arearevue)s( L’art pense le monde
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Sommaire
) 10 FRANÇOIS HOLLANDE JEAN BROUSSE, ALIN AVILA Les sensations de l’Histoire 9 Editorial 70 O LENKA C ARRASCO S TÉPHANE L ÉAGE L’intime aux sources de l’indicible 74 NICOLAS SURLAPIERRE ALIN AVILA, QING DU Un regard, des vérités 79 JEAN BROUSSE Engagez vous, rengagez-vous ! 80 AKIRA INUMARU 54 GABRIELA MORAWETZ L’envol de la magicienne 58 MARC GIAI MINIET Retenir la main du bourreau 62 GUILLAUME CHAMAHIAN FACE AU FLÉAU DES POUVOIRS 66 MICHEL BATLLE La guerre m’a fait 16 Y VES M AREK A LIN AVILA Gouverner, ou l’art d’aimer 22 JACQUES RANCIÈRE CATHERINE MURGANTE, QING DU L’art et la vie : un monde en commun ? 32 S ERGE R EZVANI A LIN AVILA Tout feu, tout flamme 31 PATRICE BALVAY 53 ALAIN LESTIÉ 82 ISABELLE MALMEZAT 82 LUCAS DELORME 83 LAURENT BETREMIEUX 84 GUILLAUME COUFFIGNAL 85 C. A. WERTHEIM 86 FRANÇOIS WEIL 65 JEPHAN DE VILLIERS 36 FRANÇOIS L’YVONNET ALIN AVILA J. Baudrillard et le complot de l’art 42 K ANGNI A LEM CATHERINE MURGANTE LA LANGUE, BUTIN ET TERRITOIRE 46 FRANÇOIS PRISER ALIN AVILA PEINTRE ? LA BELLE AFFAIRE
136 MARC GUILLAUME A LIN AVILA L’ellipse de la décoïncidence 157 CHRISTIANE DURAND A LIN AVILA L’onde des amis 164 MARIE RAUZY A LIN AVILA La vie à tire-d’aile 170 MAREK HALTER CATHERINE MURGANTE, ALIN AVILA Pour la Paix : rien ! 130 RACHID KORAÏCHI CATHERINE MURGANTE Aux damnés de la mer 144 OBISK GUILLAUME MATHIVET Graffitis, une autre voie 107 DAVID GÉRY HANS BOUMAN L’éclair dans l’obscur 146 JEANNE VICERIAL CATHERINE MURGANTE Corps et âme 162 GÉRARD ZLOTYKAMEIN GUILLAUME MATHIVET Au minimum du possible 150 PIERRE DOLE A contre-courant 152 CYB ALIN AVILA Noir est-ce noir ? 114 GILLES KEPEL CATHERINE MURGANTE, ALIN AVILA En première ligne 120 L. NARBO, D. MÉRIGARD S. LÉAGE C. GATTINONI L’Algérie, un silence à peine rompu 129 IRMGARD SIGG A LIN AVILA Sur les vagues 140 FRANCINE AUGER-REY M ARLA S INGER Témoin de Flandre 88 ISABELLE FRANK 89 THIERRY PERTUISOT 90 DAVID CHAMBARD 90 JEAN-CLAUDE LE GOUIC 90 LUCAS KRAFT 91 BERNARD COUSINIER 91 DALILA DALLÉAS BOUZAR 91 JEAN-MARC FORAX 92 RU XIAO-FAN 92 MICHÈLE FRANK 92 CATHERINE BELKODJA 92 RENÉ WIROTH 93 OLIVIER BERNEX 93 CATHERINE REY 93 NATHALIE HAGGIAG 94 BERNARD PONS 94 STÉPHANE BILLEREY 94 RONALD RUSELER 94 CHARLIE LOUIS 95 MARIE HÉLÈNE FABRA 95 VINCENT GONTHIER 95 FADIA HADDAD 96 RAPHAËL SERRES 110 AHMAD KADDOUR 161 CATHERINE URSIN 111 NILOUFAR BANISADR 112 ISILD LE BESCO 113 ZAHRA ZEINALI 123 MUSTAPHA BOUTADJINE 124 SERGE PLAGNOL 174 EDITIONS AREA 127 AURÉLIE BAUER 126 DOMINIQUE ALBERTELLI 96 JUDITH WOLFE 97 MALGORZATA PASZKO 97 SAFIA BOULMENADJEL 98 AÏDA KÉBADIAN 99 SYLVAIN CIAVALDINI 99 JULIE NAVARRO 100 VATCHÉ DEMIRDJIAN 100 OLGA KARADIMOS 100 MAGREET BOUMAN 128 SYLVIE DE MEURVILLE 101 HERMAN STEINS 101 CHANTAL PETIT 102 CATHERINE BERNIS 102 BENOIT PINGEOT 102 NATHALIE BOROWSKI 103 SYLVAIN POLONY 104 ANNE GOROUBEN 104 AÏDA KEBADIAN 104 BENOÎT + BO 156 SOPHIE VIDEGRAIN 105 CAMILLE CATHUDAL 106 SANDRA KRASKER 108 PATRICE BOUVIER 98 ROBERT FERRI
Au printemps 2023, nous avons proposé à des artistes de s’interroger sur la notion d’engagement.
Les extraits de leurs réponses sont publiés dans ce numéro.
L’intégralité des réponses est présente sur le site areaparis.com accessible en scannant le QR code ci-contre Que les artistes soient remerciés.
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Editorial
L’Histoire se déchaîne, les désordres politiques s’amoncellent.
Le désarroi qui gagne du terrain a-t-il submergé le désir même de création ?
Que peut l’Art face à cette situation ? Que peuvent les artistes ?
Nous avons demandé à une centaine d’artistes où ils en étaient dans ce contexte géopolitique.
La notion d’engagement est une histoire intime, et en ce sens faire de l’art c’est être engagé.
S’engager, ce n’est pas porter un drapeau.
L’engagement c’est dire « je », et poser ce « je » c’est politique. Car une société totalitaire interdit l’émergence de cette singularité.
Et si la dynamique créatrice se révélait en elle-même combat décisif ?
L )
E NTRETIEN
AVEC J EAN B ROUSSE ET A LIN A VILA
François Hollande
Les sensations de l’Histoire
c’est souvent à travers des événements minuscules que l’Histoire établit ses traces et constitue les moments de notre culture commune.
Voilà ce dont il est question dans cet entretien avec François Hollande, ancien Président de la République.
En s’inscrivant dans les mémoires, certains actes et événements sont appelés à prendre une place dans l’Histoire et à constituer des faits de culture.
L histoire en compte un grand nombre, pensons au Front populaire, ses grandes gre`ves et mouvements de foule… Du temps de mon quinquennat, il y en a eu aussi, des joyeux et des douloureux.
Rappelons par exemple la grande marche re´publicaine du 11 janvier 2015, apre`s l attaque de Charlie Hebdo et la prise d otage de l Hyper Cacher. Il y a eu une foule magnifique qui a voulu dire sa condamnation de la barbarie, cette manifestation a re´ussi a` eˆtre la plus consensuelle possible, c est-a`-dire citoyenne.
Cela a dû nécessiter une formidable organisation ?
31 janvier 2024.
Coˆte´ se´curite´, il faudrait sans doute parler d art policier !
Quand Madame Merkel a annonce´ qu elle voulait venir, on a rec¸u des appels d un tre`s grand nombre de chefs d Etat et de gouvernements qui voulaient eˆtre pre´sents en teˆte de corte`ge. Vraiment personne n imaginait le succe`s de cette journe´e populaire. La ve´rite´ c est que de tels e´ve´nements se cre´ent inde´pendamment des individus qui seraient suppose´s les ordonner. Benjamin Netanyaou avait des exigences, il souhaitait qu on vide tous les imeubles du boulevard Voltaire de leur population. Ce qui peut-eˆtre pour des raisons de se´curite´ euˆt e´te´ ne´cessaire, mais tout a` fait impossible. Donc il e´tait extreˆmement inquiet. Mais il se trouve qu a` mi-parcours des gens ont commence´ de leur balcon a` crier
arearevue)s( n°37 11
François Hollande vu par Sophie Bassouls pour area revue, le
“Bibi Bibi !”… La`, il a pense´ que les services franc¸ais e´taient quand meˆme formidables, non seulement ils avaient vide´ les appartements de leurs occupants mais en plus, ils y avaient mis ses partisans…
Cette journe´e est un souvenir d une force inoui¨e, triste et droˆle aussi quand j ai rencontre´ les survivants de la re´daction de Charlie Hebdo sous les arbres de la place Le´on Blum. Nous nous sommes embrasse´s et a` ce moment une fiente d oiseau nous est tombe´e dessus. On s est dit que c e´tait un message de ceux qui venaient d eˆtre tue´s. Que Cabu, Charb, Tignous, Honore´, Wolinski, Bernard Maris, Mustapha Ourrad et les autres nous envoyaient un signe. Nous e´tions bien dans l esprit de Charlie
Ne faut-il toujours pas des sourires dans les drames ? Le sourire, c est l espoir que la vie va continuer.
Ici, c e´tait important pour les survivants. Et c est tre`s important pour ceux qui luttent en se disant que dans la noirceur la plus absolue et quelle que soit la re´sistance que l on mobilise pour conjurer le drame, il y a une part d e´motion, de vitalite´, de confiance dans l avenir qui demeure.
Evoquons un moment plus tendu, plus politique ? Lors de la confe´rence sur le climat, la COP 21, la` encore un grand nombre de pays e´taient venus et il fallait arriver a` un accord couˆte que couˆte, il suffisait qu un seul manifeste son opposition pour que l accord e´choue et ce fut le dirigeant du Nicaragua qui avait des exigences de´place´es, voulait parler au Pape… J attendais la cloˆture, que Laurent Fabius qui pre´sidait la se´ance fasse tomber son marteau pour que tout soit acte´. Je regardais ce marteau dans ses mains pour qu en tombant, il scelle ce moment historique. Il y a toujours un acte, un geste, un outil, et a` ce moment-la` c e´tait ce marteau qui allait de´terminer une part du destin de l humanite´.
Voila` qu il tombe et c est un moment de graˆce.
Vous avez souvent évoqué votre visite à Tombouctou comme un des plus beaux jours de votre vie politique. Apre`s l intervention au Mali, ou` l arme´e franc¸aise venait de chasser les terroristes, je suis alle´ a` Tombouctou. Des dizaines de milliers de personnes nous attendaient, ils exprimaient leur joie, nous acclamaient. Tre`s spontane´ment et bien suˆr contre l avis des services de se´curite´ je suis alle´ vers eux, j ai pe´ne´tre´ dans la foule emporte´ par un tourbillon. Ce n est qu apre`s que j ai mesure´ les risques pris. L image de cette rencontre entre un pre´sident franc¸ais et ces gens qui venait de se libe´rer du joug des terroristes produit une joie communicative et un enthousiasme qui tient de l Histoire… Au travers de ma personne, c est d abord la reconnaissance du sacrifice des soldats franc¸ais et du roˆle de la France.
Cela me conduit à vous demander, qu’est-ce qu’être citoyen ?
Le but de la Re´publique, c est de cre´er de l unite´ dans une nation diverse et plurielle. D ou` l enjeu de la langue, de la culture et de l e´ducation. Eˆtre citoyen, c est participer a` un acte collectif qui peut aller plus loin, il s appelle alors l engagement. S engager c est vouloir modifier l ordre des choses, la place des gens, mais aussi la beaute´ du monde en e´laborant des actes de culture qui s ajouteront aux constructions humaines.
12 LES SENSATIONS DE L’HISTOIRE
Qu’est-ce qui fait qu’un individu s’engage ?
Les situations rencontre´es, les e´ve´nements qui justifient la curiosite´ ou l indignation et qui ne´cessairement conduisent a` s impliquer.
Quel vous a semblé le meilleur moyen de vous engager ?
La politique. La politique me paraissait eˆtre la forme la plus aboutie pour modifier l ordre pre´vu ou tel qu il se fuˆt installe´, et accomplir ce que je souhaitais.
La politique, voilà un lieu d’engagement bien en panne. Il est vrai que nous sommes dans un moment politique extreˆmement douloureux, fait d e´clatement, d extreˆmisation et parfois de de´sespe´rance. Mais ce ne sont pas les mouvements de la socie´te´ qui se sont arreˆte´s, c est la politique. Quelquefois ce qui bouge dans un pays l entraiˆne vers des territoires qu on ne voudrait pas voir venir surtout quand la politique ne regarde plus au-devant. Fige´e, elle est sans projection et voila` qu elle s e´miette, incapable de produire les espe´rances indispensables.
Vous avez une explication à ces embolies qui frappent le monde ? Cet e´clatement est mondial, il n est pas propre a` la France... Dans l histoire, il y a des cycles. Il y a eu une phase tre`s favorable a` la de´mocratie de 1945 jusqu a` la chute du mur de Berlin , a` tel point que beaucoup pensaient que ce pouvoir e´tait irre´versible. A` mesure que la mondialisation s est installe´e, le nationalisme a resurgi, les ide´ologies se sont e´vapore´es, et s est ouvert l e`re du populisme qui de´nonce les e´lites, e´tablissant un syste`me de violence a` l e´gard de la repre´sentation politique. C est meˆme dans les de´mocraties les plus e´labore´es, les E´tats-Unis et la France, regarde´es par leur histoire comme a` l origine les droits de l homme que ses pulsions radicales ont e´te´ les plus fortes, soutenues avec l e´lection de Donald Trump et la monte´e de l extreˆme droite en France.
Trump, un produit de la démocratie…
Ce n est pas par des coups d E´tat que les populistes viennent au pouvoir, mais par la de´mocratie en se pre´sentant comme le peuple lui-meˆme, pre´tendant que le syste`me a confisque´ son droit d expression.
Le vote investit les leaders populistes qui se maintiennent au pouvoir par des me´thodes qui violent la de´mocratie qui les a installe´s la`
Les réseaux sociaux, les nouvelles technologies de la communication jouent ici un grand rôle ? Les re´seaux sociaux ont eu un autre impact en favorisant l individualisation : “Je suis monde moi-même, puisque je communique avec le monde. Je le connais ou je prétends le connaître. En conséquence, je ne parle qu’aux semblables qui pensent comme moi et que je n’ai pas à convaincre.”
Avec Internet et avec l intelligence artificielle qui arrive, on peut soit se dire laissons le marche´ trouver son propre e´quilibre, sans mettre aucunes limites et laissons les entreprises investir autant qu elles le veulent. Soit nous devons faire en sorte que cette nouvelle phase du progre`s scientifique soit be´ne´fique a` tous, a` la ve´rite´, a` l authenticite´ et la connaissance, a` la culture. C est parce que l on voulait prote´ger les cre´ateurs que l on a mis en place un syste`me de droits d auteur. L e´chelle nationale ne suffit plus puisque nous avons devant nous des entreprises internationales. Et donc nous avons besoin de re`gles communes.
FRANÇOIS HOLLANDE 13
Que peut la culture ?
Mais pour vous, qu’est-ce que la culture ?
Comment l’entendez-vous ?
La culture contribue a` l e´mancipation pesonnelle au service de tous.
Elle fait qu une cre´ation individuelle que ce soit un livre, une oeuvre ou un spectacle nous habite collectivement. C est ce qui fait que la culture est intimement lie´e a` l humanite´
Lorsque nous e´tudions la pre´histoire, que regardons-nous ?
Les fresques et les dessins. Ce que nous conside´rons comme les premie`res e´tapes de l humanite´, sont des e´tapes culturelles.
Par là, peut-on aussi dire à tous nos concitoyens que nos ancêtres sont les Gaulois ?
On peut meˆme affirmer que nos anceˆtres sont les Africains !
Qu’est-ce qui est essentiel dans la culture ? Sa pre´tention universelle.
C est-a`-dire qu une oeuvre n est jamais sauf dans des moments tout a` fait tragiques enferme´e. Elle a vocation a` circuler et nos singularite´s constituent la diversite´ qui est la marque de l universalite´. Nous avons tous e´te´ sensibles a` la destruction des Bouddhas de Baˆmiyaˆn. Nous pouvons nous e´mouvoir devant des oeuvres qui ont e´te´ faites dans des civilisations passe´es ou dans des socie´te´s tre`s diffe´rentes des noˆtres. La culture est un facteur d unite´ faite de multiples spe´cificite´s et cette pluralite´ nous permet d avancer vers une communaute´ de destin graˆce a` la culture.
L universalite´ n efface pas la conflictualite´. Des groupes, des Etats, des religions conside`rent qu il n y a de culture que lorsqu elle est au service de leur pense´e, de leur organisation ou de leurs croyances.
Que dire à un artiste indifférent aux désolations du monde, à la perte de sens, et à la montée des extrêmes ? Je leur dirais : “vous êtes sur la liste”.
Il n y a pas que le protectionnisme e´conomique ou la mise en cause des partis politiques traditionnels, ni meˆme la question de l immigration.
Non, ce qui de´range c est la pense´e et je dirais encore “vous artistes et les créateurs, vous êtes là pour déranger.” n
Ouvrages de François Hollande
Bouleversements. Pour comprendre la nouvelle donne mondiale, Paris, Stock, 2022. Affronter, Paris, Stock, 2021. Leur État, Paris, Glénat, 2021...
14 LES SENSATIONS DE L’HISTOIRE
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– Cibachrome 60 x 40 cm. 2015 ⟶
Akira Inumaru
Les fleurs de Richard Lenoir
Claude Monet – La rue Montorgueil à Paris. Fête du 30 juin 1878 –Huile sur toile. 81 x 50 cm.1878.
(Collection Musée d’Orsay, Paris).
E NTRETIEN AVEC A LIN A VILA
Yves Marek
Gouverner, o u l’art d’aimer
Diplomate, ambassadeur, secrétaire général de la Commission nationale pour les éliminations des Mines antipersonnelles, Yves Marek s’est toujours intéressé aux questions de culture et de la francophonie. Il n’a jamais oublié que l’exercice de ses missions s’effectuait dans le contexte de la politique qu’il voit avant tout comme une pratique morale et passionnelle.
Vous avez publié chez Balland en 2022 Gouverner c’est aimer : anthologie morale de l’art sublime de gouverner les hommes, une somme sur l’art de gouverner à travers les âges. Est-ce que dans ce survol, il y a une place dans la réflexion politique pour les artistes engagés ?
C est une constante des hommes de pouvoir et je parle ici de ceux qui sont de grands hommes d Etat respecte´s de se me´fier des artistes et des intellectuels de`s lors qu ils pre´tendent entrer dans le champ politique. Talleyrand et Benjamin Constant imputaient les drames de la Re´volution franc¸aise a` la vanite´ irresponsable de quelques intellectuels de salon. Les professionnels des ide´es ne sont pas force´ment plus intelligents que les hommes d action. Ils ne connaissent souvent pas les contraintes du gouvernement, n ont pas les informations, sous-estiment les passions et, n ayant souvent rencontre´ aucune re´sistance dans leur monde feutre´, ont moins d humilite´ que le politique. Cela vaut pour les intellectuels comme pour les cabinets de conseil dont on abuse. Les seules personnes dont le politique peut avoir besoin dans le domaine de l esprit sont des sages, des moralistes, des gens d expe´rience car leur science est celle de l Homme.
Il est probable qu a` mesure que nous appre´ciions moins l Art et la Science, nous e´prouvions le besoin uniquement dans un jeu de distinction sociale de mettre en avant notre admiration pour les artistes et les savants. Le fait est qu ils ne me´ritent
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pas ne´cessairement ces e´gards et le politique est souvent de´c¸u. Le savant qu il convoquerait avec l espoir de recueillir quelque e´clair de sagesse s ave`re souvent vouloir une de´coration, de´sirer surtout eˆtre reconnu et e´craser son e´ternel rival universitaire, voire se muer en courtisan disant ce qu il croit que le Prince veut entendre ou alors en personnage avide de gloire ne cherchant qu a` utiliser cette rencontre pour se vanter partout d avoir humilie´ le Prince inculte…
Ensuite, surtout depuis que l on a glorifie´ l artiste comme pauvre et rebelle, celui-ci a compris l avantage et les be´ne´fices de jouer son roˆle et il est de fait que la quasi-totalite´ des engagements politiques des artistes rele`ve de la posture. Au mieux, ils ne sont pas since`res et obe´issent a` la recherche de popularite´ ou d avantages financiers, au pire, ils te´moignent d une attitude intellectuelle de paresse car pour un artiste, la re´bellion est souvent devenue une manifestation de conformisme ou en tout cas de conformisme avec le segment de l opinion dont de´pendent ses inte´reˆts.
Des plus anciens sages chinois aux penseurs antiques jusqu’aux maîtres de la Renaissance, on trouve bien souvent des sarcasmes sur les donneurs de conseils. Vittorio Alfieri l a ainsi re´sume´ : “les gens de lettres sont inutiles au bien public. Mais, puisqu’aux yeux du Prince l’envie de paraître bon l’emporte sur le désir de l’être, il lui est nécessaire, pour parvenir à ce but, d’honorer, de protéger, de récompenser les auteurs de quelque mérite, et de s’en entourer pour qu’ils lui fassent une réputation.
Tout bien considéré, quelle plus grave insulte peut-on faire aux lettres que de les protéger pour les mieux asservir ? Tout doit porter les princes modernes à ne persécuter les auteurs que par des dons insultants, et par leur protection”.
C est au fond ce que Jack Lang a assez bien re´ussi.
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GOUVERNER, OU L’ART D’AIMER
Jacques-Louis David – Le Serment du Jeu de Paume – Peinture, 400 x 660 cm. 1790/92. (Collection du Château de Versailles).
Mais le politique ne court-il pas un risque à se priver des penseurs et à négliger le champ des idées ? C est une ide´e fausse et relativement re´cente qu il faut des ide´es pour gouverner et que gouverner serait re´former puisque dans la Vulgate courante on attend des dirigeants des projets, des propositions et des re´formes. Comme le dit Gandhi, la vie est un myste`re a` vivre, pas un proble`me a` re´soudre. Le pouvoir, son exercice, la conduite d une nation sont choses nobles qui rele`vent d un ordre propre. Ce n est que par une perversion moderne de la pense´e qui ne peut conduire qu a` des e´checs pour le politique et a` des de´ceptions pour le peuple que l on s est mis a` croire qu il y avait des proble`mes a` re´soudre, qu il fallait trouver des solutions, avoir des programmes et les comparer, voire trouver un consensus sur des mesures-que-tout-le-monde-connaît . Peut-eˆtre certains le perc¸oivent-ils confuse´ment malgre´ la Vulgate ambiante, mais un politique qui va aux e´lections en se vantant d avoir un programme de mille pages ou un autre, qui est fier d avoir telle ou
YVES MAREK 19
Jacques-Louis David – Marat assassiné – Huile sur toile.165 x128 cm. 1793. (Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles).
telle mesure dans son programme, est souvent quelque peu ridicule de par la vanite´ enfantine de sa confiance dans sa boite a` outils.
Donc, pourrions-nous aller jusqu’à dire des grands politiques qu’ils sont des artistes ? En effet, l art de gouverner est un art total qui convoque tous les sens. C est de l artisanat d art car il faut de l habilete´, du me´tier, une maiˆtrise du temps, une connaissance des passions humaines, une gestion de la matie`re qui re´siste, la capacite´ de parler a` l imagination, d enchanter le monde. Napole´on e´tait bien conscient que son arme e´tait l imagination. De meˆme que le politique ne se plaint pas de la nature du peuple a` l inverse des me´diocres re´formateurs d aujourd hui qui me´prisent le peuple qui ne comprendrait pas le bien qu on veut lui faire, qui serait raˆleur et re´fractaire, l e´be´niste ne se plaint pas de la nature du bois, de ses veines ni de ses noeuds, il re´alise son chef-d oeuvre avec. Le grand politique est en osmose avec le corps vivant instable et mobile du peuple, ses reˆves et ses aspirations, ses craintes et ses appre´hensions et il arrive a` se mettre en position de conduire ce mouvement vers un plus grand Bien.
Sa de´marche rele`ve de la mystique et de la graˆce comme l acte artistique qui unit dans une alchimie inconsciente la main et l esprit.
Y a-t-il alors une correspondance entre l’art politique d’un temps et l’art de ce temps ? La pe´riode que nous traversons marque´e par une perte de sens, un discre´dit de la chose politique elle-meˆme, par une de´shumanisation extreˆme de l action politique dont la fonction visionnaire et symbolique, est e´touffe´e par l illusion gestionnaire, elle est a` rapprocher de la crise de la re´ception actuelle de l art contemporain.
Honoré Daumier – L’émeute – Huile sur toile. 88 x 113 cm. 1948. (The Phillips Collection Washington, USA).
Ouvrages d’Yves Marek
Depuis quand pouvez-vous constater cela?
Nous sommes depuis le milieu des anne´es 70 dans un mouvement long de de´rive bureaucratique et technicienne qui atteint probablement le fond aujourd hui ou` les ide´es ge´ne´rales, les slogans, les concepts creux et faciles ont remplace´ l art humain de la politique exactement comme une partie de l art contemporain et du marche´ de l art ne repose que sur des justifications intellectuelles creuses auto-re´fe´rentielles tandis que le sens du Beau et le sens de l oeuvre ne comptent plus. D un point de vue intellectuel, il s agit du meˆme me´canisme qui assure le succe`s des demi-intelligents et des demi-habiles. L art conceptuel est parfait pour les fausses intelligences : quand on n a pas d oeil pour ressentir un Mantegna, on peut parler facilement d un Christ en barbele´s, ou de sacs poubelle dans une embarcation pour e´voquer les naufrage´s en Me´diterrane´e par exemple, oeuvres qui ve´hiculent comme la publicite´ des images d interpre´tation facile pour le demi-monde des fausses intelligences a` la recherche de reconnaissance sociale.
Les discours esthe´tiques conceptuels du type cette œuvre interroge le rapport à la nature ont en commun avec les discours politiques gestionnaires qu ils donnent des outils qui font paraiˆtre intelligents et meˆme progressistes et repre´sentatifs du parti de la raison, des gens qui n ont ni de connaissance de la nature humaine, ni de me´moire historique.
C est aussi ce que l on observe dans les grandes organisations administratives ou commerciales ou` des managers ont supplante´ les cre´ateurs, les designers, les inge´nieurs, les commerciaux producteurs de richesses. D un point de vue social, alors que l Art et la Politique devaient rassembler par nature le peuple car ils s adressaient au bon sens et au jugement populaire toujours tre`s suˆr, a` un sentiment partage´ du Beau, la politique et l art contemporain ont de´veloppe´ un discours qui exclut et segmente.
On a pu dire que l art contemporain avait l avantage pour les classes qui en ont profite´ de leur donner un instrument pour expliquer au peuple qu il avait mauvais gouˆt. Ce n est pas sans parente´ avec le discours politique qui de´nonce le populisme pour masquer qu il cherche a` disqualifier le peuple.
Je montre dans mon livre que depuis trois mille´naires, de la Chine des royaumes combattants a` l Antiquite´ jusqu a` la Renaissance, ou jusqu a` Talleyrand ou de Gaulle, la pense´e politique a toujours e´te´ non pas cynique ni technique, mais humaine et que, comme l Art, elle rele`ve d une graˆce, d un art, d une sagesse.
Comme le geste artistique, elle ne se laisse pas enfermer dans une re`gle et rele`ve d un acte d amour presque mystique avec la totalite´ de la collectivite´ humaine. Tomber dans l illusion technicienne, parfois qualifie´e de progressisme, c est peuteˆtre pire que les discours qualifie´s a` tort de populistes. Nier l humanite´, peut-eˆtre comme une part de l Art contemporain a choisi de renoncer a` la Beaute´ et d en changer la de´finition pour disqualifier ceux qui protesteraient, c est quelque part l intuition visionnaire qu exprimait Pier Paolo Pasolini lorsqu il e´crivait que “lorsque le fascisme reviendra, il s’appellera antifascisme”. n
Gouverner c'est aimer, Anthologie morale de l'art sublime de gouverner les hommes, Paris, Balland, 2022. Le français, une passion nationale, Paris, Economica, 2014. Malraux, Lang... et après ? avec Claude Mollard, préface Alin Avila Paris, Descartes & Cie, 2012.
YVES MAREK 21
Jacques Rancière vu par Sophie Bassouls pour area revue, janvier 2024.
E NTRETIEN AVEC C ATHERINE M URGANTE ET Q ING DU
Jacques Rancière
L’art et la vie : un monde en commun ?
Le philosophe français Jacques Rancière publie
LES VOYAGES DE L'ART qui nous plonge dans la naissance et l'évolution de l'art moderne.
Professeur émérite à l’université Paris-VIII, il a consacré de nombreux ouvrages aux relations entre politique, art et vie.
Le philosophe saisit dans ce livre le mouvement par lequel l’art ne cesse de sortir de lui-même, de ses propres frontières.
Vous évoquez l'art moderne, ce moment où l'art devient une expérience à la portée de tous, où il devient autre chose que de l'art, une sphère autonome.
Comment situeriez-vous le moment d'aujourd'hui ?
On pourrait dire que le moment pre´sent est celui ou` s est re´alise´ sous la forme banalise´e un projet qui a accompagne´ toute l histoire de l art moderne, a` savoir une sorte d indissociation de l art et de la vie. Cette forme d indissociation a eu son e´poque he´roi¨que et a e´te´ l objet d un projet spe´cifique au moment du Bauhaus, au moment de la Re´volution russe. Mais on vit maintenant la re´alite´ ordinaire de ce qui a e´te´ pendant deux sie`cles une tension, un effort ou e´ventuellement une utopie.
Vous citez des types de performances dont on ne sait plus très bien si c'est de l'art ou si c'est de la politique ?
Un grand tissu blanc qu on tisse sur une place a` Bogota comme symbole de paix est une manifestation initie´e par une artiste, et en meˆme temps c est l occupation d un lieu sur un mode d action qui est celui de la politique. Cette performance cre´e meˆme des conflits puisqu elle contrarie une manifestation politique avec le meˆme objectif sur la meˆme place.
Votre livre est traversé de lignes, de mouvements. Serait-on aujourd'hui dans une sorte d'interrègne entre deux mondes ? J ai plutoˆt l impression que nous sommes dans une fin de re`gne,
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de modernite´ acheve´e qui n est plus porte´e par aucune sorte d utopie, de foi historique.
C est un monde qui a re´alise´ techniquement certains projets de maiˆtrise du monde par l esprit humain, mais qui en meˆme temps s est de´barrasse´ en route de tous les ide´aux, y compris les ide´aux e´galitaires. On est dans une sorte de monde entie`rement humanise´, mais qui n est plus porte´ par aucune ide´e de l homme nouveau.
Croyez-vous encore au communisme ?
Comme ide´e d un monde fonde´ sur l e´galite´, d un monde qui n est plus organise´ par la loi de l exploitation et de la domination, le communisme garde ma sympathie. Mais comme re´alite´ historique tel qu il a e´te´ re´alise´ au XXe sie`cle certainement pas. Et on ne peut plus penser le re´sultat a` venir du mouvement de l Histoire.
Selon vous, existe-t-il un art populaire ?
Un art pour le peuple ? Les deux sont proble´matiques parce que art pour le peuple et art populaire se trouvent dans une sorte de tension sinon de disjonction. Il y a eu au XIXe sie`cle a` travers la question de la poe´sie ouvrie`re un reˆve lie´ au contexte romantique, d une poe´sie sortant du peuple comme de la terre. Il y avait ce reˆve d art populaire et en meˆme temps une conception pe´dagogique de l art pour le peuple.
D un coˆte´, l ide´e d une source de vie qui produisait par elle-meˆme une forme d art, et de l autre coˆte´, l ide´e d une masse qui e´tait se´pare´e de l art et a` laquelle il fallait apporter l art avec tous les paradoxes que cela produit. Au XIXe sie`cle encore, il y avait une pre´sence populaire au the´aˆtre qui restait un lieu mixte, par conse´quent ouvert a` des tensions et des contradictions. Puis s est cre´e´e l ide´e d un the´aˆtre pour le peuple avec une double face : d un coˆte´ Athe`nes, le mode`le politique du the´aˆtre comme assemble´e du peuple ; de l autre, l image inverse, la vision du peuple comme masse illettre´e qu il faut e´duquer pour la faire acce´der a` la beaute´.
Il y a eu cette contradiction interne entre deux ide´es du peuple re´solue aujourd hui par une banalisation ou` les spectacles sont conc¸us selon une hie´rarchie qui va du plus cultive´ jusqu a` ce qui est cense´ eˆtre le plus populaire. Il est de plus en plus difficile d e´chapper a` ce formatage qui donne a` chacun ce qui est cense´ eˆtre bon pour lui. Le principe de ce que j appelle l ordre policier, c est que chacun est a` sa place et doit avoir ce qui est bon pour lui, en art comme ailleurs.
L'art peut-il être révolutionnaire ? L art a voulu eˆtre re´volutionnaire sous diverses formes, et il y a eu une tension entre deux grandes fac¸ons de le penser. D un coˆte´, l art re´volutionnaire voulait ope´rer un travail de transformation des consciences. C est le mode`le classique que j ai appele´ art critique selon lequel l art vous fait voir des choses qui suscitent en vous une compre´hension du monde et des e´nergies pour le transformer. Ce fut le principe de la distanciation brechtienne cense´e utiliser l e´trangete´ du spectacle comme un moyen de prise de conscience de la re´alite´ sociale et incitation a` l action.
Mais il y a eu aussi l art re´volutionnaire comme l art qui cre´e ici et maintenant les formes d un monde nouveau. Cette volonte´ a e´te´ au coeur des artistes d avant-garde en Union sovie´tique jusqu a` la fin des anne´es 20. On connaiˆt la phrase de Malevitch disant que "les artistes ne font plus des œuvres d'art mais créent les formes d'un monde nouveau". Au de´but de la Re´volution russe, il y a eu cette ide´e qu on ne fait plus des oeuvres d art pour la distraction d un public, que l art re´volutionnaire est l art qui cre´e directement les formes mate´rielles de la vie re´volutionnaire.
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Dziga Vertov au de´but de L'Homme à la caméra dit que ce n est pas une oeuvre d art, un film joue´ . Le film relie toutes les activite´s exerce´es en une journe´e pour montrer comment elles constituent la re´alite´ du communisme. En tissant ce lien le film est lui-meˆme une contribution directe a` la construction communiste. Meˆme l affiche de propagande n est pas simplement de la propagande. Par son dessin et son graphisme elle contribue a` une e´ducation a` un monde de formes nouvelles et transforme le de´cor de la vie quotidienne.
Aujourd hui cette tension entre les deux formes d art re´volutionnaire s est neutralise´e, banalise´e. L art contemporain de l installation est une sorte de rencontre entre le projet constructiviste d un nouveau monde et le projet critique, comme en te´moignent les usages parodiques du Monument à la Troisième Internationale de Tatline .
Si l'art est révolutionnaire, cela veut-il dire que l'art est toujours ouvert à une temporalité du futur ? Il y a plusieurs manie`res de penser la pre´sence du futur dans l art. Il y a l ide´e de l art critique comme pre´paration qui forme les hommes pour leur donner une conscience re´volutionnaire. Il y a l ide´e de l art qui construit directement les formes de la vie nouvelle au lieu de faire des oeuvres d art comme dans les avant-gardes sovie´tiques. Mais il y a aussi l ide´e de Benjamin, de la re´volution qui actualise des possibles qui sommeillaient de´ja`
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El Lissitzky – Dziga Vertov-Kino Auge – Photographie argentique. 11 x 15 cm. 1929. – visuel de l’affiche du film L’homme à la caméra de Dziga Vertov –(Manfred Heiting Collection, Musée des Beaux-Arts de Houston, USA)
dans le passe´. Marx disait de´ja` que l humanite´ a longtemps reˆve´ d une chose dont il doit maintenant conque´rir la re´alite´. C est l ide´e de la re´volution comme humanisation des sens humains chez le jeune Marx. On peut penser aussi a` la manie`re dont le jeune Wagner a` la meˆme e´poque pense le drame de l avenir, mais le drame de l avenir comme l ache`vement, la re´solution d une tension qui a anime´ toute l histoire des arts.
Et cette humanisation des sens humains, est-ce qu’on n'y renonce pas totalement aujourd'hui ? Plus qu une humanisation des sens humains, on assiste a` la mise en question d un monde que l homme a cre´e´ entie`rement a` l e´chelle de l homme, anime´ par sa volonte´ et mis a` sa disposition, en humanisant le monde non-humain. Avec le contexte du re´chauffement climatique, de toutes les interrogations sur l avenir de la plane`te, on est a` l e´cart de ce projet que Marx avait formule´ a` savoir l homme n est pas encore homme mais il va, il doit le devenir. Maintenant, on est dans un contexte ou` on dit : l homme a fait un monde trop humain, trop soumis a` sa volonte´
Est-ce un échec ? C est certainement, l e´chec d une volonte´ et d une tentative.
Qu'est ce que vous aimez dans l'art aujourd'hui ?
Ce que j aime dans l art contemporain, c est la manie`re dont il remet en sce`ne tous les signifiants de la vie en commun dans un monde largement consensuel, ou` tous les e´ve´nements, toutes les situations ont leur nom, leur interpre´tation. Quand l art contemporain est efficace, significatif, il se produit toujours une remise en cause pre´cise´ment de la manie`re dont le monde est normalement image´ ou repre´sente´.
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Variation sur Le monument à la Troisième-Internationale de Vladimir Tatlin.
El Lissitzky – Composition – Lithographie, 1922.
N'est-ce pas la publicité qui a gagné comme représentation ? On ne peut pas accuser la publicite´ comme telle. Il y a eu une e´poque, dans les anne´es 1920 ou` l image publicitaire a e´te´ progressiste, destine´e pas seulement a` faire vendre un produit mais a` peupler l espace urbain de formes nouvelles, simplifie´es et rationalise´es. La publicite´ a e´te´ finalement aussi un des chemins par lequel un art nouveau, e´ventuellement re´volutionnaire, a pu passer.
L image d El Lissitzky Frappez les blancs avec le coin rouge sur la couverture du livre Les voyages de l'art n est pas tellement diffe´rente des images de publicite´ produites a` cette e´poque dans l Europe capitaliste avec ce graphisme simplifie´ qui veut former une sensibilite´ nouvelle a` l e´cart des joliesses de l univers de´coratif bourgeois. Par conse´quent, l ennemi n est pas la publicite´ en soi mais le consensus, c est-a`-dire le cadre ou` toutes les situations, tous les e´ve´nements ont par avance leur image, leur nom, leur signification. Dans l univers consensuel il n y a plus lieu de s e´tonner, de de´couvrir, car toute chose est devenue objet d interpre´tation, de connaissance, et commente´e a` longueur de journe´e sur les chaiˆnes de te´le´vision.
Eˆtre artiste ne fait pas de vous un re´volutionnaire mais effectivement l art a quelquefois les moyens de cre´er d autres images, d autres liens entre les mots et les images, entre les formes et les significations que celles du consensus.
L'art n'a plus cette fonction politique qu'il a pu avoir… Art et politique renvoient a` un socle commun qui est de savoir quelle place telle ou telle cate´gorie d humains occupent dans un monde commun, ce qu ils peuvent voir, comprendre, nommer et penser a` partir de cette place. Il y a toujours ce socle commun qui fait que le rapport entre art et politique n est pas un rapport d application de l un a` l autre, mais se joue en arrie`re de l un et de l autre. Il n y a pas d un coˆte´ une activite´ qui serait spe´cialise´e dans l action, et l autre dans la repre´sentation. L action aussi est une forme de connaissance et le regard est une forme d action.
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Dans votre livre, quand vous parlez de la fonction critique de l'art, vous avez utilisé la métaphore du théâtre. L'art permet-il de délivrer un message politique ? Non, et je ne pre´tends pas fonder une the´orie de l art critique. J ai examine´ la manie`re dont l ide´e d art critique a fonctionne´ historiquement. Dans la distanciation brechtienne qui est reste´e le grand mode`le de l art critique, Brecht emprunte l ide´e de l e´trangement a` un the´oricien russe Chklovski qui en fait la spe´cificite´ de l art. Ce que fait l art, en ge´ne´ral, c est de nous mettre devant des formes dont nous avons perdu le langage et que nous voyons comme pour la premie`re fois. Brecht y rajoute l ide´e que cette e´trangete´ va faire prendre conscience au spectateur de la re´alite´ du monde de la domination et de l exploitation, et l amener a` agir. Cette conse´quence surajoute´e est tout a` fait douteuse. Brecht pre´tend que le the´aˆtre est politique parce qu il fait prendre conscience de la complexite´ du monde. Mais non : si le the´aˆtre est proche du politique ou sert de me´taphore du politique, c est qu il s agit aussi bien en politique qu au the´aˆtre de couper court a` l interpre´tation du monde, de ramener sa complexite´ a` quelques lignes de force.
Le the´aˆtre est politique dans la mesure ou` il tranche, ou il rame`ne l entrelacement des causes a` une espe`ce de conflit central. Il est aussi politique parce que the´aˆtre et politique sont faits de mots porte´s par des corps.
Si l'art perturbe la hiérarchie du régime sensible dominant qui définit ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas… Alors est ce que cette perturbation est un refus total d'entrer dans un système de significations ? Il n y a pas de refus mais une perturbation d un re´gime d images, d exhibition des corps, d un re´gime de production des significations. Si on prend une installation contemporaine d Alfredo Jaar sur le Rwanda, il est question des massacres sauf que les corps ne sont pas montre´s. Ce qui est mis en avant n est pas le fait que ces gens ont e´te´ massacre´s, mais le fait qu ils avaient un nom. Il y a la` un renversement du rapport entre les mots et les images ou` ce qui devient important ce n est plus l horreur inflige´e a` un corps, mais la ne´gation que ce corps soit un sujet parlant, un sujet porteur de monde, participant a` un monde commun.
Dans ce cas, l'art est une forme d'action… C est toujours une forme d action qui reste enclose dans son monde de´termine´ meˆme si la performance ou l installation artistique prend pour objet une situation politique. Mais la performance des manifestants dans les rues d une ville, elle est aussi enclose dans son univers, pour ne pas parler de la performance des ministres et des parlementaires qui est encore plus enclose. Donc il n y a pas un monde qui serait le monde de l action re´elle et puis un monde qui serait celui de la repre´sentation, mais des mondes qui sont chacun le the´aˆtre de certaines performances qui se rencontrent ou ne se ne se rencontrent pas.
J ai analyse´ dans Les voyage de l'art une performance de libre parole du the´aˆtre organise´e par Tania Bruguera a` la Biennale de La Havane en 2009 qui exploite les possibilite´s de la cloˆture du lieu artistique. C est une performance qui reconstituait la tribune des discours de Fidel Castro mais pour appeler tous ceux et celles qui le voudraient a` venir s exprimer librement. Il s agissait donc de faire comme si la liberte´ d expression existait a` Cuba. Et pendant la performance une voix s e´levait pour exprimer le souhait que vienne un jour ou` la liberte´ d expression ne serait plus une performance artistique. Le lieu de l art devenait ainsi le lieu ou` la possibilite´ de faire ce qui e´tait interdit e´tait porte´e jusqu a` son point maximum.
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Vous dites que les pratiques artistiques traversent la frontière sans la supprimer ? Certaines pratiques ont voulu la supprimer et le projet de l art re´volutionnaire a e´te´ justement que la frontie`re n existe plus parce que simplement les deux coi¨ncident. Aujourd hui, il y a toute une se´rie de formes d art qui imitent les formes de l action politique dans des lieux d art de´termine´s comme une biennale, mais aussi e´ventuellement une place publique prise comme un lieu d art in situ et ou` on a le sentiment que la frontie`re a e´te´ abolie. Les mouvements des places ont donne´ lieu a` des performances comme celle du chore´graphe Erdem Gu¨ndu¨z, Standing man, place Taksim a` Istanbul, une performance paradoxale puisqu elle consistait a` rester immobile. En meˆme temps cette immobilite´ condensait le sens d un mouvement qui visait lui-meˆme a` arreˆter le processus de transformation de ce lieu. La performance artistique devient performance politique dans ce lieu et ce moment donne´s. Cela n a pas pour autant entraiˆne´ la re´volution en Turquie.
Les mouvements des ZAD sont-ils des passages de frontières entre les deux mondes ? Le mouvement d une ZAD abolit effectivement les frontie`res entre la lutte politique et l organisation de la vie quotidienne. Elle les abolit e´galement dans un lieu de´termine´, un lieu dont la destination est l objet d un choix entre des mode`les de de´veloppement e´conomiques qui signifient aussi des formes de vie individuelle et collective.
Que pensez-vous de l'échec du Suprématisme ? Le Supre´matisme a pense´ un monde sensiblement transforme´, un monde de formes pures. Il y avait l arrie`re-fond religieux, mystique du Supre´matisme, mais aussi d un certain nombre de gens qui ont participe´ a` la re´volution russe avec l ide´e que la re´volution mate´rielle e´tait comme l expression d une re´volution spirituelle. Ce n est pas l e´chec d une forme artistique en tant que forme artistique, mais le fait qu une re´volution est faite de plusieurs re´volutions et qu un mouvement est fait de plusieurs mouvements. Tout ce qui e´tait porte´ par le Supre´matisme et plus largement par l avant-garde artistique sovie´tique des anne´es 20 a e´te´ balaye´ par une volonte´ plus forte.
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El Lissitzky – Frappez les blancs avec le coin rouge – Lithographie, 1919.
Baudrillard dénonce la saturation des images, quand pensez-vous ?
Baudrillard de´nonce la saturation, l exce`s de mots, d images, ou` tout devient finalement indiffe´rent. J ai e´crit Le destin des images pour remettre en question cette ide´ologie de l e´poque qui dit qu il n y a plus que des messages, de la communication, que tout est e´gal et c est c¸a la de´mocratie. Or pre´cise´ment la de´mocratie ce n est pas que tout est e´gal, c est la mise en oeuvre de l e´galite´. Elle cre´e un monde ou` tout n est pas semblable. Penser le monde du point de vue de l e´galite´ est en fait un enrichissement du monde.
Baudrillard participe a` la the`se inverse dans le sillage de la sociologie tocquevillienne et post-tocquevillienne qui de´crit un monde uniformise´ par la de´mocratie. Cette de´nonciation des images me semble finalement complice de l ordre existant qui nous dit toujours de se me´fier des images et des me´dia, qu il y a trop d images, qu il faut les de´crypter. Finalement, l ordre dominant veut faire disparaiˆtre les images sous les interpre´tations. Or, s il y a une chose inte´ressante que l art fait c est de cre´er toujours de nouvelles images, de nouveaux rapports entre les images, entre les mots et les images qui vont pre´cise´ment perturber l ordre consensuel.
Depuis Duchamp et le ready made, on parle souvent de la mort de l'art… Ce qu on appelle mort de l art est une forme de re´alisation de ce qui a e´te´ le projet meˆme de l art, a` savoir de devenir diffe´rent de lui-meˆme, exte´rieur a` lui-meˆme et e´ventuellement la ne´gation de lui-meˆme. C est une pense´e de l auto-ne´gation ou` une forme historique prend sens parce qu elle est tendue vers son propre de´passement, sa propre suppression. On s est toujours polarise´ sur Duchamp comme une forme d annihilation de l art dans son identification absolue a` l objet ordinaire. Ce n est pas la forme la plus inte´ressante de l identite´ entre l art et le non art ; ce qui est plus inte´ressant c est quand l art se veut identique a` la vie, comme cre´ateur de formes de vie. C est ce que j ai essaye´ de montrer en revenant sur le paralle`le entre la de´marche de Marx et celle de Wagner dans les anne´es 1840. Pour Marx, la philosophie va se de´passer en se re´alisant comme monde, le prole´tariat va se supprimer, se re´aliser aussi comme humanite´ nouvelle. Chez Wagner, la musique va sortir de sa propre singularite´, se de´passer, se nier elle-meˆme pour eˆtre enfin le drame de l avenir qui ne sera plus finalement une forme d art, mais une forme de vie.
Des tentatives nouvelles de performances artistiques ont été réalisées à Calais…, s'agissait-il d'un monde nouveau représenté ?
Beaucoup d artistes sont alle´s a` Calais et ils en ont rendu compte d une fac¸on qui n e´tait ni celle du gouvernement, ni une manie`re de nous apitoyer sur ces pauvres gens, ou bien de nous indigner seulement contre la re´pression. Le groupe de recherche Le Pe´rou qui rassemblait a` la fois des artistes, des photographes, mais aussi des architectes, des anthropologues, des ge´ographes a monte´ tout un projet pour montrer que les migrants sont aussi des gens qui participent a` notre monde, et pas des individus qui passent sous nos yeux. lls ont publie´ des photographies des abris qu ils s e´taient construits pour montrer que ces gens avaient aussi un certain sens de l art. Puis ils ont cre´e´ un projet architectural du futur qui transformait la jungle , le mot est significatif, en une ville du futur, une cite´ cosmopolite. Cela n a pas empeˆche´ les politiques des E´tats a` l e´gard des migrants, la de´molition de leurs habitations, leur expulsion, mais ce projet reste parmi les de´monstrations d autres mondes communs possibles. n
Ouvrages de Jacques Rancière
Les voyages de l'art, Paris, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 2023. Pedro Costa – Les chambres du cinéaste, avec Cyril Neyrat, Montreuil, Les Éditions de l'Œil, 2022. Penser l'émancipation : Dialogue avec Aliocha Wald Lasowski, La Tour-d'Aigues, L'Aube, coll. “Monde en cours”, 2022. Les trente inglorieuses : Scènes politiques 1991-2021, Paris, La Fabrique, 2022
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https://www.balvay.fr/
EPatrice Balvay
n pure perte sur l’oreiller remuant je passe mes nuits à converser dans le rêve avec celui que j’attends*
En écho à ce tanka , on peut se demander si la quête artistique, infinie, ne tient pas dans la recherche, dans l’advenu, de cet absent ; dont l’œuvre peut, parfois, lui donner une contenance, une présence, sans réduire le caractère irréductible de cette absence. n
* Ono no Komachi Gyokuyôshû, (De l’amour), livre III
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Serge Rezvani vu par Sophie Bassouls pour area revue, juin 2023.
E
NTRETIEN AVEC A LIN A VILA
Serge Rezvani
Tout feu, tout flamme
Serge Revzani, né à Théhéran en 1928 est comme un tourbillon de créations : romans, chansons, peintures.
Il n’a pas la mémoire qui flanche quand il évoque ses débuts de peintre salués par Paul Eluard.
Dans “Beauté j’écris ton nom” vous retracez votre jeunesse comme artiste où vous ne cachez rien de vos espoirs ainsi que vos désillusions.
Tre`s toˆt l art m est apparu comme une merveilleuse chime`re pour combattre l anti-humanisme qui dominait le monde.
C est sur une toile de jute grossie`re et avec de pauvres pigments que je voulais oser la beaute´, croire qu autre chose pouvait advenir, affirmer qu aussi difficile que pouvaient eˆtre nos conditions d existence, je croyais que la vie est art supreˆme. Les hasards les rencontres les amitie´s et bien suˆr Lula, allaient me le prouver.
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Il y a aussi cette rencontre magique avec Paul Eluard qui croyant à votre talent vous confie un texte pour que vous l’accompagniez de vos œuvres.
Monny de Bully tout a` la fois poe`te, courtier bibliophile et e´diteur averti, me pre´senta Paul Eluard qui appre´ciant mon travail me proposa un texte pour que je l accompagne de quelques oeuvres, que j allais graver dans de vieilles planches de bois chez Mourlot, pas loin de la table ou` Picasso s affairait a` ses lithographies.
Ce long poe`me s intitulait Elle se fit élever un palais. Aujourd hui il me paraiˆt pre´monitoire de ce qui adviendra de ma vie avec Lula. Notre palais e´tait une bicoque, La Béate, que nous occouperons de`s les anne´es cinquante dans le massif des Maures.
De l’époque de vos débuts, vous avez la dent dure,
l’argent n’était pas facile.
Bien suˆr, j avais le de´sir de vendre, et je de´sirais cela parce que je n avais pas d autres buts que de peindre.
L argent e´tait la` comme un e´le´ment de ce me´tier, d autant plus pre´gnant qu il manquait, nous tenant, moi et mes compagnons d atelier Raymond Masson et Jacques Lanzmann, dans une pre´carite´, qui avait aussi l allure d une chance puisque chacun a` sa manie`re explorait ce qu il jugeait essentiel pour sortir de la mise`re de la guerre. Mais je n ai jamais pu croire en tant que peintre, que je pouvais vivre dans l ignorance de la question d argent, bien que je n en eusse pas. Meˆme hors du monde ou` je semblais alors eˆtre, cette chose e´tait la`
C est encore Monny qui fit venir Aime´ Maeght. Il parut s inte´resser a` ma peinture et c est chez lui en 1948 que je pre´sentais pour la premie`re fois mes toiles.
Le jour du vernissage, je crois que je me sentais comme un jeune come´dien quand pour la premie`re fois devant lui le rideau s ouvre, qu il passe de la pure solitude a` l e´blouissement d eˆtre face aux autres.
Ce sentiment est aussi celui que j avais devant la re´ussite d avoir transforme´ ma grossie`re toile de jute en or.
Paul E´luard qui visitait l exposition me dit, apre`s un long silence : c est tre`s beau. Continuez, Serge
Et comment cela s’est-il passé ?
Les toiles e´taient achete´es au prix du chaˆssis, et aujourd hui je ne peux m empeˆcher de penser qu un tableau sans cote n est rien.
Au-dela` de la qualite´ poe´tique de l oeuvre, la cote signifie l artiste. Sans cela aujourd hui, qu est-elle ?
Un peu plus tard avec Lucien Durand et Heinz Berggruen ma peinture a posse´de´ une cote e´leve´e, mais sans doute plus inte´resse´ par l amour que je portais a` Lula, par l e´criture et la chanson, j ai de´laisse´ la peinture et son monde et ma cote a chute´ : ma peinture ne valait plus rien !
Comment percevez-vous aujourd’hui votre peinture?
Je m e´tais trop noye´ dans la peinture et je peux dire aujourd hui que celle-ci n e´tait qu un moyen d eˆtre en interrogation.
Aujourd hui, mes tableaux que je ressens toujours comme des compagnons, ne sont plus rien. Plus rien socialement.
Je n ai pas d autres ide´es que celle de leur destruction comple`te, d en faire un autodafe´
Mes tableaux deviendront alors les acteurs d un film que re´alisera Mireille Dumas, ils ne deviendront que les pense´es des tableaux en cessant d eˆtre des objets.
Serge Rezvani – Sans titre – Gravure sur bois pour Elle se fit élever un palais. 1946.
Dans votre livre Beauté j’écris ton nom, vous reproduisez les propos de Pablo Picasso tenus en 1946 à Giovani Papini * et parus dans Le Livre noir, repris dans Combat le 13 août 1962.
* Giovanni Papini, Livre noir, traduit de l’italien par Julien Luchaire, Paris, Flammarion, 1953, p. 147.
Derniers ouvrages de Serge Rezvani
Beauté j'écris ton nom, Paris, Les Belles Lettres, 2022. Amour-Humour, Paris, Editions Philippe Rey, 2022. Chansons silencieuses, Paris, Editions Philippe Rey, 2023. Moi, Artemisia !, Paris, Les Belles Lettres, 2023.
Le mieux n est-il pas de le lire : n
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François L’Yvonnet vu par Sophie Bassouls pour area revue, au Musée Bourdelle, janvier 2024.
E NTRETIEN AVEC A LIN A VILA
François L’Yvonnet
Jean Baudrillard et le complot de l’art
Ami de Jean Baudrillard, François L’Yvonnet a publié avec lui un livre d’entretiens, lui a consacré un essai et a dirigé le Cahier de L'Herne qui lui est dédié. Il évoque ici l’article de Baudrillard sur l’art contemporain, paru dans LIBÉRATION en 1996 et qui semble toujours d’actualité.
Comment Baudrillard en est-il arrivé à parler, comme il l’a fait, de l’art contemporain ?
La pense´e de Baudrillard s inscrit dans une e´poque il se me´fie des aperc¸us ge´ne´raux et intemporels dont il se fait l observateur attentif. A ce titre, il a toujours manifeste´ beaucoup d inte´reˆt pour l art, en particulier contemporain, qu il envisage de manie`re critique – au sens propre du terme : critiquer, c est distinguer attentif a` ses de´rives et a` ses coups d e´clat, abusivement pris pour des coups de ge´nie. Il s est toujours refuse´ a` conside´rer l art selon un sche´ma historiciste qu adopte peu ou prou un certain nombre d artistes qui conside`rent que ce qu ils font est une avance´e par rapport a` ce qui les pre´ce`de, qui devient par la` meˆme caduc, et donc re´actionnaire. Pensons aux oukases de Boulez. On peut, ici, mettre en relation ce que dit Baudrillard avec certaines analyses du philosophe Franc¸ois Jullien : chaque artiste s e´carte de l art de´ja` fait, a` commencer de son propre travail, c est ainsi qu il ouvre de nouveaux possibles. Point de progrès dans cette affaire.
Evoquons donc ce fameux article de 1996 dans Libération, où il qualifie l’art contemporain de “nul”. L art contemporain est dans une impasse. C est ce que dit Baudrillard dans cet article. A force de coi¨ncider avec le marche´, l art a fini par eˆtre absorbe´ par celui-ci, pour devenir une marchandise. Le marche´ est inonde´ en permanence de produits pre´tendant a` la nouveaute´. Baudrillard de´ce`le une sorte de pacte implicite entre l art et l ide´ologie
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D’un fragment l’autre Entretien avec François L’Yvonnet –Paris, Albin Michel, 2001
dominante. Il y aurait une sorte de de´lit d initie´ qui met la culture en phase avec le monde de la production-consommation. L’art est entré dans le champ de la consommation, bien qu’il s’agisse d’un terme trop plat et banal, mais enfin, là aussi la masse est arrivée, la masse esthétique, pas seulement celle du marché de l’art, mais également celle de la vision esthétique. *
Baudrillard a parle´ de la nullité de l art, ce qui a fait du bruit dans le Landerneau parisien. Le mot nullité ne doit pas eˆtre entendu en un sens moral, mais au sens de ce qui s'annule. L art contemporain est nul parce qu’il gère tous les déchets de la vie quotidienne, il est devenu – depuis Duchamp au moins – cette espèce de réfraction automatique d’une certaine banalité, au point de se faire lui-même déchet, de se gérer comme déchet, mais avec toute l’emphase et l’aura dont se pare la pratique artistique. Il se prétend donc nul ! Pour autant, Baudrillard ne de´fend pas l art pour l art.
Dans cet article, il ne parle que de Wahrol… C est en effet le seul artiste qu il mentionne : il dit qu Andy Warhol est vraiment nul, en ce sens qu il re´introduit le ne´ant au coeur de l image, qu il fait de la nullité et de l’insignifiance, un événement qu'il transforme en une stratégie fatale de l’image . C est pour lui l exemple meˆme d un art qui, se voulant se´rie, va a` l encontre de la singularite´ de l oeuvre. Il est le mode`le de l artiste-producteur qui adopte une strate´gie ge´ne´rale conforme au mode`le e´conomique dominant, habite´e par la production, la consommation, et l accumulation. A la mesure de nos socie´te´s du gaspillage, encombre´es par toutes sortes de surplus ou de re´sidus qu elles ne peuvent meˆme plus de´truire ou consumer.
*Ibid
Baudrillard n e´labore pas une critique ge´ne´rale de la socie´te´ qui annoncerait l ave`nement d un monde nouveau. Pas plus qu il ne produit un discours normatif qui dirait ce que l art doit eˆtre. Il se re´serve simplement la liberte´ de penser l art contemporain qui a fait de sa disparition, de son autodestruction annoncée depuis deux siècles sa matière même, mais commercialisée, négociée en termes de pratique” Tout ce qu il a e´crit sur cette question résultait d’une réaction vive, personnelle, subjective aussi, d’ennui, de répulsion, et surtout de résistance au chantage *
*Ibid
La création artistique comme son pendant la critique autorise´e, sont intégrées, au sens situationniste du terme. Absorbe´es par le syste`me, dige´re´es et conditionne´es par lui. L art contemporain est intégré et comme tel nul ; comme sont nuls, d un certain point de vue, les nombreux artefacts sortant de nos manufactures ; comme est nul un te´le´phone. A quelle singularite´ peut-il pre´tendre ? La banalite´ est un re´ve´lateur de nullite´.On constate par ailleurs une esthétisation ge´ne´rale de nos milieux de vie, comme l a bien montre´ Yves Michaud. Autre expression de la nullite´ de l art, devenu gazeux. Autre manifestation de sa disparition. Si l art ne se distingue plus, s il ne manifeste plus par sa singularite´, si l artiste lui-meˆme entre dans le rang des producteurs, alors l art disparaiˆt “pour devenir une performance, une performance d’installation, voulant récupérer toutes les dimensions de la scène, de la visibilité, se faire extrêmement opérationnel lui aussi, et même si c’est avec son propre corps, en le déchirant, en le mutilant, ce sont encore des opérations” *
Toujours dans Libération, il parle de “l’obscénité de l’art contemporain“… C est un mot qu il faut prendre en un sens particulier, un peu de´tourne´ : l obscène s oppose a` la scène. Dire, par exemple, que la pornographie est obsce`ne, ce n est pas
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*
un jugement moral. La publicite´ est pareillement obsce`ne. Avec la pornographie, le sexe est montre´ dans tous ses de´tails, il devient viande.
Mots de passe –Paris, Fayard/Pauvert, 2000
L’obscène, c’est l’absence d’illusion ? *
Avec l obsce`ne *, il n y a plus de sce`ne, plus de jeu, plus de distance du regard. L art contemporain, avec ses performances et ses installations, a verse´ dans l obsce`ne.
Baudrillard e´crit dans les premie`res lignes de son article, Le complot de l’art, paru dans Libération : “Si dans la pornographie ambiante s’est perdue l’illusion du désir, dans l’art contemporain s’est perdu le désir de l’illusion”.
Le mot illusion vient du latin illusio, lui-meˆme de´rive du verbe illudere L illusion, c est ce qui se joue de nous. Souvent a` nos de´pens. C¸a, c est l illusion, en un sens négatif, si l on peut dire. Mais l illusion, telle que Baudrillard l entend, a un sens positif, c est la capacite´ de jouer avec ce qui se joue de nous.
* De la séduction –Paris, Galilée, 1980
Jouer avec les formes et leur me´tamorphose il est, ne l oublions pas, le traducteur de Ho¨lderlin, c est l un des ressorts de la se´duction. Il faut, dit-il, jouer la séduction contre la production.” *
Dans la production pro-ducere, conduire en avant pre´vaut l ide´al d une maiˆtrise des choses par le travail selon un processus finalise´, irre´versible, illimite´. La production en tant qu elle est mate´rialisation d une force est toujours une fuite en avant. L homme serait comme
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J. J. Grandville – Le Louvre des marionnettes (Un autre monde) – Gravure sur bois, 1844.
pre´destine´ a` la transformation objective du monde, a` faire surgir de la valeur par son travail.
Avec la se´duction se-ducere l ide´e de de´tournement , nous sommes dans l univers de l e´change symbolique. Baudrillard a consacre´ un livre a` cette question : L’Échange symbolique et la mort en 1976 ou` l e´change symbolique est envisage´ en termes de re´versibilite´ Que ce soit dans le sacrifice, se´duire les dieux par les sacrifices humains chez les Azte`ques , dans la consumation avec le potlatch qui comporte une dimension de se´duction , dans la distribution des hommes et des animaux comme les de´crit Philippe Descola dans ses analyses du tote´misme , ou dans le jeu des identite´s, en particulier, sexuelles Voir le livre de Baudrillard De la séduction)
Avec la se´duction, nous sommes dans l univers des apparences, du leurre, du jeu ce que montrent les socie´te´s primitives ou` la notion de valeur est absente et ce que montre l art aussi
Conforme´ment a` l e´tymologie, la se´duction est un de´tournement ou` Il s’agit de détourner les choses de la valeur, pour les ouvrir au jeu des apparences . L illusion, en ce sens, est au coeur de l art. L ide´al de transparence tue l illusion.
Serait-ce pour cela que l’art devenu produit, nécessite des modes d’emploi ?
D’où l’apparition de curators qui rajoutent de la glose aux œuvres qui en se soumettant à la doxa du jour nécessitent une police du regard asssurée par des médiateurs culturels ?
L oeuvre d art e´tant devenue un produit, il faut un emballage, c est le discours. Il faut un commentaire qui l installe. L art contemporain est bavard. Les me´diateurs culturels sont les grands preˆtres de cette installation.
Baudrillard met sur le meˆme plan la production artistique et la production publicitaire, leur horizon commun est l ide´al de transparence. Pour comprendre cela, il faut distinguer le re´el et la re´alite´. Le re´el, au sens propre du terme, c est ce qui est. Et du re´el, il n y a rien a` dire. La re´alite´, c est autre chose, c est une construction e´labore´e par la science et la technique, a` partir de la fin du XVIe faisant disparaiˆtre le re´el, au profit d une réalité devenue une construction physico-mathe´matique, faite d e´quations, etc. cf. Galile´e : Le livre de la nature, e´crit en langue mathe´matique
La modernite´ est habite´e par l ide´al de transparence le chimiste Marcellin Berthelot disait, au milieu de XIXe sie`cle, que le monde e´tait de´sormais sans myste`re . Dans les productions de l art contemporain, il y a une espe`ce de visibilite´ force´e, l art entre alors dans le meˆme champ que les me´dias, que la publicite´ il ne s en distingue plus. La transparence aux de´pens du secret.
Mais Baudrillard n est pas un prophe`te, sa critique radicale n annonce pas l apre`s. Il n y a pas d apre`s. A celui qui lui aurait demande´ : Mais alors, que proposez-vous ? Il aurait sans doute re´pondu meˆme s il faut e´viter de faire parler les morts : “Rien” !
Tout est appele´ a` disparaiˆtre : c est qu il appelle le crime parfait , le meurtre du re´el. Le virtuel, dont on mesure le triomphe, ne s oppose pas simplement au re´el, il le fait disparaiˆtre. C est l univers du simulacre Le simulacre, dit-il, c’est la copie à l’identique d’un original n’ayant jamais existé“. Mais, ajoute Baudrillard, on peut faire de la disparition un tout autre usage : il y a un art de la disparition. Comme il y a un art de l illusion. En meˆme temps que disparaissent les valeurs, le re´el, les ide´ologies, les fins ultimes, il y a simultane´ment la possibilite´ de jouer avec tout cela. La disparition devient
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alors un art, le grand art, pas au sens e´troit des beaux-arts, mais au sens ou` on parle d un art martial, d un duel, d un de´fi. De Rimbaud, par exemple, Baudrillard retiendra la volonte´ farouche d effacer toute trace, de brouiller les pistes. Les fameuses semelles de vent du poe`te. Toute oeuvre d art est une e´nigme.
Baudrillard s’attendait-il à des réactions virulentes de la part du monde de l’art contemporain, qui souvent se référait à ses écrits ? Il avait e´videmment conscience que ce qu il publiait dans Libération allait provoquer des re´actions virulentes de la part du monde de l’art. Et elles ont eu lieu, en effet. On l a accuse´ d eˆtre ignorant, re´actionnaire, provocateur. Les critiques les plus violentes sont venues de ceux qui font la loi dans ce petit monde, ceux qui jouissent de diverses pre´bendes qu ils veulent surtout conserver. Baudrillard s est abstenu, c e´tait une re`gle chez lui, de toute espe`ce de re´ponse qui pourrait ressembler a` des justifications. Le de´fi n est pas une arme de salon. n
Ouvrages de Jean Baudrillard
Entretiens Paris, PUF, 2019
Les paradis artificiels du politique, Paris, Sens et Tonka, 2018
L'agonie de la puissance, Paris, Sens et Tonka, 2015
Derniers ouvrages de François L’Yvonnet
Un père comme un roman, Paris, Descartes & Cie, 2023, Le Beau et la splendeur du vrai, entretiens avec Jean-Pierre Changeux, Paris, Albin Michel, 2023, Pratiques de la dé-coïncidence, (dir.) avec Marc Guillaume, L'Observatoire, 2023
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Jean Baudrillard vu par Sophie Bassouls le 17 janvier 1986.
E NTRETIEN
AVEC C ATHERINE M URGANTE
Kangni Alem
La langue, butin et territoire
K angni Alem, écrivain, dramaturge, vit et travaille au Togo. Professeur à l'Université, il enseigne le théâtre autant qu'il le pratique et le met en scène. Il écrit en français des romans, des pièces de théâtre, dans une langue et une forme imprégnées de la tradition orale africaine.
AprQue représente pour vous l'écriture ?
e`s tant d anne´es de pratique de l e´criture, ce que je peux en dire comporte des failles et des interrogations. Pour moi, l e´criture se situe a` deux niveaux qui se croisent : universitaire et artistique.
Dans ma pratique artistique, j e´cris essentiellement des romans, des pie`ces de the´aˆtre, et dans cet univers-la`, l e´criture est un territoire sans certitude. C est une queˆte, la poursuite d une re´ve´lation a` soi-meˆme et la poursuite d un mythe inaccessible que l e´criture tente d atteindre. Alors que dans l e´criture universitaire, the´orique, on peut se servir des concepts. C est la` ou` le danger apparaiˆt parce que l universitaire pense avoir plus de certitudes que l artiste.
L humilite´ de l artiste le pre´serve de l orgueil lorsqu il va sur le terrain universitaire, car il sait qu il n a pas de ve´rite´ a` imposer, mais des questionnements a` proposer.
Pour les e´crivains ou les artistes issus de socie´te´s traditionnellement orales, une insatisfaction re´side dans l e´criture avec
l impression qu elle n atteint jamais la qualite´ d un dialogue oral. Peut- eˆtre que la poursuite de l e´criture comme mythe personnel, c est la poursuite de cette force de l oralite´ que l on cherche a` remettre dans l e´criture fige´e.
En Afrique, on comptabilise bien plus de cent langues orales qui ne s'écrivent pas. Cette tradition orale, comment la transmettre ? Pour Hampâté Bâ “chaque fois qu'un vieillard meurt, c'est une bibliothèque inexploitée qui brûle”. Pour vous, dramaturge, le théâtre n'est-il pas justement un moyen de s'approcher au plus près par l'écriture de la tradition orale africaine ?
Cette tradition orale est l ensemble des connaissances qui nous sont transmises directement sans passer par l e´criture. Elle passe par une philosophie de la vie, des sagesses comportementales que nous inte´grons. Il est certain que le the´aˆtre meˆme e´crit, revient toujours a` l oralite´ a` travers le travail de composition des roˆles et la
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Kangni Alem vu par Sophie Bassouls pour area-revue, décembre 2023.
direction des come´diens. Le the´aˆtre est le lieu par excellence ou` on peut retrouver cette tradition de la parole fige´e dans l e´criture. Des formes particulie`res comme le conte que l on peut utiliser au the´aˆtre, permettent de cre´er des ouvertures au-dela` du texte e´crit pour improviser et aller au contact du public. Dans cette interaction avec le public, on retrouve une parole perdue.
Que racontez-vous dans vos pièces, s'agit-il du passé ou du présent ?
Je fais un the´aˆtre qui essaie de parler a` mes contemporains en utilisant des formes qui ne sont pas que occidentales. Par exemple, il existe une forme the´aˆtrale, le Concert Party, qui est ne´e au XIXe sie`cle sur la coˆte ouest africaine dans les ports ou` les marins de plusieurs pays d Afrique se rencontraient et essayaient de se distraire. C est une sorte de farce grotesque ou` l on utilise la musique avec un orchestre comme support pour raconter l histoire. C est un the´aˆtre musical, qui utilise des formes proches de ce qu on a vu autrefois dans le vaudeville ame´ricain.
N oublions pas que le the´aˆtre n est pas qu une histoire, c est aussi ce que racontent nos corps, nos organes. Mes histoires s inspirent de ce que nous vivons collectivement, comme la dictature dans laquelle nous baignons la plupart du temps dans les espaces francophones africains, la difficulte´ a` vivre et a` reˆver, les questionnements face a` l injustice de la vie en socie´te´s domine´es.
Vous écrivez pour qui et dans quelle langue ?
J e´cris en franc¸ais dans une langue issue de la colonisation, celle que l Etat togolais a choisi depuis les anne´es 1960 comme langue officielle d enseignement. J e´cris pour les lecteurs togolais qui ont une compre´hension de la langue, mais je n e´cris pas que pour eux. Il existe une vaste communaute´ francophone ne´e des de´combres de la colonisation, qui s e´tend de l Afrique au Que´bec en passant par des pays europe´ens.
On est la` dans une sorte d utopie, ou` il pourrait eˆtre possible de cre´er des liens a` travers la litte´rature et de communiquer directement du lecteur a` l auteur sans passer par la traduction.
Ce que j e´cris, emprunte a` la fois a` l oralite´ de ma langue maternelle, l e´we´, et a` cette langue scolaire qui m a e´te´ impose´e et que j ai duˆ maiˆtriser.
Ma langue, au final, est une langue d auteur, elle n est ni celle du peuple ni celle de l e´cole, mais une proposition linguistique nouvelle, j e´cris une langue litte´raire.
Vous avez le souhait que votre parole s'énonce en français. Est-ce un choix amoureux ?
Un certain nombre d entre nous, e´crivains francophones, sommes tombe´s amoureux d un outil qui est issu d une longue relation coloniale.
Il y a a` la fois du de´pit amoureux, mais aussi de l amour consenti dans ce choix de continuer a` e´crire en franc¸ais. De´pit amoureux car il n est pas impossible a` la plupart des e´crivains de tenter l aventure de l e´criture dans leur propre langue. Certains s y essaient. On trouve des variations de l usage de la langue franc¸aise dans les pays francophones d Afrique. En Coˆte d Ivoire, il existe une forme du franc¸ais qui s appelle le nouchi. On de´nombre aussi diffe´rents types de parlers au Se´ne´gal, au Burkina Faso, au Mali, et on voit que la langue se plie a` la complexite´ de la re´alite´ du terrain. C est le signe d une relation d amour et de haine, dont le fruit est une transformation de la langue franc¸aise.
Pour des écrivains libres, est-ce un héritage incontournable, ou n'y a-t-il pas quand même une forme d'hésitation à utiliser la langue natale ?
L actualite´ politique conditionne aussi le positionnement des e´crivains. Les e´crivains francophones africains sont conscients qu ils produisent une sorte d interlangue qui demande d eˆtre a` l e´coute de soi, de son environnement. Et ils sont convaincus
que leur travail est de produire une autre manie`re d utiliser la langue pour les ge´ne´rations a` venir.
Et si on pose la question non pas à l'écrivain, mais à l'universitaire, est- ce que vous feriez la même réponse ?
L universitaire est dans la position du the´oricien qui se dit que la`, on entre dans une question de politique linguistique volontariste. Si les E´tats africains francophones le fameux pre´ carre´ de´cidaient aujourd hui que la langue franc¸aise n est plus la langue de l enseignement, alors la langue franc¸aise sera peut-eˆtre utilise´e simplement comme une langue diplomatique, et on lui tournerait le dos sans e´tat d aˆme. On va commencer a` re´-enseigner a` nos apprenants cette langue et a` l e´crire. Il faut faire attention a` ne pas pre´cipiter les choses car c est un travail de longue haleine. Les langues s imposent la plupart du temps d elles-meˆmes, que ce soit a` travers le commerce ou a` travers la diplomatie.
Comment s'approprier la mémoire aujourd'hui en rapport à la langue et comment la transmettre ?
Les arts sont des outils fondamentaux pour lutter contre l oubli et pre´server la me´moire, plutoˆt que la comme´moration impose´e ou` on entre dans une ide´ologie de la me´moire. Je travaille actuellement avec une troupe togolaise et une troupe bre´silienne a` la cre´ation d un spectacle sur les liens entre le Bre´sil colonial et le golfe de Guine´e. Quand je fais appel a` une troupe bre´silienne, je peux montrer le lien qui s est construit dans l histoire entre le XVIIe et le XIXe sie`cle, en continuite´ avec l e´poque contemporaine. En inte´grant des formes de danse comme la capoeira, on revient a` une forme partie de l Afrique, devenue bre´silienne, et que l Afrique rede´couvre. C est un the´aˆtre qui re´anime les histoires croise´es, enfouies du passe´.
Vous dites que l'écriture est un territoire. Est-ce que vous faites référence à cet enracinement profond de l'Afrique à la terre, au vivant… La grande diffe´rence entre la conception du monde africain et la
44 LA LANGUE, BUTIN ET TERRITOIRE
conception du monde occidental-chre´tien se situe a` la lisie`re des deux notions connues que sont la re´surrection et la re´incarnation.
En Afrique, nous sommes plutoˆt du coˆte´ de la re´incarnation. Nous pensons que le territoire est d abord peuple´ d esprits, il est compose´ de l ensemble des mythes qui le constituent et de l ensemble des interactions qui nous sont consubstantielles. La plupart des africains ne se battent pas pour savoir quelle est leur vision du monde. Ils ont accepte´ l occidentalisation comme e´tant une phase historique, mais fondamentalement, ils ont leur propre vision. Meˆme si nous partageons une religion, nous avons la conviction intime que nos morts sont devenus des anceˆtres et qu il y a une relation entre les vivants et les morts.
C est cette conception philosophique de la Nature qui enseigne que l eˆtre humain est plonge´ dans le cosmos et accepte qu il y ait des relations entre ce qui est physique et ce qui est immate´riel. Vous aurez dans la litte´rature, dans les arts africains, cette relation cosmique qui explique meˆme la pratique de la litte´rature, des arts plastiques et du the´aˆtre, par exemple.
L'écriture n'est- elle pas toujours dévoilement et donc dissidence comme l'évoquait Albert Memmi ?
Albert Memmi e´tait dissident par essence. La plupart des e´crivains en Afrique sont de´ja` conside´re´s politiquement comme dissidents parce qu ils ne portent pas toujours la parole publique. C est leur propre nature de cre´ateur qui les pousse toujours a` montrer l autre face de la re´alite´. Un auteur sera poursuivi syste´matiquement et ses livres interdits quand il est en contradiction avec le discours public. Certaines oeuvres sont retire´es du programme d enseignement.
Albert Memmi a raison, c est de de´voilement et de dissidence qu il s agit au fond, dans nos pratiques artistiques. n
Le
Les
Rachid
KANGNI ALEM 45
Cyprien Tokoudagba (1939-2012) – Sans titre – Acrylique sur toile. 68 x 91 cm. 2009
Ouvrages de Kangni Alem
sandwich de Britney Spears – Lomé, Continents, 2019.
enfants du Brésil, Lomé/Abidjan, Graines de pensées/Frat'Mat, 2017
Boudjedra, Masculinité, Féminité, Transculturalité, Lomé, Continents, 2021
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