Travail, jeunesse, libertés Sous tension…

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Crises, Covid et syndicalisme

du social

Can Stock Photo/Gajus

au cœur

Un entretien avec Jean-Marie Pernot,

chercheur associé à l’Ires et au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains

Pages 32 à 34

Mutualité Pour une mise en « sécurité sociale » Page 36 à 38

Travail, Jeunesse, libertés

sous tension Notre dossier de rentrée revient sur le Covid et ses impacts, d’ores et déjà profonds, sur le travail et ses dimensions multiples, sur la jeunesse et sur les libertés, ainsi qu’au regard de l’avenir du syndicalisme. Pages 16 à 34 MENSUEL DE L’UGICT-CGT N° 669 / SEPTEMBRE 2021 / 4 


Militants, adhérents, ensemble soyons solidaires

Depuis plus de 30 ans, la Macif protège l’activité syndicale

partenariat@macif.fr

MACIF - MUTUELLE ASSURANCE DES COMMERÇANTS ET INDUSTRIELS DE FRANCE ET DES CADRES ET SALARIÉS DE L’INDUSTRIE ET DU COMMERCE. Société d’assurance mutuelle à cotisations variables. Entreprise régie par le code des assurances. Siège social : 1 rue Jacques Vandier 79000 Niort.


du social

éditorial Agirc-Arrco :

MENSUEL DE L’UGICT-CGT 263, rue de Paris Case 431, 93516 Montreuil Cedex Tél. : 01 55 82 83 60 Fax : 01 55 82 83 33 Courriel : <options@ugict.cgt.fr> DIRECTRICE DE LA PUBLICATION

Marie-José Kotlicki RÉDACTEUR EN CHEF

Pierre Tartakowsky RÉDACTRICE GRAPHISTE

Anne Dambrin Secrétaire de Rédaction

Guillaume Lenormant RÉDACTION

Valérie Géraud Martine Hassoun Christine Labbe Gilbert Martin Louis Sallay ADMINISTRATRICE

Cécile Marchand PUBLICITÉ

Cécile Marchand Tél. : 01 55 82 83 35 PHOTOGRAVURE

Anne Dambrin IMPRESSION

Siep – Rue des Peupliers 77590 Bois-le-Roi CONCEPTION GRAPHIQUE

Ligne neuf Commission paritaire :

0122 S 08090 du 24/11/2016 ISSN : 1154 – 5658 Dépôt légal : 3e trimestre 2021

« Imprimé sur du papier provenant d’Autriche » « Eutrophisation : Ptot 0,007kg/Tonne »

OPTIONS N° 669 / septembre 2021

une bombe à retardement Les mauvais coups se fomentent souvent l’été ! En trois réunions de négociation dont l’issue était scellée avant même la première, le Medef a obtenu de la Cfdt et de la Cftc la signature d’un accord, certes minoritaire, mais qui va durement pénaliser toutes et tous les ingénieur·es, cadres, technicien·nes et agent·es de maîtrise. Alors que la complémentaire représente jusqu’à 60 % de leur retraite totale, ils ont déjà payé un lourd tribut aux accords conclus ces dernières décennies. Quand un cadre moyen partait, au début des années 1990, avec 72 % de son salaire net de fin de carrière, celui parti en 2020 en perçoit 67 %, et le jeune diplômé d’aujourd’hui partira en 2062 avec 51 % de son dernier salaire (chiffrages Agirc-Arrco). Une double peine, sachant qu’un jeune diplômé de 2010 perçoit, avec six ans d’expérience, un salaire inférieur, en euros constants, à celui de ses homologues de 1998 (Cereq, 2017). Une baisse accélérée pour les ingénieur·es, cosecrétaire générale de l’Ugict-Cgt cadres, technicien·nes et agent·es de maîtrise, Directrice d’options sous la pression des sociétés d’assurance qui y voient une clientèle solvable pour le marché de l’épargne retraite… à l’heure où leur modèle économique craque avec la multiplication des catastrophes climatiques. L’accord minoritaire de cet été indexe la valeur de service du point – utilisée pour calculer le montant des pensions – en deçà de l’évolution des prix. En l’espace de deux ans, le point va perdre 1 % de pouvoir d’achat, auquel il faudra rajouter une perte de 8,2 % cumulée sur les vingt-cinq dernières années dans le régime de retraites complémentaires des cadres, contre une baisse de 3,6 % pour les non-cadres. Cette sous-indexation fait décrocher le pouvoir d’achat des futures retraites avant même leur liquidation ! Sans oublier l’arbitraire des choix : un demi-million de salarié·es sont sacrifié·es pour avoir le mauvais goût de liquider leur retraite cette année ! Leur nombre annuel de points est amputé par une surévaluation de 5 % du prix d’achat du point, dont seront exonéré·es les salarié·es qui liquideront à partir de 2022. Encore plus grave, les signataires offrent un tremplin au gouvernement pour réhabiliter la réforme Macron aux dépens de l’intérêt général. En reniant leurs engagements de 2019 et en exonérant la partie patronale de toute contribution financière, ils légitiment le dogme macronien d’un financement des retraites à ressources constantes : tous les ajustements se font donc par la baisse des prestations. Bien évidemment, la Cgt n’a pas signé cet accord et mobilisera tous les recours pour le faire invalider, à commencer par l’exercice de son droit d’opposition. Quant aux 4 milliards d’euros recherchés dans l’immédiat, la Cgt et son Ugict proposent de les financer par l’instauration, dès 2022, d’une contribution en faveur de l’égalité salariale femmes-hommes modulée entreprise par entreprise, et dégressive en fonction de la réduction des inégalités. Raison de plus pour se mobiliser dès ce 5 octobre pour l’emploi, le paiement de la qualification et un bon niveau de retraite pour toutes et tous !

dr

au cœur

Marie-José Kotlicki

3


sommaire

Options n° 669 – septembre 2021

6 À propos Au fil de l’actualité

Travail, jeunesse, libertés

Sous tension…

7 A ides aux entreprises La sécurité pour qui ?

8 U rgence climatique

Les États face à leur inaction

Edf

Hercule privé de rentrée

9 Agirc-Arrco

Un avenant qui ne passe pas

Baromètre

Un impôt, oui, mais pas mini…

Contrôle fiscal Si baisse des redressements il y a

10 Afghanistan

Sadak Souici/maxppp

Kaboul-Paris : voix et voies solidaires

12 Pénurie

de main-d’œuvre Où est le problème ? Entretien avec Frédéric Lerais Quoi qu’il en coûte… aux personnels

15 États-Unis

« Désolés pour le dérangement »

• Options Mines-Énergie (16 pages) • Options Santé (4 pages)

La rencontre avec les mises en œuvre multiples de l’intelligence artificielle bouleverse les termes de la formation, de l’insertion et également les rapports de l’individu au collectif, interpellant de fait la relation du travailleur au syndicalisme. Les « variants sociaux » du Covid, relevant largement de décisions politiques, ouvrent donc une marche longue, chaotique et à l’issue incertaine vers un « jour d’après » dont les enjeux s’esquissent dans les tensions de cette rentrée.

14 Éducation nationale

ENCARTS CENTRAUX

Pages 16-34 Les ondes de choc de la pandémie sont profondes et vont être durables. Elles impactent d’ores et déjà la vie de travailleurs, femmes et hommes, à travers les organisations du travail et des temps de vie, à travers des politiques sanitaires et sécuritaires qui entremêlent de façon complexe le contrôle social et la santé publique.

Suisse Parce que là sont les migrants Afghanistan « Tout homme persécuté… »

Bulletin d’abonnement ● Options (mensuel, 10 numéros par an) :  Édition générale ................................................................. Édition avec encart professionnel ...................................... ● Tarif spécial accueil nouvel abonné (6 numéros) ..... ● Retraités, étudiants, privés d’emploi ........................ ● Joindre le règlement à l’ordre d’Options

263, rue de Paris – Case 431 – 93516 Montreuil Cedex Tél. : 01 55 82 83 60 – Fax : 01 55 82 83 33 Courriel : <options@ugict.cgt.fr> 4

NOM .....................................................................................................................................................

32  39   12  25 

PRÉNOM .............................................................................................................................................. BRANCHE PROFESSIONNELLE ......................................................................................................... ADRESSE .............................................................................................................................................. ...............................................................................................................................................................

CODE POSTAL . . .......................... VILLE .............................................................................................. COURRIEL .......................................................................................................................................... OPTIONS N° 669 / septembre 2021


35 Bloc-notes

Matthieu Spohn/maxppp

Ugict : agenda et rendez-vous

36 Santé

Face à la pandémie, la Mutualité pour une mise en « sécurité sociale »

Alexandre MARCHI/maxppp

38 Plate-forme Un ensemble cohérent de 42 propositions

droits 39 Fonction publique territoriale La mise en œuvre du télétravail

40 Santé au travail Nouvelles règles

42 Avignon

Lumière, espace, temps

Pour rendre hommage à Nicolas Schöffer

Josselin Clair/maxppp

43 Martigues/Danse Ils sont neuf ensemble, entre le chaos et l’immobilité 44 Exposition

Picasso-Rodin : la rencontre au sommet de deux génies

platines

47 Lyrique Éternelle Rodelinda Airs baroques Un style fantastique

bouteilles Rafael Ben-Ari/maxppp

47 2021 Année noire

OPTIONS N° 669 / septembre 2021

lire 48 Les polars Troubles : mutisme et nihilisme 49 Les romans Océans : cargo et palangrier

grilles 50 Échecs et mots croisés 5


à propos La nausée, les mains sales et l’indifférence

errements et leurs causes n’ont rien de bien mystérieux. En tout cas, pas pour nos lectrices et lecteurs… D’autres enfin, systématisaient d’audacieux parallèles entre les décisions sanitaires du gouvernement et la politique génocidaire du IIIe Reich. Pour citer Pierre Desproges, pour le même prix, on a La Nausée et Les Mains sales. Avec, en prime, l’indifférence de leurs voisins de manifestation. C’est là le plus préoccupant, car – faut-il le rappeler ? – il ne suffit pas de vitupérer contre le gouvernement pour être fréquentable.

Défiance : cherche vaccin, stop. Urgent, stop.

Comment a-t-on pu laisser enfermer tout un ensemble de problématiques sanitaires et politiques complexes dans une seule seringue ? Rappelons qu’il ne suffit pas de vitupérer contre le gouvernement pour être fréquentable.

On a évidemment le droit d’être dubitatif vis-à-vis de vaccins relativement vite mis au point ; troublé par leur multiplication rapide et surpris de ce que le corps médical discute de leurs usages en fonction de critères tels que l’âge. On peut préférer « attendre ». Même si l’on ne sait pas trop quoi. Encore faut-il que ces interrogations acceptent de prendre en compte un train de certitudes : le Covid tue ; sans attendre et massivement. En être porteur, c’est contribuer à sa diffusion. La vaccination, appliquée depuis plusieurs mois et dans de nombreux pays, n’a, elle, tué personne. Sans protéger à 100 % de la maladie, elle en combat les complications mortelles ; elle contribue à alléger les charges hospitalières et elle constitue, à terme, le seul chemin vers un « après » encore très hypothétique du fait, justement, des inégalités vaccinales dans le monde. Ces simples faits fondent l’adhésion majoritaire à la politique de vaccination. D’où viennent alors la vivacité et la ténacité d’une opposition qu’on ne saurait, sauf à s’aveugler, ramener à sa seule dimension d’extrême droite ? Pour l’essentiel, le refus procède d’une méfiance totale vis-à-vis de l’exécutif et de son management de crise, pur produit d’une tradition autoritaire perpétuée par tous les gouvernements précédents. On sait – ou l’on devrait savoir – que depuis l’affaire du sang contaminé, quelque chose s’est fêlé entre l’opinion publique et les

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L’affaire divise. Elle déchire, sème la ­discorde, bat le pavé depuis des mois. Le paysage politique, ses clivages, ses alliances, ses jeux et ses codes s’en trouvent mis cul par-dessus tête. Comment s’est-on laissé prendre à ce piège ? Comment a-t-on pu laisser enfermer tout un ensemble de problématiques sanitaires et politiques complexes dans une seule seringue ? La question fera le bonheur des générations à venir de politistes, sociologues et psycho-analystes. L’auteur de ces lignes, qui n’est ni médecin, ni épidémiologiste, ni charlatan, ni même candidat à la présidence d e l a République, se gardera bien de donner à qui que ce soit des leçons de savoir-vivre en pandémie. Mais, au vu des diverses manifestations dites « antivax » qui perdurent, il pense utile de procéder à, comme le chantait joliment Jackie Quartz, « juste une mise au point ». Sans prétention, à la va-vite, dans le désordre. Commençons donc par rappeler que le « moi, je fais ce que je veux » n’a que peu de rapports avec la liberté. Rappel nécessaire au vu de la capacité qu’ont les extrêmes droites à l’instrumentaliser au service de n’importe quelle grogne, pourvu qu’elle vise le président de la République et agite les fantômes d’autres forces, obscures, invisibles et surtout… étrangères. Cette captation d’un air du temps empreint de dégagisme, de frustrations sociales et de détestations xénophobes a mis bas les masques dans les premières manifs antivax. Des individus ont ainsi pu défiler en manifestant fièrement ce vieil antisémitisme qui attribue aux juifs tous les malheurs du monde. À leurs côtés, on dénonçait « Big Pharma » – un anglicisme annonçant que l’ennemi vient d’ailleurs – sans jamais évoquer la nécessaire levée des brevets, ni mentionner une multinationale « bien de chez nous », Sanofi pour ne pas la nommer, dont les

OPTIONS N° 669 / septembre 2021


AIDES AUX ENTREPRISES

scientifiques, médecins et hommes politiques. On sait – ou l’on devrait savoir – que la fêlure est devenue gouffre au fil d’une succession de scandales sanitaires : Distilbène, Isoméride, Levothyrox, Médiator. Autant de noms qui ont semé le doute et la peur. Le contexte politique dégradé a transformé la simple méfiance en défiance systémique, ouverte à tous vents, d’où qu’ils soufflent. Les pas de quatre gouvernementaux autour des masques, les semi-vérités sur les stocks de vaccins, l’instrumentalisation des scientifiques par un président autoproclamé épidémiologiste… Tout cela nous a transportés dans un univers cocasse, coproduction baroque et cruelle de Georges Orwell et d’Alfred Jarry. Personne ne souhaite obtempérer à Ubu roi.

La sécurité pour qui ?

Malgré les déclarations d’intentions, les aides versées aux entreprises ne vont pas s’assécher.

Le héros de Jarry est en effet célèbre pour l’unique remède qu’il préconise face aux problèmes et aux fâcheux : « à la trappe ! » Cette pulsion primitive se retrouve, toutes proportions gardées, chez Emmanuel Macron. On la voit à l’œuvre dès les premiers jours de l’affaire Benalla, vis-à-vis de l’institution judiciaire, à l’encontre des chômeurs et autres « Gaulois », de ceux à qui on peut tout faire, puisqu’ils « ne sont rien ». Sa gestion de la pandémie peut paraître chaotique ; elle est surtout autoritaire. Elle décrète une obligation vaccinale qui n’ose pas dire son nom ; elle s’obstine à en faire une panacée, au détriment des gestes barrières et d’une rupture avec l’austérité qui grève la santé publique en France. Ce modèle militaro-sanitaire est sans perspective. En matière de pandémie, il n’y a pas de panacée ; seul un ensemble de mesures combinées sur la durée peut permettre une victoire. Encore est-elle toujours à remettre sur le métier, ce dont attestent les retours de tuberculose ou de rubéole. Une bonne politique sanitaire ne se construit pas sur la contrainte, ni sur l’hypocrisie, ce que rappelle sans cesse l’Organisation mondiale de la santé. L’opinion publique peut donc s’en agacer à juste titre, d’autant que, ubuesque jusqu’au bout des ongles, le président envoie allégrement « à la trappe » nombre de droits et de libertés. Le diable habite dans les détails du pass sanitaire, singulièrement dans ce qui permet d’attenter à la vie privée et au secret médical, dans la privatisation de certains contrôles. Il prolifère dans les textes réglementaires qui facilitent la vie aux employeurs désireux de se « séparer » – dans un flou juridique total et sans obligation aucune – d’un salarié rétif à la vaccination. Il n’est donc pas étonnant, dans un contexte aussi délétère, que certains s’exaspèrent, s’aveuglent et s’égarent. Reste – et le constat est troublant – que sur ces enjeux de santé publique, de libertés civiles, de droit du travail, bref, d’intérêt général, le monde du travail, justement, semble jusque-là assigné au banc de touche. Il lui revient d’en sortir.

Bruno Le Maire l’a encore affirmé lors de l’université d’été du Medef : « le quoi qu’il en coûte, c’est fini ». En avril, la direction du Trésor avait chiffré à 206 milliards d’euros le montant des fonds publics mobilisés entre le début de la crise et la fin de mars 2021 pour financer les quatre principaux dispositifs de soutien à l’économie, à savoir l’activité partielle, le fonds de solidarité, les prêts garantis par l’État ou encore le report des cotisations sociales. Ce ne serait plus là que du passé, veut faire croire le locataire de Bercy… La réalité est un peu plus compliquée. Et pour cause : la promesse ne dit rien du maintien, décidé par le gouvernement, de plusieurs dispositifs au seul profit des entreprises. Celui dit des « coûts fixes », pour commencer : un dispositif destiné à prendre en charge jusqu’à 90 % des pertes d’exploitation des entreprises dont l’activité est affectée par la crise sanitaire. Et puis il y a la prolongation de la baisse des impôts de production – réduction de moitié de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, de la cotisation foncière des entreprises et de l’abaissement de 2 % à 3 % du taux de plafonnement de la cotisation économique territoriale. Au-delà, le serment gouvernemental ne dit rien non plus du maintien des traditionnels 150 à 200 milliards d’aides versées aux entreprises, sans contrôle ni véritable obligation, sous prétexte de favoriser la recherche, le développement ou l’emploi. « Tout est en train de se passer comme si les pouvoirs publics reproduisaient la partie qui s’était jouée autour du Cice, commente Jean-François Soury, chargé de mission au pôle économique confédéral. Ce que l’on cesse de verser d’une main, on le donne d’une autre manière de l’autre main sans garantie aucune pour les salariés. » Si nouvelle sécurité sociale il y a, conclut-il, « ce n’est pas pour eux mais pour le capital ». Ces derniers jours, sous prétexte d’un retour des comptes de l’Unedic à l’équilibre, le gouvernement a rappelé sa ferme intention de mener à bien une réforme de l’Unedic, avec une baisse moyenne de 20 % du revenu pour 40 % des allocataires du régime. Il n’a nullement annoncé sa volonté de combler le manque à gagner du fait l’obligation faite à l’organisme de financer un chômage partiel à grande échelle, décidé par lui. M. H.

Pierre Tartakowsky OPTIONS N° 669 / septembre 2021

Arnaud Journois/maxppp

Effets d’aubaine, intérêt général et banc de touche

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Déjà reportée d’un an pour cause de pandé­ mie, la Cop 26 devrait se tenir du 1 er au 12  novembre à Glasgow (Écosse). Cet été, les catastrophes clima­ tiques ont confirmé, comme le nouveau rap­ port du Giec, que sans a c t i on s immé dia te s contre la hausse per­ sistante des émissions de gaz à effets de serre, l’activité humaine mène irrévocablement à des désastres de tous ordres. Sans vouloir suspendre les débats, négociations et actions urgentes, le Climate Action Net­ work, regroupant plus de 1 500 organisations non gouvernementales actrices de la lutte contre le réchauffement climatique, a demandé un nouveau report de la Cop 26 si les iné­ galités d’accès au vaccin contre le Covid devaient empêcher les centaines de représentants des pays les plus pauvres d’entrer au Royaume-Uni. Finalement, des garanties sur la vaccination et le paiement des quarantaines de tous auraient été gagnées… Reste que ce rendez-vous planétaire, sous l’égide de l’Onu, des États, entreprises, Ong, associations pour la transition écologique, ne semble plus, aux yeux de certains, qu’une mise en scène d’engage­ ments reportés aux calendes grecques : un théâtre de l’immobilisme. Un récent sondage réalisé auprès de 10 000 jeunes de 16 à 25 ans dans dix pays riches ou non (lire Le Monde du 15 septembre) témoigne par exemple que trois jeunes sur quatre jugent le futur « effrayant », et 56 % que l’humanité est condamnée, avouant une anxiété et une souffrance psychique encore plus fortes, souvent au quotidien, quand ils ont le sentiment que le gouvernement de leur propre pays ment ou n’apporte aucune réponse efficace au réchauffement climatique. En France, la loi climat adoptée cet été ne risque pas de redonner confiance aux jeunes. Ici comme ailleurs, l’Unicef a averti que la santé mentale des enfants et des jeunes était affectée. Même si de nombreux acteurs s’engagent, à titre individuel ou collectif, à vivre, consommer, travailler autrement, il est vrai que la bascule ne se fera pas sans des décisions rapides à l’échelle non seulement locale, mais surtout nationale et internationale. Alors, rendez-vous à Glasgow malgré tout… V. G.

edf Hercule privé de rentrée Alors que le découpage d’Edf était, il y a quelques mois encore, présenté comme inéluctable, le gouvernement a finale­ ment renoncé à mettre en œuvre dès cette rentrée le projet Hercule, rebaptisé « Grand Edf ». Si la Cgt se félicite de « cette première étape de la victoire », elle appelle toutefois à la vigilance : aujourd’hui pro­ visoirement enterré, le projet pourrait refaire surface après l’élection présiden­ tielle, prévient-elle en substance. Annoncé en 2019, Hercule prévoit d’écla­ ter l’opérateur public en trois entités distinctes et d’ouvrir les pans les plus ren­ tables au secteur privé : Edf Bleu, entité nécessitant des investissements lourds comme le nucléaire, resterait public ; Edf Vert regrouperait les entités les plus profi­ tables, comme les énergies renouvelables ; Edf Azur concernerait les barrages hydro­ électriques dont les concessions seraient livrées à la concurrence. Demandé par le président de la République, ce projet de réorganisation a été, dès le départ, dénoncé en intersyndicale (Cgt, Cfe-Cgc, Cfdt, Fo) comme un Meccano capitalis­ tique perdant de vue « le projet industriel, l’ambition sociale et l’intérêt général ». Le 22 juin, 13 000 salariés ont manifesté pour demander son retrait. C. L.

Sadak Souici/maxppp

Nicolas Marquès/KR IMAGES

Urgence climatique Les États face à leur inaction

Les Familles monoparentales inégales devant la pauvreté

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%

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des enfants vivant avec un seul parent sont sous le seuil de pauvreté (contre 22 % des mineurs dans leur ensemble) d’après l’enquête de l’Insee publiée mi-septembre sur les caractéristiques des ménages monoparentaux en France. Le nombre de familles monoparentales (25 %) a augmenté de trois points de 2011 à 2018. L’institut confirme que ce sont en grande majorité des femmes (82 %) qui vivent seules avec leurs enfants, et qu’en plus de se paupériser (un tiers n’ont pas d’emploi), elles vivent dans des conditions matérielles dégradées. Les hommes vivant seuls avec leur(s) enfant(s) s’en sortent mieux : 18 % sont en situation de pauvreté, contre 45 % des femmes seules avec leurs enfants. Pour les raisons habituelles : taux d’emploi et salaire principalement. OPTIONS N° 669 / septembre 2021


Agirc-Arrco

Baromètre Alerte sur la santé des managers

Un avenant qui ne passe pas

Ira, ira pas : parce que, pour lui, les « conditions » ne sont toujours pas « réunies », le gouvernement continue de souffler le chaud et le froid sur sa volonté de réformer les retraites et de repousser l’âge de départ avant la fin du quinquennat. Mais c’est sans attendre que les partenaires sociaux ont dû discuter des retraites complémentaires Agirc-Arrco dans le cadre d’une négociation express : trois séances au cœur de l’été. Au 15 septembre, trois organisations syndicales sur cinq ont toutefois officialisé leur refus de signer le texte : la Cgt, la Cfe-Cgc et Fo. Le point de départ de cette négociation repose sur une alerte exercée par le conseil d’administration de l’Agirc-Arrco : en 2029, le régime disposerait de réserves représentant moins de six mois d’allocations, ce qui contredit une règle fixée par l’Accord national interprofessionnel de 2019. Si les organisations syndicales et patronales ont dû se retrouver, c’est donc pour rétablir, par avenant, le niveau des réserves. Comment ? En faisant porter l’intégralité des efforts sur les salariés actifs et les retraités. C’est ce que dénonce notamment la Cgt pour qui « des ressources supplémentaires sont indispensables » pour pérenniser le régime de retraites complémentaires. Une première mesure est ainsi inscrite dans l’avenant : une sous-indexation de la valeur de service du point, de – 0,5 point sous l’inflation, au lieu du – 0,2 prévu dans l’Ani de 2019. La seconde mesure vise le prix d’achat du point, prix qui évolue selon l’évolution du salaire moyen. En 2020, le salaire moyen ayant baissé d’environ 5 % avec la pandémie, ce prix d’achat aurait dû diminuer d’autant. Or ce n’est pas ce que dit l’avenant : « Il a été décidé de ne pas le faire en 2021, si bien que 600 000 nouveaux retraités auront, d’ici la fin de l’année, liquidé une pension minorée », souligne Sylvie Durand, secrétaire nationale de l’Ugict-Cgt qui pointe les risques d’un tel système fonctionnant à « cotisations définies ». Un tremplin, dénonce la Cgt dans un communiqué, pour les futures réformes gouvernementales et le développement de la capitalisation. C. L.

OPTIONS N° 669 / septembre 2021

Nicolas Marquès/KR IMAGES

Nicolas Marquès/KR IMAGES

Comment, en 2021, ont évolué les arrêts de travail en temps de pandémie ? Dans son dernier baromètre, la mutuelle Malakoff Humanis apporte un éclairage sur l’absentéisme dans les entre­ prises entre janvier et mai 2021, le nombre de salariés en arrêt de travail ayant augmenté de 30 % durant cette période. Mais ce chiffre masque une réalité contrastée : si presque la moitié de ces arrêts (46 %) est directement liée à la pandémie (salariés malades, cas contacts, ou retenus à domicile pour garder les enfants), le baromètre montre une chute, en cinq mois, des arrêts pour « raisons personnelles », liés à la baisse des interven­ tions chirurgicales dans les hôpitaux. Hors Covid, c’est une autre réalité qui apparaît avec l’augmen­ tation des risques psychosociaux : 19 % des arrêts maladie sont en effet dus à des troubles psychologiques (stress, dépression, épuisement professionnel…), et près d’un tiers sont des arrêts longs, supérieurs à un mois. Le baromètre alerte, de ce point de vue, sur la situation des managers, dont la proportion d’arrêts de travail est plus importante que chez les autres salariés (17 % contre 11 %). Ils sont davantage motivés, également, par des motifs professionnels. C. L.

CONTRÔLE FISCAL Si baisse des redressements il y a Le rapport d’activité 2020 publié par la Direction générale des finances publiques (Dgfip) vient d’être publié. Selon l’adminis­ tration, les recettes apportées au budget de l’État par le contrôle fiscal sont passées de 11,7 milliards en 2019 à 8,2 milliards d’euros l’an dernier. Si cette baisse se justifie en partie par les difficultés engendrées par la crise sanitaire, l’explication ne peut suffire. Pour preuve, « la trajectoire prise par cette activité depuis plusieurs années », tient à préciser la fédération Cgt des Finances publiques. En 2008, la Dgfip comptait 11 250 agents dédiés ; elle n’en compte plus, au dernier recensement, que 8 780. Un tiers en moins, notamment, comme le veut le minis­ tère de l’Économie, dans le secteur consacré à la prévention et au soutien aux entreprises. Ajoutez à cela la conversion de la direction au « data-mining », considéré désormais comme « l’alpha et l’oméga du contrôle », et les chiffres prennent une tout autre allure. Dans un communiqué du 8 septembre, la fédération Cgt rappelle ainsi que la lutte contre la fraude ­rapportait encore, en 2013, 18 milliards d’euros à la collectivité. Dix milliards de plus qu’aujourd’hui, parce que l’administra­ tion fiscale considérait que le redressement des entreprises indélicates faisait partie intégrante de ses missions et, que pour ce faire, elle disposait des effectifs nécessaires. M. H. 9


Sadak Souici/maxppp

Comme un lâche soulagement… Témoins de la répression qui s’abat en Afghanistan sur toutes celles et ceux qui, aux yeux des Talibans, apparaissent comme des hétérodoxes, les gouvernements – de la région et d’ailleurs – se sont empressés d’exprimer leur principale préoccupation, à savoir que Kaboul n’encourage pas le terrorisme international. Cette façon très « réaliste » de faire savoir que pour le reste, on verra plus tard, pourrait faire sourire, s’il n’était que, pour beaucoup qui cherchent à fuir et demandent asile, ce sera trop tard.


L’asile, pierre de touche de l’humanité L’asile est l’une des plus anciennes traditions de l’humanité, l’une de celles qui la placent au-dessus des conflits et de leur barbarie. C’est un lieu et un droit, ce que résume l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. » Officiellement, la France s’est toujours présentée comme garante de ce droit. Mais… là où l’on attendait empathie et humanité, le gouvernement a mis en garde contre les terroristes infiltrés et la Cour nationale du droit d’asile a estimé que la « fin du conflit » autorisait un accueil moindre des réfugiés afghans.

Kaboul-Paris : Voix et voies solidaires La victoire des Talibans en Afghanistan, inscrite dans les termes de l’accord signé à Doha, au Qatar, le 29 février 2020, avec le gouvernement américain de Donald Trump, s’est traduite par la chute de Kaboul et par le déchaînement de violences contre les homosexuels, les femmes, les journalistes, les opposants.

Il est possible d’aider le peuple Afghan Le gouvernement français doit, sans délai, ouvrir des voies légales permettant aux Afghanes et Afghans persécutés qui fuient leur pays, ainsi qu’aux familles qui sont déjà bénéficiaires de la protection internationale de bénéficier du droit d’asile. Il faut corrélativement, interrompre toute procédure visant à éloigner les réfugiés présents sur le sol français. Il faut enfin, sur la scène internationale, veiller à ce que toute violation des droits fondamentaux de l’humanité soit sanctionnée par la communauté internationale.


Pénurie de main-d’œuvre : où est le problème ?

dr

Est-ce le régime d’indemnisation des demandeurs d’emploi qui en est la cause, ou les conditions d’embauche et de travail proposées aux salariés ? Actualité d’une question alors qu’une réforme de l’Unédic, dénoncée par toutes les confédérations syndicales, s’annonce pour le mois prochain.

ENTRETIEN Avec Frédéric Lerais Économiste, directeur de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

– Options : Le gouvernement et le patronat l’affirment : une pénurie de maind’œuvre menacerait les entreprises. Qu’en est-il réellement ? – Frédéric Lerais : Avant toute chose, précisons que, chaque fois, qu’il y a reprise économique, ce discours resurgit : le marché du travail souffrirait d’un manque cruel de salariés. Pas d’une pénurie de main-d’œuvre ; cela, l’économie française n’en est pas menacée. Il y a en effet des difficultés de recrutement sur certaines compétences ou dans certains secteurs comme la santé, les cafés-hôtels-restaurants ou les transports. Mais le problème est davantage microéconomique que macroéconomique. Incontestablement, le taux de chômage a baissé ces derniers mois pour atteindre désormais le niveau d’avant crise. Il ne serait plus aujourd’hui que de 8 %. Mais ce chiffre correspond à une définition resserrée de ce qu’est la recherche d’emploi. Il est fondé sur la définition qu’en donne le Bit, à savoir : est chômeur toute personne de 15 ans ou plus qui n’a pas travaillé au moins une heure pendant une semaine de référence, et qui est disponible pour prendre un emploi dans les quinze jours, ou en a

« C’est un fait : la violence de la crise que nous venons de vivre a conduit beaucoup de salariés à revisiter leur projet de vie, à changer de métier ou de région. » 12

trouvé un qui commence dans les trois mois. C’est une définition qui ne tient pas compte de toutes les personnes situées dans le halo du chômage. « Halo du chômage », c’est-à-dire ? Pour une raison ou pour une autre, de nombreuses personnes ne correspondent pas à la définition que je viens de citer. Parmi elles, il y a les salariés qui ne sont pas disponibles immédiatement ou qui ne recherchent pas d’emploi. Évoquer la situation de l’emploi impose de considérer le marché du travail dans toutes ses dimensions. Au total, toutes catégories confondues, la France compte aujourd’hui plus de 6 millions de demandeurs d’emploi. Bien sûr, et nul ne le conteste, certaines entreprises risquent de rencontrer, dans les semaines qui viennent, des difficultés pour recruter. C’est un fait : la violence de la crise que nous venons de vivre a conduit beaucoup de salariés à revisiter leur projet de vie, à changer de métier ou de région. Beaucoup vont donc manquer à l’appel. Mais allons plus loin : interrogeons-nous sur leur volonté d’aller voir ailleurs, et sur la pertinence des exigences qui peuvent leur être faites en matière de diplôme, de formation ou de mobilité. De salaires et de conditions de travail également… Bien sûr. Et il y a fort à parier que, profitant d’un rapport de force favorable sur le marché du travail, les revendications qui vont s’exprimer à l’embauche ne vont pas seulement toucher les entreprises au porte-monnaie mais aussi engendrer un regain de concurrence entre toutes pour trouver les compétences dont chacune a OPTIONS N° 669 / septembre 2021


besoin. Sans doute cela devrait-il encourager le développement des négociations de branche. On verra s’il en est ainsi. Quoi qu’il en soit, les entreprises vont devoir agir pour recruter et stabiliser les salariés qui, dans les secteurs en tension, auront le marché du travail pour eux, et plus encore les prochains mois. Relever ce défi ne se fera pas en rognant les droits des demandeurs d’emploi. C’est pourtant sous prétexte de pénurie de main-d’œuvre que, fin août, le gouvernement a déclaré que la réforme de l’Unédic devait aller à son terme… La volonté d’entamer les droits des demandeurs d’emploi n’est pas non plus une chose nouvelle. La reprise de l’activité à laquelle nous assistons en cette rentrée – reprise dont l’ampleur a surpris – , sert juste d’argument pour enfoncer le clou. Quelle catégorie cette réforme vise-telle ? Les « permittents », autrement dit les précaires. Or quels sont les salariés qui choisissent la précarité ? Peut-être en existe-t-il à la marge, mais vivre de contrats de travail de courte, voire de très courte durée, n’a jamais été un projet de vie, comme l’illustrent les travaux de la Dares. Qui plus est, s’il était vraiment question de lutter contre la précarité, on taxerait l’usage de contrats courts par les employeurs. Or, pour l’instant, force est de reconnaître qu’il y a une réticence. Rappelons-nous du discours qui, pendant des années, a été servi sur la flexibilité : qu’il valait mieux être employé en Cdd que ne pas être employé du tout… Le débat qui accompagne le discours sur les difficultés de recrutement est finalement très intéressant. D’une certaine façon, il démontre que la précarité est en train de se retourner contre ceux qui pensaient pouvoir en imposer le modèle.

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600 000 salariés bénéficiaient encore de ce dispositif. Que vont-ils devenir ? Les faillites évitées ces dix-huit derniers mois vont-elles encore pouvoir l’être dans les mois qui viennent ? La sérénité n’est pas de mise. D’ailleurs, cette incertitude et, avec elle, l’ampleur des fonds dépensés pour accompagner les entreprises, justifiera peut-être demain l’avènement d’un plan de rigueur, avec tous les effets négatifs sur l’emploi qu’il pourrait engendrer. Même si la crise née de la pandémie ne peut pas être comparée à la crise financière de 2008, nul ne peut exclure que l’histoire ne se répète. À quelle échéance ? Pas avant l’élection présidentielle. Mais après ? En menaçant le devenir des services publics, une telle politique, si elle devait s’imposer, questionnerait l’avenir du système de protection sociale, et même notre modèle de société. L’intervention de l’État, affirmée ces derniers mois pour préserver les emplois, a été vivement saluée. Quel avenir cet interventionnisme peut-il avoir ? Une chose est sûre : l’interventionnisme étatique ne garantit pas automatiquement une protection renforcée des salariés. Pour preuve, la stratégie développée par le gouvernement dans la gestion de l’Unédic. L’interventionnisme peut se faire avec ou contre les acteurs sociaux. Il peut être porté par un projet social ou libéral. Quelles mesures, selon vous, seraient les marqueurs d’une politique favorable à un emploi de qualité ? « Pour ne pas nuire à l’emploi » selon ses mots, le ministre de l’Économie a exclu, début septembre, une hausse du Smic au-delà de l’inflation. Cette position n’est pas tenable, tout comme ne l’est pas la poursuite des exonérations de cotisations sur les bas salaires. Si l’on veut éviter que des secteurs entiers peinent à trouver de la main-d’œuvre, il faut pouvoir augmen-

ter les salaires et, pour cela, se prémunir des trappes à bas salaires que génèrent ces aides. Ensuite, il faut sortir de l’idée que les demandeurs d’emploi ne veulent pas travailler, ou qu’il serait urgent d’augmenter le temps de travail. Plus aucune contrainte ne pèse sur les entreprises qui voudraient faire faire des heures supplémentaires à leurs salariés. En finir avec les trente-cinq heures, comme le demande le Medef, est un choix politique. En rien une nécessité. Diriez-vous que la question de l’emploi, telle qu’elle se pose en France en cette rentrée, est partagée en Europe ? La question des rémunérations, et tout particulièrement celle des salariés de deuxième ligne, l’est fortement. Mais ce n’est pas le seul sujet sur lequel les organisations de défense des salariés peuvent se retrouver. Dans notre dernière Chronique internationale, plusieurs articles le laissent à penser. L’un d’eux, notamment, consacré au Royaume-Uni, illustre la complexité des rapports entre les politiques de l’emploi et l’évolution des inégalités sur le marché du travail – son auteur démontrant qu’il n’existe aucune évidence en la matière… En s’appuyant sur le cas de l’Irlande, un autre article pose la question, devenue centrale aujourd’hui, de la fiscalité des grands groupes. Comme le reste de l’Europe, ce pays a dû faire face à la pandémie. Mais il a été le seul État membre de l’Union à enregistrer une croissance positive en 2020. Il l’a été grâce au dynamisme des secteurs de l’industrie pharmaceutique et des technologies de l’information et de la communication. Des secteurs dominés par des multinationales étrangères, qui ont profité de la crise sanitaire sans que la richesse créée ne profite nullement à l’emploi ni aux revenus des Irlandais… La croissance peut donc reprendre. Mais au profit de qui ?

Diriez-vous que les chiffres du chômage encourageants livrés en cette rentrée lèvent les incertitudes économiques au nom desquelles, en juin, le Conseil d’État avait, contre l’avis du gouvernement, suspendu la réforme de l’assurance chômage ? La sortie de crise reste à faire. Si l’État a débloqué des fonds comme jamais pour atténuer les effets du confinement, nul ne sait quels effets vont avoir la disparition des aides versées pendant des mois aux entreprises, ou la levée du dispositif de chômage partiel. En juillet 2021, plus de

« Si l’on veut éviter que des secteurs entiers peinent à trouver de la main-d’œuvre, il faut pouvoir augmenter les salaires »

Propos recueillis par Martine Hassoun 13


Jan Schmidt-Whitley/maxppp

ÉDUCATION NATIONALE

Quoi qu’il en coûte… aux personnels Une rentrée sous pression, le ministère qui ferme les yeux et garde le cap : une première journée nationale d’action a eu lieu le 23 septembre.

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n serre les dents et on avance. Le ministre de l’Éducation nationale voudrait, une fois de plus, que les personnels continuent de prendre sur eux pour accompagner au mieux le parcours de leurs élèves. Malgré – entre autres – le manque d’anticipation sur les conditions sanitaires de la rentrée scolaire ; malgré l’absence de consultation sur leur travail, sur les pistes pour l’améliorer et mieux l’organiser ; malgré l’absence de revalorisations qui permettraient aux métiers de l’éducation de redevenir attractifs. Une mobilisation nationale était organisée le 23 septembre, à l’appel de la Cgt Éduc’action, de la Fsu, de Sud et de Fo, pour faire entendre que les personnels ne sont pas dupes des maigres concessions faites par le « Grenelle » de l’Éducation, et pour un véritable plan d’urgence pluriannuel. Il était prévisible que la pandémie marque encore la rentrée ; elle a pourtant fait l’ob-

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jet de protocoles inapplicables, encore retoqués mi-septembre par le Conseil scientifique et par le Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, affirmant qu’il ne sert à rien d’isoler tous les élèves d’une classe en cas de Covid d’un de leur camarade, l’isolement des seuls cas contacts non vaccinés étant suffisant. Au 17 septembre, 3 400 classes et 16 établissements avaient pourtant déjà fait l’objet d’une fermeture.

Improvisation, cynisme et brutalité : la méthode Blanquer persiste Malmenées depuis le début de la crise sanitaire, les équipes pédagogiques doivent, une nouvelle fois, s’adapter aux revirements de consignes et faire avec les moyens du bord : impossible par exemple, faute d’anticipation et de moyens, de mettre en place des cours hybrides, s’adressant à la fois aux enfants présents et isolés… Pour le reste, le ministre fait comme si la pandémie était un lointain souvenir, et

poursuit à marche forcée l’ensemble de ses réformes. Celle du bac qui, pour la première année, concernera des élèves inscrits dans le nouveau dispositif depuis la seconde. Aucun ajustement n’a pris en compte les nombreuses critiques du nouveau bac, qui affaiblit la valeur nationale du diplôme. Les bacheliers seront certes plus nombreux, mais la plateforme Parcoursup confirmera que le tri social reste de mise y compris pour accéder à l’enseignement supérieur. Plus encore pour la voie professionnelle, où après deux années d’enseignement dégradé, rien n’est envisagé pour renforcer les apprentissages qui ont fait défaut : « La réforme de la voie professionnelle poursuit un objectif clairement budgétaire », dénonce un communiqué (CgtÉducaction, Snuep et Snep-Fsu, Sud et Cnt) qui rappelle notamment la suppression de 1 000 postes dans ces filières ces trois dernières années, et le non-renouvellement de contrats de non-titulaires, OPTIONS N° 669 / septembre 2021


Valérie Géraud OPTIONS N° 669 / septembre 2021

ÉTATS-UNIS « Désolés pour le dérangement… » Une information donnée par le quotidien La Croix : au début de l’été, les clients d’un Burger King de Lincoln (Nebraska), ont eu une petite surprise quand ils sont venus chercher leurs burgers et leurs morceaux de poulet frit. « Nous démissionnons tous, désolés pour le dérangement », ont-ils pu lire sur un message géant, visible de la rue. « Les 11 employés du restaurant en avaient marre de leur faible paie, 12,25 dollars de l’heure (soit moins de 11 euros) et de leurs conditions de travail », rapporte le quotidien. Les températures en cuisine, disaient-ils, dépassaient les 32 °C, ce qui avait conduit au moins un membre de l’équipe à être hospitalisé. Ils ont donc préféré partir. Cet acte n’est pas isolé. Du fait de l’embellie sur le marché de l’emploi et de la dégradation des conditions de travail, le taux de démission s’envole Outre-Atlantique.

SUISSE Parce que là sont les migrants Sur les 8 millions de personnes qui vivent en Suisse, 2 millions n’ont pas le passeport helvétique. Autrement dit, ne disposent pas de droits politiques. Considérant que cette situation porte « préjudice à la démocratie », Vania Alleva, présidente d’Unia, la principale organisation syndicale du pays, a décidé d’être la première signataire d’un appel à la naturalisation des travailleurs migrants présents sur le territoire. Un texte dont la principale demande est que la naturalisation ne soit pas une « récompense » qu’il s’agit de « gagner » par l’adaptation, mais un droit accordé en bonne due forme aux salariés et à leurs enfants qui vivent en Suisse depuis de nombreuses années. « Unia, n’est pas seulement le plus grand syndicat de Suisse, mais aussi la plus grande organisation de migrants du pays », a-t‑elle déclaré. Et à ce titre, elle doit s’engager.

AFGHANISTAN « Tout homme persécuté… » « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République. » Ce préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, la Cgt veut le faire revivre. Alors que s’ouvrait en Afghanistan la chasse aux opposants et à tous ceux qui avaient pu travailler avec les étrangers, la confédération a déclaré, le 19 août, qu’elle exigeait « l’ouverture de voies légales et effectives d’accès à la France pour la protection des Afghans souhaitant fuir la barbarie ». Ce que le Canada, l’Allemagne, le Royaume-Uni ont récemment annoncé, la France peut le faire, a-t-elle précisé. « Le consensus international, qui considère que le peuple afghan est aujourd’hui en danger, doit entraîner en France l’application la plus absolue du principe de l’asile, qui est constitutif de notre État de droit. » Un mois après la chute de Kaboul, la Cgt maintient cette position.

maxppp

alors que de nombreux postes ne sont pas pourvus. Comme pour tous les bacs, l’évaluation en continu (là aussi pour 40 % de la note finale) détournera les enseignements de leur véritable objectif de formation, au profit du contrôle et d’une mise sous pression permanents. Par ailleurs, les personnels – en particulier enseignants, Cpe, psychologues scolaires – constatent que les engagements à revaloriser leur métier restent lettre morte. Certes, les « primes d’attractivité » vont être élargies. De 41 à 116 euros par mois, elles concernaient, depuis mai, le tiers des enseignants, ceux qui ont moins de quinze ans d’ancienneté. Elles devraient être élargies jusqu’à vingt-deux ans de carrière (pour un plus de 29 euros mensuels en moyenne). Reste que ces primes ne permettent en rien de rattraper les pertes de pouvoir d’achat de ces dix dernières années, et qu’elles tassent les déroulements de carrière sans donner de perspectives, puisque 40 % des personnels en sont exclus. L’individualisation des parcours se poursuit, notamment avec la proposition d’accorder des hausses indemnitaires à ceux qui auraient la capacité de dégager du temps supplémentaire pour se voir confier plus de responsabilités, ce qui, a priori, devrait avantager les hommes. Quant à la volonté de relancer la réforme du statut des directeurs d’école, en les transformant en supérieurs hiérarchiques de leurs collègues, autorisés à recruter, elle est également perçue comme un signe de défiance supplémentaire à l’égard des enseignants, et est susceptible d’affaiblir encore le travail en équipe. En tout cas, les concours de recrutement de ce printemps témoignent à nouveau de la baisse d’attractivité des métiers de l’Éducation nationale, et de la multiplication des embauches sous contrat précaire et sans formation : 466 postes offerts dans le primaire vont rester vacants, 645 dans le secondaire, alors que les niveaux de recrutement ont baissé et qu’en vingt ans, le nombre de candidats a chuté de 30 %. Les démissions aussi sont en hausse : en 2017-2018, 6 % des stagiaires – souvent nommés dans des établissements difficiles – se sont arrêtés avant titularisation, 700 ont démissionné dans le primaire, 500 dans le secondaire. Des chiffres qui ne prennent pas en compte les « mises en disponibilité » sans quitter l’Éducation nationale. Outre le manque de reconnaissance, les causes sont variées : épuisement, découragement, déception, perte de sens.

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Travail, jeunesse, libertés

Sous

Tensions Notre dossier de rentrée revient sur le Covid, ses développements et sur les impacts, d’ores et déjà profonds, dont il marque notre société, sans doute pour longtemps. On pense évidemment aux multiples dimensions du travail, aux enjeux de démocratie – politique et sanitaire – qui alimentent les débats sur les avenirs fragilisés : celui de la jeunesse comme celui de l’espèce humaine et, très naturellement, celui du syndicalisme comme acteur majeur du monde du travail et de sa confrontation avec les ambitions étouffantes du capital.

Des processus de temps long Loin d’être une parenthèse, fut-elle longue, la pandémie fonctionne à la façon d’un révélateur chimique faisant « monter en visibilité » de façon cruelle mais indéniable des situations ignorées ou, plus souvent, niées, présentées comme marginales. Cette mise en lumière redéfinit des priorités, des modes et des façons de faire ; elle bouscule les agendas et les stratégies politiques et alimente des controverses tendues dans les domaines sanitaire, social, économique, en interrogeant la finalité de l’activité humaine dans chacun de ces champs.

Le travail, vers une centralité éclatée ? Dans cette mise en tensions permanente, le travail occupe une place centrale. Les bouleversements qui le secouent provoquent à leur tour, et en cascade, des mises en question sur le rôle et la place de l’emploi, sur l’orientation à donner à la numérisation croissante, sur l’usage des gains de temps qui en découlent… Les restructurations antérieures ont, d’ores et déjà, modifié les rapports entre salariés, et entre collectifs de travailleurs. L’avenir de la jeunesse, tant scolarisée que travailleuse, l’urgence à requalifier les enjeux liés au climat et à la survie de l’espèce humaine en sont exacerbés. La dynamique Covid vient donc ajouter aux épreuves plus classiques du syndicalisme et à ses sujets de veille.

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Josselin Clair/maxppp

Pandémie : profondes ondes de choc

SOMMAIRE Télétravail An 02, retour au réel Pages 17 à 19 Enquête À la rude épreuve du télétravail Pages 20-21 Repères Page 22 Jeunes Attention, fragiles Pages 23 à 25 Ugict Industrie et environnement : dépasser les contradictions Pages 26 à 28 Numérique Une opportunité pour changer le travail Pages 29 Dans la « boîte noire » numérique Pages 30-31 Entretien Crises, Covid et syndicalisme… Pages 32 à 34

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Télétravail

Prise en charge des coûts du travail à distance, défense de la santé au travail, respect du droit à la déconnexion... les thèmes de négociation vont se bousculer.

An 02, retour au réel Et maintenant, que fait-on ? Le 1er juillet, des juristes, des sociologues et des syndicalistes se sont retrouvés à l’invitation de l’Institut supérieur du travail de Strasbourg pour envisager les bases d’un « juste distanciel ». Conseils pour apprivoiser l’avenir. Le télétravail obligatoire n’est plus d’actualité. Ainsi en a décidé le gouvernement. En présentant le 30 août, à la presse, le nouveau protocole pour la santé et la sécurité en entreprise, la ministre du Travail a annoncé que les entreprises pouvaient désormais s’organiser comme bon leur semblerait. Aux représentants des salariés et aux employeurs d’en décider le cadre. Dixhuit mois après avoir contraint les salariés de « deuxième ligne » à s’enfermer à domicile, trois mois après avoir réclamé un « nombre minimum de jours de télétravail », la puissance publique cède la main. Mais que l’on ne s’y trompe pas : Élisabeth Borne n’a pas changé d’avis. Selon elle, le télétravail doit rester « un acquis durable de la crise du Covid-19 »… OPTIONS N° 669 / septembre 2021

Rarement les conditions d’emploi n’ont été aussi incertaines. Si, ces derniers mois, les militants syndicaux n’ont pas chômé, ils risquent de ne pas lever le pied dans les prochaines semaines. De quelle manière protéger l’emploi ? De quelle façon défendre la santé sur tous les lieux de travail sans rien céder au renforcement du contrôle à distance des télétravailleurs ? Prise en charge des coûts du travail à distance, défense de la santé au travail, respect du droit à la déconnexion… les thèmes de négociation vont se bousculer avec, cette fois, un nouveau défi : éviter une bipolarisation mortifère entre défenseurs du présentiel et apôtres du distanciel. Autant le dire d’emblée : qu’ils l’espèrent ou pas, les salariés en télétravail ne sont protégés

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Travail, jeunesse, libertés

… par aucun statut. À ce jour encore, comme leurs

Après dixhuit mois d’un développement hors du commun de l’activité en distanciel, tous les acteurs en ont conscience : la prévention des risques psychosociaux doit être une priorité des mois et des années qui viennent.

représentants agissant à distance, ils évoluent dans un cadre sur lequel le droit du travail est indigent. Seuls une loi votée en 2012 et deux accords nationaux interprofessionnels (Ani), l’un ratifié en 2005, l’autre en 2020, posent quelques principes à son usage. Mais plus que d’obligations faites aux employeurs, c’est de recommandations dont il s’agit. Le pouvoir absolu qui leur est accordé sur l’organisation du travail demeure. Ce sont eux et eux seuls qui peuvent décider, ou non, d’imposer un travail à distance. Eux et eux seuls qui peuvent en accorder le droit aux salariés candidats à l’aventure. Et le message est clair : si le télétravail a vocation à se développer, ni l’État ni le patronat n’entendent que cette révolution se conjugue avec l’émergence de droits nouveaux. Si ceux-ci doivent advenir, ils ne le seront que par la négociation en entreprise ou dans les branches.

Ce qu’impose « le principe de la loyauté » C’est donc à ce niveau que les organisations syndicales doivent s’organiser pour se faire entendre. Selon les informations collectées par Légifrance, quelque 4 700 accords « télétravail » ont à ce jour été signés, dont 1 600 entre le 17 mars 2020 et aujourd’hui. Ces 1 600 en quelques mois, soit plus du tiers du nombre total

des accords ratifiés depuis l’Ani de 2005, c’est beaucoup. Beaucoup, mais très peu au regard des enjeux que représente l’avènement de ce nouveau modèle d’organisation. Et, pour commencer, vis-à-vis de la protection de la santé au travail. Après dix-huit mois d’un développement hors du commun de l’activité en distanciel, tous les acteurs en ont conscience : la prévention des risques psychosociaux doit être une priorité des mois et des années qui viennent. En mai, la direction des études statistiques du ministère du Travail a fourni des éléments sur l’évolution des conditions de travail des salariés en télétravail pendant les premiers mois de la crise sanitaire. Sur l’année qui venait de s’écouler, 33 % des personnes interrogées ont dit avoir connu une nette intensification de leur travail (contre 32 % de celles qui ont continué à exercer sur site) et 14 % une dégradation substantielle de leurs conditions de travail (contre 9 % de leurs collègues restés dans l’entreprise). Plus précisément, plus on a imposé des jours hors l’entreprise, plus le surtravail et les troubles du sommeil ont progressé et, avec eux, les risques psychosociaux… Protéger la santé des personnels doit donc être l’une des priorités à venir. Mais d’autres sujets doivent aussi s’imposer à l’agenda de la négociation sociale. Le 1er juillet, l’Institut supérieur du travail de

Conditions de travail

Les vacances, pour mémoire Pour les cadres, l’explosion du télétravail est incontestablement l’une des premières causes de la dégradation des conditions de travail constatée depuis le début de la pandémie. Reste que la diffusion en urgence et à grande échelle de l’activité à distance ne résume pas, à elle seule, les raisons du mal-être grandissant des salariés. D’autres éléments y participent. Pour commencer, la décision du gouvernement de prolonger plus encore le contenu de l’ordonnance du 25 mars 2020, ce texte rédigé dans l’urgence au tout début de la pandémie. Que peut-on y lire ? Tout d’abord que les employeurs sont autorisés à jouer à leur guise du droit, reconnu à tous, de se reposer. Selon ses termes, les chefs d’entreprise peuvent, à concurrence de huit, voire dix jours, décider seuls de la prise de congés, de Rtt ou des droits affectés au compte épargne temps. C’est-à-dire imposer des dates de vacances aux salariés, au plus grand mépris, de leurs besoins et de leurs envies. Au-delà, il éloigne les services de santé au travail des besoins des personnels en recentrant leurs missions, non plus sur les visites et les examens médicaux, mais sur le seul appui 18

aux entreprises dans la lutte contre la propagation du Covid. Autrement dit, si le développement du télétravail est la cause première de la dégradation des conditions de travail, la levée des protections reconnues aux salariés dans la législation sociale en est le facteur aggravant. Et que dire du choix gouvernemental de suspendre l’obligation faite aux employeurs d’organiser tous les deux ans, au moins, des entretiens professionnels pour chaque salarié afin d’envisager des entrées en formation ou des évolutions possibles de carrière ? Difficile de voir en quoi cette mesure participe de la lutte contre la pandémie… Cette disposition, elle aussi, ne devait s’appliquer que jusqu’à la fin décembre 2020. De promulgation en promulgation, elle s’est installée. Peutêtre se cache-t-il là un indice permettant de comprendre pourquoi, malgré les dégâts maintes fois soulignés d’une explosion du télétravail, les cadres semblent avoir tant de mal à imaginer un retour en entreprise. Selon une enquête menée en janvier 2021 par l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), 72 % se prononceraient pour pouvoir télétravailler régulièrement et, parmi eux, 76 % des 30-39 ans. M. H. OPTIONS N° 669 / septembre 2021

Thierry THOREL/maxppp

Télétravail  An 02, retour au réel


Strasbourg a organisé un colloque autour des fondements d’un possible « juste distanciel ». Qu’ils soient juristes, sociologues ou militants syndicaux, tous l’ont affirmé : plus que jamais, le respect des droits d’expression et de représentation des salariés doit être réaffirmé. Depuis mars 2020, les conditions du dialogue social ont été bouleversées. Sans que le droit des élus et mandatés à s’adresser aux salariés n’ait été renforcé, sur décision du gouvernement, l’ensemble des négociations ont désormais pu être menées en visioconférence. Et le principe demeure.

Surtout ne rien figer

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l’appréciation de chacun, mais une injonction normative… Autre temps. Mais rien n’est réglé. Rien ne l’est et ne doit surtout pas l’être, ont fermement affirmé Catherine Fuentes et Didier Raffin, enseignants associés à l’université de Strasbourg et consultants sur la santé au travail. Tous deux sont convaincus qu’il est beaucoup trop tôt pour affirmer quelque évidence que ce soit sur les organisations à mettre en place quand peut s’imposer un télétravail à grande échelle en même temps qu’une forme de travail hybride. Élément central du devenir des conditions de travail, les organisations du travail doivent pouvoir être repensées en fonction des enseignements qui seront tirés des bouleversements en cours, ont-ils affirmé, conseillant très clairement l’intégration, dans tous les accords, d’un droit à une évaluation régulière et indépendante de ses effets. Et, en conséquence, un droit de revoyure. Un exemple et un seul : qui aurait imaginé que le premier confinement, d’une violence sans pareil, et qui s’est imposé dans une impréparation totale, a été mieux vécu par les salariés que le second ? Un constat qui, pour le moins, et avant toute négociation, mérite analyse…

Certes, Élisabeth Borne a affirmé la nécessité de maintenir un dialogue social fondé sur le « principe de loyauté ». Mais que vaut une telle intention sans la possibilité assurée aux élus et mandatés d’assumer leurs responsabilités, ont demandé, chacun à leur façon, Béatrice Clicq, secrétaire confédérale Fo, et Denis Gras, délégué syndical central Cgt chez Ibm ? Droit de communication avec les salariés, droit à la formation aux outils internet, droit d’équipement : toutes ces revendications restent en suspens. Et c’est sans parler des conditions de la négociation… « Interrogeons-nous un instant sur les moyens dont dispose un représentant du personnel pour s’assurer que le texte qu’il est en train de signer est le même que celui qui est soumis à son collègue présent de l’autre côté de l’écran, a prolongé, malicieux, Nicolas Moizard, professeur de droit privé. Faute d’encadrement et de protection de la négociation à distance, il n’en dispose d’aucun. » En mars 2020, d’un jour sur l’autre, tout a basculé. Le télétravail n’a plus été un choix laissé à

Depuis mars 2020, les conditions du dialogue social ont été bouleversées. Sans que le droit des élus et mandatés à s’adresser aux salariés n’ait été renforcé. L’ensemble des négociations ont désormais pu être menées en visioconférence.

Martine Hassoun

les organisations du travail doivent pouvoir être repensées en fonction des enseignements qui seront tirés des bouleversements en cours. Un droit à une évaluation régulière et indépendante de ses effets doit être intégré dans chaque accord. 19


Enquête Ugict

À la rude épreuve Télétravail, an II : douze mois après « Le travail sous épidémie », la nouvelle enquête de l’UgictCgt (voir encadré) sur le télétravail confirme des tendances déjà observées, tout en apportant un éclairage nouveau. « Elle montre, un an après, que la pratique du télétravail en mode dégradé reste la norme avec, par de nombreux aspects, un non-respect du Code du travail », souligne Sophie Binet, cosecrétaire générale de l’Ugict-Cgt. Ce qui n’empêche pas les ambivalences : si le télétravail répond bien à une aspiration à l’autonomie des salariés, il est vécu de manière contrastée, comme le montrent les verbatims, avec l’expression d’aspects positifs voire très positifs (« Pourvu que ça dure ! ») mais aussi d’aspects négatifs voire inquiétants (« Plus jamais ça ! ») aussi bien sur le plan matériel, organisationnel, professionnel que personnel. Plus d’un millier de répondants témoigne ainsi d’une année « éprouvante » et de la difficulté à poursuivre une « expérience difficile ».

Des coûts optimisés pour… les employeurs Il est vrai que les alertes sont nombreuses. Alerte sur le temps et la charge de travail, en forte augmentation. C’est le cas pour 47 % des répondants, alors que le temps de travail avait augmenté pour 24 % d’entre eux dans la première enquête, la charge de travail pour 31 %. Si cela a un impact sur l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle, l’enquête met en évidence et confirme l’insuffisance de la loi sur le droit à la déconnexion : 60 % des employeurs n’ont pas mis en place de dispositif pour le garantir, dispositifs pourtant prévus par le Code du travail. L’UgictCgt en liste deux : la non-définition des plages horaires durant lesquelles les télétravailleurs sont joignables (55 %) ; l’absence d’évaluation de la charge de travail et du temps de travail. Et fait ce rappel : « Même pour les salariés en forfait jours

Méthodologie L’enquête TeleTrEpid, anonyme, est réalisée sur la base d’un questionnaire élaboré par des militants travaillant au sein de la statistique publique. Ce questionnaire a été accessible pendant quatre semaines, du lundi 17 mai au lundi 14 juin 2021. L’enquête a recueilli 14 830 réponses issues de milieux professionnels divers, sur l’ensemble du territoire. L’échantillon peut comporter un biais de sélection : par exemple, une surreprésentation de la fonction publique par rapport à la population salariée. Elle comporte 10 000 verbatims, résumés en une phrase courte, d’une année de télétravail par les répondants. Les réponses ont été collectées en ligne. C. L. 20

Rafael Ben-Ari/maxppp

Du « Pourvu que ça dure ! » au « Plus jamais ça ! », les expériences de travail à distance sont contrastées. Mais si le télétravail répond à une aspiration des salariés à davantage d’autonomie, sa pratique en mode dégradé reste la norme. Enseignements de la dernière enquête de l’Ugict-Cgt.

et en télétravail, l’employeur est tenu de garantir le respect des durées maximales de travail et minimales de repos, de la réglementation en matière de travail de nuit et d’heures supplémentaires. » Ce non-respect du droit, on le retrouve également en matière d’équipements et de frais professionnels, qui se limitent bien souvent à un ordinateur portable. Alors qu’il s’agit là d’une obligation associée au statut de salarié, la prise en charge de ces coûts par l’employeur reste une pratique minoritaire : pas d’écran adapté pour 60 % des répondants, pas de siège ergonomique financé par l’employeur pour 90 % d’entre eux, pas d’imprimante pour une majorité, pas de prise en charge, même partielle, des frais engendrés par le télétravail dans 70 % des cas. À cela il faut ajouter, pour 19 % des répondants, une remise en cause de la participation des employeurs aux frais de repas, comme les ­tickets-restaurant.

Alerte sur la santé physique et psychique Dans ce contexte dégradé, rien d’étonnant à observer une dégradation des indicateurs de santé, aussi bien physique que psychique : c’est la seconde alerte lancée par l’Ugict-Cgt. En ce qui concerne la santé mentale, « les répondants OPTIONS N° 669 / septembre 2021


du

télétravail

OPTIONS N° 669 / septembre 2021

Des inégalités femmes-hommes exacerbées La période est aussi marquée par une exacerbation des inégalités entre les femmes et les hommes. L’enquête confirme une difficulté, surtout pour elles, à cumuler télétravail et garde d’enfants : un quart d’entre elles expriment cette difficulté, contre 20 % des hommes ; elles sont six sur dix à assumer cette charge seule, ce qui a été source de tensions familiales. Tous les indicateurs sont ainsi davantage dégradés, en termes d’adaptation des horaires, de temps de pause ou d’espaces dédiés pour pouvoir télétravailler. La fatigue est plus intense, les troubles musculosquelettiques davantage fréquents : ils touchent 38 % des femmes, contre un quart des hommes. L’un des apports de l’enquête est enfin de s’intéresser aux instances représentatives du personnel et aux conditions de représentation des salariés : « Le télétravail des salariés et la dématérialisation des réunions d’instance ont, en profondeur, bouleversé ces conditions », souligne Nayla Glaise, déléguée syndicale Accenture, membre du bureau de l’Ugict-Cgt et du présidium d’Eurocadres. Isolement, affaiblissement voire disparition des contacts directs et informels, interdiction d’adresser des informations par mail aux salariés, « les représentants du personnel ont de sérieuses difficultés à jouer leur rôle de prévention ». Avec le développement et la multiplication des visioconférences, le fonctionnement des instances est lui-même modifié de multiples manières : manque de concertation, exacerbation des divisions syndicales, exposition davantage individuelle des élus… Ils sont ainsi près des deux tiers à dire que leur fonction est, à distance, « plus chronophage, plus stressante et entraîne davantage de charge mentale ».

ont dû se positionner sur les indicateurs validés de l’échelle de bien-être élaborée par l’Organisation mondiale de la santé », précise Matthieu Trubert, délégué syndical Cgt-Microsoft et secrétaire de l’Ufict-Cgt Métallurgie. Outil d’évaluation des risques psychosociaux, il montre des signes inquiétants d’une réduction du bien-être au cours des douze derniers mois. Dans l’échantillon de l’enquête de l’Ugict, 19 % des télétravailleurs déclarent ainsi un symptôme dépressif, le taux étant plus élevé pour les femmes que pour les hommes, plus inquiétant également dans les Tpe et les Pme. Du côté de la santé physique, une majorité considère sans surprise que le télétravail a un impact sur son activité, du fait notamment de la sédentarité. Un fait est particulièrement notable : la fréquence des troubles musculo-squelettiques, qui augmentent d’autant plus que le télétravail est intensif : 41 % de ceux qui télétravaillent quatre ou cinq jours par semaine expriment des douleurs, contre 34 % de ceux qui télétravaillent un jour ou moins. Près d’un tiers souffrent de migraines ou de gênes oculaires. Consommation d’alcool ou de tabac… l’enquête met en outre en évidence un essor des conduites addictives. Dans tous les cas, les problématiques de santé sont directement reliées au rapport au temps et à la charge de travail.

Dans l’échantillon de l’enquête de l’Ugict, 19 % des télétravailleurs déclarent un symptôme dépressif, le taux étant plus élevé pour les femmes que pour les hommes. Une majorité considère que le télétravail a un impact sur son activité, du fait notamment de la sédentarité. Fait notable : la fréquence des troubles musculosquelettiques, augmente d’autant plus que le télétravail est intensif.

C’est que les collectifs de travail sont mis à rude épreuve, bousculés notamment par la disparition des temps informels avec les collègues, l’affaiblissement de l’esprit d’équipe et l’expérience de l’isolement. Les plus critiques, souligne l’enquête, sont les managers : peu formés au management à distance, ils sont en difficulté dans leur capacité à suivre et à encadrer leur équipe ou à assurer la diffusion des informations. À tel point qu’ils sont à peine 8 % à se dire « tout à fait sûrs » de pouvoir détecter une situation de mal-être ou de difficulté de leur équipe alors que, dans le même temps, une majorité dit être confrontée à un surplus d’informations à traiter.

Christine Labbe 21


Repères

COVID, SUITE Vers des délocalisations virtuelles à grande échelle ?

Biblio

• Suzy Canivenc, Marie-Laure Cahier, « Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? », La Fabrique de l’industrie, note n° 35, juin 2021.

• Par ici la sortie !, une revue de réflexion pour l’après-Covid, Seuil, 2020, 200 pages, 14,90 euros. • Ires, « Covid et question sociale au prisme des politiques mises en place à l’étranger », Chronique internationale n° 174, juin 2021.

Web

• Sur https://ugictcgt.fr, le guide Ugict du télétravail. • Sur https://dares. travail-emploi.gouv.fr, une étude de la Dares sur les conséquences du Covid sur le télétravail. • Sur www.ires.fr, une analyse de Renaud Gay, chercheur associé à l’Ires, de la réaction des États face à la crise sanitaire. • Sur www.cgt.fr, taper « pass sanitaire » dans le moteur de recherche pour accéder à toutes les informations nécessaires sur les droits des salariés.

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La Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (Coface) ne le cache pas : elle envisage un développement à grande échelle des délocalisations virtuelles. Deux facteurs y concourent : la crise sanitaire, qui a fait entrer dans les mœurs managériales le télétravail ; les profits que fait espérer une sous-traitance vers des pays sûrs et à faible revenus comme l’Inde, l’Indonésie, la Pologne ou le Brésil. Selon la compagnie, les chefs d’entreprise français pourraient ainsi espérer réduire leurs coûts de main-d’œuvre d’environ 7 %, si un emploi « télétravaillable » sur quatre était virtuellement délocalisé. Une projection que corrobore une enquête faite aux États-

Unis sur les gains à court terme que permettraient les délocalisations virtuelles. Sur un échantillon de 330 grandes entreprises américaines, la part de celles prêtes à embaucher à plein temps des travailleurs à distance basés à l’étranger atteint désormais 36 %, contre 12 % avant la pandémie. Un bémol tout de même : les risques géopolitiques et de sécurité que fait planer ce type d’opérations. Tout laisse indiquer en effet qu’elle n’est pas possible partout et en tout temps. Exemple : si la Chine et la Russie paraissent, sur le papier, des destinations de délocalisation virtuelle idéales, les tensions croissantes avec l’Occident en font une destination à éviter.

Fonction publique : la Cgt signe l’accord « télétravail » La Cgt réclamait un accord « télétravail » créant un socle commun aux trois fonctions publiques. Elle voulait un texte imposant aux employeurs d’ouvrir très vite des négociations sur le terrain. Elle a obtenu satisfaction. Après consultation de ses organisations, la fédération Cgt Fonction publique a donc, avec les huit autres syndicats du secteur, signé, le 13 juillet, l’accord « télétravail », jusque-là en discussion. Désormais, à leur demande et sur autorisation de leur employeur, les agents publics pourront demander trois journées de travail en distanciel par semaine. Ils le pourront si leur activité le leur permet et, sur ce

point, la définition des « activités » éligibles fera l’objet d’une négociation. Selon le texte signé, les télétravailleurs seront soumis aux mêmes obligations, mais aussi aux mêmes droits que les agents travaillant en présentiel : ainsi, même respect des temps de repos, même accès à la formation, mêmes mesures d’évaluation, de reconnaissance du parcours professionnel et égalité de traitement en matière de promotion. À ce stade, il est prévu que 2,5 millions d’agents, soit la moitié des effectifs de la fonction publique, bénéficient de cet accord.

Dialogue social européen : bilan d’étape Pour l’Etui, dont il est le directeur de l’unité Prospective, Christophe Degryse a dressé un premier bilan du dialogue social européen depuis le début de la pandémie. Premier constat : au contraire de la crise de 2008, qui avait mis « une énorme pression sur la négociation collective, sur les salaires, sur la protection sociale et sur les syndicats », celle provoquée par le Covid-19, assure le chercheur, a montré le caractère essentiel du dialogue social, des bonnes conditions de travail, des mesures de soutien à l’emploi. Elle a rappelé que « les entreprises ont un besoin vital de travailleurs en bonne santé, motivés, protégés, impliqués et parties prenantes dans les décisions ». Reste à voir la

déclinaison qui pourra en être faite au niveau national… À ce sujet, Christophe Degryse est prudent. Autre enseignement néanmoins, la crise sanitaire a donné aux « travailleurs de l’ombre », tout particulièrement aux free-lance, aux migrants, aux auto-entrepreneurs ou aux travailleurs atypiques, une place inédite dans les négociations transnationales. En quelque mois, un autre monde du travail a pu se faire entendre et, avec lui, ces nouveaux acteurs économiques qui les emploient : que ce soit les associations de soin et d’aide à la personne, ou de lutte contre l’exclusion. Pour en savoir plus, aller sur https://www.etui.org/publications/holy-union OPTIONS N° 669 / septembre 2021


Jeunes

Alexandre MARCHI/maxppp

Attention, fragiles

La crise sanitaire a particulièrement malmené les jeunes, à tous points de vue. Leur insertion professionnelle s’annonce encore plus difficile, d’autant que leur regard sur le monde du travail s’est parfois modifié.

« J’avais 20 ans. Je ne laisserai jamais personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Le célèbre incipit du roman de Paul Nizan Aden Arabie (1931) semble particulièrement approprié à l’état d’esprit de toute une génération de jeunes meurtris par dix-huit mois de crise sanitaire. Avant le Covid, les perspectives leur semblaient déjà incertaines : un taux d’emploi toujours bien inférieur chez les moins de 28 ans, des conditions d’entrée dans le travail dégradées – déclassement des postes et des salaires par rapport au niveau de diplôme, inégalités persistantes entre femmes et hommes, précarité récurrente toutes qualifications confondues etc. Au vu des dérèglements climatiques déjà en cours, cette génération est d’autant plus certaine de vivre moins bien que les précédentes. S’y ajoute désormais la crise sanitaire, sur fond de déficits publics et sociaux gigantesques : ils devront sans doute payer pour le « quoi qu’il en coûte », dont ils ont pourtant été les oubliés.

Perspectives incertaines, motivations en berne Difficile d’évaluer aujourd’hui toutes les conséquences de la pandémie en cours. Dans l’enseignement secondaire, les apprentissages ont OPTIONS N° 669 / septembre 2021

été compromis par l’impossibilité d’assurer en distanciel une réelle continuité pédagogique. Pire encore, dans le technique et professionnel, l’arrêt de l’activité économique a souvent privé les lycéens de stages en entreprise, parties intégrantes de leur formation, déterminants pour leur insertion professionnelle. Côté étudiants, malgré les efforts des enseignants pour innover sans réels moyens, deux années universitaires sans cours ni travaux dirigés en présentiel, sans échanges ni réflexions collectives, sans vie sociale, se sont soldées par une épidémie de troubles de l’anxiété et de dépressions, dont l’ampleur reste à évaluer. Beaucoup ont décroché, renonçant à poursuivre leurs études supérieures, parfois aussi parce qu’ils n’avaient plus les moyens financiers de vivre décemment. Ceux qui retournent aujourd’hui dans les amphis affichent avec prudence leurs motivations, car rien ne garantit que tous les enseignements seront assurés en présentiel, ni que les universités ne vont pas à nouveau fermer. De plus, quand ils ont validé leurs semestres ou leur diplôme, c’est parfois avec le sentiment que leurs années d’études n’auront peut-être pas la même valeur qu’en temps normal… 23


Jeunes …

Derniers vaccinés, stigmatisés comme vecteurs insouciants de la pandémie, les étudiants ont dû rester à l’isolement sans percevoir la moindre aide publique, contrairement ce qui s’est passé ailleurs, en Suède par exemple, où le montant des bourses a été doublé. Et toujours pas question de verser une allocation d’étude et encore moins le Rsa aux moins de 25 ans, étudiants ou pas...

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Une enquête de la Conférence des grandes écoles (Cge) publiée mi-juin témoigne que les plus diplômés ne se sentent guère plus enthousiastes. Par exemple, les diplômés 2020 des écoles d’ingénieurs ont été 6 % à poursuivre leurs études au lieu de chercher du travail, contre 1 % en 2019. Au total, sur les 42 000 diplômés sondés, issus de 193 écoles d’ingénieurs ou de commerce, 11 % ont poursuivi leur formation, contre 3 % en 2019. Il faut dire que ceux qui sont entrés dans l’emploi n’étaient que 79 % six mois après obtention de leur diplôme (– 9 points en un an) et que 17,7 % n’y arrivaient pas, contre seulement 4,7 % en 2017. La Cge craint d’ores et déjà qu’ajouté à l’allongement des temps d’insertion professionnelle des jeunes diplômés, celui des études après bac + 5 contribue à mettre en concurrence plusieurs cohortes de jeunes diplômés dans les prochaines années, et à aggraver encore leurs difficultés à trouver un emploi à la hauteur de leurs espérances.

Derniers vaccinés, stigmatisés comme vecteurs insouciants de la pandémie, les étudiants ont dû rester à l’isolement sans percevoir la moindre aide publique, contrairement ce qui s’est passé ailleurs, en Suède par exemple, où le montant des bourses a été doublé. En France, les repas des restos universitaires ont fini par passer à 1 euro, et une prime de 150 euros a été versée aux boursiers au printemps 2021. Mais toujours pas question de verser une allocation d’étude et encore moins le Rsa aux moins de 25 ans, étudiants ou pas… Pour le reste, le gouvernement a plutôt misé sur le soutien aux employeurs. L’apprentissage a continué à progresser jusqu’à un niveau record de près de 500 000 contrats en 2020, grâce au dispositif d’aide instauré par le plan France relance. En juillet 2020, constatant que la situation menait néanmoins à l’exclusion d’une grande partie des 18-24 ans, y compris parmi les diplômés de 2019 (et désormais des deux années suivantes) le gouvernement a lancé

Aides publiques

Un jeune, une solution ? Le dispositif gouvernemental permet au taux d’emploi des jeunes de ne pas sombrer un peu plus, sans créer des modes d’accès à l’emploi plus fiables ni plus pérennes. « Ne laisser personne au bord de la route » : fin juillet 2020, prenant acte du fait préoccupant que les jeunes sont exclus du « quoi qu’il en coûte », le gouvernement lance le dispositif Un jeune, une solution. Doté de 6,7 milliards d’euros, il ambitionne de multiplier les mesures pour accompagner les 16-25 ans dans la sortie de la crise sanitaire. Un an et demi plus tard, 2,6 millions de jeunes auraient, dans ce cadre, bénéficié d’un emploi, d’une formation ou d’un accompagnement vers l’insertion professionnelle. Dès janvier 2021, 520 000 avaient été recrutés, soit en Cdi, soit en Cdd d’au moins trois mois, grâce aux 4 000 euros de dispenses de cotisations patronales accordés aux employeurs. Au 1er mai 2020, avec le soutien des missions locales, de Pôle emploi et de l’Apec, 800 000 « éloignés de l’emploi » (décrocheurs de l’enseignement supérieur, non-qualifiés, chômeurs) avaient, pour leur part, bénéficié d’un accompagnement vers une embauche ou une formation qualifiante, par le biais de dispositifs tels que le Parcours emploi compétences, le Contrat initiative emploi, ou la Garantie jeune – y compris dans des secteurs porteurs tels que

la transition écologique ou le numérique. Le gouvernement semble avoir intégré à son bilan les plus de 500 000 contrats d’apprentissage signés en 2020, pourtant distincts du dispositif, les entreprises bénéficiant d’aides allant de 5 000 à 8 000 euros selon le niveau de qualification du poste occupé… Le dispositif Un jeune, une solution bénéficie depuis novembre 2020 d’une plateforme en ligne où les entreprises publient leurs offres d’embauche *. Plus de 15 000 offres de jobs étudiants (de moins de quinze heures par semaine) viennent aussi d’être mises en ligne, chiffre modeste quand on sait qu’un étudiant sur cinq a besoin de travailler pour subvenir à ses besoins. Le dispositif coûte plus que prévu (9 milliards d’euros à ce jour) et va continuer à étoffer son éventail de mesures. D’après le rapport de la Cour des comptes publié en septembre, il permet certes de maintenir à flot un niveau d’embauche, évitant que trop de jeunes ne sombrent dans la précarité, la pauvreté ou l’exclusion, mais à un coût élevé et sans garantie sur le long terme. Le gouvernement continue néanmoins de faire davantage confiance aux employeurs qu’aux jeunes, toujours soupçonnés de se contenter d’être assistés plutôt que de travailler – quoi qu’il leur en coûte. En témoignent les déclarations sur l’évolution, d’ici à mars 2022, de la OPTIONS N° 669 / septembre 2021


le dispositif Un jeune, une solution (lire encadré). Les moyens engagés à ce jour sont conséquents (9 milliards d’euros) mais n’ont manifestement pas permis d’aller au-delà des embauches de toute façon prévues par les employeurs pour assurer le maintien de leur activité. Le baromètre Apec de mai 2021 témoigne d’ailleurs que, même dans une perspective de redémarrage, les entreprises restent prudentes. Interrogeant plus de 1 500 jeunes diplômés en 2019 (500 de niveau bac + 3 minimum et 1 000 de niveau bac + 5 ou plus) l’Apec témoigne que 68 % d’entre eux avaient trouvé un emploi dans les douze mois, contre 85 % du panel équivalent de 2018.

La place du travail évolue, celle de son sens s’impose Leur insertion s’est également complexifiée : il s’agissait d’un Cdi pour seulement 59 %, soit 10 points de moins que pour la cohorte 2018, à des postes et à des niveaux de qualification, de

Les moyens engagés à ce jour sont conséquents (9 milliards d’euros) mais n’ont manifestement pas permis d’aller au-delà des embauches de toute façon prévues par les employeurs pour assurer le maintien de leur activité.

responsabilité ou de salaire en dessous de ceux espérés : 26 % d’entre eux s’estiment en déclassement, contre 16 % l’année précédente. Les expériences professionnelles courtes, souvent en distanciel, se sont avérées de moindre qualité. Les 31 % restés sans emploi (une dégradation de 16 points) se sont retrouvés en concurrence avec les diplômés de 2020, qui pour leur part ont eu des difficultés à effectuer les stages en entreprise prévus dans le cadre de leur fin de formation. Les entreprises se sont contentées de favoriser les jeunes qui avaient réussi à obtenir en leur sein des stages ou un contrat en alternance (+ 8 points), limitant leurs salaires et leur accès au statut cadre (57 % des bac + 3 ou plus par exemple). Avec le développement du télétravail, elles pourraient même être tentées d’embaucher des jeunes diplômés de pays pauvres qui resteraient chez eux et accepteraient des salaires bien moindres. Les sondés expriment ainsi le plus haut niveau de pessimisme mesuré depuis la création du baromètre : 56 %, contre 41 % l’année précédente.

Joël Le Gall/maxppp

Un décalage profond entre le potentiel de filières et l’offre concrète d’emplois

Garantie jeunes (environ 200 000 allocataires) vers un « revenu d’engagement » qui pourrait concerner jusqu’à 1,5 million de personnes. Il serait compris entre 300 euros – pour ceux qui ont un travail précaire ou sont rattachés au foyer fiscal de leurs parents – et 500 euros pour les sans-emploi. Pour Emmanuel Macron, ce revenu d’engagement doit être conditionné non seulement au suivi d’une formation professionnalisante mais aussi à des missions de service civique ou à des actions de volontariat… autrement dit, du travail gratuit. Le débat sur la nécessité de les faire accéder avant 25 ans à un Rsa ou à toute autre forme de revenu social attendra… V. G.

* www.1jeune1solution.gouv.fr

Le revenu d’engagement doit être conditionné non seulement au suivi d’une formation professionnalisante mais aussi à des missions de service civique ou à des actions de volontariat… La solidarité et le droit sont supplantés par une logique de donnant-donnant.

Nombre d’entre eux se déclarent prêts à accepter des conditions d’emploi et de salaires dégradées, le temps de mettre un pied dans le monde du travail. Mais pour eux, comme pour un jeune en emploi sur cinq parmi les sondés, ces « sousemplois » sont considérés comme alimentaires et provisoires. La relance de l’activité économique est-elle de nature à leur redonner espoir ? Mais si les analystes observent des besoins dans certains secteurs et métiers, ces pénuries de candidats sont souvent dues au manque d’attractivité et de reconnaissance, à la pénibilité du travail, notamment dans l’hôtellerie-restauration ou la santé. Pour les plus diplômés, le numérique est par exemple évoqué comme un eldorado mais, pour l’heure, les profils de métier et de formation, les perspectives de carrière ne sont pas toujours perçues clairement (par les filles en particulier). Même chose pour la transition écologique, porteuse d’emplois on le sait, à condition que les activités se développent. Dans les entreprises, le Covid a fait grandir la tentation de construire un autre rapport au travail, de s’y investir autrement, même si les salariés doivent toujours se battre pour faire entendre leurs besoins et leurs aspirations. Mais pour les jeunes, diplômés ou non, il y a urgence. Entre fatalisme, colère, et envie de reprendre la main sur leur vie et sur un monde qui court à sa perte, le point de bascule se rapproche. Ils sont de plus en plus nombreux à se dire que si le monde du travail ne veut pas s’intéresser à eux et valoriser leurs talents, tant qu’à être précaire, mal payé ou à avoir un travail dans lequel on ne s’épanouit pas, pourquoi ne pas s’investir dans une activité où on se sentirait utile ou heureux ? Valérie Géraud

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Ugict

Organisé à Lille le 22 juin, un atelier préparatoire au 19e congrès de l’Ugict-Cgt était consacré au thème de l’industrie et de l’environnement. Une journée à réfléchir aux moyens de dépasser les contradictions évidentes qui existent entre les impératifs sociaux et environnementaux. Jusqu’à définir des propositions très concrètes.

« Réchauffement climatique, extinctions de masse, artificialisation des sols… Plus on tarde, plus les choix sont violents. » Sophie Binet, cosecrétaire générale de l’Ugict-Cgt, assure que « les cadres et les professions intermédiaires sont les premiers sensibilisés à l’environnement et à s’interroger sur le sens et la finalité de leur travail ». Voilà planté le décor de l’atelier du 22 juin à Lille. Au cœur des problématiques de la journée, la préoccupation de « produire autrement et articuler les enjeux, économiques, sociaux et environnementaux ». Vaste programme, qui consiste à phosphorer sur « les alternatives pour produire, consommer et vivre autrement ; la création d’un modèle de développement soutenable pour la planète ; la transformation de notre outil de production ; la maîtrise de la finalité de notre travail ». Autour de la table, des élus et militants de la Cgt, agents ou salariés du conseil départemental du Nord, de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) des Hauts-de-France, de la Sncf, d’Edf, de l’université de Lille… « Quand on est cadre en responsabilité professionnelle, on devrait en théorie avoir des leviers », poursuit Sophie Binet. Mais en face, « les directions [des entreprises] font diversion des vrais sujets ». « Par exemple, détaille-t-elle, une tendance patronale qui monte consiste à traiter la question environnementale comme extérieure, en cédant des activités polluantes et en acquérant d’autres activités, plus vertueuses. » Faire diversion, c’est aussi faire la promotion de la responsabilité sociale des entreprises (Rse), « cette nouveauté sur papier glacé des années 2000 ».

Des problèmes quotidiens parfois très pragmatiques Autre écueil, la « forte contradiction », indéniable, qui existe entre les impératifs sociaux et environnementaux : « La seule solution pour les dépasser, c’est que la Cgt s’en empare », estime la cosecrétaire générale de l’Ugict. Ainsi, la Cgt a planché, chez Renault, sur un modèle de « voiture électrique bon marché », chez Thales sur la structuration d’une filière d’imagerie médicale, chez Nokia sur « une technologie 5G économe en énergie ». De son côté, l’Ugict a travaillé, avec le cabinet Secafi, à la mise sur pied d’un « radar environnemental », défini comme « un outil d’autodiagnostic pour permettre aux salarié·es d’exercer une lecture critique de la stratégie environnementale de leur entreprise ». Mais comment ces questions sont-elles abordées dans l’entreprise ? Présentes ou non dans 26

Jean-Luc FlÈmal/maxppp

Industrie et environnement :

les décisions prises par les directions ? Dans les discussions entre collègues ? Entre camarades de syndicat ? Les problèmes rencontrés au quotidien sont parfois très pragmatiques. « La climatisation est tombée en panne dans le bâtiment où je travaille, à l’université de Lille, témoigne Benoît Ruckebusch, de la Ferc-Sup Cgt. Au bout de trois ans, elle n’est toujours pas réparée. Pour récupérer du chauffage la journée, il faut organiser une action revendicative marquante, lors d’un cocktail officiel, par exemple… Mais les 90 ou 100 bâtiments de l’université restent des passoires thermiques et nécessiteraient, chacun, 1 million d’euros pour refaire la toiture. » Face à cette absence de considération, malheureusement très répandue, les participants à l’atelier lillois, répartis en deux groupes, étaient invités à définir un cadre idéal de concertation. Un idéal qui, pour le premier groupe, passerait par « l’écoute d’une parole alternative au sein de l’entreprise – experts, salariés, agents, orgaOPTIONS N° 669 / septembre 2021


dépasser

les contradictions de l’information et de la communication est jugée primordiale. Échanges, tout d’abord, entre le syndicat d’entreprise et l’interpro, pour « croiser les analyses » et « construire du collectif autour de projets concrets ». Échanges, également, avec les salariés, pour recueillir leurs préoccupations et leurs idées. Et, dans l’autre sens, les amener sur le terrain de « la thématique environnementale » et leur « faire connaître les réflexions de la Cgt ». Voire, pour les plus impliqués, les inciter à la formation syndicale, en adoptant « de nouveaux formats » – d’horaires, de durée et d’organisation – et en privilégiant « les méthodes de l’éducation populaire ».

nisations syndicales – et à l’extérieur – usagers, consommateurs… » Sur le tableau, les objectifs s’alignent. Premier d’entre eux, « avoir de vrais choix, pas seulement des contraintes » pour éviter d’avoir à opter uniquement pour « le moins pire ». Le groupe s’accorde sur le fait que la réflexion ne peut être bénéfique qu’à condition de « prendre en compte la multiplicité des enjeux » et de « penser à long terme, planifier et pas seulement raisonner au court terme économique ». Les projets ainsi pensés doivent « s’inscrire dans le territoire » et « servir l’intérêt général ». Et dans les secteurs soumis à des missions d’inspection et de contrôle, ces dernières doivent être indépendantes. C’est à ces conditions que les salariés et les agents en responsabilité ne rencontreront « pas de conflits de valeurs » et verront leur « éthique professionnelle respectée ». Au moment de lister les propositions concrètes pour atteindre ces objectifs, les idées continuent à fuser autour de la table. La place de l’échange, OPTIONS N° 669 / septembre 2021

l’Ugict a travaillé, avec le cabinet Secafi, à la mise sur pied d’un « radar environnemental », défini comme « un outil d’autodiagnostic pour permettre aux salariés d’exercer une lecture critique de la stratégie environnementale de leur entreprise ». Mais comment ces questions sontelles abordées dans l’entreprise ?

Échange, information et communication Au détour de la conversation, les participants s’accordent sur la nécessité de « sortir de l’entreprise » certaines informations sur ses pratiques environnementales. La notion de « lanceurs d’alerte » est évoquée, ainsi que les contacts avec les « relais d’opinion » : communiqués et conférences de presse, organisation d’« actions voyantes »… Pendant ce temps, le deuxième groupe mène ses propres réflexions. Au moment de confronter les deux analyses, des similitudes apparaissent évidentes, comme le dilemme d’avoir à choisir entre privilégier sa carrière ou son éthique professionnelle. Idem pour l’information, qui manque parfois pour asseoir une bonne « compréhension des enjeux environnementaux ». Mais le deuxième groupe a aussi arpenté des terrains différents, hors de l’entreprise, liés au contexte politico-économique. Il s’est interrogé sur les effets de « la société de consommation », « la vérité des prix » peu accessible aux consommateurs, « les effets balanciers de la mode » qui permettent par exemple aux véhicules électriques d’avoir, aujourd’hui, le vent en poupe, avant, peutêtre, d’être délaissés demain… Interrogations similaires sur la pertinence du concept même d’« énergie verte ».

« Des circuits courts pour produire, consommer et travailler en proximité » Le deuxième groupe continue de préciser comment il envisage une société idéale : l’objectif principal est de bénéficier de « circuits courts » pour « produire, consommer et travailler en proximité ». Si « les choix des citoyens » sont primordiaux, rien ne sera possible sans des décisions politiques fortes. Depuis des « nationalisations » et des « investissements d’avenir » jusqu’à la mise 27


Clementz Michel/maxppp

Ugict

positifs concrets sont proposés pour atteindre cet « idéal », notamment légaux, comme « des critères sociaux et environnementaux dans les marchés publics » ou la « conditionnalité des aides publiques ». Le groupe demande aussi le respect des « contre-pouvoirs » des représentants des salariés et des syndicats, dont le « droit d’alerte » et le « droit d’information ». Il revendique enfin, pour les instances représentatives du personnel, un « droit suspensif sur les aides publiques obtenues par l’entreprise ». Beaucoup de grain à moudre pour le congrès de novembre à Rennes.

en place d’une « taxation environnementale et sociale » des entreprises, « en fonction du respect des normes », en passant par la définition d’« autres indicateurs de richesse ». Les militants préconisent aussi « une éducation à l’environnement pour tous » – moyennant notamment une « réorientation de la formation professionnelle » –, l’« arrêt de la publicité », ainsi qu’une « recherche indépendante pour éclairer les choix des citoyens et éviter les effets balanciers ». Côté entreprises, ils réclament des « relocalisations », ainsi que des salaires suffisants pour « bien consommer ». Plusieurs dis-

Ludovic FINEZ

« On n’a plus le temps pour le thérapeutique, que sont les labels et la Rse » Concilier industrie et « enjeux environnementaux et sociaux » via « une action syndicale qui voudrait infléchir le cours des choses » ? « C’est un chantier gigantesque, qui suppose de rompre avec l’ère du capitalisme financier, en place depuis quarante ans », prévient Laurent Cordonnier, professeur à l’université de Lille. Invité à introduire l’atelier de l’Ugict, l’économiste note avec intérêt qu’« on sent tout de même l’ambiance se retourner un peu », une « prise de conscience, à différents niveaux de la société, qu’avec des seuils de rentabilité [exigés dans les entreprises] de 15 %, on va droit dans le mur ». « Et on n’a plus le temps pour le thérapeutique, estime-t-il, c’est-à-dire les labels et la Rse [responsabilité sociale des entreprises]. Pour en sortir, il faut modifier les instances de gouvernance des entreprises. Les entreprises de demain doivent aussi être dirigées par les salariés et les usagers. Les incitations et les lois ne suffiront pas. » Autre levier, « la conditionnalité des aides publiques ». « Il faut une position très ferme sur cette question, insiste Laurent Cordonnier. On n’est pas loin, en France, des 200 milliards d’aides publiques par an et ce, quasiment sans contrôle, ni sur leur utilisation, ni sur leurs résultats. Les objec28

tifs actuels sont incontrôlables. Fixons-en d’autres, contrôlables ceux-là : la dépollution, la décarbonation… » Quant à la réindustrialisation, poursuit l’universitaire, « c’est une question tout à fait pertinente, qui allie l’économique et l’environnemental. L’industrie ne représente plus que 12 % de la valeur ajoutée en France. Si cela continue, nous n’aurons plus rien à vendre. La réindustrialisation est nécessaire pour trois raisons : l’emploi, l’autonomie de notre politique macro-économique et l’urgence environnementale, car 50 % de l’empreinte carbone est due à l’importation de biens et services. » Et Laurent Cordonnier de conclure : « Il faut se battre pour un autre type de commerce extérieur, équitable et écologique, revenir à une conception où les nations commercent. Établir, par exemple, une liste des cinquante produits qu’il est impensable de ne pas produire localement : biens stratégiques, filière éner­gétique, biens communs… Cela n’a rien de protectionniste. C’est ce qu’a fait la Chine, avec le principe de bonne réciprocité. » L’économiste se veut raisonnablement optimiste : « Je vois bien tout le chemin à parcourir mais je pense aussi que la crise sanitaire a un peu chamboulé les esprits. » L. F. OPTIONS N° 669 / septembre 2021


NUMÉRIQUE

opportunité pour changer le travail Droit à la déconnexion, télétravail, intelligence artificielle… Depuis trois ans, l’Ugict-Cgt décline une campagne faisant le lien entre « révolution » numérique, transformation du travail et management.

En obligeant à s’approprier, en quelques mois, ce qui aurait pu prendre des années, la crise sanitaire a accéléré de manière spectaculaire la transformation numérique de nos vies, dans ses dimensions à la fois privée et professionnelle. Si la pratique du télétravail à grande échelle est en la traduction la plus éclairante, l’usage du numérique est désormais une pratique ordinaire dans de nombreux métiers ou secteurs. (e-commerce, télémédecine, enseignement et formation à distance…). La dernière étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) sur la diffusion des outils numériques dans la société française confirme cette accélération de la « digitalisation », aussi bien en termes d’équipements que de pratiques, restées longtemps confidentielles pour beaucoup. Cela fait plus de trois ans que l’Ugict-Cgt travaille le lien entre « révolution » numérique, transformation du travail et management, en posant un principe préalable : le refus d’un déterminisme technique qui donnerait aux outils la capacité quasi mécanique de produire des effets inéluctables (voir ci-après). Au travers d’une campagne baptisée « Construire le numérique autrement » *, elle en pointe les dangers mais aussi les opportunités : va-t-on vers des suppressions d’emplois massives et une surveillance généralisée, ou s’agit-il de mettre en place une « économie du partage décarbonée, où les gains de productivité sont utilisés pour réduire le temps de travail et bien travailler » ? Plusieurs thèmes y sont déclinés : le droit à la déconnexion, le télétravail, le management de proximité, l’intelligence artificielle et les algorithmes…

« Construire le numérique » implique d’en faire un objet de négociation

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* Voir la campagne Le numérique autrement à l’adresse dédiée  : https://lenumeriqueautrement.fr

Second principe : les tendances observées aujourd’hui s’inscrivent dans un temps long qui impose de resituer le numérique dans la globalité des mutations du travail : « Les nouvelles techno­ logies sont instrumentalisées pour flexibiliser le travail et répondre au même objectif d’augmentation de la productivité des travailleurs, au détriment de leurs conditions de vie et de travail », souligne Jean-Luc Molins, secrétaire national de l’Ugict-Cgt et pilote du collectif Ingénieurs, cadres

et techniciens (Ict) et numérique. Si, là aussi, l’essor du télétravail en mode dégradé en est l’illustration la plus criante, elle n’est pas la seule avec, dans le même temps, le développement notamment du « flex-office » et la « rationalisation » des politiques immobilières d’entreprises. Comment définir de nouveaux cadres de régulation ? L’accord-cadre européen sur le numérique conclu, voici un an, à la sortie du premier confinement, peut être un point d’appui. Il traduit l’engagement commun des partenaires sociaux « à optimiser les avantages et relever les défis de la numérisation dans le monde du travail ». Son caractère est normatif, ce qui n’est pas fréquent au niveau européen. Aux côtés de l’importance accordée à la formation, la place attribuée au rôle des instances représentatives du personnel constitue justement un autre point fort du texte, en posant notamment le principe d’un « processus conjoint » et en dressant la liste des sujets qui devraient, justement, faire l’objet d’une négociation : les compétences numériques et la sécurisation de l’emploi ; l’intelligence artificielle avec la garantie du principe de « l’homme aux commandes » ; le respect de la dignité humaine et la surveillance ; les modalités de connexion et de déconnexion. Les États n’ont plus que deux ans pour retranscrire cet accord-cadre européen. Mais cette retranscription se heurte aujourd’hui à une stratégie visant à imposer l’idée que ces questions sont, en France, d’ores et déjà réglées : par le « droit » à la déconnexion, entré en vigueur en 2017 ; par l’accord national interprofessionnel (Ani) de 2020 sur le télétravail, non normatif, comme si, d’ailleurs, le numérique se résumait à cette seule problématique. Pour autant, la Confédération européenne des syndicats (Ces) souhaite parvenir à un bilan par pays, et a demandé un rapport conjoint sur la mise en œuvre de l’accord-cadre, ce qui suppose un travail intersyndical. De la même manière que l’accord européen de 2002 sur le télétravail s’est traduit, en France, par l’accord national interprofessionnel de 2005, l’enjeu de la période est de faire de la transformation numérique un véritable objet de négociation. Christine Labbe 29

Matthieu Spohn/maxppp

Une


Numérique/entretien

Dans Sociologie du numérique au travail, Anca Boboc et Marie Benedetto-Meyer * mettent en évidence les ajustements permanents entre numérique et activité pour éclairer les multiples dynamiques à l’œuvre dans les entreprises.

* Sociologie du numérique au travail, Armand Colin, 2021, 239 pages. Anca Boboc est sociologue du travail et des organisations, chercheuse au département des sciences sociales (Sense) d’Orange Labs Recherche ; Marie Benedetto-Meyer est maîtresse de conférence en sociologie à l’université de Technologie de Troyes. 30

« boîte noire »

– Options : Votre travail invite à « entrer dans la boîte noire des techniques » pour mieux comprendre ce qui se joue avec la « digitalisation ». À quoi renvoie précisément la transformation digitale dans l’entreprise ? – Anca Boboc : Toutes les entreprises parlent de leur « transformation digitale » sans que l’on sache précisément de quoi il s’agit. En regardant de plus près, celle-ci s’opère à trois niveaux : la communication autour des intérêts des outils déployés ; la familiarisation des travailleurs avec ces outils ; leur intégration dans l’activité. Ce dernier niveau est particulièrement important. Il suppose l’organisation de discussions au sein des équipes pour identifier collectivement la valeur ajoutée de ces outils par rapport à leur activité, et se mettre d’accord sur les usages. Dans notre livre, nous voulons montrer que s’opèrent en permanence des ajustements entre l’outil et l’activité, qui impliquent parfois des changements organisationnels conséquents. – Marie Benedetto-Meyer : L’expression de « boîte noire » est souvent convoquée en sociologie de l’innovation ou des techniques pour souligner que la sociologie ne s’autorise pas toujours à avoir un avis sur la technique en ellemême. Entrer dans cette « boîte noire » est ainsi une invitation à mieux comprendre la logique de fonctionnement des outils qui participent à cette « digitalisation ». Quels sont-ils, pour quelle organisation et quelles finalités ? Il s’agit également de les inscrire dans l’histoire des techniques. Le terme « digitalisation » tend à faire oublier ce qui a précédé comme, dans les années 2000, les technologies de l’information et de la communication. Or, même si les transformations à l’œuvre remettent en cause des manières de s’organiser individuellement et collectivement, elles s’inscrivent dans une forme de continuité et non de « rupture ». – Vous faites également la critique du déterminisme technique, qui donnerait à la technologie la capacité mécanique de produire des effets inéluctables. Pourquoi insister sur cette critique ? – Marie Benedetto-Meyer : S’il est vrai que les discours qui soutiendraient l’idée qu’il existe un déterminisme technique ne sont plus si fréquents, des réflexes perdurent, portés par la confiance que certains attribuent aux outils à transformer d’eux-mêmes l’activité. Notre travail consiste en grande partie à réinterroger cette logique. – Anca Boboc : Souvent, dans les discours, on a l’impression qu’il suffit de s’équiper pour

Lucas Racasse/maxppp

Dans la

résoudre certains problèmes organisationnels, pour obtenir davantage de « transversalité » par exemple. C’est oublier que les individus, à leur tour, peuvent influer sur les outils, se les approprier ou pas. Ce qui est important, c’est cet ajustement entre numérique et activité à trois niveaux : individuel, collectif et organisationnel. Nous insistons sur la capacité d’adaptation et d’appropriation des technologies par les travailleurs, dont le contour des activités évolue et se redéfinit avec les usages. – Vous en définissez trois catégories : les outils de gestion, les outils de communication et les outils collaboratifs. Pourquoi est-il utile de les distinguer ? – Marie Benedetto-Meyer : Nous soutenons l’idée que les outils sont chacun porteurs d’une certaine logique. Les outils de gestion qui changent l’organisation du travail, comme les systèmes informatiques d’entreprise intégrés, induisent rationalisation et centralisation. Ce n’est pas le cas des outils de communication, comme le mail, qui sont peu prescriptifs en la matière. Les outils collaboratifs sont les plus ambivalents, en favorisant notamment la transversalité, sans pour autant proposer de mode d’organisation du travail. Cet empilement d’outils porteurs de logiques différentes engendre des tensions. OPTIONS N° 669 / septembre 2021


numérique Nous ne sommes certes pas encore dans de la « coconstruction », mais bien dans une visibilité du travail « en train de se faire ». Dans ce cadre, qui va avoir accès à quoi ?

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– Avec la crise sanitaire, l’essor du télétravail est allé de pair avec le développement des outils collaboratifs, avec une « mise en visibilité de soi ». Qu’entendez-vous par là ? – Marie Benedetto-Meyer : Même s’ils ne sont pas apparus avec le confinement, les outils collaboratifs comme les plateformes ont en effet été très utilisés dans le travail à distance. Dans de nombreux cas, ils ont permis la communication et l’échange d’informations au sein de collectifs déjà constitués, une simple transposition en quelque sorte des réunions pouvant exister en présentiel. Mais de nouveaux usages ont aussi émergé. Par exemple : la rédaction en synchrone d’un Compte rendu de réunion par un manager qui rend visible un document

– Les organisations sont traversées de tensions en matière d’autonomie, de responsabilité et de recomposition des temps. Comment ces tensions ont-elles évolué avec les pratiques de travail à distance ? – Anca Boboc : La crise sanitaire a conforté des tendances déjà observées en les exacerbant, comme l’affaiblissement des liens, le risque d’isolement et le surengagement des travailleurs avec une augmentation du temps de travail. Cela impose d’insister sur les équilibres nécessaires entre présence et distance, en laissant de la souplesse en fonction des besoins de l’activité, et en accordant de l’autonomie dans l’organisation de ses tâches sur le lieu de travail. – Marie Benedetto-Meyer : C’est l’enjeu des négociations en cours. Si tout le monde est d’accord pour travailler en « hybride », cela pose des questions très importantes : comment assurer le volontariat ? La réversibilité ? Quelle organisation individuelle et collective des temps ? Que va-t-on privilégier à distance, sur le lieu de travail ? Avec quels collectifs ? Qui va arbitrer et sur quelles bases ? Si la crise sanitaire a bien conforté des tendances déjà observées, entre autonomie et contrôle, développement de la flexibilité et essor des procédures, il faut rester prudent sur les enseignements définitifs que l’on pourrait en tirer. On a ainsi beaucoup parlé de prises d’initiatives locales, de marges d’autonomie et de management par la confiance. Il n’est pas certain que cela dure. Il apparaît toutefois nécessaire de ne pas réduire le présentiel aux moments informels : il faut absolument retrouver des temps où les apprentissages se font au contact des auteurs, en regardant le travail et en parlant du travail. Ce sont des temps très difficiles à recréer à distance.

L’impression domine qu’il suffit de s’équiper pour résoudre certains problèmes Mais les individus, à leur tour, peuvent influer sur les outils, se les approprier ou pas. L’important, c’est cet ajustement entre numérique et activité à trois niveaux : individuel, collectif et organisationnel.

– Anca Boboc : Cette distinction permet de mieux comprendre ce qui se joue dans l’entreprise. Ces outils permettent en réalité trois évolutions majeures dans l’organisation du travail et de la production en termes d’automatisation des tâches, de dématérialisation des processus comme des échanges, et de « dés­ intermédiation », donc de mise en relation des interlocuteurs. Dans la mesure où les effets et les dynamiques d’appropriation sont incertains, cela demande de travailler plus collectivement le lien entre numérique et activité localement, au sein des équipes.

pendant qu’il le rédige, voire laisse la possibilité d’intervenir en temps réel sur une production… Nous ne sommes certes pas encore dans de la « coconstruction », mais bien dans une visibilité du travail « en train de se faire ». Qui va avoir accès à quoi ? Cela pose des questions nouvelles, avec la nécessité d’organiser ces espaces partagés et d’établir des règles. Pour certains, rendre visible son travail en mode brouillon semble acceptable, pour d’autres c’est une intrusion. C’est aussi un signe de distinction. – Anca Boboc : Les échanges numériques, au sein par exemple des réseaux sociaux internes, se situent dans le prolongement des échanges existants. Lorsque leur dimension collective n’est pas orchestrée, le risque est de développer des usages strictement individuels. Ainsi, les outils d’innovation participative permettent de se mettre en avant, de se signaler sur un projet précis ou visà-vis de responsables hiérarchiques d’un métier recherché. À travers ces usages peut se jouer une évolution professionnelle alors fortement corrélée au « capital relationnel » des individus.

Propos recueillis par Christine Labbe 31


Entretien

Crises, Covid et

syndicalisme

Les univers du travail sont bouleversés par la pandémie, laquelle accélère et exacerbe des tendances lourdes antérieures : inégalités, précarisation, morcellement des lieux, des temps et des salariés. Les difficultés du syndicalisme s’en trouvent accrues, soulevant la question de sa reconduction comme force centrale. Un entretien avec Jean-Marie Pernot, chercheur associé à l’Ires et au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains.

1. Steffen Lehndorff, Heiner Dribbusch, Thorsten Schulten, « Rough waters, European Trade Unions in a Time of Crises », Institut syndical européen, 2019. 2. Denis Segrestin, « Les communautés pertinentes de l’action collective : canevas pour l’étude des fondements sociaux des conflits du travail en France », Revue française de sociologie¸ avril-juin 1980. 32

– Options : La Covid a profondément impacté les sociabilités ordinaires, les organisations du travail, ses espaces et ses temps partout dans le monde. Comment le syndicalisme risque-t-il d’en être affecté ? – Jean-Marie Pernot : La crise sanitaire surgit, de fait, dans un moment de grande faiblesse pour le syndicalisme en France. Cet affaiblissement n’est pas propre à notre pays, mais s’inscrit dans un mouvement à l’échelle européenne, au moins 1. Elle a évidemment des impacts multiples sur le mouvement syndical. Je n’en retiendrai ici que deux, principaux à mes yeux. Le premier concerne la démocratie, les droits de manifester, de se réunir, de s’associer, tout simplement. Ces libertés, vitales pour une organisation, sont affaiblies par la distanciation sociale, par le port du masque et également par des politiques publiques. Lorsque les lois d’exception rentrent dans le droit commun, lorsque le contrôle social s’alourdit à travers le numérique, que le rôle des appareils répressifs grandit, cela crée un contexte difficile, qui met en jeu les libertés démocratiques. Tous ces éléments sont antérieurs au Covid, mais la crise a permis de leur donner plus d’ampleur et plus de « légitimité » dans le débat public. Le second impact concerne le travail, tout ce qui le transforme et accélère des tendances, pour la plupart antérieures. Cette rencontre fortuite de technologies et de la pandémie est porteuse d’effets à court et moyen termes. Là encore, la Covid a permis une sorte de « généralisation vertueuse » des pratiques : nouveaux apprentissages autour du télétravail, du travail de plateforme et, plus généralement, à base d’algorithmes. La mise à distance d’individus traditionnellement réunis autour de taches communes libère de la place pour des organisations informationnelles, contournant le contact

direct. Elle modifie également les conditions de l’activité syndicale, ce que j’appellerai, après Denis Segrestin, les « communautés pertinentes d’action collective » 2. Les (ré)organisations informationnelles du travail ont replacé au cœur des débats l’enjeu du temps de travail et de sa réduction, sans que cela se traduise pour le moment par des mobilisations… Du temps de travail, oui ; de sa réduction… c’est une autre histoire. La dispute autour du temps a toujours été, et reste centrale. De fait, les processus d’automatisation permettent un gain de temps de travail, même s’ils se distribuent différemment selon les secteurs et… selon la façon de les calculer. Quoi qu’il en soit, l’appropriation de ce gain constitue un enjeu aussi vieux que la relation capital-travail : qui va se l’approprier et pour en faire quoi ? Le Medef réclame clairement qu’on rallonge le temps de travail, et le gouvernement inscrit cet allongement au cœur de ses projets de réforme des retraites. Face à quoi, le mouvement syndical oppose traditionnellement la revendication d’une réduction de ce temps pour, à la fois, combattre le chômage, soulager les travailleurs et reposer la question de la finalité sociale et humaine du travail. Pour le syndicalisme, c’est une question clé, au cœur de son « fonds de commerce » qu’est la défense du travail, et à l’origine de sa légitimité et de sa centralité. Pourtant, il faut bien le constater, cette question n’apparaît pas dans le mouvement social, et ses expressions revendicatives restent faibles – hormis pour les retraites. C’est d’autant plus regrettable que l’objectif de réduction de la durée du travail pourrait faire l’objet d’un accord très large entre les organisations syndicales. Certes, chacune a une approche propre du

L’objectif de réduction de la durée du travail pourrait faire l’objet d’un accord très large entre les organisations syndicales. Certes, chacune a une approche propre du sujet, mais toutes s’en soucient, et une convergence serait imaginable. OPTIONS N° 669 / septembre 2021


Nicolas Marquès/KR IMAGES

sujet, mais toutes s’en soucient, et une convergence serait imaginable. Il y a d’ailleurs d’autres thèmes possibles de campagnes communes, pour la défense des services publics, la rénovation du système de santé, ou pour la reconquête d’une assurance chômage décente, tout ce qui constitue une sorte de « commun syndical ». Cela pourrait permettre de renouer avec une dynamique de conquête, d’espoir, qui fait cruellement défaut après tant de batailles perdues. Au sortir d’une phase longue de mobilisations fortes, très dynamiques, le mouvement syndical semble marquer le pas, comme essoufflé par un déficit d’organisation, de mobilisation voire de confiance, alors que d’autres formes de mobilisations revendicatives surgissent et s’enracinent… Le grand cycle conflictuel de 1995-2010 a plutôt abouti à des échecs revendicatifs. Il s’est accompagné d’un certain renouvellement du répertoire d’action collective, par exemple le déplacement de l’articulation grèves-manifestations. La manifestation s’inscrit dans une série et devient progressivement centrale, en lieu et place de la grève, moins présente en 2010 qu’en 1995, par exemple. Les pouvoirs publics, attentifs à la rue en 1995, en sont venus à une grande indifférence vis-à-vis de la protestation, qu’il s’agisse des retraites en 2010 (et en 2019), et à l’occasion des lois ou ordonnances sur le travail (2016-2017). OPTIONS N° 669 / septembre 2021

Le rapport du travailleur au syndicalisme, c’est de se sentir représenté, autrement dit défendu, compris, et « dans le coup » à travers d’autres. Un moi dans un collectif.

Avec 2012 et le grand éclatement syndical, qui parachève l’échec, s’ouvre un espace d’expression pour des mouvements qui portent des préoccupations sociales, qui empruntent aux modes et pratiques syndicales, mais qui témoignent surtout d’une dispersion des thématiques et des fronts de mobilisation. Cela se lit assez clairement dans le mouvement des gilets jaunes, auquel le syndicalisme en tant que tel n’a pris aucune part, du début à la fin, en se cantonnant à une sorte d’expectative – ce qui n’exclut pas la participation éclatée de militants ou exmilitants syndicalistes. Il en est résulté, de fait, une sorte de mise en concurrence sur le terrain de la défense de l’intérêt général, ou de ce qui est perçu comme tel par nombre de travailleurs. Une telle situation est sans précédent, et c’est un signe parmi d’autres d’une perte d’emprise syndicale sur le social. Mais cet essoufflement vient de loin, il a lui-même ses causes, qui sont profondes et qui touchent à la représentation, à ce qu’est fondamentalement le syndicalisme. Pour les travailleurs (et les travailleuses bien sûr), le rapport premier au syndicalisme, c’est de se sentir représenté, autrement dit, défendu, compris, et « dans le coup » à travers d’autres. Un moi dans un collectif. Ce ressort-là est brisé et à reconstruire. Cela suppose des pratiques syndicales élémentaires de représentation mais aussi, et plus profondément, une appréhension plus globale du tissu social sur lequel le syndicalisme doit travailler. 33


Entretien …

Ce qu’on appelle en économie le fordisme, de l’après-guerre jusqu’aux années 1970, a permis au syndicalisme de développer des dynamiques inclusives : schématiquement, ce qui profite à un secteur finit par profiter à tout le monde, même si c’est avec des inégalités entre branches, entreprises, territoires, etc. Développement et croissance incluent tous les salariés, qu’ils aient un rapport direct ou distancié au syndicalisme. La pratique d’extension des conventions collective en est un exemple, elle permet d’inclure tout le monde dans un salariat à peu près stable ; cette dynamique inclusive se brise totalement dans les années 1980, sur fond d’internationalisation des grandes entreprises, avec un développement qui se fait à l’étranger. Dans ce cadre, les interactions économiques mutent. La négociation d’entreprise s’impose comme une sorte de « mieux que rien » au moment où, précisément, l’entreprise s’échappe, devient liquide, un « palais des courants d’air ». Aujourd’hui, 80 à 90 % des entreprises sont prises dans un rapport de soustraitance soit comme donneuses d’ordres, soit comme sous-traitantes et très souvent en cumulant les deux. Ce qui signifie que les interactions économiques et inter-entreprises se font par le marché, souvent sans aucune logique de profession. Les identités professionnelles dont les syndicats – surtout la Cgt – étaient des opérateurs ont été dépassées, sans qu’ils prennent la mesure des changements que cela appelait de leur part, notamment en termes de structures.

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Les alliances avec des partenaires extérieurs au champ syndical et porteurs d’expertises et d’approches légitimes sont incontournables. Le syndicalisme peut y apporter beaucoup. Mais elles n’excluent ni contradictions ni conflits et ne doivent pas conduire à faire l’économie de la question décisive des alliances entre organisations syndicales elles-mêmes.

Ce changement n’est-il pas annoncé par des mouvements comme celui des livreurs de Deliveroo, et mis en perspective par des alliances avec des partenaires associatifs, telles que les ont formalisées tant la Cfdt que la Cgt ? C’est une question qui renvoie à trois réalités bien distinctes, même si elles sont articulées entre elles. La première touche aux « nouveaux conflits », de type Deliveroo. Ils indiquent d’abord que la conflictualité et l’aspiration à l’action collective restent bien présentes. Ils confirment également que si l’on ne voit pas énormément de « jeunes » dans les syndicats, c’est bien parce qu’ils ne sont pas présents là où travaillent ces jeunes – autrement dit, les intérimaires, les sous-traitants, tous ceux qui sont, de fait, placés à la périphérie du lieu où on décide de leur sort à leur place. Dans un tel cadre, le rapport à la représentation se dilue, le travailleur ne voit plus très bien quel est le lien entre lui et un collectif, ne distingue pas la parole dans laquelle il pourrait se projeter. À partir de quoi, tout appel à rejoindre un syndicat devient très largement incantatoire. Cela n’exclut ni luttes ni organisations mais ne suffit pas à les hisser à un niveau tel qu’elles puissent échapper à leur fragmentation. La seconde question est celle des alliances avec des partenaires extérieurs au champ syndical et porteurs d’expertises et d’approches légitimes, qu’elles soient scientifiques ou militantes. Les enjeux climatiques, la crise sanitaire, les luttes féministes, imposent ces coopérations et il serait d’autant plus dommage de s’en passer que le syndicalisme peut y apporter beaucoup. Ces bougés sont donc bienvenus, à condition de bien les gérer. Ils n’excluent ni contradictions ni conflits, et personne n’est étranger à leurs enjeux. Mais ils ne doivent pas conduire, troisième enjeu, à faire l’économie de la question des alliances entre organisations syndicales ellesmêmes. Il s’agit d’un prérequis : sans un changement visible dans les relations intersyndicales, le risque est grand d’aller vers une indifférence de masse de la part des travailleurs ; on y est déjà pour une part, comme en atteste participation aux élections sociales. J’aime rappeler cette formule de Tocqueville : « les plus grandes menaces qui pèsent sur les religions sont le schisme et l’indifférence ». Le schisme est déjà là, l’indifférence n’est pas loin. Certes, le syndicalisme n’est pas une religion, mais il faut quand même que les travailleurs y croient pour que cela fonctionne, pour retrouver du bonheur à revendiquer ensemble.

La Cgt a pourtant mis en débat – et en pratique – de nombreux changements autour de ces mutations d’identités professionnelles ; des fédérations de services publics ont su s’ouvrir aux salariés du privé, des structures inter­ professionnelles et territoriales ont été mises en place… C’est exact, et ça se poursuit. Mais peut-être sans que cela atteigne une dimension significative et, surtout, à un moment où le syndicalisme, fragilisé par des tas de facteurs, est soumis à la vieille tentation de « s’appuyer sur ce qui tient » ou qui semble tenir… Le syndicalisme français a su analyser, au début du xxe siècle, les conséquences du machinisme sur le travail, et passer du collectif défini par le métier à un collectif défini, lui, par ce qu’on contribue à produire. Cela a conduit, après bien des efforts (et quelques crises, il faut le reconnaître), à la généralisation des fédérations d’industrie, consolidées plus tard par les conventions collectives. Aujourd’hui, c’est un changement du même ordre qu’il faudrait penser : mettre davantage d’interprofessionnel en haut comme en bas, dans la conception des syndicats. Mais l’exercice n’est pas simple : penser le changement est une chose, le mettre en œuvre, une autre, d’autant plus délicate que les

employeurs ne restent pas inertes et que la soustraitance systématisée précarise, affaiblit, isole et déclenche des dynamiques qu’il est difficile de combattre.

Pierre Tartakowsky OPTIONS N° 669 / septembre 2021


la revue des revues Économie

Ugict-Cgt

Calendrier • Histoire Pour la période 2021-2022, l’Institut d’histoire sociale de la Cgt organise un cycle de conférences sur le thème « Sortir de crise, les mécanismes de résolution des crises syndicales au cours de l’histoire ». Parmi les thèmes programmés dans les semaines à venir : le syndicalisme à l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale, le 12 octobre à partir de 14 heures. En savoir plus sur www.ihs.cgt.fr • Ugict-Cgt Le conseil national de l’Ugict-Cgt se réunira les 13 et 14 octobre. • Bureaux Dans le cadre de la préparation du 19e congrès de l’Ugict-Cgt (voir ci-dessous), il a été décidé de tenir des bureaux élargis aux unions fédérales et aux commissions départementales. Les prochains bureaux élargis se dérouleront les 7 et 28 octobre. • Salon (1) La 24e édition des Rendez-vous de l’Histoire aura lieu à Blois du 6 au 10 octobre, sur le thème du travail. Florence Aubenas, journaliste et autrice notamment du récit Le Quai de Ouistreham, prononcera la conférence de clôture retransmise en ligne. En savoir plus sur http://rdv-histoire.com • Europe Eurocadres, dont l’Ugict-Cgt est membre, tiendra son prochain congrès les mercredis 20 et jeudi 21 octobre à Madrid. • Salon (2) La 4e édition du Salon du livre d’histoire sociale, organisé par l’Institut Cgt d’histoire sociale, aura lieu le mardi 23 novembre au siège confédéral, à Montreuil, patio Georges-Séguy, de 9 heures à 19 heures. Pour tout contact : ihs@cgt.fr • Congrès Le 19e congrès de l’Ugict-Cgt se déroulera du 22 au 26 novembre au couvent des Jacobins, à Rennes. • Économie Quelles mutations du monde du travail après la crise ? Les politiques de l’emploi sont-elles à la hauteur ? Deux journées de débats animeront les prochaines Journées de l’économie autrement, organisées à l’initiative d’Alternatives économiques. Elles auront lieu les 26 et 27 novembre à Dijon. En savoir plus sur www.journeeseconomieautrement.fr • Numérique « Les dessous des Data » est le thème de la conférence proposée par Citeco le 11 décembre, dans le cadre d’un cycle consacré aux enjeux économiques, sociaux et sociétaux de la transition numérique.

Formation Du 13 au 17 décembre, l’Ugict-Cgt organise un stage national sur le thème : « Être responsable Ugict-Cgt : contenu, animation et déploiement de l’activité spécifique. » Il se déroulera au centre de formation Benoît-Frachon à Gif-sur-Yvette (91). Pour s’informer plus en détail sur l’actualité des formations proposées par l’Ugict-Cgt, leur calendrier complet, connaître leur programme et s’inscrire à une session, se connecter à l’adresse suivante : www.ugict.cgt.fr/ugict/formation. Contact : formation.syndicale@ugict.cgt.fr ou sur https://ugictcgt.fr OPTIONS N° 669 / septembre 2021

Comment définir la monnaie numérique bitcoin ? Comme « une bulle ­spéculative enrobée de technomysticisme, dans un cocon d’idéologie libertarienne », selon Paul Krugman, prix Nobel d’économie ? Comme une monnaie refuge, en dépit de ses fluctuations ? Ou encore comme une technologie capable de déstabiliser le système financier ? La revue L’Éléphant revient sur l’histoire de la première monnaie virtuelle, dont certains prédisaient la disparition au début des années 2010, tout en s’interrogeant sur son potentiel de transformation de la société mais aussi d’« automatisation du monde ». ➜ L’Éléphant n° 35, juillet 2021.

International Un peu plus de deux ans après l’élection de Jair Bolsonaro, la revue Hérodote consacre son dernier numéro au Brésil. Si la situation sanitaire y est « désastreuse », révélant et aggravant les inégalités, les auteurs s’intéressent également à l’accélération de la destruction de la forêt et à la reprise de la construction de la Trans­­ amazonienne, une route longue de plus de 4 000 kilomètres. Dans un article sur le démantèlement des politiques environnementales, la géographe Neli Aparecida de Mello-Théry montre comment cette stratégie transcende les frontières et affecte toute la planète. ➜ Hérodote n° 181, 2e trimestre 2021. Santé

Pour la Revue française de socioéconomie, la pandémie repose la question des liens entre santé, économie et société. L’expérience de 2020 peut-elle servir d’électrochoc et inspirer un changement de représentations des politiques publiques ? Les textes de ce dernier numéro illustrent en tout cas les relations toujours tourmentées entre santé et économie. Ils montrent que la crise sanitaire est aussi une crise du politique, reliée à la marchandisation des systèmes de santé publics et à l’aggravation des inégalités. ➜ Revue française de socio-économie n° 26, 1er semestre 2021.

Numérique S’ils sont à l’origine de services très présents dans la vie quotidienne, les outils numériques sont aussi au centre du travail scientifique, aussi bien dans les sciences de la vie que dans les sciences sociales. Après avoir éclairé, il y a quelques années, la sociologie des bases de données, la revue Réseaux, publiée par les éditions La Découverte, revient sur cette question, mais en l’abordant sous un angle nouveau, celui de l’étude des pratiques des scientifiques. ➜ Réseaux n° 228, mai-juillet 2021. 35


Santé

Face à la pandémie, la Mutualité pour une mise en « sécurité sociale » Les Mutuelles de France présentent un ensemble cohérent de 42 propositions pour affirmer, dans un contexte profondément bouleversé par la pandémie, que « la santé est un droit », et ouvrir un débat autour des conditions de son effectivité. Luc Nobout/maxppp

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L

a pandémie de Covid-19 a confirmé l’extraordinaire force de la Sécurité sociale, qui a encaissé ce choc inédit pour protéger la population. Mais elle a aussi mis en lumière les fragilités du système de santé et de protection sociale, malmené par des décennies de politiques néolibérales et de désindustrialisation. Pour autant, rien n’indique que l’exécutif ait renoncé aux grandes lignes de ces politiques. La crise sanitaire peut donc fournir l’opportunité de brutaliser les services publics de santé, au prétexte de leurs faiblesses, alors qu’elles résultent de décisions prises par ceux qui les attaquent. De la même façon, elle pourrait accélérer la dénaturation de la protection sociale. Pensée initialement pour protéger les femmes et les hommes, elle est depuis longtemps détournée au profit des entreprises prétextant une politique favorable à l’emploi. En se focalisant sur les entreprises, le « quoiqu’il en coûte » gouvernemental macronien a accentué ce changement de nature, la protection sociale devenant alors une protection d’État pour les entreprises privées.

Nous voulons une société qui invente des solidarités nouvelles Dans un contexte riche d’enjeux et d’incertitudes, la Fédération des mutuelles de France (Fmf ) a engagé un travail de coconstruction militante durant plusieurs mois, autour de ces enjeux, afin d’aboutir à une plate-forme extrêmement complète de 42 propositions. Avec, d’évidence, la volonté de l’inscrire dans le débat public, et singulièrement dans le cadre de la campagne présidentielle. Cet ensemble de propositions, titré « La santé est un droit », esquisse les contours d’une protection sociale universelle, permettant un accès effectif de toutes et tous à la santé. C’est donc en fait à une rupture globale qu’elles invitent, en réhabilitant la dimension politique, démocratique, de la santé comme construction sociale. Une ambition que revendique hautement Jean-Paul Benoit, président de la Fmf :

« Comme mutualistes, nous voulons une société qui invente les solidarités nouvelles dont nous avons collectivement besoin dans ce xxie siècle. Une société qui combat les injustices aggravées pendant la crise, qui propose un avenir à la jeunesse stigmatisée et pénalisée, qui réalise effectivement l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce combat pour la justice sociale ne date pas d’hier et n’a rien perdu de son actualité, au contraire. Mais il y a urgence à réactualiser ses objectifs et ses modes d’intervention sur la scène sociale, avec l’ensemble du mouvement social. » L’urgence se lit, de fait, dans l’articulation, rarement aussi systématisée, des dimensions démocratiques et sanitaires, d’un point de vue général, mais de façon

L’identité de la Fmf La Fédération des mutuelles de France, présidée par Jean-Paul Benoit, affilie plus de 60 groupements mutualistes, dont 40 mutuelles complémentaires-santé et prévoyance et 20 unions ou mutuelles gérant plus de 280 établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux. L’ensemble des mutuelles et unions de la Fmf protègent 2 millions de personnes. Née en 1986 et héritière de la Fédération nationale des mutuelles ouvrières, la Fmf est membre de la Fédération nationale de la Mutualité française depuis l’unification du mouvement mutualiste en 2002. OPTIONS N° 669 / septembre 2021

appuyée concernant les enjeux propres aux mondes du travail. La Fmf déplore ainsi qu’un certain nombre de dispositions propres à l’état d’urgence sanitaire glissent dans le droit commun, au détriment des libertés individuelles et collectives. Pascale Vatel, secrétaire générale de la Fmf, rappelle que « le gouvernement a choisi de concentrer les pouvoirs dans ses mains, de légiférer par ordonnance, de concentrer ses décisions autour d’un “conseil de défense”. Tout se passe comme si le fonctionnement pluraliste de notre démocratie était vu comme une entrave à la gestion d’une situation exceptionnelle, alors qu’il en est justement l’un des meilleurs outils. En matière de santé, c’est en misant sur la confiance qu’on obtient l’engagement ». Dans le bouquet de propositions qui structurent son appel à « réformer complètement la démocratie sanitaire », la Fmf fait une large part à la dimension territoriale en se prononçant pour le renforcement du rôle et des moyens des conférences régionales de santé et de l’autonomie, outils d’implication des citoyens dans la politique de santé. Elle en appelle à une coordination réelle, effective, des agences régionales de santé (Ars), 37


des caisses primaires d’assurance maladie (Cpam), des collectivités et des institutions de soin. Dans un tel cadre, soulignet-elle, les conférences régionales de santé et de l’autonomie peuvent devenir un véritable outil pluraliste de décision et devraient disposer de vraies prérogatives.

« Nous avons besoin de jouer collectif »

nir : « La crise économique remet en cause nos modes de production et de consommation ; la crise sociale, elle, a dévoilé la paupérisation massive et ses conséquences, le démantèlement des dispositifs sociaux, l’extrême fragilité des plus démunis. La crise politique parachève la rupture de confiance dans les systèmes de représentation et enfin, beaucoup estiment que l’action collective n’est plus un levier de prise en charge du bien commun dans la durée », note JeanPaul Benoit. Et de conclure : « dans un tel contexte, poser les bases d’un autre avenir pour le progrès social ne peut être le monopole de qui que ce soit. Nous avons besoin de jouer collectif ».

Ce souci de rassemblement des acteurs se retrouve à propos du monde du travail. « Travailler ne doit pas aboutir à aggraver l’état de santé, mais au contraire contribuer à la promouvoir, estime Jean-Paul Benoit. Nous plaidons pour une prise en charge globale des risques du travail et ce,

avec toutes les parties prenantes : médecine du travail indépendante et au financement garanti, syndicats, employeurs, Cse et commissions santé sécurité et conditions de travail (Cssct), dont les moyens doivent aussi être renforcés. Les mutuelles pourront alors investir une fonction de tiers de confiance pour les différentes parties afin de développer des actions de prévention. » Pour aller à cette redistribution pour laquelle elle plaide, la Fmf souligne l’importance du secteur de l’économie sociale et solidaire comme levier de changement, mais elle en appelle surtout à l’unité des forces sociales, politiques et démocratiques pour débattre des enjeux de santé, de protection sociale et en garantir l’ave-

Gilbert Martin

Plate-forme Un ensemble cohérent de 42 propositions Quatre grands thèmes dessinent les contours d’une protection sociale universelle et couvrent aussi bien les besoins de santé que le financement de leur satisfaction. Premier axe : la solidarité. Partant du constat que les logiques néolibérales n’ont fait que resserrer les limites du modèle actuel de protection sociale tout en faisant reculer la prise en charge collective, la Fmf oppose à l’actuelle paupérisation l’idée d’une protection sociale universelle de haut niveau, financée de façon juste et pérenne pour répondre à l’ensemble des besoins. Cela passe notamment par une amélioration du niveau de prise en charge par la Sécurité sociale, par l’élargissement de son périmètre et par une prise en charge améliorée de la perte d’autonomie liée au handicap ou à l’âge. Ce type de réponse, solidaire et ambitieuse suppose une redistribution de la richesse produite nationalement. Le second axe vise à permettre l’accès de toutes et tous à la santé. En rupture nette avec toutes les politiques d’austérité appliquées ces dernières décennies, les propositions formulées ici visent à requalifier l’hôpital public comme un acteur de santé essentiel, avec ce que cela suppose de moyens techniques et humains d’accueil, de conditions de travail, de qualifications et de rémunérations, afin de permettre une prise en charge globale et coordonnée des patients, excluant toute approche strictement gestionnaire. Au-delà du seul hôpital, la Fmf plaide pour l’adoption d’une stratégie nationale pour l’accès à la médecine de premier recours, visant à faire reculer les déserts médicaux, qu’ils soient ruraux, urbains ou intermédiaires. Cela suppose notamment la mise en place d’un schéma opposable de l’organisation de l’offre de premier recours, associé au déploiement des moyens nécessaires pour permettre aux professionnels de remplir leur mission dans de bonnes conditions, y compris en promouvant et régulant le télé-soin et la télémédecine. Le troisième axe, consubstantiel aux deux précédents, passe par 38

la reconnaissance de la dimension démocratique de la promotion de la santé. Indépendamment des enjeux liés aux barrières financières qu’il faut abattre, la santé et la protection sociale sont des sujets éminemment politiques, et l’existence de « citoyens en santé », suppose un fonctionnement démocratique opérationnel. Mieux assurer la prise en compte de l’ensemble des acteurs concernés, y compris les patients et usagers du système de santé, doit se traduire notamment par l’ouverture des processus de décisions concernant la protection sociale et le système de santé. Cela vaut de façon singulière pour le monde du travail, où l’on voit apparaître de nouvelles formes de risques santé, notamment liées au management, au télétravail… alors même que le Parlement s’apprête à fragiliser fortement la médecine du travail, à limiter davantage son indépendance à l’égard de l’employeur, et que les instances représentatives du personnel sont dessaisies de ces enjeux. Le quatrième et dernier axe concerne l’économie sociale et solidaire. Celle-ci pose les jalons d’une « économie autrement » qui, loin d’être une utopie, a démontré, dans la crise sanitaire, sa pertinence et sa capacité à faire montre d’ingéniosité au service d’une prise en compte du bien commun. C’est particulièrement vrai s’agissant d’un secteur qui touche aux droits humains, celui de la santé et du médico-social. Les acteurs non lucratifs doivent devenir des acteurs déterminants de ce secteur, par exemple pour les établissements médico-sociaux comme les Ehpad, et pour la politique du médicament. La logique des acteurs lucratifs montre chaque jour ses limites, tandis que l’économie sociale et solidaire a la capacité d’apporter des réponses pertinentes… à condition d’être reconnue et de développer des coopérations. G. M. Les 42 propositions sont consultables sur : www.lasanteestundroit.fr OPTIONS N° 669 / septembre 2021


Fonction publique territoriale

droits

La mise en œuvre du télétravail Dans le cadre du décret n° 2016-151 du 11 février 2016, relatif aux conditions et aux modalités de mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique et la magistrature, un accord a été signé à l’unanimité le 13 juillet 2021 entre la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, les neuf organisations syndicales des trois versants de la fonction publique et les représentants des employeurs territoriaux et hospitaliers. Cet accord vise à créer un cadre commun au dialogue social à tous les niveaux, et les employeurs publics s’engagent à entamer les négociations avant le 31 décembre 2021, en vue décliner de l’accord-cadre. Le principe de libre administration des collectivités territoriales implique que les employeurs disposent d’une large marge de manœuvre sur de nombreux points : prise en compte de la réalité des missions ; matériels nécessaires au télétravail ; droit à la déconnexion ; indemnisation ; politique immobilière… Cela risque, en conséquence, de conduire à des disparités et à des inégalités de traitement entre agents territoriaux.

Le contenu de l’accord-cadre

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Edoardo MARQUÈS

Concernant l’indemnisation, celle-ci sera plafonnée à 2,50 euros par jour de télétravail, soit un montant annuel de 220 euros, pour les fonctions publiques de l’État et hospitalière (versé par trimestre) 1. En revanche, s’agissant de la fonction publique territoriale, la mise en œuvre de l’indemnisation devra s’inscrire « dans le cadre du principe de libre administration des collectivités territoriales ».

Ouverture de négociations par les employeurs publics Les employeurs de proximité des trois versants de la fonction publique s’engagent, s’ils ne l’ont pas déjà fait, à conduire des négociations avant le 31 décembre en vue d’un accord relatif au télétravail qui déclinera le présent accord-cadre. Les parties pourront conserver les accords existants conformes au présent accord, les compléter si nécessaire par avenant, ou les renégocier sur ces bases. Pour ce faire, l’ordonnance n° 2021-174 du 17 février 2021, relative à la négociation et aux accords collectifs dans la fonction publique et son décret d’application n° 2021-904 du 7 juillet 2021 devront servir de base à la négociation. Les évolutions réglementaires induites par le présent accord seront prises dans le délai de six mois suivant sa signature (soit au plus tard le 13 janvier 2022). Enfin, l’accord-cadre fixe les conditions de suivi, de durée (indéterminée), ainsi que ses règles de révision, de dénonciation et d’extension. 1. Un décret et un arrêté pris en application des dispositions du présent accord pour application de ces dispositions ont été publiés au Journal officiel du 28 août 2021. Au sein des versants des fonctions publiques de l’État et hospitalière, ces dispositions s’appliquent à compter du 1er septembre 2021 [Décret n° 2021-1123 du 26 août 2021 portant création d’une allocation forfaitaire de télétravail au bénéfice des agents publics et des magistrats et arrêté du 26 août 2021 pris pour l’application du décret n° 2021-1123 du 26 août 2021 relatif au versement de l’allocation forfaitaire de télétravail au bénéfice des agents publics et des magistrats (Nor : TFPF2123627A)].

Les thèmes ouverts à la négociation En premier lieu, il est rappelé que toute nouvelle organisation de travail incluant du télétravail doit être mise en œuvre dans le cadre d’un dialogue social de proximité, soutenu au sein des instances consultatives compétentes (comité technique et comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Ainsi, l’impact éventuel du télétravail sur l’organisation et l’aménagement des locaux doit recueillir l’avis préalable des instances de dialogue social compétentes. L’éligibilité des activités au télétravail doit faire l’objet d’un dialogue social de proximité. L’instruction des demandes doit être menée à un rythme régulier défini dans les accords locaux. Les signataires de l’accord national renvoient également à la négociation locale le développement potentiel des tiers-lieux. En concertation avec les instances de dialogue social compétentes en matière de santé et sécurité au travail, l’employeur territorial doit intégrer les risques professionnels spécifiques liés au télétravail dans le document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp) et dans le plan d’action de prévention des risques. Les signataires de l’accord du 13 juillet 2021 recommandent la mise en œuvre d’une phase d’expérimentation associant l’ensemble du collectif de travail, suivie d’un bilan présenté devant les instances représentatives. Les signataires de l’accord consacrent le droit à la déconnexion, qui doit faire l’objet d’un accord à tous les niveaux pertinents pour garantir son effectivité. Plus globalement, un plan d’action pourra être adopté dans le cadre du dialogue social de proximité, afin de fixer notamment : – les modalités (contenu, durée, publics cibles) de la formation au bon usage des outils numériques ; – les modalités pratiques de déconnexion des outils numériques ; – les modalités d’ajustements de l’organisation pour adapter la charge de travail au temps de travail des agents ; – les modalités visant à assurer une complète information des agents du dispositif mis en œuvre ; – et, enfin, les modalités de suivi.

L’accord vise à améliorer le recours au télétravail dans la fonction publique, en mettant notamment l’accent sur le volontariat des agents, la réversibilité du choix ou encore l’alternance entre présentiel et distanciel, avec un maximum de trois jours de télétravail par semaine pour un agent à temps plein. Le texte consacre, en outre, le droit à la déconnexion, la possibilité, pour un proche aidant, avec l’accord de l’employeur, de télétravailler plus de trois jours par semaine, et pour une femme enceinte de le faire sans accord préalable du médecin du travail. L’accord-cadre comprend, également, des dispositions en matière de formation, de management, de santé au travail, d’accompagnement professionnel de l’ensemble du collectif de travail, de protection des données, de tiers-lieux. Cela vise à l’établissement d’une culture de confiance managériale, indique le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques. Ce texte servira de point d’appui à la négociation de proximité en considérant le télétravail comme un mode d’organisation, parmi d’autres, des missions de service public.

Un accord du 13 juillet, englobant les trois fonctions publiques, clarifie le cadre de la négociation.

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droits Nouvelles règles

Santé au travail Harcèlement sexuel (Code du travail, art. L. 1153-1) Le harcèlement sexuel est constitué : – lorsqu’un même salarié subit de tels propos ou comportements venant de plusieurs personnes, de manière concertée ou à l’instigation de l’une d’elles, alors même que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon répétée ; – lorsqu’un même salarié subit de tels propos ou comportements, successivement, venant de plusieurs personnes qui, même en l’absence de concertation, savent que ces propos ou comportements caractérisent une répétition.

La loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 « pour renforcer la prévention en santé au travail » contient de nombreuses dispositions à connaître. Michel CHAPUIS

Évaluation des risques professionnels dans l’entreprise (Code du travail, art. L. 4121-3) L’employeur, compte tenu de la nature des activités de l’établissement, évalue les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, y compris dans le choix des procédés de fabrication, des équipements de travail, des substances ou préparations chimiques, dans l’aménagement ou le réaménagement des lieux de travail ou des installations, dans l’organisation du travail et dans la définition des postes de travail. Cette évaluation des risques tient compte de l’impact différencié de l’exposition au risque en fonction du sexe. Apportent leur contribution à l’évaluation des risques professionnels dans l’entreprise : – le Cse (et sa commission santé, sécurité et conditions de travail), s’ils existent. Le Cse est consulté sur le document unique d’évaluation des risques professionnels et sur ses mises à jour ; – le ou les salariés chargés de la santésécurité dans l’entreprise, s’ils ont été désignés ; – le service de prévention et de santé au travail auquel l’employeur adhère. À la suite de cette évaluation, l’employeur met en œuvre les actions de prévention 40

ainsi que les méthodes de travail et de production garantissant un meilleur niveau de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Il intègre ces actions et ces méthodes dans l’ensemble des activités de l’établissement et à tous les niveaux de l’encadrement. Lorsque les documents doivent faire l’objet d’une mise à jour, celle-ci peut être moins fréquente dans les entreprises de moins de 11 salariés, sous réserve que soit garanti un niveau équivalent de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs.

Document unique d’évaluation des risques professionnels (Code du travail, art. L. 4121-3-1) Le document unique d’évaluation des risques professionnels répertorie l’ensemble des risques professionnels auxquels sont exposés les travailleurs et assure la traçabilité collective de ces expositions. L’employeur transcrit et met à jour dans le document unique les résultats de l’évaluation des risques. Pour les entreprises dont l’effectif est supérieur ou égal à 50 salariés, les résul-

tats de cette évaluation débouchent sur un programme annuel de prévention des risques professionnels et d’amélioration des conditions de travail. Celui-ci : – fixe la liste détaillée des mesures devant être prises au cours de l’année à venir, qui comprennent les mesures de prévention des effets de l’exposition aux facteurs de risques professionnels ainsi que, pour chaque mesure, ses conditions d’exécution, des indicateurs de résultat et l’estimation de son coût ; – identifie les ressources de l’entreprise pouvant être mobilisées ; – comprend un calendrier de mise en œuvre. Pour les entreprises dont l’effectif est inférieur à 50 salariés, les résultats de cette évaluation débouchent sur la définition d’actions de prévention des risques et de protection des salariés. La liste de ces actions est consignée dans le document unique et ses mises à jour. Le document unique d’évaluation des risques professionnels, dans ses versions successives, est conservé par l’employeur et tenu à la disposition des travailleurs, des anciens travailleurs ainsi que de toute personne ou instance pouvant justifier d’un intérêt à y avoir accès. La durée ne peut être inférieure à quarante ans. Le document unique et ses mises à jour font l’objet d’un dépôt dématérialisé sur un portail numérique. L’obligation de dépôt dématérialisé du document est applicable : – à compter du 1er juillet 2023, aux entreprises dont l’effectif est supérieur ou égal à 150 salariés ; – au plus tard à compter du 1er juillet 2024, aux entreprises dont l’effectif est inférieur à 150 salariés. Le document unique d’évaluation des risques professionnels est transmis par l’employeur, à chaque mise à jour, au ­service de prévention et de santé au travail auquel il adhère. OPTIONS N° 669 / septembre 2021


Médecine du travail (Code du travail, art. L. 4622-2) Les « services de prévention et de santé au travail » ont pour mission principale d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail. Ils contribuent à la réalisation d’objectifs de santé publique afin de préserver, au cours de la vie professionnelle, un état de santé du travailleur compatible avec son maintien en emploi. Ils : – conduisent les actions de santé au travail, dans le but de préserver la santé physique et mentale des travailleurs tout au long de leur parcours professionnel ; – apportent leur aide à l’entreprise, de manière pluridisciplinaire, pour l’évaluation et la prévention des risques professionnels ; – conseillent les employeurs, les travailleurs et leurs représentants sur les dispositions et mesures nécessaires afin d’éviter ou de diminuer les risques professionnels, d’améliorer la qualité de vie et des conditions de travail, en tenant compte le cas échéant de l’impact du télétravail sur la santé et l’organisation du travail, de prévenir la consommation d’alcool et de drogue sur le lieu de travail, de prévenir le harcèlement sexuel ou moral, de prévenir ou de réduire les effets de l’exposition aux facteurs de risques professionnels et la désinsertion professionnelle et de contribuer au maintien dans l’emploi des travailleurs ; – accompagnent l’employeur, les travailleurs et leurs représentants dans l’analyse de l’impact sur les conditions de santé et de sécurité des travailleurs de changements organisationnels importants dans l’entreprise ; – assurent la surveillance de l’état de santé des travailleurs en fonction des risques concernant leur santé au travail et leur sécurité et celle des tiers, des effets

M. Miné, Droit du travail en pratique, octobre 2021 (31e édition), Éditions Eyrolles (collection Le grand livre), 852 p., 39,90 euros. OPTIONS N° 669 / septembre 2021

de la médecine du travail, le dossier médical partagé est accessible uniquement pour y déposer des documents ».

Services de prévention et de santé au travail (Code du travail, art. L. 4622-9-1)

Le travailleur est examiné par le médecin du travail au cours d’une visite médicale de mi-carrière organisée à une échéance déterminée par accord de branche ou, à défaut, durant l’année civile du 45e anniversaire du travailleur.

Le service de prévention et de santé au travail interentreprises fournit à ses entreprises adhérentes et à leurs travailleurs un ensemble socle de services qui doit couvrir l’intégralité des missions en matière de prévention des risques professionnels, de suivi individuel des travailleurs et de prévention de la désinsertion professionnelle. Il peut également leur proposer une offre de services complémentaires qu’il détermine. Problème : cette disposition risque de créer une inégalité de traitement entre les entreprises et donc entre les travailleurs.

Dossier médical partagé (Code de la santé publique, article L. 1111-17) Le médecin du travail chargé du suivi de l’état de santé d’une personne peut accéder à son dossier médical partagé et l’alimenter, sous réserve de son consentement exprès et de son information préalable quant aux possibilités de restreindre l’accès au contenu de son dossier. Le travailleur peut s’opposer à l’accès du médecin du travail à son dossier médical partagé. Ce refus ne constitue pas une faute et ne peut servir de fondement à l’avis d’inaptitude. Il n’est pas porté à la connaissance de l’employeur (Code du travail, art. L. 4624-8-1). Problème : pour protéger le salarié, selon les anciennes dispositions, « dans le cadre

Accompagnement de travailleurs vulnérables (Code du travail, art. L. 4622-8-1) Le service de prévention et de santé au travail comprend une cellule pluridisciplinaire de prévention de la désinsertion professionnelle chargée de : proposer des actions de sensibilisation ; identifier les situations individuelles ; proposer, en lien avec l’employeur et le travailleur, les mesures individuelles ; participer à l’accompagnement du travailleur éligible au bénéfice des actions de prévention de la désinsertion professionnelle.

Visite médicale de mi-carrière (Code du travail, art. L. 4624-2-2)

Formation en santé, sécurité et conditions de travail (Code du travail, art. L. 2315-18) Les membres de la délégation du personnel du Cse bénéficient de la formation nécessaire à l’exercice de leurs missions en matière de santé, de sécurité et de conditions de travail. La formation est d’une durée minimale de cinq jours lors du premier mandat des élus du Cse. En cas de renouvellement de ce mandat, la formation est d’une durée minimale de : – trois jours pour chaque élu, quelle que soit la taille de l’entreprise ; – cinq jours pour les membres de la commission santé, sécurité et conditions de travail (Cssct) dans les entreprises d’au moins 300 salariés.

Bibliographie

de l’exposition aux facteurs de risques professionnels et de leur âge ; – participent au suivi et contribuent à la traçabilité des expositions professionnelles et à la veille sanitaire ; – participent à des actions de promotion de la santé sur le lieu de travail, dont des campagnes de vaccination et de dépistage, des actions de sensibilisation aux bénéfices de la pratique sportive et des actions d’information et de sensibilisation aux situations de handicap au travail. Problème : Les services de prévention et de santé au travail n’ont plus pour mission exclusive d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail. Les actions de « santé en entreprise » risquent d’être privilégiées au détriment des actions en faveur de la « santé au travail ».

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Avignon/lumière, espace, temps

Pour rendre hommage à Nicolas schöffer

Lyon/festival À « sens interdits » on table sur l’urgence Depuis sa création en 2009, le Festival Sens interdits s’est imposé dans la métropole lyonnaise. Cette année, ce sera la 7e édition. Tous les deux ans, à la mi-octobre, débarque dans les salles un « théâtre de ­l’urgence », défini comme « profondément politique », conçu et réalisé par des artistes du monde entier qui sont, selon le directeur de la manifestation, Patrick Penot, « confrontés à la guerre, aux fanatismes ou à l’exil, explorant sur la scène, dans leur langue et avec leurs codes culturels, des enjeux tels que l’altérité, la frontière ou la tolérance ». Pour lui, « la pluralité des regards, des cultures, des esthétiques, plus encore qu’hier, sera nécessaire à la reconstruction d’une société plus juste et plus libre… » Le TNP-Villeurbanne, pour sa part, recevra Laboratoire poison, spectacle d’Adeline Rosenstein et Trewa, de Paula Gonzalez Seguel. • DU 21 AU 29 OCTOBRE, SENS INTERDITS, FESTIVAL INTERNATIONAL DE THéÂTRE, Sensinterdits.org

Sorties films Étienne Rey

France

Étienne Rey, Air.

À Avignon, le Grenier à sel se consacre à l’art et à l’innovation. Quatorze artistes d’art contemporain vont y rendre prochainement hommage à Nicolas Schöffer (1912-1992), Grand prix de la Biennale de Venise en 1968, l’un des précurseurs de l’art cybernétique, des arts électroniques et, surtout, des rencontres entres disciplines artistiques. Schöffer, né en Hongrie, s’installe à Paris en 1936, où il poursuit sa formation initiale aux Beaux-Arts. L’année d’après, il visite assidûment l’Exposition internationale des arts et techniques au Palais de la Découverte. Une révélation. Chercheur, penseur et plasticien, il ne cessera de marier art et technologie, d’inventer des processus de création, en explorant des pistes inédites qui ont frayé le chemin à maintes expérimentations d’aujourd’hui. L’exposition « Lumière, espace, temps » met donc en dialogue des documents d’époque et des œuvres actuelles (de Pe Lang, Adrien Lucca, Étienne Rey, Félicie d’Estienne d’Orves, Antoine Schmitt, Anne Sarah Lemeur, Olivier Ratsi, Elias Crespin, Santiago Torres, Lab(au), Justine Emard, Roman Barrot-Robbie Barrat, Maurice Benayoun et Niko de la Faye). Cybernétique, robotique, interactivité, visions prismatiques, art vidéo et machines à rêver sont au programme, destiné à l’esprit et à la postérité artistique d’un art proprement spatio-dynamique. Antoine SARRAZIN • DU 9 OCTOBRE AU 19 DéCEMBRE, ENTRéE LIBRE, LE GRENIER à SEL, 2, RUE DU REMPART-SAINT-LAZARE, AVIGNON (84), www.legrenierasel-avignon.fr 42

BRUNO DUMONT (FRANCE) France de Meurs porte un prénom idéal pour la journaliste vedette qu’elle est, d’une chaîne d’information en continu. On la voit sur tous les fronts où ça chauffe, au Proche-Orient avec un casque sur la tête, sur une plage où se sont échoués des migrants, au Sahel en guerre… On la voit aussi à l’Élysée. Elle met en scène ses reportages à l’estomac. Un jour, pourtant, elle n’en peut plus et doit ouvrir les yeux sur une réalité enfin démaquillée. Bruno Dumont y va fort, dans cette satire sans peur où Léa Seydoux, dans le rôle-titre, excelle dans les deux visages du personnage, face à Blanche Gardin, en productrice fascinée par les réseaux sociaux, qui pousse au pire sa marionnette fêtée.

Petites Danseuses ANNE-CLAIRE DOLIVET (FRANCE) Ce documentaire suit, pas à pas, le rude apprentissage suivi par quatre fillettes de 6 à 10 ans dans la danse classique, en vue d’intégrer une école prestigieuse. Mais estce leur désir propre, ou bien celui de leurs parents, ou encore celui de leur tenace professeure qui, tous les après-midi, met à la barre Jeanne, Olympe, Ida et Marie ? Le sujet n’est certes pas neuf, du moins estil traité avec une attention sensible. OPTIONS N° 669 / septembre 2021


Martigues/danse

Simon Gosselin

ils sont neuf, ensemble, entre le chaos et l’immobilité Joanne Leighton est une chorégraphe belge d’origine australienne installée en France. Sur plus de dix ans, elle a collecté des photographies de rassemblements divers. De la fête de famille à la manifestation de rue, de la liesse à la protestation, ce sont un millier d’images qui composent un album d’une intense réalité sociologique, voire anthropologique. C’est le point de départ de People United, qui succède à 9 000 pas (2014) et à Songlines (2018), bouclant la boucle d’une trilogie qui tend à poser les gestes comme les éléments de fondation de la collectivité, dans un dessein d’universalité. Neuf danseurs se coulent dans les clichés sociaux bruts, capturés sur le vif, leur redonnant une vérité criante. Chemin faisant, par la répétition des images et leur juxtaposition, au fil d’une cartographie mouvante du savoir visuel, le groupe réactive des mouvements ancestraux, qui fondent l’humanité entre immobilité et chaos.

Maëlys Ricordeau et Grégoire Monsaingeon dans Poings.

Tourcoing/théâtre C’est un amour toxique Pauline Peyrade a écrit Poings, pièce dont Céleste Germe signe la mise en scène. « C’est une histoire d’amour toxique, une histoire d’emprise, de domination, d’humiliations. Une histoire de viol conjugal. » Il s’agit aussi de « la capacité de résilience d’une femme, et de son chemin vers la reconstruction ». Les interprètes sont Maëlys Ricordeau et Grégoire Monsaingeon.

Stéphane HARCOURT

• DU 13 AU 16 OCTOBRE, à L’IDéAL, 19, RUE DES CHAMPS, TOURCOING (59), SALLE DU CENTRE DRAMATIQUE NATIONAL LILLE-TOURCOING - HAUTS-DE FRANCE, www.theatredunord.fr

• 22 OCTOBRE, AUX SALINS (SCène NATIONALE DE MARTIGUES), 19, QUAI PAUL-DOUMER, à MARTIGUES (13), www.les-salins.net

RENNES/FILMS FANTÔMES DU CINéMA POUR L’OREILLE Albin de la Simone, installé à son piano, partage la scène avec deux comédiens et cinq musiciens. Ils donnent naissance, de concert en effet, à neuf films que le public ne verra pas. Du blockbuster américain au film d’auteur français, en passant par le film politique à la Costa-Gavras, ces longs-métrages fantasmés traversent une histoire du cinéma, en plongeant le spectateur-auditeur dans un pur imaginaire, aussi troublant que réjouissant. • DU 12 AU 21 OCTOBRE, AU THéÂTRE NATIONAL DE BRETAGNE, 1, rue SAINT-HéLIER, à RENNES (35), www.t-n-b.fr

People United

CHELLES/TéLéVISION LA PRIVATISATION DE TF1

De la fête de famille à la manif : People United.

Thomas Quillardet (Cie 8 avril) a écrit et mis en scène Télévision française, une pièce de théâtre documentaire sur un événement fondateur du paysage télévisuel contemporain. Il y va de « la société dans laquelle nous vivons, saturée d’informations, façonnée par les outils informatiques et numériques, offrant une connexion “au monde” permanente… » En trois heures avec entracte, dix interprètes jouent cette vaste fresque théâtrale qui parcourt des années d’histoire, aussi bien dans la rédaction de TF1 (privatisée an 1987) que dans les bureaux du pouvoir et les mémoires intimes et personnelles. • SAMEDI 16 OCTOBRE, AU THéÂTRE DE CHELLES, PLACE DES MARTYRSDE-CHÂTEAUBRIANT, à CHELLES (77), www.theatredechelles.fr

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RMN-Grand Palais/Adrien Didierjean, © Succession Picasso 2021

DEUX GRANDS MUSéES ONT ORGANISé, DE CONCERT, UNE EXPOSITION MAGISTRALE QUI MET EN JEU LES CORRESPONDANCES ENTRE DEUX ARTISTES ESSENTIELS QUI ONT BOULEVERSé, EN LEUR TEMPS, LES REPRéSENTATIONS DU MONDE.

Paris/exposition

picasso-rodin : la rencontre au sommet de deux génies

1. Les commissaires de l’exposition sont Catherine Chevillot, directrice du musée Rodin, conservatrice générale du patrimoine, Véronique Mattiussi, cheffe du service de la recherche au musée Rodin et Virginie Perdrisot-Cassan, conservatrice du patrimoine, chargée des sculptures et des céramiques au Musée national Picasso-Paris.

● JUSQU’AU 2 JANVIER, AU MUSéE RODIN, 77, RUE DE VARENNE, PARIS 7e, www.musee-rodin.fr ET AU MUSéE PICASSO, 5, RUE DE THORIGNY, PARIS 3e, www.museepicassoparis.fr

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sait qu’à 19 ans, Pablo Picasso (18811973) visite, au pavillon de l’Alma, la grande rétrospective d’Auguste Rodin (1840-1917) et qu’il avait, à Barcelone, punaisé sur un mur de son atelier une reproduction du Penseur découpée dans

un journal. Quant à sa première sculpture connue, Femme assise (1902), modelée dans la terre, elle rappelle les femmes accroupies de Rodin. Se sont-ils croisés en 1906, lors d’une fête au Bateau-lavoir, chez leur ami com-

RMN-Grand Palais/Adrien Didierjean,© Succession Picasso 2021

Deux institutions d’importance ont uni leurs forces et la richesse de leurs collections pour une manifestation d’envergure, répartie dans leurs aîtres respectifs. C’est ainsi que le musée Rodin et le Musée national Picasso-Paris peuvent offrir au public, jusqu’au 2 janvier, l’exposition « Picasso-Rodin », qui rassemble plus de 500 œuvres (peintures, sculptures, céramiques, dessins, documents d’archives et photographies) tendant à prouver, chez ces deux titans qui ont durablement bouleversé l’art de leur temps, des rapprochements, des voisinages, voire des affinités électives dûment repérées chez Picasso, le cadet du duo. « Je n’invente rien, je r­ edécouvre », disait Rodin, tandis que Picasso déclarera fièrement : « Je ne cherche pas, je trouve ». Se sont-ils rencontrés ? On l’ignore. On

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Musée Rodin/photo Hervé Lewandowski

À gauche : Pablo Picasso, Le Baiser, Mougins, 26 octobre 1969, huile sur toile, 97 × 130 cm, Musée national Picasso-Paris.

mun Zuloaga, où se trouvaient le poète Rainer Maria Rilke, secrétaire de Rodin, et Fernande Olivier, la compagne de Picasso ? John Richardson, biographe de Picasso, émet l’hypothèse.

Tout fait ventre à ces deux ogres omnivores Rodin et Picasso sont, d’après l’éloquente définition des commissaires de l’exposition, « des défricheurs, des découvreurs, des expérimentateurs » 1. Au musée Rodin, on s’attache d’abord au rapport à la nature, flagrant chez l’un et l’autre. Galets, branches et coquillages, moulages de feuilles de platane, dessins d’insectes, témoignent de cette vive attention, qui confine à un émerveillement concret (voir, de Picasso, Composition au papillon, 1932, tissu, bois, végétaux, ficelle, punaise, papillon, huile sur toile). Suit le chapitre « Un

nouveau rapport au réel », dans lequel il est démontré, œuvres à l’appui, comment l’un et l’autre, sans jamais renoncer à la représentation, inventent une cohérence visuelle résolument neuve. Rodin, tournant le dos à la plate imitation naturaliste, invente dans sa sculpture, à partir des années 1880, une forme d’expression proprement passionnelle, qui mettra du temps à être acceptée. Son Balzac au visage bosselé, emmitouflé dans un long manteau, sera mal reçu, moqué, conspué. Il en souffrira. Picasso n’oubliera pas ce Balzac, évoquant encore sa tête en peu de traits, dans un dessin de 1952. Lui, il s’aventure dans la quête éperdue de formes neuves, accordées au temps hors des gonds de son époque. Tout fait ventre à ces deux ogres omnivores. L’art profond qui les a précédés leur est une source vive d’inspiration, voire de confrontation. Rodin n’a certes pas oublié Michel-Ange et l’héritage gréco-romain classique, mais se mesure aussi à l’art de

Pablo Picasso, La Nageuse, Paris, novembre 1929, Paris, huile sur toile, 130 × 162 cm, Musée national Picasso-Paris.

Auguste Rodin, Étude pour Iris, messagère des dieux. wski ando é Lew

Herv hoto OPTIONS N° 669 / septembre in - p 2021 e Rod Musé

Ci-contre : Auguste Rodin, Le Baiser, vers 1885, plâtre patiné, 86 × 51,5 × 55,5 cm, Paris, musée Rodin.

« Terminer une œuvre ? Quelle bêtise ! Terminer veut dire en finir avec un objet, le tuer, lui enlever son âme. » l’Asie et à celui de la Grèce archaïque, tout comme le fera Picasso. Avec quel brio et quel sens du bricolage ! Lui, de surcroît, se passionne pour l’art africain et ibérique. Ils remontent le temps pour le dépasser. On peut s’asseoir dans la salle où se font face ces prodigieux chefs-d’œuvre que sont La Porte de l’Enfer et Guernica, dont est présentée l’exacte reproduction qu’en réalisa, à la demande de Picasso, l’artiste lissière Jacqueline de la Baume (1976, basse lisse, laine), prêtée par le musée Unterlinden de Colmar. L’Enfer fut inauguré à l’occasion de l’Exposition internationale de 1900, et Guernica à celle de 1937. De proportions monumentales (L’Enfer fait 6,35 mètres de haut et Guernica, le tableau, 7,76 mètres de long), ces deux univers, empreints de souffrances convulsives, se répondent, au-delà des formes mises en œuvre, dans l’épouvante née de la souffrance infligée à des corps pris dans la géhenne, ici dans un registre symbolique hérité de Dante et là, à chaud, en somme, comme des ­h urlements peints dans le bombardement de Guernica. Quant au corps et au mouvement, séquence complétée par celle nommée « Éros et métamorphoses des corps », c’est comme un concours de prouesses physiques réalisées dans la matière. Tout est élan, pulsion, postures étranges. À Iris, messagère des dieux, de Rodin (1895, bronze, fonte au sable) fait pendant, par exemple, La Nageuse, de Picasso (1929, 45


Agence photographique du musée Rodin/Jérôme Manoukian

RMN-Grand Palais/Adrien Didierjean, © Succession Picasso 2021

Pablo Picasso, L’homme au mouton, Paris, 1943, bronze, fondu à la cire perdue par Claude Valsuani, 201,9 × 76,2 × 74,9 cm, Musée national Picasso-Paris.

Auguste Rodin, Balzac, étude finale, 1897, bronze, 108,5 × 43 × 38 cm, Paris, musée Rodin.

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L’art profond qui les a précédés leur est une source vive d’inspiration, voire de confrontation. Picasso, lui, découpe des papiers, multipliant Crucifixions et Anatomies. On entre alors dans l’antre de la création de l’un et l’autre. Rodin, c’est à Meudon, un domaine acquis en 1895, où il sera enterré. On le voit sur maints clichés, tel un empereur régnant avec superbe sur son « armée de plâtres » (Rilke). Pour Picasso, à l’œil noir fascinant, c’est « le peuple de sculptures » (dixit le photographe Brassaï, grand témoin) dressées dans l’atelier de Boisgeloup en Normandie, acheté en 1930, dans lequel il œuvrera jusqu’en 1936, modelant à son tour dans le plâtre ses Bustes et ses Têtes de femme.

Un mouvement perpétuel qui autorise la saturation du sujet Rodin et Picasso sont adeptes du « non finito » cher à Michel-Ange, soit l’inachèvement. Picasso : « Terminer une œuvre ? Quelle bêtise ! Terminer veut dire en finir avec un objet, le tuer, lui enlever son âme. » C’est acquiescer à l’emportement de l’expression agissant sur la matière, grâce à la technique de l’empreinte, qui met à nu la trace des outils, les aspérités de la surface, les accidents de création (voir,

par exemple, de Picasso, L’Homme au mouton, de 1973, ce bronze célèbre à la « peau » grumeleuse). Tous deux procèdent par séries, explorant leurs sujets à plusieurs reprises. Picasso encore : « On ne peut suivre l’acte créateur qu’à travers la série de toutes les variations. » Pour Rodin, il s’agit, dans une quête dévorante de la forme à ses yeux juste, de traiter plusieurs fois le même sujet jusqu’à en saisir l’âme proprement dite, la ressemblance physique léchée n’étant pas primordiale. Il n’est que de voir la série de ses bustes de Clemenceau pour s’en convaincre, et aussi les dessins de ses Nus de dos. Pour Picasso, la série relève d’un mouvement perpétuel qui autorise la saturation du sujet, envisagé sous l’angle de constantes métamorphoses. Ses variations sur Les Femmes d’Alger, de Delacroix, le prouvent hardiment. Face à Balzac, ils louent le génie créateur, l’inventeur puissant d’un univers irréfutable, auquel sans doute s’identifier, à tout le moins se mesurer. Rodin, dans le dessin et le plâtre, ne cessera de l’approcher, jusqu’au bronze magistral de 1897, entre autres représentations de l’auteur de La Comédie humaine qui l’a littéralement hanté. De son côté, Picasso, par dessins et lithographies, illustrera Le Chef-d’œuvre inconnu et Le Père Goriot. Enfin, grands collectionneurs, Picasso et Balzac se nourrirent abondamment de l’art des autres, au gré de leur curiosité insatiable.

huile sur toile). C’est dans cette salle qu’on voit le fameux Baiser, l’homme et la femme étant soudés bouche-à-bouche, en marbre cette fois, à côté de la version de Picasso (les deux œuvres font l’affiche de l’exposition), qui figure le couple les yeux ouverts, les traits comme déformés par le désir, l’homme vieux en semblant étonné. C’est en effet un désir sans frein, qui guide la main des deux artistes au cours de figurations, sans peur ni pudeur, de scènes saphiques ou d’étreintes mythologiques, au sein desquelles l’artiste peut s’avérer partie prenante, sous les traits d’un centaure ou du Minotaure. Ici, les toiles du Picasso de l’exposition d’Avignon, peu après sa mort, s’affirment en relief, dans leur crudité absolue, comme un bouleversant adieu, chez le vieil homme, aux affres délicieuses de l’amour. Chez Picasso maintenant, rue de Thorigny, la visite s’ouvre sur une impressionnante évocation photographique de l’exposition Rodin à l’Alma. Il y avait mis les petits plats dans les grands, dans un décor immaculé où ses statues magnifiques trônaient en majesté. On date d’alors la période « rodinienne » de Picasso. Dans « L’atelier comme laboratoire de formes », on découvre l’incessant travail des deux hommes, dans leur solitude transformatrice, lorsqu’ils construisent et déconstruisent à l’envi le corps humain. Rodin collectionne les squelettes et modèle des fragments de corps miniatures – il les nomme « abattis » – comme des pieds et mains à rêver en plus grand.

Jean-Pierre LéONARDINI OPTIONS N° 669 / septembre 2021


platines

bouteilles 2021

Ulysse Long-hun-nam

Année noire

Lyrique

Éternelle Rodelinda L’année 1724 est faste pour Georg Friedrich Haendel, au faîte de sa gloire et de sa puissance créatrice, adulé par une cour d’Angleterre qui a eu du mal à digérer la mort de Henry Purcell, trente ans plus tôt. En douze mois, sortent de son imagination pas moins de trois opéras, et autant de chefs-d’œuvre au style italien affirmé : Giulio Cesare, Tamerlano et Rodelinda. Ce dernier, créé au début de l’année suivante, est tiré de Pertharite, de Corneille. Il raconte l’histoire de Rodelinda, reine des Lombards, devenue veuve après la mort de son époux, Bertarido. Monté sur le trône laissé vacant, le prince de Bénévent, Grimoaldo, lui propose le marché suivant : elle se marie avec lui, très bien ; elle refuse, il tue son fils. Après moult péripéties – et la réapparition de Bertarido –, Grimoaldo, pris de remords, renonce au trône et à l’amour. Si son succès a décliné au fil des siècles, Rodelinda reste un des plus beaux opéras de Haendel. Par-delà les prouesses vocales et expressives (trilles agiles, vocalises acrobatiques), il séduit par la subtilité de ses mélodies, leur poésie raffinée, une richesse des émotions qui scrute la vérité profonde des personnages. En veuve éplorée (Ho perduto il caro spos) ou en épouse intraitable (Morrai, si l’empia tua testa), Lucy Crowe se montre convaincante, même si elle semble parfois hésiter à se jeter à corps perdu dans le rôle. Une voix se dégage du sextuor vocal : celle du contre-ténor Tim Mead, alias Unolfo, ami loyal de Bertarido, interprète inspiré de Fra tempeste funeste. Pour les accompagner, l’English Concert, digne représentant de l’excellence anglaise depuis quarante ans. • The English Concert, Harry Bicket (dir.), Handel. Rodelinda, 3 cd Linn Records, 30 euros.

Airs baroques

Un style fantastique Le nom d’Erlebach n’est pas le plus connu des Allemands du xviie siècle. Et pour cause : de son œuvre, il ne reste que quelques cantates, sonates en trio et recueils d’arias. Le reste est parti en fumée dans l’incendie du château qui abritait la collection de ses partitions. Dommage, car sa musique éclaire, peut-être au même titre que celle de Buxtehude, sur le stylus phantasticus, qui inspira Bach. Natif comme lui de Thuringe, il est peu probable que les deux musiciens se soient croisés au cours de leur vie, Erlebach n’ayant jamais bougé de Rudolstadt. En revanche, il n’est pas impossible que Johann Sebastian ait tenu entre les mains quelque partition de son aîné. Des tadlers stich verlache et Seine not recht Überlegen ne sont pas sans rappeler des airs de L’Oratorio pour Noël (Ich will nur dir) et de la cantate Bwv 131 (Meine seele wachtet). Les arias proposés ici présentent un caractère élaboré. Pour les interpréter, le Banquet céleste et son fondateur, le contre-ténor Damien Guillon, à la voix souple et au timbre clair et chaud. Ils confèrent à ces pages à connotation morale et politique autant de douceur que de profondeur. • Damien Guillon (dir.), P.-H. Erlebach, Lieder, Le Banquet céleste, 1 cd Alpha Classic, 21 euros.

CAMUS Le vendredi 15 et le samedi 16 octobre, Julien Gelas, qui a succédé à son père, Gérard, à la tête du théâtre du Chêne noir à Avignon, y créera Lettres à un ami allemand, d’Albert Camus. Il en signe la mise en scène et la musique, le texte étant interprété par Didier Flamand. Théâtre du Chêne noir, 8 bis, rue Sainte-Catherine, Avignon (84), www.chenenoir.fr BIANCA LI Du 7 au 16 octobre, la chorégraphe Bianca Li invitera le public à Chaillot (Théâtre national de la danse) pour assister à ce qu’elle nomme Le Bal de Paris, dans le but de « faire découvrir, de façon spectaculaire, la réalité virtuelle à travers la danse et la musique ». Théâtre national de Chaillot, 1, place du Trocadéro, Paris 16e, www.theatre-chaillot.fr MILLER Les Sorcières de Salem, la pièce fameuse d’Arthur Miller (1915-2005), mise en scène par Paul Golub, sera représentée, les 12, 13 et 14 octobre à Limoges, au Théâtre de l’Union, dans la traduction et l’adaptation de Christophe Lemaire et Emmanuel Demarcy-Mota. Théâtre de l’Union, 10, rue des Coopérateurs, Limoges (87), www.theatre-union.fr

À la veille des vendanges, les viticulteurs font grise mine et s’attendent à de lourdes pertes. Selon le ministère de l’Agriculture la production devrait connaître une baisse de 25 à 30 % par rapport à 2020, résultat cumulé d’intempéries exceptionnelles du genre dix plaies d’Égypte ! Après le gel, la grêle, les inondations, les maladies attaquent. Le mildiou d’abord : favorisé par les pluies incessantes et la fraîcheur de cet été, il a touché les régions du nord, agressant façon les parcelles gelées et pénalisant particulièrement les exploitations en bio qui, revers de la médaille, ne peuvent utiliser, à la place des traitements classiques, que des produits moins agressifs mais facilement évacués par les pluies, nécessitant de nombreux passages dans les vignes. Après le mildiou, l’oïdium attaque certaines parcelles, suivi du botrytis – pas celui de la pourriture noble du sauternes : celui de la pourriture tout court, qui rend le raisin impropre à la vendange. Toutes les régions sont concernées par les effets de cette crise climatique sans précédent, avec des excès d’eau dans certains bassins viticoles et un manque de précipitations dans d’autres. Conséquence de la sécheresse touchant tout le pourtour méditerranéen, les incendies du Var ont frappé la zone d’appellation côtes-de-provence. Les pertes matérielles sont énormes, et certains vignerons se disent anéantis. Machines à vendanger, tractopelles… tout a brûlé. Bienheureux ceux qui ont sauvé les bâtiments. Plus dramatique encore, en Allemagne, dans la vallée de l’Ahr, région viticole réputée, les inondations ont entraîné la mort de 130 personnes et la destruction de maisons entières, dévastant aussi les chais des vignerons, brisant ou emportant bouteilles, barils, machines et équipements. Partout la solidarité s’organise autour de la profession, mais c’est dur, surtout pour les jeunes exploitants. Petite lueur d’espoir, la qualité des raisins épargnés s’annonce bonne. Georges Suliac

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lire les polars

Troubles Mutisme et nihilisme Caroline Hinault dépeint la promiscuité toxique dans une base scientifique de l’Arctique, tandis que Noël Sisinni raconte la fuite en avant d’une adolescente obsessionnelle.

gamin va catalyser une somme monstrueuse de tensions et solitudes harcelées de démons. Jusqu’au twist final, féroce et explosif… Dans une atmosphère qui rappelle simultanément The Thing (le film de Carpenter) et Le Désert des Tartares (le roman de Buzzati), Solak impressionne par sa prose ramassée (124 pages), d’une force âpre et brutale, à la démesure similaire à celle de son environnement noir et glacé. Pour les longs monologues de Piotr, son narrateur, l’autrice a façonné une langue créative, au lyrisme assumé, qui n’en souligne que davantage la fureur corrosive d’une gent masculine ne sortant guère rehaussée (c’est un euphémisme !) de ce roman-uppercut dédié « aux femmes-promesses »… Détail troublant : le titre, lu à l’envers donne Kalos, ce qui signifie, en grec ancien, beauté, excellence et pureté… Changement radical de registre avec Fucking Melody… Elle a 15 ans, se fait appeler Fiorella, car elle aime mentir, se raconter des histoires, pour oublier la sienne et le crabe qui grignote sa moelle épinière. Elle avance avec la fière assurance de celle qui vivra peu, mais veut vivre à fond. Sans compromis. Alors, quand éclate son coup de foudre pour Boris, quadra bédéiste doux rêveur, elle kidnappe littéralement celui qui ne partage pas sa flamme. Et gare à qui entrave sa route. Justement, un flic têtu rameute ses troupes au motif de détournement de mineure, avec relents de pédophilie… Envoûtant personnage que celui de Fio, dont le nihilisme et la violence fondamentale irradient ce road-trip nerveux. Ici, l’écriture est sèche et dépouillée. Découpé en courts chapitres qui multiplient les points de vue, l’intrigue progresse essentiellement par ses dialogues incisifs. C’est la marque de son auteur, Noël Sisinni, qui a auparavant trimé sur nombre de scénarios télévisuels. Le rythme de ce premier texte, qui fait la part belle à l’émotion et à la compassion, rappelle combien behaviourisme et roman noir font bon ménage. Une mélopée noire et brûlante, digne d’un futur prix Découverte Claude Mesplède…

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Le nom de Claude Mesplède – qui a tenu pendant des années la chronique polars d’Options – est désormais associé à deux récompenses émérites. Complémentaires, elles célèbrent à la fois l’exégète érudit et le promoteur fervent. Le prix Claude Mesplède-Quais du Polar, remis, comme son nom l’indique, lors du prestigieux festival lyonnais, a pour vocation de rendre hommage à un travail théorique. Il revient cette année (la deuxième de son attribution) à la revue Alibi. À mi-chemin entre livre et magazine, ce trimestriel ausculte le monde du crime sous l’angle de la fiction et de la réalité. Le sommaire de chaque livraison, copieux, alterne entretiens et portraits d’auteurs, chroniques de livres, films et séries, reportages au cœur de l’actualité, décryptages de faits divers. Rehaussé par une impeccable iconographie, ce miroir sociétal, via le prisme du roman noir, arpente aussi des chemins de traverse inattendus (gastronomie, voyages…). Une belle singularité justement honorée… Le prix Découverte Claude Mesplède vise à mettre en lumière un auteur à la notoriété encore confidentielle. Décerné par un jury de lecteurs, il a pour particularité d’être itinérant, voguant de festival en festival. Manière de rappeler que l’ami Claude a initié et soutenu, à la ferveur de sa passion, nombre d’évènements hexagonaux. Et que celles et ceux qui lisent avaient, à ses yeux, autant d’importance que celles et ceux qui écrivent… Les 6es Vendanges du polar de Lisle-sur-Tarn (81) inaugurent cette récompense. La lauréate, Caroline Hinault, dès son premier roman, jette un pavé supplémentaire dans la mare du polar, déjà bien remplie. Entre neige et blizzard, des cahutes écrasées par la nuit éternelle de l’arctique. Une base lointaine nommée Solak, une poignée d’hommes qui veillent sur son étendard. Piotr, le sage, le chef, vingt années dédiées à la servitude de ce lopin glaciaire. Roq, dont la déglingue trouve échappatoire dans l’alcool et le langage des armes. Grizzly est biologiste et glaciologue. Il est la caution scientifique, l’idéaliste bavard face à la rugosité militaire des autres. Et puis, le petit nouveau, tout juste hélitreuillé, en remplacement d’Igor, que l’enfer noir et blanc a poussé au suicide. D’abord surnommé « la recrue », puis « le gosse », enfin « l’enfoiré de muet à la con ». Muet, oui (mais pas sourd), toujours à l’écart, perpétuellement plongé dans l’écriture de ses cahiers, le

Serge breton BIBLIOGRAPHIE • Caroline HINAULT, Solak, Le Rouergue, 2021, 124 pages, 15 euros. • Noël SISINNI, Fucking Melody, Albin Michel, Jigal, 2021, 229 pages, 18,50 euros. • Alibi, est disponible en librairie et sur Alibimag.com. OPTIONS N° 669 / septembre 2021


lire les romans

Océans Cargo et palangrier

Au nom de la poésie, ou sous le coup de l’urgence, une commandante et une matelote appareillent pour une infinie liberté.

« Je sais entendre les choses que peu de gens entendent et les respirations que peu de gens soupçonnent », dit la commandante. À coup sûr, l’autrice est bien la commandante de cet éblouissant roman qui n’est pas un pas à côté, mais un plongeon dans le vertige brumeux d’un espace de liberté et de poésie. Lili Colt est l’héroïne du premier roman de Catherine Poulain, Le Grand Marin. Lili a décidé de tout quitter, de fuir peut-être la famille, un quotidien confortablement ennuyeux, mais à coup sûr Manosque-lesCouteaux. Direction Kodiak, port de l’immensurable Alaska, avec la ferme intention d’aller pêcher – pas la petite pêche sur un petit rafiot, non, la grande pêche, celle qui fait mal. Et pourtant Lili est menue, elle « n’est pas épaisse… Cela se voit… Mais costaud… Cela ne se voit pas » : Sur le Rebel, palangrier engagé dans la pêche à la morue noire, elle délaisse tout terroir pour éprouver la férocité du grand large. Seule femme parmi les matelots, elle doit faire sa place, sa part de l’âpre travail. Vider les poissons. Arracher le cœur des poissons. Manger le cœur des poissons. Se déchirer les mains. Se casser une côte. Épuiser son corps. Serrer les dents. Mais surtout, faire tout comme les autres, devenir pêcheur, prendre ses quarts, vaincre les tempêtes et le froid, écouter le sanglot des goélands argentés et le vent qui mugit, s’imposer en mer comme sur la terre, se jeter dans les bars, fumer, boire et reboire, et réembarquer : être l’égale des hommes. D’ailleurs, des hommes, elle raconte cette humanité farouche dont Jude émerge, elle le surnomme « le grand marin ». « Peut-être que je voulais aller me battre avec quelque chose de puissant et beau […], aller au bout du monde et voir où ça s’arrête », dit Lili, dit tout autant l’autrice, Catherine Poulain : elle a pêché en Alaska pendant une dizaine d’années. Ce roman est vif, précis, incisif, il arrache les entrailles dans un tangage de fraternité, et son roulis rythme cet apprentissage de la liberté.

OPTIONS N° 669 / septembre 2021

« Il y a les vivants, les morts et les marins », écrit Mariette Navarro dans son premier roman, Ultramarins. Tout au masculin ou tout générique. Et pourtant, le cargo sur lequel elle nous embarque est commandé par une femme. « Elle commande depuis plusieurs années, trois ans sur ce navire », « elle est fille de commandant, et jamais il n’a été question d’une vie terrestre, dès le départ elle en a trop appris sur les bateaux pour se détourner de la mer » et « avec sérieux, de haute lutte, elle a conquis son autorité » sur les équipages qu’elle-même recrute. Et l’équipage de ce voyage – « sur ce trajet, la route est facile, surtout en cette saison » – est, comme les autres, « soulagé d’être sous sa protection » car on sait que tout sera carré. Mais alors, que s’est-il passé, quel grain de sable ou grain de sel s’est immiscé dans son corps, quelle brèche ou parenthèse a suspendu le temps rassurant des règles et des repères ? « D’accord », a-t-elle dit d’une voix qui n’est pas sa voix de commandante. « D’accord » a-t-elle répété avec son poids d’autorité, d’accord à la proposition de son second : couper les moteurs, descendre les canots pour s’offrir une petite baignade. À des milliers de kilomètres de toute plage, les hommes se baignent. Un bain particulier, 20 marins à l’eau, qui matent l’horizon et toisent les vagues, redevenus d’inconscients enfants dans leur corps d’adulte avant que le trouble se révèle : est-ce l’eau que les bras repoussent, ou l’océan qui enserre ? Peut-on narguer les abyssales profondeurs sans éprouver un vertige ? L’immersion dans l’océan ne nous enveloppe-t-il pas d’un abandon infini et d’un isolement suprême ? Lorsqu’ils remontent à bord, ils se comptent, se recomptent, ils sont maintenant 21. Ils imaginent même que, dans l’eau ils ont perdu leur capacité de compter. Donc ils se comptent et se recomptent à nouveau : c’est bien 21 marins qui remontent à bord. C’est la commandante qui relève la passerelle. Le roman de Mariette Navarro saisit le pourtant insaisissable océan, cette immensité qui fait tanguer nos certitudes et chavirer nos immobilités. Ultramarins n’a pas, comme sujet, les frontières délavées ou délayées par les flots, ni les limites qu’autrefois on observait, puis que l’on tentait de dépasser, que dorénavant on tente de faire disparaître. C’est juste une histoire d’appartenance. Les marins appartiennent à l’eau et Mariette Navarro appartient aux mots, à corps perdu.

Jean-Marie OZANNE BIBLIOGRAPHIE • Mariette Navarro, Ultramarins, Joëlle Losfeld, 2Quidam, 156 pages, 2021, 15 euros. • Catherine Poulain, Le Grand Marin, Points, 2020, 384 pages, 7,80 euros. Le Grand Marin a été prix Livre & Mer Henri-Queffelec, prix Mac Orlan, prix du Roman OuestFrance, prix Joseph Kessel, prix Compagnie des pêches, prix des Gens de la mer, prix Nicolas Bouvier 49


Tactique

échecs echecs ÉRIC ERIC BIRMINGHAM BIRMINGHAM

mots croisés V. SARTIN

Étude de J. Lazar, 1978. Les blancs jouent et gagnent.

8 7 6

I II III IV V VI VII VIII IX X

Le retour de MVL

1

« J’ai énormément travaillé pour retrouver ma forme. » Maxime Vachier-Lagrave, après avoir remporté la Sinquefield Cup.

2

En mars 2020, Maxime Vachier-Lagrave était sur le toit du monde. Il ­partageait 5 la tête du tournoi des candidats au titre mondial avec un meilleur départage. Hélas 4 pour le n°1 français, l’épreuve était inter3 rompue à cause de la pandémie de Covid19. Comme tous les professionnels du jeu 2 d’échecs, Vachier-Lagrave devait alors se contenter (avec des résultats très mitigés) 1 de disputer des tournois sur Internet. Les organisateurs russes relancèrent le tournoi a b c d e f g h des candidats à Ekaterinbourg en mars 2021, exactement un an après son interruption. Hélas pour Maxime, l’élan était brisé, et il dut se contenter d’une frustrante 2e place. Les mois suivants furent désastreux pour lui. Pour la première fois depuis une bonne décennie, il termina dans les profondeurs à Wijk aan Zee (Pays-Bas) et à Bucarest (Roumanie). Et en conséquence, se vit sorti du « Top 10 mondial ». Une superbe victoire cet été dans un semi-rapide et blitz en Croatie devant les meilleurs mondiaux l’a un peu remis en selle. Mais le Français a surtout frappé les esprits par sa performance dans le Missouri (États-Unis) en remportant la Sinquefield Cup. Confronté à l’élite américaine, dont Fabiano Caruana, le n°2 mondial, il a montré son immense classe. Grâce à ses quatre victoires pour une défaite et quatre nulles, Maxime Vachier-Lagrave a virtuellement retrouvé sa place parmi les dix meilleurs joueurs du monde. « Mon ambition, a-t-il confié, est de me qualifier à nouveau pour le tournoi des candidats au titre mondial du prochain cycle. Mais ça ne va pas être facile. »

Maxime Vachier-Lagrave (2751)-Peter Svidler (2714)

Sinquefield Cup (1re ronde), Saint-Louis, Missouri, États-Unis, 2021. Gambit Benko.

3 4 5 6 7 8 9 10

HORIZONTALEMENT

1. Protection pour un rosbif. – 2. État de mormon. Plein d’octets ! Proche d’Ara­­gon, mais pas Elsa. – 3. Car là bru­nit. – 4. Gobait. Renforce le montage. – 5. Parfois fainéant. Base de teint. – 6. C’est l’enfer. Prénom d’une imbécile politique du Troisième Reich. – 7. Est anglais. Lire comme un Arabe. Batterie phonétique. – 8. Se ter­ mine bientôt. Grecque ou dépouillé. – 9. Conteuse façon Proust. – 10. Atones.

VERTICALEMENT

I. A parfois les dents rouges. – II. Dans une adresse mail. Pas nous ! Cycle complet. – III. Met­tait à sa place. Tas de sable. – IV. Poudre aux yeux. Réac dans le viseur. – V. Lapineau. – VI. Marin bien paf. Petit tour. – VII. Variété d’orme champêtre. – VIII. Pro­­nom. Romains. – IX. Pour une thèse. – X. Comme mes rages.

1.d4 Cf6 2.c4 g6 3.h4!? Fg7 4.Cc3 0–0 5.e4 d6 6.Fe2 c5 7.d5 b5!? (par transposition, le quadruple champion de Russie opte pour un Gambit Benko.) 8.cxb5 a6 9.a4 axb5 10.Fxb5 Fa6 11.Fd2 Fxb5 12.axb5 Cbd7 13.Cf3 Txa1 14.Dxa1 Db6 15.0–0 Tb8 (les noirs ont une position solide et une bonne structure de pions.) 16.Da6 Ce8 17.Ta1 Rf8 18.h5 Cc7 (18... gxh5!?) 19.Da4 Ta8 20.Dd1 Txa1 21.Dxa1 Ce5 (21...gxh5) 22.h6 Cxf3+ 23.gxf3 Fxc3?! (23... SOLUTION DU PROBLÈME DE MOTS CROISÉS Ff6=) 24.Fxc3 Dxb5 (récupère le pion, mais le fou est maintenant très fort.) 25.b4 Ce8? (25...Re8=) 26.bxc5 dxc5 (26...Dxc5?? 27.Fb4 attaque la dame et menace 28.Dh8 mat.) 27.Fg7+ Rg8 (27...Cxg7 28.Dxg7+ Re8 29.Dxh7+-) 28.Da8 c4 29.Dd8 (menace 30.Dxe7 suivi de 31.Df8 mat ou le pion d va à dame après 30...Cxg7.) 29...Da4 30.Rg2! (30.Dxe7 Cxg7 31.hxg7 Rxg7=) 30...Db5 31.Fb2! (les noirs abandonnent, après : 31...Rf8 ((31...f5 32.Dxe7+-)) 32.Fa3 Db7 33.d6! exd6 ((33...c3 34.dxe7++-)) 34.Fxd6+ Rg8 35.Dxe8#) 1–0

1.e4 e5 2.Cf3 Cc6 3.Fb5 Cf6 4.0–0 Cxe4 5.d4 Cd6 6.Fxc6 dxc6 7.dxe5 Cf5 8.Dxd8+ Rxd8 9.h3 (le Français est devenu un expert dans la lutte contre cette ouverture 8 ultrasolide.) 9...Fd7 10.Td1 Fe7 11.Cc3 Re8 12.g4 Ch4 13.Cxh4 Fxh4 14.Ff4 Td8 7 15.Rg2 Fe7 16.Fe3 a5 17.f4 h5 18.f5 hxg4? (18...g6!?) 19.hxg4 g6 (voir diagramme) 6 20.Th1! (voilà le problème avec l’échange 5 du 18e coup : la colonne h s’ouvre pour une tour blanche.) 20...Tf8? (20...Tg8 était 4 plus résistant.) 21.f6! Fb4 22.Ce4 Fe6 (22... Fxg4 23.c3+-) 23.c3 Fd5 24.Rf3 Fd6 25.c4!? 3 (25.exd6 gagnait également.) 25...Fxe4+ 2 26.Rxe4 Fb4 27.a3 Fd2 28.Fc5! Tg8 29.e6! (Xiong abandonne, car après : 29...fxe6 1 ((29...Fg5 30.Th7+-)) 30.Th7 Td7 31.Txd7 Rxd7 32.f7+-) 1–0 a b c d e f g h 50

Solution du problème d’échecs 1.Re7+ Rh7 2.d8D Tgxf7+ 3.Re6 (sur : 3.Rd6 Td1+ 4.Re6 Txd8 5.Txd8 Tf4=) 3...T7f6+ 4.Re5 (après : 4.Re7 Tf7+ les Noirs répètent la position.) 4...T6f5+ 5.Re4 T5f4+ 6.Re3 T4f3+ 7.Rd2! (7.Re2 T3f2+=) 7...T3f2+ 8.Te2 1–0

Sinquefield Cup (7e ronde), Saint-Louis, Missouri, États-Unis, 2021. Partie espagnole.

Horizontalement :1.Mackintosh.–2.Utah.MO. Oô. – 3. Solarium. – 4. Avalait. Té. – 5. Roi. Primer. – 6. Autre. Leni (Riefenstahl). – 7. Is. Eril (lire). Aq. – 8. Été. Nu. – 9. Narratrice. – 10. Engourdies. Verticalement : I. Musaraigne. – II. At. Vous. An. – III. Casait. Erg. – IV. Khôl. Rétro. – V. Lape­ reau. – VI. Nmair. Tr. – VII. Tortillard. – VIII. Me. II. – IX. Soutenance. – X. Homériques.

Maxime Vachier-Lagrave (2751)-Jeffery Xiong (2710)

OPTIONS N° 669 / septembre 2021


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