Le Général Climat

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Le Général Climat

Autres titres disponibles aux Éditions La Butineuse :

Hydrater la Terre. Le rôle oublié de l’eau dans la crise climatique, Ananda Fitzsimmons

Terre et climat . Éclairages sur le rapport spécial du GIEC, Patrick Love

Chroniques énergétiques. Clefs pour comprendre l’importance de l’énergie,Greg de Temmerman

Nourrir la terre. Manifeste pour une agriculture régénératrice, Daniel Baertschi

Les agriculteurs ont la Terre entre leurs mains, Paul Luu, avec Marie-Christine Bidault

Inventaire d’émotions transitoires, Tiphaine Gerondeau

Tous alchimistes : réinventons la boucle aliments-terre, Julie Lenormant

Abécédaire pour petits gourmands et grands curieux, Caroline Sanceau

Sur le champ. Carnet de voyage au cœur des vocations agricoles, Camille Fournier

Édition révisée et mise à jour de :

Klimaatgeneraal. Bouwen aan weerbaarheid

© Uitgeverij Podium, Amsterdam, février 2022

Couverture et maquette intérieure : © Agence Coam

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation, réservés pour tous pays.

ISBN : 978-2-493291-58-5

© 2023 Éditions La Butineuse

Atelier des Entreprises

Place de l’Europe – Porte Océane 3 56400 Auray – France www.editions-labutineuse.com

Tom Middendorp avec Antonie van Campen

Le Général Climat

Intensifier la lutte

Traduit par Brigitte Zwerver-Berret

Préface de Ban Ki-moon et Feike Sijbesma

Table des matières

Première Partie – Comment le changement climatique rend le monde plus dangereux

Chapitre 1. Afghanistan, le début de ma mission ........ 21

Chapitre 2. Contrôle des symptômes au large de la Somalie 39

Chapitre 3. Champ libre pour les djihadistes .............. 57

Chapitre 4. L’eau, outil de pouvoir .......................... 67

Chapitre 5. Le Sahel, le canari dans la mine de charbon 81

Chapitre 6. Une succession d’ouragans .................... 97

Chapitre 7. Partie de Stratego dans le cercle arctique107

Chapitre 8. Bombe à eau en Asie .......................... 119

Chapitre 9. Inondations dévastatrices ..................... 137

Chapitre 10. Feux de forêt incontrôlables ................ 147

Chapitre 11. Fuir le changement climatique ............ 159

Chapitre 12. Guerre dans le grenier à blé ............... 171

Préface ............................................................... 9 Introduction ...................................................... 11

Deuxième Partie – Des paroles aux actes

Chapitre 13. La guerre contre le dérèglement climatique189

Chapitre 14. Agir ensemble en faveur du climat 205

Chapitre 15. La Défense doit et peut être plus durable217

Chapitre 16. Vers une énergie propre ..................... 235

Chapitre 17. Prévisions et alertes ............................ 259

Chapitre 18. Voir grand, avancer à petits pas, commencer quelque part ...................................................... 279

Chapitre 19. Ce sont les gens qui font la différence ... 289

Chapitre 20. S’adapter pour être moins vulnérable ... 303

Chapitre 21. Vers une mission de paix durable.......... 323

Chapitre 22. Des partenariats aux écosystèmes 335

Conclusion 343 Abréviations ................................................... 353 À propos des auteurs ..................................... 355

Pour mes enfants, Joris et Renee.

Pour leur génération.

Et toutes les générations suivantes.

Préface

À l’heure où les conséquences du changement climatique se manifestent de manière plus prononcée dans le monde entier et où l’interaction complexe entre les changements environnementaux et la vie de nombreuses personnes vulnérables, et donc la sécurité mondiale, devient plus claire, ce livre apparaît comme une publication importante et attire l’attention sur l’un des sujets les plus compliqués de notre époque. Le Général Climat présente une analyse approfondie de la manière dont les crises liées au climat affectent les personnes et mettent en péril la sécurité mondiale. Il fournit une exploration complète de la relation complexe entre le changement climatique, le besoin d’adaptation, mais aussi le domaine à multiples facettes de la sécurité mondiale.

Ce travail se distingue par l’expérience de M. Middendorp, ancien chef d'état-major de la défense des forces armées néerlandaises. La combinaison de son expérience militaire pratique et de sa compréhension des dynamiques géopolitiques offre aux lecteurs une approche holistique. Middendorp trace également une voie pleine d’espoir et de solutions réalisables. Il ne se contente pas de nous mettre en garde, il nous indique également la direction à suivre pour trouver des solutions. Il démontre la puissance des avancées technologiques, souligne l’importance de stratégies bien pensées et met en évidence le rôle vital de la collaboration pour relever les défis de la sécurité climatique. La combinaison de l’atténuation, à savoir la prévention, et de l’adaptation, qui permet une meilleure résilience au changement climatique, est nécessaire.

9 $

Ainsi, Le Général Climat n’est pas seulement une source d’information, mais aussi une motivation convaincante pour l’engagement et l’action, en vue d’un avenir plus durable et plus stable pour les personnes d’aujourd’hui et les générations à venir. Par essence, ce livre est un guide pour les décideurs politiques, les universitaires, les spécialistes de la sécurité et toute personne intéressée par l’avenir de notre société mondiale et de notre planète.

Nous recommandons donc Le Général Climat à toute personne désireuse de comprendre les défis multiformes posés par le changement climatique et, plus important encore, les solutions et les stratégies qui peuvent nous conduire à un avenir meilleur.

Coprésidents du Centre mondial pour l’adaptation (CGA)

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Ban Ki-moon et Feike Sijbesma,

Introduction

« Il existe peu de doutes scientifiques sur le fait que si nous ne faisons rien, nous devrons faire face à des sécheresses, à des famines et à des déplacements massifs de populations plus nombreux, ce qui alimentera plus de conflits pendant des décennies. Pour cette raison, ce ne sont pas seulement les scientifiques et les militants écologistes qui réclament des actions rapides et puissantes – ce sont les cadres militaires de mon pays et d’autres, qui comprennent que notre sécurité collective est en jeu. »

Président Barack Obama lors de la cérémonie de remise des prix Nobel en 2009

Lundi 5 décembre 2016. Un courriel de mon porte-parole s’affiche sur l’écran de mon portable, accompagné d’un message Twitter de la NOS, la Fondation néerlandaise de radiodiffusion. Je lis : « Le général Middendorp prétend que le changement climatique menace la paix dans le monde ». Peu de temps auparavant, j’ai pris la parole lors de la Conférence de Sécurité

Planétaire au Palais de la Paix à La Haye. Bien que mes déclarations à la conférence sur le climat organisée par le ministère néerlandais des Affaires étrangères aient été un peu plus nuancées que ce tweet, celui-ci donne le ton. Divers fonctionnaires locaux, membres du conseil municipal et députés retweetent la citation qui m’est attribuée. « Vous l’entendez maintenant de la bouche de quelqu’un d’autre », assène Bas Eickhout, eurodéputé du parti politique néerlandais GroenLinks. La célèbre artiste de cabaret néerlandaise Claudia de Breij semble également enthousiaste et partage mon tweet. Un autre écrit : « Comment Middendorp peut-il proférer de pareilles idioties ? Le climat change constamment, nous ne pouvons rien faire pour y remédier. Alors, c’est toujours la guerre ? » Certains activistes répondent

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avec indignation que je ne dois pas faire de leur thème de prédilection une question de sécurité. Un homme furieux transmet le tweet à Jeanine HennisPlasschaert, alors ministre néerlandaise de la Défense, en ajoutant : « Peut-être que Middendorp, en tant que propagandiste du climat, pourrait rejoindre le KNMI (l’Institut météorologique royal néerlandais) pour y travailler à la “paix dans le monde”. »

Je suis fortement surpris par ce tumulte. En Afghanistan, j’ai été témoin des tensions entre les fermiers, provoquées par la pénurie d’eau, et de la façon dont les talibans s’en servaient. En Irak, j’ai vu Daesh utiliser l’eau comme outil de pouvoir lorsqu’il occupait le barrage de Mossoul. En Somalie, au Soudan et au Mali, la sécheresse croissante a conduit les populations au désespoir, les faisant tomber aux mains d’extrémistes. J’ai pu constater que le changement climatique en lui-même n’est pas nécessairement à l’origine d’un conflit, mais qu’en combinaison avec d’autres facteurs, il peut devenir une force motrice.

Je l’ai compris lors de mon deuxième déploiement en Afghanistan, en 2009, et j’ai approfondi mes connaissances en la matière lorsque, de fin 2009 à début 2012, j’occupais le poste de directeur des opérations au ministère de la Défense, à La Haye. À ce titre, j’étais responsable de plus de 20 opérations militaires néerlandaises dans le monde et du déploiement de milliers de soldats néerlandais. Ces hommes et ces femmes accomplissent un travail remarquable et parfois extrêmement dangereux, souvent dans des conditions météorologiques difficiles, notamment dans des régions particulièrement affectées par les conséquences du dérèglement du climat. Cette compréhension du lien entre tous ces acteurs et facteurs m’a fait prendre de plus en plus conscience, dans les années qui ont suivi, que le climat et en particulier son actuelle évolution était une source importante de tensions et de conflits locaux, susceptible d’impacter considérablement la sécurité des populations, en Europe et partout ailleurs dans le monde.

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Aveuglement volontaire

Lorsque dans ce discours, prononcé aux Pays-Bas en 2016, je fais le lien entre le changement climatique et la sécurité, et que j’insiste sur l’urgence de la situation, nombreux sont toutefois ceux qui s’en étonnent. Je suis donc prêt à affronter les inévitables critiques à mon retour au ministère. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, absolument personne ne me reproche mes propos, alors que je sais que dans les couloirs du ministère, beaucoup se demandent pourquoi le chef d’état-major de la Défense tient de tels propos, à leur insu et de sa propre initiative.

Ce silence est en partie compréhensible. À l’époque, les forces armées néerlandaises s’efforçaient de réparer les dégâts causés par des années de restrictions budgétaires. Pour certains décideurs politiques, il n’est ni judicieux ni urgent d’accorder de l’attention à une question aussi importante que le changement climatique et la sécurité qui, pour certains, demeure une question relativement abstraite. D’autant plus en période électorale. Mais c’est précisément à ce moment-là que la Défense doit tenir un discours clair et sans ambiguïté. Un message reposant sur un raisonnement logique qui, sous un prochain gouvernement, lui permettrait de bénéficier de la marge de manœuvre financière nécessaire à son indispensable rétablissement.

En revanche, certains députés réagissent promptement à mes déclarations. Jeanine Hennis-Plasschaert, la ministre de la Défense, doit répondre à des questions parlementaires dès le lendemain. « M. Middendorp parle-t-il au nom du gouvernement ? Le soutenez-vous ? Comment son discours s’inscritil dans la politique de Défense ? » Toutefois, en l’espace d’une semaine, l’agitation retombe. Mon histoire est un peu plus nuancée que ne le laissent entendre les médias, ce qui est confirmé plus tard par les vérificateurs de faits du quotidien néerlandais NRC Handelsblad. 1 Cela m’incite à continuer à mettre l’accent sur le lien entre le climat et la sécurité, et à souligner que le dérèglement du climat constitue effectivement une menace majeure pour notre sécurité. Car, comme l’a demandé un jour Philip Stoddard, l’ancien maire de South Miami, à un journaliste : « Que ferions-nous si des Martiens

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venaient sur Terre et disaient : “Nous allons détruire votre planète en injectant du dioxyde de carbone dans votre atmosphère et en vous faisant bouillir” ? Nous riposterions ! Tous. Comme si c’était la troisième guerre mondiale ! »

Et il a ajouté : « C’est ce qui nous attend. Sauf que dans cet exemple, c’est nous les Martiens. Nous sommes en train de nous faire bouillir. »2

Cette métaphore est selon moi toujours très pertinente. Je partage de plus en plus ce sentiment, à savoir que nous sommes devenus les Martiens qui détruisent la vie sur Terre et tuent l’humanité. La nature nous le montre de façon toujours plus claire et douloureuse. Avec la hausse des températures moyennes, les canicules deviennent plus fortes et l’évaporation augmente. En conséquence, les périodes de sécheresse deviennent plus longues et extrêmes, tandis que les saisons des pluies sont plus courtes et plus intenses, rendant des régions toujours plus vastes du monde pratiquement inhabitables et infertiles.

Il suffit de regarder les terribles images qui ont fait la « une » des journaux en 2023. Sécheresses et canicules sans précédent dans l’ouest du Canada, aux États-Unis, en Inde, au Moyen-Orient et dans le sud et l’est de l’Europe. Inondations dévastatrices en Chine, en Afrique, au Pakistan et, plus près de nous, en Slovénie, en Italie, en Allemagne et en Belgique. Incendies de forêt incessants dans des endroits aussi divers que la Sibérie, certaines régions des États-Unis, Hawaï, le Canada, l’Australie, la Grèce et la Turquie. Vallées frappées par la sécheresse en Espagne, tornade en République tchèque, cyclone en Inde, tempêtes de grêle et orages exceptionnels en Europe, tempêtes tropicales et ouragans violents aux États-Unis, en Asie du Sud, en Asie du Sud-Est et en Amérique centrale. Deux fois plus de pluies diluviennes en été aux Pays-Bas et une pénurie d’eau alarmante dans une grande partie du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Quiconque ose prétendre que le changement climatique n’existe pas se voile la face.

Entraves

Pour moi, le changement climatique n’est pas un problème isolé, mais doit plutôt être considéré dans le contexte de trois autres tendances dominantes :

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la croissance démographique, la pénurie de matières premières et la polarisation géopolitique. Selon les Nations unies, la population mondiale a atteint les 8 milliards d’habitants en 2022 et devrait en compter entre 10 et 11 milliards d’ici la fin du siècle. Ce genre d’évolution pose des problèmes majeurs à l’humanité, en particulier dans les pays en développement, qui sont en outre les plus touchés par le dérèglement du climat. Cette croissance démographique s’accompagne d’une augmentation encore plus forte des besoins en eau, en nourriture et en biens, besoins qu’il est de plus en plus difficile de satisfaire en raison de la raréfaction de diverses matières premières. Le fossé entre l’offre et la demande se creuse donc toujours plus à l’échelle mondiale. Le changement climatique rend ce fossé plus difficile à combler, car il réduit la partie cultivable et habitable de notre planète.

Un autre facteur aggravant est le passage d’un monde globalisé à un monde plus fragmenté et polarisé. La guerre en Ukraine illustre parfaitement le lien entre l’énergie et l’évolution du climat, d’une part, et la sécurité, d’autre part, ainsi que leur impact sur les relations internationales. Le monde, qui était de plus en plus connecté et collaboratif, se transforme en un ensemble de blocs fortement contrastés qui s’opposent les uns aux autres. Les dépendances sont considérées comme des vulnérabilités, et les appels à l’autonomie se font de plus en plus pressants dans différentes parties du monde, entraînant une intensification de la concurrence géopolitique pour l’accès aux matières premières.

Cette désunion paralyse le travail des institutions multilatérales des Nations unies, par exemple, qui ne peuvent prendre leurs décisions que par consensus.

Cela complique la mise en place d’une approche globale, dans un monde où les divisions et les conflits géopolitiques se multiplient. Nous semblons nous retrouver dans une situation insoluble. Alors que nous avons de plus en plus besoin les uns des autres pour trouver des solutions globales, nous avons du mal à tisser des liens.

Introduction 15 $

Sécurité

J’ai pris encore davantage conscience du fait que le changement climatique était probablement le plus grand défi de ce siècle, même du point de vue de la sécurité. C’est pour cette raison qu’en février 2019, je suis devenu président du Conseil militaire international sur le climat et la sécurité (le groupe d’experts de l’IMCCS), après avoir officiellement quitté mes fonctions militaires. Ce réseau indépendant et mondial d’officiers militaires de haut rang, d’experts en sécurité et de centres de recherche souhaite sensibiliser à la menace que représente l’évolution du climat pour notre sécurité, et contribuer à l’élaboration de mesures concrètes et d’éventuels plans d’action. Pour tous les membres du réseau, moi-même compris, le principal enjeu est de montrer que le dérèglement du climat devient également un facteur déterminant pour notre sécurité nationale, que les forces armées doivent faire partie de la solution et que nous devons accélérer le mouvement.

J’estime qu’aborder le changement climatique sous l’angle de la sécurité permet de mieux comprendre et reconnaître les problèmes. Le climat et la sécurité sont les deux faces d’une même médaille. Ils sont inextricablement liés. Il est impossible de s’attaquer au dérèglement du climat sans tenir compte de la sécurité, mais la sécurité ne peut pas non plus être obtenue sans une action globale et énergique pour lutter contre ce phénomène. Et c’est précisément la raison pour laquelle le changement climatique devrait être pour nous tous un facteur d’unité, un ennemi commun qu’il nous faut affronter ensemble, quelles que soient les différences et les tensions existant entre nous.

Le vaisseau Terre

C’est la raison pour laquelle j’ai voulu écrire ce livre. À quoi la complexité du changement climatique ressemble-t-elle ? Quel impact a-t-il sur notre sécurité physique, économique et sociétale ? Et surtout, comment résoudre le problème, et quelle peut être notre contribution en tant qu’individus ? Ce sont quelques-unes des questions que je souhaite approfondir dans cet ouvrage, grâce à de multiples exemples.

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Je suis et serai toujours optimiste, car j’ai une foi inébranlable dans notre capacité à survivre et à innover. Je suis incapable de me souvenir d’une autre crise qui ait fait l’objet de recherches aussi approfondies et pour laquelle les idées de ce qui nous attend étaient aussi unanimes. Cela nous confère la possibilité et la responsabilité de nous attaquer en priorité à cette crise du climat et de la biodiversité, de nous préparer à ce qui nous attend et de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour limiter les dégâts. Plus nous reconnaissons cette nécessité et mieux nous comprenons ce problème commun, plus il y a de chances que le changement climatique devienne un thème qui nous unit, et autour duquel nous pouvons allier nos forces.

Je suis en outre totalement convaincu que chaque individu peut vraiment faire la différence. C’est pourquoi ce livre fournit également de nombreux exemples d’inventions révolutionnaires, réalisées par des personnes ordinaires qui ont osé quitter les sentiers battus, voir grand et se lancer. Ce n’est pas sans raison que ma devise est : « Voir grand, avancer à petits pas, commencer quelque part ». Après tout, nous n’avons pas de planète de remplacement. Nous devons nous contenter de cette petite balle si particulière, qui flotte dans l’espace. Car c’est la seule maison que nous ayons, nous, les humains.

Mettons donc toute notre créativité et notre énergie au service de l’intensification de la lutte, et de la formation d’un front uni, contre le réchauffement climatique. Pour nous, nos enfants et les générations futures.

Notes

1. Luttikhuis, P. (27 décembre 2016), ‘Climate change contributes to war’. NRC Handelsblad, https://www.nrc.nl/nieuws/2016/12/27/klimaatverandering-draagt-bij-aan-oorlog-5937347-a1538593

2. Video de Jeannette den Boer et Stefan Coppers pour le quotidien néerlandais Algemeen Dagblad, 11 février 2019, [en néerlandais], ‘Opkomend water maakt van Miami een spookstad’, https://www.ad.nl/ wetenschap/opkomend-water-maakt-van-miami-een-spookstad~a9208b49/

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Première Partie

Comment le changement climatique rend le monde plus dangereux

Chapitre Un

Afghanistan, le début de ma mission

« Sans eau, il ne peut y avoir ni paix ni développement. »

Jan Eliasson, ancien président de l’Assemblée générale de l’ONU

« Commandant, j’ai besoin d’aide. »

Le major Matt Coburn, commandant d’une compagnie des Forces spéciales américaines, est au bout du fil. Il me dit qu’il a une requête inhabituelle. Je suis le commandant de la Task Force Uruzgan, et Coburn me raconte qu’une jeune mère afghane a tué son mari en état de légitime défense. Celui-ci la maltraitait et abusait d’elle depuis des années. Elle est maintenant relativement en sécurité dans une cellule du commissariat, grâce au chef de la police locale. Mais tout le monde sait que tôt ou tard, la belle-famille talibane viendra réclamer la femme pour se venger et la tuer. Le chef de la police afghane a donc demandé de l’aide aux Américains. Toutefois, à ce moment-là, ils ne disposent que de peu de moyens en Uruzgan. Sans hésiter, je requiers immédiatement l’envoi d’un hélicoptère. Au beau milieu de la nuit, la femme est conduite dans une maison sécurisée de la capitale, Kaboul.

Il est inhabituel de lancer ce genre d’opération pour un civil, mais je ne peux tout simplement pas refuser. Après tout, nous sommes en Afghanistan pour rétablir la sécurité et la stabilité, pour que les Afghans puissent construire leur avenir eux-mêmes, avec un soutien extérieur. C’est là notre ultime objectif et j’agis en conséquence. En outre, le chef de la police afghane a pris des risques en sollicitant l’aide des Américains, et je n’ai aucune envie de trahir sa confiance.

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Ce n’est pas uniquement l’un des meilleurs souvenirs que je conserve de l’Afghanistan. C’est également une illustration de la façon dont nous assurons la sécurité sur le terrain. En tant que soldat, on reste dans une région pendant plus de six mois, voire un an dans certains cas. Je suis donc bel et bien immergé dans la mission militaire. D’abord en tant que conseiller politique principal de l’OTAN à Kaboul en 2006 et 2007, puis deux ans plus tard, au poste de commandant de la force opérationnelle en Uruzgan. Dans le cadre de la mission de l’OTAN, menée sous le drapeau de l’ONU à la demande des Afghans, nous avons reçu un mandat du gouvernement néerlandais. Notre tâche est d’œuvrer à la sécurité et à la stabilité, pour reconstruire l’Afghanistan. Dans la pratique, cela signifie que je suis responsable à la fois des activités de reconstruction et des opérations de combat, car la situation est loin d’être sûre et stable en Afghanistan à ce moment-là.

Le coup de fil du commandant américain me rappelle également une époque où j’étais peu conscient des effets du changement climatique sur la sécurité. Lorsque vous êtes un soldat en déploiement, le climat n’est rien d’autre qu’une donnée, tout comme il l’est pour la population locale. Vous ressentez quotidiennement les contraintes imposées par la météo, et vous en tenez compte comme d’un facteur qui influe sur les plans que vous élaborez pour assurer la sécurité et la stabilité du pays, tout en réduisant le plus possible le nombre de morts et de blessés. L’idée que les conditions climatiques ne cesseront de se dégrader à long terme n’est pas votre première préoccupation.

Attentats suicides et attaques

Le jour où je prends mon service en tant que commandant de la Task Force, le 1er février 2009, est un excellent exemple de la façon dont tout peut soudainement changer en Afghanistan. Impossible de baisser la garde un seul instant. La veille de la passation de commandement, nous interceptons des messages radio des talibans et de leurs hommes de main. Nous apprenons qu’ils prévoient un attentat suicide le lendemain à Deh Rawood, un petit village situé dans une autre vallée, à 30 kilomètres de notre camp en Uruzgan. Comme d’autres sources confirment cette information, nous mettons en place

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Un - Afghanistan, le début de ma mission

une opération le soir-même. L’objectif est de faire arrêter le kamikaze avant même qu’il n’enfile sa veste par les Afghans, et de leur laisser jouer un rôle prépondérant dans cette opération. C’est un bon moyen pour renforcer la confiance du peuple afghan en ses propres forces de police. Cela complique notre mission sur le moment, car cela signifie qu’un capitaine néerlandais d’une vingtaine d’années doit travailler avec une unité de l’armée afghane dont les mentors sont des soldats français. L’opération nécessite en outre une coopération entre les policiers afghans, qui sont accompagnés par une équipe américaine. Par ailleurs, nous mettons à la disposition du jeune officier divers spécialistes, de l’aide médicale, des explosifs, des hélicoptères Apache et un soutien aérien assuré par des F-16 en cas d’urgence. Tout cela en travaillant contre la montre.

Dans ce genre de situation, il faut trouver au plus vite des réponses à toutes sortes de questions. À quoi ressemble le terrain sur le site de l’opération ? Est-il plat ou vallonné ? Est-il envahi par la végétation ou non ? Y a-t-il beaucoup de bâtiments ? Pouvez-vous vous déplacer en toute sécurité jusqu’à l’endroit où vous devez vous rendre ? Quelles sont les conditions météorologiques et peuvent-elles nous nuire ? Qu’est-ce qui pourrait mal tourner, et comment l’éviter ? Autant d’éléments auxquels vous devez réfléchir et planifier pour vous assurer de pouvoir éliminer la menace sans faire de victimes. Et ce avec une équipe multinationale et seulement quelques heures de préparation. Heureusement, la Task Force compte dans ses rangs de jeunes chefs militaires, qui préparent cette opération dans les moindres détails en l’espace de quelques heures. Au milieu de la nuit, nous donnons le feu vert. Nous passerons à l’action avant le lever du soleil. Et c’est ainsi que les choses se passent. Le kamikaze est arrêté par surprise et remis aux Afghans. Une belle réussite et un bon début pour mon commandement. C’est en tout cas ce que je me dis à ce moment-là.

L’euphorie est de courte durée. Le lendemain, tout est différent. Tout commence par un bruit sourd, au loin, peu après le début de la cérémonie de passation de commandement. Les rapports se mettent immédiatement à tomber, et nous voyons des pick-up de la police foncer vers notre camp.

23 $ Chapitre

Les véhicules semblent remplis de policiers afghans morts ou blessés. Un second kamikaze a apparemment réussi à se faire exploser. L’attentat s’est produit à Tarin Kôt, la capitale, près d’un centre de formation de la police locale situé à environ 2 kilomètres de notre camp. Il s’agit de l’un des attentats les plus graves commis à l’époque en Afghanistan et le plus meurtrier depuis le début de l’année. Les talibans ne tardent pas à le revendiquer et Qari Yousuf Ahmadi, leur porte-parole, menace de continuer à perpétrer des attentats contre le personnel du gouvernement afghan et les troupes étrangères. Je me dis alors : « Bienvenue en Afghanistan ! » Trois pas en avant, deux pas en arrière, ou parfois plus. Je ne l’oublierai jamais.

Nous sommes régulièrement la cible de missiles. Peu de temps après mon changement de commandement, un de ces projectiles frappe notre camp, situé près de Tarin Kôt. Il tombe à moins de 20 mètres de moi. Une énorme détonation retentit, la terre tremble. Je suis indemne, car je suis abrité derrière un mur, mais d’autres n’ont pas cette chance. Le missile a explosé près des conteneurs sanitaires. Un soldat prenant une douche à ce moment-là s’en tire avec des blessures légères. L’engin a traversé le conteneur et a atterri sur le chemin à côté duquel un groupe de jeunes hommes se promenait par hasard ; ils ont été frappés de plein fouet. L’un d’eux, le soldat de 1re classe Azdin Chadli, âgé de 20 ans, est tué sur le coup. Nous sommes tous profondément affectés par cette attaque de notre camp, où nous nous sentions relativement en sécurité. Mais l’heure n’est pas à l’émotion. Je dois m’assurer que les mesures adéquates sont prises pour soigner les blessés, sécuriser le camp et agir contre toute autre menace. Des hélicoptères et des drones sont immédiatement déployés pour retrouver les auteurs de l’attentat. Entre-temps, les blessés sont soignés et à La Haye, le ministère est prévenu afin que les familles puissent être informées de la terrible nouvelle. Nous devons également nous concentrer sur les membres de l’unité d’Azdin. Pour eux, c’est un véritable coup dur, au sens propre comme au sens figuré.

Dans ces moments, chacun est là pour aider l’autre, tout le monde se soutient. Quelques jours plus tard, nous faisons nos adieux à Azdin au cours d’une

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Chapitre Un - Afghanistan, le début de ma mission

cérémonie émouvante. Avec toutes les unités internationales, nous formons une garde d’honneur autour de sa dépouille jusqu’à la piste d’atterrissage. Il est essentiel d’accepter cette perte, car la mission se poursuit, et l’unité doit se remettre au travail. Les soldats le font avec une résilience admirable et sans aucun sentiment de vengeance. La section d’Azdin devient d’ailleurs l’une des meilleures unités de la Task Force. Déterminés à faire en sorte qu’Azdin ne soit pas mort en vain, ses camarades prennent les devants au cours de l’opération qui, à ce moment-là, mettra un terme aux tirs de missiles. Aujourd’hui encore, les camarades d’Azdin commémorent sa mort avec sa famille. Et je suis toujours en contact avec eux chaque année.

Presque tous les jours, je suis confronté au climat de l’Afghanistan, ne seraitce que la chaleur torride qui y règne et les inondations du printemps. Pourtant, à ce moment-là, je ne me préoccupe pas des effets du climat sur la sécurité. Je n’ai tout simplement pas le temps de me soucier de ce que j’appelais à l’époque « d’autres questions ».

Tensions autour de la pénurie d’eau

Mes prédécesseurs ont vu, eux aussi, les vastes plaines sableuses ainsi que les champs de pavots rouges et même les vallées remplies d’arbres en fleurs et de cours d’eau. On leur disait déjà que l’eau manquait pour les cultures, que la pollution de l’air était un problème de santé majeur, et les paysans afghans invoquaient les systèmes d’irrigation détruits par des années de sécheresse et de guerre comme étant la principale raison du développement de la culture du pavot à opium. Même à cette époque, l’impact du changement climatique n’était guère connu.

Les choses changent en 2007. Dans le village de Chora, il fait environ 40 degrés à l’ombre. Les talibans contrôlent le village et les violents combats durent pendant des jours. Après une longue et intensive bataille, nos hommes parviennent à repousser l’assaillant, mais les problèmes ne disparaissent pas pour autant. Il nous a fallu plusieurs mois pour comprendre que des tensions perdurent dans le village et que les talibans les exploitent : tout tourne autour

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de la pénurie d’eau et d’un désaccord croissant sur sa distribution. Ce n’est qu’après que nous ayons réussi à négocier un accord sur la distribution de l’eau potable, et surtout de l’eau nécessaire à l’irrigation, que les tensions s’apaisent.

Ainsi disparaît également l’un des terreaux propices aux idées des talibans, qui utilisaient cette même pénurie d’eau pour monter les gens les uns contre les autres, les faire chanter et les recruter. Pour moi, c’est un exemple frappant du fait que les solutions militaires ne suffisent pas. La sécurité ne peut exister sans le développement, ni le développement sans la sécurité. À Chora, une meilleure distribution de la quantité limitée d’eau disponible a atténué l’acuité du problème et stabilisé la situation. Par conséquent, plus tard, en 2009, lorsque j’occupais le poste de commandant en Uruzgan, j’ai pu flâner dans la rue principale au côté de notre roi, qui était alors le prince héritier. C’est dire à quel point la situation était sûre à l’époque.

Plus tard, lorsque j’ai eu davantage de temps pour réfléchir à cette mission en Afghanistan, j’ai pris conscience de la mesure dans laquelle le climat et la sécurité ont une incidence l’un sur l’autre, et de la façon dont les pénuries d’eau sont à l’origine de conflits locaux un peu partout. Elles fournissent un terreau fertile à l’extrémisme. Pour le personnel militaire, climat, conditions météorologiques et géographiques, terrain, sont toujours des éléments à prendre en compte lors de la préparation et de l’exécution de missions et d’opérations. Toute analyse opérationnelle commence par une évaluation de ces aspects et, bien sûr, de l’ennemi. Mais ce n’est que lorsque l’on regarde en arrière et que l’on examine les tendances au fil des ans que l’on perçoit l’importance stratégique et existentielle du changement du climat. Avec le recul, je me rends compte que nous aurions pu faire bien davantage en tant que communauté internationale si nous avions été plus conscients de ce qui se passait.

Le rôle crucial de l’agriculture

En Afghanistan, l’absence d’une économie agricole durable et robuste est un important facteur qui complique l’instauration de la sécurité et de la stabilité. Dès 2007, un rapport de l’armée américaine rédigé par un groupe

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consultatif composé d’anciens officiers supérieurs suggère que le changement climatique a un impact direct sur le terrorisme dans de nombreux pays, et en particulier sur la guerre en Afghanistan. Créé par Sherri Goodman, première sous-secrétaire adjointe à la Défense à l’époque, ce groupe consultatif avait pour mission d’évaluer les effets du changement climatique sur la sécurité et la stabilité aux États-Unis.1 Dans ce rapport, dont j’ignorais l’existence lorsque je préparais la mission, le général américain à la retraite Gordon R. Sullivan décrit comment les terroristes ont été aidés par les effets du réchauffement climatique et de l’augmentation de la sécheresse. « [C’est] le conflit autour de l’eau et des récoltes », déclarera-t-il plus tard à ce sujet dans une interview accordée à ABC News. « L’Afghanistan... a une économie agricole, mais elle n’est pas robuste, et un manque d’eau serait dévastateur ».2

Aujourd’hui, nos connaissances en la matière ont énormément progressé. Il est désormais de notoriété publique que le réchauffement du climat aggrave les sécheresses. Quand on sait que plus des trois quarts de la population afghane dépendent de l’agriculture, on comprend à quel point il est crucial de travailler à la sécurité alimentaire.

La sécurité alimentaire ne peut être dissociée de la sécurité de l’eau, surtout quand on sait que l’agriculture est responsable de la majeure partie de la consommation totale d’eau.3 À cet égard, une distribution adéquate de l’eau dans le pays est essentielle, et la tâche n’est pas aisée. Outre des infrastructures médiocres, l’Afghanistan, pays inhospitalier, est doté d’une administration peu fonctionnelle, en partie à cause de longues années de conflits et de guerres. On y trouve plutôt un système anarchique de petits fermiers travaillant chacun pour soi. Ainsi, des groupes d’Afghans affiliés à des chefs locaux exploitent les nappes phréatiques en altitude et détournent l’eau vers les champs en se servant de kareshes, d’anciens canaux souterrains toujours en place, ou par d’autres moyens. Ailleurs, les fermiers drainent une quantité disproportionnée d’eau de surface. Il reste donc moins d’eau pour les habitants des régions situées en aval. Des règles et des accords sur la distribution de l’eau sont donc indispensables, tout comme la supervision et l’application de ces règles. En fait, il faudrait

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passer de la gestion de l’irrigation à la gestion de l’eau, pour parvenir à une gouvernance de l’eau. Les Afghans ont toujours su que l’eau et sa distribution étaient essentielles à leur subsistance et au développement.

Des partenariats sont donc ici indispensables, plus ou moins à la manière dont les coopératives, les conseils de l’eau et les administrations des polders fonctionnaient aux Pays-Bas. Henk Ovink, l’ancien envoyé néerlandais pour l’eau, a déclaré en 2019, après une visite de travail en Afghanistan, qu’il y avait beaucoup à gagner en termes d’efficacité de la distribution de l’eau. L’agriculture est le principal secteur d’emploi et le moteur économique de l’Afghanistan, mais elle est principalement pratiquée par de petits fermiers, selon des méthodes traditionnelles. Pour eux, plus d’eau signifie plus de rendement, et ils utilisent volontiers des pompes à eau solaires qui peuvent arroser leurs champs « gratuitement » toute la journée. En 2011, avec le soutien de l’ambassade des Pays-Bas, l’université de Wageningen a créé une école destinée à former les enseignants des établissements d’enseignement agricole. Ceux-ci transfèrent leurs connaissances dans les zones rurales et forment les petits fermiers. L’irrigation ne représente actuellement qu’une modeste partie du programme d’études, mais il est possible d’élargir ce domaine en coopérant avec des centres de connaissances néerlandais tels que l’université de Wageningen et l’UNESCO-IHE de Delft. Les enseignants peuvent alors être formés à de nouvelles techniques accessibles d’utilisation rationnelle de l’eau, ce qui permet de sensibiliser davantage à l’usage de l’eau dans l’agriculture.

Les Afghans doivent alors comprendre qu’il est nécessaire de coopérer si l’on veut rendre plus efficace l’utilisation d’une eau toujours plus rare. Il est donc primordial d’encourager la volonté de participation et la confiance dans la coopération. Les fermiers afghans doivent en outre être convaincus qu’une régulation collective de la distribution d’eau est dans l’intérêt de tous. À cet égard, la mise en place de systèmes d’irrigation au goutte-à-goutte, ainsi que de coopératives d’achat et de vente est également nécessaire. Dans tous les cas, le développement local de ce type de projets agricoles doit venir des Afghans eux-mêmes, de sorte qu’ils puissent les mettre en œuvre eux-mêmes. Je sais par

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expérience que les gens y sont tout à fait disposés à condition de contrôler la situation et de se rendre compte que cela les aide à aller de l’avant – en d’autres termes, s’ils peuvent commercialiser leurs produits et gagner de l’argent pour subvenir aux besoins de leurs familles. En bref, il s’agit de créer des partenariats et des mécanismes de distribution pour gérer des ressources rares. Sans ce type d’efforts davantage axés sur le développement sociétal, les opérations de stabilité et les missions de paix n’auront aucun effet à long terme.

Approvisionnement en eau potable et marché d’exportation

Une autre conséquence importante du changement climatique se manifeste au cours de mon séjour en Afghanistan. La glace de l’Hindou Kouch, dans la région de l’Himalaya, située au nord-est de l’Afghanistan et au nord du Pakistan, fond de plus en plus vite. La chaîne de montagnes de cette région est également appelée le troisième « pôle » de la planète en raison des grandes quantités de glace qui s’y trouvent. La fonte rapide des glaces, dont dépendent de très nombreux Afghans, réduit non seulement la quantité d’eau disponible, nécessaire à long terme à la vie et aux cultures, mais contribue en outre à des situations dangereuses à court terme, en particulier pour les populations vivant le long des cours d’eau. Les barrages naturels pourraient se rompre sous l’effet du débordement des lacs glaciaires ou encore de vastes zones pourraient être inondées, ce qui aurait des conséquences désastreuses pour la sécurité de la population et la fertilité des terres.

La fonte accélérée des glaciers est donc dangereuse. Cependant, le captage de l’eau excédentaire des glaciers, de préférence dans les montagnes ellesmêmes, nécessiterait des investissements considérables. Cette option n’est pas envisageable en Afghanistan. En outre, les anciens systèmes d’irrigation souterrains, les très ingénieux kareshes, ont été en grande partie détruits par les Russes pendant l’occupation, pour empêcher les Afghans de les utiliser pour cacher et stocker des armes et des munitions. Certains encore sont tout

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simplement tombés en ruine. Par conséquent, la distribution de l’eau n’est tout bonnement plus possible.

Un autre problème auquel sont confrontés les Afghans est qu’ils n’ont plus d’endroits où stocker et faire sécher les fruits : tous les séchoirs – dont les trous d’évacuation permettaient autrefois aux tireurs d’élite de s’abriter – ont été détruits par les Russes. Or, ces hangars jouaient un rôle essentiel dans le commerce et l’exportation, car les meilleurs abricots, raisins et mûres pouvaient y être séchés à l’ombre. En 2009, quand j’étais en Afghanistan, les producteurs de fruits se sont retrouvés dans l’incapacité de vendre les fameux produits d’exportation afghans, tels que les fruits secs, à des pays comme les États du Golfe. Des producteurs étrangers ont maintenant pris leur place. Outre un bon système de distribution de l’eau et la création de coopératives, il est donc essentiel que les Afghans puissent de nouveau accéder aux séchoirs et que les kareshes soient restaurés ou que d’autres moyens soient trouvés pour irriguer les champs. Les fruits et les légumes pourront alors à nouveau être cultivés, transformés, stockés et distribués. Les gens pourront recommencer à vivre.

Vente d’opium

Et puis, il y a les nombreux champs de pavot qui parsèment l’Afghanistan, remplis des coquelicots de couleur vive qui servent à produire l’opium. Lorsque j’étais en Afghanistan, beaucoup de fermiers étaient si pauvres qu’ils étaient endettés jusqu’au cou auprès des talibans ou de leurs acolytes. Ces paysans avaient eu de mauvaises récoltes à la suite d’inondations ou de la sécheresse, ou étaient incapables de cultiver quoi que ce soit parce qu’ils vivaient depuis longtemps dans des zones de guerre où ils n’étaient pas en sécurité. Il n’y avait tout simplement rien à mettre dans les assiettes. Lorsqu’un fermier se voit proposer de l’argent pour cultiver le pavot, il ne peut pas refuser. En Afghanistan, le pavot est l’une des rares cultures qui permette aux agriculteurs de subvenir aux besoins de leur famille. Tolérant à la sécheresse et facile à récolter, il nécessite peu de terrain, peut être stocké pendant des années, et sa vente à un prix élevé est assurée. Que voudriez-vous de plus en tant que fermier ? Le fait que vous

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financiez en même temps les talibans est une chose que beaucoup sont prêts à accepter. Entre-temps, les talibans disposent d’une énorme source de revenus. En Afghanistan, en 2008, la culture du pavot représentait environ 90 % de la production mondiale d’opium ; selon le général Craddock, commandant américain de l’OTAN, les talibans ont gagné cette année-là quelque 75 millions d’euros grâce au commerce de l’opium.4

Selon la journaliste Gretchen Peters, qui a parcouru le Pakistan et l’Afghanistan pendant plus de dix ans, c’est un euphémisme. Dans son livre Seeds of Terror (Les graines de la terreur), elle explique comment l’héroïne a contribué à mettre les talibans et Al-Qaida au pouvoir. D’après ses calculs, la vente d’opium et les « taxes » prélevées par les talibans sur ce produit leur rapportent chaque année plus de 500 millions de dollars.5 Elle a parlé avec des fermiers afghans qui avaient dit aux soldats de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS) : « Si vous nous protégez et rétablissez nos systèmes d’irrigation, nous cesserons de cultiver l’opium et nous travaillerons avec vous plutôt qu’avec les talibans. »6 Je suis convaincu que c’est vraiment ce que veulent ces gens, car l’opium est haram, c’est-à-dire impur, et donc interdit. Un bon musulman ne doit ni se faire du mal ni en faire aux autres. Mais il est compréhensible qu’ils fassent un compromis, puisqu’il n’y a aucun autre moyen de nourrir leurs enfants. Après le départ de la communauté internationale, en 2021, la situation ne s’est pas améliorée, et l’Afghanistan reste le plus grand producteur d’opium au monde, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). En fait, 95 % du marché européen est dominé par l’opium afghan.7

Nous savons donc qu’en Afghanistan, l’eau est rare et mal distribuée, que les glaciers fondent plus vite, que les marchés sont inexistants, que les fermiers sont endettés auprès des talibans et que, notamment pour cette raison, ils cultivent en masse le pavot pour faire vivre leur famille, ce qui rapporte gros aux talibans ; une spirale infernale qui ne pourra être brisée que si, en plus d’une certaine sécurité et d’une bonne gouvernance, les interdépendances et les enjeux sousjacents, y compris l’influence majeure du climat, sont bien compris. Les services

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de renseignement ont jusqu’à présent accordé peu d’attention à cet aspect dans leurs analyses. Il est également évident qu’il n’existe pas de réponse purement militaire à ce conflit ou aux conflits futurs. Outre une sécurité minimale, de nombreux autres aspects doivent être pris en considération. Pour commencer, il faut une méthode efficace et plus équitable de distribution de l’eau, soutenue par des accords et des investissements solides pour améliorer le stockage de l’eau, introduire l’irrigation au goutte-à-goutte pour réduire le gaspillage, mettre en place un système de crédit pour les fermiers encore endettés auprès des talibans (et des personnes allant dans les campagnes, au péril de leur vie, pour vendre ces crédits), porter sur le marché d’autres cultures tolérant la sécheresse, créer un marché pour vendre les produits, et un endroit pour les transformer et les stocker.

Le plan global qui n’a jamais vu le jour

Pendant mon séjour en Afghanistan, je n’avais ni le temps ni les compétences nécessaires pour élaborer un plan agricole global, et encore moins pour le mettre en œuvre. Toutefois, de nombreuses initiatives modestes et bien intentionnées ont vu le jour. En 2007, par exemple, les Pays-Bas envoient en Afghanistan un réserviste formé à l’agriculture, ainsi que quelques autres experts, dont des ingénieurs de Rijkswaterstaat, l’agence exécutive du ministère néerlandais des Infrastructures et de la Gestion des eaux, chargée de promouvoir la sécurité, la mobilité et la qualité de vie. Ils font partie de l’équipe de reconstruction provinciale (PRT), composée de spécialistes militaires et civils. Le réserviste, qui a le grade de capitaine, est chargé d’élaborer un plan stratégique pour l’agriculture, en vue de déterminer les mesures à prendre dans la province d’Uruzgan. La mise en œuvre de ce plan dépend en partie de la coopération de l’ambassade, ce qui s’avère difficile. Elle doit en effet approuver tout projet d’un montant supérieur à 5 000 euros.

Un plan stratégique agricole pleinement soutenu par le département provincial afghan de l’agriculture pour l’Uruzgan finit par disparaître au fond d’un tiroir de l’ambassade. Il s’agit d’un plan de la PRT visant à réorienter les fermiers

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afghans d’Uruzgan vers d’autres cultures lucratives à long terme, telles que le safran, le blé et les amandes, à partir desquelles toute une chaîne de production pourrait être mise en place. D’après nos informations, les amandes peuvent rapporter beaucoup d’argent aux Afghans. Mais les arbres ne commencent à produire des amandes qu’au bout de trois ans. Il faut ensuite s’assurer que les fermiers puissent travailler en toute sécurité, afin qu’ils soient disposés à cultiver leurs champs et en mesure de le faire. Enfin, il faut veiller à ce qu’il y ait suffisamment d’eau pour irriguer les champs, de façon à compenser la période où aucune production n’a été possible.

À cette fin, les ouvrages d’irrigation doivent être identifiés, afin de les réparer et de les améliorer. Ces travaux sont susceptibles d’être cofinancés par des programmes de rémunération alimentaire du travail, donc avec l’aide des Afghans eux-mêmes, en payant des fermiers sans perspectives d’avenir pour la réparation des systèmes d’irrigation souterrains. Ces mêmes fermiers qui étaient autrefois payés par les talibans pour nous tirer dessus et cultiver du pavot. Ainsi, ces Afghans seront à nouveau en mesure de prendre soin de leurs familles et faire pousser des amandiers. Quand les arbres auront atteint leur maturité, il y aura suffisamment d’eau pour irriguer les champs, car les systèmes d’irrigation seront alors rétablis. Le plan prévoit de rechercher des marchés pour les nouvelles cultures, par exemple dans les États du Golfe. Tout le système sera donc de nouveau opérationnel, car s’il y a bien une chose que les Afghans savent faire, c’est cultiver et se servir de ces systèmes d’irrigation. Le plan semble infaillible.

Mais comme nous le savons, il n’a malheureusement jamais vu le jour.

Le représentant néerlandais de la coopération au développement explique à la PRT qu’il faut d’abord rédiger un vaste plan de gestion de l’eau pour les bassins fluviaux qui approvisionnent l’Uruzgan. Un plan dont l’élaboration va donc prendre des années, puisque des facteurs complexes doivent être identifiés et que tout doit être mesuré : précipitations, débits de l’eau, et cetera. Finalement, il s’avère qu’il n’y a pas de temps à y consacrer. Trois ans plus tard, des décideurs politiques néerlandais mettent fin à la mission en Uruzgan.

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Pas d’eau, pas de vie

La fin du déploiement de la FIAS en Afghanistan a fait couler beaucoup d’encre. La question de savoir s’il aurait été préférable de rester plus longtemps relève de la pure spéculation. Surtout au vu de ce dont nous avons été témoins, à savoir la prise de pouvoir par les talibans en 2021, qui a entraîné le déclin complet du pays. Pour de nombreux militaires, le travail avait un goût d’inachevé.

Lorsque je prends le commandement de la mission néerlandaise en Uruzgan, en 2009, elle entre dans sa troisième année. Nous avons le sentiment que le vent est en train de tourner. Les premières années de lutte contre les talibans ont permis de renforcer la sécurité dans les zones peuplées, ouvrant ainsi la voie aux efforts de développement et aux investissements, y compris de la part des Afghans eux-mêmes. Des dizaines d’organisations non gouvernementales (ONG) peuvent se remettre à l’œuvre en Uruzgan, et l’ONU y a ouvert un bureau régional. Nous pouvons également nous concentrer davantage sur la formation et l’encadrement des services afghans, qui vont prendre notre relève.

L’approche en 3D – défense, diplomatie et développement – commence à porter ses fruits. Les partenaires et les médias internationaux observent avec surprise et admiration le changement qui s’opère en Uruzgan, l’une des provinces les moins développées et les plus « sombres » du sud de l’Afghanistan.

Je reçois ainsi des délégations hebdomadaires de Kaboul, et le général Stanley McChrystal, commandant américain de la FIAS, est venu en visite de familiarisation après avoir pris ses fonctions dans la province, en quête d’une approche plus orientée vers la population. En fin de compte, nous n’avons pas entièrement réussi à tirer parti de cette approche en 3D. Surtout parce que les Pays-Bas ont mis fin à la mission en Uruzgan au bout d’une période relativement courte. Nos partenaires australiens sont restés, et notre travail a été repris par les unités américaines, ce qui a entraîné la perte d’une grande partie des connaissances et de l’expérience locale, et un changement d’approche. Tous les pays participant à la FIAS interprètent à leur manière la coopération requise entre les agences militaires et civiles. Mais si nous voulons

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obtenir des résultats et apporter la stabilité dans un pays ou une province, un engagement à long terme est réellement nécessaire.

Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) estime que 80 % de la population afghane dépend de la terre, de l’eau et d’autres ressources naturelles.8 De nombreuses personnes continuent de fuir le pays, y compris celles qui ont survécu à l’invasion russe et à sa violence, puis à la terreur du régime taliban et aux années de campagne de la FIAS, mais qui sont aujourd’hui contraintes de chercher refuge ailleurs en raison des pénuries d’eau et de nourriture. Car sans eau, la vie n’est tout simplement pas possible. Ou comme le disait un réfugié afghan de retour chez lui à un reporter de National

Geographic : « Pas de sol fertile. Pas d’eau. Pas de vie. »9 Ce désespoir, terreau fertile pour les talibans, pousse de plus en plus de gens à migrer vers les villes.

En 2018, 25 % de la population afghane vivaient dans des zones urbaines, et ce chiffre devrait atteindre 40 % d’ici 2050. Kaboul, en particulier, devrait connaître une forte croissance dans les années à venir, passant de 4,3 millions d’habitants en 2021 à plus de 8 millions en 2050.10

Les Kabouliens luttent déjà pour leur survie. En 2017, des chercheurs ont estimé que 68 % des habitants de la capitale n’avaient pas accès à l’eau courante et que seuls 10 % d’entre eux avaient accès à l’eau potable. En outre, une grande majorité des habitants ont trop peu d’eau, avec une moyenne d’environ 20 litres par habitant et par jour, alors que le volume recommandé est d’au moins 80 litres.11 Maintenant que les talibans ont pris le pouvoir, reste à savoir s’ils seront capables de gérer l’eau de façon adéquate, mais les premiers signes sont loin d’être encourageants. C’est pourquoi les habitants de Kaboul creusent un grand nombre de puits ou achètent des bouteilles d’eau potable en plastique relativement chères et qui, comme les autres matières plastiques, se retrouvent dans l’environnement et obstruent les cours d’eau et les égouts. Par ailleurs, les Afghans brûlent beaucoup de déchets, ce qui engendre de nombreuses maladies ou décès dus à la pollution de l’air.12 Je suis incapable de m’ôter de l’esprit l’image de cette mère en pleurs dans un hôpital délabré, à côté d’un simple lit à barreaux sur lequel gisait un enfant branché à un

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respirateur de fortune. C’est une photo que j’ai vue en 2020 sur le site de la chaîne d’information Al Jazeera, qui accompagnait un article sur la pollution massive dans la ville de Kaboul.13

Comme partout ailleurs, ceux qui ont les moyens préfèrent fuir non pas vers la grande ville, mais à l’étranger. Au Pakistan, par exemple, où de nombreuses familles de paysans afghans se sont réfugiées en raison du manque de perspectives dans le secteur agricole. Les Afghans nous disent que leurs enfants se rendent souvent dans les madrasas, où ils sont initiés à l’idéologie djihadiste. D’autres Afghans tentent désespérément de rejoindre l’Iran ou, mieux encore, une Europe sûre et prospère. Il n’est pas rare qu’ils tentent d’atteindre l’Europe via l’Iran. En 2015, par exemple, quelque 45 000 mineurs afghans non accompagnés sont arrivés en Europe, selon l’Office européen des statistiques Eurostat, soit près de 125 enfants par jour.14 C’est l’équivalent d’environ cinq classes scolaires ou d’une école primaire entière en une semaine. Beaucoup de ces enfants auront parcouru quelque 5 000 kilomètres à pied, dans les montagnes, à bord de bateaux de passeurs pour traverser les rivières et les mers. Après l’année record de 2015, les chiffres ont considérablement diminué, mais ils restent néanmoins élevés. En 2020, quelque 5 500 migrants mineurs en provenance d’Afghanistan sont arrivés en Europe.15

Ces dernières années, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants afghans ont fui leur pays. Tous étaient à la recherche d’un refuge sûr et d’une existence digne. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui s’enfuient. « Nous avons fui la pauvreté », explique Said Karam, un Afghan de 21 ans, au magazine The Diplomat lors d’un entretien téléphonique en 2020 : « Nous n’avions rien à manger, et nous avons décidé d’aller en Iran après l’épidémie de coronavirus. Nous savions qu’ils risquaient de nous tirer dessus à la frontière, mais nous n’avions pas le choix. »16 S’il ne s’agit peut-être pas d’un problème de sécurité direct, il résulte sans aucun doute de la dégradation des terres due à la sécheresse et au changement climatique, et illustre bien que le dérèglement du climat entraîne également une augmentation rapide des flux migratoires.

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Prise de pouvoir

La prise du pouvoir par les talibans, en août 2021, après des décennies de conflits, de catastrophes naturelles et de pauvreté, n’a fait qu’accentuer le déclin économique, l’insécurité alimentaire et les difficultés de la population afghane. En outre, les actions et les décisions des talibans – contraires à leurs engagements – ont entraîné une détérioration spectaculaire de la situation politique, économique, humanitaire et des droits de l’homme dans le pays. Ainsi, les talibans ont publié de vastes décrets prévoyant de nombreuses restrictions ou interdictions relatives à la fréquentation des écoles secondaires par les filles, aux codes vestimentaires, à la ségrégation sur le lieu de travail, à la libre circulation des femmes sans être accompagnées d’un homme de leur famille (mahram) et à l’accès des femmes aux espaces publics.

Fin décembre 2022, les talibans ont décidé que les femmes ne pouvaient plus non plus fréquenter l’université ou travailler pour des organisations non gouvernementales. Ces décrets sont non seulement discriminatoires, selon l’UE, mais ils ont également des conséquences majeures, voire potentiellement mortelles, car sans personnel humanitaire féminin, il est beaucoup plus difficile d’apporter de l’aide aux plus vulnérables.17 À l’été 2023, lorsque tous les salons de beauté ont également dû fermer leurs portes et que quelque 60 000 femmes ont perdu leur emploi et leurs revenus, l’ONU a dénoncé un « apartheid de genre » en Afghanistan.18 Le pays s’enfonce de plus en plus dans le déclin et s’appauvrit considérablement. L’Afghanistan doit également faire face à d’énormes défis climatiques. Ils seront difficiles à relever sans aide extérieure, mais détermineront en partie le sort du peuple afghan.

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Afghanistan, le

Notes

1 CNA Military Advisory Board (2007), National Security and the threat of Climate Change. The CNA Corporation, https://www.cna.org/cna_files/pdf/National%20Security%20and%20the%20Threat%20 of%20Climate%20Change.pdf

2. Blakemore, B. (9 octobre 2009), ‘Taliban, al Qaeda Helped by Warming’. ABC News, https://abcnews. go.com/Technology/JustOneThing/taliban-al-qaeda-helped-global-warming-us-intel/story?id=8786346

3. Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, données AQUASTAT (2017), Annual freshwater withdrawals, agriculture (% of total freshwater withdrawal)

4. ’Navo pakt opiumhandel aan’ (11 octobre 2008). Het Parool, https://www.parool.nl/nieuws/navo-paktopiumhandel-aan~be728afc/

5. Peters, G. (2009), Seeds of Terror: How Heroin is Bankrolling the Taliban and al-Qaeda. Oxford: One World Publications

6. Blakemore, B. (9 octobre 2009), ‘Taliban, al Qaeda helped by warming’. ABC News. https://abcnews. go.com/Technology/JustOneThing/taliban-al-qaeda-helped-global-warming-us-intel/story?id=8786346

7. André, A. (19 novembre 2021). ‘Afghan farmers continue to supply the world with opium’. NOS, https://nos.nl/artikel/2406270-afghaanse-boeren-blijven-de-wereld-van-opium-voorzien

8. ‘Natural Resource Management and Peacebuilding in Afghanistan’. UNEP

9. Jones, S. (3 février 2020), ‘In Afghanistan, climate change complicates future prospects for peace’, National Geographic, Science, https://www.nationalgeographic.com/science/2020/02/afghan-struggles-torebuild-climate-change-complicates/

10. Nations unies (2018), ’Perspectives d’urbanisation mondiale 2018 – Estimations et projections des populations des grandes agglomérations urbaines’, Division des affaires économiques et sociales, https:// population.un.org/wup/Country-Profiles/

11. Amin, M. & Hassanpour Adeh, E. (22 août 2017), ‘Water Crisis in Kabul could be severe if not addressed’, SAIS Review of International Affairs, https://saisreview.sais.jhu.edu/water-crisis-in-kabul-could-be-severe-if-notaddressed/

12. ‘Afghan capital’s air pollution may be even deadlier than war’, 13 novembre 2019, Associated Press. https://apnews.com/1e566a9f6cd647d2998ec9c2582a6176

13. ‘In Pictures: Coronavirus exposes the impact of air pollution’, Al Jazeera, https://www.aljazeera.com/ indepth/inpictures/pictures-coronavirus-exposes-impact-air-pollution-200422132607593.html

14. Eurostat (2 mai 2016), ‘Almost 90 000 unaccompanied minors among asylum seekers registered in the EU in 2015’. Communiqué de presse 87/2016, https://ec.europa.eu/eurostat/ documents/2995521/7244677/3-02052016-AP-EN.pdf/

15. Eurostat (2021, 23 April), ‘13 600 unaccompanied minors seeking asylum in the EU in 2020.’ Eurostat News, https://rm.coe.int/comite-directeur-pour-les-droits-de-l-homme-cddh-groupe-deredaction-s/1680a3ff80

16. Pikulicka-Wilcewska, A. (27 mai 2020), ‘The Ceaseless Struggle of Afghan Migration’, The Diplomat, https://thediplomat.com/2020/05/the-ceaseless-struggle-of-afghan-migrants/

17. Conseil européen (11 avril 2023). ‘Afghanistan : la réponse de l’UE à la crise’. UE, https://www. consilium.europa.eu/nl/policies/afghanistan-eu-response/

18. NOS (25 juillet 2023). ‘Afghan beauty salons close: ’it’s about more than hair and nails’’. NOS, https://nos.nl/artikel/2484225-afghaanse-schoonheidssalons-sluiten-gaat-over-meer-dan-haar-en-nagels

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Chapitre Deux

Contrôle des symptômes au large de la Somalie

« Les seigneurs de guerre comprennent bien ce qu’est l’engagement des jeunes. Si aucune autre forme d’engagement ne leur est proposée, que pouvons-nous espérer ? »

Anna Barrett, chercheuse à War Child

« La Task Force Barracuda a mené à bien sa mission. » Nous sommes à l’automne 2011. Lors du briefing matinal quotidien, je regarde Peter van Uhm, alors chef d’état-major des armées (CEMA). Je suis alors directeur des opérations à La Haye et responsable de la planification et de l’exécution de plus de 20 missions militaires. Tous les matins, j’informe le plus haut responsable militaire de leur déroulement, ainsi que de celui des missions secrètes, dont celle de la Task Force Barracuda, qui s’inscrit dans le cadre de la lutte contre la piraterie. Le transport maritime et par conséquent le commerce international sont confrontés, en particulier dans le golfe d’Aden, à des pirates de plus en plus audacieux et violents, qui opèrent à partir de l’État vulnérable qu’est la Somalie. Le pays se caractérise non seulement par une situation politique extrêmement précaire, mais aussi par la souffrance croissante de millions de personnes en raison de la sécheresse et de l’augmentation des prix des denrées alimentaires. Ici aussi, nous constatons que le changement climatique impacte sérieusement la sécurité internationale. Toutefois, notre engagement fondé sur un mandat politique ne se concentre pas sur les causes profondes, mais sur leurs effets.

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Juste avant la dernière partie de ce briefing matinal de 2011, plusieurs personnes sont priées de quitter la salle. Les actions dont je vais parler présentent en effet un profil de risque élevé, et les militaires qui les mèneront courront un danger considérable. La participation à ces discussions est donc strictement réservée aux personnes autorisées. Je contemple les cartes et les photos posées sur la table devant nous. Ce matin-là, nous étudions la carte de la Corne de l’Afrique et le tableau de chiffres qui l’accompagne. Il est clair, nous disent les chiffres, que le nombre de détournements au large des côtes somaliennes demeure élevé. Il s’agit de l’une des voies maritimes les plus fréquentées au monde, et nous contribuons aux missions de lutte contre la piraterie dans cette zone depuis 2008.1

Je déclare que nos hommes ont fait du bon travail. Je veux parler des fusiliers marins de l’unité des opérations sous-marines des forces spéciales, que nous avons envoyés il y a quelque temps sur la côte somalienne pour saboter secrètement les navires pirates. Les hommes-grenouilles sont remarquablement entraînés et parfaitement préparés à ce type de mission. Ils étudient non seulement les caractéristiques de la zone, telles que la profondeur de l’eau, les courants, les routes maritimes et les ports et aérodromes situés à proximité, mais aussi les moyens susceptibles d’empêcher les attaques de pirates. Mais pour y parvenir, il faut d’abord savoir comment les pirates somaliens opèrent.

Système économique lucratif

On sait que pour mener leurs attaques au large des côtes somaliennes, où se trouvent les routes maritimes, les pirates somaliens utilisent souvent des skiffs : des embarcations ouvertes rapides, dotées d’un ou de plusieurs moteurs hors-bord puissants, qui peuvent être mises à l’eau directement depuis la plage. Les pirates s’équipent d’échelles et de grappins, ainsi que de lance-grenades et de kalachnikovs. Mais plus au large, dans l’océan Indien, les bateaux sont plus éparpillés et des navires de guerre et des avions de reconnaissance maritime patrouillent. Pour détourner des navires marchands

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dans cette zone, les pirates doivent parcourir une plus grande distance et passer plus de temps en mer. C’est pourquoi sur l’océan, ils utilisent des boutres, des « bateaux-mères ». Il s’agit de vaisseaux plus grands, qui ont à leur bord plusieurs skiffs et du matériel. Parfois, ce sont des bateaux de pêche locaux qui ont été capturés et dont l’équipage, pris en otage, se trouve toujours à bord.

Au début d’un détournement, les pirates commencent par ouvrir le feu sur le pont du navire qu’ils veulent arraisonner. Ils tentent ensuite de monter à bord en se servant de grappins et d’échelles. Une fois qu’ils sont sur le pont, l’équipage a encore une chance s’il est parvenu à s’enfermer dans une pièce sécurisée à l’intérieur du bateau. Tant que les pirates n’ont pas pris les membres de l’équipage en otage, des navires de guerre peuvent encore voler à leur rescousse et déployer des équipes armées pour maîtriser les bandits. Toutefois, la plupart du temps, un détournement prend moins d’un quart d’heure. Une fois l’équipage et le navire sous le contrôle des pirates, le bateau met le cap sur la côte somalienne, où il jette l’ancre. L’équipage capturé peut être maintenu en captivité à bord ou à terre. C’est alors que commencent les négociations pour le paiement de la rançon, qui peuvent durer de quelques semaines à plusieurs mois.

Tout est mis en œuvre pour empêcher ces détournements. En naviguant dans le golfe d’Aden en convoi avec d’autres navires, par exemple, ou en postant des vigies à bord des navires marchands, en fixant des fils barbelés le long des rambardes et en déployant des équipes de sécurité à bord. Pourtant, il n’est pas facile d’arrêter les pirates. En 2009, de jeunes Somaliens – âgés de 17 à 19 ans seulement – ont détourné pour la première fois un cargo américain, le Maersk Alabama. La prise d’otages durera cinq jours. Finalement, trois des quatre pirates seront abattus par des tireurs d’élite de l’US Navy Seal, et le quatrième sera exécuté aux États-Unis. Cet incident a propulsé pour la première fois les pirates somaliens à la « une » des journaux du monde entier, et le détournement a fait l’objet d’un film (Captain Phillips, avec Tom Hanks).

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symptômes au large de la Somalie 41 $
- Contrôle des

Dans cet exemple, les choses se sont relativement bien terminées pour l’équipage, mais ce n’est pas toujours le cas. Si une attaque ne peut être déjouée et que le navire est détourné, la prise d’otages peut durer des mois.

En outre, une attaque de pirates est toujours une expérience traumatisante pour l’équipage, surtout si elle se termine par une prise d’otages prolongée, avec toutes les angoisses et épreuves que cela implique. Dans ce cas, il ne reste plus à l’équipage qu’à espérer qu’un accord soit trouvé sur la rançon. Celle-ci, qui se monte souvent à une somme considérable, est généralement larguée en parachute depuis un avion, après quoi les pirates libèrent le navire et l’équipage. Chaque fois qu’une rançon est promise, elle fait augmenter le montant de la prochaine rançon, de sorte qu’à l’époque, les demandes de rançon avaient une forte tendance à la hausse.

Perturber les activités de piraterie

Voilà, en quelques mots, le modus operandi des pirates somaliens. Leur « procédure opérationnelle standard » (POS), en termes militaires. La tâche de nos hommes est de saboter secrètement les boutres, c’est-à-dire les bateauxmères, sans les couler et sans faire de victimes, dans le but d’empêcher le détournement d’autres navires.

C’est ce genre d’opération secrète que les hommes-grenouilles Dennis et Alex mènent la nuit précédant le briefing du matin. Leur mission consiste à saboter un navire-mère ancré au large de la côte somalienne, près d’un camp de pirates. À bord de ce navire-mère se trouve une vingtaine de pirates qui retiennent en otage 12 pêcheurs iraniens. Nous le savons grâce aux renseignements recueillis par la coalition. Récemment, ce bateau a affronté une frégate allemande en pleine mer. Les tirs ont été nourris et les pirates ont menacé de tuer les otages. Nous savons donc que les pirates sont en état d’alerte, et qu’au moindre signe de danger, ils sont susceptibles d’appeler des renforts, provenant probablement d’un autre navire-mère navigant à proximité. C’est en plein cœur de l’un des « nids de pirates » somaliens que Dennis et Alex doivent se rendre cette nuit-là. C’est aussi la pleine

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lune et il n’y a pas un nuage dans le ciel. « Il faisait si clair qu’on aurait pu lire un livre », dira plus tard Dennis. Cela signifie également que vous êtes parfaitement visible sous l’eau.

La mission comporte des risques élevés, mais l’enjeu l’est tout autant ; après une évaluation approfondie des risques, le feu vert est donné. À une distance considérable du bateau pirate, au large, Dennis et Alex entrent dans l’eau, vêtus de combinaisons de plongée spéciales, de gants et d’un masque intégral qui protège leur visage. Comme ils sont très loin du navire, ils utilisent une sorte de scooter sous-marin. Ils savent qu’ils doivent se méfier des requins et que le courant est relativement fort. Une fois arrivés au bateau des pirates, ils ne parviennent pas tout de suite à s’y arrimer en raison du courant. Celui-ci éloigne Alex du navire, avant de le projeter violemment contre le bastingage.

Dennis a attaché autour de sa jambe un bouclier anti-requins qui émet une petite décharge électrique pour décourager les squales, mais chaque fois qu’il heurte le navire, Alex en reçoit une. On pourrait sérieusement envisager d’éteindre le dispositif, mais compte tenu du danger que représentent les requins, ce n’est pas conseillé. Il le laisse donc allumé, mais entre-temps, il est ébloui par du plancton lumineux. Du coup, Dennis ne voit ni ce qu’il fait ni la quantité d’air qui lui reste. Ensuite, entendant du bruit sur le pont du bateau des pirates, les deux hommes craignent d’être découverts. Malgré tout, ils semblent réussir à fixer en dessous du navire les explosifs artisanaux qu’ils ont apportés dans un filet à linge.

À ce moment-là, le courant arrache l’un des explosifs des mains de Dennis et l’entraîne dans les profondeurs. Le second explosif, quant à lui, ne veut pas adhérer correctement sous la coque. Les deux fusiliers marins doivent prendre une décision. Faut-il continuer ou tout arrêter ? Ils continuent. Après de longues tentatives, Dennis parvient à installer l’explosif restant et le dispositif de retardement (une sorte de minuteur de cuisine) au flanc du navire pirate. Alex vérifie le moment de la détonation. Alors qu’il ne reste que très peu d’air dans leurs bouteilles, les deux hommes repartent sous l’eau en direction du point de récupération, pour finalement sortir la tête de l’eau

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un quart d’heure plus tard, à court d’air frais. Dennis envoie rapidement un signal GPS à ses collègues du HNLMS Zuiderkruis, qui les récupèrent rapidement. Lorsqu’ils sont enfin en sécurité à bord du navire de la marine néerlandaise, Alex et Dennis échangent à peine quelques mots : « Ça s’est bien passé, non ? Tu veux une cigarette ? »

C’est alors qu’ils aperçoivent des éclairs lumineux à proximité du bateau pirate. Une explosion ? Alex et Dennis ne savent pas encore si la mission a réussi. Ils espèrent en apprendre davantage le lendemain. D’abord, il faut dormir, même si ce n’est pas facile quand on vient d’accomplir une mission aussi extraordinaire. Toutes sortes de questions se bousculent dans votre tête. Avez-vous utilisé suffisamment d’explosifs ? Si vous en mettez trop, c’est le navire tout entier qui coule. Si vous en mettez trop peu, vous vous êtes mis en danger pour rien. Le lendemain, lorsque Dennis et Alex survolent la zone en hélicoptère et constatent que le bateau pirate a été remorqué jusqu’au rivage, ils poussent un immense soupir de soulagement. Il est clair que le navire ne pourra plus jamais servir de base pour des détournements. Bref, mission accomplie, et c’est à juste titre qu’Alex et Dennis seront plus tard décorés pour cette action.

Causes profondes de la piraterie

Mon briefing matinal avec le chef d’état-major de la Défense n’est cependant pas le bon moment pour entrer dans les détails précis de l’opération menée par Dennis et Alex. Il suffit de dire : « La Task Force Barracuda a mené à bien sa mission » et d’expliquer brièvement le résultat de l’opération.

Nous poursuivons par une analyse de l’évolution de la situation dans les mers qui entourent la Somalie, pays de non-droit et de violence, où les marines de presque tous les grands acteurs internationaux continuent de patrouiller intensivement à l’heure qu’il est.2 La côte somalienne fait presque 4 000 kilomètres de long, et les pirates somaliens opèrent dans le golfe d’Aden, au nord, jusqu’aux Seychelles, à l’est, et sur le littoral du Kenya, jusqu’à l’ouest. Soit une zone maritime de la taille de l’Europe occidentale.

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Les pirates peuvent naviguer dans l’océan Indien à partir de n’importe quel endroit avec des bateaux-mères et des skiffs très rapides. Il est donc impossible pour un pays d’agir seul à leur encontre sans engagement militaire international plus large.

Simultanément, nous sommes de plus en plus conscients que nous ne faisons que traiter les symptômes. Dès le début de la mission, nous savions que la Somalie avait depuis plusieurs décennies la réputation d’être un pays pauvre et violent. Il est en fait divisé selon des lignes tribales depuis la domination italienne et britannique, entre 1856 et 1960, avec le Somaliland au nord-ouest, le Puntland au nord-est et la Somalie centrale, formée par les régions du centre et du sud.3 Le système juridique de la Somalie est très hétéroclite et complexe. Il existe différentes cultures juridiques qui diffèrent en outre selon les régions. Il s’agit notamment du droit tribal traditionnel (également connu sous le nom de Xeer), de la charia (loi islamique) et de la législation basée sur le pastoralisme nomade.4

Lorsque le dictateur Siad Barre a été renversé en 1991, la situation s’aggrave. Un déchaînement de violence s’ensuit. Des affrontements éclatent entre les seigneurs de guerre, qui y voient une occasion de combler le vide au sein du pouvoir, ce qui engendre de gigantesques flux de réfugiés et confronte la population à une famine généralisée. Les images de soldats américains traînés dans les rues de Mogadiscio, notamment, resteront gravées dans la mémoire de nombreux Occidentaux. On a pu les voir dans les journaux télévisés et plus tard dans le film La chute du faucon noir, sorti en 2002.

L’ONU tente d’apporter au pays une aide d’urgence pendant quelques années, jusqu’au début des années 1990, mais elle se retire en 1995 en raison de l’insécurité.5 La Somalie se retrouve alors livrée à elle-même. En l’absence de gouvernement opérationnel, personne ne défend les intérêts du pays et de sa population. Des rumeurs persistantes, non étayées par des faits, circulent à propos du déversement de déchets toxiques par des entreprises étrangères au large des côtes somaliennes. Ce que l’on sait, c’est que de grands navires de pêche étrangers capturent d’énormes quantités de poissons au large du

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littoral somalien. C’est facile, car il n’y a ni garde côtière ni gouvernement pour faire respecter les lois et les accords. La pêche y est lucrative, car grâce à un upwelling, des eaux très riches en nutriments remontent des profondeurs du nord de l’océan Indien, faisant des eaux somaliennes l’une des zones de pêche les plus poissonneuses du monde.

Par ailleurs, les Somaliens ont toujours été des bergers. De grandes villes de pêche ne se sont jamais développées sur la côte. Au cours des années 1970, alors que le dictateur Barre était au pouvoir, des investissements ont été réalisés pour développer l’industrie halieutique. Mais cette coopération avec le Danemark, le Royaume-Uni, le Japon, l’Allemagne et la Suède a pris fin en 1991, lorsque la guerre civile a éclaté. Toutefois, les investisseurs de ces pays n’ont jamais cessé de pêcher par la suite. En fait, le nombre de grands chalutiers (navires de pêche équipés d’un filet en forme d’entonnoir) modernes étrangers naviguant en haute mer dans les eaux somaliennes riches en poissons a fortement augmenté depuis l’éclatement de l’État somalien, entraînant une surexploitation des ressources halieutiques.6 Le groupe de travail sur la haute mer de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) estime que près de 450 millions de dollars de fruits de mer sont pêchés dans ces eaux chaque année.7

Un simple pêcheur somalien ne peut pas rivaliser avec ça. C’est en partie pour cette raison que la Somalie est en train de devenir un havre idéal pour la piraterie et l’extrémisme. Le changement climatique exacerbe ce problème, car les eaux côtières se réchauffent également, ce qui nuit aux stocks de certaines espèces de poissons, qui migrent vers d’autres zones.

Je me souviens de l’histoire racontée par un collègue qui, lors de la mission, avait parlé à des pères somaliens dont les enfants étaient devenus pirates à l’époque. Ils lui avaient expliqué que leurs fils possédaient autrefois une usine de poisson, qu’ils exploitaient avec succès en raison de l’abondance de l’offre. Ailerons de requins, rougets, thons et bien d’autres espèces de poissons étaient vendus à des pays d’Asie ou du Moyen-Orient. C’est un peu comme aux Pays-Bas, où les huîtres ne sont généralement pas consommées

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par la population locale. La plupart de celles qui y sont récoltées partent en France. C’est également ainsi que les pêcheurs somaliens ont commencé à travailler. Les Somaliens se nourrissent principalement de viande (le poisson étant considéré comme un aliment pour les pauvres), mais ils peuvent vendre leur pêche à un bon prix à d’autres pays. Ces revenus ont donc chuté à partir du moment où des pêcheurs étrangers ont commencé à opérer dans leurs eaux. Les premiers « pirates » somaliens étaient donc des chefs de guerre et de clans locaux qui tentaient de défendre les eaux somaliennes contre ces envahisseurs, grâce à ce qui était, en fait, une stratégie violente de survie.

Les pêcheurs étrangers qui refusaient d’acheter des licences de pêche à ces « pirates » se voyaient intimidés et extorqués par des pêcheurs locaux, recrutés pour le faire.8 La piraterie était donc une forme alternative de taxation, dans un pays où la gouvernance est extrêmement faible.

Que font les pirates avec l’argent des rançons ? Ils le répartissent entre eux : certains achètent une maison, d’autres une voiture de luxe. Certains partagent l’argent entre les membres de leur famille, l’investissent dans des équipements destinés à de nouveaux détournements ou l’utilisent pour émigrer, par exemple aux États-Unis, en Europe occidentale, au Canada, à Dubaï ou au Kenya. Le commerce du qat, une drogue stimulante, en bénéficie également. Mais la majeure partie de l’argent perçu est utilisée à des fins de corruption. En 2013, par exemple, la Banque mondiale estimait que les gangs de pirates dépensaient plus de 79 % de leurs revenus en potsde-vin versés à des politiciens locaux, des chefs de clan, des religieux et des hommes d’affaires,9 pour assurer la protection de certaines zones contre les clans rivaux ou pour financer les campagnes électorales régionales en Somalie.

Sécheresse et inondations

Nous savons qu’en plus de la pêche illégale pratiquée par des sociétés étrangères au large des côtes somaliennes et de l’absence de bonne gouvernance dans le pays, diverses autres catastrophes se sont produites : en 2006, deux ans avant le début des opérations militaires maritimes, quelque 11 millions de

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