissait pudiquement :
« Les systèmes alimentaires ne peuvent pas résister aux crises comme la pandémie de COVID-19 s’ils ne sont pas durables. Nous devons repenser nos systèmes
alimentaires qui représentent aujourd’hui près du tiers des émissions mondiales de GES, consomment de grandes quantités de ressources naturelles, entraînent une perte de biodiversité et des impacts négatifs sur la santé (en raison de la sous-nutrition et de la suralimentation) et ne permettent pas des revenus et des moyens de subsistance équitables pour tous les acteurs, en particulier pour les agriculteurs.»2
Elle en a fait un axe fort de sa stratégie globale du « Green deal » en leur reconnaissant plusieurs fonctions :
ʶ le lien inextricable entre la santé des hommes, la santé de la planète et la santé des sociétés (One Health) ;
ʶ le rôle fondamental des systèmes alimentaires dans l’adaptation et la lutte contre le réchauffement climatique ;
ʶ l’importance des systèmes alimentaires dans le rééquilibrage de la valeur et l’inclusion ;
ʶ le rôle essentiel des agriculteurs et le besoin d’une juste rémunération à la hauteur des efforts qui leur sont demandés.
On constate dans ces discours politiques un glissement sémantique qui revêt une importance majeure : on ne cible plus seulement les pratiques agricoles, mais c’est bel et bien l’ensemble des conditions de production, de transformation, distribution, consommation ou de gestion des déchets de notre alimentation qui doivent évoluer. Les politiques européennes ont même mené une révolution copernicienne sur l’un de leur plus vieux dogme : la concurrence des prix ! Dans la stratégie européenne « de la fourche à la fourchette », qui est la traduction alimentaire du Pacte vert européen, la Commission ouvre la porte à des réflexions sur les taxes carbone, en mentionnant notamment le fait que le prix de l’alimentation doit « refléter ses coûts réels en termes d’usage des ressources, de pollution, de gaz à effet de serre et d’autres externalités environnementales. »
Cette prise de conscience expose de plus en plus clairement le fait que les réponses aux grands défis de demain, pour l’ensemble de l’humanité comme pour le monde agricole ou agro-alimentaire, ne peuvent plus être trouvées
Chapitre Un - Transformer les systèmes alimentaires, un agenda politique global dans des silos étanches les uns des autres. On ne peut plus traiter les rapports de force dans les filières alimentaires indépendamment de l’eau ou de la biodiversité ; les émissions de gaz à effet de serre (GES) indépendamment de l’accès au foncier, du gaspillage ou de la santé publique ; les cycles de l’azote et du phosphore indépendamment de l’attractivité du métier ; les nouvelles aspirations indépendamment de l’exclusion alimentaire.
Ces réflexions exposent de nouvelles visions systémiques de l’agriculture qui se retrouve au carrefour des enjeux climatiques, alimentaires, géopolitiques, sociétaux ou de santé. Elles appellent des réponses globales intégrant les financements, les soutiens publics, les collaborations public-privé et de nouveaux modèles économiques. L’agriculture est à nouveau considérée comme stratégique pour la transition écologique, pour les agriculteurs, pour les sociétés et pour la paix.
Se nourrir est aux fondements de nos besoins individuels et collectifs les plus essentiels. Réinvestir financièrement et politiquement l’organisation collective de notre alimentation peut jouer un rôle modèle pour une transition à la fois créatrice de valeur et inclusive.
Les différentes formes d’agroécologie, la bioéconomie ou les solutions fondées sur la nature nous en ouvrent les portes. Il nous appartient désormais de les ériger en modèle dominant.
Combien coûte la transition ?
Malgré l’urgence des enjeux planétaires, mener les transformations des systèmes alimentaires pour régénérer les ressources et les écosystèmes ne se décrète pas. Nous devons poser des jalons un peu plus précis et surtout mobiliser des ressources qui soient à la hauteur de ces transformations majeures. Les nombreux sommets internationaux peuvent nous fournir des éléments pour baliser le terrain et les objectifs à atteindre. La plupart de ces défis ont été chiffrés à grands traits :
ʶ L’accord de Paris conclu lors de la COP21 en décembre 2015 fixe un objectif de neutralité carbone en 2050. Selon la Cour des Comptes européenne, cela nécessiterait des financements à hauteur de 1 115 milliards d’euros sur la période 2021-20303. En France, c’est la Stratégie Nationale Bas-Carbone qui porte cette ambition climatique. Ce cap implique désormais de diviser les émissions par un facteur 6 (de 458 MtCO 2éq à 80 MtCO2éq) et d’augmenter les puits de carbone d’un facteur 1,5 4 . La stratégie est révisée périodiquement pour tenir compte de la trajectoire et adapter les objectifs. Cela représenterait 50 à 54 milliards d’euros par an (soit 2,5 % du PIB)5.
ʶ En décembre 2022, la Convention sur la diversité biologique a conclu un accord prévoyant la protection de 30 % des espaces terrestres et 30 % des espaces maritimes d’ici 2030. Cet engagement prévoit la mobilisation de 200 milliards de dollars par an6, mais d’autres recherches tendent à montrer que les réels besoins de financements s’élèvent plutôt à une fourchette comprise entre 722 et 967 milliards de dollars par an7 sur la même période.
Nous en dépensons à peine 130 milliards de dollars actuellement.
ʶ Le défi de Bonn a été adopté en 2011 et visait à restaurer 150 millions d’hectares de terres dégradées d’ici 2020. Il a été complété par la déclaration de New-York (2014) qui ajoute 200 millions d’hectares, soit un total de 350 millions d’hectares à restaurer ou reboiser d’ici 2030. Pour porter cet effort sans précédent, les besoins sont estimés à 830 milliards de dollars8.
Bien d’autres engagements de la communauté internationale, comme le cadre de Sendai (prévention des catastrophes naturelles) ou le programme d’AddisAbeba (financement du développement), viennent compléter ce panorama et ils se recoupent pour beaucoup. Par exemple, la restauration des terres contribuera largement aux objectifs climatiques ou de biodiversité. Si ces exemples donnent des ordres de grandeur pour illustrer les efforts colossaux nécessaires pour mener les transitions, ils ne concernent pas exclusivement les conditions de notre alimentation. En concentrant nos efforts sur ces seuls besoins, la fourchette à retenir est de 300-350 milliards de dollars par an9, soit 3,5 % du chiffre d’affaires mondial du secteur.
De l’importance du collectif
La mobilisation des financements est un préalable nécessaire, mais il n’est pas suffisant pour mener la transition à bien. Encore faut-il savoir où et comment investir. On ne peut pas accomplir la transition dans le monde agricole de la même manière que la transition énergétique ou celle du bâtiment, par exemple. Chacune de ces activités économiques est confrontée à des enjeux différents, qui appellent une organisation et des réponses elles aussi différenciées :
ʶ Par essence, l’agriculture touche à l’ensemble des compartiments terrestres : l’atmosphère, la lithosphère (les sols), l’hydrosphère (le cycle de l’eau) et la biosphère (l’ensemble du vivant). Elle sera toujours consommatrice d’espaces, d’eau, en ayant une empreinte importante sur l’ensemble des limites planétaires. C’est une grande responsabilité, et aussi une grande complexité.
ʶ Pour la lutte contre le changement climatique, comme pour d’autres combats environnementaux, le principal enjeu en agriculture est de répondre aux « émissions diffuses ». Si les rejets de GES sont globalement massifs, ils reposent sur des centaines de milliers, millions, voire milliards de petites sources d’émissions individuelles selon l’échelle géographique considérée. Cela signifie que pour avoir un impact sur la trajectoire d’émissions globales, il est nécessaire d’engager une très large population. La démarche sera donc bien différente de celle d’un gros site industriel par exemple, qui nécessite des investissements importants, mais qui ne mobilise qu’un seul interlocuteur et pour lequel l’impact peut être très rapidement efficace. En somme, il vaut mieux 1 000 personnes qui font un pas, qu’une seule personne qui fait 1 000 pas.
ʶ L’activité agricole est une activité risquée : le capital investi (le foncier, les bâtiments, les équipements) a des périodes d’amortissement très longues, les prix d’achats suivent des tendances lourdes à la baisse, sans compter la volatilité des marchés, les aléas climatiques, économiques, réglementaires et géopolitiques. Ce secteur est mal financé, avec seulement 10 % des agriculteurs dans le monde qui ont accès au crédit et aux assurances
nécessaires pour développer leur activité. C’est aussi l’un des paradoxes rencontrés auprès des investisseurs engagés dans les transitions : les fonds disponibles ont atteint 8 milliards de dollars depuis le début des années 2010, mais 30 % n’ont pas encore trouvé de projets jugés suffisamment viables10.
La question de la transition dans l’agriculture n’est pas seulement une question économique. Elle est également politique et sociale. Si le changement ne peut être que lourdement accompagné par le secteur public, il a besoin de l’engagement de l’ensemble des acteurs avec des modalités de financements, de gouvernances, d’incitatifs et de représentations qui sont encore à créer collectivement11, 12 ,13 ,14, là où les instruments économiques conventionnels : marchés, concurrence, compétitivité-prix, crédit… se montrent largement déficients.
Notes
1. United Nations (2021, 17 avril), Food Systems Summit 2021, United Nations, https://www.un.org/en/ food-systems-summit/about
2. Commission européenne (2020, 5 mai), Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committe of the regions - A Farm to Fork Strategy for a fair, healthy and environmentally-friendly food system, Brussels.
3. Grandjean, Alain et Dufrêne, Nicolas (2020), Une monnaie écologique pour sauver la planète, Odile Jacob, Paris.
4. Ministère de la Transition écologique (2020, mars), Stratégie Nationale Bas-Carbone, Paris.
5. Ledez, Maxime et Hainaut, Hadrien (2021), Panorama des financements climat, I4CE - institute for Climate Economics, Paris.
6. Convention sur la Diversité Biologique, Cadre Mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal (2022, 18 déc.), Projet de décision proposé par le président
7. Tobin-de la Puentes, John et Mitchell, Andrew W. (2021), The Little Book of Investing in Nature, Global Canopy, Oxford.
8. FAO & Global Mechanism of the UNCCD (2015), Sustainable financing for forest and landscape restoration: Opportunities, challenges and the way forward, Rome.
9. The Food and Land Use Coalition (2019), Growing better: Ten Critical Transitions to Transform Food and Land Use.
10. Kois Invest (2018), In collaboration with the Business & Sustainable Development Commission and the Blended Finance TaskForce, Financing sustainable land use. Unlocking business opportunities in sustainable land use with blended finance, London.
11. Faber, Emmanuel et Naidoo, Jay (2014), Innover par la mobilisation des acteurs. 10 propositions pour une nouvelle approche de l’aide au développement, Secrétaire d’État chargé du développement et de la francophonie, Paris.
12. Reed, Mark S., et al., Nevill Crossman (éd.) (2022, 12 janvier), Integrating ecosystem markets to coordinate lanscape-scale public benefits from nature, University of Adelaide, Plos One, vol. 17.
13. Valiorgue, Bertrand (2020), Refonder l’Agriculture à l’heure de l’Anthropocène, Le bord de l’eau.
14. European Investment Bank (2021), Investing in nature: financing conservation and nature-based solutions. A practical guide for Europe, Luxembourg.
Chapitre Deux
La transition est-elle rentable ?
Si on doit mobiliser toutes les énergies et ces montants colossaux de financements, comment peut-on générer cette valeur ? Peut-on avancer que transformer notre alimentation serait rentable ?
Il y a deux manières complémentaires de répondre à cette question : en considérant les perspectives du modèle actuel d’un côté, et en évaluant celles de ce qui fait aujourd’hui consensus comme modèle alimentaire durable de l’autre.
Risques financiers systémiques
L’objectif de cet ouvrage n’est pas de faire un cours de finance internationale. Elle joue cependant un rôle prépondérant dans les orientations des entreprises, les décisions des dirigeants et, in fine, sur notre alimentation. Si elle vise à préserver le modèle actuel, ou au contraire à pousser vers des solutions alternatives, cela change radicalement la donne. Et l’évocation de la rentabilité des différents modèles fait naturellement appel à ces politiques d’investissements.
Cela peut sans doute paraître contre-intuitif, mais la finance commence à se préoccuper sérieusement de la soutenabilité de notre alimentation.
En effet, l’ensemble des investisseurs de la planète fait aujourd’hui face à un risque monumental, celui des actifs échoués (stranded assets) : si vous investissez dans des actions, une usine, une marque, une maison, c’est dans
l’espoir qu’ils produisent suffisamment de valeur pour rembourser votre investissement et même générer une plus-value. C’est ce après quoi court l’ensemble de la finance. Un actif échoué est un investissement qui devient incapable de produire la valeur considérée et qui vous fait perdre de l’argent.
Pour nous tous, ce serait par exemple une maison qui perd la moitié de sa valeur pour cause de retrait-gonflement des argiles menaçant ses fondations ; pour une entreprise, ce serait une usine qui ne peut plus fonctionner à cause des prix de l’énergie ou de ruptures d’approvisionnement ; pour la finance, ce serait une action qui ne vaut plus rien. En économie, ce type de situation survient régulièrement dans les cycles de destruction créatrice, en cas de rupture technologique par exemple, mais le changement climatique, les menaces sur les écosystèmes et les ressources placent ce sujet sur un plan radicalement différent.
Le constat est sans appel et il émane directement du département d’État de l’agriculture américain (USDA) :
« Les facteurs de risques environnementaux, tels que les catastrophes naturelles, le changement climatique et la rareté de l’eau, qui peuvent entraîner la dépréciation des actifs agricoles, sont mal compris dans le contexte des chaînes de valeur alimentaires. La valeur à risque (VaR) à l’échelle mondiale est importante dans l’agriculture en raison de la surexposition aux actifs échoués dans l’ensemble des systèmes économiques et financiers. »1
Ce que nous dit le département d’État américain, c’est que si vous investissez aujourd’hui dans le modèle alimentaire thermo-industriel, votre investissement ne sera sans doute pas aussi rentable qu’annoncé. Il sera surtout de plus en plus risqué. Les usines, les machines et même le capital immatériel comme les marques, les brevets ou les compétences, seront de moins en moins adaptés pour vous faire gagner de l’argent en Anthropocène. L’université d’Oxford a tenté une modélisation économique : selon leurs calculs, l’ensemble des mauvaises pratiques et les conséquences que nous allons subir coûte 2 400 milliards de dollars par an au stock actuel d’investissements (estimé à 13 800 milliards de dollars) : cela signifie une perte de 17 % de son argent en investissant aujourd’hui.2
Ce mode de raisonnement est tout aussi valable pour l’ensemble de l’économie et on est très loin d’en imaginer les proportions : certains experts considèrent que nous serions dans une « bulle de carbone », c’est-à-dire une bulle financière disproportionnée par rapport à une réalité physique et économique compatible avec un scénario à +2 °C. Cette bulle est estimée à 28 000 milliards de dollars3. À titre de comparaison, le renflouement du système financier lors de la crise de 2008 n’aura coûté « que » 1 000 milliards de dollars. Le réseau indépendant « Principles for Responsible Investments » (PRI), soutenu par les Nations unies, qui milite pour l’investissement responsable, a calculé que les grandes entreprises perdraient ainsi 62 % de leur valeur si les États mettaient réellement en œuvre les accords de Paris4.
Comme le soulignait Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre dans un discours resté célèbre en 2015, « la tragédie des horizons », « Une fois que le changement climatique deviendra une réalité pour la stabilité financière, il sera vraisemblablement déjà trop tard ».
Si les chiffres restent un peu conceptuels à l’échelle de la finance mondiale, ce sujet a aussi des implications beaucoup plus concrètes : les agriculteurs qui se sont lourdement endettés pour investir dans des équipements très performants risquent eux aussi de se voir ruinés au moment de la cession de leur exploitation pour financer leur retraite5.
Ce à quoi le monde de la finance − et le monde économique en général − est très mal préparé, c’est que l’ensemble de l’environnement économique sera radicalement différent. Deux grandes catégories de risques pèsent désormais sur les acteurs : « les risques physiques » et « les risques de transition ».
Les risques physiques concernent les ruptures des conditions de production. L’université d’Oxford en relève six6 :
ʶ la baisse de la disponibilité en eau potable ;
ʶ la dégradation de la fertilité des sols et de la pollinisation des cultures ;
ʶ l’augmentation de la variabilité du climat ;
ʶ le changement des zones de production ;
ʶ l’augmentation des maladies et des virus ;
ʶ l’augmentation des ravageurs de culture.
Les risques de transition regroupent l’ensemble des conditions économiques, sociales ou politiques qui seront elles aussi profondément bouleversées par les dérèglements de notre environnement : changements radicaux de comportements des consommateurs, réglementation, fiscalité, fuite des talents, boycotts, procès, activisme actionnarial, tarification des émissions. L’engagement citoyen pour l’environnement et le climat investit tous les fronts, ce qui bouleverse profondément le cadre stratégique des dirigeants. PierreYves Gomez, professeur de management à l’EM Lyon résume très bien ces mutations historiques sur son blog :
« Les exigences écologiques ou sociales à l’égard des producteurs annoncent et contribuent à la transformation inévitable de la consommation, comparable à celle qui a débuté dans les années 1930. À l’époque, les revendications sociales et politiques concernant l’accroissement des revenus ou la sécurité sociale, que nombre de patrons considéraient déjà comme farfelues, préparaient la consommation de masse et la société de loisirs qui assurèrent la croissance jusqu’à aujourd’hui. Nous vivons un bouleversement socio-économique inverse, aussi lent mais aussi radical dont la “sociétalisation” est l’expression : celui de sociétés qui après l’exubérance économique de la deuxième partie du XXe siècle doivent trouver un chemin de prospérité dans la sobriété. »7
Sans prétendre à l’exhaustivité, un rapide tour d’horizon de signaux qui ne sont plus si faibles montre l’étendue des tensions qui vont contraindre l’activité des entreprises :
ʶ Le Flygskam, la honte de prendre l’avion, est issu de la patrie de Greta Thunberg, qui mène les marches de la jeunesse contre l’inaction des décideurs. Désormais les promotions des meilleures écoles d’ingénieur et business schools annoncent publiquement refuser de travailler chez les grands groupes trop émetteurs.
ʶ Le 20 décembre 2019, la Cour suprême des Pays-Bas condamnait définitivement l’État néerlandais à réduire de 25 % ses émissions des
GES par rapport à 1990. En France, l’« Affaire du Siècle » met la justice climatique sur le devant de la scène au nom de ses 2 millions de signatures de citoyens. En 2017, l’ONU recensait 900 procès climatiques à travers le monde8
ʶ En janvier 2020, Larry Fink, le CEO de BlackRock, le plus gros gestionnaire d’actifs du monde, prévenait les chefs d’entreprises de son immense portefeuille d’investissements :
« Les entreprises, les investisseurs et les gouvernements doivent se préparer à une réallocation significative des capitaux. [...] À l’avenir, une transparence accrue sur les questions de durabilité constituera un atout essentiel pour la capacité de chaque entreprise à attirer des capitaux. [...] Alors que de plus en plus d’investisseurs choisissent d’orienter leurs investissements vers des entreprises axées sur la durabilité, le changement tectonique que nous observons s’accélérera davantage. Et parce que cela aura un impact si dramatique sur la répartition du capital, chaque équipe de direction et chaque conseil d’administration devront examiner comment cela affectera les actions de leur entreprise. »
Semblant lui emboîter le pas, 518 des plus grands investisseurs internationaux ‒ 47 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion tout de même ! ‒, se sont engagés à réduire les émissions des plus grosses compagnies émettrices mondiales9. Cette année-là, 25 % des résolutions portées à l’agenda des assemblées générales d’actionnaires portaient sur l’environnement et le risque climatique10.
ʶ La Banque centrale européenne elle-même commence à faire évoluer sa doctrine pour mieux y intégrer le risque climatique. Elle a conduit un stresstest à l’été 2021 qui semble montrer que les bénéfices de la transition seraient largement amortis sur le moyen-long terme pour la plupart des secteurs d’activité11. Elle a annoncé également que les critères climatiques seraient désormais plus largement intégrés aux exigences de transparence financière, de gestion des risques, de l’acceptation des collatéraux et des rachats d’actifs. Ce qui peut sembler technique à première lecture devient nettement moins anodin quand on regarde les sommes en jeu : 12 000 milliards d’euros d’actifs éligibles au collatéral, 1 752 milliards d’euros d’en-cours de prêts de
refinancements de long terme et 3 530 milliards d’euros de titres détenus avec la politique de rachats d’actifs depuis 201512.
Des modèles de production très rentables en apparence
Le monde bouge, à bas bruits, mais en matière économique, l’inaction n’est déjà plus une option. Transformer nos agricultures et nos systèmes alimentaires ne signifie pas pour autant un effondrement généralisé de toute une économie, loin de là. Il se pourrait même que cela s’avère particulièrement rentable sur le long terme.
La mobilisation des acteurs et des financements exigeant aussi une part de rêve, plusieurs travaux prospectifs internationaux laissent contemplatifs : sur les seuls systèmes alimentaires, l’ensemble des opportunités de marchés estimées s’élèvent à des niveaux stratosphériques, entre 3 600 et 4 500 milliards de dollars par an13, 14 à l’horizon 2030, voire 12 000 milliards de dollars d’économies nettes (c’est-à-dire une fois retranchés les investissements initiaux) à l’horizon 2050… Ces études évoquent par ailleurs la création de 191 millions d’emplois.
Parmi les pistes évoquées, il y a largement de quoi séduire n’importe quel investisseur : l’agriculture de conservation ? 57 fois la mise ; l’agriculture régénératrice ? 34 fois la mise ; la restauration des terres agricoles ? 19 fois la mise ; l’agroforesterie multistrates ? 27 fois la mise ; une meilleure gestion des pâturages ? 16 fois la mise15 ; la lutte contre le gaspillage alimentaire ? 14 fois la mise16… La Banque mondiale, qui s’est penchée sur la question agricole, estime quant à elle qu’investir dans l’agriculture a un effet quatre fois plus important en termes de développement économique et humain que dans n’importe quel autre secteur17. La Commission européenne va encore plus loin, en reprenant à son compte de la littérature scientifique qui estime que le rapport coûts-bénéfices de la transition écologique serait même de 100 pour 1.
Ces solutions, contrairement à de nombreuses craintes exprimées, sont loin de menacer la sécurité alimentaire mondiale : on sait, selon la FAO, que nous serions déjà en capacité de nourrir jusqu’à 9 milliards de personnes sur terre en rééquilibrant nos régimes alimentaires, la distribution mondiale, et en étant plus efficaces contre le gaspillage18, 19. Tous les experts qui ont travaillé sur ces solutions évoquent également les immenses gisements de production que représentent par exemple l’amélioration des techniques culturales sur le riz (+477 millions de tonnes) ou la restauration des terres agricoles dégradées (+9,5 milliards de tonnes de céréales). Ajoutons-y les millions d’hectares qui ne sont pas mis en culture aujourd’hui faute de rentabilité pour commencer à peine à embrasser l’immensité de ces potentiels. Huit millions d’hectares ne sont pas plantés chaque année aux États-Unis. En France, où l’on commence à peine à se réintéresser aux friches agricoles, certains recensements montrent que jusqu’à un tiers de la surface agricole n’est plus cultivée20.
Une rentabilité qui questionne nos modèles économiques
Il n’y a finalement rien de très étonnant à la lecture de ces chiffres un peu sensationnalistes, si on se rappelle que les services rendus – gratuitement – par la nature sont de même ordre de grandeur que le PIB mondial21.
Évidemment, clamer les bénéfices de la transition sur le long terme ne suffit pas à attirer des afflux massifs de capitaux pour financer les agriculteurs et les territoires… Les investisseurs s’y seraient rués depuis longtemps s’ils percevaient si facilement ces niveaux de retour sur investissements. Il faut se pencher un peu dans les détails pour mieux comprendre les dynamiques et les limites de l’exercice.
Les conclusions des économistes qui ont analysé les rapports coûts/bénéfices de la préservation des écosystèmes sont de plus en plus convaincantes. La plupart des retours de terrain22, 23, 24, 25, 26, 27 montrent que les avantages sont réels, mais ils mettent en relief le fait que le retour sur investissements n’est pas toujours directement profitable à celui qui en supporte les coûts.
Ces bénéfices sont largement partagés. Il y a l’environnement, en premier lieu, mais aussi les pouvoirs publics grâce au développement économique, à la baisse des dépenses de santé, d’infrastructures, de services publics ou de reconstruction. Les populations gagnent en sécurité, en disponibilité des ressources, en bien-être, en opportunités de développement. Bien entendu, les acteurs économiques bénéficient de la préservation de leurs actifs et des marchés, de la sécurisation des chaînes d’approvisionnement, de la baisse des primes d’assurances, de possibilités de diversification.
Une étude nationale a mesuré les effets économiques de la restauration des écosystèmes aux États-Unis. Elle y montre que pour 1 dollar investi :
ʶ 0,20 dollar revient au gouvernement fédéral sous forme d’impôt.
ʶ 2,40 dollars sont générés sous forme d’activité économique.
ʶ 1,50 dollar de PIB est nouvellement créé.
Sur le plan national, cette étude a calculé que le secteur de la restauration écologique employait 126 000 personnes et générait directement un chiffre d’affaires de 9,5 milliards de dollars. Ses effets d’entraînement dans d’autres filières s’élevaient à 15 milliards de dollars, pour 95 000 emplois supplémentaires.
À plus large échelle, le cabinet McKinsey a mené quelques estimations sur les rapports coûts-bénéfices de la protection des zones naturelles. Il a estimé que pour un coût annuel estimé à 140 milliards de dollars :
ʶ Le retour sur investissement global serait compris entre 290 et 470 milliards de dollars.
ʶ Entre 400 000 et 650 000 nouveaux emplois directs et 30 millions d’autres emplois dans le secteur de l’écotourisme et de la pêche durable seraient créés.
ʶ Cela réduirait les émissions de 0,9 à 2,6 milliards tCO2éq.
Le FMI s’est essayé à l’exercice de quantification et son verdict est sans appel : investir aujourd’hui dans la protection des écosystèmes rapporterait sept fois l’investissement initial quand les politiques actuelles de soutien à l’agriculture
conventionnelle ne couvrent même pas les fonds de départ28. La protection et la restauration des mangroves, des zones humides et de captage d’eau ou même celle des récifs coralliens démontrent des taux de rentabilité qui feraient frémir les investisseurs les plus avisés !
Malgré ces opportunités de marché et les retours d’expérience frappants sur des projets de terrain et dans la littérature économique, la difficulté à changer de modèle, et à passer à l’échelle l’ensemble de ces modes de production, tient donc surtout au partage de cette valeur commune.
Les bénéfices sont collectifs, sur le long terme, et parfois à de (trop) larges distances des investissements nécessaires. Ils sont difficilement monnayables directement pour les financeurs. On parle alors de financing gap (écart de financement).
Décaler le regard
Mettons en perspectives ces deux aspects de la question de la rentabilité des modèles : si on regarde derrière nous, les performances historiques et les études de marché auraient tendance à nous laisser croire qu’on pourrait continuer à gagner de l’argent avec le modèle actuel, puisque c’est ce que l’on constate aujourd’hui autour de nous. Mais si on fait un pas de côté pour regarder désormais devant nous, en y intégrant l’ensemble des bouleversements à venir, physiques et sociétaux, transformer nos systèmes alimentaires apparaît alors largement plus profitable dans un monde en ruptures multiples.
En revanche, nos modèles économiques conventionnels apparaissent bien désarmés pour aborder toute l’incertitude de cet avenir et pour résoudre l’équation « investissements privés – bénéfices sociabilisés ».
Il ne s’agit pas que d’une question académique : 200 000 milliards de dollars29 dorment dans les coffres-forts des banques du monde. Comment les mobiliser à bon escient pour notre avenir ?
Notes
1. Reddy, Vangimalla R. et Anbumozhi, Venkatachalam (2017), Managing Stranded Assets and Protecting Food Value Chains from Natural Disasters, United States Department of Agriculture.
2. Caldecott, Ben, Howarth, Nicholas et McSharry, Patrick (2013), Stranded Assets in Agriculture: protecting value from environment-related risks, Smith School of Enterprise and the Environment, University of Oxford.
3. Carbon Tracker & The Grantham Research Institute, London School of Economics (2015), Carbone non exploitable 2013 : capital gaspillé et actifs dévalorisés.
4. Principles for Responsible Investing (2020), PRI reporting framework.Overview and structure, UNEP Finance Initiative, United Nations Global Compact, London.
5. Bonvillain, Thomas, Rogissart, Lucile et Foucherot, Claudine (2023), Transition de l’élevage : gérer les investissements passés et à venir, Institute for Climate Economics, Paris.
6. Caldecott, Ben, Howarth, Nicholas et McSharry, Patrick, op. cit.
7. Gomez, Pierre-Yves (2023, 27 mars), « Ce que révèlent les “raisons d’être” pompeuses », Blog de PierreYves Gomez, https://pierre-yves-gomez.fr/ce-que-revelent-les-raisons-detre-pompeuses-la-societalisationepisode-5/
8. UNEP (2017), « L’état du contentieux climatique », Revue mondiale
9. Dimson, Elroy, Karakas, Oguzhan et Li, Xi (2021), « Coordinated engagements », Financial Working Paper, University of Cambridge, European corporate governance institute.
10. Garnier, Lionel (2021, 26 avril), « Les résolutions climat, stars des assemblées générales », Le Revenu.
11. Alogoskoufis, Spyros, et al. (2021), « ECB economy-wide climate stress test, Methodology and results », European Central Bank, Occasional Paper Series
12. Couppey-Soubeyran, Jézabel (2020), Le rôle de la politique monétaire dans la transition écologique : un tour d’horizon des différentes options de verdissement, Institut Veblen pour les réformes économiques.
13. WBCSD (2020), The circular bioeconomy: A business opportunity contributing to a sustainable world, World Business Council for Sustainable Development, Geneva.
14. The Food and Land Use Coalition (2019), Growing better: Ten Critical Transitions to Transform Food and Land Use
15. Hawken, Paul (2017), Drawdown. The Most Comprehensive Plan Ever Proposed To Reverse Global Warming, Penguin Books, New-York.
16. Hanson, Craig et Mitchell, Peter (2017), The business case for reducing food loss and waste, Champions 12.3, Washington D.C.
17. Townsend, Robert F (2015), Ending Poverty and Hunger by 2030. An agenda for the global food system, World Bank Group, Washington D.C.
18. D’Odorico, Paolo, et al. (2014, 12 août), « Feeding humanity through global food trade », Eart’s Future, pp. 458-469.
19. Gerten, Dieter, et al. (2020, 20 janvier), « Feeding ten billion people is possible within four terrestrial planetary boundaries », Nature Sustainability, pp. 200-208.
20. Bottero, Laurence (2020, 7 février), « Où en est Open Friche Map, l’appli qui sert l’aménagement du territoire ? », La Tribune Provence-Alpes-Côtes d’Azur.
21. IPCC (2019), Climate Change and Land. An IPCC Special report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems, Summary for policymakers, Intergovernmental Panel on Climate change.
22. Lawrence, Deborah et Vandecar, Karen (2014, 18 december), « Effects of tropical deforestation on climate and agriculture », Nature Climate Change, pp. 27-36.
23. Global Commission on Adaptation (2019), Adapt now: a global call for leadership on climate resilience
24. McDonald, Robert et Shemie, Daniel (2014), Urban Water Blueprint: mapping conservation solutions to the global water challenge, The Nature Conservancy, Washington D.C.
25. BenDor, Todd, et al. (2015, 17 juin), « Estimating the Size and Impact of the Ecological Restoration Economy », PLOS ONE
26. Tobin-de la Puentes, John et Mitchell, Andrew W (2021), The Little Book of Investing in Nature, Global Canopy, Oxford.
27. IPBES (2019), Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services, Bonn, IPBES Secretariat.
28. Batini, Nicoletta, et al. (2021, 19 mars), « Building Back Better: How Big Are Green Spending Multipliers? », International Monetary Fund, IMF Working Paper
29. Allianz Research (2021), Allianz Global Wealth Report 2021.
Changer les règles du jeu
Manger, régénérer
Autres titres disponibles aux Éditions La Butineuse :
Hydrater la Terre. Le rôle oublié de l’eau dans la crise climatique, Ananda Fitzsimmons
Terre et climat. Éclairages sur le rapport spécial du GIEC, Patrick Love
Chroniques énergétiques. Clefs pour comprendre l’importance de l’énergie , Greg de Temmerman
Nourrir la terre. Manifeste pour une agriculture régénératrice, Daniel Baertschi
Les agriculteurs ont la Terre entre leurs mains, Paul Luu, avec Marie-Christine Bidault
Chapitre Quatre – Transformer les systèmes alimentaires et l’économie ?
De la démonstration de faisabilité à Bretton Woods, comment mener la transformation ?
Repenser la notion de valeur et la monnaie
Soyons un peu transgressif : la transition écologique agricole et alimentaire n’est pas une question d’argent. Elle n’est pas non plus une question de volonté politique ni une menace pour la sécurité alimentaire mondiale. Il ne suffira pas d’informer ou de travailler sur l’éducation pour régénérer les ressources ou les écosystèmes ; les dynamiques propres au fonctionnement des systèmes complexes nous mettent en garde contre les solutions trop simplistes.
Ce résumé est volontairement provocateur, et la réalité est évidemment plus nuancée : les questions d’éducation, de soutiens institutionnels ou de financements demeurent fondamentaux, et nous avons eu l’occasion de les explorer en détail dans les ouvrages précédents. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’une question de civilisation qui interroge largement nos modes de vie, nos schémas mentaux, nos grands récits collectifs, nos institutions et nos outils de coopération.
Pour mener la transition agroécologique, nous avons en main tous les outils et progressons chaque jour grâce à la recherche et aux innovations de terrain : pratiques agricoles durables, solutions fondées sur la nature (ou NatureBased Solutions), rémunération des impacts sociaux et environnementaux, outils financiers, technologies, innovations sociales. Nous avons aussi relevé que la plupart de ces innovations ou outils fonctionnent en silo, ont des impacts importants mais localisés, souvent temporaires, quand ils ne sont pas concurrents. Malgré l’engouement des pouvoirs publics et des financements disponibles, les systèmes alimentaires modernes et leurs règles
du jeu, fondées sur la massification et la commoditisation pour le plus grand nombre, la productivité par hectare et la concentration des acteurs, ne permettront pas de résoudre les enjeux globaux auxquels l’humanité est confrontée. Pour mener le passage à l’échelle, ce sont bien des règles du jeu qu’il s’agit de changer.
On a tous les ingrédients pour reconstruire une organisation de notre alimentation qui régénère les ressources, les écosystèmes et peut-être même notre santé, physique et psychique. Pour porter cette transformation globale, il nous manque encore à faire système, c’est-à-dire développer une nouvelle grammaire économique qui oriente le comportement des maillons de la chaîne, du producteur au consommateur, dans une nouvelle direction.
Repenchons-nous sur la notion même de valeur : toutes les bonnes business schools enseignent à leurs étudiants que la valeur se créé lorsque le produit ou le service répond à un besoin marchand, que quelqu’un est prêt à payer pour se le procurer. Il n’y a pas de valeur morale là-dedans : les armes, la drogue ou la prostitution génèrent autant de valeur que des produits bio ou les études de nos enfants.
Si nous reconsidérons maintenant la question en y introduisant une perspective climatique et environnementale, pouvons-nous imaginer une valeur qui se redéfinisse comme « la capacité à répondre à un besoin marchand ET à régénérer les ressources et les écosystèmes » ?
L’intégration de la dimension du carbone dans la réorientation de l’économie commence déjà à faire son apparition : de grands économistes plaident pour l’intégration de systèmes de bonus-malus environnementaux1, 2, quelques entreprises pionnières tentent d’intégrer une valeur sociale du carbone (shadow pricing) à leur rapport extra-financier, voire dans leurs évaluations financières. Des banques de développement multilatérales comme la Banque mondiale ou la Banque européenne d’investissements l’intègrent également dans leurs calculs de rentabilité et le gouvernement britannique évalue ses politiques publiques à cet aune depuis 20073.
Pour faire évoluer les comportements économiques, l’un des meilleurs outils reste le signal-prix, car nous arbitrons constamment nos achats en fonction de notre budget. Il en va de même tout le long des chaînes de valeur, qui cherchent à se procurer les meilleurs produits, au meilleur prix ou à prendre des décisions en fonction de leur rentabilité future. Pour réorienter l’ensemble de ces milliards de petites décisions – individuelles ou collectives –, il nous faut nous attaquer à un totem presque aussi vieux que l’agriculture : la monnaie.
La monnaie, catalyseur de nos sociétés
Si l’agriculture renvoie à des questions civilisatrices, la monnaie joue un rôle tout aussi fondamental dans l’organisation de nos sociétés. Elle est l’outil économique de la collaboration entre les êtres humains. Elle permet de satisfaire ses besoins par la coopération avec les autres, sans avoir la nécessité de tout produire soi-même.
La monnaie est l’instrument de la confiance avec les autres, mais aussi de la confiance dans l’avenir : l’assurance de pouvoir se procurer ce dont nous aurons besoin demain. Quand le salaire tombe sur le compte en banque, on sait ce que l’on pourra se payer et, hors période exceptionnelle d’inflation incontrôlable, on pourra faire le même plein de courses en fin de mois et continuer à nourrir sa famille. Cela peut paraître insignifiant, dit ainsi, mais au cours de notre évolution c’est ce qui nous a permis de ne plus avoir à aller chasser ou cueillir au jour le jour, de dégager des surplus – notamment agricoles – pour nourrir d’autres populations, spécialiser et développer de nouveaux corps de métier, artisanaux, religieux et administratifs, y compris militaires. La monnaie partage avec le stockage la vertu de pouvoir se procurer les ressources dont on a besoin entre deux récoltes annuelles. La monnaie peut être stockée et transportée sans s’abîmer. Elle permet de différer l’échange dans le temps et dans l’espace.
La monnaie est « une protection contre l’incertitude » (Michel Aglietta) et ce qui permet la division du travail.
Elle est aux fondements du contrat social au sein d’une société car elle suppose une forme de consentement mutuel aux échanges. Mais pour exercer pleinement ce magistère de confiance sur la vie économique, sociale et politique de la cité, la monnaie doit rassembler trois vertus indispensables4 :
ʶ être un outil d’échange : c’est-à-dire être acceptée et reconnue par tout le monde ;
ʶ être un outil de mesure de valeur : c’est-à-dire pouvoir permettre de mesurer et comparer les biens (ou les services) entre eux et dans le temps ;
ʶ être une réserve de valeur : c’est-à-dire pouvoir se procurer un bien de même valeur dans le futur.
Contrairement à ce que les théories économiques dominantes tendent à laisser croire, la monnaie n’est pas neutre, elle oriente nos comportements, personnels et collectifs dans des proportions que seul le recul historique permet d’apprécier pleinement.
Au Ve siècle av. J.-C., par exemple, pour sécuriser le commerce en Méditerranée, les agents de changes et les marchands développèrent un système d’écriture des comptes afin d’éviter de transporter des pièces, trop malaisées et qui attiraient la convoitise des pirates. Ce sera la première monnaie scripturale, qui permettra ensuite à ces agents de change de pouvoir prêter de l’argent par le simple ajout de la somme sur le livre de compte. Ce ne sera que grâce au perfectionnement de ces mécanismes que le commerce, puis l’économie, les arts, la culture ou les sciences, se développeront tout autour de la Méditerranée.
Plus tard, pour satisfaire l’appétit démesuré de sa capitale, l’Empire romain entreprendra l’unification monétaire de ses provinces : entre -157 et -50 av. J.-C., la monnaie en circulation sera multipliée par 10, permettant de développer le commerce autour de la Méditerranée et de maintenir le
pouvoir pendant plusieurs siècles sur cet espace aussi vaste5. Mais en jouant avec la valeur intrinsèque des pièces de monnaie grâce à la technique du « débasement », qui consiste à diminuer la masse d’or ou d’argent dans les pièces tout en conservant sa valeur faciale, afin de pallier coûte que coûte la baisse vertigineuse des rentrées fiscales, l’empereur Gallienus accéléra une inflation déjà perceptible. Entre l’an 256 et l’an 280, les prix furent eux aussi multipliés par 10 ; la contestation toucha toutes les populations, y compris à Rome, qui refusa de payer les impôts. Les maigres recettes fiscales chutant encore plus lourdement, l’Empire fut incapable de payer ses armées, qui se mirent alors à rançonner les campagnes. Impuissant à maintenir l’État, l’armée et même les populations, il chutera deux siècles plus tard.
Il faudra attendre le XVI e siècle pour retrouver un niveau de vie comparable à la splendeur de Rome, notamment grâce aux marchands lombards qui réintroduisirent, dès le XIIIe et XIVe siècle, la lettre de change pour sécuriser le commerce et redéveloppèrent, malgré la désapprobation de la religion, le crédit. Les grandes familles commerçantes italiennes se substitueront à l’Église pour financer les arts, la culture et les sciences, ouvrant ainsi la Renaissance et un contre-récit à la doctrine religieuse : l’émergence des idées des Lumières.
En 1640, le roi anglais Charles 1 er, ruiné par les guerres, se mit en tête de saisir l’or que les négociants déposaient en garantie à la Tour de Londres. Leur réaction fut lapidaire ; ils se ruèrent sur leurs dépôts pour les confier aux agents de change, qui purent alors reproduire ce qui a fait le succès des Lombards quelques siècles plus tôt et celui de l’Empire romain au début de notre ère. Pour faciliter les entrées et les sorties de fonds, ils fournirent des reçus échangeables simplifiés, sans mention de son détenteur (« payable à vue, au porteur et en espèces ») et prêter de l’argent, pourvu que le maximum de transferts s’effectuent sans retrait de pièces, qui avaient seul cour légal à l’époque. Ils se mirent à jouer le rôle de banquier et à dématérialiser l’argent. Au début du XVIIIe siècle,
la monnaie scripturale, institutionnalisée sous la forme moderne de billets de banque ainsi que de prêts consentis, dépassait la quantité de pièces en circulation. À la même époque, en Écosse, les banques proposèrent même d’accorder un prêt dès lors que deux personnes pouvaient se porter garant de l’emprunteur. Ce nouveau système fit boule de neige : un fournisseur pouvait alors se porter garant d’un potentiel client, qui lui permettait en retour d’augmenter ses ventes. Pour la première fois, des prêts purent être accordés à des personnes ayant des compétences techniques et non sur leur seule fortune personnelle. Les petites échoppes purent se développer en usines de production, l’innovation put être financée : le système monétaire, financier et bancaire britannique venait de lancer la révolution industrielle, avec un siècle d’avance sur ses voisins européens.
La période d’industrialisation, de mondialisation, de croissance économique d’après-guerre est indissociable de l’ordre monétaire mondial mis en place lors de la conférence de Bretton Woods en juillet 19446 . Dans ses fondations, cette conférence poursuivait des objectifs très clairs : encourager la coopération entre les États à travers le commerce international pour assurer la paix, soutenir et développer les pays en difficulté pour qu’ils puissent participer à cette grande mondialisation, ce qui présidera à la naissance du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Tout comme ce qui présida à la création de l’Union européenne, les dirigeants de l’époque étaient persuadés que le commerce entre nations était le meilleur moyen de les désarmer.
De manière moins explicite mais tout aussi ferme, il s’agissait aussi d’asseoir la domination américaine à travers le rôle de réserve de change du dollar.
C’est cette stabilité et cette doctrine américaine qui auront, malgré les crises politiques (décolonisation, guerre froide), catalysé la spécialisation compétitive des États et des productions, l’industrialisation des process, fourni une énergie abondante, bon marché et structuré cette mondialisation
des biens, des services, des hommes et des femmes, des idées et des marchés financiers.
Barack Obama, Elon Musk ou encore Jeff Bezos, outre la marque qu’ils auront laissé sur ce début de XXIe siècle, ont un autre point commun : Kim Stanley Robinson, un auteur de science-fiction. Sa trilogie sur la conquête de Mars parue dans les années 1990 déterminera les rêves de conquête de l’espace des deux entrepreneurs, mais c’est The Ministry for the Future, paru en 2020, que Barack Obama présentera comme son ouvrage préféré de l’année. Contrairement à ses premières aventures spatiales, Kim Stanley Robinson se projette ici dans un avenir très proche où l’économie est articulée autour d’une nouvelle monnaie carbone coordonnée par les banques centrales mondiales.
Science-fiction, vraiment ? Depuis les interventions non-conventionnelles des banques centrales américaines et européennes en 2008 et 2012, nombreux sont les économistes qui plaident pour orienter ces influx massifs de liquidités vers le financement de la transition écologique. Kim Stanley Robinson publiera lui-même une tribune sur la chaîne Bloomberg pour défendre ces politiques volontaristes.
Avec le succès, chaotique mais indéniable, du bitcoin, les cryptomonnaies suscitent beaucoup d’interrogation et de réflexions, y compris de la part des banques centrales et des autorités publiques. La transition écologique passerait-elle donc par une relance monétaire ou même cryptomonétaire d’un nouveau genre ?
À bas bruit, la question de la monnaie – et de l’ordre monétaire mondial – refait lentement surface pour faire face aux multiples désordres géopolitiques : guerre économique États-Unis-Chine, crise du COVID-19, réponses aux sanctions russes, accroissement des inégalités et, bien entendu, menaces climatiques et des ressources 7 . Certains chefs d’État avaient demandé un « Bretton Woods III » dans la foulée des crises de 2008 et 2011, mais sans grand succès jusqu’à présent.
Désormais, les économistes sont de plus en plus nombreux à demander aux banques centrales d’adapter leur politique monétaire pour soutenir les transitions. Celles-ci mènent actuellement des revues approfondies de leurs bilans pour réfléchir aux voies de verdissement de leurs outils. Les monnaies locales complémentaires sont elles aussi en plein développement, poussées par une certaine maturité dans leur conception mais de plus en plus intégrées à des réflexions macro-économiques8, 9, 10 .
La digitalisation des populations (le taux de pénétration des smartphones est de l’ordre de 84 % dans les pays en développement) et les effets de réseau des plates-formes numériques ouvrent la voie à de multiples innovations monétaires. Dans de nombreux pays du Sud, on peut gagner des EcoPesa (Kenya), des Plastic Coins (Haïti, Brésil, Philippines, Indonésie), des Remali (Afrique du Sud), des EcoBarters (Nigeria) contre du temps et des services à la communauté ou de la collecte et du recyclage de déchets. Ces monnaies sont échangeables, via les ONG ou les start-ups qui les émettent, contre des produits, des services de santé ou d’assurance pour améliorer la vie des plus précaires. C’est aussi un moyen de réintroduire de la formalisation dans des économies très informelles.
Ces innovations monétaires trouvent de plus vastes terrains de jeux avec les nouvelles technologies, et en particulier la blockchain.
L’une des caractéristiques de cette technologie est de sécuriser de manière unique des actifs immatériels, et donc d’y affecter des droits de propriété. Si je vous transfère une image de chat, par exemple, nous posséderions tous les deux cette image. Aucun de nous ne peut en réclamer la propriété. En revanche, si celle-ci devient « tokenisée », c’est-à-dire qu’on lui affecte un droit de propriété par la blockchain, je serai le seul à la posséder. Pour en jouir à votre tour, il vous faudra me l’acheter. En cas de contestation, la blockchain permettra de remonter à la source et d’identifier le réel propriétaire.
Cet usage technologique ouvre la porte à la marchandisation d’actifs immatériels ou, à l’inverse, à la dématérialisation d’échanges physiques.
Surtout, cela met à la disposition de tout le monde les outils de sécurisation des échanges économiques, habituellement chasse gardée des grandes institutions comme les banques : les cryptomonnaies.
De multiples initiatives cryptomonétaires privées émergent d’ores et déjà un peu partout dans le monde dans la foulée du Bitcoin, du Libra ou des Non-Fungible Tokens (NFT). Ce mouvement des cryptoactifs contamine désormais l’ensemble des activités, productives ou non : il s’en développe dans des domaines aussi variés que le vin, le sport, la culture, le gaming ou l’industrie pornographique. Ce qui semble limiter aujourd’hui leur impérialisme, c’est qu’elles se déploient au sein de communautés spécialisées et leur mécanisme repose davantage sur la réserve de valeur et la spéculation que sur la fonction d’échange ou de mesure.
Au moment où tous les dirigeants du monde convergeaient vers Glasgow en novembre 2021 pour discuter de l’avenir du climat et des engagements des États, les prix des marchés volontaires du carbone se sont brusquement envolés. Les causes en étaient les engagements massifs pris par de grands industriels, le déséquilibre du marché en faveur des porteurs de projets, et surtout le lancement, deux semaines plus tôt, de KLIMA, un NFT rachetant des crédits carbone non appelés, qui assécha le marché. Début novembre 2021, les premiers acheteurs avaient retiré 7 millions de crédits carbone et fait grimper les cours de plus de 10 %11.
La transition écologique n’échappe pas à ce boom des NFT. Project Ark, par exemple, propose des tokens pour la conservation d’espèces en danger, en collaboration avec le WWF ; Rewilder, lui, propose des titres de propriétés de morceaux de parcelles à renaturer dans le Wyoming.
De nombreux pays comme la Chine, le Salvador, le Nigeria, le Brésil ou le Maroc mettent en place des réglementations pour utiliser les cryptomonnaies ou développer leur propre stable coin virtuel. Même la très sérieuse BCE travaille sur ces enjeux.
Si l’on doit reconsidérer la manière dont nous produisons, échangeons, consommons et investissons dans les conditions de l’Anthropocène, l’outil monétaire doit lui aussi évoluer pour orienter la prise de décision et l’action vers la régénération des ressources et des écosystèmes.
Soyons clairs : les institutions et les banques centrales ne sont pas armées pour mener ces transformations. Cela ne figure pas dans leur mandat, cantonné à la maîtrise de l’inflation. D’autre part leur action, aussi volontariste soit-elle, repose sur l’hypothèse de l’effet de ruissellement, qui postule à son tour qu’en relançant le crédit, la croissance bénéficiera à tous. Cette hypothèse est largement démentie depuis les interventions non conventionnelles mises en œuvre depuis 2012 qui a vu, au contraire, l’argent magique détourné par les marchés financiers et les inégalités se creuser en Europe.
En Europe, ce sont 2 600 milliards d’euros qui ont été injecté dans l’économie entre 2014 et 2019 12. Selon l’INSEE, seulement 15 % des nouveaux crédits sont orientés vers l’économie productive13, celle qui créé de l’innovation, de la compétitivité et des emplois. Les banques ont en réalité utilisé ces liquidités et leur pouvoir de création monétaire auprès des marchés financiers et de l’immobilier, plus risqué mais plus rémunérateur, en asséchant l’économie réelle et en alimentant les bulles.
Le programme interventionniste de la BCE depuis 2012 a donc favorisé les détenteurs d’actifs que sont les grandes entreprises, les marchés financiers et les propriétaires immobiliers, et laissé sur le carreau les autres populations comme les entrepreneurs, les PME, et les jeunes. Ces financements tombés du ciel n’ont pas davantage préparé l’avenir. Selon une étude de l’Institut Veblen et de l’ONG PositiveMoney, ces programmes monétaires ont massivement servi à désendetter les entreprises polluantes et très émettrices des domaines de l’énergie, de la chimie, de la métallurgie pour leur permettre de continuer leur activité, quand seulement 7 % auront servi à financer des activités dites « vertes »14.
Ces paradigmes monétaires de la croissance économique ne sont pourtant pas une fatalité. Il est possible de déployer une approche beaucoup plus démocratique, inclusive, de notre modèle de progrès en proposant de monétiser pour les consommateurs la réduction d’une tonne de gaz à effets de serre sur nos produits du quotidien.
Regardons plus précisément comment cela fonctionnerait pour chacun d’entre nous, consommateur, puis observons les conséquences pour les entreprises, les filières, l’économie et, plus globalement, pour notre modèle de croissance.
Il nous faudra aussi « ouvrir le capot » pour poser quelques grands principes de fonctionnements, car les choix techniques de cette nouvelle construction monétaire seront déterminants pour notre trajectoire collective.
Notes
1. Tirole, Jean (2016), Economie du bien commun, Presses Universitaires de France.
2. Aglietta, Michel (2022, 17 mai), « La planification écologique doit disposer d’un instrument financier : la double valorisation du carbone », Le Monde
3. Stiglitz, Joseph E. et Stern, Nicholas (2017), Report of the High-Level Commission on Carbon Prices, Carbon Pricing Leadership Coalition, World Bank Group, Washington DC, International Bank for Reconstruction and Development and International Development Association / The World Bank.
4. Aglietta, Michel et Orléan, André (1998), La monnaie souveraine, Odile Jacob.
5. Lannoye, Vincent (2020), The history of money for understanding economics, 2de édition, Le Cri Editions.
6. Steil, Benn (2014), The Battle of Bretton Woods - John Maynard Keynes, Harry Dexter White, and the Making of a New World Order, Princeton University Press.
7. Vallée, Shahin (2022, 25 mars), « What will Bretton Woods III look like? », Geoeconomics, https:// geoeconomics.substack.com/p/what-will-bretton-woods-iii-look?s=r
8. Magnen, Jean-Philippe et Fourel, Christophe (2015), D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité, Mission d’étude sur les monnaies locales complémentaires et les systèmes d’échanges locaux.
9. Aglietta, Michel, Espagne, Etienne et Perrissin-Fabert, Baptiste (2015), Une proposition pour financer l’investissement bas carbone en Europe, France Stratégie.
10. Blanc, Jérôme et Perrissin-Fabert, Baptiste (2016), Financer la transition écologique des territoires par les monnaies locales, Institut Veblen.
11. Greber, Jacob (2021, 2 nov.), « Why the price of carbon credits is “going to the moon” », Financial review
12. Grandjean, Alain et Dufrêne, Nicolas (2020), Une monnaie écologique pour sauver la planète, Odile Jacob.
13. INSEE (2018, 27 fév.), Tableaux de l’économie française, Édition 2018, Institut National de la Statistique et des Etudes économiques, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3303514?sommaire=3353488
14. Jourdan, Stanislas et Kalinowski, Wojtek (2019), Aligner la politique monétaire sur les objectifs climatiques de l’Union européenne, Institut Veblen & Positive Money Europe.
Chapitre Un Une monnaie carbone pour tous
Au fil des deux ouvrages précédents, nous avons exploré toutes les limites systémiques à la transformation des systèmes alimentaires. La question fondamentale qui se pose aujourd’hui est simple : comment recréer des incitatifs environnementaux pour l’agriculture et aligner les chaînes de valeur pour permettre l’accès à une alimentation durable des populations sans toucher au pouvoir d’achat de plus en plus fragilisé des consommateurs ?
Ce que nous décortiquerons ici, c’est un mécanisme cryptomonétaire fondé sur la certification de réduction d’émissions et/ou de séquestration de l’empreinte carbone des produits alimentaires, que nous, consommateurs, pourrions acheter sous forme de micro-crédits carbone, capitaliser sur un compte bancaire dédié et réutiliser pour payer d’autres achats. Pour se le figurer très simplement, on peut établir un parallèle avec le système des cartes de fidélités des grandes surfaces ou des compagnies de transport qui permettent de cumuler des points ou des miles puis de bénéficier de réductions sur d’autres achats.
Le système proposé diffère cependant en ce sens qu’il est fondé uniquement, de manière certifiée et quantifiée, sur l’empreinte carbone des produits. Fonctionnement simplifié
Pour simplifier la compréhension du mécanisme proposé, je démarrerai par l’étude du schéma réduit d’une filière, du producteur au consommateur, qui
comporte les étapes de production, de collecte et de stockage, de transport, de transformation, de packaging et de distribution. J’illustrerai cette présentation avec l’exemple théorique d’une baguette de pain qui ne comprendrait que l’agriculteur, la minoterie, le transport, le packaging et la boulangerie. Pour la clarté de l’expression et pour figurer les ordres de grandeur impliqués, j’ai volontairement pris des hypothèses très poussées en matière de réductions d’émissions.
Créditer des points-carbone
Cette nouvelle architecture monétaire repose bien entendu d’abord et avant tout sur les efforts de chaque maillon de la chaîne de valeur pour réduire ses propres émissions internes. Ces réductions d’émissions, voire de séquestration pour les agriculteurs, sont certifiées de manière indépendante et comptabilisées dans une blockchain. Nous verrons ultérieurement comment aborder cette phase extrêmement délicate de fiabilité et de transparence du système.
En partant de notre exemple de la baguette de pain, prenons pour référence un facteur d’émission de 688 gCO2éq/kg, soit une empreinte carbone de 172 gCO2éq par baguette de 250 g fourni par le référentiel Agribalyse. Sur cette baguette, l’agriculteur pèse 96 gCO2éq et le reste de la filière (transformation, emballage, transport, distribution) 76 gCO2éq.
En poussant le raisonnement très loin dans les efforts consentis, c’est-à-dire une division par 2 des émissions et une capacité de stockage de 1,2 tonne de carbone (soit 4,3 tonnes en équivalent CO2)1, grâce à des transformations très poussées de l’exploitation (haies, agroforesterie...), il reste théoriquement possible d’imaginer que notre baguette de pain affiche une économie carbone de 260 g, c’est-à-dire qui soit non seulement neutre en carbone, mais qui soit aussi régénérative puisque la séquestration (174 gCO2éq) sera même supérieure aux émissions réduites (86 gCO2éq après division par 2).
Les crédits carbone qui seraient ainsi générés et certifiés par chacun des acteurs de la chaîne sont enregistrés dans une blockchain de traçabilité qui
permet de quantifier précisément l’économie carbone (réduction d’émissions + séquestration) sur le produit final et les efforts de chacun. Ici, nos 260 gCO2éq.
Une fois arrivé en rayon, le produit affiche très distinctement cette économie de GES (en gCO2éq) sur un étiquetage dédié.
Cette réduction d’empreinte carbone est convertie en euros sur la base d’un prix de référence fixe – nous discuterons de cette question politiquement très sensible un peu plus loin – et vient s’ajouter au prix de vente du produit concerné.
Par exemple et sur la base d’un prix de référence correspondant à la valeur tutélaire du carbone en 2030 (250€/tCO2éq)2, le prix de vente de la baguette certifiant une économie de CO2 de 260 g reviendrait à : 1,01€ (prix moyen INSEE mars 2024) + 0,065€ (250€/tCO2éq x 260gCO2éq) =1,08€.
Pour des produits justifiant d’une réduction d’émissions, le mécanisme assume donc un léger surcoût supplémentaire, de l’ordre de 7 centimes d’euro pour une baguette de pain. Cela n’est cependant pas à considérer comme un surcoût, mais davantage comme l’achat d’un micro-crédit carbone, qui sera réutilisable à notre guise.
Ce supplément de prix est directement proportionnel à la réduction d’émissions. Autrement dit, une autre baguette de pain ayant moins réduit son empreinte que notre baguette-témoin, par exemple -130gCO2éq au lieu de nos -260 gCO2éq, n’aura qu’un surcoût de 3,2 centimes d’euro. La précision est d’importance puisque le système repose sur l’achat complémentaire d’un micro-crédit carbone adossé au produit. Il est donc fondamental pour la confiance auprès du consommateur de respecter une stricte proportionnalité entre le surcoût demandé et la réduction de l’empreinte carbone.
Étant donné les complexités des chaînes d’approvisionnement et les efforts forcément hétérogènes des différents acteurs, les réductions d’émissions, les surcoûts et les micro-crédits carbone varieront d’un produit à un autre. Cette palette de prix est parfaitement assumée pour laisser une gamme de choix au consommateur qui lui permette d’arbitrer ses achats en fonction de ses
contraintes ou de ses propres engagements : nous pourrions voir en rayon un plus vaste choix entre des produits standards et tout un ensemble de produits certifiés « économie carbone » à différents degrés de réduction, et donc de prix.
Notre rayon boulangerie proposerait donc des baguettes standards à 1,01€, d’autres avec réduction carbone à 1,08€, et éventuellement toute une palette de prix intermédiaires en fonction des approvisionnements.
Lors du passage en caisse, l’ensemble des réductions d’émissions et microcrédits monétaires (que nous dénommerons ci-après « points carbone » ou « monnaie-carbone ») apparaissent aux côtés des prix sur le ticket, dans une deuxième colonne. Ils sont alors crédités sur un compte personnel carbone, fonctionnant exactement comme un compte bancaire courant : nous pouvons choisir de l’alimenter ou de le débiter. Concrètement, nous nous verrions ainsi débité d’un montant plus élevé sur notre compte bancaire mais crédité en retour de cet exact même montant sous forme de points-monnaie carbone.
Pour notre baguette de pain, nous serions donc amenés à payer 1,08€, mais augmenterions notre compte carbone de +260 gCO2éq. Nous disposons à présent d’un crédit de 260 gCO2éq, soit 0,07€ dans notre exemple, que nous pouvons continuer à alimenter ou utiliser pour régler d’autres achats.
L’ensemble de ces surcoûts payés en caisse sont répartis par la blockchain auprès de chacun des acteurs de la filière, à la stricte proportion de leurs efforts de réductions, mesurés et certifiés. J’insiste sur la stricte proportionnalité et personnalisation de la rémunération pour l’équilibre du système, la confiance des consommateurs et la pérennité de la dynamique des transitions. Un agriculteur ou une coopérative qui aura réduit davantage ses émissions gagnera davantage.
Dans notre exemple, l’agriculteur, qui a le plus large potentiel d’impact climatique, toucherait 0,055€ par baguette soit environ 1400€/ha. Le reste de la filière se répartirait de la même manière 0,009€ en fonction des efforts de chacun. On peut noter que l’essentiel de la valeur générée reviendrait à l’agriculteur.
Penchons-nous ensuite sur l’autre versant du mécanisme : comment utiliser sa monnaie-carbone ?
Dépenser ses points-carbone
Le système doit fonctionner de manière tout aussi rigoureuse dans l’autre sens : puisque nous aurons acheté des points et alimenté notre compte libellé en carbone, nous pourrons payer tout ou partie de notre panier de courses avec cette monnaie virtuelle.
Reprenons notre exemple précédent : après l’achat de notre baguette régénérative, nous disposons d’un solde de +260 gCO2éq, soit un contre solde de 7 centimes d’euros. Imaginons que le lendemain, ou à n’importe quel autre moment, nous retournons acheter notre baguette quotidienne mais souhaitons, cette fois-ci, utiliser ce compte. Nous choisirons une baguette conventionnelle car l’opération n’a économiquement pas beaucoup d’intérêt si nous choisissons une autre baguette bas-carbone. Celle-ci nous sera facturée 1,01€, somme que nous réglerons pour partie avec les 260 gCO2éq de notre compte carbone et pour autre partie avec nos euros. In fine, notre compte bancaire n’aura été débité que de 0,94€ (1,01€ moins le contre solde de 0,07€ qui correspond aux 260 gCO2éq).
Si nous faisons le bilan de ces deux opérations, nous aurons donc acheté nos deux baguettes de pain en déboursant 1,08€+0,94€=2,02€, soit exactement le même montant qu’avec notre système monétaire actuel (2x1,01€=2,02€).
Ce système monétaire complémentaire est donc strictement neutre pour notre pouvoir d’achat. En revanche, son principe est de distribuer de la valeur aux acteurs qui mènent les efforts de décarbonation d’une part, et de pénaliser ceux qui ne le font pas d’autre part.
Modifier les comptes des entreprises
Choisir de créditer ou débourser des points-monnaie est un geste finalement assez simple pour nous, consommateurs ; nous l’effectuons très régulièrement lorsque nous passons en caisse nos cartes de fidélité ou achetons des billets de train ou d’avion. En revanche, l’impact de ces petits gestes, étendus à l’ensemble de notre consommation aura surtout des conséquences considérables sur la vie économique des entreprises.
De la même manière que l’achat d’un micro-crédit carbone est réparti strictement en fonction des efforts de décarbonation de chaque maillon de la chaîne, lorsque le consommateur paye avec ces mêmes micro-crédits carbone, la pénalisation est répartie tout aussi proportionnellement auprès de chacun de ceux qui n’auront pas certifié de réduction d’émissions.
Cette forme de pénalisation nécessite une clé de répartition sur laquelle je reviendrai dans les conditions de la mise en œuvre, mais elle impactera directement leur chiffre d’affaires et leur bilan.
Il y a plusieurs manières de considérer comptablement les points carbone ainsi récupérés pour les acteurs économiques.
En l’absence de norme IFRS (International Financial Reporting Standards, organisation qui fixe les normes comptables internationales), l’autorité française des normes comptables considère par exemple les quotas et crédits carbone comme des matières premières, des stocks ou même de la dette, selon que les entreprises bénéficient de quotas et/ou en achètent sur les marchés3.
On pourrait imaginer, selon cette logique, que les règlements en points carbone soient assimilés à des micro-crédits carbone et qu’ils rentrent dans ce format comptable.
On peut également considérer que ces micro-règlements viennent déprécier plus vite les actifs de l’entreprise, qu’elle devra alors faire financer au passif du bilan. Cette approche permettrait de mieux refléter, après tout, le risque d’actifs échoués (stranded assets, que nous avons évoqué dans La cuisine de la
transition) et de fournir un signal plus précis aux principaux interlocuteurs de l’entreprise, notamment aux actionnaires.
Pour illustrer cette approche, considérons un bilan et un compte de résultat simplifié pour une entreprise qui générerait 100 000 euros de chiffre d’affaires annuel pour un résultat net de 20 000 euros et un bilan de 1,165 million d’euros.
Considérons ensuite, qu’en l’absence d’efforts certifiés de réductions d’émissions, l’équivalent de 2 % du chiffre d’affaires, soit 2 000 euros soit reversé en monnaie-carbone. À charges équivalentes (matière première, salaires...) le résultat net serait diminué : l’entreprise devient moins rentable.
Ces modes de règlement viendront non seulement pénaliser son compte de résultat, mais également alourdir les actifs circulants sous forme de stocks, ce qui gonflera le bilan de l’entreprise. Cette augmentation des actifs nécessitera d’être financée, soit par des fonds propres supplémentaires, soit par une baisse des réserves ou une augmentation de la dette. Peu importe, au fond, le format comptable retenu, le résultat est le même : l’entreprise devra lever davantage de capitaux. Mais comme ses ratios de profitabilité auront chuté et d’autres entreprises auront, dans le même temps, amélioré ces ratios grâce à leurs efforts et une meilleure valorisation de leurs produits, il y a peu de chance que les partenaires financiers la suivent. Les deux seules options qu’il leur reste sont simples : soit augmenter les prix de vente pour compenser ces modes de règlement, mais au risque de voir partir les clients, soit générer à son tour de la valeur carbone, en baissant les émissions et en les commercialisant dans le système.
C’est précisément l’effet recherché. Cet outil monétaire joue un rôle d’effet ciseau entre les acteurs des systèmes alimentaires. Il rémunère mieux les acteurs engagés dans la transformation et pénalise le compte de résultat et le bilan de ceux qui ne mènent pas ces efforts. L’effet est assumé car il vise à accélérer les transformations sous une forme qui s’apparente à un bonusmalus sur les prix de vente, directement arbitré par le consommateur sur la foi d’une information quantifiée. Il y aura donc des gagnants : les entreprises qui
mèneront les transformations nécessaires, et des perdants : celles qui resteront figées dans le modèle extractiviste.
Autres cas de figure, autres enseignements
Ces premières modalités de fonctionnement donnent déjà de nombreux enseignements et esquissent brièvement un cadre de référence très différent de celui que nous connaissons. Abordons d’autres cas de figure pour élargir la vision.
Le panier de courses
Tous les produits alimentaires n’ont pas le même potentiel de réduction de leur empreinte carbone. Certains, comme les pâtes par exemple, peuvent aller très loin, quand d’autres, comme certains fruits, seront plus limités.
Le différentiel de prix, tout comme le cumul de points, varieront sensiblement d’un produit à un autre.
Prenons maintenant le cas d’un consommateur qui disposerait de 3 000 points carbone sur son compte personnel (ce qui ne représente, même en prenant la valeur tutélaire du carbone de 250€/tCO2éq, que 75 centimes d’euro).
Considérons ensuite un paquet de pâtes dont le prix serait de 98 centimes d’euro en prix conventionnel, et de 1,19€ avec la génération de +845 gCO2éq selon les hypothèses ambitieuses que nous leur avons fixé dans le système, qui viendrait s’ajouter à notre baguette de pain (1,01€ en conventionnel, 1,08€ + 260 gCO2éq). En supposant, bien sûr, que ces produits soient rigoureusement identiques sur le plan de la qualité, quatre options se présentent devant nous.
ʶ Cas n°1 : acheter les deux produits conventionnels : cela nous coûterait 1,99€
ʶ Cas n°2 et n°3 : acheter l’un des deux produits (la baguette de pain ou le paquet de pâtes) en conventionnel et l’autre « bas carbone » : cela nous
coûterait soit 2,01€, avec un crédit carbone de 260 gCO2éq, soit 2,20€, avec un crédit de 845 gCO2éq sur notre compte carbone ;
ʶ Cas n°4 : acheter les deux paquets bas carbone, ce qui nous coûterait 2,27€, avec un crédit de 1 105 gCO2éq.
Dans le cas n°1, le prix payé sera le minimum. Dans les trois autres cas de figure, le coût des achats sera plus élevé, mais nous récupérons davantage de points carbone.
Dans le cas n°1, en achetant seulement des produits conventionnels, le mécanisme joue à plein : nous pouvons tout à fait décider de vider nos 3 000 points pour ne payer que 1,24€ (1,99€-0,75€).
À l’autre bout du spectre, si nous souhaitons utiliser nos points carbone dans le cas n°4, nous aurons dépensé 2,27€ moins le contre solde de nos 3 000 points carbone (0,75€), soit 1,52€. Sur notre compte carbone, nous aurons vidé nos 3 000 points mais crédités 1 105 nouveaux points.
Nous aurons en effet payé moins cher nos achats, mais sur une base de départ plus élevée et nous aurons également payé en crédits carbone. L’opération reste techniquement possible mais n’a finalement que peu d’intérêt : soit l’objectif est de payer le moins cher possible et nous devrions opter pour les produits non-certifiés (cas n°1), soit nous ne sommes pas nécessairement soumis à une contrainte budgétaire et nous serions plutôt incités à maximiser nos crédit carbone (cas n°4), tant par engagement environnemental que par intérêt pour de prochains achats.
En conclusion, le système peut imposer à des entreprises déjà engagées d’être réglées en points-carbone, qui s’équilibreraient malgré tout dans le bilan, mais, pour le consommateur, il n’a d’intérêt réel que pour payer des produits conventionnels, dans une logique de baisse de prix. Des études de marché complémentaires seront sans doute nécessaires pour mieux évaluer le comportement des consommateurs vis-à-vis de leur nouveau porte-monnaie, mais nous supposerons jusqu’alors qu’un produit qui génère lui-même de la monnaie carbone ne se verra pas rétribué en monnaie carbone.
Le caddie
Si l’on considère qu’un compte en monnaie carbone doit être tout aussi facile à utiliser qu’un compte bancaire, nous pouvons aussi tout à fait choisir de payer un surcoût sur un (ou plusieurs) produits, créditer les points carbone et les utiliser immédiatement pour diminuer le prix des autres produits de notre panier de courses.
Dans le cas n°2, par exemple, nous pouvons donc choisir de prendre la baguette bas carbone au prix de 1,08€ et le paquet de pâtes conventionnel à 98 centimes d’euro. Au passage en caisse, nous créditerons les 260 gCO2éq que nous utiliserons alors pour régler une partie du prix des pâtes. Nous devrions donc payer en définitive : 1,08€ (baguette bas-carbone) +0,98€ (pâtes conventionnelles) −0,07€ (crédit carbone généré avec la baguette mais redépensé tout de suite) = 1,99€, soit le prix des deux produits en conventionnel.
Comme on le constate, cette opération est neutre pour notre pouvoir d’achat. Pourquoi donc se compliquer la vie avec ce type de crédit/débit en plus alors ? Car la valeur sera très différente pour les filières : la filière baguette sera mieux rémunérée et la filière pâte sera, elle, pénalisée : à hauteur de 7 centimes dans notre exemple.
Cet exemple est relativement simple, à la seule fin de démonstration. Nos courses hebdomadaires sont infiniment plus complexes, avec des dizaines de produits. Pour nous, consommateurs, le système reste le même. Nous pouvons choisir plusieurs produits bas-carbone, régénératifs, les payer individuellement un peu plus chers, mais décider de reporter ces surcoûts sur l’ensemble des autres produits conventionnels de notre caddie. Admettons, par exemple, que nous choisissions nos yaourts, notre poulet, des pâtes et une baguette bas-carbone, qui nous créditerait de 2 500 gCO2éq (soit un contresolde de 62,5 centimes d’euros, ce qui permet aussi de bien figurer les ordres de grandeur). Nous pourrions les dépenser immédiatement en caisse sur nos cordons bleus, notre paquet de céréales, nos lardons ou nos biscuits conventionnels au fond du même caddie. L’ensemble de nos achats nous coûtera donc exactement le même prix que notre plein de courses habituel.
Dans ce cas-là – qui sera vraisemblablement le plus courant – les premiers produits bas-carbone seront mieux rémunérés, à la stricte hauteur de leurs propres efforts. En revanche, les autres produits, eux, seront pénalisés, mais dans des proportions qui ne dépendent pas d’eux : le montant de leur taxe individuelle dépendra en effet du montant des crédits générés (plus il sera élevé, plus il y aura de pénalisation à répartir), mais aussi du reste du panier de course (moins il y aura de produits à pénaliser, plus haute sera la taxe pour chacun).
Ce cas de figure nous enseigne qu’avec un tel système, ceux qui accomplissent leurs transformations savent combien ils vont gagner, mais ceux qui ne mènent pas ces efforts sont plongés dans l’incertitude. Or, l’absence de prévisibilité du chiffre d’affaires est sans doute la plus grande angoisse des dirigeants. La peur change de camp !
Certains acteurs de la chaîne de valeur ne mènent pas les efforts de réduction d’émissions
Admettons, pour illustrer ce cas de figure, que dans notre exemple de la baguette de pain, seul l’agriculteur ait mené ce travail de réduction d’émissions et de certification.
Le tonnage de blé bas-carbone resterait négocié, transformé et distribué de la même manière qu’aujourd’hui.
La réduction d’émissions et le prix affichés sur le produit final seraient donc légèrement inférieurs au cas précédent puisque seules les réductions d’émissions de l’agriculteur seront comptabilisées ; elle serait réduite à 222 gCO2éq pour un surcoût de 0,06€, soit un prix total de 1,07€.
L’ensemble de ce différentiel de prix reviendra ensuite directement au producteur. Les autres maillons de la chaîne ne toucheront rien.
Ce que ce cas de figure nous enseigne, c’est qu’avec un mécanisme virtuel comme la blockchain, chacun des acteurs qui mène les efforts est directement rémunéré, sans dépendre des autres maillons aval de la chaîne de valeur. En tant que tel, le mécanisme n’interfère pas avec les échanges
économiques entre les différents maillons de la chaîne : les volumes, les prix à la tonne, les exigences de qualité, restent discutés dans les mêmes contrats d’approvisionnement. Aucune mention des volumes de gaz à effets de serre réduits n’apparaît dans les contrats ou les factures. Chacun reste aveugle quant aux efforts menés par ses fournisseurs ou ses clients.
C’est un levier important : en découplant la rémunération des efforts de réduction d’émissions de la valeur marchande du produit, en fixant la comptabilisation et le prix de référence dans une infrastructure indépendante de type blockchain, on s’abstrait des relations commerciales toxiques. Chacun peut prévoir exactement combien il touchera en fonction de ses propres efforts. Le prix est fixé une fois pour toute et la rémunération supplémentaire ne dépend plus que du volume de GES réduit ou séquestré.
Intégrer la complexité des chaînes d’approvisionnement
Les entreprises produisant souvent plusieurs produits, sur plusieurs sites, pour différents clients, les distributeurs seraient amenés à commercialiser en même temps des produits bas-carbone et des produits conventionnels. Comment dans ces conditions appliquer individuellement à chaque produit sa juste part de réduction d’émissions si celles-ci sont globalisées, ou produites pour différentes catégories de consommateurs ?
Repartons là aussi d’un exemple : une entreprise A transforme du blé, du maïs et du soja pour fabriquer des biscuits. Elle les commercialise aux enseignes B, C et D qui les distribuent. B et C ont mis en place le système cryptomonétaire carbone, avec des produits certifiés et d’autres conventionnels, tandis que D a souhaité rester uniquement dans un format conventionnel.
L’entreprise A émettait 1 000 tCO 2éq/an sur son périmètre interne et a réussi à réduire ses émissions de 25 % ; elle a donc généré et certifié l’équivalent de 250 000 000 gCO2éq/an qu’elle souhaite intégrer dans le système cryptomonétaire.
Plusieurs options s’ouvrent pour l’entreprise A :
ʶ Elle répartit ses 250 000 000 gCO 2éq sur l’ensemble des volumes commercialisés auprès de B et C, mais aussi de D pour qui les prix et les conditions de référence restent rigoureusement identiques. C’est le cas de figure le plus simple, mais l’entreprise A et les distributeurs courent néanmoins le risque que des consommateurs se détournent de ces produits s’ils sont particulièrement sensibles au prix ;
ʶ Après discussion avec ses distributeurs et étude de marché, elle décide de faire porter l’intégralité de ses réductions d’émissions sur sa gamme de biscuits à base de soja et de commercialiser ses autres gammes en conventionnel. Elle court cependant le risque que des clients règlent l’achat de leurs biscuits conventionnels en monnaie carbone. Cela sera relativement neutre pour l’entreprise A qui aura quand même généré de la valeur avec les autres gammes certifiées : in fine, elle aura bien commercialisé ses 250 000 000 gCO2éq ;
ʶ Après étude de marché, l’entreprise A peut aussi décider de segmenter en 2 ou 3 gammes chacun de ses biscuits, avec une clé de répartition des 250 000 000 gCO2éq pour chacune d’entre elle, soit 6, 9 ou même davantage de gammes, ce qui offre un choix plus large aux consommateurs.
L’important, dans ces options, est que les réductions d’émissions certifiées proposées aux consommateurs n’aient été réellement effectuées et comptabilisées qu’une seule fois, même si l’imputation au produit final peut faire l’objet d’approches marketing adaptées.
Pour les distributeurs B et C, ils seront soumis aux mêmes choix s’ils réduisent également leurs émissions. S’ils souhaitent les imputer sur différentes gammes de produits certifiés, ils devront choisir des fournisseurs capables d’en proposer. Cela orientera donc leurs achats vers des produits moins émetteurs. La logique sera ensuite la même que pour l’entreprise A : ils pourront choisir les clés de répartition qu’ils souhaitent, études de marché à l’appui, sur différentes gammes, de la plus conventionnelle à la plus vertueuse, toujours avec cette logique de sincérité et de non double comptabilité.
Notes
1. CEREMA (2018), Des arguments pour agir en faveur du climat, de l’air et de l’énergie, https://www. cerema.fr/system/files/documents/2018/11/stockage.pdf
2. Quinet, Alain (2019), La valeur de l’action pour le climat. Une valeur tutélaire du carbone pour évaluer les investissements et les politiques publiques, France Stratégie.
3. Autorité des Normes Comptables (2012), Quotas d’émission de CO2. Propositions pour une comptabilisation en fonction des modèles économiques des entreprises