Flore d’ici
Nous avançons dans un bois aux essences variées. Bien qu’introduits assez récemment, ces résineux appartiennent désormais aux paysages bretons et font partie du patrimoine végétal de Carnac. Pour les distinguer, il faut observer leurs aiguilles : celles du pin maritime sont longues et groupées par deux, celles du pin insignis sont plus courtes et groupées par trois.
Alignés, les menhirs, Comme si d’être en ligne
Devait donner des droits.
I…I
Les menhirs sont en rang
Vers quelque chose Qui doit avoir eu lieu.
Nous arrivons aux alignements de Kermario. Debout sur leurs pierres de calage, les impressionnants monolithes s’offrent à nous, bien plantés dans ce champ que choisirent « ceux des menhirs » dont Guillevic se sentait si proche :
Pin de Monterey
Pin de Monterey
Pin maritime
Pin maritime
Pin de Monterey Pin maritime
À la vérité,
La préhistoire
Ne le quitte jamais.
❋
Il se dit parfois qu’il porte
Encore et toujours
Le squelette du premier homme
Et que c’est lourd.
Ici, la Préhistoire a durablement cohabité avec les sociétés humaines qui lui ont succédé, et elles furent toutes confrontées à ce singulier puzzle reçu en héritage.
Si nous le comparons aux 450 000 ans durant lesquels l’homme a appris à maîtriser le feu, le Néolithique est un ourlet de quelques 6 000 ans bordant les débuts de ce que l’on appelle l’histoire. À cette échelle, il est impossible de prendre la réelle mesure de « l’inestimable héritage culturel ancestral » légué par ces hommes.
La transmission de ce patrimoine n’est pas allé de soi, car ici comme ailleurs, les menhirs ne sont après tout que « de grosses pierres » comme l’a dit Flaubert qui visita Carnac en 1847. Pourtant dès 1840, Prosper Mérimée, alors inspecteur général
des Monuments historiques, en fit l’inscription sur la première liste qu’il établit en vue de les protéger. Cependant aucun moyen légal ne permettait encore d’empêcher la destruction de ceux élevés sur une propriété privée. C’est pourquoi, une trentaine d’années plus tard, le Conseil d’État proposa un projet de Déclaration d’utilité publique les concernant. Son adoption définitive, en 1878, permit enfin à l’État, représenté par le ministère des Beaux-Arts, d’en réaliser les acquisitions en usant largement des mesures d’expropriation.
Longtemps appelées « pierres druidiques » ou « pierres celtiques », elles
ont pris le nom de « monuments mégalithiques », permettant ainsi en 1865 l’entrée du mot « mégalithe » dans le Littré.
Ces acquisitions rendirent enfin possible la surveillance et la sauvegarde de cet inestimable patrimoine. Chaque champ de menhirs, chaque monument se trouva de ce fait doté d’une borne en granit sur laquelle fut écrit en lettres rouges : « La loi punit d’amende et de prison tout destructeur et tout mutilateur de monument ».
La démesure de ces architectures habita Guillevic toute sa vie puisqu’encore le 10 décembre 1996 il écrivit :
Il y a quelque chose à Carnac
Où se donnent à voir
Les traces du vieil ordre.
Parmi tout ce qui apparaît
Elles ne sont pas faciles
A déchiffrer,
Mais en toi, tu les sens
Et tu les arpentes.
Elles donnent vision
De ce qu’elles essayent
De faire se découvrir
Aujourd’hui.
Au cœur des pierres de Kermario, Carnac rendit hommage à Guillevic pour ses quatre-vingts ans. Christian Bonnet, le député-maire de l’époque déclara non sans malice : « Nul n’est prophète en son pays », dit-on… « peut-être, mais poète en son pays, si ! » Il cita Guillevic : « Tout poème est un appel à la fête ! »8
Dans les années qui suivirent, le poète revint plusieurs fois arpenter ces lieux, et peut-être, comme « La Mer » se répétait-il alors :
Sûr
Que je rumine.
Qu’est-ce que j’ai d’autre À faire ?
Belle question pour lui qui se vivait « Innervé / Dans les pierres… » et pensait qu’il avait leur âge !
Nous quittons le sentier piétonnier pour longer brièvement la route sur notre droite. Nous pouvons observer le dolmen à l’angle des alignements : quatre dalles reposent toujours sur la douzaine de supports qui forment le couloir conduisant à la chambre funéraire. Ici encore, une tête de roche et un point haut ont dû déterminer le choix de son implantation. Nous traversons à nouveau la route et descendons vers les bâtiments rénovés en contrebas.
Ils proviennent de l’ancienne ferme de Kermario déjà attestée en 1475, maison noble ou métairie, dépendance de la seigneurie de Kermaux, que nous allons découvrir en em-
pruntant le tracé de la vieille route de Kerlescan à Carnac. Avant la construction de la voie bitumée d’aujourd’hui, cette route permettait aux « gens de la lande » de venir au bourg. Comme tous les chemins d’alors, elle se présentait à l’état de sol naturel. Guillevic l’empruntait enfant lors de ses escapades dans son domaine et autour, vers le moulin de Kermaux, l’étang de Kerloquet, le tumulus ou le château de Kercado, nos toutes proches étapes.
Plein est, au niveau de l’entrée de la propriété de Kermaux, nous prenons le chemin de terre. Le beau mur maçonné que nous suivrons sur une partie du parcours ceinturait cette très ancienne maison noble dont les traces remontent à 1427.
De nombreuses tenues en dépendaient, dont la « petite métairie » que nous apercevons dans les files de menhirs et la « grande métairie », vers laquelle nous nous dirigeons, sans oublier le moulin à vent construit sur la hauteur, dans les alignements. Le manoir est difficile à distinguer sur la droite.
Au niveau d’une grande pierre dressée, nous abandonnons l’ancienne voie et traversons à nouveau la route pour rejoindre le vieux moulin sur la hauteur. Nous grimpons vers lui par un sentier rocailleux. Au printemps, un merveilleux champ d’asphodèles se découvre allié au champ de menhirs. Symbolique de la pierre et de la fleur, du pérenne et de l’éphémère, au cœur même de la poésie de Guillevic !
Depuis le moulin désormais aménagé en belvédère, la vue est saisis-
sante. Ces blocs de granit ne sont pas là par hasard et l’attractivité tellurique des lieux interpelle.
Tout ce qu’on a tenu
Dans ses mains réunies :
Le caillou, l’herbe sèche,
L’insecte qui vivra,
Pour leur parler un peu,
Pour donner amitié
A soi même, à cela
Qu’on avait dans les paumes,
Que l’on voulait garder
Pour s’en aller ensemble
Au long de ce moment
Qui n’en finissait pas.
Vers la mer BOUCLE 2
▶ DÉPART : Tumulus Saint-Michel
▶ ÉTAPE 1 : Tumulus – Maison natale – Bourg
▶ ÉTAPE 2 : Bourg – Port en dro
▶ ÉTAPE 3 : Les rocs – Boulevard de la mer
▶ ÉTAPE 4 : Carnac plage – Anciens paluds – Bocage
▶ RETOUR : Tumulus Saint-Michel
ÉTAPE 2
Église St-Cornély
ÉTAPE 1
CARNAC
SALINES
KERALLAN
PORT-EN-DRO
ÉTAPE 3
ÉTAPE 4
GRANDE PLAGE
Fontaine
Lavoir
Tumulus St-Michel
CLOUCARNAC
3
Les rocs –Boulevard de la mer
Laissons le port derrière nous ; nous voici face à la Grande Plage. Selon un témoignage oral, au début du XXe siècle, elle était surtout fréquentée par les Parisiens, et les plages secondaires comme Légenèse et Ty Bihan par les provinciaux. Quant aux Carnacois, peu nombreux à « aller à la plage », ils s’installaient plutôt sur celle de Port en Dro puisqu’elle se trouvait au bout du chemin qui venait du bourg.
En forme de croissant, cette petite plage présentait l’avantage d’avoir une partie sablonneuse orientée plein sud, très ensoleillée et une partie bordée par une falaise rocheuse hachée de petites criques, idéale pour se protéger des vents d’ouest mais aussi du soleil de l’après-midi : lieu de prédilection des mères et des grandmères ! Tandis qu’elles s’occupaient à des travaux d’aiguilles, les enfants profitaient de la falaise et des rocs comme terrain d’escalade, de la cale de Toul Plisset comme sautoir ou plongeoir, et des petites mares prises entre les rochers, sources de pêches miraculeuses… sans parler du sable ! ▶ ÉTAPE
Prenait du sable dans ses mains,
Ne savait pas
A qui l’offrir.
Oui, cela se passait
Au soleil couchant.
Oui, c’était au bord
De l’océan.
Qu’est-ce
Que ça change ?
Ce poème traduit la solitude et la nostalgie de l’enfant, alors que cet autre dit en une seule phrase ce qu’embrassait déjà sa rêverie créatrice :
Crois-tu qu’il t’aime, le sable,
Qui sans toi serait debout
Dans le roc qui te domine,
Alors qu’il te sert de lieu
Où tu viens te promener ?
Ces rocs alors très nombreux ont été pour Guillevic un inépuisable creuset d’inspirations en fonction des jours, des heures, au gré des marées et selon la couleur changeante du ciel qui, sans cesse, en bouleversaient et en renouvelaient la vision.
« La plage de Carnac a été importante pour moi », raconte Guillevic… « C’est une plage très calme, très familiale, au fond d’une anse. Il n’y a pas de rouleau, là aussi, j’étais bien, très bien… Dans mon élément. »
Il dit encore :
Bien des choses te restent
De ce temps-là
Comme le toucher de l’eau fraîche
Sur tes mains
Et tout ce que ce contact
Fait remonter
Du sommeil des mers.
Ces rochers-là, aujourd’hui disparus suite à la construction de la base nautique, lui ont inspiré le poème « Les rocs », dont il a dit : « C’est peut-être ce que j’ai fait de plus achevé comme suite dans Terraqué ».
« Les rocs de Por en Dro n’existent plus maintenant que dans mes poèmes » regrettait-il encore !
Arrière-plage
Rocs, on vous guette — et votre soif
Attise un vent plus dur que le toucher des vagues. Vous serez sable sec au goût de désespoir, Strié du vent.
Bon pour litière aux coquillages, Que la mer pour la mort Jugea et rejeta.
I…I
Les rocs I
Ils ne le sauront pas les rocs, Qu’on parle d’eux.
Et toujours ils n’auront pour tenir Que grandeur.
Et que l’oubli de la marée, Des soleils rouges.
I…I III
Et puis la joie
De savoir la menace Et de durer.
Pendant que sur les bords,
De la pierre les quitte
Que la vague et le vent grattaient
Pendant leur sieste.
I…I V
La danse est en eux,
La flamme est en eux,
Quand bon leur semble.
Ce n’est pas un spectacle devant eux,
C’est en eux.
C’est la danse de leur intime
Et lucide folie.
C’est la flamme en eux
Du noyau de braise.
I…I
Mais le pire est toujours
D’être en dehors de soi
Quand la folie
N’est plus lucide.
D’être le souvenir d’un roc et l’étendue
Vers le dehors et vers le vague.
Une quarantaine d’années plus tard, le poète séjourne à Légenèse. En cette mi-septembre 1979, l’été approche de sa fin et Guillevic passe des heures, assis sur un banc, tout proche de Port en Dro, face à la mer.
Le poème éponyme qui en naît traduit la félicité qu’il vit alors et peut être entendu comme un contrepoint aux « Rocs ».
Por en dro
Tu as beau regarder,
Tu ne vois jamais
Un rocher de granit
Se défaire
D’une partie de ses grains.
I…I
Le soleil de plein jour
Craint parfois
Sa trop grande puissance
Sur ces vies entamées
Par la fragilité.
D’un petit nuage blanc, Il protège la fête,
Y convie une voile blanche
Un peu lointaine.
Heureux celui qui passe
À des moments pareils
Et se sent adopté,
Vit l’avenir
De ce présent
Et le dormira
Sur le sable et même
Au profond des bois.
À travers certains autres poèmes, nous pouvons reconnaître le littoral de Carnac, où des pointes granitiques, celle de Beaumer (pointe Churchill), des Calmaros (pointe Berne), de Karek Segal (pointe Lion), de Saint Colomban (pointe Keller), portent localement le nom des premières familles qui implantèrent là leurs imposantes villas. Elles cernent les plages de sable fin, lavées et relavées par les vagues d’une mer qui interpela Guillevic sa vie durant.
Prise entre des rochers
Au cours de la marée, Tu t’y plais, on dirait.
Douce, douce, caressante — Et c’est peut-être vrai.
Notre itinéraire se poursuit vers l’est par le boulevard de la Plage. Les accès aux premières villas ont naturellement créé un chemin le long de la dune, à la limite des propriétés. Au cours de la seconde guerre mondiale, ce sont les troupes d’occupation qui en y passant et repassant avec leurs lourds engins ont préparé le boulevard actuel qui ne fut bitumé qu’après la fin des hostilités.
À partir de 1919, la famille Guillevic vit en Alsace, rendant Carnac trop loin pour y revenir régulière-
ment. Le garçon n’a donc pas suivi l’évolution et la transformation progressive du pays. La vision qu’il en a gardée est celle de son vécu d’enfant, très différente de celle que nous avons aujourd’hui.
Sur cette plage,
Sur ce sable devant l’océan,
Plus profond
Que tout ce que tu reçois :
Cette chose
Dont tu ne sais rien,
Qui te maintient en cet état
D’équilibre, de bien-être
Où tu aimes
Te sentir vivre.
Ces instants-sources sont peut-être à l’origine de la boutade du poète : « la poésie, c’est autre chose ». « Une définition évidemment vague mais juste ! », commentait-il. « Une autre chose » qui lui permit de tenir et fut son recours dans les périodes difficiles de son existence.
À la suite d’une polémique dans les années 1950, il connut une longue période de silence, qui lui fut finalement bénéfique car elle provoqua en lui une remise en question. Et, raconte le poète, « Un beau jour j’ai
recommencé à écrire une poésie qui était la mienne, celle d’avant… » À partir de là, il abandonna définitivement la versification classique, et un mois après ce sursaut, surgirent les premiers vers du livre-poème inaugural qu’est Carnac.
Son processus d’exploration et de creusement autour d’un seul thème se renouvela ensuite pour huit autres livres : Ville, Paroi, Inclus, Du domaine, Requis, Art poétique, Le chant, Maintenant et s’échelonna de 1969 à 1993. Guillevic analyse ce processus : « il n’y a pas de plan. Un thème se concrétise, j’écris. C’est comme s’il y avait fécondation, l’œuf se développe apparemment selon ses propres lois et un jour, l’expulsion est définitive, tout est coupé… Le flux s’arrête, le livre est terminé, pas achevé… » car il reste à faire un long travail critique pendant lequel raison, sentiments, sensations se conjuguent… Chaque mot est alors passé au crible, l’expérience qui a donné naissance au poème est « … revécue, observée, fouillée ». « Travail de chimiste, travail de viscères » conclut le poète.
Pour Carnac, le déclic fut la lecture d’un texte de Gaétan Picon sur
Mallarmé où le critique parlait de la goutte de néant qui manque à la mer… « ce rappel m’a donné un choc », dit Guillevic, « j’ai revécu l’eau de l’océan et j’ai écrit :
Mer au bord du néant, Qui se mêle au néant,
Pour mieux savoir le ciel, Les plages, les rochers,
Pour mieux les recevoir.
Carnac débutait, et j’ignorais que ces cinq vers étaient le commencement d’un livre, que l’ouverture était là. Je replongeais dans mon sacré ». I…I
« Carnac a été une grande joie pour moi, une délivrance. Je me retrouvais vraiment, je retrouvais mon pays, la terre, la mer, je me revivais tel que j’avais été. »
« Hanté par le pays natal », le poète renouait le cordon ombilical et retrouvait la source.
Carnac est une longue suite consacrée à une terre cernée par l’océan, son ciel, ses horizons, ses plages et ses rochers, ses marais salants,
ses chemins, ses fontaines, ses maisons, son église, ses gens, ses murets, sa lande, ses herbes, son soleil, sa lumière.
Ça déferle, ça se répète, c’est relancé sans fin comme des vagues. Tout un
univers relationnel dans un vivre avec pour être mieux ensemble se construit à travers une expression nue, imbriquée et complexe. Dans ces retrouvailles, Guillevic se réapproprie sa terre et se réconcilie avec lui- même.
Euphorbe maritime
Immortelles des dunes
Panicaut maritime
Oyat
Liseron des sables
Carnac, raconte encore l’auteur, a été dans l’ensemble très bien accueilli. Un classicisme nouveau « qui se refuse aussi bien à l’effusion sentimentale, qu’au délire des images, à la musique verbale qu’à la gratuité » est évoqué par les critiques ainsi qu’un dialogue où la voix de Guillevic enfermerait la réponse des forces primordiales. « Je crois » dit un autre, que Carnac est « le plus beau recueil qui ait paru en France depuis les grands recueils de Supervielle. Le plus fraternel assurément. »16
Nous cheminons toujours en direction de l’est, le long de la dune. Nous entendons la voix de l’enfant :
- Le poète :
Tu viens et tu vas
Mais dans des limites
Fixée par une loi
Qui n’est pas de toi.
Nous avons en commun L’expérience du mur.
I…I
Ne va pas croire
Que le spectacle que tu donnes
Soit toujours suffisant.
On peut être assis sur tes bords, Vivre tes vagues, la marée,
Regarder le complot
Que vous mettez au point, Toi, l’air et l’horizon,
Déplorer que jamais
Tu ne sois là t’ouvrant, Montrant tes profondeurs,
Et ne pas toujours
Être intéressé.
- La mer :
Que je me répète, C’est évident.
Je me répète en parlant
Comme en ne faisant rien,
En étant ici,
En étant là,
En étant.
Si je ne me répétais pas, Qu’est-ce que je ferais ?
Je répète
Mon existence.
- Le poète :
Quand la plage vers le soir
Est de la couleur de la mer,
Que la mer
N’est que le prolongement de la plage,
Quand il n’y a de sûr
Que ce gris qui n’est même pas gris,
Ce plan horizontal et, au-dessus de lui,
Le vague hémisphère translucide,
Il faut sortir
De cette espèce d’éternité.
- Le poète au goéland :
Dans le sans fin
Tu habites,
Tu le sillonnes.
Tu y dessines
Des volutes.
I…I
Tu voles
Avec sur tes pattes
Du sable
Qui tombe dans la mer
Grain par grain.
I…I
Pour moi
Tu es plus doux que les mouettes,
Un peu plus étranger
À notre monde,
Plus rattaché
Aux origines.
- Le poète à la mer :
Il aura trop tenu
Dans le fond de sa paume
En face de la mer
Du sable que le vent
Y prenait grain par grain
Celui que tient la peur
De devenir nuage.
Une note inédite nous renseigne sur la naissance du texte « Galet » :
« Ce poème a été écrit en mars 1973, après un bref séjour à Carnac et à Groix17.
Il a forcé mes barrages pour me donner à toucher, à respirer l’océan et ses accointances avec la plage : sable, coquillage, goémons, galets… c’est-à-dire à revivre une fois de plus les sensations éprouvées par le garçon que je fus et qui, comme le galet du poème, se sentait impliqué, inculpé – et innocent ».
Ce passage confirme la culpabilité et les humiliations vécues par l’enfant que seuls, les éléments naturels surent combler en lui, comme le suggèrent deux poèmes d'Art poétique :
Je suis allongé dans l’eau,
Je monte et je descends
Avec les vagues,
Je me laisse porter
Par la marée,
Jamais la mer
Ne me manque.
I…I
Dans les brisants,
Dans les cris des goélands, Dans l’écume qui retombe en eau,
Dans la marée qui commence à monter,
Dans le goémon qui s’accroche aux rochers,
Je me convie.
Je m’y retrouve.
À notre tour, laissons-nous convier par ce paysage tant ici le regard porte loin sur l’océan. Cela nous rappelle la visite de l’escadre et nous permet de mieux comprendre le poème suivant :
Parfois il y avait au large
Des lézards gris dormant
Sous une longue fumée.
La vue de l’escadre
Faisait du pays de Carnac
Un verre de lampe qui peut être cogné.
En effet, chaque année, la baie recevait la visite de quelques unités de la Marine nationale qui venaient de Toulon et gagnaient l’océan Atlantique par le détroit de Gibraltar. Déjà signalée en 1894, c’est en 1939 que l’escadre fit sa dernière escale dans la baie de Quiberon. Elle stationnait ainsi quelque temps en fin de saison et des invitations étaient lancées pour des visites à bord ou des festivités. Si les plus fortunés y répondaient, les autres scrutaient cette curiosité depuis la plage.
L’événement était attendu et les fils Guillevic étaient certainement parmi les spectateurs ! Les garçons rêvaient-ils d’embarquer sur un de ces navires comme l’avait fait leur père ? Guillevic apprenait déjà à vivre au-delà des livres d’école, ce qu'il confirme dans le bilan positif de sa vie :
« J’ai eu une vie dure… Je me suis senti physiquement fragile, mais cela ne m’empêche pas d’arriver à un âge honorable I...I je n’ai pas le sentiment d’avoir perdu mon temps, d’avoir gâché I…I ce que je pouvais avoir à la naissance. J’ai conquis, j’ai acquis, j’ai gardé. J’ai vécu douloureusement, mais pleinement… J’ai toujours lutté pour mieux, mais j’ai obtenu du mieux I…I J’ai la passion de vivre I…I Je ne me sens pas indigne de l’enfant que j’étais à huit ans. C’est pour moi capital.
Je ne rougis pas devant l’enfant que j’étais. Il pourrait me dire, quand même, tu as fait ceci ou cela I…I mais lui aussi, l’enfant de huit ans, il faisait des bêtises, alors il ne faut pas qu’il exagère ! Je n’ai pas dit : je ne rougis pas devant l’idéal de l’enfant que j’étais, mais devant l’enfant de huit ans que j’étais. »
Le garçon devenu poète a compris qu’il était inutile d’aller chercher midi à quatorze heures et bon de savoir reconnaître « midi dans midi » ! Il a compris que si la vie est tragique, le mieux est de la « vivre tragiquement, mais pas tristement », l’important étant de « se faire tout petit, (pour) apprendre à regarder, à voir les choses en elles-mêmes et bannir toute vision ».
Flore d’ici
Un instant d’intimité partagé avec son père mérite aussi d’être rappelé. Il a vingt-trois ans. Il écrit certains des poèmes qui seront publiés dans Terraqué douze ans plus tard. « Quand je suis retourné à Carnac, en 1930, avec mon père, nous sommes allés tous les deux voir la mer à Por en Dro et quand il a approché –Dieu sait si mon père n’était pas un homme de spectacle – il a murmuré pour lui, la découvrant : « Oh, la garce ! » Il ne faut pas oublier qu’il avait été mousse, marin et naufragé.
La passion retenue de cette exclamation traduit bien le caractère du Breton. Sous le poids d’un héritage culturel, celui-ci a, de tout temps, été enclin à se fermer, à s’isoler. Il a toujours été difficile pour lui
Laîche maritime Criste marine Giroflée des dunes Fenouil
de parler de ses sentiments, de ses souffrances, de sa santé, de tout ce qui, en fait, est de l’ordre de l’intime. Et cela est particulièrement vrai dans le monde paysan d’où viennent les Guillevic et les David.
Les deux Eugène avaient chacun leur réserve, leur timidité, mais aussi leur méfiance ! Et si le poème Carnac avait été alors écrit, père et fils, complices, auraient ensemble pensé, s’adressant à la mer :
Mais tu sais trop qu’on te préfère, Que ceux qui t’ont quittée
Te trouvent dans les blés,
Te recherchent dans l’herbe, T’écoutent dans la pierre, Insaisissable.
Nous quittons la plage après un dernier coup d’œil à la pointe Churchill dont Guillevic disait :
« … J’ai connu Carnac à une époque où il n’y avait aucune villa. Il y avait à une extrémité, à Por-en-Dro, un port de pêche tout petit, avec une cahute en bois, une buvette pour les pêcheurs et, à l’autre extrémité, la villa de la famille Churchill, et c’est tout.
Il y a maintenant des milliers de villas, et on a fait sauter des rochers pour créer des plages. De mon temps, entre les rocs, on pêchait des anguilles, des petits poissons, des crabes. Ça, c’est la mer… »