Chapitre Un Civilisations alimentaires
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques évidences en préambule. L’agriculture est avant tout l’activité qui répond aux besoins les plus fondamentaux de l’être humain : se nourrir, se vêtir, se soigner. Pour beaucoup d’entre nous, c’est aussi une activité qui permet de se chauffer ou de se loger. Prenez l’huile d’olive, symbole du régime méditerranéen : elle n’est pas seulement délicieuse sur une salade ou un poisson grillé, elle sert aussi à fabriquer des savons, des crèmes de beauté, à alimenter des lampes à huile ou comme lubrifiant…
Manger avec tous ses sens, tout son corps… et même plus encore !
Un fait physiologique total
Notre alimentation va bien au-delà de ces besoins primaires : elle a un impact direct sur notre santé, notre bien-être, notre état émotionnel, voire même sur nos capacités à apprendre.
Manger n’est pas seulement une opération mécanique qui consiste à découper la nourriture en nutriments assimilables : manger implique des merveilles de complexité.
Au pléistocène, l’évolution des régimes alimentaires (davantage de graines, de moëlle osseuse, de produits de la mer), des techniques de chasse et de préparation des repas (découpe, fermentation, cuisson) a permis d’améliorer
considérablement la digestibilité de la nourriture, et de consacrer une part plus importante de notre énergie au développement de notre cerveau tout en réduisant la taille de notre système digestif. Cela a tellement modifié notre morphologie qu’une nouvelle espèce est née : Homo sapiens1, 2, 3
À chaque instant, des milliers d’opérations se jouent pour orienter nos choix alimentaires, coordonner nos muscles de la mâchoire, de la langue ou de notre appareil digestif, pour nous ouvrir l’appétit ou, au contraire, déclarer que nous n’avons plus faim, rejeter ce qui est en train de nous intoxiquer… Pensez : rien que dans notre bouche et notre nez, nous possédons entre 2 000 et 10 000 papilles gustatives et 5 millions de neurones olfactifs, ce qui nous rend théoriquement capables de distinguer plus de 1 700 milliards d’odeurs différentes ! Manger est « un fait sensoriel total »4, sans doute aussi un fait physiologique total qui mobilise l’ensemble de notre être humain et non humain : nous hébergeons en effet dans notre intestin une population microbiotique de 37 000 milliards d’aliens, d’autres êtres vivants avec qui nous cohabitons. Ils sont bien plus nombreux que nous car notre propre corps humain ne comptabilise qu’environ 30 milliards de cellules ! C’est difficile à imaginer mais nous sommes, en réalité, davantage constitués de ce que nous ne sommes pas que de ce que nous sommes.
L’ensemble de ces micro-organismes posséderait 25 fois notre génome et nous avons grandement besoin de cette biodiversité intestinale : nous les abritons, les nourrissons et, en échange, ils nous aident à lutter contre les pathogènes, assimilent les déchets et recyclent l’eau, ce que notre appareil digestif ne sait pas faire tout seul. Notre microbiote peut même extraire des vitamines que nous ne savons pas synthétiser5. La science commence à peine à découvrir toute l’immense richesse de cette symbiose microbiotique, qui permet d’entrevoir des avancées prometteuses pour soigner l’anxiété, la dépression ou même la maladie d’Alzheimer6, 7
L’alimentation est aussi largement sensorielle et cognitive : le champagne évoque la fête en France, la feijoada au Brésil ; les Anglo-saxons parlent de comfort food pour ce qui s’engloutit sur son canapé devant la télévision ; les cuisines
exotiques éveillent les sens aux voyages, aux cultures du monde ; un thé, un café ou une bière traduisent la rencontre, la discussion ; les madeleines laissent d’impérissables souvenirs d’enfance, tout comme le plat signature de votre maman ; la raclette rappellera les dernières vacances aux sports d’hiver… Évoquez des plats devant vos amis et vous les verrez, physiquement, réagir avec toute une palette d’émotions : envie, dégoût, sérénité, recul, et bien souvent une anecdote qui remonte à la surface.
Les neurosciences, depuis qu’elles s’intéressent à nos choix alimentaires, deviennent de plus en plus explicites sur les circuits de la récompense mobilisés dans le cerveau à la vue d’une bonne bouteille de vin (ou considérée comme telle) ou à entendre le froissement d’un paquet de chips. Les indices visuels induisent largement le goût en erreur : truquez un vin blanc pour le présenter comme un vin rouge et vous entendrez les meilleurs œnologues le caractériser avec des termes typiques du vin rouge8.
Il ne s’agit pas d’une simple coquetterie. Se nourrir partage avec la sexualité la mobilisation de tous les sens : vue, ouïe, odorat, toucher, goût. Il n’y a en réalité rien d’étonnant à cette proximité sensorielle, car manger et faire l’amour sont les deux principales activités biologiques qui permettent la survie et la reproduction de l’espèce. Dans la chaîne de la vie, le fait d’y associer la notion de plaisir, ce que nous partageons avec beaucoup de vertébrés, est donc une stratégie évolutive ayant pour objectif de maximiser les chances de réussite et de survie.
Notre rapport aux autres, au temps
Manger raconte 1001 détails : de notre estime de soi à notre sentiment d’appartenance, de notre rapport au temps, notre sociabilisation, notre histoire, nos cultures et religions, notre éducation ou encore la place de la femme dans la société. Le repas peut être un signe de distinction ou de discrimination sociale, de confiance ou de méfiance, d’intégration ou d’exclusion, de connexion ou de rupture avec les autres, avec le temps et avec le vivant.
Manger ensemble construit une relation sociale. C’est un moment de transmission d’apprentissages qui ne se trouvent pas dans les livres. À table, les enfants apprennent le partage. C’est le premier lieu d’initiation à la mise en commun des ressources où nous apprenons la coopération et la confiance en l’autre dès notre plus jeune âge.
Pour les fêtes, le repas rassemble la famille, les voisins ou les amis. Manger abolit les différences religieuses : à la fête de la Mimouna, qui clôt la période de Pessah dans la religion juive, ce sont les proches catholiques et musulmans qui sont invités.
Autour du foyer communautaire, les chefs de tribus et leur famille de la Préhistoire reçoivent les meilleures parts de la chasse ou de la cueillette, charge à chacun de s’attirer leurs faveurs pour obtenir davantage que son dû9. L’organisation sociale, la hiérarchie, la reconnaissance, les sollicitations passent par la commensalité, codification du partage de sa nourriture avec d’autres. Sous la Rome antique, chacun recevait la nourriture en fonction de son rang. À la table de l’empereur, les moins gradés pouvaient même recevoir de la fausse nourriture. Ils s’y pliaient car l’essentiel était surtout de se montrer et d’attirer les faveurs impériales. Inversement, recevoir est une manière d’asseoir son pouvoir et de s’attirer la loyauté. Au XIVe siècle, Richard III faisait travailler plus de 300 personnes à l’organisation de fêtes qu’il donnait régulièrement pour des milliers de convives.
Cette sociabilisation autour d’un repas prend de multiples formes en fonction des circonstances : lors d’une réception ou d’un dîner professionnel, à la table familiale du dimanche, au petit-déjeuner, ou en partageant de la cuisine de rue avec des amis. Être invité à dîner est une marque d’amitié à laquelle on n’est pas insensible et qui suppose un contre-don sous la forme de fleurs, de vin, de cadeaux… et d’une invitation en retour. Au dîner, chacun a un rôle bien défini… La maîtresse de maison se doit de régaler et de mettre ses convives à l’aise, de faire la conversation. On passe les plats comme on passe la parole.
Parfois, cela prend la forme d’obligations sociales pesantes. Dans de nombreuses sociétés très codifiées, un faux-pas, un détail mal réglé entraîne le bannissement de la famille.
Manger marque notre rapport au temps. La mondialisation des corn flakes a symbolisé l’émergence du petit déjeuner comme élément structurant de la journée, désormais rythmée par les horaires de l’usine ou de l’école, à partir de la fin du XIXe siècle. Avec l’apparition de l’éclairage public, le souper qui se prenait entre 14 heures et 16 heures devient le dîner, pris vers 20 heures, et laisse la place à un déjeuner.
À l’inverse, la junk food, les hot-dogs, le pop-corn, les apéritifs, déstructurent le rythme de la journée, se mangent en faisant autre chose, et relèvent davantage de l’agrément et des loisirs (jeux vidéo, TV, matchs, sorties) que d’une réponse à nos besoins chronobiologiques.
L’instantané, le lyophilisé, le surgelé, l’ultra transformé sont indissociables d’un rythme de vie effréné : le métro-boulot-dodo urbain. À l’inverse, les produits frais de saison et le fait-maison sont associés au temps long, à l’accueil et au partage.
…et nos valeurs culturelles
Choisir ce que l’on va manger n’est pas seulement une décision personnelle, c’est aussi une aspiration sociale, presque morale. La cuisine forme les groupes sociaux. Les communautés expatriées se retrouvent ensemble autour des repas traditionnels. Pâques, Noël, Thanksgiving, Pessah ou l’Aïd el-Kébir ont leurs rites de préparation, leurs menus, leurs prières. Dans la tradition juive, le repas de Seder raconte en lui-même Haggadah, la libération de l’esclavage en Égypte. Chaque plat symbolise un pan de l’histoire, scandé de psaumes et de chants10.
Il y avait, dans l’Antiquité, la nourriture des dieux : on n’offrait pas n’importe quoi aux Temples et on ne mangeait pas la même chose que les divinités. Au Japon, pendant le siècle chrétien, de nombreux courants théologiques se sont affrontés pour déterminer quel aliment, de l’huile ou du vin, permettait
au mieux de communiquer avec le divin. Pendant très longtemps au MoyenÂge, l’huile d’olive a été prohibée car exclusivement réservée à la religion.
Dans les grands récits de voyage des XVIe et XVIIe siècle, les populations rencontrées étaient hiérarchisées en fonction de leurs régimes alimentaires : le cannibalisme était bien évidemment le dernier degré de civilisation, mais les mangeurs de chiens, de chats ou de chauve-souris n’étaient pas mieux considérés. Ces populations étaient jugées indignes de la civilisation, un argument particulièrement efficace à l’époque pour justifier l’esclavage.
Associée au plaisir, à la nature, à la santé ou à la mort, l’alimentation se pare de vertus morales, voire même moralisatrices. Les corn flakes, par exemple, sont tout droit sortis de ce rigorisme : son concepteur, le médecin John Harvey Kellogg’s, souhaitait offrir à ses patients du sanatorium de Battle Creek, dans le Michigan, un petit-déjeuner sain et sans plaisir pour les guérir des tentations, source de toutes les maladies. Son régime prescrivait même l’administration des premiers yaourts par voies rectales pour une meilleure purification des intestins…
Que dire encore de la consommation de viande de cheval pour nos sociétés occidentales ? Utilitaire et partageant le quotidien des foyers, le cheval a toujours véhiculé une image symbolique forte. Utilisé pour le transport, les travaux, la chevalerie au Moyen-Âge, il est désormais synonyme de loisir ou de compétition. Pas tout à fait animal de rente, mais pas non plus animal de compagnie, la consommation de sa viande doit beaucoup aux croyances religieuses, sociales ou politiques de son époque. On en consomme lors des guerres ou des famines, mais cela reste condamné par l’Église, qui l’assimile aux pratiques des peuples barbares.
L’apogée de sa consommation intervient en France dans une période de recul du rôle de l’Église dans la vie politique et du développement de la médecine, qui lui attribue de prétendues vertus, notamment contre la tuberculose au début du XXe siècle. La disparition du cheval de trait et la démocratisation des autres viandes rouges signent sa fin en tant que produit alimentaire.
L’alcool, le gras, le sucré, et maintenant la viande, forment ces tabous qui nous culpabilisent. Nos silhouettes elles-mêmes concentrent les regards évaluateurs sur nos modes de vie. Au Royaume-Uni, on estime qu’une femme de 45 ans a entrepris une moyenne de 61 régimes minceur au cours de sa vie11. Aux États- Unis, le secteur de la diététique pèse 72 milliards de dollars. Ce ne sont plus les autorités religieuses, mais désormais les réseaux sociaux qui moralisent nos physionomies, en particulier des jeunes adolescent(e)s.
L’alimentation sait aussi se faire rédemptrice de l’âme et du corps. Le jeûne est une forme de sacrifice religieux, un acte spirituel et communautaire. Certains aliments se voient attribuer des vertus miracles, comme le poivre, qui guérit les maux de ventre, les inflammations, la folie et possède même des propriétés aphrodisiaques. Les vitamines, découvertes en 1910, sont censées soigner les ulcères, les caries dentaires, décupler l’énergie et les facultés intellectuelles. L’alimentation a toujours eu ses religions et ses grands-prêtres.
Alimentation et civilisation
Manger tous ensemble , organiser collectivement l’alimentation, sa production, son stockage, sa distribution (égalitaire ou non) est une mission fondamentalement civilisationnelle. L’être humain a toujours su s’adapter à son environnement, ce qui lui a permis de coloniser des espaces naturels extrêmement variés, d’y puiser ses ressources et d’assurer la survie de la communauté. Avec l’arrivée de l’agriculture il y a 12 000 ans environ, nous sommes intervenus plus directement sur cet environnement, pour le modifier selon nos besoins.
Aux fondements de nos sociétés
Le renversement de notre rapport aux ressources naturelles nous a tout d’abord sédentarisés puis regroupés sous la forme de villages puis de villes. À Jericho, Catalhöyük ou Uruk, ces premiers grands centres urbains du Néolithique, la nécessité de gérer les terres et l’approvisionnement alimentaire de la cité a
généré de nouvelles formes d’organisation : la division du travail, un système de taxation, de redistribution, de prix, et une administration pour coiffer toutes ces nouvelles formes d’échanges. L’écriture et la monnaie apparaissent ainsi que de nouvelles activités telles que l’artisanat et les lieux de culte, qui servaient tout autant à la religion qu’au stockage et à la redistribution des cultures.
À la fin du 1er millénaire après J.-C., la découverte de la rotation des cultures sur trois ans – assolement triennal – de la charrue et de la traction animale fait évoluer l’alimentation humaine et augmenter les apports en protéines végétales. Les hommes et les animaux deviennent plus robustes. Une nouvelle ère scientifique, culturelle et économique s’ouvre, avec des cathédrales beaucoup plus hautes et majestueuses. L’agriculture peut dégager des surplus et nourrir d’autres types de populations : bourgeoisie, savants, philosophes, artistes, commerçants et artisans12.
Au XVIIIe siècle, la mondialisation donne lieu à la diffusion de nouvelles innovations agricoles en Europe. L’introduction du maïs et de la pomme de terre en provenance du Nouveau Monde permet de mieux nourrir les populations régulièrement affamées par des mauvaises récoltes. L’assolement quadriennal, importé d’Angleterre, introduit le trèfle comme nourriture pour le bétail dans les cultures françaises. L’élevage peut se développer sur des terres communales auparavant délaissées, avant qu’elles ne soient progressivement privatisées selon le système des enclosures venu d’Angleterre lui aussi. Le recul de la famine, des épidémies et des guerres – les trois cavaliers de l’Apocalypse – engendre une augmentation de 40 % de la population française pendant cette période. C’est le siècle des Lumières partout en Europe, mais aussi celui du développement de la science agronomique et des premières politiques économiques. Les physiocrates, considérant que « la terre est l’unique source des richesses, et que c’est l’agriculture qui les multiplie »13, posent les bases des premières théories économiques. Adam Smith quant à lui considère que :
« Le grand commerce de toute société civilisée est celui qui s’établit entre les habitants de la ville et ceux de la campagne. Il consiste dans l’échange du produit brut contre le produit manufacturé […] La campagne fournit à la ville des
moyens de subsistance et des matières pour ses manufactures. La ville rembourse ces avances par une partie du produit manufacturé. La ville, dans laquelle il n’y a ni ne peut y avoir aucune production de subsistances, gagne, à proprement parler toute sa subsistance et ses richesses sur la campagne. »14
Les révolutions urbaines du XIXe siècle relèguent les étals des marchés ouverts dans les arrière-boutiques. Les produits, qui étaient surtout proposés frais et ouverts au regard, au toucher, voire au bout de la langue des consommateurs, doivent désormais être emballés pour être conservés et faire gagner du temps et de la place dans les rayons. Le contact direct avec le produit étant coupé, il faut trouver d’autres moyens pour garantir la qualité et gagner la confiance des consommateurs : c’est l’essor des marques et du marketing.
Une affaire politique !
À bien des égards, l’agriculture et l’alimentation des populations posent les jalons de nos théories économiques, monétaires, de la propriété privée, du libre-échange, du lobbying, des instruments financiers de couverture des risques, et de l’économie circulaire.
L’alimentation est d’une telle importance stratégique pour le politique qu’elle entraîne parfois la création de monopoles d’État comme cela a été le cas pour le sel et la vodka, ou le blocage des prix pour le pain.
Nourrir ses populations
Dégager des surplus agricoles impose une nouvelle organisation collective : pour les stocker, les évaluer, les redistribuer et les protéger des attaques extérieures, il faut développer une administration, un système de taxation, de redistribution et une armée. Ce sont les fondements régaliens du politique qui organise la vie de la cité encore aujourd’hui.
Il est très vite apparu qu’une bonne gestion de la cité exigeait de pouvoir nourrir les plus faibles. À Rome, capitale tumultueuse, le Sénat avait mis en place le subventionnement d’une ration mensuelle de grains, l’annona, pour s’assurer de la tranquillité de la population. Et lorsque Jules César souhaita
réduire cette portion pour faire des économies, il dut faire face à de nombreuses émeutes, qui ne prirent fin qu’à son assassinat.
Nourrir la population de Paris, tout aussi bouillonnante que celle de Rome, est également une affaire sérieuse. Sous l’Ancien Régime, l’autorité royale a institué trois zones d’approvisionnement pour la capitale. La première, qui couvre un rayon de 32 kilomètres, est exclusivement destinée à nourrir la capitale. La seconde couronne, qui court jusqu’à la Champagne et la Picardie, est mobilisée en cas de mauvaises récoltes, y compris par la force si nécessaire. La dernière couronne, soit tout le pays, est enfin mobilisée en cas de crise plus sévère. Le contrôle des grains est l’affaire d’une police spéciale qui rapporte directement au roi de France.
Au cœur de la vie alimentaire des Parisiens, les dames de la Halle forment une corporation à part : elles vendent le poisson, les grains ou les légumes, mais surtout elles partagent les nouvelles des récoltes. Un mot de travers ou une rumeur lancée et c’est la capitale qui s’agite. Quand la famine gronde en octobre 1789, ce sont elles qui marchent sur Versailles pour demander au roi de baisser le prix du pain et qui le ramènent au Louvre avec sa famille. C’est à leur initiative qu’il finit par signer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée quelques mois plus tôt.
En définitive, nourrir les populations est une affaire tellement politique que les gouvernements préfèrent sacrifier leurs propres agriculteurs pourvu qu’une alimentation abondante et peu coûteuse soit fournie à ces villes en plein développement, toujours plus consommatrices et instables.
Ceux qui ouvrent la boîte de Pandore de la concurrence internationale sont les Britanniques en abrogeant les Corn laws en 1846. Ces lois formaient un ensemble de protections tarifaires pour les farmers locaux face à la compétition du petit-frère américain. Leur abrogation marque un signal politique clair : nourrir les métropoles est devenu plus important que protéger ses propres agriculteurs.
Ce désarmement politique marque le basculement du pouvoir des zones rurales vers les zones urbaines, et ouvre la voie de la mondialisation.
L’alimentation, témoin des mondialisations
Notre alimentation moderne est l’illustration de l’histoire de notre civilisation : les caravanes de commerce, les grandes découvertes, les vagues d’émigration, les colonisations, les guerres, l’occupation, les résistances puis, bien sûr, l’industrialisation et désormais le néolibéralisme des échanges et le multiculturalisme des goûts.
On doit à ces vagues d’échanges les épices, la pomme de terre, les haricots, le maïs et la tomate du Nouveau Monde. On associe aussi facilement les sushis ou les phôs aux diasporas japonaises ou vietnamiennes, que les bagels à la communauté juive new-yorkaise.
On découvre souvent avec surprise les origines autrichiennes du croissant français, ou asiatiques du ketchup américain et des pâtes italiennes.
Le couscous illustre bien ces phénomènes : emblématique du Maghreb depuis le Moyen-Âge, il en existe autant que de territoires ; la semoule est à base de blé, d’orge, de millet, de sorgho, de manioc, de fonio ou de mil agrémentée de légumes, viande ou poisson, selon la disponibilité locale. Les recettes sont évidemment familiales, du domaine exclusif des femmes, se transmettant oralement de génération en génération. Il accompagne les migrants vers leur terre d’accueil et s’adapte alors : la semoule est importée et tend à se rationaliser. La recette se standardise par fusion avec la culture d’accueil et la merguez y fait son entrée en France alors qu’elle est servie à part au Maghreb. Du fait de son succès parmi les diasporas puis des autres populations, l’industrie agroalimentaire s’en empare pour le mettre en boîte, achevant de rationaliser la recette et les ingrédients. Devenu très facile d’accès, à très bas prix et soutenu par des campagnes de publicité jouant sur un exotisme stéréotypé (le fameux couscous Garbit en 1962), il se diffuse encore plus largement et devient le plat préféré des Français.
L’alimentation comme marqueur identitaire
Si les cultures alimentaires voyagent avec les diasporas, se répandent à travers le monde, s’assimilent et s’enracinent, les plats savent se faire aussi résistance, revendication identitaire ou patrimoniale, comme dans un mouvement de flux et de reflux d’homogénéisation alimentaire mondiale.
Le rhum est une échappatoire concoctée par les esclaves des plantations qui récupèrent la mélasse du jus de canne pressé. Socle des rares réjouissances et moyen de dialoguer avec les morts, il devient le carburant des révoltes contre les colons britanniques.
Le raki, de son côté, fédère les intellectuels et la jeunesse turcs en quête de réformes politiques dans l’Empire ottoman encore très conservateur du XIXe siècle.
Jeter le sel à la mer est devenu le symbole de la résistance de Gandhi contre l’occupation britannique, tout comme déverser le thé dans le port de Boston celui des 13 colonies américaines contre la « taxation sans représentation » de la couronne britannique.
Dans de nombreux pays aujourd’hui, le plat ou le produit national offre un vernis d’identité commune dans des sociétés où sévissent les inégalités : le ceviche péruvien, le maté argentin ou le rooibos sud-africain cachent la fronde rampante des classes laborieuses.
Cet attachement culturel ne demande qu’à s’institutionnaliser pour mieux se défendre. Nos indications géographiques européennes s’exportent désormais à travers le monde : café de Colombie, thé du Darjeeling, harissa, poivre blanc de Penja au Cameroun. Le mouvement de reconnaissance des produits au Patrimoine immatériel de l’UNESCO – régime méditerranéen, gastronomie française, cuisine japonaise, couscous, chili con carne, lato philippin – en est un autre témoignage.
L’alimentation, vecteur et témoin des guerres et du pouvoir
Très proche de nous dans le temps et l’espace, la guerre qui sévit en Ukraine depuis 2022 démontre les jeux de pouvoir et d’influence qui se jouent autour
de la dépendance de l’Afrique et du Moyen Orient vis-à-vis des céréales de cette région du monde, et l’importance capitale de l’alimentation dans la géopolitique mondiale.
La crise alimentaire mondiale de 2007-2008 et ses conséquences dans le monde arabe avait déjà été la partie émergée, brutale aux yeux de l’opinion des pays occidentalisés, du rôle essentiel de l’agriculture et de la sécurité alimentaire dans la stabilité politique des nations.
Comme le raconte si bien Pierre Blanc dans son ouvrage Terres, pouvoirs et conflits : une agro-histoire du monde, des premiers colons irlandais aux ÉtatsUnis à la création du Parti communiste chinois, des FARC en Colombie au rôle de la CIA dans le renversement du gouvernement Àrbenz au Guatemala, des enclosures anglais à la déforestation brésilienne, l’accès aux ressources foncières et hydriques structure notre histoire collective et politique depuis l’Antiquité et raconte le XXe siècle15.
Bien que les événements puissent apparaître isolés les uns des autres, les mécanismes à l’œuvre sont relativement invariants : accaparement des terres et contrôle des populations locales par une puissance colonisatrice – Empire romain, Algérie française, Apartheid ; lutte contre une domination foncière de classe – FARC, Hezbollah, Abou Sayyaf ; migrations – premiers colons américains ; ou outil d’apaisement social – colonisation de l’Ouest américain, déforestation brésilienne.
Le développement des nitrates dans les processus de production agricole doit d’ailleurs tout aux grands conflits mondiaux.
À la fin du XIXe siècle, les grandes puissances occidentales se sont lancées dans une course aux nitrates pour la production d’engrais agricoles mais surtout pour la production de nitroglycérine à destination militaire. La principale source d’approvisionnement de ces nitrates est alors dans le désert d’Atacama. Avec l’augmentation des exportations, la « guerre du nitrate » est déclarée en 1879 entre le Chili, la Bolivie et le Pérou qui revendiquent la possession de ces ressources stratégiques. C’est le Chili qui en prend le contrôle en 1881
après ses victoires contre ses voisins. La question de la sécurité alimentaire est cependant très sensible en Allemagne, dont le territoire ne permet pas de répondre à l’ensemble des besoins, notamment en cas de conflit. Grâce à des financements publics et des marchés militaires garantis, la Badische Anilin – & Sodafabrik, qui simplifiera son nom en BASF plus tard, développe les procédés qui permettent de synthétiser le diazote atmosphérique (N2) sous forme de nitrates, assimilable par les plantes. Cela valut à ses deux chimistes
Fritz Häber, qui démontra le procédé en 1909 et Carl Bosch qui en permit l’industrialisation, le prix Nobel de chimie en 1918. Les procédés ont tout d’abord été utilisés pour alimenter le front en explosifs pendant la première guerre mondiale puis ont été améliorés entre les deux guerres. À la fin de la seconde guerre mondiale, le colossal effort de production d’armement s’est donc tout naturellement reconverti dans cette production d’engrais, le plan Marshall se chargeant d’en conquérir les marchés européens16.
« La nourriture est la force, la nourriture est la paix, la nourriture est la liberté, et la nourriture est une aide pour les gens dont nous voulons la bonne volonté et l’amitié », déclarait John Fitzgerald Kennedy en 1961 au plus fort de la crise avec l’URSS.
L’alimentation est aussi une arme entre les mains des puissances pour construire et renforcer leur zone d’influence au service de leurs objectifs stratégiques : l’aide américaine a été utilisée comme une arme dans la stratégie d’endiguement de l’URSS pendant la guerre froide ou auprès de l’État égyptien qui devait protéger le canal de Suez, essentiel aux échanges mondiaux et à l’OTAN17.
Dans un rapport au Sénat en 1958, l’américain Hubert Humphrey pose les jalons d’une diplomatie alimentaire qui permettrait aux États-Unis de prendre le dessus sur l’URSS. Les premiers mots de ce document sont éloquents :
« L’abondance de nourriture et de fibres est un formidable atout pour l’Amérique dans la lutte mondiale pour la paix et la liberté. Un atout qui attend toujours d’être pleinement utilisé avec audace et compassion […] Une percée dans la conquête de la faim pourrait être plus pertinente dans la guerre froide que la
conquête de l’espace […] Le pain, et non les armes, peut très bien décider de l’avenir de l’humanité. »18
L’auteur de ce rapport deviendra par la suite le 38e Vice-président des ÉtatsUnis auprès du président Lyndon B. Johnson19.
Cette aide américaine stratégique pour leurs intérêts n’est toutefois jamais dénuée d’arrière-pensées économiques : elle est aussi largement utilisée pour écouler les surplus agricoles des farmers américains et les assurer de débouchés internationaux, au détriment des productions et cultures alimentaires locales.
Les plats asiatiques à base de nouilles – ramen au Japon, indomie en Indonésie, budae jjigae en Corée, désormais si populaires et identitaires, sont des adaptations des rations distribuées par les GIs américains sur leurs différents théâtres d’opérations asiatiques qui se sont largement assimilés aux régimes traditionnels locaux. Le terme budae jjigae signifie même le « ragoût de l’armée » en coréen.
Bien avant cela, les compagnies des Indes orientales, hollandaise (créée en 1602) et britannique (créée en 1600, l’une des premières entreprises capitalistes par action), chargées du commerce des épices, du coton, de la soie ou du thé, avaient déjà reçu les pouvoirs de lever des armées, mener des guerres, négocier des traités, établir des colonies et même de battre leur propre monnaie dans l’intérêt de leur capitale.
L’Empire britannique, celui « sur lequel le soleil ne se couche jamais », doit beaucoup à ces nouvelles routes alimentaires. Mais ce système de comptoirs commerciaux se retrouva vite confronté à un problème économique inédit : quand les Britanniques achetaient beaucoup d’épices, de coton ou de soie et surtout de thé, dont ils raffolaient, la Chine n’achetait aucun produit britannique en retour. Cela donna lieu aux premières théories sur l’importance de la balance commerciale. Pour rééquilibrer ces sorties massives de devises, il fallut trouver des produits à écouler. C’est l’opium, en provenance de Calcutta, qui servit de monnaie d’échange. Lorsque le gouverneur de la province de Canton, Lin Zexu, opéra des saisies dans les cales des navires britanniques pour faire
cesser ces trafics, c’est la couronne elle-même qui répliqua en déclenchant les guerres de l’opium (1839 et 1856). Cela finit par l’annexion d’Hong-Kong et la légalisation de ce commerce très lucratif.
Sans être toujours adoubés par une puissance étatique, les systèmes alimentaires frayent aussi avec les activités criminelles. Après tout, la coca, le cannabis ou le pavot sont des cultures agricoles « comme les autres » qui sont aussi récoltées, stockées, transformées et acheminées vers des consommateurs. Elles ont leurs réseaux commerciaux, leur économie internationale et leurs grands opérateurs. La frontière devient de plus en plus poreuse entre les activités criminelles et la distribution alimentaire plus classique. Les narco-trafiquants mexicains ont désormais mis la main sur le commerce de l’avocat, la mafia italienne réalise un chiffre d’affaires de plus de 20 milliards d’euros à travers les filières entières de tomates, jambon, mozzarella, miel, tout en touchant les aides européennes, fixe les prix et écoule de vastes volumes de contrefaçons.20, 21 À l’alimentation qui occupe et oppresse, répond comme souvent l’alimentation qui dialogue et apaise. L’histoire brandit l’image de Richard Nixon et Nikita Kroutchev partageant une bouteille de Pepsi en 1959 comme premiers signes de dégel entre les États-Unis et l’URSS. Pepsi fut à la fin des années 1980 le plus gros vendeur de sous-marins, de frégates de guerre et de tankers pétroliers du monde. Du fait du contrôle des capitaux soviétiques, la multinationale ne pouvait pas rapatrier ses profits auprès de la maison-mère et dut trouver des marchandises russes à réexporter. Le groupe a ainsi longtemps été l’importateur de la vodka Stolichnaya aux États-Unis mais l’effondrement des ventes l’a contraint à regarder d’autres types de marchandises moins conventionnelles. Ce système de troc autour de la vodka puis d’équipements militaires fera dire à Don Kendall, le CEO de Pepsi, que l’entreprise aura fait plus pour le dégel des relations avec l’URSS que toute la diplomatie américaine22.
Il se dit que le roi George VI aurait réussi à s’adjoindre le soutien militaire américain à la veille de la seconde guerre mondiale en redemandant un hotdog à Franklin Roosevelt.
La paix se gagne aussi autour de l’agriculture. En Colombie, la FAO intervient pour aider les autorités à mettre en place la réforme foncière qui avait déclenché la guerre civile avec les FARC depuis les années 1960. Plus de 500 000 hectares ont été restitués à 1 221 familles en 2018. En parallèle, un programme universitaire de formation destiné aux jeunes ou d’anciens paramilitaires des zones de conflits permet de les installer et de leur offrir des opportunités viables sur leurs terres23.
En République démocratique du Congo, des programmes agricoles rapprochent ethnies Bantu et Twa dans un nouveau dialogue de paix et recréent communautés et sécurité alimentaire dans la région du Tanganyika.
À la frontière entre le Soudan et le Soudan du Sud, deux communautés d’éleveurs, les Dinka Ngok et les Misseriya se disputaient les mêmes espaces de pâturages avec des manifestations de violence. Dans cette région instable, la création d’un service de santé vétérinaire a permis de pacifier les relations entre ces communautés et de préserver la stabilité.
Même la rivalité entre juifs et arabes au Proche-Orient trouvait des terrains de discussions autour du houmous ! Signe des temps, les instances militaires nationales, européennes et internationales commencent depuis peu à créer des groupes de travail et à élaborer des stratégies spécifiquement dédiées à l’agriculture pour faire face aux crises à venir et l’intégrer à des plans de paix.
L’alimentation structure l’espace et le débat public
Désormais classée au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO, la baguette de pain n’est pas une tradition française si immémoriale : ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la ville de Paris interdit les grandes cheminées dans lesquelles chacun pouvait encore cuire son gros pain pour plusieurs jours. La sécurité incendie des bâtiments fit migrer la préparation et la distribution du pain des foyers vers les boulangeries. La baguette ne prit sa forme si caractéristique que parce que la réglementation exigea plus tard que les boulangers n’ouvrent leur fournil qu’à partir de quatre heures du matin pour
éviter les nuisances. La forme allongée qu’on lui connaît aujourd’hui n’est finalement qu’une astuce pour permettre une cuisson plus rapide.
Cet emblème du régime alimentaire français n’est qu’un des nombreux avatars de l’évolution de nos produits pour coller aux exigences de la vie urbaine. Aujourd’hui, les tomates arrivent toutes bien rouges et bien rondes – sans défaut, mais sans goût ni nutriments – pour coller aux attentes de consommateurs toujours plus suspicieux.
Les villes d’avant la révolution industrielle étaient littéralement des marchés à ciel ouvert où les cochons, les poules et les carrioles de légumes partageaient l’espace public avec tout un chacun. Les déchets venaient alimenter les zones agricoles à proximité en bouclant le cycle des nutriments. Avec l’industrialisation et l’urbanisation, ces équilibres ont été rompus. Les terres sont désormais trop loin des fosses d’aisance pour pouvoir payer quelqu’un qui transporte le night soil, comme l’appelaient pudiquement les Britanniques. Ces déchets – qui comprenaient donc les fèces et les urines – débordaient des fosses, des jardins et des caves. Ils propageaient les maladies au sein des populations de plus en plus concentrées. En 1854 à Londres, le choléra tua 10 000 personnes à Soho et il fallut la « Grande Puanteur » en 1858 pour enfin aménager un vaste réseau d’évacuation de déchets : les égouts. À Paris, le baron Haussmann redessina les grands boulevards chargés d’évacuer « les miasmes » par ventilation naturelle et de maintenir les foules agitées sous le bon contrôle de la police. Mais son héritage est surtout sous les pieds des Parisiens : 2 600 kilomètres d’égouts.
Alors que l’époque tourne à l’obsession hygiéniste, la nourriture se dissimule progressivement aux yeux de tous : dans les arrière-boutiques, derrière un packaging, à bonne distance des sites de production et de transformation des produits bruts. Les consommateurs, privés des sens développés depuis la naissance de l’humanité pour appréhender l’environnement, doivent s’en remettre, non sans défiance, à des process industriels de stérilisation, pasteurisation, lyophilisation, toujours plus performants et lointains. L’industrialisation alimentaire est indissociable des préoccupations hygiénistes et de l’urbanisation de nos sociétés occidentales.
La nourriture elle-même se dissimule aux regards, mais son image, elle, s’affiche en revanche ostensiblement. Avec le matraquage publicitaire, la nourriture industrielle et ses porte-étendards Coca-Cola, Heineken ou Maggi, décore nos villes, devient paysagère, dessine et oriente l’espace public.
L’exemple le plus emblématique est sans doute le Nigéria où l’absence de cadre législatif ouvre la porte à tous les excès du marketing et de la publicité. En 1988, la holding financière singapourienne Tolaram décide de s’associer à une entreprise indonésienne pour commercialiser les nouilles instantanées Indomie sur le marché nigérian. Grâce à leur faible coût et à leurs facilités de consommation, ces nouilles représentent depuis les deux tiers du marché, à tel point que le nom est entré dans le vocabulaire courant.
Le véritable moteur de cet engouement tient selon Vincent Hiribarren, historien au King’s College de Londres :
« ... [au] matraquage publicitaire calqué sur celui de Coca-Cola ou des cubes Maggi. Dans chaque ville ou village nigérian se trouvent des panneaux publicitaires, des parasols dans les marchés, ainsi que des peintures rouges sur les murs des maisons aux couleurs d’Indomie. L’espace public est ainsi visiblement marqué par la transformation de l’offre alimentaire au Nigéria. Un marketing agressif a aussi étendu l’influence de la marque, que ce soit à la télévision ou à la radio. […] des publicités genrées font la promotion du pack Hungry Man alors qu’existe le pack Full Belly pour les plus affamés. »24
Afin d’étendre leur influence à toute la population, Indomie s’implante aussi dans les écoles. Vincent Hiribarren poursuit :
« Les enfants ont ainsi particulièrement été la cible des opérations de communication depuis le début des années 2000. En pénétrant dans les écoles, l’entreprise a fait le pari de transformer les habitudes alimentaires de toute une génération, et donc de tout un pays ».
Comme le raconte Carolyn Steel, architecte-urbaniste britannique, dans son voyage aux confins des grandes mutations spatiales, sociétales et politiques liées à nos modes de consommation urbains, nos systèmes alimentaires en
viennent même à modifier l’espace public dans des proportions que nous peinons à appréhender25.
En 1994, la Cour suprême de l’État du New-Jersey reconnait dans un avis que : « les centres commerciaux ont remplacé les parcs et les places qui étaient traditionnellement les lieux de la liberté d’expression ». Elle a été saisie lorsque des activistes distribuant des tracts contre la guerre en Irak ont été éjectés par la sécurité d’un centre commercial. La Cour explique que la vie sociale s’étant désormais déplacée du centre-ville vers ces vastes espaces privatisés, le droit fondamental de liberté d’expression doit s’y appliquer.
Les marchés ont toujours été des lieux de rencontres entre amis, voisins, commerçants, des lieux d’échanges de nouvelles et d’organisation de la vie locale où les idées circulent.
Dans l’Athènes antique, l’Agora était une place de marché alimentaire bien avant d’être un lieu de débat public et de démocratie pour tous les citoyens. On y venait pour ses courses autant que pour suivre les procès, les débats oratoires politiques, ou écouter discourir les philosophes comme Socrate, qui affectionnait son emplacement entre les étalages de nourriture et les changeurs de monnaie.
Vers la fin du Moyen-Âge, quand le découpage communal a été instauré, le siège des autorités locales s’érigea en face des places de marchés, autant pour s’installer au cœur de la vie publique que pour surveiller et contrôler les rassemblements de population. C’est aussi sur les lieux de vie publique qu’on exposait les exécutions, comme pour s’assurer que le message soit bien transmis à tout un chacun. Aujourd’hui encore, ce n’est pas étonnant que les autorités politiques choisissent ces espaces pour rencontrer les populations et « faire campagne ».
Au XVIIIe siècle, les tout nouveaux cafés sont des lieux de rencontres de philosophes et de savants, qui aiment s’y retrouver pour parler politique et partager les idées ; c’est l’Agora d’Athènes confinée entre quatre murs, sans la publicité de la foule, mais avec la force de diffusion de l’imprimerie.
Le sociologue allemand Jürgen Habermas appelle cela la « sphère publique bourgeoise » où, pour la première fois, l’opinion publique peut se former.
Comme le relève la Cour du New-Jersey, l’urbanisation modifie profondément les espaces de vie sociale autour de l’alimentation ; elle fait tout d’abord rentrer les étals ouverts en plein air dans des boutiques, puis, avec la motorisation de la société, elle déplace les rayons alimentaires en périphérie des centres urbains, dans des supermarchés de plus en plus vastes. Alors que l’alimentation venait jusqu’à nous auparavant, il est désormais nécessaire de se déplacer.
La distribution alimentaire ne se contente pas de concentrer toute la vie commerçante locale dans de vastes centres privatisés et climatisés. Elle se fait elle-même aménageuse urbaine.
Au Royaume-Uni, une réglementation de 1996 impose aux supermarchés de donner la priorité aux centres-villes pour la construction de nouveaux locaux. Ces règles étant trop contraignantes par rapport à leur modèle de création de grandes surfaces dans des zones où le prix du foncier est encore dérisoire, les grandes chaînes ont su trouver la parade : proposer aux municipalités de bâtir des stades, des habitations abordables ou d’autres infrastructures au service des habitants.
En 2005, dans le quartier de Tolworth, au sud-est de Londres, la chaîne Tesco a investi 100 millions de livres sterling (115 millions d’euros) pour un projet qui comprend un hypermarché de 5 500 m², 835 appartements, un parking de 600 places, des bureaux, 700 m² de commerces et de services à la population, des espaces verts, l’ensemble étant alimenté par des panneaux solaires, du biogaz et le recyclage d’eau de pluie. Sous couvert de projets exemplaires de renouvellement urbain durable, les grandes chaînes de distribution créent elles-mêmes leurs villes entièrement dépendantes d’elles pour s’approvisionner : « Désormais, on construit des centres commerciaux au milieu de nulle part, on met des maisons autour, et on les appelle des villes ».26
En 2006, un rapport de Friends of the Earth (Les Amis de la Terre) a pointé 200 contournements de la réglementation de ce type rien qu’au Royaume-Uni.