La Feuille Viva Il Cinema

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La Feuille insatiable et touche à tout, pier paolo pasolini p.18

Spécial Viva il Cinema ! à l’honneur

les taviani ou l’amour du pays

TOUT AU LONG DE LEUR CARRIÈRE, LES deux frères N’ONT JAMAIS CACHÉ L’AFFECTION QU’ILS PORTENT POUR LEUR PAYS /p. 14

reportage

CINECITTÀ, « VILLE DES RÊVES »

LEs STUDIOs DE CINÉMA ITALIEN formaient l’un des PLUS GRANDS COMPLEXES EUROPÉENS. AUJOURD’HUI, LE TOURNAGE LAISSE PEU À PEU PLACE AU TOURISME. /p. 10

masterclass

l’art rencontre le cinéma

ERNEST PIGNON-ERNEST, PÈRE DE L’ART URBAIN EN FRANCE raconte sa passion pour PASOLINI. /p. 16

focus

la touraine italienne

Photo : machin chose

Cinéma vivant Après des années de crise, le 7e art italien renaît timidement de ses cendres. De nouveaux réalisateurs tentent de se faire connaître grâce, entre autres, aux festivals français tel Viva Il Cinema!

DEPUIS SA CRÉATION, VIVA IL CINEMA NE CESSE DE GRANDIR. ENQUÊTE SUR LE SUCCÈS D’un FESTIVAL, DEVENU UNE RÉFÉRENCE EN FRANCE. /p. 5

enquête

COMÉDIES À SUCCÈS

LA COMÉDIE À L’ITALIENNE, conçue pour s’afFranchir de la censure, a conquis le pays tout entier avant de franchir les frontières. LA COMMEDIA DELL’ARTE N’a pas pris une ride. /p. 22


a Feuille

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ÉDITO DRÔLE DE SCÉNARIO !

S’approprier la programmation de la cinquième édition du festival Viva Il Cinema pour construire de toutes pièces un journal qui évoque à la fois le septième art italien et la passion de la Touraine pour l’Italie… Nous, étudiants en première année à l’Ecole publique de journalisme de Tours (EPJT), avons voulu relever ce défi. Avant d’entamer ce long-métrage, il nous a fallu distribuer les rôles : certains ont travaillé sur un terrain local, d’autres ont emprunté de plus longs chemins et sont allés s’exercer au reportage jusqu’aux studios de Cinecittà, à Rome. Nous avons aussi élaboré le casting des cinéastes, des acteurs, des associations, des films, des documentaires et des artistes que nous souhaitions voir dans ces 28 pages. C’est sans doute avec quelques imperfections que nous vous présentons aujourd’hui notre toute première production. Malgré les difficultés rencontrées et quelques scènes coupées au montage, nous vous proposons de découvrir notre œuvre. Ces deux mois intenses se sont apparentés à un tournage, avec ses aléas, ses bonnes surprises et ses deuxièmes prises parfois nécessaires. Au montage final, nous sommes fiers de publier portraits, interviews, reportages et autres articles qui évoquent aussi bien le travail des frères Taviani que l’œuvre de Pasolini, les thèmes de la comédie, de la mafia ou du néoréalisme, mais aussi les nombreux acteurs locaux qui se passionnent pour faire vivre un air de dolce vita à Tours. Nous ne sommes pas candidats à un quelconque Oscar ou Lion d’or journalistique. Nous avons simplement voulu faire découvrir à travers notre œil différents aspects de la culture et du cinéma italiens. Nous espérons néanmoins recevoir la récompense la plus importante à nos yeux : le prix du public. La rédaction


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SOMMAIRE

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La Feuille - 14 mars 2018 - Spécial Viva il Cinema!

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LES FRÈRES TAVIANI À L’HONNEUR

Pour la première fois de leur carrière, Paolo et Vittorio Taviani ne présenteront pas de film ensemble. L’œuvre présentée cette année, Una questione Privata (Une affaire personnelle), a été réalisée par le cadet, même si l’aîné a bien entendu participé à l’écriture. Adapté d’un roman de Beppe Fenoglio, le film retrace le parcours d’un jeune résistant pendant la Seconde Guerre mondiale. Les deux frères ont toujours montré un grand souci de réalité et de liberté dans leurs réalisations.

14 P. 4 LOUIS D’ORAZIO Le président du festival revient sur l’organisation, la programmation et l’histoire des Journées du film italien. P. 5 TOURAINE ITALIENNE Le cinéma italien a trouvé son public dans la région. P. 6 AUX ORIGINES Portraits de ces associations et des personnalités qui participent à l’organisation du festival depuis sa création. P. 8 CINÉMA EN CRISE Problèmes de financement et de formation… enquête sur l’état du cinéma italien. P. 10 IMMERSION À CINECITTÀ Le Hollywood italien, à la gloire fanée, propose désormais une offre touristique.

Photos : Salomé Raoult/EPJT – Tiziana Fabi/AFP – Arnaud Roszak/EPJT

P. 12 HOMMAGE AUX ACTRICES Belles, sensuelles, maternelles, les Italiennes ont fait fantasmer des générations. P. 13 LA RELÈVE Les jeunes réalisateurs italiens profitent des festivals français pour essayer de s’imposer. P. 16 ERNEST PIGNON-ERNEST Le travail sur Pasolini du plasticien français, pionnier de l’art urbain, est mis à l’honneur pendant le festival.

P. 18 LÉGENDE Portrait posthume du grand réalisateur italien, pier paolo pasolini, plus de quarante ans après son assassinat en 1975. P. 20 CAMUS ENTRE 7E ET 9E ART L’œuvre de l’écrivain français est accueillie diversement selon qu’elle est portée à l’écran ou en planches de BD. P. 21 AMORE, AMORE l’amour, thème favori des cinéastes transalpins, s’impose malgré l’héritage du fascisme et le pouvoir de l’église. P. 22 ÉTERNELLE COMÉDIE Un genre qui a dominé le cinéma italien tout au long du XXe siècle. P. 23 CAMORA ET CINÉMA La mafia napolitaine est souvent au cœur du récit. P. 24 SOCIÉTÉ ITALIENNE Quand le cinéma devient un outil pour dépeindre la société italienne. entre corruption et politique.

16 P. 25 L’HÉRITAGE NÉORÉALISTE Histoire d’un mouvement qui a laissé une empreinte profonde dans le septième art italien. P. 26 ET LA JEUNESSE Deux étudiantes italiennes à Tours décrivent leur société quand des lycéens tourangeaux, engagés auprès des migrants, parlent du documentaire Un village de Calabre qui sera diffusé au festival.

La Feuille numéro spécial Italie, mars 2018, Première année journalisme, École publique de journalisme de Tours/IUT, 29, rue du Pont-volant, 37002 Tours Cedex, Tél. 02 47 36 75 63. ISSN n° 0291-4506. Directeur de la publication : Nicolas Sourisce. Rédacteurs en chef : Laurent Bigot, Xavier Renard. Coordination : Laurent Bigot (rédaction), Laure Colmant (maquette et SR), Mathias Hosxe (SR). Rédaction et SR : Benjamin Baixeras, Perrine Basset, Lorène Bienvenu, Alice Blain, Louis Boulay, Mahé Cayuela, Éléa Chevillard, Victor Fièvre, Élise Gilles, Ariel Guez, Emmanuel Haddek-Benarmas, Melena Helias, Jeanne Helouis, Robin Jafflin, Chloé Lifante, Camille Montagu, Lena Plumer-Chabot, Salomé Raoult, Mélina Rivière, Lucie Rolland, Arnaud Roszak, Suzanne Rublon, Théo Touchais, Mathilde Warda. Photo de couverture : Viva Il Cinema. Imprimeur : Picsel à Tours.


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“Chaque année, l’avenir du festival est en jeu”

Le président des Journées du film italien, Louis d’Orazio, revient sur l’histoire de la manifestation, sa programmation et ses ambitions futures.

Photo : Victor Fièvre et Théo Touchais/EPJT

L

e festival des Journées porter sur le chômage et sur la du film italien de crise de la famille, mais aussi Tours (JFI) se tiennent sur la mafia, bien que cette du 14 au 18 mars tendance s’estompe. La situa2018. Louis d’Orazio, tion des migrants est égaleson président, revient sur ment traitée. Nous établissons ­l’organisation de cette cinune prog rammation qui quième édition qui devrait épouse les tendances actuelles accueillir plusieurs milliers de du cinéma. Je recommandespectateurs. rais de voir La Stoffa dei sogni, Pourquoi avez-vous mis en une comédie pleine de rebonplace les JFI ? dissements. Je n’ai pas pu voir Louis d’Orazio. Lorsque j’enle dernier film des frères seignais le cinéma au lycée ­Taviani mais, autour de moi, Balzac à Tours, de 2002 à on n’en dit que du bien. Il ne 2010, j’organisais en parallèle faut surtout pas manquer cette des conférences publiques sur œuvre. C’est peut-être leur le thème du cinéma italien. dernière étant donné leur âge C’est à cette occasion que j’ai (87 et 89 ans, NDLR). Enfin, rencontré Agnès Torrens, dij’ai eu un véritable coup de rectrice de la cinémathèque cœur pour Sicilian Ghost de Tours. Nous avons conve­Story. C’est un beau film qui nu de programmer occasionparle avec finesse de faits dranellement des films italiens à matiques. J’ai tenu a ce que les partir de 2006. Nous nous soient présents “J’ai eu un véritable coup de cœur pour Sicilian réalisateurs sommes alors aperçus qu’il y pour qu’ils échangent avec le Ghost Story. C’est un beau film qui parle avec avait un engouement pour ce public. finesse de faits dramatiques” cinéma, mais aussi, globaleD’où vient votre intérêt pour ment, pour la culture itale cinéma transalpin ? lienne. Nous avons ainsi L. O. Je suis d’origine italienne. ­décidé de créer les JFI en 2014. nombre d’entrées. Nous avons donc Grâce à mes parents, j’ai appris le franQuel est l’objectif du festival ? compris qu’il nous fallait des têtes d’af- çais et l’italien en même temps. Je suis L. O. Nous voulons faire découvrir des fiche. L’année suivante, c’est le réalisa- donc bilingue et biculturel. Et j’ai toujeunes réalisateurs italiens. Chaque teur Marco T. Giordana qui a été invité. jours eu une passion pour le grand ­année, des milliers de personnes vien- Le nombre de visiteurs a augmenté tous écran. Petit, le film qui m’a marqué est nent pour visionner leurs œuvres de les ans et le festival s’est forgé une répu- Rome, ville ouverte. Je l’ai vu un nombre qualité, malheureusement méconnues tation en Italie. incalculable de fois. L’effet est toujours du grand public Français. Nous avons Comment avez-vous préparé cet le même. mis en place un concours pour récom- ­événement ? Quelles sont vos ambitions futures penser les meilleurs réalisateurs, avec L. O. Chaque année, l’avenir du festival pour le festival ? deux prix à la clé. Ils sont décernés par est en jeu. Sans Agnès Torrens, sans L. O. Nous souhaitons donner plus deux jurys : un de la ville de Tours et un l’université, sans l’Association Henri- d’ampleur au festival en élargissant son autre de lycéens. Cette année, le jury de Langlois ni Ciné-Off, il n’y aurait pas ce influence. Il est important d’organiser la ville sera composé pour la première succès. Chacun a un rôle bien défini. des rencontres interrégionales et des fois de personnalités italiennes. Avec Agnès Torrens, nous nous occu- collaborations artistiques dans un cadre Comment a évolué le festival depuis pons de la programmation. Cela européen. Cela permettra de préserver sa première édition ? ­d emande beaucoup de temps. Nous le lien qui unit les Italiens à la Touraine. L. O. En 2014, nous avions reçu plus de ­commençons un an à l’avance. Nous ne voulons pas faire de chauvi2 000 spectateurs alors que 9 films seu- Quel est le thème des films que vous nisme italien ni de communautarisme. lement étaient proposés et que la avez sélectionnés et quels sont ceux Je ne veux pas d’un festival replié sur lui­communication était inexistante. En que vous conseillez aux festivaliers ? même. 2015, la venue de l’actrice Claudia Car- L. O. Le cinéma transalpin raconte la Recueilli par Victor FIÈVRE dinale a quasiment fait doubler le société du pays. Les films peuvent et Théo TOUCHAIS


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Les liens entre la Touraine et l’Italie ne datent pas d’hier, en témoigne l’héritage de Léonard de Vinci, mort à Amboise en 1519.

La Touraine italienne

Bien que peu diffusé dans les salles françaises, le septième art italien a trouvé son public dans la région. Un succès aux raisons multiples.

Photo : Théo Touchais/EPJT

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’autres festivals de cinéma avaient tenté l’expérience tourangelle par le passé, avec des fortunes diverses . Le Festival Cinéma et politique, par exemple, s’est soldé par un échec en 2009, faute de moyens, de spectateurs et de soutiens. Il n’aura connu qu’une édition. De l’encre à l’écran a duré plus longtemps mais De l’encre à l’écran a duré plus longtemps mais, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il a dû lui aussi s’interrompre en 2005, quatre ans après son lancement. Viva Il Cinema, de son côté, ne cesse de grandir. Après quatre éditions, il a acquis une certaine renommée et ce, au-delà de l’agglomération. Plusieurs facteurs justifient son succès. Tout d’abord, cette manifestation bénéficie d’un bon accueil en raison notamment des liens entre l’Italie et la région. « Ici, il y a des choses, dans l’architecture par exemple, que vous allez retrouver en Italie, à Florence », affirme Samuel Buchwalder, chargé de communication du château d’Amb oi s e. L a venue lors de l a Renaissance d’artistes italiens tel que Léonard de Vinci a marqué durablement le patrimoine du territoire. L’histoire

locale encourage donc les Tourangeaux à s’intéresser à ce qui se passe de l’autre coté des Alpes. Ils sont d’ailleurs nombreux à y voyager, curieux de connaître une culture qui a contribué au rayonnement de leur région.

Une région de cinéphiles

Cet attrait pour le pays de Dante guide les Tourangeaux dans les salles de Viva Il Cinema. Ils y découvrent des œuvres qui reflétent l’Italie mais qui ont pourtant une portée universelle. On y parle d ’i m m i g r at i o n , co m m e d a n s l e documentaire Un village de Calabre (voir page 27), de corruption, dont il est question dans Prove di Stato. Car, fidèles au néoréalisme (voir page 25), les réalisateurs transalpins abordent souvent les enjeux de la société d’aujourd’hui. Des sujets qui concernent aussi les Français. Les Tourangeaux ont un goût prononcé p our le cinéma . Les salles sont régulièrement pleines et les séances de ciné-débat très prisées. Le créneau hebdomadaire de la cinémathèque réunit régulièrement une audience fidèle. « Récemment, une projection a rassemblé sept fois plus de spectateurs

que le dernier film de Woody Allen », témoigne Agnès Torrens, directrice de la cinémathèque. Pour que cette ferveur ne s’estompe pas, nombreuses sont les personnes qui s’organisent. De l’Association HenriLanglois à Ciné-Off, toutes s’engagent à faire vivre le cinéma en promouvant de multiples œuvres. Le Studio, plus grand cinéma d’art et essai indépendant de France, et sa soixantaine de bénévoles sont également très investis dans cette cause. L’Italie, forte d’une histoire commune avec la région et de la présence d’un réseau dévoué à sa culture, est ainsi bien vivante en Touraine. Elle est à la mode, ce dont profite le festival. « La culture de ce pays est facile à vendre », admet Edoardo Pillitteri, patron du restaurant italien Zafferano. Viva Il Cinema peut également compter sur un public d’amoureux, de connaisseurs ou de curieux du cinéma transalpin comme celui des frères Taviani, à l’honneur dans cette édition. En réunissant deux passions, le festival s’appuie sur des bases solides et s’assure une certaine pérennité. Victor FIÈVRE et Théo TOUCHAIS


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UN MORCEAU D’ITALIE

Étendard de la culture transalpine, la Dante-Alighieri, fondée en 1974, est portée par Cetti Cassella. L’association œuvre à la diffusion de la langue et du patrimoine italien en Touraine.

Photo : Emmanuel Haddek/EPJT

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gés de 35 à 70 ans, ils redeviennent étudiants le vont de l’histoire de l’art à l’opéra italien, en passant bien sûr temps d’un cours. Une dizaine de membres de par le cinéma. Les membres ont également accès à une l’association Dante-Alighieri Châteaux de la Loire bibliothèque et à une vidéothèque en ligne. Cette année, deux se réunissent trois fois par semaine dans les locaux séjours sont prévus. Les membres iront visiter la plus grande de la faculté des arts et sciences humaines, rue île de la mer Méditerranée, située au large de la botte italienne : Émile-Zola, à Tours. Ils apprennent l’italien au côté de Cetti la Sicile. Ils passeront notamment par les villes d’Agrigento, de Cassella. Cette dernière, originaire de Cusano, près de Naples, Castelvetrano et de Trapani. « Au total, ce sont 80 personnes est professeure et présidente de l’association depuis 1990. qui participeront à ces voyages », commente Cetti Cassella. Pas un seul mot de français n’est prononcé du début à la fin du Secrétaire de l’association, Christiane Mestre est représentative cours. Les échanges nous projettent en de l’engouement des adhérents pour plein cœur de l’Italie, dans les rues de l’association. Au départ, elle avait juste Rome, de Venise ou de Bologne. Les l’intention d’apprendre l’italien une fois élèves semblent happés par les mots à la retraite. Et puis… « Je me suis mélodieux qui sortent de la bouche de investie à cent pour cent, témoigne-tleur professeure. « Cetti a un don pour elle. J’organise les conférences, je intéresser les gens à l’italien et à la m’occupe de la gestion des salles pour culture italienne. On ne trouve pas les cours. Chacun a son rôle, nous meilleur qu’elle », déclare une bénévole, sommes très organisés. » ancienne enseignante d’espagnol et de sociologie. « Un projet un peu fou » Aujourd’hui, la séance porte sur Les bénévoles sont également sur le Guiseppe Borsalino, célèbre chapelier pied de guerre pour l’organisation des italien. Les élèves prennent note des prochaines Journées du film italien Viva informations que leur apporte leur il cinema. Des journées en partie enseignante et qui vont compléter leurs fondées par la Dante-Alighieri : « À recherches. Histoire, culture, politique, l’époque, j’avais engagé Louis d’Orazio tourisme… ils étudient le pays sous tous pour donner des cours sur le cinéma ses aspects et notamment la géographie, L’apprentissage de la géographie est italien, se rappelle Cetti Cassella. Un au cœur de leur programme. Chaque indissociable de celui de la langue. jour, il a eu l’idée de créer un festival. élèves dispose d’une carte de l’Italie et Bien sûr, je l’ai suivi dans ce projet un de ses différentes régions. peu fou et nous nous sommes associés avec la cinémathèque. Les participants, désormais pratiquement bilingues, font vivre Au fil des réunions, l’idée a pris forme, de nouveaux partenaires la culture italienne et sa langue à travers leurs interventions. nous on rejoint. Et voilà où nous en sommes aujourd’hui. » Cetti Cassella corrige, ajuste, désireuse de transmettre son La Dante-Alighieri donne un élan important à Viva il cinema. savoir et son goût pour le pays de son enfance. La Dante- Cet investissement s’avère efficace pour tous les bénévoles qui Alighieri, c’est donc un morceau d’Italie que Cetti Cassella et ont réussi à en faire un véritable rendez-vous tourangeau. « Les les 452 adhérents font vivre et partagent à Tours et sa région. réactions sont positives, les gens sont enchantés », conclut L’association est sur tous les fronts. L’enseignement de l’italien Cetti Cassella. Une chose est sûre, les Journées du film italien occupe bien sûr une place toute particulière : 21 cours, repartis sont entre de bonnes mains. sur six niveaux, sont donnés toutes les semaines. Au total, À présent, « c’est l’heure de la chorale ». Après ce cours très 300 membres de l’association y participent. « Les cours se vivant, Cetti Cassella et les membres de l’association s’en vont déroulent aussi bien dans le groupe des débutants que dans faire résonner les chants italiens dans la salle de la Médaille, à celui des confirmés », se réjouit la professeure. Mais ce n’est Saint-Pierre-des-Corps. pas la seule activité. Ainsi, la chorale réunit 40 chanteurs. Et Emmanuel HADDEK de nombreuses conférences sont organisées au sein de Association Dante-Alighieri, 9, impasse Ambroise-Croizat, l’université des Tanneurs de Tours. Les thèmes, très divers, 37700 Saint-Pierre-des-Corps. Tél. : 02 47 44 38 51.


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Aux origines du festival

A

gnès Torrens est la directrice de la cinémathèque de Tours. Le regard clair, les cheveux courts, elle aime raconter des histoires et, en particulier, celle de la structure qu’elle anime. Tout a commencé en 1972, quand Henri Langlois, le père de la Cinémathèque française, arrive à Tours pour créer une antenne locale. Dix-neuf ans plus tard, l’Association Henri-Langlois est formée p our soutenir ses activités . Les permanents de l’association sont des employés municipaux, qui gèrent l’essentiel du travail.

un terreau tourangeau

Mais en 2010, une loi interdit aux mairies de mettre leur personnel à disposition des associations . L a c inémathè que de v ient alors un établissement municipal. L’Association Henri-Langlois continue à accompagner ses activités. En 2006, après d’un échange avec Agnès Torrens, Louis d’Orazio, professeur de cinéma au lycée Balzac, p ro p o s e à l a C i n é m ath è q u e d e programmer des long-métrages en lien avec les conférences qu’il donne sur des films de patrimoine italien. Il s’associe avec l’Association Dante-Alighieri – Châteaux de la Loire, dite La Dante. Celle-ci promeut la culture italienne en Touraine (voir page 6). « Ça a marché du feu de Dieu », affirme la directrice de la

L’Association Henri-Langlois et la Cinémathèque partagent les mêmes locaux.

Cinéma­thèque. Mais le public en veut plus et réclame des films contemporains. L’idée du festival est lancée. Face aux refus des cinémas Le Studio d’ac­c ueillir la manifestation, Louis d’Ora­z io sollicite la Cinémathèque. « Super ! On y va », s’exclame alors Ag nès Tor rens . Elle La directrice de la Cinémathèque est fière demande l’appui du de succéder à Henri Langlois. département d’italien de l’université de Tours. Ciné Off, presta­ ville accueille notamment les Journées taire technique, vient s’ajouter aux deux internationales du film de courtassociations, à la Cinémathèque et à métrage. « C’était un très grande l’université. Rejoints plus tard par le manifestation. Tout Paris venait », se collectif Sans Canal Fixe, chargé de la souvient Agnès Torrens. Des per­ programmation de documentaires. sonnalités célèbres se déplacent : Les trois premières éditions deViva Il François Truffaut, Agnès Varda, Alain Cinema sont organisées par ces cinq Resnais… Mais en 1968, le maire Jean structures. L’année suivante, en 2016, Royer oblige le festival à déménager à l’association Viva Il Cinema est créée, Grenoble. Malgré une nouvelle édition composée majoritairement de membre en 1970, il ne reviendra jamais à Tours. de La Dante et de l’Association Henri- « Il y a un véritable amour du cinéma en Langlois. Deux raisons pour cette Touraine, commente Paul Neilz. Le création : une meilleure visibilité pour public tourangeau a envie d’avoir un les partenaires financiers et une plus grand festival. Il est nostalgique de celui grande clarté juridique. du court-métrage. » Mais pourquoi un festival ? « À Tours, il y a de nombreuses histoires de festivals le goût de l’Italie malheureux », explique Paul Neilz, le Et d’insister sur l’attrait pour la culture président de l’association Henri-Langlois i t a l i e n n e à To u r s  : «  Q u e l q u e (voir aussi page 5). Entre 1955 et 1971, la 450 personnes adhèrent à La Dante. De nombreux Italiens vivent ici. » Agnès Torrens renchérit : « Il y a beaucoup d’échanges avec l’Italie : les châteaux de la Renaissance, Léonard de Vinci qui a vécu ses dernières années en Touraine, (voir page 5) mais aussi le Centre d’études supérieures de la Renaissance. » Aujourd’hui, juridiquement, c’est l’association Viva Il Cinema qui organise les Journées du film italien de Tours. Elle est épaulée par la Cinémathèque, grâce à une convention entre la mairie et l’association qui court jusqu’en 2019. Agnès Torrens conclut : « Notre but, c’est d’accompagner Viva vers davantage d’autonomie. »

Lena PLUMER-CHABOT

Photos : Élise Gilles/EPJT

Le travail conjoint de cinq structures tourangelles a permis la promotion de la culture cinématographique transalpine.


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IL ÉTAIT UNE FOIS LA CRISE

Malgré son passé glorieux et enthousiasmant, le cinéma italien connaît de grandes difficultés. Confronté à des problèmes de financement et de formation, il peine aussi à s’exporter.

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e cinéma italien est toujours en crise. « Celle-ci cinéma français, est considéré comme un modèle à suivre par a commencé il y a longtemps et ne cesse de se creuser », bon nombre d’amateurs du cinéma italien. Certes, le ministère analyse Roberto Chiesi, responsable d’un Centre des Biens et des Activités culturelles et du Tourisme finance d’études à la Cinecittà de Bologne. Pourtant, ce point certains films, mais il favorise plutôt les comédies que les films de vue pessimiste est loin d’être partagé à l’étranger. exposant des débats sociaux sur les migrants et l’homosexualité C’est notamment le cas en France où fleurissent, depuis une par exemple. La comédie est d’ailleurs le genre favori des dizaine d’années, un certain nombre de festivals qui mettent financeurs. L’illustration la plus évidente est le cine-panettone. à l’honneur le travail les réalisateurs transalpins. Ainsi, Jean Ce néologisme, utilisé pour classer les comédies à succès, fait Gili, fondateur du Festival du cinéma italien d’Annecy, se veut référence aux brioches de Noël populaires et bon marché. On résolument positif : « Il sort une l’attribut aux films à l’humour centaine de films italiens par an, souvent grotesque plaisent au plus dont une trentaine due à de grand nombre. jeunes cinéastes. L’univers du Une richesse mal exploitée cinéma italien est donc dynamique. » Un avis partagé par Mais pour ceux qui ne tournent pas Luigi Sala, ancien professeur de de cine-panettone, l’aide de l’État est cinéma italien : «Le cinéma italien souvent réduite à la portion congrue. est bien vivant. Il y a une nouvelle Afin de pallier le manque de moyens, génération de réalisateurs très les cinéastes sont donc amenés à intéressante. » Reste que ce tourner pour la télévision, renouveau peine à cacher de notamment la RAI, le principal grandes difficultés. groupe audiovisuel public du pays. Certes, le cinéma italien a marqué Autre problème, le cinéma coûte l’histoire : son âge d’or, de 1960 aussi cher à regarder. Comme en jusqu’au milieu des années France, au fil du temps, le prix des soixante-dix, est encore une places de cinéma a augmenté : elles référence pour tous les cinéphiles. coûtent aujourd’hui 8 euros en Mais « le passé brillant du cinéma moyenne. Un coût non négligeable italien est un poids aujourd’hui », quand on le rapporte au niveau de affirme Jean Gili. Les cinéastes du vie des Italiens qui disposent de XX e siècle sont des figures moins de tarifs préférentiels que les emblématiques auxquelles sont Français. comparés tous les nouveaux Plus globalement, l’organisation « à créateurs. Pour beaucoup, les Rome est aujourd’hui le théâtre d’un cinéma en l’italienne » serait un obstacle au œ u v r e s d e c e s d e r n i e r s équilibre précaire, mêlant crise et renouveau. développement du cinéma. D’après n’atteindront jamais le prestige Sonia et Jacopo, respectivement des heures de gloire. « Les cinéastes subissent le passé réalisatrice et directeur de photographie, diplômés de l’École resplendissant du cinéma italien plus qu’ils n’en tirent profit », nationale de cinéma, l’Italie a un potentiel : « Notre histoire est insiste Jean Gili. étroitement liée au cinéma, nous avons des écoles, des studios, Par ailleurs, l’industrie cinématographique italienne ne des festivals… Mais rien de tout cela n’est exploité correctement. » bénéficie pas des mêmes aides qu’en France. Le Centre national L’école en question, située à Rome, accueille entre soixante et de la cinématographie (CNC), qui assure le financement du soixante-dix étudiants par an. « Elle est très sélective : pour la


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Au cœur de Cinecittà, une salle dédiée à Federico Fellini expose, dans un décor qui évoque l’univers du réalisateur, des documents filmés, des costumes originaux, des objets symboliques de ses films et des images du cinéaste.

section réalisation nous étions huit cents candidats. À l’issue des Po u r l e s j e u n e s d i p l ô m é s , l e s y s t è m e d ’é t u d e s examens, seuls six élèves ont été retenus », explique Sonia. Et ces cinématographique français fait rêver. Durant leurs trois jeunes talents ne sont pourtant pas libres. La réalisatrice années à l’école, ils ne réalisent que trois courts métrages là où reconnaît avoir été frustrée par de multiples interdictions : « Si les élèves de l’école Louis-Lumière à Paris en réalisent huit. nos projets ne plaisent pas à la directrice, ils sont censurés. « Tout a l’air tellement mieux organisé en France : vous avez Pourquoi nous choisir en particulier si ce n’est pas pour nous plus d’aides, plus de liberté, observe Jacopo. Le cinéma sera soutenir et nous aider à développer notre propre style ? » toujours un secteur difficile mais, en Italie, nous partons avec Jacopo regrette, lui, l’importance du réseau et des contacts : « Le un boulet au pied. » milieu du cinéma est extrêmement fermé, il faut être fils, cousin Mathilde WARDA et Mahé CAYUELA ou ami de quelqu’un de connu pour s’y faire une place. Les anonymes, même très talentueux, ont du mal à se faire n En 2016, les Européens ont alors qu’elle en produisait box office. C ’est le film connaître. » été en moyenne 1,6 fois par 230 en 1975. À titre de américain La Belle et la Bête L’école n’aide pas non plus an au cinéma. En France, comparaison, la France a qui a remporté le plus grand ses étudiants à s’insérer cette moyenne est passée de produit 234 films en 2016. succès avec plus de dans le monde du travail. 3,4 fois en 1975 à 3,3 fois en n En Italie, les films italiens 2 0 m i l l i o n s d’e u ro s d e Certains sont obligés de 2016, tandis qu’en Italie, elle représentaient 28,7 % des recettes. faire des choix difficiles : est passée de 9,8 fois à recettes totales du cinéma en n Les cinémas ont vu les accepter un travail et 1,7 fois. 2016. En France, la même ventes de billets chuter de laisser tomber les études n La même année, avec année, les films français 4 4 % e n 2 0 1 7 . P rè s d e ou rester à l’école et 213 millions de billets, la représentaient 38,5 % de ses 17 millions d’Italiens ont risquer de ne plus avoir France comptabilisait le plus recettes de cinéma. déserté les salles cette annéeune telle opportunité. grand nombre d’entrées en n En 2017, là, faisant chuter les recettes C ’e s t c e q u ’a v é c u salle de cinéma d’Europe. s e ul s de u x de 46 % en un an. Valentina Belle, jeune Dans le même temps, l’Italie l o n g s - M. W. et M. C. actrice qui a vu sa carrière en n’en comptabilisait que métrages ont Sources : UNIC ; ANICA.it ; décoller après avoir quitté 195 millions. dépassé les C N C ; D ictionnaire du l’école durant sa deuxième n Toujours en 2016, l’Italie 10 millions cinéma italien ; FranceTV année pour partir en n’a produit que 129 films d ’e u r o s a u Info tournage.

Photos : Mahé Cayuela/EPJT – Salomé Raoult/EPJT –DR

la crise du cinéma italien en quelques chiffres


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La dolce vita du cinéma italien

De 1960 jusqu’au milieu des années soixante-dix, le septième art transalpin a connu un âge d’or.

Un cinéma populaire

Paradoxalement, l’âge d’or est aussi dû à la censure. Pour la contourner, les réalisateurs mettent l’humour en avant dans leurs films, développant ainsi un cinéma populaire. Le public se rue aussi dans les salles pour voir les films moins consensuels dès leur sortie et avant leur interdiction. C’est le cas de La Dolce Vita, de Federico Fellini en 1960. Grâce à une affluence folle, les frais de production du film sont couverts en une semaine. Le film sera sacré au festival de Cannes et deviendra pour les auteurs du Dictionnaire du cinéma Italien (Nouveau Monde éditions, 2014) le symbole d’un cinéma qui « voit converger la prospérité de son économie, la qualité artistique de ses œuvres et leur rayonnement international ».

L’Italie voit éclore de nouveaux genres de films à succès. En 1964, le film Pour une poignée de dollars ouvre le genre phare de la période : le western spaghetti. Le film de Sergio Leone lance ce qui a offert pendant dix ans au cinéma italien ses meilleures perspectives d’exportation. Issu du néoréalisme, le cinéma politique joue également un rôle majeur en s’attaquant aux institutions italiennes. Ancré dans la réalité socio-politique du pays, il contribue à la réussite du cinéma national. La politique est présente partout :dans le cinéma populaire, comme les films policiers, ou dans les comédies à l’italienne. Le début des années soixante-dix voit enfin renaître le thriller horrifique : le giallo. Dario Argento, est considéré comme le « maître italien de l’angoisse » par le journaliste de Télérama Frédéric Strauss. Son film Les Frissons de l’angoisse se hisse en haut du box-office transalpin en 1975 avec 5,5 millions d’entrées. Des frissons, le cinéma italien en connaît dès l’année suivante. La production de films et la fréquentation des salles chutent de 30 %. Laurence Schifano, autrice du Cinéma italien de 1945 à nos jours (2016) explique que « la rivalité ave c le cinéma américain et les changements introduits durablement par la privatisation de la télévision » peut en être la cause. Les réalisateurs tentent alors de multiplier les genres et les sousgenres, mais la crise s’installe pour longtemps. Le cinéma italien retrouvera-t-il un jour l’aura de son âge d’or ? La question mérite d’être posée.

Deux générations dorées aux films primés

D

urant ces années, deux générations de réalisateurs talentueux vont permettre au cinéma italien d’être le premier d’Europe, récompensé chaque année par la critique. Fellini est sacré au Festival de Cannes en 1960 pour La Dolce Vita qui connaît un large engouement populaire. Visconti, le meneur des anciens, reçoit, lui, la palme d’or en 1962 pour Le Guépard, film qui totalise

Ariel GUEZ

alors plus de 11 millions d’entrées. Enfin, Antonioni sera primé cinq ans plus tard pour Blow Up. Au sommet de son art, cette génération est suivie de près par une nouvelle. À l’image de Pier Paolo Pasolini (qui a peu ou prou le même âge que Fellini), celle-ci s’oppose dans ses œuvres à la morale de l’époque. Pasolini recevra en 1971 l’Ours d’argent au Festival du film de Berlin pour Le Décaméron. A. G.

LA CITÉ

Le s h e u re s d e g l o i re d e s t u d i o s e u r o p é e n s, e l l e

L

’entrée mythique par le grand porche orange n’a pas changé. L’inscription Cinecittà reste la même, malgré les années. Si le hall d’entrée a vieilli, son côté néoclassique demeure intact. Le discret soleil de janvier réchauffe à peine la cour intérieure. Les visiteurs français sont les plus nombreux. « La culture du cinéma doit avoir un écho particulier dans le pays des frères Lumières », constate Guiseppe, un guide italien salarié des célèbres studios.

Décors réalistes et grandioses

« Le cinéma est l’arme la plus puissante pour changer le monde. » Telles sont les paroles de Mussolini lorsqu’il pose la première pierre de Cinecittà, en 1936. Le but est alors de réaliser des vidéos de propagande. Dans les studios du quartier Don Bosco, à Rome, on tourne 279 films entre 1937 et 1943. Il n’en reste pas grandchose. Mais après guerre, des longsmétrages qui y sont réalisés deviendront des classiques : Il Sorpasso, Cleopatra, Ben Hur… Aujourd’hui, derrière l’architecture industrielle de la fin des années trente, une multitude de professionnels s’affairent sur les vingt plateaux de

Photos : Salomé Raoult/EPJT

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n a tendance à juger les cinéastes d’aujourd’hui par rapport à ceux du passé », regrette Jean Gili, historien du cinéma italien. Ce spécialiste considère que le milieu des années soixante constitue l’élément de référence du cinéma transalpin. À l’époque en effet, la production de films italiens est pléthorique. Entre 1960 et 1975, minimum 160 films par an sortent en salles. En 1964, on en compte même 290. Les Italiens deviennent les plus grands consommateurs de cinéma au monde. Cette prospérité économique est due en grande partie à la loi Andreotti de 1949 qui attire les producteurs américains en Italie. La presse parle alors « d’Holly wood sul Tevere » pour caractériser Cinecittà, en référence au Tibre, fleuve qui traverse Rome.


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Cinecittà, également surnommée «Hollywood sul Tevere», a ouvert ses portes au public en 2011 et offre plusieurs parcours découverte.

QUI FABRIQUE LES RÊVES

Cinecittà sont désormais révolues. Autrefois connue comme l’un des plus grands s’appuie maintenant sur le développement du tourisme et le tournage de vidéos. tournage. Avec un chiffre d’affaires de 46 millions d’euros prévu pour 2018 et ses 245 employés, Cinecittà est la plus grande institution culturelle publique du pays. On y parle italien et anglais au milieu de décors très réalistes. Alessandra, salariée chez Tecnostyle, entreprise italienne de décor cinématographique, en témoigne : « Ici, on a la possibilité de collaborer à des scénographies de grands professionnels. Travailler pour Cinecittà est un prestige .» Les studios se démarquent par le nombre des plateaux au décor historique : temples romains, maisons pompéiennes, églises f l o re nt i n e s … C e s co n s t r u c t i o n s extérieures sonnent creux, elles sont réalisées avec de la fibre de verre et du polyester. Elles permettent cependant aux visiteurs de se rendre compte de la grandeur des édifices historiques. « C’est bien de voir des ruines dans le forum romain du centre historique. Mais ici c’est magique de réaliser ce que pouvait être la richesse des architectures antiques », s’enthousiasme un touriste. En 2018, un projet de construction et de rénovation des plateaux est prévu afin d’accueillir deux nouveaux lieux de tournage ainsi qu’une piscine pour recréer des ambiances subaquatiques. Ce plan d’investissement est estimé à 37 millions

d’euros entre 2018 et 2022, indique Roberto Cicutto, président de l’Institut Cinecittà. Marlon Pellegrini, responsable de la communication de Cinecittà, affirme que la « modernisation du site est un enjeu indéniable pour la survie de l’industrie cinématographique italienne ».

Vénus émerge des jardins des studios et scrutent les groupes scolaires en visite.

Pour les réalisateurs, Cinecittà n’est pourtant pas aussi magique que pour les visiteurs. La réalisatrice Sonia Giannetto, a étudié pendant trois ans à l’école nationale de cinéma de Rome. Elle déplore que l’établissement n’ai pas saisi l’opportunité d’un rapprochement : « Il n’existe aucun lien entre Cinecittà et l’école malgré les 200 mètres qui les séparent. » Lors de ses études, elle n’a jamais pu ni tourner ni visiter les studios. Des accords existaient mais, il y a cinq ans, les relations se sont distendues. Les tour istes p euvent v isiter les expositions qui retracent l’histoire du lieu et ses heures de gloire grâce aux films de réalisateurs vedettes. Il peuvent même se prendre pour des cinéastes. À Cinecittà, en effet, on peut réaliser un film dans sa globalité, du synopsis au montage. Afin d’expliquer de quelle manière cela se déroule, des activités ludiques sont mises à disposition des visiteurs. Pour Fellini, Cinecittà était « la ville des rêves ». Elle l’est restée. Du moins pour les cinéphiles et les curieux. Mais sans doute moins pour les professionnels du septième art.

Salomé RAOULT

Cinecittà si Mostra, Via Tuscolana 1055 à Rome. Rens. : http://cinecittasimostra.it.


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L’actrice italienne, une femme, deux visages

Belles, sensuelles, chaleureuses, maternelles, les Italiennes ont fait fantasmer des générations de spectateurs. Réclamées aux États-Unis, elles ont trusté les plus beaux rôles du cinéma. dans l’Ouest (1968), réalisé par l’Italien Sergio Leone, offre une place d’exception à Claudia Cardinale, seul personnage féminin entourée d’acteurs américains. Monica Bellucci tourne dans les deux derniers volets de la trilogie Matrix sortis en 2003. Elle y apparaît dans des robes moulantes qui mettent en avant sa poitrine opulente. Son accent italien permet évidemment de rappeler ses origines et renforce l’idée d’un jeu naturel.

une femme complexe

Benjamin Florès explique que « la particularité de l’actrice italienne est sa figure a m b i v a l e n t e  » . L’ h o m m e recherche en elle à la fois une amante mais également une mère, la légendaire mamma. Dans la famille, elle joue un rôle central tout comme dans la société. De plus, elle sait faire montre d’un fort caractère. La dispute en pleine rue entre Marcello Mastroianni et Sophia Loren, dans Dommage que tu sois une canaille (1955), en est la meilleure preuve. La femme italienne est au cinéma comme dans la vraie vie : intense. Elle est loin de la bimbo du cinéma américain qui ne sert qu’à être contemplée. Elle est, au contraire, la femme contre laquelle on rêve de se Une beauté sensuelle lover. Dans ses bras, le spec­ à la conquête de l’Ouest Viva Il Cinema rend hommage à Stefania Sandrelli, ici tateur retrouve à la fois désir Contrairement à la beauté prude dans L’Amante di Gramigna, de Carlo Lizzani (1968). charnel et protection que l’on retrouve aux États-Unis, maternelle. l’actrice italienne fait preuve d’une sensualité débordante et Émilie Ollivier, rédactrice en chef du site Le Mag Cinéma, représente, d’après Benjamin Florès, « un fantasme très accuse toutefois une société machiste d’être à l’origine de masculin ». Outre-Atlantique, on réclame d’ailleurs cette part l’hypersensualité de l’actrice italienne. Dans le cinéma, comme d’italianité, si bien que la plupart de ces actrices mènent alors à la télévision, le patriarcat réduit les femmes à leur plastique. une carrière hollywoodienne. C’est notamment le cas de La rédactrice aime à rappeler que ces dernières n’ont pas Sophia Loren dont la plastique latine est choisie pour figurer seulement un physique, elles ont aussi un jeu admirable, mis dans le péplum La Chute de l’empire romain, réalisé en 1963 en avant par des metteurs en scène talentueux. Ainsi, si elles par Anthony Mann. sont devenues les plus belles Cette sensualité frôle parfois femmes du cinéma, c’est sans l’érotisme, comme en témoigne aucun doute parce qu’elles ont l’interprétation de Stefania été portées à l’écran par les Sandrelli dans La Chiave (La Clef, plus grands réalisateurs de 1983) de Tinto Brass. Le célèbre leur pays. western spaghetti Il était une fois Chloé LIFANTE

C’est une femme pulpeuse au teint hâlé par nature, elle possède une chevelure sombre et un regard profond

Photo : DR

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ilvana Mangano, Lucia Bosè, Sophia Loren, Claudia Cardinale, Ornella Muti, Monica Bellucci, Valeria Golino… Elles sont toutes actrices. Mais il existe entre ces elles un autre lien, non ciné­matographique celui-là. Toutes ont également connu une carrière dans l’univers de la beauté en tant que miss ou mannequin. Stefania Sandrelli s’est ainsi faite remarquer lors du concours de miss cinéma de sa v ille, Viareggio, en 1960. Claudia Cardinale a pu débuter sa carrière au cinéma après avoir été élue « plus belle italienne de Tunis ». Ornella Muti, quant à elle, a été élue plus belle femme du monde dans les années quatre-vingt-dix. Benjamin Florès , professeur d’histoire du cinéma à l’École supérieure de cinéma et d’audiovisuel de Tours (EscaT), emprunte à Barthes le terme d’« italianité » pour évoquer ce qui caractérise l’actrice italienne. C’est une femme pulpeuse, au teint hâlé par nature, qui possède une chevelure sombre et un regard profond. C’est ainsi que, en top et short moulant, Silvana Mangano f a i t l’u n e d e s e s p re m i è re s apparition au cinéma, en 1949, dans Riz amer, laissant apparaître ses formes généreuses.


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les plus populaires, comme Quo Vado ? (grand succès de 2016 en Italie, avec plus de 9 millions d’entrées), on trouve des références à la société italienne », estime Christine Grèzes. De l’homoparentalité, on l’a vu, au racisme, ces réalisateurs abordent tous les sujets qui font débat. Ils ne noircissent pas le tableau, ils posent seulement leur regard sur une société où la précarité est omniprésente, où la mafia continue d’exister, où le rac i sme marque le s c amp ag ne s électorales.

Entre fiction et réalité

Edoardo De Angelis, scénariste et réalisateur de la génération montante.

La relève peine à faire sa place

Les nouveaux réalisateurs italiens sont mis à l’honneur par les festivals français. Une aubaine, car ils manquent de notoriété dans leur pays.

Photo : Salvatore Infantino

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es festivals français dédiés au cinéma italien sont prisés des jeunes réalisateurs transalpins. Ce qui n’est pas surprenant tant ils représentent une réelle opportunité pour se faire connaître. Car, dans leur pays, leurs films manquent de visibilité. Aujourd’hui, seules les comédies légères (les Panettone) et les blockbusters hollywoodiens fonctionnent au box-office italien. On est bien loin des succès d’un Vittorio de Sica ou d’un Monicelli. Fabio Mollo est la figure de proue de cette nouvelle génération. Son film, Il Padre d’Italia, conte la vie tourmentée de Paolo, un trentenaire solitaire et de Mia une jeune femme enceinte. Une histoire qui aborde la question de « l’homopa­rentalité avec délicatesse » si on en croit Christine Grèzes, directrice du Festival de cinéma italien de Toulouse. Ce film a permis à son réalisateur de remporter de nombreux de prix lors de festivals français consacrés au cinéma italien l’an passé.

en 2017, Edoardo De Angelis, autre espoir de cette génération, s’est fait reconnaître en remportant six David Di Donatello (l’équivalent des Césars en France) dont celui du meilleur scénario pour son film Indivisibili. L’histoire de deux sœurs siamoise exploitées par leur famille. Mais à bientôt 40 ans, ce

Mais Christine Grèzes met en garde : « Il ne faut pas réduire les cinéastes italiens au regard qu’ils portent sur la société. » Ils sont d’abord et avant tout des artistes hors pairs. S’ils sont d’excellent créateurs de fables, c’est que, dans leurs films, en effet, il y a toujours un scénario solide, un récit, une intrigue savamment construite. Ils savent mélanger et mettre en musique épisodes fictifs et faits de société. Au point qu’il paraît parfois difficile de démêler la part de l’un et de l’autre : « Un documentaire peut nourrir l’imaginaire d’une fiction. Cette dernière peut parfois prendre les formes d’un documentaire », affirme Jean Gili. Le critique cinématographique estime que la frontière entre les deux peut parfois devenir floue, comme dans les films du réalisateur romain Matteo Garrone. « Un film peut être présenté comme documentaire dans un festival et comme fiction dans un autre. ». Les nouveaux réalisateurs n’ont pas changé la recette qui a séduit le monde entier lors de l’âge d’or du cinéma italien des années soixante et soixante-dix. Un héritage qui peu parfois s’avérer lourd. S’il n’a pas été un frein pour la génération des Roberto Benigni et Nanni Moretti, qui ont décroché de grands prix à Cannes dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, il pèse sur les épaules de la génération actuelle. Celle-ci compte dans ses rangs de nombreux cinéastes talentueux, comme Paolo Sorrentino de nombreuses fois sélectionné au festival cannois . Mais elle souffre de certaines comparaisons qui, selon Jean Gili, « n’ont pas lieu d’être ». Et de préciser : « Les nouvelles générations abritent des cinéastes talentueux. Mais nous avons la fâcheuse tendance à les comparer à des réalisateurs tels que Fellini ou Pasolini, les références du cinéma italien. »

De l’homoparentalité au racisme, tous les sujets faisant débat sont traités par les metteurs en scène. réalisateur aimerait suivre le chemin de ses aînés : faire connaître ses œuvres en Europe et dans le monde. De Angelis et les cinéastes de sa génération s’emparent, tout comme leurs prédécesseurs, des maux de la société italienne dans chacun de leurs films, quel que soit le genre cinéma­ tographique. « Même dans les comédies

Camille MONTAGU


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Vittorio et Paolo Taviani ensemble, comme à leur habitude, à Rome, en 2012.

LES FRÈRES TAVIANI, L’ITALIE POUR LA VIE

Figures emblématiques du cinéma italien, Paolo et Vittorio Taviani ont réussi à imposer leur marque au fil du temps. Paolo est cette année l’invité exceptionnel de Viva Il Cinema où il présentera son dernier film, Una questione privata. Fenoglio, le film retrace l’histoire de Milton, étudiant devenu résistant dans les Langhe, collines arides du sud du Piémont. Incarné par Luca Marinelli, ce jeune Italien, prêt à tous les sacrifices pendant la Résistance, est un héros dont les Taviani raffolent.

Le souci du réel

Ressentant « la réalité comme besoin », les deux cinéastes ne cessent de représenter la société italienne avec le plus de justesse possible depuis leurs débuts. Leur premier film, San Miniato, luglio’44, annonçait déjà cette ambition. Inspiré de leurs souvenirs d’enfance, ce court-métrage de 1954 raconte du massacre de la population de leur village toscan de San Miniato, dans la province de Pise, par les nazis. Observateurs bienveillants des transformations qui bouleversent et façonnent la société italienne, les frères Taviani mêlent intimement dans leur filmographie l’histoire de l’Italie et celle de son peuple. Originaires de la campagne toscane, « civilisation paysanne totalement en crise », ils mettent un point d’honneur

Photos : Tiziana FABI/AFP – Loic Venance/AFP

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’est une situation inédite dans la carrière des frères Taviani. Reconnus depuis des décennies pour leur duo rare dans le milieu du cinéma, Paolo et Vittorio Taviani n’ont pas réalisé ensemble leur nouveau film, Una questione privata (Une affaire personnelle). Une première pour la plus grande paire de réalisateurs de l’histoire du cinéma transalpin. Âgés de 88 et 86 ans, Vittorio et Paolo se font très rares. Après plus de soixante années de carrière, Vittorio laisse quelque peu son frère entretenir la légende. Malgré tout, l’aîné a bien entendu participé à l’écriture de ce nouveau film très « Tavianesque ». Il faut dire que les Transalpins sont toujours animés par l’envie de répondre à « cette impulsion qui naît un jour dans nos cauchemars nocturnes », comme ils le confient à Jean Gili, historien du cinéma italien et auteur de leur biographie Entretien au pluriel. Avec Una questione privata, Paolo Taviani nous emmène soixante ans en arrière, en temps de guerre et de résistance, pour retracer le portrait d’un personnage empreint d’amour, de jalousie et d’obsession. Adapté du récit éponyme de Beppe


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à montrer les Italiens « sans tricher ». Formé au néoréalisme, ils rendent compte de la crise de la société italienne sans jamais se départir de l’amour pour leur pays et en jouant sur la connaissance profonde qu’ils en ont. Leur héros, c’est le peuple italien. Pour Jean Gili, « l’influence du néoréalisme est surtout pour eux représentée par Rossellini et, à un degré moindre, par Zavattini». Rossellini (dont ils ont été les assistants), dont Paisa (1946) s’inscrit pour eux comme un acte fondateur ; et Zavattini pour l’approche du réel. Les Taviani s’inscrivent dans leur continuité. Ils se sont nourris des œuvres de ces grands réalisateurs et prolongent, aujourd’hui encore, le cinéma de leurs illustres aînés sans la reproduire à l’identique. Car à cet héritage, les Toscans ont su ajouter leur propre touche personnelle, la patte Taviani.

« L’art est la première forme de liberté »

Cette patte qui est unique passe notamment par un élément central, la musique. Les Taviani ont reçu une formation musicale grâce à l’opéra et les spectacles lyriques. Formés aux cours d’art de l’université de Pise, les deux frères sont des passionnés de musique classique. Ils l’ont toujours intégré avec légèreté dans leurs créations souvent empreintes de poésie. Jean Gili confie « qu’il suffit de regarder leurs films, et de les “écouter”, pour mesurer à quel point la musique est pour eux structurante ». Ce sont des œuvres uniques et captivantes car elles ne sont réalisées « qu’avec une totale liberté ». Pour Jean Gili, « cette quête d’indépendance est absolue, loin des contingences de la production ». Cette association de la musique et de choix artistiques libres mais rigoureux donne naissance à une filmographie à la fois puissante et envoûtante. D’abord personnels et authentiques avec I sovversivi (Les Subversifs, 1967) et Sotto il segno dello scorpione (Sous le signe du scorpion, 1969), le duo connaît la renommée internationale en 1977 avec Padre padrone, tiré de l’autobiographie de Gavino Ledda. Dans ce film, ils se penchent

sur la rude destinée d’un enfant originaire de Sardaigne élevé par un père berger d’une grande brutalité, mais qui deviendra un linguiste renommé. Leur travail de passeurs de savoir et d’historiens passionnés est récompensé cette année-là de la Palme d’or au Festival de Cannes . Gérard Legrand, dans Paolo & Vittorio Taviani (éd. Les Cahiers du cinéma, 1990), évoque un « coup de force charmeur » qui vient consacrer une certaine vision de l’Italie, leur vision. En 1982, le festival cannois leur décerne le Grand Prix du Jury pour leur chef-d’œuvre très personnel La Notte di San Lorenzo (La Nuit de San Lorenzo, 1982). Inspiré de leur premier courtmétrage, ce film poignant est l’exemple parfait de l’engagement culturel et historique des Taviani. San Martino, commune fictive de Toscane dont le nom rappelle leur village natal San Miniato, est décimé par les nazis et une poignée de résistants contribuent à l’arrivée des Américains. Après un passage par Hollywood avec Good Morning Babilonia (1987), les Toscans signent en 2012 un documentaire fort et engagé avec Cesare deve morire (César doit mourir). Ours d’or du meilleur film, ce long-métrage mêle l’art et la violence, le théâtre et la prison, entre passion et transmission. Tourné comme un docufiction, il raconte la mise en scène de Jules César, de William Shakespeare, par les détenus d’un quartier de haute sécurité de la prison de Rebibbia, à Rome. Filmé pour partie en noir et blanc, ce film est une véritable démonstration de force comme seuls Paolo et Vittorio Taviani savent le faire. La carrière des frères Taviani est maintenant derrière eux. L’heure est plus que jamais à la transmission de leur amour pour le peuple italien et ses valeurs. Avec l’arrivée dans les salles de Una questione privata, ils tentent de le faire avec ce qu’ils ont de plus cher, une caméra : « Si le cinéma peut nous montrer la réalité et en témoigner mieux que nous-mêmes, alors c’est un outil merveilleux. »

Louis BOULAY

« Ce sont des maîtres »

Jean-Hugues Anglade a tourné en 1996 avec les réalisateurs toscans.

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ittorio et Paolo Taviani ont réalisé de nombreux films en coproduction avec la France. Parmi eux, Les Affinités électives, librement inspiré du roman éponyme de Goethe, dont ils ont transposé l’histoire dans leur Toscane natale. Jean-Hugues Anglade est, avec Isabelle Huppert et Marie Gillain, un des acteurs français à jouer dans ce film. Un tournage dont il garde un souvenir ému et inspiré. En 1996 (le film est sorti en 1997), vous avez tourné dans un film sur les passions amoureuses, Les Affinités électives, réalisé par les frères Taviani. Comment le tournage s’est-il déroulé ? J e a n - H u g h e s A n g l a d e . C ’é t a i t absolument magique de se retrouver dans cette extraordinaire villa toscane. Les lieux étaient inima­g inables et totalement étrangers à notre époque. Tout était beau : les bâtiments, les arbres, la campagne alentour. Des aigles tournaient dans le ciel et donnaient au décor une allure encore plus éblouissante. D’ailleurs, un jour j’avais

laissé Eddy, mon chihuahua noir, sur ma chaise de comédien. Rapidement, le régisseur est venu me dire qu’il ne fallait pas que mon chien reste là, pour des raisons de pure sécurité. Les rapaces auraient pu plonger et l’emporter ! Que vous a apporté cette expérience avec les frères Taviani ?

L’acteur, photographié à Cannes en 2015, garde un souvenir ému du tournage.

J.-H. A. Travailler avec a été une très belle aventure. Nous étions plongés dans le passé. Leur culture est éblouissante et m’a ouvert les portes de l’histoire. Ils étaient entourés d’artistes dans tous les domaines. Grâce à leur travail, les lumières étaient magni­fiques et les costumes très réalistes. Je serai toujours admiratif de leur travail, de cette passion et de cette exigence qui les animent pendant les tournages.

Qu’est-ce qui les distingue des autres réalisateurs ? J.-H. A. Ce sont des maîtres, comme en peinture. Des artistes comme il n’en existe probablement plus : très respectueux et plein de tendresse pour leurs acteurs et pour leurs équipes. Les deux frères travaillent avec efficacité. Mais ils savent aussi prendre du temps. Tous les deux sont plein d’humour. C’est difficile de dire ce qui les distingue des autres réalisateurs avec lesquels j’ai pu travailler. Notre relation était faite de chaleur humaine et d’un très grand respect.

Recueilli par Lucie ROLAND


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LE CORPS EN MAJESTÉ

Ernest Pignon-Ernest, un des pionniers de l’art urbain en France, nous a ouvert ses portes. Son travail sur Pasolini est mis à l’honneur pendant les Journées du film italien.

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algré ses cheveux gris, son apparence frêle et ses petites lunettes rondes, Ernest Pignon-Ernest ne fait pas son âge, son énergie est débordante. Il n’y a qu’à voir ses yeux s’illuminer lorsqu’il parle de l’Italie : « Coller mes dessins dans les rues de Rome la nuit, c’est quelque chose d’unique. Je n’échangerais cela pour rien au monde. » Réalisé par Luca Avanzini, Italien diplômé d’histoire de l’art, et par le collectif Sikozel, composé de cinéastes et de chercheurs, le documentaire Se torno, Ernest Pignon-Ernest e la figura di Pasolini, illustre cette passion. En 2015, le collectif a décidé de suivre le plasticien lors d’un périple en Italie où il rendait hommage à Pier Paolo Pasolini. Pour commémorer le quarantième anniversaire de son assassinat, le Français avait disséminé le portrait du réalisateur italien dans les lieux de tournage de ses films devenus emblématiques. Né en 1942 dans un village près de Nice, Ernest Pignon-Ernest est issu d’un milieu populaire. Durant sa jeunesse, il pratique le sport à haute dose avec ses frères et sœurs. Et, contre toute attente, il s’intéresse au dessin : « Je reproduisais des paysages de carte postale, comme la fontaine de mon village. Puis j’ai découvert Picasso dans Paris Match. » Un choc déterminant qui le pousse à se documenter sur d’autres artistes tel que Cézanne. Vers l’âge de 15 ans, il décide de quitter l’école. Un architecte local l’engage pour l’aider à dessiner ses plans. Quelques années plus tard, désirant dénoncer le site de lancement de missiles nucléaires du plateau d’Albion, dans le Vaucluse, Ernest Pignon-Ernest comprend qu’il « ne peut pas exprimer cette violence avec les méthodes d’art traditionnel ». Il entame alors une nouvelle démarche artistique : des personnages ultraréalistes, dessinés au fusain et à la craie noire sur un papier très fin, collé ensuite à même les murs, les rues, les immeubles, les ponts. C’est ici que réside l’essence de son travail : son dessin n’est qu’un « outil pour réactiver la puissance d’un lieu et faire en sorte que les deux entrent en interaction ». Un œuvre éphémère et singulière. Son approche détonne à tel point que l’écrivain et philosophe Régis Debray affirme que, si « les gens du street-art

font de la rue une galerie », Ernest Pignon-Ernest, lui, « en fait une œuvre d’art ». Le plasticien est fier. Le fond et la forme du travail d’Ernest Pignon-Ernest sont toujours liés. Pléthore de thématiques forgent son inspiration. La lutte des classes par exemple, lui qui trouve la société dans laquelle il vit profondément inégalitaire. Cet engagement l’a poussé à dénoncer l’apartheid, la situation des immigrés ou à soutenir la lutte pour l’avortement. Cependant, Ernest PignonErnest refuse que son œuvre « soit réduite à un simple combat social et politique ». Grand admiratif des poètes, il a notamment affiché Rimbaud dans les rues de Paris, Pablo Neruda au Chili. La religion catholique et les mythes sont des thèmes qui le fascinent également. Luca Avanzini rapproche l’artiste français et Pasolini sur ce point précis : « Les deux hommes transposent les mythes fondateurs de notre civilisation pour parler de la société contemporaine. »

Le corps passionne aussi bien l’artiste français que le réalisateur italien

Marxiste à l’instar de Pasolini, Ernest Pignon-Ernest affirme que le réalisateur est « le parrain de son travail ». Il est vrai qu’on trouve beaucoup de points communs entre leurs deux œuvres. Nombre de leurs travaux sont construits à partir du rapport au corps, un sujet qui passionne aussi bien le plasticien que le réalisateur. Les deux hommes s’interrogent sur la représentation du corps humain, avec cette volonté de le sacraliser mais aussi de le libérer des normes sociales. Cette symbolique est présente dans l’hommage que rend Ernest Pignon-Ernest à Pasolini. L’Italien apparaît debout, dans les rues de Naples et de Rome, tenant son propre cadavre dans les bras. Cette mise en abyme est inspirée de la pietà, ou mater dolorosa, motif religieux où la Vierge tient sur ses genoux le corps inanimé du Christ : « En affichant ce travail, je voulais que Pasolini interpelle les Italiens, en leur disant “Qu’avez-vous fait de ma mort ? Qu’avez-vous fait de mon héritage ?” » Pasolini semble accuser les passants : ils sont les représentants d’un monde gangrené par le capitalisme, un monde fragile dont il dénonçait les dérives dans son recueil d’articles, Écrits corsaires. « Ce sont ses idées visionnaires qui l’ont tué, explique, convaincu, Ernest Pignon-Ernest. Pasolini avait compris avant tous les autres les conséquences de cette société consumériste post-fascisme. Sa mort est un assassinat politique. »

Son approche détonne à tel point que le philosophe Régis Debray affirme que, si « les gens du street-art font de la rue une galerie », Ernest PignonErnest, lui, « en fait une œuvre d’art »

Lorène BIENVENU et Arnaud ROSZAK


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XX mars 2017 – Made in Val de Loire

Tétière

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Photos : Jef Safi – Arnaud Roszak/EPJT – Jean Latour – Marie Aschehoug–Clauteaux

Pasolini tenant dans ses bras son corps mort, collage réalisé sous le pont Umberto à Rome (en haut). Ernest Pignon-Ernest dans son appartement du XVe arrondissement parisien (ci-dessus à gauche). Exposés au Mamac de Nice en 2016, un travail préparatoire d’une œuvre destinée à dénoncer l’apartheid (ci-dessus à droite) et un collage (ci-dessous à gauche). Ce dernier a été affiché dans les rues de Naples en 1990. La série Extases (ci-dessous à droite) est un travail sur le mysticisme mené en 2011.


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Pier Paolo Pasolini

Insatiable et touche à tout

Poète, romancier, essayiste, cinéaste, Pasolini fut un artiste total. Plus de quarante ans après son assassinat en novembre 1975, il reste une figure emblématique de la culture italienne.

Photo : D. R.

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rand, brun, le visage creux et sévère, des yeux foncés, l’un de ses autres grands succès, sort en salle en 1962. Ces deux Pier Paolo Pasolini incarne l’image parfaite de films sont diffusés entre autres à la Mostra de Venise où ils l’Italien. Il naît en mars 1922 à Bologne, d’un père créent la polémique. C’est dans ce même festival qu’il gagne, lieutenant d’infanterie et d’une mère institutrice, en 1964, le prix spécial du jury avec L’Évangile selon saint dont il est très proche. En 1967, dans un entretien à Matthieu. Il réalise en tout 45 films. Le dernier est écrit et Jean-André Fieschi pour Les Cahiers du cinéma il déclarait tourné en 1975, l’année de son assassinat. Saló ou les d’ailleurs : « J’ai ressenti l’amour pour ma mère très, très 120 journées de Sodome, adapté d’un livre du marquis de Sade, profondément et tout mon travail en a été influencé. » C’est sera interdit en Italie et dans de nombreux pays. elle qui lui transmettra le goût de l’apprentissage, de l’enseignement et de l’art. Même si son père n’y est pas Une pensée engagée étranger. René de Ceccatty, auteur, traducteur et biographe, Les relations de Pasolini avec la politique sont orageuses. Il raconte notamment que ce dernier suit de près les travaux de rejoint d’abord un mouvement de jeunesse mussolinienne qui son fils. Il est parfois « présent au point d’importuner ceux qui édite une revue d’art, Setaccio, dont il deviend rédacteur en veulent parler directement à Pier chef. Certaines théories y sont Paolo ». « Carlo Alberto Pasolini développées comme celle du veut que son fils soit poète, comme « poète civil ». Il quitte cette revue son propre frère, dont il tient son au bout de sept numéros à cause prénom », affirme-t-il. d’un profond désaccord avec le Étudiant en lettres à la faculté de directeur de la publication, qu’il Bologne, Pier Paolo Pasolini se juge trop fidèle au régime. Il tourne vers la poésie. À seulement devient alors antifasciste. Il sera 20 ans, il publie son premier par la suite ouvertement engagé à recueil, Poesie a Casarsa du nom gauche mais sans jamais du village dont est originaire sa appartenir à aucun parti. mère, dans lequel il passe les étés Entre 1973 et 1975, il publie une de son enfance et une partie de la série d’articles dans différents guerre. Le critique littéraire journaux italiens – rassemblés Gianfranco Contini parle de poésie dans un ouvrage, les Écrits narcissique, faite de textes en corsaires – dans lesquels il rapport à son histoire personnelle. dénonce la très conservatrice D e s œ u v r e s d ’a u t a n t p l u s société italienne, ses mœurs, ses personnelles que le jeune homme angoisses et ses maux profonds. les a écrites dans sa langue Il aborde des sujets sensibles tels maternelle : le frioulan. Ce dialecte le divorce, l’avortement, la du Frioul, région située au nord de surconsommation… La politique l’Italie, est d’ailleurs utilisé dans reste toujours au centre de ses nombre de ses écrits. préoccupations. S'il partage avec Si Pasolini est fortement marqué le parti communiste italien les par ses origines, il n’en demeure idées antibourgeoises et la pas moins italien. René de Ceccatty doctrine marxiste, il entretient figure de Pasolini a inspiré le travail de nombreux n é a n m o i n s d e s r e l a t i o n s confie dans la biographie (Pasolini, La artistes dont Ernest Pignon-Ernest. Folio, Gallimard) qu’il lui consacre conf lictuelles avec lui, son que « Pasolini est trop profondément italien pour quitter le sol homosexualité affichée posant problème. de son pays ». Il a pourtant voyagé dans le monde. Dans Aujourd’hui, cet enfant terrible de l’art italien continue de l’Allemagne nazie, en Inde, au Yémen, en Afrique du nord. fasciner des artistes de tout bord, comme Ernest PignonMais il est toujours revenu sur sa terre natale. Ernest. Un documentaire portant sur son travail autour de Connu pour son style singulier, ses œuvres sont soit accueillies Pasolini sera d’ailleurs diffusé aux Journées du film italien (voir avec emballement, soit déplaisent totalement. C’est en tout cas page 16). Nombre de jeunes réalisateurs sont encore comparés un intellectuel insatiable et touche à tout. Dès les années à ce maître du néoréalisme. Souvent à tort. Mais l'Italie, cinquante, il s’intéresse au cinéma. Avec Mauro Bolognini, il fortement marquée par les œuvres de Pasolini, n’arrive pas à co-écrit le scénario de Marisa la civetta sorti en 1957. C'est en se défaire de son image. 1961 qu’il réalise son premier film, Accatone. Mamma Roma, Mélina RIVIÈRE


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heveux poivre et sel, teint méditerranéen, yeux marrons qui se plissent dès qu’il esquisse un sourire... Derrière cette tranquille façade se cache une extrême sensibilité, celle d’un écorché vif. Pourtant, depuis plus de quarante ans, Gianni Amelio s’impose dans le milieu cinématographique italien. Ses téléfilms sont remarqués par la critique italienne et lui valent la renommée. Pour son premier long-métrage, Colpire al cuore (Droit au cœur, 1982), il reçoit le David di Donatello (le César italien) du meilleur réalisateur. En 2011, il réalise Le Premier Homme , adaptation du chef d’œuvre inachevé d’Albert Camus. « Le producteur Bruno Pesery, qui a adoré le livre, m’a proposé de l’adapter. Cela a été l’une des expériences les plus passionnantes de ma vie professionnelle », se souvient-il. Lors de la sortie du film en France, il confie dans une interview donnée à Jean Gili, critique cinématographique et historien du cinéma : « Cette production est sûrement la plus autobiographique de toutes mes œuvres réunies. »

Un mauvais accueil

Le Premier Homme est pourtant à l’origine d’un profond désarroi chez le réalisateur italien. Triomphant dans son pays natal, le film reçoit un accueil mitigé lors de sa sortie en France en 2013. Les bonnes critiques de certains médias n’ont pas suffi pour rassembler les Français dans les salles. « Parmi toutes mes œuvres, c’est celle où je me suis le plus investi mais c’est aussi celle qui m’a procuré le plus de douleur. Une douleur qui ne disparaît pas, malgré le temps qui passe », confie le réalisateur. Un échec incompréhensible. « C’est un film adapté d’une œuvre française connue donc je ne comprends pas vraiment les raisons de cet échec », s’insurge pour sa part Jean Gili. Depuis, Gianni Amelio conserve une certaine rancœur à l’endroit de l’Hexagone. Son dernier opus, La Tenerezza (2017), n’a d’ailleurs pas été distribué de ce côté-ci des Alpes. Ce nouveau long-métrage est à nouveau une adaptation d’un roman, La Tentation d’être heureux, de Lorenzo ­Malone. Il évoque la vie d’un quartier napolitain et jette un regard tendre sur la vieillesse, la solitude et les relations filiales, sujet cher à Gianni Amelio. Celui-ci s’inspire de sa vie personnelle et de ses expériences pour construire ses films. « Je

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En plus des films, le cinéaste consacre du temps à l’écriture. Son premier roman, Politeama, a été publié l’année dernière.

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Le réalisateur déçu de l’Hexagone

Deux des plus grands films du cinéaste italien seront diffusés à Viva il Cinema. Mais lui sera absent, blessé par les réactions du public français à l’un de ses films. pense que cette notion autobiographique doit être ­nécessaire même si elle n’est pas forcément essentielle. Notre expérience doit être transformée, modifiée pour donner l’impression d’être fictive au spectateur», explique-t-il.

Une invitation sans réponse

Il sait comment toucher la sensibilité du spectateur. « En somme, je vais parler de ceux que j’aimais », écrivait Albert ­Camus à propos de son roman inachevé. Cette citation pourrait être une illustration parfaite du cinéma de Gianni Amelio. Il ne parle pas mais montre, grâce à sa ­c améra , ceux qu’il aime.

« Parmi toutes mes œuvres, c’est celle où je me suis le plus investi mais c’est aussi celle qui m’a procuré le plus de douleur » p19.indd 1

Louis d’Orazio, président des journées du film italien, souhaite rendre hommage au talent du réalisateur dont il loue le cinéma d’une grande sensibilité. Le Premier Homme et La Tenerezza seront respectivement projetés le 16 et le 17 mars. Mais le président déplore l’absence du réalisateur. Une déception pour lui. Il considère que « c’est triste, mais c’est comme ça. Il faut le comprendre, Gianni Amelio est un homme qui a été blessé par le public français. En programmant ce film dans le cadre de Viva il Cinema, nous avons essayé de lui montrer que son film est tout de même ­reconnu et admiré. Mais cela n’a malheureusement pas suffit. »

Suzanne RUBLON

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Camus et le 9 art e

Invité aux Journées du film italien, Jacques Ferrandez revient sur sa BD Le Premier Homme et les difficultés d’adaptation de l’œuvre.

liberté d’inventer

Quand Jacques Ferrandez parle de son travail, c’est toujours avec retenue : « Il serait prétentieux de dire que je pourrais apporter quelque chose à Camus. » Il préfère rester humble et dire qu’il fait une « proposition de lecture ». Grâce à la BD, il espère inciter un jeune lectorat à lire l’œuvre originale. Le Premier Homme a été adapté au cinéma par le réalisateur italien Gianni Amelio. Jacques Ferrandez est aussi un grand amateur de cinéma italien, que ce soit des comédies des années soixante-dix ou des films d’amour. Pour lui, ce cinéma, c’est bien « l’art d’aborder des sujets graves avec légèreté ».

Camus ne réussit pas au cinéma

Mais le cinéma italien ne fait pas toujours recette en France. Les critiques sur le film de Gianni Amelio ont été mitigées voire, pour certaines, carrément mauvaises (voir page 19). Pourquoi l’adaptation cinématographique a-t-elle reçu de si mauvaises critiques alors que la bande-dessinée semble être appréciée des lecteurs ? Camus serait-il inadaptable au cinéma ? Les reprises de ses œuvres n’ont pas vraiment rencontré le succès. Si l’adaptation de L’Étranger par Luchino Visconti en 1967 n’a g uère plu au x camusiens, celle de La Peste, réalisée par Luis Puenzo en 1992, a été éreintée par la critique qui y a vu une trahison de l’écrivain. Ja cq u e s Fe r r a n d e z a s o n explication : « Le dessin permet de restituer à l’identique le décor, ce qui n’est pas toujours facile au cinéma. Je me suis inspiré des quartiers d’Alger pour dessiner les lieux. Cela permet d’être plus fidèle au roman. » Par contre, le film de Gianni Amelio n’a pas eu les autorisations qui lui auraient permis de tourner dans les quartiers d’Alger où Albert Camus a vécu. « La bande-dessinée, possède une écriture particulière, un mode visuel mais qui laisse cependant de la place à Jacques Ferrandez, lors de l’exposition de ses dessins l’imagination. »

Jacques Ferrandez connaît les personnages de Camus par cœur. C’est qu’il a passé « un an à leurs côtés ». Une année durant laquelle il est retourné dans les quartiers d’Alger afin de restituer au mieux la réalité sur le papier. « Je suis retourné dans la rue du café Tantonville, l’endroit favori d’A l b e r t C a mu s .  » Po u r l e scénario, le bédéiste s’est permis « quelques artifices ». En effet, le romancier est mort avant d’avoir achevé son livre. À l’aide des notes qu’il avait laissé, Jacques Ferrandez fait apparaître des personnages et disparaître d’autres. Il joue avec aux Galeries Gallimard, le 2 février à Paris. les mots.

Perrine BASSET

Photo : Perrine Basset/EPJT – Planches : Jacques Ferrandez

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charpe orange aux motifs orientaux, pull bleu marine qui contraste avec son teint méditerranéen, Jacques Ferrandez, dessinateur depuis quarante ans, est passionné par l’Algérie, son pays natal. À trois reprises l’auteur de BD a adapté des œuvres de Camus. Son dernier opus, tiré du roman Le Premier Homme, a été publié en septembre 2017. Pour Jacques Ferrandez, reprendre cette œuvre était une évidence. À l’évocation d’Albert Camus, les yeux du Niçois s’illuminent. Il raconte avec émotion sa découverte du roman. À travers les mots de l’auteur, il retrouve le quartier de Belcourt, à Alger, où a vécu sa famille. Albert Camus et son père sont allés dans la même école à quelques années d’intervalle. Après le décès de son père, le dessinateur décide de retourner sur sa terre natale. « Depuis toujours, Camus n’est pas un nom étranger. C’était l’enfant du quartier qui avait réussi. » Un lien fort unit les deux hommes. Ce lien, il l’entretient à présent avec Catherine Camus, la fille du romancier. Cette dernière était au départ un peu réticente à l’idée que Jacques Ferrandez mette en couleur le livre autobiographique de son père. L’auteur est cependant parvenu à la convaincre. Depuis, elle lui est d’un grand soutien. « Elle est très investie dans le projet », confie-t-il.


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à tout pour fuir leur passé et s’offrir un avenir incertain mais mouvementé. In guerra per amore parle lui aussi d’amour et de mafia avec humour. Un jeune homme souhaite changer le destin de sa dulcinée à deux doigts de se marier avec un chef mafieux sicilien.

L’éloge de la diversité

Marcello Mastroianni et Stefania Sandrelli dans Divorce à l’italienne en 1961.

Des films à la vie à l’amour Dans une société marquée par le fascisme et le pouvoir de l’Eglise, le cinéma italien a su imposer l’amour et la sensualité.

Photo : DR

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ilier du septième art italien, l’a m o u r e s t u n s u j e t omniprésent. Pour Jean Gili, historien du cinéma italien, l ’a m o u r e n It a l i e e s t l e « fondement de presque tous les scénarios quels que soient le thème des films ». Parmi les 24 films programmés aux Journées du film italien, 6 portent véritablement sur ce thème : I figli della notte (Les Fils de la nuit, 2016), d’Andrea De Sica, Il Padre d’Italia (Le Père d’Italie, 2017), de Fabio Mollo, In guerra per amore (À la guerre par amour, 2016), de Pierfrancesco Diliberto, Ammore e malavita (À Naples on ne vit que deux fois, 2017), d’Antonio et Marco Manetti, Una questione privata (Une affaire personnelle, 2017), et La notte di San Lorenzo (La nuit de San Lorenzo, 1981), de Paulo et Vittorio Taviani. Ce sont autant de films que de manières totalement différentes de le représenter. Selon Laurence Schifano, auteure et spécialiste du cinéma italien moderne, « le cinéma se fait l’héritier de la vocation

culturelle du mélodrame de l’opéra ». C’est avec ce dernier, dans sa façon de traiter des drames populaires, que le cinéma possède le plus de similitudes en ce qui concerne le traitement du thème de l’amour. Mais l’amour, dans le cinéma italien s’allie volontiers avec la comédie et le

Sur un tout autre mode, Il Padre d’Italia réunit diverses situations liées à l’amour : le refus, ou la négation, de la paternité, la jalousie, l’homosexualité… Dans I figli della notte, Andrea De Sica, lui, explore la découverte du plaisir et de la sensualité à l’adolescence au sein des milieux controversés des pensionnats huppés. Le cinéma italien s’ouvre alors à un public de plus en plus large et démontre qu’il peut traiter à la fois les côtés idylliques et ceux plus sombres du sentiment amoureux. Le thème de l’amour est profondément ancré dans la culture italienne. De l’Antiquité à la Renaissance d’abord, dans la peinture et la sculpture, où il est une notion esthétique qui doit provoquer l’émotion. Quand le théâtre antique s’ouvre et se démocratise, au XIVe siècle, naît une nouvelle forme de tragédie où l’amour a toute sa place. Ainsi, les amants de Vérone, Roméo et Juliette, reflètent l’amour idéalisé et tra­gique, typique de l’Italie, même si c’est le très anglais Shakespeare qui en a écrit la pièce. La figure de l’amour parfait reste enracinée dans le cinéma italien jusque dans les années cinquante. Jean Gili l’explique par l’aseptisation de l’écran par le régime fascisme mais aussi par la pression ecclésiastique, particulièrement forte en Italie.

L’amour coûte que coûte

Par toutes ces manières de traiter l’amour, le cinéma italien exprime la volonté de n’être soumis ni aux codes ni aux tabous. Jean Gili caractérise cet affranchissement par u n «  p a s s a g e d e l’histoire d’amour idéale entre un jeune homme et une jeune femme à des situations beaucoup plus libérées, surtout avec la baisse de la censure de l’Église ». Une libération des mœurs qui raisonne étroitement avec la movida, mouvement culturel espagnol qui a marqué l’après franquisme. L’Italie n’est donc pas comme un cas isolé. Cependant, cette situation reste un paradoxe dans un pays où la culture est toujours martelée par l’ombre fasciste.

Grâce à un traitement très varié du thème de l’amour, le public italien peut s’identifier facilement aux personnages burlesque : il faut montrer par le rire, les travers de l’amour et son caractère parfois absurde. Avec Ammore e malavita, Antonio et Marco Manetti s’amusent ainsi à réunir des contextes sérieux comme la Mafia et des situations plutôt cocasses et ridicules. On y découvre l’épopée amoureuse d’une infirmière et d’un ancien mafieux prêts

Benjamin BAIXERAS


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La comédie à la folie

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La projection de films tels que Easy d’Andrea Magnani ou Lasciati andare de Francesco Amato place les Journées du film italien sous le signe de la comédie. Ce genre s’est façonné tout au long du XXe siècle.

p ro b l è m e s d e l a s o c i é té italienne. Mais au lieu de privilégier les acteurs amateurs, la comédie à l’italienne met en scène des comédiens profes­ sionnels . Leur puissance comique doit en effet servir à interpréter des personnages typiques et très stéréotypés telle que la figure du macho. Ce type de comédie décline ensuite au milieu des années soixantedix – en raison de l’émergence de la télévision et de l’apparition des chaînes privées – avant de revenir sur le devant de la scène au début des années deux mille, avec de nouvelles caracté­ ristiques.

Une ironie optimiste

Affiche du premier film de la comédie italienne, I soliti ignoti (Le Pigeon) réalisé par Mario Monicelli en 1958.

Élise GILLES

(1) Genre du théâtre italien apparu au XVIe siècle reposant sur l’improvisation d’acteurs masqués. (2) Nom donné à la comédie des années trente en raison de l’utilisation quasi récurrente de téléphones blancs à l’écran.

Photo : DR

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ès l’entame du film, Easy, personnage principal du film éponyme d’Andrea Magnani, se retrouve dans une scène burlesque : il est coincé dans les toilettes d’une aire d’autoroute alors qu’il doit décharger de sa voiture un cercueil abritant le corps d’un homme. Ce genre de scène est typique des comédies italiennes. Héritage de la commedia dell’arte1, la comédie prend place dans le cinéma italien dès les années trente, sous le nom de Cinéma des téléphones blancs2. Adoubé par le pouvoir fasciste, dont il véhicule l’idéologie, il vante un pays à l’excellente santé économique et dont la population jouirait d’un parfait bien-être. Pendant ce temps, les comédies indépendantes, plus réalistes, subissent la censure de l’État mussolinien. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le néoréalisme rouge s’oppose au Cinéma des téléphones blancs. Il montre la société italienne telle qu’elle est, avec sa crise du logement et son taux de chômage élevé. Mais le néoréalisme rouge est vu d’un très mauvais œil par le pouvoir. Le public s’en détourne peu à peu au point de le contraindre à se transformer. Il renaît cependant au début des années cinquante. Les sujets traités restent inchangés, mais le ton humoristique employé et son traitement léger métamorphosent le genre. C’est le néoréalisme rose. Au début des années soixante apparaît la commedia all’italiana. Tout comme le néoréalisme rose, elle a pour but de divertir en évoquant avec ironie les

Ses héros sont des personnages ordinaires qui évoluent au quotidien et auxquels tout le monde peut s’identifier. Trois sujets sont principalement abordés. L’amour, tout d’abord, est tourné en dérision: passion, divorce, homosexualité, infidélité…, tout est passé au crible. Il en va de même pour la famille, très souvent moquée à travers l’opposition entre parents conservateurs et adolescent représentant la modernité. Cet affrontement familial reflète l’évolution actuelle de la société italienne. Enfin, les valeurs d’amitié et de solidarité sont très présentes dans les comédies italiennes d’aujourd’hui. Parmi les ingrédients incontournables d’une comédie typique, les décors et la musique ont un rôle prépondérant : Rome et la Toscane sont des lieux très prisés des réalisateurs et font rêver le spectateur en lui offrant du soleil, des ruelles colorées et des Vespa si caractéristiques du pays. Sur les bandes originales, airs d’opéra et chansons italiennes joyeusement rythmées se succèdent, soulignant l’optimisme et l’humour qui se dégagent de ces films. Ce renouveau formel a permis à la comédie de reconquérir sa place dans le cœur des Italiens. Elle représente aujourd’hui 25 % de ce que les jeunes vont voir au cinéma, devant le thriller et les films d’aventures.


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Chante-moi la Camorra

Après avoir été traités dans Gomorra – en livre, en série, en film –, la Camorra, mafia napolitaine et le quartier de Scampia sont à l’honneur dans une comédie musicale pleine de contrastes. Jusqu’au début des années deux mille, le secteur était entièrement régulé par la mafia. Elle est plus discrète depuis les violences entre bandes rivales qui ont fait plus de 130 morts en 2004 et qui ont contraint l’État à intervenir. C’est cette période qui a inspiré Roberto Saviano pour son livre Gomorra, adapté au cinéma en 2008 par Matteo Garrone puis à la télévision à partir de 2014. Diffusée sur la chaine italienne RAI 3 et la britannique Sky, la série a connu un grand succès en Italie comme à l’étranger.

Critiques des politiques

Les vele, immeubles symboles du quartier vérolé par la Camorra.

Photo : HatermLijn / Wikimedia commons

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ntonio et Marco Manetti, les Manetti Bros (pour brothers, frères, dévoilent leur nouveau film Ammore e Malavita lors de la soirée d’ouverture des Journées du film italien de Tours. Cette comédie musicale, à la croisée des genres entre film d’action, comédie romantique et Flashdance, met en scène Carlo Buccirosso dans le rôle du patron de la Camorra. Il se fait passer pour mort, assassiné par son rival. Une idée de sa femme, inspirée par le scénario du James Bond On ne vit que deux fois, sorti en 1967. Deux gardes du corps du boss doivent assurer sa sécurité pour que le plan ne soit pas révélé. Ils doivent éliminer une infirmière qui les aurait croisés lors du transfert du boss à l’hôpital. Elle s’avère être le grand amour de jeunesse de l’un d’eux. La position d’outsider revendiquée par les réalisateurs correspond à la vision singulière et ironique qu’ils posent sur le monde. On retrouve tous les archétypes de leur cinéma, parfois absurde, dès la première scène du film : un groupe de touristes visite le quartier de Scampia au nord de Naples. L’un d’eux se fait voler son sac. La première chanson est lancée comme une ode au danger « nothing like being robbed in Scampia, the ultimate touristic experience »*. Les Manetti Bros proposent ainsi un point de vue alternatif à l’image du fief de la Camorra, souvent réduite à l’insécurité et l’insalubrité.

Pendant longtemps, le quartier a été surnommé le supermarché européen de la drogue à cause des nombreuses transactions qui rapportaient jusqu’à 500 000 euros par jour. Le film s’ouvre dans les vele, immeubles triangulaires dont l’architecture s’inspire des voiles de navires et qui sont devenues les icônes de Scampia.

Ces œuvres, très documentées, ont été mal reçues par la Camorra car elles ont révélé des informations, jusqu’alors relativement secrètes, au grand public et aux autorités. Néanmoins, elles ont mis en lumière ce quartier défavorisé où de nombreuses initiatives locales voient le jour pour tenter de le redynamiser. Une p ar t imp or t ante e st accordé e à l’é duc ation, ave c notamment la construction d’une université, pour offrir un meilleur avenir, loin de la mafia à ses jeunes. Scampia est le quartier le plus jeune d’Europe mais 53 % d’entre

Six chances sur dix de mourir

Elles faisaient partie d’un projet d’urbanisme développé dans les années soixante-dix avec pour volonté de redynamiser cette zone agricole excentrée. L’architecte Francesco di Salvo souhaitait construire une cité utopiste où toutes les générations pourraient cohabiter dans un cadre de vie agréable. Le projet s’est accéléré avec le séisme en Irpinia en 1980 qui a contraint de nombreux Napolitains à déménager dans le nord de la ville. Beaucoup de familles se sont installées illégalement dans ces immeubles encore en chantier. La criminalité et le taux de chômage ont explosé pour atteindre 70 % aujourd’hui. Les nombreuses allées, qui devaient rappeler les étroites ruelles typiques de Naples, ont fait de ce territoire un labyrinthe propice aux trafics de drogues. Scampia est devenu le quartier le plus dangereux d’Europe. Un adolescent a six chances sur dix d’y mourir avant 25 ans car la Camorra recrute de plus en plus de jeunes.

Marco et Antonio Manetti en 2017

eux sont au chômage. Des critiques venant de la classe politique locale évoquent une certaine mystification cinématographique qui ferait de la publicité pour la Camorra.

Alice BLAIN

(*) « Il n’y a rien de mieux que de faire voler à Scampia, l’ultime expérience touristique »


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La vraie vie au cinéma Pour dépeindre la société italienne, les cinéastes ne s’interdisent aucun thème. Ils traitent de la politique comme de la corruption.

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Libérer le regard

Une nouvelle tendance des films politiques et engagés s’est développée dans le cinéma italien. Dans La Revue des deux Mondes, Paolo Modugno, spécialiste de la vie politique et de la civilisation italienne, répertoriait les œuvres et les nombreux documentaires sur les phénomènes de criminalité organisée. Une problématique qui fait partie intégrante de l’œuvre des réalisateurs d’aujourd’hui et qui permet de traiter les principaux maux de la société italienne. Abandonné progressivement dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, le militantisme cinéma­tographique connaît donc un regain de popularité, si on en croit le critique et historien du cinéma Jean Gili. Le film engagé fait écho aux enjeux politiques et sociaux avec lesquels l’Italie doit composer. Réalisé par Silvia Jop et Pietro Pasquetti en 2016, La Risalita dell acque profonde (Upwelling – La Montée des eaux profondes) montre une situation inédite à Messine, en Sicile : le maire nouvellement élu est bouddhiste et écolo. Dans cette cité plutôt conservatrice, les citoyens s’essaient à une autre politique, aux priorités différentes, pour construire leur ville utopique. Une utopie qui semble être la seule réponse possible aux nombreux questionnements des Italiens d’aujourd’hui face à l’effondrement d’un modèle traditionnel intégré par tous. Et qui peut seule ouvrir à une alternative politique. Prove di Stato (Luisa, au nom de l’État), documentaire réalisé par Leonardo di Costanzo en 1998,

Une séance de cinéma en plein air, dans les jardins de la Casa del Cinema (la maison du cinéma), à Rome.

résume un an et demi de la vie d’Ercolano, petite ville de la banlieue de Naples. Il retrace le combat de la maire, Luisa Bossa, pour restaurer l’État de droit et pour redresser une cité rongée par les ­décisions des gouvernants précédents. « Miroir fidèle de l’Italie ? Il fut la société italienne elle-même », écrivait Georges Ayache, écrivain et historien français, à propos du cinéma italien. Il y a ici une volonté profonde de montrer la réalité brute du sud dans ce documentaire. Celle du conflit social, du poids de la corruption et de l’emprise encore forte des gangs face à l’optimisme d’une élue déterminée. « Le cinéma italien reste l’un des plus enracinés dans la réalité, dans un pays de cultures multiples », affirme Jean Gili, le fondateur du festival du cinéma italien. Il explique l’importance de l’identité régionale en Italie et celle du cinéma qui permet d’envisager et de comprendre globalement la société qu’il reflète. Pour L aurence Schifano, spécialiste du cinéma italien moderne, la richesse de ce cinéma contem­ porain réside dans sa capacité à se réinventer, tout en se sachant « l’héritier d’une grande histoire ». Si aujourd’hui l’emprise du néoréalisme se ressent toujours dans le septième art italien, c’est avant tout son aptitude « à partir à l’aventure, à déplacer et à libérer le regard » qui prime. Pour continuer à mettre en scène des personnages fidèles à la ­société dans laquelle il puise son inspiration et ne rien perdre de son aspect sociologique.

« Le cinéma italien reste un des plus enracinés dans la réalité, dans un pays de cultures multiples » Jean Gili

Eléa CHEVILLARD

Photo : Mahé Cayuela/EPJT

a quarantaine mélancolique et le moral en berne, Isidoro vit englué dans ses espoirs déchus. Ancien pilote de kart contraint de quitter les circuits, il passe ses journées à manger devant la télévision. Pour leur cinquième édition, les Journées du film italien projettent, entre autres, Easy d’Andrea Magnani. Sorti en 2017, le film aborde avec humour et ­finesse les errances d’un homme perdu dont la vie prend un tournant décisif. Son monde bascule lorsque son frère lui demande de transporter un cercueil jusqu’en Ukraine. La mort, la vie et les désillusions s’entremêlent dans une histoire rythmée. La gravité des maux de l’existence est illustrée sous le spectre de la comédie italienne. Isidoro incarne un aspect de la société italienne d’aujourd’hui : un homme simple auquel on peut facilement s’identifier et dont l’existence morne est ébranlée par un voyage décisif.


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L’HÉRITAGE NÉORÉALISTE

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Rossellini, Visconti, De Sica..., ces figures emblématiques du cinéma transalpin sont les pères du néoréalisme. Un mouvement qui a laissé une empreinte profonde dans le septième art italien.

Photo : D. R.

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lors que l’Italie est plongée dans la dictature, un En témoignent Bernardo Bertolucci, Francesco Rosi, nouveau courant cinématographique apparaît Michelangelo Frammartino, Giorgio Diritti qui ont été formés dans les années quarante. Il s’oppose au cinéma de chez les néoréalistes. Jean Gili, critique et spécialiste du cinéma propagande fasciste, instrument politique du italien, considère que « le cinéma italien ne s’est jamais régime de Mussolini, sans valeur artistique. vraiment éloigné du néoréalisme » car il continue à « évoquer Luchino Visconti, Vittorio De Sica et Roberto Rossellini le traumatisme de la société ». Gomorra de Matteo Garrone, deviennent alors les trois grands réalisateurs du neorealismo. sur la mafia napolitaine, est en ce sens emblématique. En 1941, Visconti publie Les Cadavres, un pamphlet contre les Toutefois, l’expérience néoréaliste est bien limitée dans le officiels du cinéma qui, selon lui, empêchent l’émergence d’une temps. « Le mouvement n’a pas perduré parce qu’il a subi une nouvelle génération de cinéastes. En 1943, il sort son premier censure assez dure », explique Luigi Sala, docteur en lettres film qui devient une des œuvres majeures du néoréalisme. Les modernes. La comédie italienne, à partir des années cinquante, Amants diaboliques met en scène a su reprendre les thématiques l’histoire d’amour entre Gino, jeune engagées du néoréalisme et les vagabond, et Giovanna, cuisinière « traduire dans un registre comique », dans le relais routier tenu par son évitant ainsi la censure. Ainsi, dans mari. À travers les amours adultères La Grande Guerre, Mario Monicelli et meurtrières des deux personnages, aborde le sujet tabou des tueries Visconti critique en creux l’idéal inutiles de la Première Guerre fasciste de l’homme nouveau, mondiale à travers les aventures à la vertueux et travailleur. Le cinéaste, fois comiques et tragiques de deux lui, montre les passions de l’être soldats couards. Si le film va à humain dans toute leur réalité. l’encontre du mythe patriotique, il Avec son premier film dans le contourne par son humour la registre dramatique Les enfants nous censure mise en place par la regardent, De Sica transgresse lui démocratie chrétienne au pouvoir. aussi certains tabous de l’ère L’héritage principal du néoréalisme mussolinienne. Le personnage est l’engagement politique, analyse principal, un petit garçon de 7 ans, Luigi Sala. Néanmoins, « les cinéastes assiste à la dislocation du couple de les plus engagés d’aujourd’hui ses parents. Abordant les sujets de n’adoptent pas forcément un langage l’adultère et du suicide, le film a réaliste mais plutôt symbolique », fortement choqué le régime et n’a pu complète le spécialiste. Lorsque sortir qu’en 1944, après la libération Paolo Sorrentino sort en 2008 Le de Rome et la chute de Mussolini. Divin, sur la vie de l’homme politique Le personnage de Gino dans Les Amants Giulio Andreotti, il se situe « au delà diaboliques de Luchino Visconti. Un mouvement marqué du néoréalisme en tant que genre ». par la censure Même si la référence à la réalité est bien là, celle-ci est En 1945, Rome, ville ouverte, le film de Rossellini, marque un transposée de manière métaphorique. Pour le chercheur, le tournant. On y suit la traque de Giorgio Manfredi, chef d’un film n’est pas tant un biopic d’Andreotti qu’une « métaphore réseau de résistance communiste, par la Gestapo. Si la trame du pouvoir en tant que force obscure incontrôlable ». est toujours réaliste, le réalisateur met en lumière les alliances Le néoréalisme garde une place importante dans la culture passées entre les catholiques et la gauche durant cette période. cinématographique italienne. Il perdure dans cette volonté de Il s’agit d’aller au-delà des différences pour former une solide représenter les choses telles qu’elles sont. Mais en tant que unité politique. genre, il est révolu, parce que intimement lié à la résistance. Si Dans une interview donnée en 2016, Laurence Schifano, les réalisateurs italiens d’aujourd’hui en sont les héritiers, ils professeure émérite de cinéma à l’université de Paris Nanterre, voudraient aussi s’en détacher car, comme le dit, Jean Gili : « Il explique que le néoréalisme est le « fil rouge qui a accompagné faut tuer les pères pour pouvoir créer librement. » toute l’histoire du cinéma italien depuis Rome, ville ouverte ». Jeanne HÉLOUIS


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Le grand écran, reflet de la jeunesse Le cinéma italien dépeint la jeune génération, ses aspirations et ses frustrations. Témoignages éclairés.

Des changements culturels

« Ici c’est plus simple pour apprendre le français, la ville est à taille humaine, pas comme à Londres où j’étudiais avant.» Pour Benedetta, 21 ans, c’est la même envie qui l’a poussée à venir ici. Les deux femmes partagent la même passion pour la littérature comparée. « Tours est une des seules villes françaises proposant ce genre de cours », ajoute Benedetta qui a quitté Venise il y a un mois. Quand nous en parlons avec Giulia, le plus compliqué

pour elle a été de se conformer à la manière française de saluer. « En Italie, on ne fait pas la bise. On embrasse juste sa famille. On serre la main à son avocat ou son banquier à la rigueur… » Cette manière de

Benedetta, étudiante en troisième année de lettres, dans le hall de la faculté des Tanneurs à Tours.

d’ailleurs que cela serait « impossible en Italie ». L’État y aide très peu les étudiants. Pour Bene­ detta, « l’État considère q u e l’o n a d é j à à l e remercier de pouvoir faire des études ». Ces difficultés à étudier et ensuite à trouver un travail se traduisent par un départ massif de jeunes diplômés vers l’étranger, en quête de reconnaissance et d’une meilleure rémunération. Ce qui ne veut pas dire que les jeunes Italiens n’aiment pas leur pays. Giulia comme Benedetta rêverait d’y travailler. Mais face aux difficultés actuelles de l’Italie, elles sont conscientes qu’un passage à l’étranger est nécessaire. À l’aube de son entrée dans la vie active, Giulia partage son idéal : « Vivre, enseigner, fonder une famille en Italie, même si cela est idéaliste puisque, pour l’instant, il n’y a pas les conditions économiques nécessaires. » Pour résumer ce dilemme, Benedetta évoque une comédie assez symptomatique de la situation des surdiplômés du pays : « J’arrête quand je veux – l’histoire d’un groupe de chercheurs qui se reconvertit dans la production de drogue –, de Sydney Sibilia, m’a fait beaucoup rire. Il montre comment les cerveaux italiens doivent se débrouiller pour vivre décemment et donner une utilité en Italie à leurs diplômes. J’espère que cela changera bientôt. »

« l’état italien nous aide très peu, il considère que l’on a déjà à le remercier de pouvoir faire des études » saluer n’a pas choqué Benedetta qui, malgré sa gêne, était au courant de cette habitude en arrivant. Le plus compliqué reste les relations avec les Français. Difficile de nouer de vraies relations avec eux. « On reste beaucoup entre nous et avec les autres étrangers », confie Giulia. La faute peutêtre aux activités universitaires o rg a n i s é e s «  u n i q u e m e nt e nt re Erasmus » et à la barrière de la langue, selon Benedetta. Pourtant, les deux jeunes femmes habitent dans des résidences étudiantes. Elles confient

Giula, doctorante au Centre d’études sur la Renaissance de Tours, dans sa chambre du CROUS.

Robin JAFFLIN

Photos : Robin Jafflin/EPJT

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a jeunesse est un des thèmes favoris du cinéma italien. Une nouvelle v ag ue de j e une s réalisateurs, inspirés par le néoré a l i s m e , s ’i nté re s s e to u t particulièrement aux problèmes sociaux et économiques que connaissent les jeunes italiens. C’est dans ce contexte que Fabio Mollo aborde la quête d’identité et de reconnaissance de la jeunesse transalpine dans son film, Il padre d’Italia, l’histoire d’un jeune homosexuel qui se lie d’amitié avec une jeune femme enceinte, présenté à Viva Il Cinema cette année. Un film qui plaît particulièrement à Giulia, bientôt 28 ans, doctorante et arrivée début janvier à Tours. Elle étudie la littérature classique au Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR).


La Feuille

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14 mars 2018

Solidarité de Riace à Grande-Synthe

Ces élèves du lycée Notre-Dame La Riche s’apprêtaient en février à partir pour Grande-Synthe, à la rencontre de migrants.

Des lycéens ont visionné le documentaire Un village de Calabre. Un qui fait écho avec leur engagement en faveur des migrants.

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Photo : Mélina Rivière/EPJT

un paese di Calabria (Un village de Calabre) raconte une belle histoire de migrants. On peine parfois à y croire, mais cette aventure est bien réelle. En 1998, un bateau qui transporte plusieurs centaines de Kurdes échoue sur la plage de Riace, au sud de l’Italie. Ce village, fortement touché par l’exode rural, a vu son nombre d’habitants chuter. Le maire de l’époque, Domenico Lucano, convainc alors ses concitoyens d’aider les réfugiés. Peu à peu, l’école, l’épicerie puis d’autres commerces rouvrent. Riace revit. Le 2 février dernier, huit Tourangeaux, élèves du lycée catholique Notre-Dame La Riche, visionnent ce documentaire. Ils sont extrêmement touchés par cette histoire. Effectivement, ils sont tous ­volontaires pour aller quelques jours plus tard à la rencontre des migrants au côté de l’adjoint de direction pour la pastorale et l’humanitaire de leur établisse-

ment , Robin D urieu x . Ainsi, du 25 ­février au 2 mars, ils se rendent à Grande-Synthe pour encourager et soutenir les bénévoles qui proposent leur aide aux migrants. Le film, ils l’ont regardé à l’aune de leur propre expérience. « À Riace, c’est dans les mœurs d’accueillir. Les villageois et les migrants se sont apportés mutuellement des choses », observe Auriane, élève de première.

Une thématique universelle

Ce qui a le plus marqué Mathis, dans ce documentaire, c’est de constater que les habitants de Riace ont su s’adapter et prier ensemble. Ils se sont rassemblés quelle que soit leur religion : « Cette scène est magnifique » complète Mathis. Auriane ajoute elle que « c’était plus qu’une église, c’était une “maison des âmes” ». Si la religion est souvent cause de conflits, à Riace, elle semble propice au rassemblement d’autant plus que les

« Si tout le monde se dit que c’est aux autres de le faire, à la fin personne ne le fait. Une fois qu’on a touché du doigt ce que les gens vivent, on ne peut pas ignorer cette réalité »

Auriane, élève de première

saints patrons de la ville, Cosmo et ­Damiano, sont d’origine syrienne. La culture locale, quant à elle, a été préservée. Le meilleur exemple de ces traditions inchangées est sans doute celui de la fanfare que l’on voit défiler à plusieurs reprises dans le documentaire. Comment expliquer que ces jeunes soient aussi sensibles à ces histoires de vie ? « Ma grand-mère est Tunisienne. Quand elle est arrivée en France, elle n’avait pas de papiers. Forcément, ce que peuvent traverser les migrants me touche davantage », explique Flore, ­lycéenne de terminale. Que ce soit à Grande-Synthe ou à Riace, les habitants passent outre le sentiment d’abandon et développent un sens particulier de la solidarité. « Ceux qui savent ce que c’est de ne pas être aidé correctement partagent et développent une ­solidarité entre pauvres, y compris avec les migrants », remarque Robin Durieux. À Grande-Synthe, ville fortement touchée par le chômage, se multiplient ainsi les initiatives pour venir en aide aux migrants. En décembre dernier, une salle de sport leur a été ouverte pour les mettre à l’abri des intempéries. Certes, Riace reste une expérience ­e xceptionnelle et isolée. Mais cette ­jeunesse humaniste et déterminée sait que ce genre d’initiatives existe aussi en France. À leur grand regret, elles sont trop peu médiatisées. Finalement pour Robin Durieux, Un village de Calabre a le mérite de montrer qu’il peut y avoir « du bonheur à être accueillant ».

Melena HELIAS


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Programme 14 mars 2018

La Feuille

PAGE RÉALISÉE PAR LUCIE ROLLAND ET LA RÉDACTION

NOS COUPS DE CŒUR

PROGRAMME À RETROUVER SUR HTTPS://WWW.VIVA-IL-CINEMA. COM/PROGRAMME

DU MOZART EN OUVERTURE Le baryton-basse François Bazola ouvrira la 5e édition de Viva Il Cinema ! en interprétant quelques airs d’opéras de Mozart. Il sera accompagné du pianiste Jean-Michel Riether.

HOMMAGE

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vivre une seconde jeunesse quand Ales­ sandro va davantage s’intéresser au monde qui l’entoure. Avis. Un film émouvant, touchant, par­ fois drôle. Une belle image des relations intergénérationnelles. ¥ Un Paese di Calabria (Un village de Calabre) de Shu Aiello et Catherine ­Catela. Le village de Riace a été désertée par ses habitants jusqu’à ce qu’un ba­ teau de réfugiés s’échoue sur sa plage. Le village va alors renaître (voir p. 27). Avis. Un documentaire fort et engagé qui met en lumière l’apport des mi­ grants dans notre société.

réalisateurs viennent présenter leurs films dans le cadre du Prix de la ville de Tours, décerné par un jury de personnalités françaises et italiennes.

ERNEST PIGNON-ERNEST EN MASTERCLASS

LES LIEUX DU FESTIVAL

 Salle Thélème, 3, rue des Tanneurs, 37000 Tours. Tél. : 02 47 36 65 05.  Cinémas Studio 2, rue des Ursulines, 37000 Tours. Tél. : 02 47 20 27 00.  CGR Tours Centre 4, place François-Truffaut, 37000 Tours. Tél. : 0892 688 588  L’Escale Allée René-Coulon, 37540 Saint-Cyr-sur-Loire. Tél. : 02 47 42 80 90.

« Una questione privata » (Une affaire personnelle) des frères Taviani. Ce film, entre amour et jalousie, porte sur l’impact que peut avoir une histoire intime sur le destin d’un groupe. En 1943, Milton, jeune étudiant et résistant, est amoureux de Fulvia. Mais il découvre qu’elle est également proche de Giorgio, un de ses ami , lui aussi résistant… Le film de Paolo Taviani, co-écrit avec son frère Vittorio, pourrait être un nouveau chef d’œuvre de ces deux légendes du cinéma italien. Il sera projeté en avant-première en présence de Paolo Taviani. Rendez-vous le 15 mars à 20 h 30, salle Thélème

Ernest Pignon-Ernest échangera avec les étudiants de l’École supérieure des arts et du design TALM-Tours lors d’une masterclass le vendredi 16 mars. Rencontre précédée de la projection d’un documentaire réalisé en 2014 par le Collectif Sikozel : La Pâque selon Ernest Pignon-Ernest. Ce film revient sur les collages effectué par l’artiste en 1988 dans les ruelles de Naples. Un hommage sera rendu à l’artiste qui viendra présenter le film Ernest Pignon-Ernest et la figure de Pasolini le samedi 17 mars à 14 heures salle Thélème.

Photos : Arnaud Roszak/EPJT – DR

¥ La vita in comune (La Vie ensemble) de Edoardo Winspeare. Filippo, maire d’une petite ville du Sud de l’Italie. donne des cours de littérature en prison. Il y rencontre Pati, un délinquant originaire de sa ville. Les deux hommes se transforment au contact l’un de l’autre. Avis. Un film drôle rempli d’espoir, ma­ gnifiquement filmé dans les Pouilles. ¥ Tutto quello che vuoi (Tout ce que tu veux) de Francesco Bruni. Alessandro, 22 ans et sans emploi, souffre d’Alzhei­ mer. Il rencontre Giorgio, un poète qui a connu son heure de gloire. Celui-ci va

Une exposition retrace la carrière de l’actrice Stefania Sandrelli qui a tourné avec les plus grands réalisateurs italiens. On y verra les œuvres de grands directeurs de la photographie, certaines sont des documents rares. Hôtel Goüin, du 14 au 18 mars, de 14 à 18 heures. Entré libre.


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