Mémoire de master en architecture, parcours recherche

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Mémoire de Master Parcours recherche

Sous la direction de

Khedidja Mamou

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Remerciements

En premier lieu, je tiens à remercier Khedidja Mamou qui m’encadre depuis près de deux ans, pour son exigence et sa pédagogie, Mes parents qui ont toujours été ma première source de soutien pour mes études, Ma mère en particulier d’avoir été ma binôme de terrain, Evelyne pour ses relectures, sa patience et son effort pour prononcer le mot gecekondu, Mes amis, notamment Kutay pour nos longues discussions sur le sujet mais aussi de m’avoir accompagné à Şirindere, Alix pour ses corrections, Alice et Bastien pour leur soutien moral.

Je remercie également ceux qui ont contribué à la construction de ma réflexion, Murat Cemal Yalçıntan pour notre entretien, Jean-François Pérouse pour ses conseils, Les chercheurs du MAD (Center for Spatial Justice) notamment Bahar Bayhan pour le stage de recherche que j’ai pu effectuer au sein de l’axe de recherche Politiques Urbaines, Les doctorants et les chercheurs de l’Institut Français d’Études Anatoliennes pour nos discussions informelles qui m’ont été très enrichissantes.

Enfin, je remercie chaleureusement les habitants de Şirindere de m’avoir ouvert leur porte et d’avoir pris le temps de discuter avec moi.

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SOMMAIRE

Avant-propos..……………………………………….……..………..……….………2 Introduction…………………………………………….…………….…………….…6 1. Le gecekondu en Turquie, le trajet d’un habitat dénigré…………….…….12 1.1 Apparition d’un habitat informel situé…………….……..………………14 1.2 Une évolution multidimensionnelle…………….….….…..………..……28 1.3 Représentations du gecekondu……….………….………….…..……..…50 2. Vers l’effacement des gecekondus du paysage urbain…………………….60 2.1 Nouvelle ère pour les habitats informels…………….…..………….……62 2.2 Une transformation à quel prix ?………………………..………..…..…..74 2.3 Sur les gecekondus et leurs remplaçants.………….….…….…..…..……92 3. Un quartier en attente de transformation : Şirindere……….……..…..….102 3.1 La vallée « interdite »……………………………………….……..……104 3.2 L’attente et l’incertitude pour l’avenir………………….………….……118 3.3 Les débris d’un univers révolu…………………….……………………132 Conclusion……………………………………………………………………….…160 Bibliographie.………………………………………………………………………166 Glossaire.………………………………………………………………..……….…172 Table des matières……………………………..…………………………….……174 Annexes…………………………………………………………….…….….…..…176

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Des gecekondus construits avec des caisses d’oranges à Içel photo publiée dans le journal Cumhuriyet le 02.06.1963

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« Les auto-constructeurs sont à l’œuvre depuis quelques millénaires, les architectes ne s’occupent de logement que depuis un siècle, au mieux… Encore aujourd’hui, le populaire montre énergie, culture, courage, intelligence, évolution etc. Ne nous focalisons pas sur son misérabilisme qui, parfois, est insupportable mais voyons le sens de la survie ! En travaillant eux-mêmes, ils produisent de la valeur, de la complexité, du pluralisme paysager, de la culture populaire vivante et un sens naturel des relations de voisinage, inexistant dans des quartiers « artificiels ». » Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 88

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*Les illustrations qui accompagnent les sous-parties sont de l’auteure.

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J’avais environ 10 ans et tous les soirs je passais devant ces étranges maisons en rentrant chez moi. Tous les soirs le même itinéraire, assise à la même place dans le bus scolaire. Derrière mais pas tout au fond, à gauche, côté fenêtre. Sortie de l’école, fatiguée, je les regardais sans réfléchir à rien. Entourées d’immeubles résidentiels et cachées derrière quelques arbres, elles étaient pour la plupart cassées et vides. Je n’y voyais jamais personne, que des pneus empilés et des enseignes publicitaires fanées à moitié décrochées. Puis le bus prenait la montée à gauche et mon regard se portait désormais sur le balcon du dernier étage de l’immeuble jaune. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que j’ai fait le lien. J’ai compris que ces maisons étaient connectées à celles de la vallée à côté de chez moi. Elles marquaient l’entrée, ou peut-être la sortie. En tout cas elles en faisaient partie. Si le bus avait continué tout droit au lieu de dévier à gauche, il m’aurait directement amené en plein milieu de cet univers que j’essaye tant aujourd’hui d’explorer : la vallée de Şirindere.

Tout comme le bus scolaire, ce sont mes déviations qui m’ont amené à questionner cette vallée invisible et ses étranges maisons, les gecekondus.

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Je ne sais pas exactement depuis quand je connais l’existence de ces maisons. Leur identité visuelle capturée par leur apparence a dû être installée par défaut dans mon cerveau, dans la section des acquis culturels. En effet j’en voyais tous les jours, ou plutôt j’en apercevais. J’avais l’impression de les connaître, sans avoir aucune idée de leur histoire de construction, de complexité historique, sociale, ou encore politique et économique. Le gecekondu était simplement une maisonnette bricolée dans tous les sens et cassée à quelques endroits avec un petit jardin. Au cours du long processus de ce mémoire j’ai compris qu'il y a une grande différence entre regarder et voir. Il s’est même avéré que ce travail est avant tout devenu travail de regard, de perception des habitats informels des grandes villes turques. Un travail de regard que j’ai d’abord dû faire moi-même pour effectuer des observations et des entretiens, remettre en question un regard d’enfant que j’avais envers ces habitats afin de pouvoir rentrer dans la vallée interdite. Ce mémoire, je crois bien reste intrinsèquement attaché à la dualité que je porte en moi. En étant née et ayant grandi en Turquie jusqu’à mes dix-sept ans, et ayant commencé mes études d’architecture en France, j’ai pu développer une double distance envers ces deux pays qui ont marqué mon existence. Sur une base que j’ai construite en Turquie, je me suis en quelque sorte ouverte au monde en France, en formant une vision sur l’architecture, la ville et la société. En découvrant l’écologie, surtout dans sa dimension sociale qui est très peu abordée en Turquie, j’ai pu découvrir ce que j’aimerais défendre en tant que future architecte. Pour la fin de mon master, travailler sur un sujet qui est avant tout politique, sur les habitats issus des inégalités sociales qui touchent à un droit fondamental de l’Homme, m’a progressivement amenée à dévoiler une révolte sourde. Une révolte qui avait toujours sa graine en moi quelque part, mais qui a mis du temps à trouver le terrain et le climat appropriés pour s'accroître. Une révolte que j’ai encore un peu du mal à verbaliser de manière précise, car elle est en réalité un mélange de plusieurs de mes insatisfactions, colères, contestations. Je crois bien qu’elle est à la fois liée aux réalités que j’ai choisies de fuir en quittant la Turquie, mais aussi sur le monde et la société humaine en général. C’est une révolte contre les inégalités qui donnent lieu aux injustices spatiales, contre la persistance du regard méprisant sur ceux qui sont autres et de fait rejetés et écrasés, sans jamais essayer d’en savoir plus sur leurs enjeux et les difficultés qu’ils rencontrent. Une révolte contre l’exploitation incessante des communautés fragiles, contre le fait qu’elles se retrouvent à chaque fois expulsées, renvoyées de plus en plus loin, alors que ce sont elles qui ont construit un paysage habité, une culture de vivre au sein de la ville. Une révolte contre les victoires faciles et imméritées aussi, liée à une colère que je n’ai pas réussi à réprimer à chaque fois que je remarquais les changements brutaux qu’avait subi la ville où j’ai grandi pendant mon absence, la densification du paysage avec l’émergence des gros blocs de béton habillés 4


en vitres comme symboles de statut. Enfin, la liste est longue, je ne parle même pas d’une angoisse profonde liée à mes découvertes récentes sur des mégaprojets à venir à Istanbul, notamment le Kanal Istanbul qui est la déclaration d’une catastrophe écologique et sociale, peut-être la plus massive de l’anthropocène. Un projet qui annonce le début de la destruction d’une des villes les plus importantes au monde par son histoire, sa situation géographique et sa culture. Ayant grandi dans un pays où il est à la fois impossible d’être apolitique et délicat de s’exprimer librement, l’émergence de cette révolte n’a pas été facile à accepter pleinement. Je savais que pour une fois je ne voulais pas fuir la réalité, je voulais la confronter si l’occasion se présentait. Et lorsque cette recherche a démarré, j’ai encore eu l’impression de ne pouvoir exprimer totalement ma révolte, tant en permanence dans le contrôle de mes opinions. Une de mes principales motivations pour faire ce travail de recherche était de comprendre un des sujets les plus controversés de la société dans laquelle je suis née et où j’ai grandi, (re)voir une architecture en prenant un certain recul grâce à mon vécu en France. Ce travail est le fruit d’une réflexion qui n’a cessé de grandir en moi pendant un an et demi, qui a occupé et occupe toujours mon esprit. Il en découle une grande remise en question non seulement du monde mais aussi de moi-même en tant que citadine qui n’ai jamais vraiment connu le milieu rural, de ma vie de privilégiée qui a démarré dans un complexe résidentiel. Pendant une longue période j’ai questionné ma légitimité à faire ce travail de recherche sur les gecekondus habités par une communauté dont je ne fais pas partie. Un sentiment de voyeurisme étranger sur le terrain a failli me freiner par moments. Mais finalement, je crois que raconter une histoire même si ce n’est pas la mienne est mieux que de ne rien faire. Ce mémoire est aussi un moyen de rendre hommage à une culture de construction et de vivre ensemble qui a permis à des millions de personnes de ne pas mourir de faim dans leur village ou de froid dans la ville, de s’accrocher à cette dernière et d’y exister socio-économiquement. C’est aussi l’histoire d’un habitat qui a aidé l’urbanisation des grandes villes en Turquie sans que l’État n’en paye le prix. Le monde est malheureusement rempli d’injustices socio-spatiales et ce travail ne changera probablement rien pour l’avenir des quartiers informels. Mais il exprimera une envie de trouver de meilleures façons de transformer la ville, en considérant tous les usagers de l’espace urbain quelques soient leurs différences et leur milieu socioculturel, et en s’inspirant de ce qui échappe très souvent aux concepteurs : de l’informel, du non-professionnel, de l’auto-construction, de l’instinctif et du hasard.

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INTRODUCTION Le présent travail de recherche a commencé par un simple intérêt que j’ai eu vers la fin de ma licence sur la notion de l’« utopie », qui m’a amenée à découvrir une conférence de Michel Foucault sur le concept d’hétérotopie donnée il y a cinquantequatre ans, au Cercle d’études architecturales1. Une hétérotopie signifie étymologiquement un espace autre. Appelée également par Foucault un contre-espace, l’espace désigné par ce concept est une sorte d’utopie réelle. Si l’utopie que l’on connaît, est un espace imaginaire où le fonctionnement de la société est inversé - et souvent idéalisé -, l’hétérotopie est un espace réel ayant une relation d’opposition avec son environnement, sans qu’elle soit forcément positive. Le texte écrit à la suite de la conférence donne une première définition de l’hétérotopie2 : « Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contreemplacements, des sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. »

Les hétérotopies, ces lieux « hors de tous les lieux » prennent des formes variées selon la culture dans laquelle ils se trouvent, et le moment dans lequel ils s’inscrivent. En effet, les exemples donnés par Foucault sont diversifiés : ils vont de la prison au cimetière, des foires aux colonies de vacances. Difficilement comparables, ce qui relie ces espaces au sein du concept est leur différenciation dans l’environnement, la discontinuité qu’ils mettent à voir avec ce qui les entoure3. Un espace étant défini comme un lieu pratiqué4, non seulement les caractéristiques formelles d’un lieu sont vues comme autres dans une hétérotopie, mais aussi leur fonctionnement et les pratiques humaines qui y prennent place. Foucault dans sa conférence, explique quelles dimensions ces espaces peuvent revêtir, au travers de ce qu’il appelle des principes.

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lien de la conférence : URL : https://www.youtube.com/watch?v=lxOruDUO4p8, consulté le 18.10.2021.

FOUCAULT Michel, « Des espaces autres », conférence donnée au Cercle d’études architecturales, le 14 mars 1967, publié dans Architecture, Mouvement, Continuité n°5, octobre 1984, pages 46-49. 2

URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/heterotopie, auteur inconnu, février 2017, consulté le 18.10.2021. 3

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DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Éditions Gallimard, 1990, page 173. 6


Ayant commencé le périple de ce mémoire par ce concept philosophique sans savoir où il allait me mener, pendant une longue phase exploratoire, j’ai essayé de déchiffrer les paroles de Foucault qui m’étaient parfois trop abstraites. J’ai effectué des observations dans divers exemples d’espaces autres. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que ce concept avait un caractère flou et incomplet, critiqué d’ailleurs par certains disciples de Foucault5. Sans vouloir rentrer dans une démarche descriptive du concept ou de réinterprétation philosophique, je me suis retrouvée à réfléchir sur son essence, sur les discontinuités que les espaces pourraient avoir avec leur environnement. En me concentrant sur le mot autre qui est inséparable de celui de la différence, le concept de l’hétérotopie m’a progressivement dirigée vers l’objet de cette recherche, un espace spécifique que j’ai toujours connu de loin sans forcément l’interroger, un habitat informel situé en Turquie : le gecekondu. Dans le cadre de ce mémoire, il ne s’agira donc pas de creuser le concept d’hétérotopie, mais de lui emprunter un fil conducteur pour parler de ces habitats : le terme autre. Le fait d’avoir commencé la présente recherche sur les gecekondus par cette notion a ainsi nourri ma réflexion et m’a permis de voir ces derniers qui sont assez complexes, à travers un certain prisme. Avant de rentrer dans l’univers à priori chaotique des gecekondus, il semble nécessaire de scruter le mot autre et ce qu'il peut signifier. Le terme autre qui est utilisé dans le langage courant comme pronom a en réalité une nature floue, car il change d’acception en fonction du contexte linguistique. Lorsque l’on emploie ce terme, on établit de manière implicite une comparaison qui révèle la différence entre au moins deux choses. Selon le dictionnaire Larousse (en ligne)6, l’autre signifie ce qui est « distinct, différent des êtres ou des choses de même catégorie ». En effet, traiter quelque chose d’autre passe d’abord par la création d’un ‘moi’ en particulier. Ainsi ce qui n’est pas ‘moi’, devient autrui. « Le caractère autre rend compte surtout de la différence par rapport au ‘je’ ou par rapport au ‘nous’, pour signifier ce qui est éloigné de soi, ou de nous, pour identifier l’étranger (…) »7 Dans la désignation de ce qui est autre, une formule de négation parait alors essentielle. L’emploi du terme autre met en place un système binaire ; dépendant d’un point de départ, l’autre trouve sa propre définition par ce qu’il n’est pas. Ainsi, il existe Par exemple, Edward Soja estime que les idées de Foucault ne sont pas seulement incomplètes, mais aussi inconsistantes et parfois incohérentes, tandis que Benjamin Genocchio interroge si tout et n'importe quoi ne pourrait pas être décrit comme un exemple d’hétérotopie. Source : JOHNSON Peter, « Interpretations of Heterotopia (revised 2016) ». 5

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URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/autre/6887, consulté le 18.10.2021.

LIENDLE, Marie, « Altérité », Monique Formarier éd., Les concepts en sciences infirmières. 2ème édition, Association de Recherche en Soins Infirmiers, 2012, pages 66-68. 7

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autant de définitions pour le mot autre que la multiplicité de points de départ. En étant neutre de base, il peut être tout de même jugé comme positif ou négatif en fonction de la signification qu’il prend : sa différence lui attribuant un sens. Le gecekondu, un type d’habitat situé en Turquie est un espace autre d’abord car il trouve sa définition par ce qu’il n’est pas. La première dénomination pour le désigner étant l’habitat informel, c’est le mot formel qui lui donne son premier sens. Toutefois, le gecekondu a une signification bien plus profonde que celle accordée par cette négation. Lorsque l’on découvre les enjeux derrière sa création ainsi que ce qu’il a représenté pour l’industrialisation et l’urbanisation des grandes villes en Turquie, on voit que le gecekondu renvoie à un sujet beaucoup plus complexe que le caractère assigné par le mot formel, dont on ne perçoit que vaguement le sens. À l’image d’un bidonville, le gecekondu est un habitat auto-construit dans l’urgence par une population migrante et socio-économiquement défavorisée, qui n’a pas pu avoir recours à une solution conventionnelle pour se loger autrement. Néanmoins, l’attitude des autorités envers sa propagation extrême dans les grandes villes lui ont permis d’évoluer et de créer une identité qui lui est propre. Au fil du temps, l’habitat populaire du gecekondu a changé son statut d’illégalité et de précarité pour devenir légal et moins précaire. Il est devenu aussi une architecture très présente dans le paysage urbain, que l’on peut même considérer comme vernaculaire. Ayant participé à la création des quartiers entiers, cet habitat représente le milieu de vie de millions de personnes en Turquie. Ma première compréhension du gecekondu par le filtre du terme autre, se limitait à son caractère informel, sans forcément lui attribuer un sens positif ou négatif. Peu à peu, en découvrant le sujet dans sa profondeur, j’ai repéré dans la perception commune de ces habitats, l’existence constante d’un regard négatif. Depuis son apparition, cet habitat informel a été confronté à un dénigrement lié à son altérité, à ses différences qui ne correspondaient pas aux normes. Ne rentrant pas dans un cadre classique, son existence dans la ville n’a jamais été souhaitée. La conséquence la plus notable de cette vision a longtemps été leur ségrégation socio-spatiale. Aujourd’hui, c’est leur disparition du paysage qui s’annonce de part la transformation urbaine. Le regard négatif sur les gecekondus se concentre sur l’illégalité, l’insalubrité et la pauvreté prédominantes dans les quartiers informels. Des aspects certes réels, mais ce regard nie souvent la réalité, les inégalités socio-économiques, une obligation de se loger et un manque de solution formelle. Lors de mes lectures, plus je me suis plongée dans l’histoire des gecekondus, plus j’ai compris que ces habitats n’étaient pas reconnus à leur juste valeur. Le besoin d’une remise en question du caractère autre des gecekondus a progressivement émergé. Ainsi, mes constats sur les projets de transformation urbaine, les remplaçants actuels des gecekondus qui effacent tout 8


rapport humain dans l’habitat, des projets « anti-écologiques par devoir »8 ont enclenché le processus d'une déconstruction de ce regard. L’objectif de ce mémoire sera de découvrir ce qu’un habitat dénigré pourrait cacher comme qualités, tant dans le mode de vie qu’il offre à ses habitants que dans son architecture et son rapport à l’environnement. En quelque sorte, nous chercherons à redonner sens au gecekondu au travers du mot autre, - en soi ce qu’il est déjà -, mais en l’épurant de sa vision aveuglement négative. La reconsidération de cette altérité revêt une importance particulière puisqu’elle s’inscrit dans une époque où les dérèglements planétaires entraînent plus que jamais des questionnements sur la société et les pratiques humaines dans différents domaines. À mon échelle personnelle, ce travail de déconstruction du regard dominant sur le gecekondu correspond à un stade de mes études d’architecture plein de remises en question. Les thématiques étudiées dans le domaine d’études Situations, qui consistent à porter un regard critique sur les normes de la société et à penser aux alternatives dans le domaine de l’architecture, m’ont ainsi tournée vers l’écologie, vers une nouvelle posture dans la considération de ‘l’autre’. D’après Felix Guattari, l’écologie est une science du relationnel et contient trois rubriques qui sont indispensables à la production de nouveaux mécanismes résilients pour la planète : l’écologie mentale, l’écologie sociale et l’écologie environnementale9. Pour arriver à comprendre la nécessité de ce changement de regard sur un habitat méprisé qu’est le gecekondu, je me suis inspirée de ce que l’écologie mentale et l’écologie sociale peuvent proposer ensemble comme démarche. Reconsidérer un habitat dénigré dans une démarche écologique nécessite avant tout de travailler l’imaginaire, de changer la représentation commune du gecekondu qui est ancrée dans l’inconscient culturel et influencée par la pensée moderne. Ainsi, l’écologie sociale préconise la reconstruction des rapports humains10 qui pourrait seulement être possible avec la mise en place de nouveaux systèmes de valorisation, de « nouvelles pratiques sociales, esthétiques, du soi dans le rapport à l’autre, à l’étrange »11. En changeant l’imaginaire sur le gecekondu et en déconstruisant les barrières devant son altérité, on pourrait reconstruire un nouveau regard valorisant ses différences. Le questionnement du caractère autre des gecekondus pourrait nous permettre de révéler leurs qualités sociales, spatiales et environnementales. Ainsi, à partir de ces découvertes, on pourrait produire de la connaissance générique pour la conception

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KROLL Simone & Lucien, Tout est paysage, Éditions Sens & Tonka, octobre 2001, page 20.

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GUATTARI Félix, Les trois écologies, Éditions Galilée, 1989, page 31.

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Ibid., page 44.

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Ibid., page 71. 9


architecturale12, trouver de nouvelles manières de construire dans le milieu urbain. Mais il me semble que l’on devrait surtout, utiliser ce que l’on retient des gecekondus comme valeurs, pour réfléchir au futur des quartiers informels qui sont soumis à une disparition inévitable. Le moment dans lequel ce travail sur la perception s’établit n’a pas seulement une importance liée à la crise écologique, mais aussi à la situation actuelle dans laquelle se trouvent les quartiers de gecekondus. Cela fait environ vingt ans maintenant qu’un processus systématisé de démolition a démarré, sous le nom de la transformation urbaine. Dans les villes globales (cf. 2.1.1) de la Turquie, les gecekondus s’effacent un par un du paysage ; des gratte-ciels et des tours de logement sociaux apparaissent à leur place, créant une succession de grandes tours bétonnées accompagnées de conséquences irréversibles. La ville devient extrêmement dense et les habitants de gecekondus se voient renvoyés vers les périphéries urbaines. Dans ce contexte de destruction, il est d’une importance capitale de prendre conscience de la qualité de ces habitats en rentrant dans ces quartiers informels avant qu’ils ne disparaissent complètement. Ce travail d’enquête peut ainsi permettre de les repenser au sein d’un nouveau projet de transformation. En mettant de côté les intérêts économiques et politiques de ces projets et en prenant comme ligne directrice la pensée écologique, on pourrait penser à la conception des espaces urbains qui auraient comme principale préoccupation, l’humain. La réinterprétation du caractère autre du gecekondu pourrait donc faire débuter un éventuel projet de fin d’études. Ce mémoire est organisé en trois grandes parties. Premièrement, il s’agira de faire une mise en contexte pour comprendre les différents enjeux des gecekondus, leur apparition et leur évolution dans le temps. Cette première introduction nous permettra de révéler l’existence d’un regard dominant sur le gecekondu dans la société turque, qui donne le premier caractère autre au gecekondu. Après avoir retracé le passé de cet habitat et révélé sa construction sociale, nous aborderons le présent, sa réalité actuelle : les projets de transformation urbaine. Au travers quelques exemples de projets et une comparaison des gecekondus avec des cités de logements sociaux qui les remplacent, nous ferons les premiers constats du caractère résilient et des qualités des gecekondus. Toutefois, le changement de regard se précisera surtout dans la troisième partie. Enfin nous aborderons le cas de Şirindere, un quartier de gecekondu que j’ai pu observer à différents moments de ma vie. À présent à moitié démoli, ce quartier se trouve dans une situation incertaine pour le futur, en attente de transformation. J’ai pu y faire des observations sur les derniers gecekondus qui y restent, afin de comprendre leur mode de fonctionnement et leurs caractéristiques qui nous permettront de lui donner un caractère autre, mais cette fois-ci au sens positif du terme. Cette dernière partie aura CANKAT Ayşegül, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, Éditions MetisPresses, 2017, pages 94-95. 12

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une importance particulière car elle fera aussi office de première entrée dans un possible terrain pour réfléchir à un projet d’architecture (ou/et un projet urbain) en complément de ce premier travail de mémoire. En ce qui concerne la méthodologie suivie pour ce mémoire, plusieurs médiums et types de données ont nourri ma réflexion. Entre des lectures, des films, des enquêtes de terrain, des entretiens ainsi que des stages de recherche que j’ai effectués, ceux qui m’ont le plus marqués étaient les stages de recherche et les enquêtes de terrain. Un stage que j’ai effectué dans un organisme militant, au MAD (Center for Spatial Justice), m’a permis de découvrir en profondeur le gecekondu et son passé au travers de la lecture des articles de journaux publiés entre les années 1930 et 2000. Un deuxième stage que j’ai cette fois fait à l’IFEA (l’Institut Français d’Études Anatoliennes) a été une occasion pour moi de pouvoir développer une posture critique envers les divers projets de transformation, en parallèle de mes observations dans la mégalopole d’Istanbul. Enfin, concernant mes enquêtes dans mon véritable terrain, Şirindere qui est l’objet de la troisième partie de ce mémoire, il s’agissait de la redécouverte d’un terrain que j’ai connu de loin pendant mon enfance, peu avant sa destruction à venir.

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1 LE GECEKONDU EN TURQUIE, LE TRAJET D’UN HABITAT DÉNIGRÉ

« Gecekondular », photo de Mustafa Istemi publiée dans le journal Cumhuriyet, le 25.05.1968


Habitats informels, populaires ou précaires… Ces univers oubliés des milieux urbains sont souvent l’objet d’une généralisation trompeuse. Leurs appellations les plus courantes de « bidonvilles », de « taudis » ou de « slum » les réduisent à une seule représentation uniformisante, celle d’un mélange direct de la pauvreté et de l’illégalité. Or ils prennent des noms et des formes spécifiques selon leur emplacement et leur histoire. Les « favelas » au Brésil, les « villas » en Argentine, ou les moins connus comme les « ukumbashi » en Bangladesh et les « hak milik » en Malaisie n’en sont que quelques exemples. Bien que ces habitats surgissent d’un problème global qu’engendrent les inégalités socio-spatiales et qu’ils présentent des caractéristiques semblables, ils s’intègrent tous dans des situations précises dont les différences contextuelles sont indéniables. La présente recherche se concentrera sur le « gecekondu », l’habitat informel de la Turquie, qui est l’incarnation spatiale des déséquilibres d’une société dite en cours de développement. Cet espace dénigré des grandes villes a été dès son apparition, un sujet controversé dans tous les domaines de la société turque. La notion est complexe et sa signification comporte diverses strates. L’enjeu de cette première partie sera alors d'aborder la mise en contexte nécessaire à la compréhension des nuances entre chacune de ces strates. Une fois repérés les enjeux qui font suite à son apparition et son évolution (en lien avec l’exode rural et les différentes politiques), nous aurons une idée plus claire sur l’identité de cet habitat et ce qu’elle représente dans la société turque. La structuration de cette première partie se base majoritairement sur un travail de lecture d'articles de journaux (un panel datant des années 1930 pour les plus anciens jusqu’à nos jours pour les plus récents), effectué dans le cadre d’un stage de recherche au MAD (Center for Spatial Justice)13. Lire ces journaux m'a permis de vivre en mode accéléré un quotidien révolu. C'est à partir de fragments de vie effacés que j'ai pu saisir des morceaux de réalités d’une société encore d’actualité. Ce qui m’a vraiment marquée dans ce périple a été de saisir que le gecekondu a une construction sociale qui engendre un regard méprisant si commun qu’il empêche de le regarder autrement. En fin de partie, nous allons découvrir les raisons derrière la perception commune de ce type d’habitats informels .

MAD : Mekanda Adalet Derneği (Center for Spatial Justice) est un organisme à but non-lucratif basée en Turquie qui milite pour la justice spatiale. J’ai participé dans le cadre de mon stage à leur projet d’ouvrage intitulé Gecekondu Arşivi (Gecekondu Archive), un projet débuté en 2016. 13

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1.1.1 Difficulté de définition(s) Pour introduire une notion comme le gecekondu, dont cette recherche refuse d’employer ses traductions françaises (bidonville, taudis), un travail de définition parait prioritaire. Mais une réelle difficulté émerge dès le début : le mot gecekondu n’a pas une seule définition dogmatique. Les dénominations courantes pour définir un habitat de gecekondu sont celles de l’habitat informel ou illégal, l’habitat non-conventionnel, l’habitat précaire ou populaire, l’habitat spontané, l’auto-construction illégale etc. Ces termes sont disparates et non-harmonisés : certains soulignent son rapport à la formalité alors que d’autres révèlent la situation économique de ses habitants, ou encore son processus de construction. D’un côté, aucun ne suffit à exprimer tout seul ce que le mot gecekondu signifie, et de l’autre, ils sont tous beaucoup plus précis que ce mot, aujourd’hui banalisé. Vu l’enchevêtrement de ses définitions variées, le point de départ le plus approprié semble être son étymologie, formée d’un usage courant dès son invention par le peuple. Le terme gecekondu est composé à partir de deux mots en turc : le mot ‘gece’ qui évoque la nuit, et ‘kondu’ qui pourrait être traduit comme posé ou dressé. Le tout signifie littéralement ‘posé dans la nuit’. Formé comme adjectif, il désigne un type d’habitat qui se distingue de prime abord par son processus de construction. La simplicité linguistique qu’offre le langage familier du quotidien permet de le comprendre immédiatement. Deux propriétés illustrent ce processus : il se réalise à la fois rapidement14 et pendant la nuit. Cette action peu commune pour atteindre la discrétion donne le premier indice sur son caractère illégal. Installé sur un terrain au départ non possédé par les constructeurs15 sans autorisation ni procédure juridique, le gecekondu est très souvent défini en tant que construction illégale. Il représente l’habitat informel le plus commun en Turquie dont l’illégalité première vient du statut du foncier sur lequel il se place. Son caractère illégal tient, dans la plupart des cas, à un deuxième critère, cette fois perceptible dans son apparence : celui de la non-conformité aux règlements de construction. Assemblage hâtif des matériaux trouvés, le gecekondu n’est pas formé dans la démarche classique d’un chantier formel et ne respecte donc ni les règles ni les techniques officielles de construction.

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Le verbe « konmak » en turc est souvent utilisé pour parler des oiseaux migrateurs. Il exprime une légèreté et une volatilité dans l’acte et fait également référence à la culture nomade (konargöçerlik). PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 12. 15

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La définition dans la loi de Gecekondu (Gecekondu Yasasi, la loi n° 775 de 1966), la première loi à utiliser le terme gecekondu et la plus citée, en est un exemple16 : « Il s’agit des structures non autorisées, construites sur des terrains ou des parcelles qui n’appartiennent pas à ceux qui les construisent et sans le consentement du propriétaire, quelle que soit la législation et des dispositions générales régissant les travaux de zonage et de construction. »

La description faite à partir de ces deux aspects privilégie la nature juridique de cet habitat, son informalité et son inadaptation aux normes. Elle en révèle les différences fondamentales avec ce qui est qualifié d’acceptable ou non dans la société : de part son altérité, le gecekondu fait alors son entrée dans la littérature et l’imaginaire collectif. La dualité formel/informel qui est déterminante dans cette définition courante, le cache derrière une image illusoire d’univocité et exclue les questions les plus importantes à poser pour révéler sa profondeur : qui le construit et pourquoi. Par ces deux questions, il est possible de découvrir que le gecekondu est en réalité le reflet spatial d’une disparité sociale. C’est « un moyen de répondre au besoin de logement des groupes à faible revenu, qui ne peuvent le faire dans les normes ou standards déterminés par la société. »17 Cette manière de le considérer par son constructeur/habitant, exprime qu’il s’avère d’abord comme une solution « obligatoire » d’urgence pour une population économiquement défavorisée. Le gecekondu signifie donc un habitat construit illégalement non pas par volonté, mais à cause des impossibilités socio-économiques d’une population l’empêchant d’utiliser les méthodes conventionnelles pour se loger. Si cette population ne peut pas recourir aux méthodes légales pour user d’un de ses droits fondamentaux - le droit au logement - n’est-ce pas le système qui devrait être révisé ? De nouvelles solutions adaptées à leur situation ne pourraient-elles être créées ? En effet, le fait qu’une population importante de la société turque se trouve dans l’obligation de construire son habitat de manière illégale n’est pas seulement lié à un manque de moyens, mais aussi à l’insuffisance ou même à l’inexistence d’une réelle gestion du problème de logement de la part de l’État. Vue sous cet angle, la forme d’auto-construction derrière le mot gecekondu pourrait également être interprétée comme une réponse humble du peuple face à l’absence de politique du logement.

cité dans TEKELİ İlhan & GÜLÖKSÜZ Yiğit & OKYAY Tarık, Gecekondulu, Dolmuşlu, İşportalı Şehir, Éditions Cem Yayınevi, 1976, pages 227-228. Traduction de l’auteure. 16

17

Ibid., page 228. Traduction de l’auteure. 16


Le caractère social du gecekondu nous révèle que cet habitat ne se limite absolument pas à sa seule nature juridique. Il permet de découvrir une dimension complexe, met en évidence la nécessité de retracer son passé pour comprendre ses enjeux. Les diverses visions complémentaires sur le sujet ne peuvent être discutées qu’une fois avoir étudié les conditions de son apparition, analysé son processus de construction initial révélateur de ses divers caractères et enfin, examiné sa confrontation au temps qui résulte en une évolution multidimensionnelle. Avant de plonger dans le passé du gecekondu, il convient d’ajouter que la complexité qui nous empêche d’en donner une définition exhaustive est accompagnée d’une difficulté supplémentaire : celle de son évolution au fil du temps, parallèlement à celle de la société turque. En résulte un changement du sens même du mot gecekondu et de ses enjeux. Dans un laps de temps d’environ 75 ans, il a pu être dévoyé et utilisé comme synonyme d’illégal, dévié en ‘apartkondu’ ou ’betonkondu’. Enfin, trop utilisé et très souvent mal utilisé, aujourd’hui, « le mot gecekondu n’évoque plus rien de précis. »18 Cette imprécision n’est pas que théorique, elle est aussi très souvent présente sur le terrain. Ainsi, il est souvent difficile de qualifier un habitat de ‘gecekondu’ lorsqu’on pratique la ville. Pour toutes ces raisons, les diverses définitions du gecekondu se construiront tout au long de cette partie. Elles se complèteront dans l’étude de cet univers chaotique, caché derrière l’apparente simplicité initiale du mot.

1.1.2 Effets de dynamismes externes et internes Le gecekondu fait son apparition au vingtième siècle, à l’époque des divers bouleversements à l’échelle planétaire qui ont marqué l’histoire de l’humanité entière. Pendant que le monde ‘moderne’ se construit à une vitesse sans précédent, ce type d’habitat constitue l’arrière-plan de multiples processus de changement dans la société. Sa création est liée à un ensemble de facteurs externes étayés par des événements internes au pays, profondément influencés par son changement de régime politique. Tout comme la pauvreté et les inégalités sociales, l’apparition de l’habitat informel en Turquie n’a pas de date précise. Bien que le mot gecekondu émerge dans le langage vers la fin des années 1940, il est possible de repérer avant cette appellation, la construction de ‘cabanes’19 illégales dans les grandes villes. Tansı Şenyapılı réunit des 18

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 8. 19

Les mots employés en turc pour décrire cette première forme du gecekondu sont : « kulübe », « baraka », « teneke ev ». 17


extraits de trois documents datés de 1933, témoignant de l’existence de ces dernières à Ankara20 ; tandis que Suad Derviş en fait le constat lors de ses enquêtes à Istanbul, publiées en mai 193521. Ces premières constructions dispersées et habitées par les plus démunis constituent les ancêtres du gecekondu, établies comme une solution courante au problème du logement dans les décennies à suivre. Au moment de l’apparition de ces premières cabanes, dans les années 1930, la Turquie souffre des grandes blessures économiques de la guerre d’indépendance. L’effondrement de l’Empire Ottoman et la fondation de la République de Turquie en 1923 signifient non seulement la fin d’une monarchie autoritaire, mais aussi des révisions de plusieurs fonctionnements de la société par le passage à la démocratie. Les réformes kémalistes visant à rapprocher le pays du modèle civilisationnel occidental marquent la naissance d’une idéologie du modernisme au détriment du traditionalisme ottoman. Ainsi, comme dans d’autres domaines, cette nouvelle république choisit de suivre les tendances occidentales du développement économique pour soigner ses blessures. Le mouvement d’industrialisation arrive avec un peu de retard en comparaison à l’occident et s’installe progressivement dans ce pays à majorité agricole, qui utilise toujours des anciennes méthodes ottomanes pour cultiver la terre. En 1929, la crise économique mondiale affecte la Turquie notamment dans le commerce extérieur et oriente les prises de décision vers un modèle d’industrialisation auto-suffisant22. Mais il ne faut pas longtemps pour que les effets d’un autre événement mondial marquent l’impossibilité de sa mise en application et le repousse vers le modèle de capitalisme mixte. La Seconde Guerre Mondiale est souvent évoquée comme la raison externe principale de la naissance des gecekondu. En effet, même si la Turquie n’y a pratiquement pas participé, les conséquences socio-économiques de cette guerre ont profondément influencé le développement du pays tout en amplifiant celles de la crise précédente. Elles ont provoqué l’apparition des gecekondus par les changements qu’elles ont entraînés surtout dans le milieu rural, qui ont contribué à l’urbanisation non planifiée des grandes villes.

ŞENYAPILI Tansı, Baraka’dan Gecekonduya, Ankara’da Kentsel Mekanın Dönüşümü 1923-1960, Éditions İletişim, 2004, page 94. 20

DERVİŞ Suad, « İstanbul Halkı Nerede Otururlar ? », dossier publié dans le journal Cumhuriyet, maijuin 1935. 21

ŞENYAPILI Tansı, Baraka’dan Gecekonduya, Ankara’da Kentsel Mekanın Dönüşümü 1923-1960, Éditions İletişim, 2004, page 115. 22

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Au début des années 1940 en Turquie, la majorité des investissements se fait dans l’industrie tandis que la production agricole ne cesse de diminuer. Effectivement, pour l’économie d’une république récente, il est impossible d'investir dans tous les domaines et de les améliorer systématiquement23. La conjoncture économique causée par la Seconde Guerre Mondiale accentue le déséquilibre entre ces deux secteurs. Ainsi, la vie dans le milieu rural devient de plus en plus difficile. L’affaiblissement de l’agriculture est également lié à des problèmes internes, notamment aux traces persistantes du système féodal24. Quelques tentatives de réforme agraire pour résoudre les injustices dans la répartition des terrains agricoles restent sur le papier. Enfin, la campagne représente la partie du pays qui obtient le moins de parts du revenu national. Cet état particulier du rural prend une nouvelle tournure en 1945 avec la fin de la guerre et l’élaboration du plan Marshall par les États-Unis. Le programme de prêts américains a une grande portée pour un pays économiquement faible comme la Turquie. Afin d'accélérer l’exportation des produits agricoles en Europe d’après-guerre, le pourcentage le plus important de ces aides financières est consacré à la mécanisation de l’agriculture. Ce renouveau transforme non seulement la méthode et la vitesse de production, mais aussi la vie des travailleurs agricoles qui est dégradée de jour en jour. Leur main-d’oeuvre se voit progressivement remplacée par le travail mécanique des tracteurs. Le passage à l’agriculture industrielle prépare les circonstances pour un grand mouvement de migration interne auquel les grandes villes ne sont pas prêtes, surtout en termes de politiques du logement.

illustration de Turhan Selçuk publiée dans Human Rights, 1995, page 103 23

Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4, page 197.

24

Notamment un système de contrôle des terrains agricoles par un chef, appelé « ağalık sistemi » en turc. 19


En plus de la provocation de l’exode rural qui a directement impacté les gecekondus des grandes villes, le plan Marshall a des conséquences indirectes. Dans un schéma plus large, ces prêts engendrent l’installation progressive d’une influence américaine au sein du pays. Les principes adoptés dans les années 1930 pour un développement national indépendant sont remplacés au fur et à mesure par ceux d’un système dépendant de l’extérieur et favorisant le secteur privé. Nous verrons dans la deuxième partie que cette influence a déterminé le sort de la grande ville turque, et qu’il est possible de la constater aujourd’hui à travers les politiques d’urbanisme et les projets de transformation en cours. Parmi les changements qu’a amené cette deuxième guerre mondiale, la migration interne surgit comme la raison principale de l’apparition des gecekondus. Mais en réalité, c’est surtout leur prolifération qui a été causée par l’arrivée d’une masse de population paysanne dans les grandes villes. Avec ce flux inattendu, les gecekondus déjà présents se sont multipliés en nombre et donc changé d’échelle. Quant à l’apparition des ancêtres du gecekondu évoquée plus haut, - les cabanes -, deux raisons liées aux dynamismes internes du pays paraissent peu évoquées dans la plupart des textes académiques sur la notion. La première est la naissance d’une capitale, l’urbanisation de la ville d’Ankara. Nadir Nadi dans un article publié en 1949, explique que la migration vers la ville était présente avant la guerre mais pour d’autres causes25 : « Alors que la nouvelle ville d'Ankara, dont le plan a été préparé par l'un des plus grands architectes du monde (Hermann Jansen), se construisait, une autre ville imprévue, primitive et sans précédent se développait d'ellemême. C'était un ensemble de cabanes que les ouvriers paysans émigrés à Ankara pour travailler dans la construction des nouveaux bâtiments de la ville, avaient installées pour s’abriter. »

L’absence de politique du logement pour les ouvriers donnait alors ses premiers fruits à Ankara. Pendant la métamorphose de la petite ville anatolienne d’Ankara en capitale gouvernementale, la capitale historique et culturelle du pays, Istanbul, avait d’autres raisons de construire les premières cabanes illégales. Le deuxième phénomène repéré dans les journaux de l’époque concerne le prix des loyers. En 1932, une augmentation des taxes d’habitation a poussé les propriétaires à augmenter les loyers de leurs biens

25 ABALIOĞLU

Nadi Nadir, « Benim tasnifim » article publié dans le journal Cumhuriyet le 26.10.1949, pages 1-3. Traduction de l’auteure. 20


immobiliers, qui étaient déjà assez élevés pour les familles d’ouvriers26. Ne pouvant plus régler les montants, ils ont fini par trouver un autre moyen de se loger. Une autre raison de construire des gecekondus était donc l’inaccessibilité des locations. La naissance du gecekondu ne provient pas d’un seul facteur, mais d’un ensemble de dynamiques entrelacées, évocatrices d’un siècle mouvementé. Les tendances mondiales comme l’industrialisation, la mécanisation de l’agriculture et leur incarnation dans le contexte spécifique d’un pays, se trouvent au coeur de l’apparition de cet habitat informel. Elles préparent le terrain pour le changement d’activité d’une grande population paysanne qui se dirige par la suite vers les grandes villes et qui, pour y exister, crée des quartiers de gecekondus.

1.1.3 Démarche spontanée d’une auto-construction discrète Les gecekondus de la première génération sont le résultat d’un processus distinct d’auto-constructions illégales, très vite répandues dans les grandes villes de la Turquie à partir de la deuxième moitié des années 40. Visible dans le mot même du ‘gecekondu’ comme nous l’avons déjà évoqué pour donner une première définition, il s’agit d'une démarche spécifique reflétant la nature architecturale et sociale d’un habitat naissant. Pendant longtemps dénigré, il est pourtant le fruit d’une culture, d’une façon particulière d’habiter la grande ville. C’est pourquoi il est important aujourd’hui de lui restituer de la considération en s’y intéressant de plus près. Tout d’abord, il s’agit d’une démarche spontanée émergeant du génie inventif du peuple, d’une solution primitive au problème de logement qui n’est pas résolu par la voie institutionnelle. Mais plutôt qu’une envie consciente de manifester contre cette absence de solution légale, le gecekondu représente un moyen de survie, une manière de se protéger et d’éviter le froid du trottoir. En effet, l’absence de recherche de durabilité et la simplicité initiale de l’acte révèlent la précarité de la solution : l’installation d’un abri sur un terrain physiquement disponible mais très souvent dépourvu d’infrastructure, sans se contraindre à son appartenance juridique ni à ce que cette dernière pourrait entraîner à l’avenir pour cet habitat. Conscients de l’illégalité de cette solution d’urgence, les constructeurs/ habitants des premiers gecekondus cherchent à être loin de l’attention des autorités publiques. Pour construire en discrétion, deux principes récurrents sont adoptés, concernant le moment de construction et l’accessibilité du terrain sur lequel le gecekondu sera installé. Afin de fuir la fréquentation habituelle de la ville en journée, 26

« Doğru değil mi ? Ev kiralarına bir had tayin edilemez mi? », article publié dans le journal Cumhuriyet le 02.07.1932, page 2. 21


ils décident de construire la nuit. Pendant le sommeil profond de la ville, les constructeurs de gecekondus restent éveillés pour passer à l’action. Quant à l’accessibilité du terrain, il est possible de constater que la plupart de ces habitats informels sont posés sur des terrains géographiquement difficiles d’accès, souvent séparés du reste de la ville par une topographie accidentée. Beaucoup de quartiers de gecekondus prennent d’ailleurs leur nom de leur installation sur des collines. Exprimé par le mot tepe qui signifie colline, les quartiers de Kustepe et Gültepe à Istanbul en sont des exemples notoires. Dans le choix du terrain, une deuxième stratégie cette fois pour des questions pratiques du quotidien, aide à atteindre la discrétion souhaitée. Ceux qui se trouvent dans l’obligation de construire des gecekondus étant majoritairement des familles d’ouvriers, ces derniers choisissent de s’installer près de leur lieu de travail, des usines. En effet, le fait d’être loin du centre-ville retarde l’intervention des autorités et mène, avec un peu de chance, à l’oubli. La première action nocturne s’apparente à la construction de la fondation d’un bâtiment formel. Elle constitue la première étape d’une construction dont le procédé est simple : il faut réussir à mettre quatre poteaux et surtout un toit en un temps très restreint. Ainsi débutera la construction incrémentale d’un lieu habité, qui évoluera donc au fur et à mesure des conditions, des besoins, qui sera potentiellement démoli puis reconstruit et qui de ce fait, ne sera peut-être jamais vraiment terminé. Plus faciles à trouver et à manipuler, les premiers gecekondus sont en général des constructions légères faites par l’assemblage de matériaux de récupération, tels que des caisses d’emballage, du carton, des bouts de bois et de métal. Souvent sans revêtement au sol, elles sont composées d’une ou de deux pièces en un seul étage, et sont donc exiguës pour les familles nombreuses qui les habitent. La rapidité de la construction, l’absence d’équipement technique et notamment d’infrastructures de base comme l’eau et l’électricité, entraînent un manque de soin inéluctable. Le gecekondu initial est alors directement identifié à un habitat primitif et insalubre, à un taudis invivable. Cependant, une certaine diversité tant dans la forme des gecekondus que dans leur salubrité est repérée dans les articles de journaux publiés dans les années 40, en addition aux caractéristiques itératives citées. Il est possible de repérer des gecekondus en maçonnerie avec des tuiles parfaites, ou encore des gecekondus légers (construits en matériaux de récupération) mais loin d’être insalubres, comme celui de Kani Arman27. Il serait donc faux d’affirmer que les gecekondus sont tous identiques. La construction de cet habitat est un phénomène pluriel et complexe qui dépend de plusieurs facteurs : le constructeur, la situation économique dans laquelle il s’inscrit, les matériaux et le savoir-faire utilisé.

27

‘« 'Gecekondu'' evleri de karaborsaya düştü! », article publié dans le journal Cumhuriyet le 22.07.1947. 22


En ce qui concerne le caractère social de la démarche initiale, il y a un aspect collaboratif et solidaire dans la construction du gecekondu parce qu’il est le fruit d’un travail collectif. En fait, cette première étape est réalisée grâce à l’entraide et à la force d’un groupe. Souvent en une nuit plusieurs gecekondus sont construits sur un terrain repéré à l’avance par des connaissances. Une opération planifiée et communiquée, le regroupement de ces installations marque le début de la création des quartiers de gecekondu. Les histoires racontées par ceux qui ont eu l’expérience de cette autoconstruction soulignent la participation des personnes de leur entourage, de leurs collègues, de tous les membres de la famille dont les enfants, à la construction. Enfin, cette action collective met en évidence que le gecekondu n’est ni le problème ni la solution d’une seule personne, il concerne le groupe d’un même milieu socioéconomique partageant le même problème de logement et d’intégration au milieu urbain28. À la vue de ces descriptions, on peut affirmer que le gecekondu établit une rupture avec toute démarche classique - ou formelle - de construction. Les gecekondus ne sont pas issus d’un processus de construction accompli par des professionnels, divisé en étapes précises étalées dans le temps, réalisé avec la lumière du jour sur des terrains fournis d’une certaine infrastructure de base, s’accordant à un ensemble de normes et de réglementations prédéfinies de construction. Au contraire, ils s’inscrivent dans une logique de perpétuel changement puisqu’ils sont soumis à de multiples aléas extérieurs. Leur construction n’est jamais achevée, elle évolue au gré des vies qui les habitent. Ainsi apparaissent les premières traces de l’évolutivité du gecekondu architectural. Enfin, c’est un processus de construction qui répond à une réalité économique et à un besoin de se loger dans l’urgence à moindre coût. Il permet de bénéficier de la propre main-d’oeuvre des habitants et de minimiser les dépenses d'investissement initiales.29 Cette configuration de la méthode de construction du gecekondu devient très vite courante, en vue de l’augmentation de la population touchée par le problème de logement. Au fil du temps, elle s’accélère et devient systématique, et les matériaux utilisés se diversifient en fonction du développement industriel. La démarche, les groupes concernés, la forme architecturale, tout se transforme en réaction à l’attitude de l’État envers la présence de ces habitats informels.

TEKELİ İlhan & GÜLÖKSÜZ Yiğit & OKYAY Tarık, Gecekondulu, Dolmuşlu, İşportalı Şehir, Éditions Cem Yayınevi, 1976, page 229. 28

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Ibid., pages 229-230. 23


Histoire tirée d’un dossier du journal Cumhuriyet publié le 20.07.1947 pages 1,4

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1.2.1 L’habitat des intrus de la ville Le gecekondu, cet habitat informel dont nous avons évoqué l’apparition ne reste pas figé. Au fil du temps, il subit une grande évolution multidimensionnelle. Les premières difficultés de définition et la complexité actuelle de la notion sont fortement liées à la confrontation au temps de cet habitat. Le premier grand facteur dans cette évolution est la popularisation du processus d’auto-construction illégale et la propagation des gecekondus dans les grandes villes. L’histoire témoigne d’une urbanisation extrêmement rapide en Turquie dans la deuxième moitié du 20e siècle. Les statistiques démontrent que l’augmentation exponentielle de la population urbaine au fil du temps est suivie de celle du nombre de gecekondus à l’échelle du pays : environ 25 - 30 000 en 1948, nous en comptons 700 000 en 1973 et arrivé au 21e siècle, 2 millions de gecekondus font le paysage urbain30. (La part des habitants de gecekondus dans la population urbaine qui est de 14,7% en 1955, monte à 27% en 200231.) Comme le montrent ces chiffres, le gecekondu est loin de rester une solution temporaire au problème du logement. Très rapidement, il devient une réalité notoire plus vraiment discrète. Les quartiers de gecekondus font partie intégrante des grandes villes, et deviennent même dominants à Ankara et à Istanbul32. Plus ou moins intense selon les périodes, un grand mouvement de migration interne joue un rôle majeur dans cette propagation. À la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la situation socio-économique défavorisant la population rurale causée par les dynamismes que nous avons relevés auparavant, provoque un aflux important vers le milieu urbain. Une grande majorité des migrants est composée d’ouvriers agricoles qui ne peuvent plus résister aux pressions économiques dans les villages et les villes de l'Est et du Sud-Est de l'Anatolie, de même dans les zones rurales des régions de l'Anatolie centrale et de la mer Noire33. Désespérés, ils se trouvent contraints de partir vers les villes industrielles développées de l’Ouest, dans l’espoir d’y trouver du travail.

statistiques tirées des articles de journaux : « 30 bin kondudan 2 milyon konduya » publié dans le journal Radikal le 06.11.2000 et « Gecekondu Sayısı 700 bin » publié dans le journal Tercüman le 12. 01.1973. 30

TERCAN Binali, « İmar Affı : 1948’den Bugüne İmar Afları » dans Mimarlık, n°403, septembreoctobre 2018, page 20. 31

En 1994, 65% de la population d’Istanbul habite en gecekondu. (source : « Yılda 500 bin kişi geliyor nüfusun yüzde 65’ı gecekonduda yaşıyor : Göç İstanbul’un kaderi oldu », article publié dans le journal Cumhuriyet le 01.01.1994, page 18.) 32

ÇAKIR Sabri, « Türkiye’de Göç, Kentleşme/Gecekondu Sorunu ve Üretilen Politikalar » dans SDU Faculty of Arts and Sciences, Journal of Social Sciences, n°23, mai 2011, page 214. 33

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Dans ce contexte migratoire agité, en plus de l’opposition rural/urbain existante depuis des siècles à différentes échelles (densité, activité économique, pratiques sociales), on remarque l’installation d’un imaginaire de la ville. Le discours dominant des articles de journaux des années 1960, période où la migration commence à montrer ses effets néfastes, soutient deux principales idées. Tout d’abord, les migrants associent eux-mêmes le monde rural à la misère économique malgré un fort attachement à leur memleket, leur région d’origine. À l’inverse, la grande ville jouit d'une image fantasmée et porteuse d’espoir. Cet univers inconnu représente pour les paysans une porte qui s’ouvre à la possibilité de changer leur situation et leur sentiment d’insatisfaction. Un symbole de richesse, de facilité et d’accès aux services, la ville est en quelques sortes le mirage d’une nouvelle vie. Dans un dossier particulièrement marquant réalisé par Yaşar Kemal, cette perception est exprimée à travers diverses histoires et expériences personnelles34, composées d’enquêtes dans des quartiers de gecekondus et d’entretiens avec leurs habitants néo-urbains. Il montre ainsi la variété des raisons et des résultats de ce départ35, les difficultés de s’y accrocher tant pour le logement et le travail que pour le choc culturel. Enfin, il retranscrit une quête d’adaptation à un nouveau monde dont la réalité est différente de son image idéalisée. Force est de constater qu’il existe matériellement une incapacité de ces grandes villes à accueillir une telle masse de population. Tout d’abord, il n’existe aucune infrastructure permettant d’absorber un tel flux de migrants. En outre, le problème de logement dû à l’inaccessibilité des prix touche surtout la classe ouvrière. Ces deux facteurs entraînent nécessairement la multiplication des gecekondus. Dans les circonstances d’une migration imprévue et impossible à contrôler, la méthode nocturne d’auto-construction s’avère un moyen adapté à la situation de la plupart des migrants. Elle leur permet de construire un premier habitat dans le milieu urbain. Les gecekondus commencent à pousser comme des champignons dans le périmètre des grandes villes36. Par la transmission du bouche-à-oreille, cet habitat informel devient une étape incontournable pour le passage du rural à l’urbain. Comme de nombreux récits le décrivent, les nouveaux habitants de gecekondu amènent progressivement leur famille et leur connaissances du village, qui à leur tour construisent le même type d’habitat pour démarrer leur nouvelle vie37. Ainsi s’élargissent les quartiers de gecekondus KEMAL Yaşar, « Neden geliyorlar ? », dossier publié dans le journal Cumhuriyet du 14.02.1960 au 22.04.1960. 34

Dans les textes en turc, pour parler de cette migration, c’est le mot « gurbet » qui est très souvent utilisé. Il signifie l’éloignement du village d’origine avec une certaine mélancolie. 35

36

C’est une expression très récurrente dans les journaux, en turc : « mantar gibi biten gecekondular ».

Souvent, une personne de la famille, la plus apte à trouver du travail dans le milieu urbain quitte le village en premier. Elle débute une nouvelle vie dans la grande ville et y amène progressivement sa famille. 37

30


constitués souvent du regroupement des communautés villageoises. Des voisins du village deviennent des voisins du quartier, ils parcourent cette « étape » dans une solidarité continue. Dans les mégalopoles comme Istanbul, cet exode engendre une forte croissance démographique et apporte à l’industrie une main-d’oeuvre non qualifiée et peu chère. L’État profite en quelque sorte de cette main-d’oeuvre pour l’industrie, et tolère la construction des gecekondus. Mais dans le contexte d’une économie dépendante d’un pays en cours de développement, un décalage empêche de bénéficier de la totalité de cette main-d’œuvre. La structure de l'industrie basée sur une technologie importée ne peut fournir suffisamment d’emplois à ces ouvriers potentiels38. Ainsi, le chômage caché du rural se transforme en chômage ouvert de l’urbain. Une population marginale semi-salariée et semi-chômeuse se crée. On peut en voir l’exemple à travers les vendeurs ambulants que l’on observe toujours dans toutes les grandes villes en Turquie. La migration est une réalité constante de la Turquie, peut-être celle qui est la plus remarquable et déterminante à toutes les échelles de la société. C’est un phénomène de tous les temps, à l’image des transformations qu’elle entraîne sur le mode de l’habitat urbain. Bien que nous ayons surtout relevé l’importance de l’exode rural commençant au milieu du siècle dernier, d’autres flux prennent part à la multiplication des gecekondus. La population élevée des métropoles d’aujourd’hui est principalement liée aux migrations internes et externes, aux causes économiques ou politiques (la migration politique comme l’exode forcé depuis l’Anatolie de l’Est). Il est nécessaire de ne pas tomber dans une vision méprisante et citadine (que nous allons aborder dans la troisième sous-partie), une vision qui établit une assimilation directe entre les migrants et les gecekondus. Toutefois, nous pouvons affirmer que, de par l’importance de la migration dans la propagation des gecekondus et leur évolution, ils en sont devenus le symbole, la première cause de stigmatisation. À travers l’attitude des autorités et les politiques publiques appliquées à ces habitats informels, nous allons voir combien l’absence de contrôle de ces migrations a été déterminante dans le développement urbain des gecekondus.

TEKELİ İlhan & GÜLÖKSÜZ Yiğit & OKYAY Tarık, Gecekondulu, Dolmuşlu, İşportalı Şehir, Éditions Cem Yayınevi, 1976, page 243. 38

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Histoire tirée d’un dossier du journal Cumhuriyet publié le 20.02.1960 Une enquête de Yaşar Kemal pages 1,3

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1.2.2 Les politiques du gecekondu et le gecekondu politique Les politiques du gecekondu, ou au sens plus large, les interventions formelles des autorités publiques sur ces habitats informels, sont déterminantes dans leur évolution. Elles influencent notamment leur situation de précarité et renforcent leur ancrage dans les grandes villes. C’est encore aujourd'hui un sujet toujours controversé en Turquie, puisque le gecekondu constitue le principal « procès » du logement39. En effet, depuis son apparition, l’État a pour objectif, en théorie de le supprimer du paysage urbain définitivement. Mais en pratique, ses diverses applications contradictoires ne mènent qu’à une situation qui s’empire graduellement. La notion du gecekondu est marquée par la multiplicité d’études sur les politiques du logement. Dans le but de dénouer sa complexité, elles sont issues d’analyses comparatives de lois, de décisions et d’activités de divers gouvernements. Sans avoir une même volonté de renter dans le détail, nous allons chercher à comprendre ces interventions formelles qui ont participé à la multiplication massive du gecekondu dans le paysage urbain, en plus de sa construction sociale en le faisant évoluer de manière à devenir un phénomène intrinsèquement politique. Une majorité d’urbanistes exprime une insatisfaction liée aux « erreurs » répétitives de l’État lorsqu’il s’agit du sujet de gecekondu et de politiques du logement. En effet, durant des décennies, ses divers compromis économiques et politiques irréversibles l’empêchent d’appliquer une politique de logement stable dans les grandes villes qui pourrait proposer une alternative à l’habitat informel. Derrière ces compromis se trouve majoritairement un mélange d’intérêts politiques - qui ne sont que le reflet d’un système corrompu - et d’impossibilités économiques d’un pays en retard d’industrialisation.40 Pour les autorités, le gecekondu existe d’abord par sa définition juridique. Le phénomène est à double tranchant à ce niveau : d’un côté, par l’acte de construire sur un terrain non-possédé, les auto-constructeurs violent le droit à la propriété41. De l’autre, ils représentent un groupe qui se trouve dans l’obligation de construire de manière illégale pour accéder à un de ses droits fondamentaux : le droit au logement. Ce paradoxe est à la naissance de la position incertaine des autorités.

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« Mesken davası » en turc, expression récurrente des articles de journaux.

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Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4, page 197.

« Les gecekondus sont en général posés sur des terrains appartenant au domaine public (hazine ou maliye), ou au domaine privé (fondation pieuse) en bien de main morte. » Source : PÉROUSE JeanFrançois, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 13. 41

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Une intervention de la part de l’État se veut nécessaire lorsqu’il s’agit d’habitats illégaux. Les premières intentions des pouvoirs publics sont de ne pas détruire ces habitats tant qu’une solution n’est pas proposée à la population touchée. Néanmoins, dans l’ensemble des discours politiques concernant le gecekondu, on remarque une imprécision lorsqu’on essaye de comprendre de quelles « solutions » ou « résolutions du problème » il est question. De la résolution des problèmes à la base de l’apparition du gecekondu (la situation pénible de la campagne et le changement de secteur de la classe ouvrière, l’exode rural qui en résulte, ou un problème encore plus profond, les inégalités socio-économiques…) ou de sa simple existence indésirable dans les grandes villes ? Malheureusement, les prises de position récurrentes au cours de l’histoire nous montrent que l’État ne descend jamais à la racine du problème. Les diverses politiques appliquées s’inscrivent dans une logique de « croire qu’en dissimulant les résultats, qu’en les supprimant, les raisons ou les processus de base peuvent également être masqués. »42. De ce fait, pour les gecekondus, deux opérations opposées de court terme sont menées, en alternance, pour résoudre ces problèmes d’illégalité première (juridique) soit la démolition ou à contrario la légalisation. Au repérage d’une construction illégale, la démolition s’avère la première intervention la plus directe à réaliser. Dès les années 40 les gecekondus commencent à se multiplier considérablement. Les municipalités les démolissent et les conflits commencent à prendre place dans les pages de journaux. Mais ne représentant pas une solution durable, elle ne reste pas la seule procédure concernant les gecekondus : les conséquences que la démolition peut entraîner sont reconnues, comme cette intervention ne signifie pas seulement la destruction d’une construction, mais surtout d’un habitat humain. À cet égard, la première loi sortie en 1948, - ne concernant uniquement que les gecekondus de la ville d’Ankara - constitue d’après Jean-François Pérouse, « un des textes fondateurs de la posture des pouvoirs publics vis-à-vis du phénomène des gecekondus »43. Ce premier texte formel a pour but de « permettre aux revenus limités de sortir de la précarité et de l'illégalité dans lesquelles les familles se trouvent, en les faisant accéder à la propriété, avec, pour contrepartie, l'obligation d'améliorer leur habitat. »44. Il explique qu’au début, on ne cherche pas à détruire toutes les

TEKELİ İlhan, GÜLÖKSÜZ Yiğit, OKYAY Tarık, Gecekondulu, Dolmuşlu, İşportalı Şehir, Éditions Cem Yayınevi, 1976, page 228. Traduction de l’auteure. 42

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 14. 43

44

Ibid. 37


constructions illégales, mais à tolérer certaines, en les légalisant.45 C’est ainsi la naissance d’une attitude constante dans le cadre législatif du gecekondu. En effet, la légalisation inclut les gecekondus construits avant une date précise, celle de l’adoption de la loi, et exclut celles apparues par la suite qui elles, seront immédiatement détruites.

illustration publiée dans le journal Cumhuriyet, le 24.11.1965, artiste inconnu

La première solution proposée à la population du gecekondu est donc la légalisation de leur habitat avec des lois d’amnisties. « L’amnistie (imar affı) ne découle pas d'une obligation légale, mais d'une norme morale ou d'une question de « bien social »46. L’existence d’une telle posture tolérante révèle que le gecekondu est initialement vu comme un problème non durable, un habitat d’urgence temporaire dont il suffit d’éviter la multiplication. Avec le temps, on voit que cette solution est loin de limiter la construction des gecekondus. Mais malgré la propagation extrême de ces habitats dans les grandes villes et quelques révisions qu’amènent les lois qui suivent cette première de 1948, elles adoptent le même principe de légalisation, avec, à chaque fois, l’élaboration de nouvelles dates limites. Nous pouvons nous demander en quoi résulte ce principe récurrent de légalisation. En étant à l’opposé de la démolition, au premier regard il pourrait être interprété comme une politique constructive : il permet de profiter de ce qui est déjà fait au lieu de le démolir, prépare le terrain pour l’amélioration des habitats, le développement des quartiers avec l’arrivée d’une infrastructure (l’eau, l’électricité). Mais dans le long terme, ces conséquences dépassent ces prédictions positives. On peut en citer les plus essentielles.

Cette légalisation consiste à l’achat des terrains par l’État et à leur vente à des prix accessibles à leur occupant. La plupart des gecekondus sont installés sur des terrains appartenant au trésor national (hazine) ou de la fondation pieuse (evkaf). Source : Ibid. 45

TERCAN Binali, « İmar Affı : 1948’den Bugüne İmar Afları » dans Mimarlık, n°403, septembreoctobre 2018, page 20. Traduction de l’auteure. 46

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Premièrement, l’optimisme de la légalisation incite la population à en construire de manière complètement incontrôlée : les migrants d’Anatolie qui se trouvent sans alternative choisissent d’auto-construire un habitat illégal dans l’espoir de pouvoir l’améliorer un jour et d’avoir une sécurité économique à travers un titre de propriété. En outre, avec l’augmentation de la population des gecekondus et la création des quartiers, surgit un fort potentiel politique. Dès les années 50, les prises de décision commencent à s’orienter en fonction des intérêts de gouverneurs, si bien que les pouvoirs publics utilisent la légalisation des gecekondus comme une promesse préélectorale. Dans les journaux, on remarque qu’avant chaque élection, les maires rendent visite dans les quartiers, afin de donner des promesses de légalisation et d’élaboration d’infrastructures manquantes (eau, électricité etc), à condition d’être (ré)élus. Les dates de sortie des amnisties qui tombent au moment des élections, ainsi que l’émergence des expressions comme ‘seçim tapusu’ (titre de propriété électoral)’ et ‘seçimkondu’47 dans les articles de journaux témoignent de cette forte relation entre le potentiel politique de ces habitats et le principe de la légalisation.

illustration publiée dans le journal Cumhuriyet, le 16.03.1994, artiste inconnu

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Le mot « seçim » signifie « éléction » en turc. 39


Un autre problème fondamental qu’engendrent ces amnisties, c’est qu’elles encouragent non seulement ceux qui se trouvent sans alternative de logement, mais également les personnes faisant partie d’une classe socio-économique supérieure, à construire de manière illégale. La source économique derrière une éventuelle légalisation crée un groupe social dominant qui cherche à faire du profit en exploitation les amnisties. Les textes s’intéressant surtout à la nature juridique du gecekondu, des constructions illégales ((kaçak yapı) qui n’ont pas du tout le même contexte socioéconomique que ces habitats populaires, profitent de la légalisation et émergent dans le milieu urbain. Cela engendre à la fois une forte confusion dans la définition du gecekondu en la réduisant à sa seule dimension juridique et une situation qui décrédibilise ses habitants, les véritables victimes du manque de politique du logement. Ainsi, cette exploitation économique va très loin : jusqu’à la prise de contrôle des terrains non-encore investis par les mafieux (gecekondu ağaları), qui montent des stratégies de division de terrains en parcelles pour les vendre à la population défavorisée (parfois avec des gecekondus déjà construits) dans une illégalité totale. Ainsi, le gecekondu devient un objet commercial. En outre, comme le montre à travers un regard critique le film Gülen Adam sorti en 1989, on voit que des amnisties sont appliquées surtout aux villas construites sans permis par une classe riche proche du gouvernement, tandis que les gecekondus construits par obligation et habités par les plus pauvres se trouvent menacés par les bulldozers. Ces exemples montrent que la légalisation subit de multiples dévoiements au fil du temps. Elle devient progressivement un « crime de la ville », une politique de pillage, premier provocateur de l’urbanisation incontrôlable et non-planifiée en Turquie48. Elle représente un moyen de manipuler l’espoir d’une communauté fragilisée, tandis que la démolition est utilisée comme une menace. Effectivement, les (fausses)-promesses pré-électorales de légalisation sont pour la plupart du temps suivies par des décisions de démolitions post-électorales. Celles-ci causent des scènes de conflits entre les habitants de gecekondus et la police, un drame constant relayé par les journaux. La démolition est un acte brutal : elle entraîne un retour à la case de départ pour les habitants, signifie la destruction de tous leurs efforts et leur temps passé à créer leur habitat. Face aux décisions de démolitions injustes et aux bulldozers, les habitants de gecekondu résistent. Leur résistance prend la forme de manifestations organisées par les associations de quartiers ou de conflits physiques violents avec les policiers. En plus de la violence qu’elle engendre, la démolition demeure une opération inefficace. Elle n’arrête ni le processus de construction d’un gecekondu ni celui du développement des quartiers. Les gecekondus qui perdent le combat sont reconstruits à partir de leur débris, et cela en général plusieurs fois de suite. 48

Le mot que nous retrouvons pour « pillage » dans les journaux en turc est « yağma ». 40


collage de l’auteure, coupures de journaux des années 70-80-90, archive du MAD, 2021

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Que ce soit par la légalisation ou la démolition, les habitants de gecekondus socio-économiquement défavorisés subissent une répression constante par les pouvoirs publics. Dans la Turquie des années 1970, un pays tourmenté par des conflits quotidiens entre la gauche et la droite, on voit s’amplifier la résistance des quartiers informels contre la démolition. Le gecekondu devient le symbole d’une révolte, notamment pour les organisations de gauche qui identifient ces habitats réprimés à l’incarnation des inégalités sociales. Elles rejoignent leur lutte, les conflits avec la police deviennent de plus en plus intenses, jusqu’à provoquer des morts dans certains quartiers. L’incident d’Ümraniye de 1977, la mort de 5 personnes lors d’une opération de démolition dans le quartier connu par la suite sous le nom de 1 Mayıs (1er Mai)49 est le résultat d’une action policière démesurée, un des événements qui ont marqué une mémoire de lutte dans les quartiers de gecekondus. La résistance est une réponse des habitants à leur exploitation incessante par les politiques incohérentes sur leur habitat. Enfin, la lutte marque une identité politique souvent présente dans les quartiers.

Une affiche murale révolutionnaire, Place Taksim, Istanbul, 1978 photo de Paul Vasseyre, dans « Istanbul, seuil de la félicité », Éditions Djahânnâma, 2011, page 85

« Nous ne voulions ni palais ni immeubles de bureaux mais seulement un gecekondu ; nous avons donné (...) de morts et des blessés par centaines.» « Nous sommes le peuple, nous renaîtrons.» Ümraniye Olayı en turc, l’incident survenu le 02.09.1977. Source : « Ümraniye Olayı », article publié dans le journal Cumhuriyet, le 05.09.1977, pages 1,5. 49

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Bien que la légalisation et la démolition constituent la base des politiques récurrentes, d’autres mesures ont été adoptées - du moins sur le papier - jusqu’aux politiques actuelles. La loi n°775, sortie en 1966, met en place trois objectifs pour la résolution du problème de gecekondu : l’amélioration, l’élimination et la prévention (ıslah, tasfiye, önleme)50. Les deux premiers principes se font de manière générale par les deux opérations que l’on a précédemment citées, la légalisation et la démolition. Mais lorsqu’il s’agit de la prévention, on voit que ces deux derniers restent inefficaces. En fait, la prévention du gecekondu pourrait être considérée à court terme ou à long terme. Concernant les préventions à court terme, la construction de logements sociaux abordables à ces habitats informels pourrait être l’exemple le plus courant, un modèle Européen. En Turquie, jusqu’à la création de TOKI51, on voit se construire quelques logements sociaux comme alternative à ces habitats, mais comparé au besoin de logement, leur nombre demeure insuffisant. Une autre mesure prise pour la prévention à court terme est la création des Zones de Prévention de Gecekondu (Gecekondu Önleme Bölgeleri en turc). Elles naissent d’une volonté de contrôler l’urbanisation des terrains vagues des grandes villes menacés par une éventuelle propagation de gecekondus. Mais de par l’inexistence d’un système de cadastre et de planification urbaine durable, ces zones n’arrêtent pas la propagation de gecekondus. En effet, une réelle prévention à long terme nécessitant de repartir à la racine de l’apparition du gecekondu, de considérer l’ensemble des phénomènes et déséquilibres du pays (notamment l’exode rural), n’a jamais pu avoir lieu. Les lois adoptées dans la deuxième moitié du vingtième siècle n’empêchent aucunement la construction de gecekondus, au contraire, elles l'encouragent. C’est dans les années 1980 que l’on témoigne d’un encouragement réel à construire de manière illégale. En fait, cette décennie constitue un tournant en Turquie car avec l’arrivée du gouvernement de Turgut Özal au pouvoir, les politiques néolibérales commencent à être adoptées52. Avec le changement de système que celles-ci provoquent, les intérêts économiques sur les gecekondus passent devant les intérêts politiques. Autrement dit, c’est à partir du début de cette décennie que les amnisties ont été systématisées.53 Entre les années 1984-1988, on compte six lois d'amnisties parmi les quatorze qui sont

TERCAN Binali, « İmar Affı : 1948’den Bugüne İmar Afları » dans Mimarlık, n°403, septembreoctobre 2018, page 22. 50

TOKI : L'Administration du développement du logement social, couramment TOKI de l'acronyme turc Toplu Konut İdaresi Başkanlığı est une entreprise publique du gouvernement de la République de Turquie chargée de la construction de logements sociaux afin de lutter contre la crise du logement, la prolifération de gecekondus et devenir acteur du renouvellement urbain en Turquie. 51

T. Özal, le 8ème président de la République Turque (cumhurbaşkanı) est souvent appelé « l’architecte de l’économie turque ». 52

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 10. 53

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sorties entre 1948-198854. Les gecekondus se voient alors commercialisés, « entraînés dans le système à partir de leur valeur d'échange, et les habitants sont tentés de devenir les défenseurs de ce système. »55 Parmi de nombreuses nouveautés amenées par ces amnisties, nous voyons encore aujourd’hui l’effet d’une procédure installée avec la loi n° 2981 sortie en 1984 : la distribution des documents d’attribution de titre de propriété (tapu tahsis belgesi)56. Ce document est une sorte de facture donnée aux habitants qui font une demande de légalisation de leur habitat contre une certaine somme à payer. Il constitue un document provisoire préparé par les bureaux privés, en attendant que les relevés nécessaires à l’enregistrement ainsi que les plans d’amélioration (imar ıslah planları) se dessinent. En fait, il crée un statut incertain entre illégal et légal, une situation d’entre deux. À la suite de cette procédure, le gecekondu devient un investissement pour aller dans les grandes villes, un moyen de faire de la ‘rente’. Les interventions de l’État et des pouvoirs locaux sur le gecekondu participent non seulement à la multiplication et à l’évolution de cet habitat mais aussi à la complexité de son caractère social. Cela tant avec le cadre législatif qui n’existe que sur le papier qu’avec les politiques qui depuis leur apparition exploitent perpétuellement les habitants des gecekondus. « Une classe de pauvre urbain dépendant de la politique est créée »57. Cette classe apporte jusqu’à nos jours une mémoire de résistance, de vécus, son espoir étant coincé entre « un risque incessant de démolition et un éventuel titre de propriété »58. Elle essaye de défendre son habitat et de subsister. Enfin, avec un peu de recul, on pourrait affirmer que ces politiques ne font qu’essayer de résoudre un grand problème de société par petits bouts, par les interventions physiques. Mais la face cachée de l’iceberg demeure (la dimension sociale et économique des gecekondus).

54 AKSÜMER

Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm », dans le magazine GABB, septembre 2012, page 3. 55

Ibid. Traduction de l’auteure.

TERCAN Binali, « İmar Affı : 1948’den Bugüne İmar Afları » dans Mimarlık, n°403, septembreoctobre 2018, page 22. 56

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans MAD (Mekanda Adalet Derneği - Center for Spatial Justice), Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekanı Mimari, 2018, pages 19. Traduction de l’auteure. 57

Le titre traduit d’un article publié dans le journal Milliyet le 23.10.1986, « Tapu ile yıkım arasına sıkışan umut », page 11. Traduction de l’auteure. 58

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1.2.3 Le gecekondu, une architecture mutée ? Les migrations internes et les politiques contradictoires que l’on vient d’aborder sont les deux grands facteurs de multiplication des gecekondus dans les grandes villes turques. En effet, cette multiplication est accompagnée d’une évolution constante de ces habitats. En parallèle aux divers phénomènes liés au contexte politique, économique ou social de l’époque en question, un gecekondu peut changer de statut juridique (être légalisé ou se trouver bloqué dans un entre-deux avec les titres de propriété provisoires), être habité par différents groupes sociaux, ou peut se voir commercialisé et perdre sa démarche initiale d’auto-construction. Ces changements troublent fortement le gecekondu initial et ses caractéristiques. Ainsi, qu’est-ce que l’architecture de cet habitat devient avec le temps ? Le gecekondu reste-t-il un abri extrêmement précaire fait de quatre poteaux et d’un toit comme à son apparition ? D’un côté, avec l’augmentation du nombre des habitats informels, des quartiers de gecekondus se créent progressivement. Cela amène un développement dans la forme architecturale du gecekondu et le mode de vie qu’elle permet. De l’autre côté, les gecekondus subissent une mutation importante dans les années 1980. Dans le contexte d’une commercialisation générale des gecekondus au cours de cette décennie, les quartiers de gecekondus se verticalisent et se transforment en immeubles. Compte tenu de ces changements, quelle représentation architecturale avons-nous de ce type d’habitat situé ? Comment ces diverses transformations influencent-elles la perception commune du gecekondu architectural ? Tout d’abord, comme nous l’avons déjà évoqué dans le chapitre consacré à la démarche initiale de construction, un gecekondu ne se construit pas tout seul. Souvent, plusieurs gecekondus se construisent ensemble et la construction se fait de manière collective. Avec l’arrivée progressive des migrants en ville et donc le rajout d’habitats informels en un endroit spécifique, les regroupements de gecekondus se densifient et constituent au fur et à mesure des quartiers de gecekondus (gecekondu mahalleleri). Encore grâce à la force collective des habitants, ces derniers trouvent le moyen de se développer, notamment avec l’installation des infrastructures. Si les gecekondus sont installés en dehors de la ville sur des terrains dépourvus d’infrastructures techniques et sociales, cette situation ne reste pas éternelle. « Dans les années 1960, le moment où les regroupements de gecekondus se transforment progressivement en quartiers, les habitants commencent à définir leurs problèmes communs et décident d'agir ensemble pour les résoudre. Les habitants de ces quartiers, dont la majorité acquièrent le statut de muhtarlık59, commencent à communiquer leurs besoins primaires aux autorités, telles que des écoles, des routes et des centres de

muhtarlık : en Turquie, équivalent d’une mairie mais à l’échelle d’un quartier. (muhtar : maire de quartier) 59

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des centres de soins. Lorsque leurs demandes n’ont pas de réponse à la hauteur de leurs exigences, ils travaillent ensemble pour apporter des équipements dans leurs quartiers avec leurs propres efforts. »60 Ce ne sont donc pas seulement les autorités qui participent à l’arrivée des infrastructures. Des associations habitantes sont créées justement pour transmettre des demandes aux responsables locaux.61 Tahire Erman explique l’importance de la solidarité habitante concernant surtout la main-d’oeuvre nécessaire à l’installation de ces infrastructures : « Les municipalités contribuent à la rénovation de quartiers entiers de gecekondus, principalement en fournissant l’équipement nécessaire à la construction d’infrastructures, tandis que les résidents apportent bénévolement la main-d’œuvre pour construire collectivement des routes, creuser des tranchées pour les conduites d’eau et installer des poteaux électriques. » 62 À l’instar de la construction d’un gecekondu, l’établissement d'un quartier est également un travail collectif. Malgré les efforts de ces habitants et leur forte motivation pour s’accrocher au milieu urbain, l’arrivée des infrastructures prend du temps. Le temps d’attente dépendant souvent de la réactivité des municipalités et leur prise de position politique, les quartiers se trouvent chacun dans des situations différentes. Lorsqu’il y a du retard, l’électricité est souvent procurée de manière illégale, jusqu’à l’installation d’un véritable réseau. En ce qui concerne l’eau, il y a une vraie difficulté d’installation d’un système de distribution, du fait de l’emplacement des gecekondus très souvent en hauteur, donc sur des terrains difficiles d’accès. Pendant très longtemps l’accès à l’eau reste primitif et se fait à partir des puits creusés dans le quartier. Ainsi, un mode de vie marqué par des difficultés du quotidien perdure dans ces quartiers même si les infrastructures techniques qui arrivent souvent de manière non-organisées font évoluer la situation de précarité des gecekondus. De plus, les infrastructures sociales, des écoles primaires ou des centres de santé (ou de soin) arrivent également au fur et à mesure dans ces quartiers. Elles participent au dynamisme de la vie sociale. Ainsi, des espaces communs créés au sein de ces quartiers de gecekondus ont également un rôle majeur. Les habitants de gecekondus y ouvrent des commerces tels que des cafés et des épiceries, construisent des mosquées et parfois même des cinémas de plein air pour l’été. De fait, une vie commune semblable à celle du milieu rural est formée dans le coeur des quartiers.

60 AKSÜMER

Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm », dans le magazine GABB, septembre 2012, page 2. Traduction de l’auteure. Une des premières associations habitantes qui a mené de nombreuses actions pour améliorer les conditions de vie dans le quartier de gecekondus à Şişli est appelée « Şişli Gecekondularını Güzelleştirme Derneği » en turc. 61

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 267. Traduction de Sylvie Muller. 62

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Avec l’agrandissement du quartier et de la ville, les connexions avec le reste du milieu urbain s’améliorent aussi. À l’échelle d’un gecekondu, l’installation des infrastructures et des espaces communs au sein du quartier permet des meilleures conditions de vie. Puisqu’un ‘habitat’ comprend une habitation et son environnement, les conditions d’un gecekondu ne peuvent être séparées de celles de son quartier. L’accès aux besoins primaires comme l’eau courante et l’électricité permet une amélioration dans le mode d’habiter le gecekondu. En effet, les habitats échappant à la démolition ont le temps de se développer dans leur forme, encore plus avec l’installation des équipements : d’un toit et de quatre poteaux posés la première nuit, on passe à de véritables maisons avec plusieurs pièces et des extensions. Ainsi, le gecekondu ne garde pas sa situation initiale d’extreme précarité. L’architecture d’un gecekondu a un fort caractère évolutif qui n’a jamais disparu. On pourrait même considérer que « le propre du gecekondu architectural est d’être une forme soumise à l’évolution »63. Selon les besoins des familles, leur situation économique et le contexte politique prédominant, des améliorations sur les gecekondus s’effectuent, en addition aux extensions. Pour la construction de ces extensions, le principe de la récupération des matériaux et leur réemploi perdure. Néanmoins, on remarque qu’avec le développement de l’industrie dans le pays et la démocratisation à l’accès aux matériaux de construction, les gecekondus ne se font plus qu’avec des caisses d’emballages et de carton. Ils commencent à se construire en parpaing (briket), ou en d’autres formes de maçonnerie, parfois avec l’aide des artisans/ouvriers. Compte tenu de ces évolutions qui le distinguent de sa forme initiale, que devient la perception commune de la typologie architecturale du gecekondu ? Les habitants étant majoritairement originaires de la campagne anatolienne, on identifie les gecekondus à des habitats ruraux. La typologie du gecekondu est réellement semblable à la petite maison rurale, de plain-pied ou maximum deux étages, avec des jardins/ potagers et la présence de quelques animaux comme des poules qui créent un apport économique. À l’image de leur architecture, influencée par ces derniers, la façon de vivre et d’habiter les gecekondus (mode de vie, relations sociales et économiques) est également calquée sur le mode de vie rural. Effectivement, les habitants qui se trouvent dans l’obligation d’abandonner leurs villages n’abandonnent pas forcément leurs habitudes et leurs savoir-faire du village en arrivant dans les grandes villes. Jusqu’aux années 80, le gecekondu est alors souvent perçu comme une architecture modeste, à caractéristiques rurales mais située dans le milieu urbain. Cette image du gecekondu architectural subit une mutation dans certains quartiers vers la fin du vingtième siècle. Dans le contexte politique de cette décennie mouvementée, « le PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 26. 63

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caractère auto-construit et l’apparence villageoise des quartiers de gecekondus évolue, ainsi que sa population. »64 En effet, nous pouvons souligner que la commercialisation très rapide du gecekondu en Turquie engendre plusieurs enjeux économiques. Par conséquent, ces habitats commencent à être considérés à partir de leur valeur d’échange. Avec l’autorisation de monter des étages sur les gecekondus donnée par la loi d’amnistie n°2981 de 1984, certains quartiers commencent à se développer verticalement65. Vu la rentabilité que cette loi autorise, les gecekondus humbles d’un étage font place à des immeubles en béton armé de plusieurs étages, construits majoritairement par les müteahhit66. On appelle cette nouvelle forme de gecekondus des « apartkondus ou betonkondus ». Un système de yık-yap-sat (démolit-construitvendu) se crée, et monter des étages sur des bâtiments existants devient alors une pratique commune. Typiquement, sur ces immeubles en béton-armé construits sans titre de propriété, les constructeurs laissent des armatures à nu afin de pouvoir construire des étages plus tard. Enfin, cette mutation crée une complexité supplémentaire dans la perception du gecekondu. La mutation du gecekondu en apartkondu vers la fin du siècle dernier crée une dérive importante. Néanmoins, cette forme verticale en béton ne remplace pas tout à fait la représentation du gecekondu architectural. Avec les améliorations suivant le développement des quartiers, le gecekondu architectural n’est pas non plus semblable à un bidonville. En effet, l’architecture de ce type d’habitat informel perdure comme une petite maison de plain-pied, sommairement construite et bricolée, évolutive avec les extensions, souvent entourée d’un jardin ou d’un espace extérieur. Cette architecture devient un élément spécifique du paysage urbain dans certains quartiers. Ainsi, le mot gecekondu ayant un sens d’ordre architectural directement lié à son aspect physique et visuel, l’architecture du gecekondu occupe une place importante dans la perception commune de cet habitat.

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 268. Traduction de Sylvie Muller. 64

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 18-19. 65

müteahhit : Un entrepreneur/promoteur qui n’a pas forcément de diplôme ou de compétences particulières dans le domaine de la construction mais qui se charge de suivre un projet. 66

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illustration de l’auteure, 2021

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1.3.1 La construction sociale du gecekondu Du trajet que l’on a tracé du gecekondu, commençant par son apparition et en passant par son évolution, qu’en est-il de sa construction sociale ? S’il est impossible de lui en assigner une seule, peut-on repérer la place qu’il occupe dans l’imaginaire collectif de la société turque ? Son apparition nous révèle son essence, marquée par un problème d’accès à un droit fondamental de l’homme qui est celui au logement. Tandis que son évolution nous noie dans la complexité de ses dérives, engendrée par un enchevêtrement d’évènements/de circonstances multiples. Par conséquent, sa représentation générale peut paraitre floue. Mais malgré ses changements constants au fil du temps, on remarque qu’il existe une identité forte propre au gecekondu ainsi qu’un regard négatif dominant sur cette dernière. Ce regard étant toujours d’actualité, il est aujourd’hui important d’en parler, de chercher à en comprendre les raisons. Car non seulement il constitue l'une des réalités du gecekondu, - une vision socialement construite -, celle qui conduit à son dénigrement, mais il est aussi à la base de son effacement actuel par la transformation de la ville et sa métropolisation (que nous verrons dans la deuxième partie). L’identité singulière du gecekondu se crée par l’ensemble de ses caractéristiques sociales, politiques et architecturales comme citées précédemment. Dans la perception commune, il existe en tant qu’habitat de pauvre, une unité de quartier populaire, une maisonnette mal construite et insalubre, semblable à un habitat rural, un habitat illégal dont on entend parler des histoires de démolition. Cette perception contient un manifeste mépris, amplifiée par les adjectifs négatifs utilisés dans la définition du gecekondu tels qu’ « illégal », « envahisseur » et « spontané »67. La lecture des articles de journaux de manière chronologique permet de découvrir que ce regard négatif se construit au travers des expressions utilisées pour parler de cet habitat. On le voit appelé « un désastre », « une blessure sanglante », « le cancer de la ville » ou alors « quartier d’horreur et de dégoût ». Quelles sont les raisons derrière cette perception méprisante qui considère le gecekondu comme « un habitat dont rien que le nom est terrifiant » ? L’auto-construction qu’est le gecekondu est fortement attachée au groupe social qui l’habite. Le premier mépris du gecekondu est alors lié à l’origine de ses habitants. Il y a un grand stéréotype qui assimile le gecekondu à un habitat de migrants anatoliens.68 Bien qu’il soit impossible de nier le rapport entre la migration et Les mots employés en turc sont « kaçak », « işgal », « eğreti ». Source : AKSÜMER Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm » dans le magazine GABB, septembre 2012, page 1. Traduction de l’auteure. 67

Jean-François Pérouse propose de porter un regard critique sur ce stéréotype, dans PÉROUSE JeanFrançois, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 27. 68

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la production de gecekondus, l’image véhiculée par ces habitats dépasse ces seules caractéristiques factuelles. Cette appellation est très souvent utilisée afin de tenir le gecekondu pour responsable de la ruralisation et de l’enlaidissement des villes, un jugement peu circonstancié69. Du point de vue des « citadins », dès le début des années 50, la présence des migrants en ville n’a jamais été appréciée. Une vision très négative du rural est ancrée dans la culture urbaine en Turquie, visible jusque dans le langage : le mot köylü, paysan en turc, a une signification métaphorique désignant une personne rustre, fruste et ignorante70. Cette image péjorative colle aux habitants des gecekondus, originaires des villages d’Anatolie qui se retrouvent au fil du temps « coincés entre les catégories sociales urbaines et paysannes »71. Majoritairement constitués de migrants d’Anatolie, ils sont accusés de venir recréer des villages en ville, d’être mal installés, de ne pas être adaptés à la ville. Cette perception qui persiste encore aujourd’hui, nie souvent la contrainte derrière leur exode, tout comme leur participation au développement de l’industrie et à l’urbanisation des villes, notamment par la création des quartiers auto-construits. Elle illustre depuis le début ce qu’est fondamentalement la réalité du gecekondu, à savoir un fait massif de ségrégation. Outre ce premier mépris envers les habitants de gecekondus lié à une incompatibilité entre la ville et la campagne, un deuxième se porte sur leur classe sociale. Au départ, les habitants de gecekondus font partie de la classe ouvrière (ouvriers agricoles qui deviennent ouvriers d’industrie), qui participe à l’installation de l’industrie dans les grandes villes. Une classe économiquement défavorisée qui n’a pas les moyens de s’accrocher au milieu urbain de manière formelle. En effet, les inégalités socio-économiques sont reflétées à travers les conditions de vie instables des habitats de gecekondu. La difficulté d’accès aux besoins primaires et l’insalubrité générale des quartiers de gecekondu révèlent la pauvreté de leurs habitants, une réalité que l’on choisit souvent d’ignorer. Ainsi, cette confrontation directe à une réalité sociétale, pousse à penser que le gecekondu est une raison de la pauvreté (et pas une conséquence), de fait leur disparition enrayerait la pauvreté. Autrement dit, le gecekondu est aussi mal vu car il nous montre ce que l’on ne veut pas voir. Passé la situation socio-économique de ses habitants, le regard négatif envers les gecekondu est également causé par son illégalité juridique et la non-conformité aux normes de ses méthodes de construction. En effet, l’absence d’une sécurité juridique et les risques que posent le mode de construction de ces habitats sont des faits qui incitent à penser que le gecekondu est un habitat qui ne devrait pas exister. Néanmoins, 69

Ibid.

selon TDK, le dictionnaire officiel turc, la signification métaphorique de l’adjectif « köylü » est : « kaba, anlayışsız » en turc. URL : https://sozluk.gov.tr, consulté le 10.09.2021. 70

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 21. Traduction de l’auteure. 71

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l’histoire nous montre qu’à l’apparition de cet habitat aucune autre véritable solution n’était proposée à la population en question. Un habitat informel qui surgit d’une obligation, il est nécessaire de considérer les enjeux derrière sa création. Si ce regard négatif existe depuis l’apparition du gecekondu dans le milieu urbain, on voit qu’au fil du temps il se nourrit d’une accumulation de phénomènes et se renforce avec l’évolution de l’habitat. Il se mélange à de nombreuses insatisfactions/ critiques sur la grande ville, notamment à son développement incontrôlé. Avec la commercialisation du gecekondu entraînée particulièrement par les lois d’amnistie des années 80, les gecekondus sont souvent confondus avec les constructions illégales (kaçak yapı) qui ne naissent pas d’une obligation de survie mais d’un pur désir de faire du profit. L’émergence massive de ces dernières dans le paysage urbain entraîne une urbanisation non-planifiée (çarpık kentleşme)72, une réelle angoisse des citadins de la classe moyenne ce qui est une réalité notoire de la grande ville Turque. Ainsi, les gecekondus sont tenus coupables de ce « crime de la ville ». Bien qu’il soit évident que les quartiers de gecekondu ne sont pas l’oeuvre d’une urbanisation planifiée, c’est surtout la forme mutée du gecekondu architectural, (l’apartkondu, le gecekondu verticalisé) qui contribue à ce phénomène à partir des années 80. La perception commune du gecekondu et de son identité est ainsi marquée par un regard négatif. Ce regard nous fait découvrir l’existence de toute une construction sociale derrière cet habitat qui parait simple à comprendre. Cette image négative du gecekondu se trouve aujourd’hui ancrée dans l’imaginaire collectif de la société turque. Elle est infiltrée dans les mécanismes d’inconscience73 les plus profonds et nous empêche de le regarder autrement, comme un espace pourvu de qualités. Il est important de préciser qu’il s’agit d’un regard extérieur et créé d’en haut.74 Distant de la réalité de ces habitats, il provient du fait de ne pas creuser le sujet, de rester à la surface d’un problème profond d’inégalités. Enfin, ce regard provient aussi de ce que la modernité nous a injecté dans l’esprit et la manière de vivre qu’il nous a imposé. Une pensée moderne qu’il semble intéressant de remettre en cause aujourd’hui.

çarpık kentleşme : un terme d’urbanisme en turc qui désigne la croissance non-planifiée des grandes villes. 72

Jean-François Pérouse propose de porter un regard critique sur ce stéréotype, dans PÉROUSE JeanFrançois, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 27. 73

Les habitants de gecekondus sont souvent fiers de l’être, reconnaissent l’importance de leur habitat dans leur insertion dans la grande ville. Source : AKSÜMER Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm » dans le magazine GABB, septembre 2012, page 4. 74

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1.3.2 Une identité autre que celle de l’espace moderne Le gecekondu peut être considéré comme un ‘espace autre’, d’abord par le regard négatif qui domine la perception commune de cet habitat. À cause de ce dernier, il se trouve dénigré, mis à l’écart, rejeté, stigmatisé. Nous avons cité quelques raisons expliquant cette situation. Et si l’on tentait d’explorer plus loin que ces relations situées en Turquie ? En effet, le dénigrement du gecekondu est aussi/surtout liée à un mode de pensée que le modernisme occidental a provoqué. Le gecekondu se distingue d’un habitat ordinaire, puisqu’il crée son identité d’abord au travers de ses différences avec ce qui est considéré comme normal dans la société. En ce qui concerne l’habitat et la ville, quelle est cette norme et dans quel système est-elle créée ? À la fin de cette partie où nous avons retracé le passé chaotique du gecekondu, pour ensuite aborder sa situation actuelle, il nous semble à présent nécessaire de remettre ce normal en question. Car il en dit long sur nos modes de vie et le fonctionnement de notre société. Ainsi, déconstruire les exigences de la pensée moderne serait plus qu’essentiel pour accepter l’identité singulière du gecekondu. Cela nous permettra de voir les différences de cet habitat à travers un autre prisme que le regard négatif ancré dans l’imaginaire collectif. Les transformations que le vingtième siècle a amené dans la manière de vivre en société sont innombrables. Mais le mouvement le plus important reste le modernisme. En effet, lors de ce dernier siècle en Occident, les croissances techniques et démographiques ont été extrêmement importantes. À travers le modernisme est arrivé une ère d’innovations, d’émancipations et de globalisations multiples. Les avancées technologiques et la production de masse suivant le développement de l’industrie ont ouvert une porte vers une vie de facilités. Ainsi, non seulement la vie de tous les jours est devenue beaucoup plus facile qu’avant, mais aussi une idéologie du progrès s’est installée dans les couches les plus profondes de l’inconscient collectif. La modernisation de la société a effectivement modifié les villes et le rapport à l’espace. Ou inversement, les changements de la société se sont montrés à travers les relations spatiales. Plus denses, centralisées et ne s’arrêtant de s’agrandir parallèlement au développement de l’industrie, les villes sont devenues un symbole de la modernité. Tel un laboratoire, elles ont permis en quelques sortes d’expérimenter ce que les nouvelles innovations pouvaient apporter au développement économique. Elles se sont aussi nourries de ce système de facilité, de progrès et d’innovations. Par conséquent, la ville est devenue le centre de l’industrie et de la consommation, la scène d’une croissance incessante. Ainsi, avec le modernisme et l’idéologie du progrès qui l’accompagne a été créé un idéal type de la ville moderne : un espace développé qui doit permettre aux consommateurs de trouver ce qu’ils cherchent.

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En ce qui concerne l’habitat, surtout urbain, une norme a également été créée par la modernisation du mode de vie humain. Si le citadin devait désormais être un bon consommateur pour trouver sa place dans le système, l’habitat se devait lui d’être un produit consommable. L’habitat moderne est devenu alors celui qui se construit le plus facilement possible au plus vite, qui offre un certain confort matériel à ses habitants mais qui ne dialogue guère avec eux. De fait, la modernité a instauré un système de « valeurs unidimensionnalisantes »75 qui est rentré dans la psyché. Considérant que tous les individus avaient les mêmes besoins, l’habitat est devenu « une forme produite par la machine »76, « un objet reproductible et standardisé »77. Enfin, dans l’imaginaire collectif, la modernisation a entraîné une peur sur ce qui est différent, un refus de ce qui ne permet pas d’accéder aux services de la vie moderne. Le gecekondu représente un mode d’habiter apparemment à l’opposé de l’habitat moderne et standardisé, de cette norme créée par le modernisme. Il fait peur parce qu’il se construit par des non-professionnels, n’offre (presque) aucun confort matériel et n’abriterait qu’une vie pleine de difficultés. Il possède tout ce que l’on ne veut pas avoir dans la vie et la ville moderne. De plus, il ne nourrit aucunement l’image de la ville, au contraire, il dévoile ses faiblesses, il y fait « tache ». Or il est tout à fait réel. Surgissant d’une obligation, il inverse sans le vouloir une démarche académique. Il met en place un autre mode de fonctionnement, plus naturel et fondamentalement plus spontané. Il représente la force de ceux qui se trouvent dans la nécessité de construire et d’occuper l’espace autrement. « Souvent, la spontanéité de la construction, le flou du statut du terrain qui accueille les installations, donnent l’impression d’un chaos, d’un manque total de rationalité. Or d’autres modes de gestion y sont à l’oeuvre. »78 On retrouve dans le gecekondu une vie collective contrairement à l’individualisme renforcé par le modernisme, un processus de construction et de développement étalé dans le temps à l’opposé d’un grand souci de rapidité. Par les savoir-faire et savoir-vivre du milieu rural qui reflètent les incapacités de l’être urbain à se battre avec la nature, des fragments de la vie d’avant le modernisme sont révélés dans le gecekondu. Bien qu’il soit impossible de nier les bons côtés du modernisme notamment pour les circonstances de l’époque, ce dernier a également engendré de nombreuses révolutions et problématiques sociales. C’est à cause de lui que « l’architecture a été 75

GUATTARI Félix, Les trois écologies, Éditions Galilée, 1989, page 16.

76

KROLL Simone & Lucien, Tout est paysage, Éditions Sens & Tonka, octobre 2001, page 38.

Entretien de Patrick Bouchain avec Jade Lindgaard, dans Notre-Dame des Landes ou le métier de vivre, 2018, page 7. 77

CANKAT Ayşegül, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, 2017, page 102. 78

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étranglée, l’artisan moqué et l’habitant transformé en consommateur. »79. Comme le montre l’impasse écologique dans laquelle on se retrouve aujourd’hui, la pensée moderne est désormais « une pensée mécanisée et fatiguée »80. Le regard négatif envers le gecekondu est justement lié à cette pensée et aux normes qu’elle a ancrées dans le quotidien et l’imaginaire. Pour déconstruire ce regard, il nous faut abandonner cette « angoisse moderne contre le vulgaire, l’hétérogène, l’activité imprévue, non voulue, ‘qui ne vas pas avec’ ».81 Ainsi, il serait possible de rendre son estime à cet habitat créé avec tant d’efforts et de difficultés, de le considérer différemment : comme un espace des possibles et pourvu de qualités inhabituelles. Il faudrait le considérer comme ce qu’il est déjà, c’est à dire comme un espace autre, mais cette fois au sens d’une « hétérotopie » et non pas au sens d’un habitat stigmatisé, indésirable. Si le gecekondu est un espace qui inverse le fonctionnement ‘normal’ de la société moderne et surtout de l’espace urbain, il montre des chemins à suivre pour repenser la manière dont on construit et habite la grande ville. Pour conclure cette mise en contexte, nous pourrions dire que le gecekondu existe plus par sa construction sociale que par ses définitions. Il y a en effet une perception dominante sur cet habitat qui se nourrit des inégalités entre les classes sociales, des différences de la ville et de la campagne et comme on l’a évoqué, de la pensée moderne. Le fait de rester à la surface de la notion, de ne pas chercher à comprendre les problèmes à la base de la création de cet habitat informel mènent très souvent à un regard méprisant, ou au mieux, à une indifférence. L’importance de déconstruire ce regard ne vient pas d’une simple envie de s’intéresser à l’autre, à ce qui est différent et dénigré. Elle est aussi fortement liée à ce qui se passe actuellement dans les grandes villes turques. Aujourd’hui, c’est la politique qui se nourrit des adjectifs négatifs donnés dans les définitions du gecekondu. Le regard méprisant sur le gecekondu est un des facteurs qui le poussent vers une disparition progressive du paysage. Les adjectifs péjoratifs du gecekondu sont devenus à la mode dans le discours des partisans de la transformation urbaine ciblant ces habitats.82 Avec les projets de transformation, cet habitat modeste laisse sa place à des grands bâtiments à la « hauteur » de l’image de la ville capitaliste moderne, ou à des immeubles de logements sociaux tout aussi « modernes » qui naissent de cette idée de progrès et d’innovation. Ainsi, en étudiant ce phénomène de remplacement, il sera plus facile de comprendre l'importance de cette déconstruction de regard que l’on propose en fin de cette première partie. 79

KROLL Simone & Lucien, Tout est paysage, octobre 2001, Éditions Sens & Tonka, page 19.

80

Ibid.

81

Ibid., page 20.

82 AKSÜMER

Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm » dans le magazine GABB, septembre 2012, page 1. 56


Voile en béton pour cacher les gecekondus

article publié dans le journal Milliyet le 08.03.2002 page 7

L’utilisation de ces voiles pour l’isolation sonore et visuelle des routes est assez répandue au Japon.

traduction de l’auteure

La municipalité d’Istanbul lance un nouveau projet pour les gecekondus qui troublent Istanbul depuis des années. Un mur de béton sera construit sur les côtés de la route E-5 et TEM afin de cacher l’apparence repoussante des gecekondus qui ne sont toujours pas démolis.

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58


Le gecekondu derrière son identité visuelle illustration de l’auteure, 2021 59


2 VERS L’EFFACEMENT DES GECEKONDUS DU PAYSAGE URBAIN

photo publiée par MAD (Center for Spatial Justice), le 07.09.2021 URL : https://mekandaadalet.org/maddan-yeni-rapor-istanbulda-kentsel-donusum-ve-iyilik-hali/, consulté le 11.09.2021.

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Nous avons vu les enjeux derrière l’apparition d’un habitat informel et d’un mode de vie spécifique, du gecekondu. Il a été, jusqu’à la fin du vingtième siècle, un élément présent du paysage urbain dans les grandes villes en Turquie, mais aussi victime d’un dénigrement collectif. C’est notamment grâce à son implantation que les grandes villes se sont urbanisées et ont pu se développer. Le temps du gecekondu semble désormais être révolu. Aujourd’hui, c’est le temps du néolibéralisme, de la globalisation, de la banalisation de la croissance, de la métropolisation. En Turquie, c’est l’ère de multiples transformations au niveau idéologique et social. Les grandes villes se transforment sans cesse pour devenir des villes globales, inscrites désormais dans un système accéléré qui place au coeur de l’économie l’intervention sur l’espace urbain et donc le secteur de la construction. Cette deuxième partie sera consacrée à la situation actuelle des quartiers informels, leur disparition systématisée avec les politiques de transformation urbaine. Le gecekondu, considéré comme un élément indésirable de la ville, ne trouve aujourd’hui plus sa place dans le système. Ainsi, le paysage créé par des stratifications instinctives se remplace par un paysage dense de gratte-ciels, et les habitants de la ville modeste se trouvent poussés vers les cités de logements sociaux. Nous allons aborder dans un premier temps le système dans lequel est apparu cette politique de transformation urbaine, un phénomène de séisme qui a renforcé une nécessité de révision du bâti dans les grandes villes, et quelques modalités de la transformation urbaine pour comprendre la démarche des projets. Ensuite, quelques exemples de projets nous dévoileront diverses natures et conséquences de la transformation, ainsi qu’une lutte habitante pour la réaliser différemment. Pour finir, nous aborderons le relogement des anciens habitants de gecekondus dans des logements sociaux. Une comparaison entre le remplacé et le remplaçant nous permettra de découvrir le changement de mode de vie et les qualités du gecekondu. Cette deuxième partie est constituée à partir d’un mélange de données de première main et de seconde main. Elle est basée sur des entretiens que j’ai pu réaliser en juillet 2020 avec des anciens habitants de gecekondu, une enquête de terrain datée d’avril 2021 ainsi que la lecture de divers articles et ouvrages. Quelques documentaires que j’ai pu voir ont joué un rôle indispensable dans l’ensemble de cette partie, notamment le documentaire Ekümenopolis (cf. bibliographie) un documentaire qui porte un regard critique sur la réalité actuelle de la ville d’Istanbul, une croissance hors échelle.

61


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2.1.1 Pas de place pour les gecekondus dans la ville globale Dès son apparition dans les années 1940 jusqu’à la fin du vingtième siècle, le gecekondu s’est développé de manière exponentielle dans les grandes villes en Turquie. Un habitat informel victime d’un dénigrement culturel83 et de fait perçu comme un espace autre, il a pourtant constitué un élément indispensable du paysage urbain. Les mesures prises pour résoudre le « problème » de gecekondu ou autrement dit l’effacer de ce paysage, se limitaient jusqu’à la fin du siècle aux opérations de court terme (telles que les démolitions et légalisations, cf. 1.2.2) menées de manière nonorganisée. Elles n’ont pas réellement atteint une dimension de destruction massive. Le passage aux années 2000 représente une nouvelle ère pour le sort des gecekondus. Le début d’un millénaire, c’est aussi le passage à l’ère numérique, l’accélération du processus de globalisation et le changement du rapport à l’image dans le monde entier. Les divers mécanismes de la société sont modifiés par un nouveau système économique, le néolibéralisme. Dans ce système, l’intervention sur l’espace urbain gagne une grande importance et on témoigne d’une transformation continue du milieu urbain. Les villes rentrent alors dans un processus de métropolisation, dans lequel ni les gecekondus ni leurs habitants trouvent leur place. En Turquie, les quartiers informels situés dans les grandes villes se retrouvent ainsi face à une disparition systématisée par les Projets de Transformation Urbaine (PTU). Sous la houlette du gouvernement néoconservateur et libéral de l’AKP84, arrivé au pouvoir en 2002, l’État commence à intervenir dans les quartiers informels afin d’augmenter la rentabilité foncière.85 Aujourd’hui, deux décennies après ce passage, il est possible d’observer les conséquences de ces projets de transformation urbaine et du remplacement des gecekondus. Avant d’aborder les enjeux de ces projets et leurs conséquences, il est important de comprendre dans quel système ces derniers évoluent. Une majorité des pays s’inscrivent aujourd’hui dans un processus de globalisation engendré par le modèle économique dominant, le néolibéralisme. Le stade actuel du système capitaliste, ce modèle privilégie la circulation du capital dans un marché libre et compétitif tenu principalement par le secteur privé. La production industrielle qui auparavant se trouvait au coeur du développement économique est remplacé par le secteur du service. Une économie de rente, le néolibéralisme vise à diriger la plus-value vers des investissements urbains qui peuvent apporter des gains ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 17. 83

84 AKP

(Adalet ve Kalkınma Partisi), le Parti de la justice et du développement est un parti islamoconservateur, au pouvoir depuis 2002, dont fait partie le président actuel Recep Tayyip Erdogan. ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 269. Traduction de Sylvie Muller. 85

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spéculatifs en très peu de temps86. En effet, les fonciers urbains étant soumis à une spéculation perpétuelle, les villes sont les lieux stratégiques pour le fonctionnement du système, et le secteur de la construction un outil ultime pour la transformation de ces dernières. Permettant la continuité du système au travers de la circulation du capital, les villes représentent le centre du modèle économique néolibéral. Avant la systématisation du néolibéralisme, elles étaient déjà le centre de l’économie, du fait qu’elles mettaient en place un espace de consommation centralisé et qu’elle regroupait des espaces nécessaires à la production industrielle. En quelque sorte, on transformait l’espace urbain pour qu’il permette des activités économiques. Alors qu’aujourd'hui, c’est la transformation même de l’espace urbain qui est devenue une activité économique puisqu’elle génère des profits incomparables à d’autres secteurs. La ville, un espace qui ne reste jamais figé de nature, se transforme, se reconstruit à toute vitesse pour des causes purement économiques et de fait, politiques. Ainsi, il ne s’agit plus d’appeler ces centres des « villes », simplement dit, puisque le néolibéralisme leur exige désormais une certaine grandeur. Il fait de la ville une grande ville, une métropole, une ville ‘globale’. Et certaines de ces grandes villes deviennent des mégalopoles, des villes-planète. Le néolibéralisme n’est pas qu’un modèle économique, il est devenu au fil du temps une idéologie87. Favorisant le grand, le rapide, le privé et le compétitif, cette idéologie est déterminante dans le changement de divers domaines sociétaux, jusqu’aux relations humaines. Elle utilise l’image comme un outil d’attraction primordial. La ville globale, principale source économique du système doit ainsi dégager une image particulière pour attirer les investisseurs et devenir un centre de finance. En suivant ce que la pensée moderne défend, le progrès, la croissance et la facilité, elle doit aussi s’attacher à ce que cette idéologie néolibérale instaure comme modèle idéal. Enfin, la ville globale doit avoir l’image d’une métropole moderne, (bien) planifiée, « prête pour le futur », développée, grande, riche et doit montrer cette richesse à travers les projets urbains qu’elle réalise. C’est ainsi qu’elle peut être internationalement reconnue, connectée au reste du monde, considérée comme une ville où les investissements seraient rentables. Cette image passe nécessairement par la commercialisation de l’espace. Par son fonctionnement à travers la transformation de l’espace urbain et la préoccupation mise sur l’image, le néolibéralisme a lancé une course entre les villes globales88. En Turquie, c’est la mégalopole d’Istanbul qui y YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALIŞKAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru & DÜNDAR Uğur, « Istanbul Dönüşüm Coğrafyası » dans Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, Éditions Metis, 2014, pages 47. 86

87

Ibid.

88

Ibid. 64


participe. Centre économique du pays, cette ville devient de plus en plus immense. Elle est en recherche perpétuelle d’attirance des investisseurs à travers son image. C’est une ville hors échelle89, remplie de grands bâtiments dupliqués, de façades vitrées habillées de panneaux publicitaires de méga-projets de promoteurs, et sans oublier une centaine de centres commerciaux ; Istanbul est désormais un paysage de grues où la reproduction de l’espace est banalisée. Les quartiers de gecekondus qui constituent « la ville modeste » se retrouvent en plein milieu d’une scène effervescente de globalisation. Ils témoignent de la métamorphose des grandes villes turques et en font partie par leur destruction. Le gecekondu, un habitat informel auquel est collée une image négative par défaut, n’a réellement plus sa place dans la ville néolibérale. Toutes ses caractéristiques le desservent d’une certaine façon : le fait qu’il ait une image à l’opposé du moderne, qu’il soit habité par une classe populaire dans un endroit central de la ville, que les quartiers révèlent un grand manque de planification urbaine (notamment à Istanbul) va à l’encontre de ce que cette ville cherche à atteindre comme image. Ainsi, son informalité dans la construction et dans le statut de terrain rend la transformation plus facile et légitime. En plus de ces caractéristiques propres à l’habitat de gecekondu, les habitants eux non plus n’ont plus leur place dans le nouveau système économique. Pourquoi la ville néolibérale n’a plus besoin des habitants de gecekondus ? Murat Cemal Yalçıntan explique qu’il y avait jusqu’à la systématisation du néolibéralisme dans les années 2000, un accord silencieux90 entre l’État et les habitants de gecekondus. L’État canalisait les migrants d’Anatolie arrivant dans les grandes villes vers les industries à forte intensité de main-d'œuvre. Sans construire de logements pour cette nouvelle population ouvrière, il tolérait la construction des gecekondus, et profitait de cette main-d’oeuvre peu chère qui permettait la continuité de la production industrielle au sein du pays. Autrement dit, avec un investissement minimal, l’État provoquait une urbanisation vers une ville capitaliste moderne. Le gecekondu avait donc un rôle important dans l’urbanisation des villes, notamment à Istanbul qui participe actuellement à la course de globalisation. Aujourd’hui, cet accord est rompu puisque l'économie fonctionne différemment.91 Il n'y a plus besoin d’habitants de gecekondus dans cette nouvelle économie qui privilégie le secteur du service à celui de l’industrie. Ainsi, ces anciens ouvriers se trouvent poussés vers des îlots de pauvreté construits dans les périphéries de la ville (des cités de logements

Istanbul, avec ses 39 arrondissements (ilçe), sa superficie de 5.461 km, et sa population (comptée en 2020) de 15.462.452 de personnes, est une des plus grandes métropoles au monde. 89

90

Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4, page 197.

91

Ibid. 65


sociaux) et deviennent des travailleurs précaires des services de la ville qui est de plus en plus éloignée de la production.92 La ville qui se doit aujourd'hui d’être globale n’a plus besoin de gecekondus pour son développement. Au contraire, elle a besoin de récupérer les terrains sur lesquels sont installés des quartiers informels pour y réaliser des grands projets urbains. En plus de ce besoin, l’État trouve aussi dans le nouveau système le moyen de détruire les gecekondus et reloger les habitants dans de nouveaux logements. Au cours de la période précédente, les interventions pour résoudre le "problème des gecekondus" en construisant des logements sociaux était vouées à être très limitées. Aujourd’hui le système néolibéral permet aux habitants de faire des emprunts pour devenir propriétaire d’un logement social dans les cités construites à l’image des grands ensembles européennes. Les habitants de gecekondus sont donc poussés à suivre cette démarche, à devenir propriétaires à l’aide des prêts hypothécaires de la banque.93 Ainsi, des grands projets à but lucratif qui donneraient une image propre et moderne de la ville sont réalisés par le secteur privé sur les terrains de gecekondus qui sont « débarrassés » de ces habitats informels.94 Enfin, nous pouvons appeler cette nouvelle ère pour les grandes villes turques et notamment pour les gecekondus, « l’effacement de la ville modeste au profit de la ville des rentes »95. Dans cette nouvelle période, le gecekondu est devenu une source de rente économique par le foncier96. Aujourd’hui, on remarque que la démolition de ces habitats dans le cadre des projets de transformation urbaine entraîne de lourdes conséquences sociales comme l'expérience du déplacement pour les habitants et la gentrification des anciens quartiers de gecekondus. Avant d’étudier ces projets et leurs conséquences, il est nécessaire de parler du concept de la transformation urbaine et comment elle est devenue au centre des sujets. Ainsi, nous verrons l’importance d’un événement qui a profondément marqué la société turque et rendu légitime la destruction des quartiers informels.

Documentaire Ekümenopolis, minutes 08:19 - 08:30, URL : https://www.youtube.com/watch? v=maEcPKBXV0M&t=511s, consulté le 10.10.2021. 92

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 19. 93

94

Ibid., page 19

CANKAT Ayşegül, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, 2017, page 108. 95

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 19. 96

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Ayazma, Istanbul, 2017 photo de Saner Şen, « La métamorphose d’Ayazma », catalogue d’exposition, 2017, page 89

Fikirtepe, Istanbul, 2020 photo de Ufuk Akarı, « Fikirtepe Son Mahalle », magazine Uzak n°3, décembre 2020, page 41

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2.1.2 Le séisme de 1999, risque ou prétexte pour la transformation ? La transformation urbaine est une réalité actuelle dans toutes les grandes villes en Turquie, une traduction spatiale du néolibéralisme97. On observe aujourd’hui des projets qui modifient de manière brutale l’espace urbain. Avant d’aborder ce que ces derniers font concrètement des gecekondus, il faut préciser que la transformation de l’espace est un concept qui renvoie d’abord au renouvellement de la ville. En effet, bien qu’il soit devenu un sujet central en Turquie depuis le début des années 2000, le concept du renouvellement urbain n’est pas récent. Le concept de renouvellement urbain est apparu en Europe après la Seconde Guerre mondiale pour désigner les interventions développées dans le processus de reconstruction des villes. Ensuite, avec le déplacement des activités industrielles vers l’extérieur de la ville, il a été utilisé pour la réintégration des locaux industriels désaffectés au milieu urbain.98 Dans ces deux utilisations précédant le néolibéralisme, la transformation de l’espace sous le nom du renouvellement urbain était un moyen de répondre aux besoins de la ville. C’est à partir des années 1990, quand le néolibéralisme a commencé à montrer ses effets, qu’on lui a attribué un usage distinct du besoin. Ainsi, il est devenu surtout une pratique d’urbanisation et d’accumulation du capital. Quant à l’apparition de ce concept en Turquie, il nous faut remonter aux années 1980. Nous avions déjà évoqué que cette décennie constituait un tournant en Turquie (cf. 1.2.2). En effet, elle marque le début des politiques néolibérales, la mise en place des lois d’amnistie qui jouent un rôle majeur dans la commercialisation des gecekondus. À cette époque où le pays était en quête de modernisation, il était possible d’observer une transformation dans certains quartiers de gecekondus, qui se faisait majoritairement avec des plans d’amélioration (imar ıslah planları). Ces derniers avaient pour but de renouveler ces espaces et les réintroduire dans le marché de foncier urbain. À la fin des années 1980, une alternative à ces plans d’amélioration a commencé à prendre place : des projets privés de transformation urbaine99, développés avec la coopération du secteur public et privé, mis en œuvre dans des zones

ROUSSEAU M., cité dans YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALIŞKAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru & DÜNDAR Uğur, « İstanbul Dönüşüm Coğrafyası » dans Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, 2014, pages 50. Traduction de l’auteure. 97

YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALIŞKAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru & DÜNDAR Uğur, « İstanbul Dönüşüm Coğrafyası » dans Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, 2014, pages 49. 98

Exemple : un des premiers projets de renouvellement est celui de Zeytinburnu 1989, qui vise à donner une nouvelle image à un des premiers quartiers de gecekondus d’Istanbul. Source : « İşte Zeytinburnu 1989 », article publié dans le journal Cumhuriyet, le 15.05.1986, page 6. 99

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stratégiques à rente foncière élevée.100 On peut les considérer comme les pionniers des PTU actuels. Néanmoins, la systématisation de ces projets n’est arrivée que dans les années 2000, à la suite d’une catastrophe naturelle qui a causé un traumatisme national : le séisme du 17 août 1999. Un séisme de 1999 à puissance 7.4 a eu lieu au nord-ouest de la Turquie, à la base de Gölcük. Il a causé des dégâts dans toute la région Marmara et a été ressenti jusqu’à Ankara. Avec au total 18373 morts, 48901 blessés et 5840 disparus (selon les chiffres officiels), il est considéré comme le deuxième plus important séisme de l’histoire du pays101. En ce qui concerne l’urbanisme et plus particulièrement les quartiers de gecekondus, cette catastrophe représente une véritable rupture dans la continuité historique. Non seulement il a dévoilé le manque de planification urbaine des grandes villes et de prévention contre les risques naturels, mais il a aussi démontré une faiblesse générale dans la qualité du bâti. En effet, les pertes humaines post-séisme étaient directement liées à l’effondrement des bâtiments qui n’étaient pas conformes aux risques de tremblements de terre. À Istanbul, 18.162 logements sont devenus inhabitables en raison de dommages suivant ce désastre102. L’urbanisation nonplanifiée d’une grande métropole comme Istanbul, constituée de nombreux quartiers informels était alors montrée comme principale raison des dégâts qu’il a pu y avoir. Et de part l’état de vétusté de leurs bâtis, les gecekondus étaient les premiers concernés d’un éventuel renouvellement. À la suite de cet événement, le renouvellement des grandes villes s’est avéré comme une nécessité en parallèle à l’installation d’une politique de prévention au sein du pays. Comme à l’apparition du concept en Europe d’après-guerre, la transformation des villes suite à ce séisme répondait alors à un vrai besoin de reconstruction de la ville. Il fallait désormais réfléchir à l’urbanisation des métropoles au travers des risques naturels, pour éviter de revivre de semblables catastrophes. Néanmoins, concernant la transformation urbaine, le sujet du séisme est à double tranchant. D’un côté, il y a donc cette nécessité indéniable de renouveler le bâti urbain inadapté aux risques sismiques. Et de l’autre, les PTU que l’on connaît actuellement comme une méthode néolibérale, ont gagné une légitimité avec ce désastre qui a traumatisé la Turquie. Ainsi, un processus d'intervention dans tous les bâtiments qui ne sont pas construits sous la tutelle de l'autorité publique a commencé, juste au moment où le foncier urbain est devenu la principale marchandise pour l’accumulation de capital. Une coïncidence ? La forte concentration des processus de transformation urbaine dans les quartiers pauvres GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 18. 100

101

URL : https://www.bbc.com/turkce/haberler-turkiye-49322860, consulté le 04.10.2021.

102

URL : http://arsiv.ntv.com.tr/news/23513.asp, consulté le 04.10.2021. 69


crée des doutes sur la relation du séisme avec les motivations économiques du gouvernement.103 La transformation urbaine est devenue l'un des outils de réduction des risques face aux tremblements de terre avec l’inquiétude suivant le séisme de fin de siècle.104 Elle s’est installée au centre des préoccupations urbaines en Turquie, avec comme objectif la planification d’une ville qui n’en a jamais vraiment bénéficié (Istanbul). Elle est lancée comme une procédure qui sert un réel besoin de renouvellement, cependant, la coïncidence temporelle et les lieux d’intervention (surtout les quartiers populaires), nous poussent à penser que le séisme est utilisé comme un prétexte pour légitimiser ces transformations qui servent directement les intérêts économiques du gouvernement.

2.1.3 Les modalités de la transformation urbaine La transformation urbaine est la solution actuelle adoptée dans la lutte contre les gecekondus par le gouvernement turc. Sa systématisation dans les années 2000 se fait avec la préparation de plusieurs lois. Lorsque l’on cherche à comprendre les modalités et la démarche des projets de transformation urbaine, on rencontre plusieurs catégories et de nombreux acteurs. En effet, la reproduction de l’espace urbain dans le système néolibéral s’effectue à plusieurs échelles et au travers divers types de constructions (des bâtiments aux infrastructures urbaines comme des ponts, ou également la réhabilitation des lieux historiques etc). De plus, on observe que les PTU ont des modalités changeantes. Sans rentrer dans le détail de ces dernières, nous allons examiner quelques lois déterminantes pour la mise en place des projets concernant surtout les quartiers de gecekondus, les principaux acteurs de ces projets et chercher à résumer la démarche récurrente. L’année 2004 est un moment charnière qui marque les premiers pas vers la disparition des gecekondus avec la promulgation de plusieurs lois. Avant l’apparition des lois concernant directement la transformation urbaine, deux rapports sur le séisme105 soulignent la nécessité de concevoir l’espace urbain au travers des risques naturels. Ils préparent des plans d’action et conseillent le développement des outils 103 AKSÜMER

Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm » dans le magazine GABB, septembre 2012, page 2. GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 19. 104

Il s’agit du rapport de la Commission de législation du Conseil sismique organisé par le Ministère des Travaux Publics (Bayındırlık ve İskan Bakanlığı Deprem Şurası Afet Bilgi Komisyonu Raporu, 2004), et du rapport de la Commission des catastrophes du Congrès économique turc (Türkiye İktisat Kongresi Afet Komisyonu Raporu, 2004). 105

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d'évacuation, de renouvellement et de renforcement des zones à transformer.106 Un premier accent est alors mis sur une transformation engendrée par le séisme, bien qu’il soit caché derrière d’autres motivations. Le premier pas officiel de 2004 vers la transformation urbaine concernant le gecekondu est la « Préparation de loi sur la transformation urbaine (Kentsel Dönüşüm Kanun Taslağı)107 ». Elle divise en trois catégories les zones de transformation urbaine : le zones contenant des constructions illégales (kaçak yapı), celles qui contiennent des gecekondus et les régions à risque sismique. Après cette étape, une première loi sur la transformation est promulguée la même année (la loi n°104). Elle prévoit un projet de transformation urbaine en particulier, à l'entrée nord d’Ankara, (vers l’aéroport Esenboğa), une zone remplie de gecekondus qui « flétrissent » l’image de la capitale dès l’arrivée par la voie aérienne. La loi a été préparée afin d'apporter une « solution » à ce « problème » en confiant à la municipalité de la métropole d’Ankara la tâche de transformer les gecekondus. Aujourd'hui, cette entrée de la ville se trouve en grande partie transformée. Quels sont les acteurs des projets de transformation urbaine ? Deux lois sur les municipalités108 donnent à ces dernières le pouvoir d’élaborer des projets de transformation urbaine (municipalités métropolitaines et municipalités locales des arrondissements (ilçe belediyeleri). Ainsi, ces acteurs locaux ont le pouvoir de construire des logements dans l’objectif d’assurer « une urbanisation régulière et planifiée »109. Ces deux lois déterminent également une condition pour qu'un lieu puisse être déclaré comme zone de projet de transformation urbaine : le lieu doit être situé dans les limites d’une municipalité ou de la zone adjacente, et doit couvrir au moins cinquante mille mètres carrés.110 Les municipalités ne sont pas les seuls acteurs, il s’agit d’une coopération entre les acteurs locaux et nationaux ainsi que le secteur privé. Selon la loi n°6306 sur la transformation des zones à risque de catastrophe, les principaux responsables nationaux de la transformation urbaine sont le Ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme111 et TOKI. La participation du secteur privé dans GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 19. 106

107

Ibid.

La loi n°5216 de Municipalités Métropolitaines en 2004 (Büyükşehir Belediyeleri Kanunu) et la loi n°5393 de la Municipalité en 2005 (Belediye Kanunu). 108

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 20. Traduction de l’auteure. 109

110

Ibid.

111

Le Ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme : TC. Çevre ve Şehircilik Bakanlığı en turc. 71


l’opération de transformation se fait à l’étape de construction de nouveaux projets avec les promoteurs et les entreprises de construction. TOKI (Toplu Konut İdaresi Başkanlığı en turc), « L'Administration du développement du logement social », est une entreprise publique chargée de la construction des logements sociaux112. Elle a une grande importance concernant la transformation urbaine car elle représente l’acteur le plus présent dans la démarche. Créée en 1984 sous les instructions de Turgut Özal, l'institution est devenue inactive en raison des problèmes législatifs rencontrés au fil du temps. De plus, suite aux divers changements administratifs, elle a été réorganisée et est devenue active après le séisme de 1999 dans le cadre d’un plan d'action urgente. Depuis 2018, TOKI dépend du Ministère de l’environnement et de l’urbanisme. Elle représente un organisme avec un large éventail de pouvoirs et de responsabilités, dont l’un des objectifs est de « faire des demandes de projets à buts lucratifs afin de fournir des ressources économiques à l’administration. » Aujourd’hui, c’est la loi n°6306 sur la transformation des zones à risque de catastrophe113 qui est effectuée. Elle représente une des mesures phares des PTU. Préparée en 2006 et mise en application en 2012, elle a été modifiée plusieurs fois. Comme son intitulé l’indique, elle met initialement l’accent sur les zones qui portent un risque de catastrophe naturelle. Mais aujourd’hui, son rôle est décisif dans le sort des gecekondus. L’objectif de la loi est de « déterminer les procédures et principes pour l'amélioration, l’évacuation et le renouvellement des « zones à risque de catastrophe » et les zones contenant des « structures à risque » ; afin de créer des milieux de vie sains et sécuritaires conformément aux normes et standards de la science et de l’art. » Ainsi, dans cet objectif, on trouve la première étape de la démarche de transformation des quartiers de gecekondus : la désignation des « zones à risques » (riskli alan) et des « structures à risques » (riskli yapı). Le gecekondu, un habitat informel loin d’être dans les normes est situé au coeur de ce qui est défini comme « structure à risques ». Même si en réalité, ces constructions informelles ne présentent pas toujours un risque élevé face à un séisme.114 Ainsi, la présence d’un seul gecekondu dans une zone urbaine suffit pour la déclarer comme une « zone de transformation ». Cette décision dépend du conseil des ministres, qui regroupe des personnes à différentes échelles dans le gouvernement, (éventuellement des municipalités, le ministère de l’environnement et le premier ministre). Il devient alors possible de déclarer l'ensemble du pays et des villes comme « zones à risque ». Cette 112

URL : http://www.toki.gov.tr/kurulus-ve-tarihce, consulté le 06.10.2021.

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 20-21. 113

114

Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4, page 197. 72


démarche est préparée par le gouvernement d’AKP et fait partie des opérations qui privilégient la centralisation des pouvoirs à une planification holistique.115 Dans le cadre des procédures définies avec cette loi, nous pouvons résumer la démarche courante des PTU. Mais l’opération s’avère délicate du fait du nombre élevé de projets, des démarches différentes, et de chaque quartier ayant une situation particulière. La déclaration d’un quartier de gecekondu comme zone de transformation est suivie de leur évacuation et de leur démolition. Ainsi, un accord est proposé aux habitants qui perdent leur logement : celui d’être bénéficiaire dans le nouveau projet construit par TOKI et de devenir propriétaire d’un logement social contre une certaine somme à payer (même s’ils n’ont pas de titre de propriété ou s’ils sont locataires d’un gecekondu, cela dépend d’un projet à un autre). La population de gecekondus n’ayant pas les moyens économiques pour payer la somme nécessaire d’une seule traite, des prêts leur sont accordés. Enfin, ces nouveaux projets sont souvent regroupés en cités à l’extérieur de la ville, mais ils peuvent aussi être situés sur la zone de transformation elle-même (yerinde dönüşüm). Dans les cas fréquents où ils sont réalisés à l’extérieur, les terrains évacués des gecekondus sont destinés à accueillir de grands immeubles de luxe, des « building ». Les projets de transformation urbaine surgissent à un moment critique pour la Turquie, marquée par les effets du néolibéralisme, d’une potentielle entrée dans l’Union Européenne, de l’arrivée de l’AKP au pouvoir, et du séisme. Adossé à un sujet sensible comme ce dernier, l’objectif principal de ces projets met en avant de meilleures conditions de vie pour les habitants de gecekondus, des espaces de vie sains, plus adaptés aux éventuels risques de catastrophe. Cette méthode de marketing est trompeuse car en réalité, le but principal est d’entretenir le système tenu par la force économique et la rentabilité que permet le secteur de la construction, de libérer les terrains sur lesquels les quartiers de gecekondus étaient auparavant installés. En effet, ces projets sont destructeurs pour les habitants car leurs conséquences sociales sont désastreuses. Obligés de quitter leur maison et leur quartier, de renoncer à un mode de vie familier et de s’adapter à un nouvel environnement, les habitants vivent un nouvel exode. De vastes et luxueux lotissements prennent la place des gecekondus détruits.116 Nous allons voir à travers quelques exemples de transformation urbaine, que ces projets sont loin de créer des villes « saines » et « vivables ».

YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALIŞKAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru & DÜNDAR Uğur, « İstanbul Dönüşüm Coğrafyası » dans Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, 2014, pages 11 et 12. 115

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 269. Traduction de Sylvie Muller. 116

73


74


2.2.1 Fikirtepe : un symbole de gentrification Si la transformation urbaine se développe à toute vitesse dans toutes les grandes villes turques, elle se concentre particulièrement sur la mégalopole d’Istanbul, à fortiori menacée par le séisme et représentant le centre économique et culturel du pays. Dans cet objectif ultime des grands investisseurs, un des plus grands projets de transformation se situe à Fikirtepe, qui en est l’illustre exemple. Ce PTU est le plus médiatisé en Turquie, tant par la démarche de projet qui a causé de nombreux conflits avec les habitants, que par les chantiers interminables des grandes entreprises de construction. Dix ans plus tard, le projet demeure toujours inachevé, une partie des chantiers étant abandonnée à cause de nombreuses faillites. Toutefois, la forme urbaine engendrée et les conséquences sociales sont déjà visibles. Le remplacement des gecekondus de Fikirtepe par un ensemble très dense de tours vitrées comme emblème d’une vie qualitative et moderne, est un phénomène massif de gentrification et de séparation des classes sociales. Fikirtepe fait partie des quartiers de gecekondu les plus anciens d’Istanbul. Il a été créé pendant l’urbanisation rapide qui a suivi les années 1950117. Avec la migration interne des années 1960-1970, la population du quartier et le nombre de gecekondus n’ont cessé d'augmenter. Pendant la période de commercialisation et de légalisation des gecekondus, dans les années 1980, une grande partie des gecekondus de Fikirtepe s’est verticalisée et a évolué en « apartkondus (cf. 1.2.3) ». Elle a également bénéficié des amnisties et changé de statut juridique118. Mais de par le mode de vie et la culture de quartier qui y régnait, Fikirtepe demeurait un quartier avec une forte identité populaire. Ce quartier informel qui avait une histoire de développement assez similaire à d’autres quartiers de gecekondus stambouliotes se distinguait par son emplacement central à Istanbul.119 Situé dans l’arrondissement de Kadikoy, près du Bosphore, il avait donc une importance pour la connexion entre les deux rives. Il a très vite attiré l’attention des investisseurs, en tant que zone de transformation stratégique soumise à une spéculation foncière importante. Lancé comme un projet exemplaire en 2011 par le gouvernement d’AKP, le début du PTU de Fikirtepe monte jusqu’en 2005 avec la déclaration de la zone comme zone spéciale de transformation. Du fait de nombreuses complexités juridiques, le PTU a pris dix ans plus de dix ans et a subi énormément de modifications, ce qui est un parfait exemple du dysfonctionnement des gestions à long terme des projets en Turquie. Débuté par le secteur public, aujourd’hui les principaux acteurs sont les 117 AYIK

Uğurcan, « Kuştepe ve Fikirtepe’de Kentsel Dönüşümün Karşılaştırmalı Analizi », article publié dans Al Farabi International Congress on Social Sciences, Gaziantep, 2018, page 193. 118

Ibid.

119 AKARI

Ufuk, « Fikirtepe Son Mahalle », dans Uzak, n° 3, décembre 2020, page 38. 75


entreprises privées de construction. En résumé, il s’agit d’une transformation « sur place » qui ne vise pas à expulser les habitants mais à faire un échange des propriétés existantes avec une part dans le nouveau projet.120 Cette approche est basée sur l'accord des investisseurs et des propriétaires des immeubles de Fikirtepe.121 Plusieurs entreprises de construction ont commencé à y construire des logements de luxe ainsi que des buildings de bureaux, après avoir convaincu les habitants avec des tactiques de marketing offensives. Ainsi, les propriétaires qui cèdent leur bien aux entreprises sont devenus bénéficiaires d’un appartement dans un de ces nouveaux projets qui se montent sur place. Bien qu’il nous soit impossible de rentrer dans la complexité administrative de ce PTU dans le cadre de la présente recherche, on peut entrevoir à travers quelques données et des images de ce qui a déjà été fait, les résultats de ce projet de « nouveau Fikirtepe ». Tout d’abord, il s’agit d’un projet urbain complètement hors échelle, à la fois en termes de densité, d’aménagement et d’architecture. Quelques chiffres démontrent l'extrême changement de dimension à venir : autrefois habitée par 50 mille personnes, ce PTU vise à faire de Fikirtepe122 une nouvelle ville de 4 millions de m2, qui sera habitée par 140 mille personnes et constituera un lieu de travail pour 60 mille.123 Cela représente le quadruple du nombre initial d’habitants d’un quartier que nous pouvons déjà considérer comme très dense. Ainsi, des projets qui sont détachés de la réalité et qui sont très proches les uns des autres se construisent dans des îlots, avec une morphologie qui empêche toute communication avec l’extérieur. Les logements de luxe conçus en forme de complexes sécurisés (de gated communities), donnent une image illusoire de modernité et essayent d’attirer les clients avec des promesses de confort et de services : des piscines, des espaces de sport, des aires de jeux pour enfants, des centres commerciaux exclusifs. Dans une logique de pouvoir vendre le plus de logements possibles, les bâtiments sont conçus au maximum de la hauteur autorisée. Il s’agit d’une architecture verticale écrasante qui crée un paysage de gratteciels, et qui par son aménagement séparateur, renforce davantage la ségrégation sociospatiale. De plus, malgré la promotion de ces nouveaux bâtiments comme « résistants au séisme », la qualité du bâti laisse à désirer. Un reportage met en lumière un manque

ÖZDEMİR Dilek & DİNÇER Aydın, « Kentsel Dönüşüm, Fikirtepe’de ‘Piyasanın Görünmez Eli’ne Kamu Sektörünün Görünür Müdahalesi », dans Mimarlık, n°389, mai-juin 2016, (en ligne) URL : http:// www.mimarlikdergisi.com/index.cfm?sayfa=mimarlik&DergiSayi=403&RecID=3920, consulté le 07.10.2021. 120

121

KENTSEL STRATEJI, Fikirtepe, projeyi yeniden düşünmek, mai 2016, introduction (önsöz).

La zone du PTU de Fikirtepe regroupe en effet 4 différents quartiers (mahalle) : les quartiers de Fikirtepe, Dumlupınar, Eğitim et Merdivenköy. 122

123

KENTSEL STRATEJI, Fikirtepe, projeyi yeniden düşünmek, mai 2016, page 78. 76


d’inspection dans les chantiers et souligne le fait que ces projets ne servent qu’un objectif, de faire des bénéfices.124

« Parlons de Fikirtepe que nous connaissons comme le quartier de transformation le plus rentable. Les personnes qui ont l'intention de vivre dans les nouvelles tours de Fikirtepe y supportent la vie six mois ou maximum un an. Il s'agit d’énormes gratte-ciels n’ayant même pas de fenêtres qui s’ouvrent. Comment les gens peuvent-ils y habiter ? » Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4

photo de Akgün Adatepe, Fikirtepe, Istanbul, mai 2021

124

Documentaire de 140 journos, Toz toprak fikirtepe, 2017, minutes 00:52 - 01:04. 77


Toz toprak Fikirtepe, a visual essay, 140 journos, 06.11.2017 URL : https://140journos.com/toz-toprak-fikirtepe-visual-essay-5bce20415154, consulté le 03.11.2021.

Diken, 07.07.2020, photo DHA URL : https://www.diken.com.tr/kentsel-donusumun-merkezi-fikirtepede-site-sakinleri-isyandayedi-gundur-elektrik-yok-sular-pis-akiyor/, consulté le 03.11.2021. 78


Ce que l’on observe aujourd’hui à Fikirtepe, c’est une politique de remplacement d’une classe populaire par une classe riche dans une zone centrale de la ville. Le renouvellement a comme conséquence sociale le départ des anciens habitants du quartier. Lancé comme un « projet pilote » pour la transformation sur place, ces projets sont pratiquement inhabitables pour les anciens habitants de Fikirtepe. En effet, même s’ils deviennent bénéficiaires dans les nouveaux logements et qu’ils peuvent en théorie habiter dans le nouveau Fikirtepe (si un jour les projets sont complètement terminés), le mode de vie proposé par les logements de luxe ignore complètement la culture d’habiter et la situation économique de cette population. Ces habitants n’ont ni l’habitude de vivre dans des gratte-ciels qui se cachent de la rue et des voisins, ni les moyens de payer les charges mensuelles élevées, équivalentes à un loyer.125 Avec ces changements, ils sont tacitement poussés à partir de Fikirtepe. Ainsi, ce qui leur est apporté avec ce projet ne va pas au-delà d’un gain économique par l’échange de leur logement. En revanche, ayant perdu leur lieu de vie et la plupart des chantiers étant aujourd’hui arrêtés, les habitants sont confrontés à de multiples incertitudes pour le futur. Ce qui se passe à Fikirtepe c’est la fin d’un quartier construit avec des efforts d’une classe ouvrière, qui a longtemps été la scène d’une culture d’habiter. C’est la victoire de l’argent, de la façade et de l’esprit de grandeur sur l’humain, l’autoconstruit et l’instinctif. Actuellement, la transformation incontrôlée de Fikirtepe peut être vue comme un chaos qui parait interminable. Dans cet exemple extrême de PTU, il ne s’agit pas d’une transformation de l’existant, mais d’un processus de récréation de l’espace de zéro. Ce processus de tabula rasa ne sert que les intérêts économiques d’un gouvernement qui se nourrit majoritairement des apports du secteur de la construction. Par conséquent, une classe devient très riche tandis qu’une autre se retrouve rejeté et appauvrie. Chassés du centre-ville par les nouvelles forces du capital, « les pauvres des quartiers se retrouvent dans un processus infini au nom de la transformation urbaine ».126 On voit alors apparaître dans la ville un nouveau paysage néolibéral. Fikirtepe est un symbole de la transformation d’Istanbul, une impasse, actuellement « un cimetière à chantier ».

125

Ibid., minutes 04:38 - 04:58.

126 AKARI

Ufuk, « Fikirtepe Son Mahalle », dans Uzak, n° 3, décembre 2020, page 38. Traduction de

l’auteure. 79


2.2.2 Une dystopie urbaine d’Ankara : le Nouveau Mamak Sûrement moins attrayante pour les investisseurs que la ville internationalement connue d’Istanbul, Ankara subit néanmoins une transformation massive. Cette capitale urbanisée par la fondation de la République (1923), elle est le terrain des premiers gecekondus, ainsi que les premiers projets de transformation urbaine. Beaucoup de ses quartiers de gecekondus sont aujourd'hui en train d’être démolis. Ceux qui restent près du centre se couvrent de gratte-ciels (comme Dikmen), tandis que ceux qui restent à l’extérieur de la ville accueillent des blocs de logements sociaux construits par TOKI. Nous pouvons prendre l’exemple de Mamak pour aborder un autre type de transformation urbaine que Fikirtepe. Situé loin du centre-ville et considéré comme un des ghettos d’Ankara, les gecekondus de Mamak se remplacent progressivement par des tours de logements sociaux. Il en résulte une toute nouvelle structure socio-spatiale de banlieue. Le projet de transformation du Nouveau Mamak (Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi, YMKDP), qui est un projet en cours, démontre manifestement ce phénomène de restructuration multidimensionnelle au travers de la métamorphose d’un quartier auto-construit en une « dystopie urbaine ». Mamak a été pendant longtemps un quartier lié à l’arrondissement de Çankaya, jusqu’à ce qu’il devienne un arrondissement indépendant d’Ankara avec son étalement progressif. Situé vers l’entrée-est de la ville, il a été à partir des années 1950, le premier point d’ancrage pour les migrants de l’Anatolie de l’Est.127 De fait, il est devenu un des lieux les plus denses en gecekondus. Cette forte présence d’habitats informels mélangée à la pauvreté des habitants a donné à Mamak une image négative, une vision de ghetto. Néanmoins, avec l’orientation du capital vers l’espace urbain, les terrains de cet arrondissement ont commencé à gagner de la valeur.128 Au fil du temps, de nombreux PTU ont été dessinés dans différents quartiers de Mamak129. Au départ concentré dans les zones proches de Çankaya, le concept de la transformation urbaine est peu à peu arrivé jusqu’à la partie la plus pauvre de Mamak. Le PTU de Nouveau Mamak est un des projets de transformation de la partie socio-économiquement la plus défavorisée de l’arrondissement. Débuté en 2008, il s’est vite retrouvé dans un processus inextricable. Cette fois la complexité de la mise en place du projet était surtout liée aux conflits et procès des habitants sur la division des parts. Commencé sous la responsabilité de la municipalité de Mamak, le projet a GÖZÖZKUT B. & M. SOMUNCU, « Ankara’da Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi Ölçeğinde Dönüşen Mekânlar, Değişen Gündelik Hayat Pratikleri » dans Journal of Ankara Studies, n°7(1), 2019, page 110. 127

128

Ibid.

Les plus importants sont les PTU de Altıağaç-Karaağaç-Hüseyin Gazi, Durali Alıç, Ege, Doğukent, Gülseren Anayurt et Yatık Musluk-Altınevler. Source : Ibid. 129

80


été transféré par la suite à la municipalité métropolitaine d’Ankara, le principal acteur de projet restant TOKI. Aujourd'hui, à cause d’un retard considérable dans les délais impartis, les habitants attendent depuis treize ans d’enfin accéder à leur logement promis. Suite à des démarches variées de déplacement des habitants, ce PTU suit finalement le processus d’une transformation « sur place ». Celle-ci consiste en la construction de logements dans des cités sécurisées de TOKI, des parcs gigantesques et des espaces publics tels que « des aires de loisirs géants » comme évoqué sur le site de la municipalité de Mamak130. Une grande partie des logements construits sera donc habitée par les anciens habitants de gecekondus, et le reste sera à vendre pour apporter du profit. Aux habitants qui n’ont pas les moyens de payer la somme déterminée pour devenir propriétaire, un crédit est proposé. La transformation comprendra une zone totale de 7 millions de mètre carrés131, regroupant 13 quartiers différents (mahalle), en 11 étapes132. Le renouvellement visé passe par la démolition d’environ 14 mille de gecekondus, dont 11 mille sont issus de la première génération : de plain-pied et à fortes caractéristiques rurales. Environ 50 mille espaces de vie modernes seront construits pour une population de 200 mille personnes.133 Ainsi, comme pour Fikirtepe, il s’agit d’un projet hors échelle, mais cette fois loin du centre-ville, et non pas pour attirer une classe riche, mais pour une population pauvre, celle des habitants de gecekondus. L’objectif de ce PTU est donc - comme évoqué sur le nom du projet -, de créer un Nouveau Mamak : une nouvelle ville de cités de TOKI séparées les unes des autres par des grillages. Cette intention de renouvellement s’inscrit parfaitement dans une démarche de projet néolibérale, car elle porte principalement sur l’image et le profit apporté par la transformation. En faisant un nettoyage dans cette partie de la ville vue comme délabrée car concentrée en gecekondus, une nouvelle image sera donnée à une des entrées de la ville d’Ankara134. En effet, un imaginaire positif de cette forme urbaine de tours dupliquées et de cités fermées (qui en termes d’urbanisme est plus que « planifié », au moins militaire, mécanique et glacé) essaye d’être créé par les responsables. En ce qui concerne la rentabilité du projet, la possibilité de construire des Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi, site officiel de la mairie de Mamak, URL : https:// mamak.bel.tr/kentsel-ve-rekreasyon-alanlari/yeni-mamak-kentsel-donusum-projesi/?filter=kentseldonusum, consulté le 10.10.2021. 130

131

Ibid.

GÖZÖZKUT B. & M. SOMUNCU, « Ankara’da Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi Ölçeğinde Dönüşen Mekânlar, Değişen Gündelik Hayat Pratikleri » dans Journal of Ankara Studies, n°7(1), 2019, page 110. 132

133

Ibid., page 111.

134

Un des projets semblables est le projet de transformation de l’entrée Nord d’Ankara (cf. 1.1.3). 81


immeubles à multiples étages sur les terrains des gecekondus à un étage permet la création des logements à vendre et apporte un gain économique à TOKI. Une grande innovation ? Comme les images suivantes le reflètent de manière évidente, ce qui est le plus frappant dans ce projet est un changement radical de forme urbaine et de typologie de logement. D’un urbanisme développé progressivement avec une accumulation dans le temps de diverses actions d’habitants, on passe à une forme urbaine quadrillée, homogène, directrice, construite et terminée. Pour la typologie de logement, le passage se fait d’un gecekondu à un appartement dans des immeubles de 20 étages. Un changement visuel amène obligatoirement un changement lui aussi radical dans le mode de vie. En réalité, il y a un grand flou sur ce qui est souhaité avec cet aménagement opposé à l’organisation des gecekondus : est-ce que l’un des objectifs est de changer le mode de vie des habitants en leur imposant cette typologie d’habitation en immeuble ? Ou est-ce plutôt le manque de réflexion sur les usages de ses futurs habitants, avec l’objectif d’une simple transformation du bâti ? En tout cas il est clair que cet urbanisme qui veut avant tout être planifié, met en place un mécanisme de contrôle totalement en contraste avec l’essence même de l’organisation des gecekondus. Ces habitats auto-construits et habités par une même population, où l’intervention sur l’espace est un signe naturel de liberté, sont remplacés par des logements et des espaces publics déterminés, délimités, impossibles à s’approprier pour les habitants, « où aucune créativité n’est permise » : il en résulte souvent une inadaptation et un grand malaise. Le passage d’un gecekondu à un logement social de TOKI cause de nombreuses difficultés d’adaptation tant pour le rapport à l’espace que pour les relations sociales. En effet, « la forme spatiale de la ville est un déterminant fondamental du comportement humain135 ». À partir de diverses études de cas, il est possible d’observer que cette inadaptation engendre des conséquences sociales variées, notamment la disparition de la vie de quartier et des relations de voisinage. Les logements de TOKI étant de manière générale construits selon la même logique, indépendamment du contexte géographique (ce qui renforce la standardisation), ils constituent un concept, un même type de logement. Ce modèle de logement par la pauvreté de sa conception met en lumière les bons côtés des gecekondus. Il est alors important de le remettre en cause et d’évoquer les changements amenés avec ce type d’habitat. Nous allons chercher à comprendre en quoi ce modele d’habitat est défaillant dans un autre chapitre (cf. 2.3.1).

HARVEY David, Sosyal adalet ve sehir, cité dans GÖZÖZKUT B. & M. SOMUNCU, « Ankara’da Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi Ölçeğinde Dönüşen Mekânlar, Değişen Gündelik Hayat Pratikleri » dans Journal of Ankara Studies, n°7(1), 2019, page 112. Traduction de l’auteure. 135

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Le PTU de Nouveau Mamak est un exemple différent de la métamorphose de Fikirtepe, même si les deux reconstruisent des espaces et ne transforment pas l’existant. Le projet de Nouveau Mamak illustre ce qui se fait pour la population des gecekondus, pour l’avenir des périphéries des grandes villes turques qui seront probablement devenues des villes à part entière de cités de TOKI. On y verra de grands espaces vides, un ensemble de bâtiments dupliqués et alignés dont le caractère moderne sera discutable. Ne donnant aucune liberté créatrice, cette forme urbaine n’a rien de démocratique. Niant la réalité des habitants, elle devient une dystopie urbaine. Plus tard y verra-t-on des villes fantômes ?

URL :https://www.yda.com.tr/ydagroup/mamak-kentsel-donusum-projesi-1-550-konutankara/, consulté le 02.01.2021.

« Les villes ne s’agglomèrent plus par connivences hasardeuses et successives : elles se planifient maintenant comme un théorème. Compliquées et non complexes. Naïvement, on a cru alors qu’une accumulation de calculs et de mécaniques pouvait décider de sa forme et remplacer définitivement les stratifications instinctives. » Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 59 83


- AVANT -

« Ils sont d’abord vidés de leur passé, de leurs habitants, de leur désordre, puis curés, nettoyés jusqu’à l’os, et remis à neuf comme une mécanique artificielle. » Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 3

- APRÈS -

photo de Akgun Adatepe, le 2021, Fikirtepe, Istanbul

les deux photos sont publiées sur le site officiel de la mairie de Mamak, URL : https://mamak.bel.tr/kentsel-ve-rekreasyon-alanlari/yeni-mamak-kentsel-donusumprojesi/?filter=kentsel-donusum, consulté le 05.10.2021. 84


La transformation urbaine est avant tout politique. Le maire actuel de la métropole d’Ankara, Mansur Yavaş est un membre de CHP (le parti de l’opposition à l’AKP), élu en 2019. Il ne défend pas les mêmes valeurs que Melih Gökçek (l’ancien maire d’Ankara pour une durée de 23 ans). La photo ci-dessus est prise à Mamak Karaağac, un ancien quartier de gecekondus aujourd’hui transformé. Dans une vidéo publiée en juillet 2020 par la municipalité métropolitaine d’Ankara, Yavaş critique cette forme urbaine massive et inhumaine. Il exprime également une envie de trouver un autre moyen de transformer les quartier populaires. La vidéo commence par l’image ci-dessous, avec la note : « NOUS N’ALLONS PAS CONSTRUIRE CE GENRE DE BÂTIMENTS. »

lien de la vidéo URL : https://www.youtube.com/watch?v=hn00ySOPqSk, consulté le 03.11.2021 85


2.2.3 Ceux qui luttent pour une transformation alternative : Karanfilköy Les deux exemples de PTU que nous avons examinés nous montrent la réalité de la transformation urbaine en Turquie. Réalisés soit-disant « pour améliorer les conditions de vie des habitants », ils ne pensent en réalité aucunement à la vie de ses usagers et mènent à des formes urbaines invivables. Les intérêts économiques derrière ces projets ainsi que leurs conséquences sociales sont désormais connus à travers la situation actuelle des centaines de quartiers de gecekondus en Turquie. Face à ce constat effrayant, comment les habitants des quartiers nouvellement confrontés à une potentielle transformation se situent-ils face à l’effacement possible de leur habitat ? En fait, leurs réactions divergent : certains sont pour la transformation car les gecekondus sont devenus techniquement obsolètes et dangereux, tandis que d’autres ont peur de ne plus retrouver la vie de quartier qui leur est chère. Dans une zone très centrale à Istanbul déclarée comme zone de transformation, à Karanfilköy, les habitants à la fois défendent la nécessité de la transformation et ne veulent pas perdre leur culture de quartier. Une association qu’ils ont fondé réfléchit alors sur une transformation alternative : « un projet de transformation qui pense d’abord l’humain, l’usager de l’espace, pas le bâti ou l’argent en premier lieu. » Un projet exemplaire est-il en train de naitre ? Les notes de mon enquête dans le quartier et notamment celles de mon entretien avec le président de l’association AK-DER révèle ainsi les enjeux d’un projet plein d’espoir.136 Karanfilköy est le seul quartier de gecekondus à Beşiktaş. Les premières installations dans le quartier se sont faites il y a 70 ans, par des migrants de l’Est de la Mer Noire et par la suite de l’Anatolie centrale et les premières infrastructures sont arrivées dans le quartier en 1987. Aujourd’hui, il y a une vraie vie de village dans une zone entourée des quartiers les plus riches d’Istanbul, remplis de buildings et de logements de luxe, de villas. Ce qui y est unique c’est donc la présence d’une culture d’habiter dans le quartier, qui est l’identité de Karanfilköy. La mixité et la bonne entente entre les habitants sont essentielles pour la continuité de cette culture du vivre ensemble. En effet, les habitants de différentes origines, de croyances et d’opinions politiques se retrouvent ici, se respectent et s’entraident. La résistance contre deux tentatives de démolition a soudé les habitants et leur a fait comprendre la force de la collectivité et de la solidarité. « Avec la construction du deuxième pont du Bosphore, le pont de FSM les promoteurs ont commencé à s’intéresser à notre quartier. En 1996 ils sont venus un matin avec des bulldozers pour la démolition. Nous étions surpris, avons dû résister coûte que coûte. Et nous avons réussi, ils sont partis sans démolir une grande partie du quartier. » Entretien avec Şinasi Yalçın, cf. Annexe n°8, page 221. Les extraits de la page 86 à 89 sont tirés de ce dernier. 136

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L’association de quartier AK-DER (Akatlar Derneği), est une organisation publique et sociale, fondée en 1992 pour défendre les droits des habitants et renforcer la solidarité. Elle essaye de sortir du cadre classique d’association de gecekondu, en organisant diverses activités comme des panels, des cours. En ce qui concerne l’avenir du quartier, l’association a fait une première proposition qui révèle leur attachement aux gecekondus : « Nous avons proposé quelques idées de projet : par exemple nous voulions que nos gecekondus restent en place tout en étant légalisés (car avant tout nous aimons nos maisons) pour servir d’exemple de quartier de gecekondu dans le futur où il n’y aura plus aucune trace de ce type d’habitat auto-construit. L’idée était que le quartier soit qualifié comme une zone à protéger (SIT). Évidemment ils ont refusé cette proposition. »

Pour la première fois en 2005, la transformation urbaine a été évoquée pour Karanfilköy. Aujourd’hui les fonciers appartiennent à la municipalité d’Istanbul, et personne n’a de titre de propriété dans le quartier, la plupart ont des titres provisoires. Les habitants avaient dès le début la volonté de penser à une solution résiliente, une transformation « sur place » (yerinde dönüşüm), afin de pouvoir habiter toujours au même endroit, mais dans de nouvelles constructions. C’était en quelque sorte la première condition d’un projet alternatif aux PTU visant à gentrifier les zones près du centre-ville en expulsant les habitants de gecekondus.

« En Turquie la politique dominante de transformation urbaine c’est un changement complètement du haut vers le bas. Ce sont les immeubles que l’on veut changer, pas la vie des gens ou leurs conditions de vie. »

Suite aux demandes insistantes de l’association, une proposition a été faite par la présidence, de faire un accord avec l’entreprise de construction MESA pour la future transformation de Karanfilköy. En mai 2016, il y a eu le protocole pour le projet de transformation et ils ont déclaré le quartier Zone de Transformation Urbaine, pour au total 650 foyers et 70 commerces. Mais la vrai approbation a été faite avec l’arrivée de İmamoğlu137 au poste de maire de la Métropole d’Istanbul. MESA a pris l’approbation du Ministère de l’Urbanisme et de l’Environnement et de la présidence le 6 avril dernier. La cadre formel du projet alternatif était mis en place. Ekrem İmamoğlu est le maire de la Métropole d’Istanbul depuis 2019, un membre de CHP, le parti d’opposition à celui d’Erdoğan (AKP). 137

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Le caractère alternatif de ce projet est lié à deux aspects : une démarche participative de projet et la mise en place des principes d’un aménagement architectural et urbain qui permettraient de garder quelques aspects de la vie de quartier. Concernant la participation, les responsables de l’association ont réalisé des réunions chez les habitants pour parler au sujet du PTU et prendre leur avis. Ils ont ensuite archivé les paroles des habitants sous format vidéo. Ainsi, c’est un ensemble d’avis et d’idées qui a crée le projet, une démarche respectueuse et démocratique. Pour déterminer les parts des bénéficiaires dans le nouveau projet, l’association a catégorisé les gecekondus existants selon les dimensions (m2), la présence de commerce, en se basant sur les vues aériennes. En ce qui concerne les typologies des bâtiments devant être construits, elles seront en forme de maisons en bande avec des jardins (sıra bahçeli evler), et des appartements avec des terrasses dans les blocs d’immeubles. Ces blocs ne vont pas dépasser R+4, contrairement aux typologies dominantes (des tours et des grattes-ciels), il y aura une architecture basse qui permettra une meilleure communication avec la rue. Ce qui est essentiel dans un quartier de gecekondus est le rapport aux espaces extérieurs, à la rue et aux jardins. La conception du projet de logement à travers ce rapport à l’espace extérieur pourrait être vu comme la principale différence à venir avec la transformation dominante. Enfin, toujours en cours de préparation, Karanfilköy demeure un lieu d’espoir pour une transformation « pour et avec l’humain », contrairement à la transformation courante « pour et avec l’argent ». Cet exemple met en lumière l’importance de la lutte des habitants dans la démarche de la transformation urbaine. Si ce processus alternatif a pu se mettre en place, c’est grâce à l’organisation collective des habitants autour d’une association. Ayant peur de perdre leur culture de quartier, leur mode de vie qui leur convient depuis des décennies et leurs relations de voisinage, les habitants ont affronté avec solidarité et courage toutes les complexités politiques de la démarche. L’organisation collective parait le seul moyen de lutter contre ces projets tant que les politiques de transformation restent telles quelles. Ainsi, le projet défend qu’une réelle transformation urbaine passe par la participation, la prise de parole des habitants sur leur habitat.

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« Les promoteurs sont venus nous dire qu’on était des envahisseurs et qu’on n’avait pas le droit de rester ici. Pour moi, les vrais envahisseurs sont les gratte-ciels qui envahissent le ciel de tout le monde, pas ceux qui devaient s’abriter dans l’urgence sans avoir d’autre choix et qui ont fini par construire leur habitat tout seul avec beaucoup d’efforts. Il faut arrêter d’exclure et de mépriser les habitants de gecekondu car nous sommes les vrais occupants de ce quartier. Il faut d’abord changer l’imaginaire des gens sur ces habitats, il est essentiel de porter un nouveau regard pour faire bouger les choses. Tout dans un habitat de gecekondu, est fait avec une attention particulière aux usages. C’est un ensemble de savoir-faire qui subsistent et ces habitants savent plus que les citadins qui ont une vie beaucoup plus facile. »

photo de l’auteure, Karanfilköy, Istanbul, le 26.04.2021

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Karanfilköy actuel en images enquête de terrain, cf. annexes page les quatre photos sont de l’auteure, Karanfilköy, Istanbul, le 26.04.2021

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Pour l’instant, il n’y a aucune image diffusée du projet à venir dans le quartier.

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« Ces habitants ont leur culture propre et on leur fournit pour des raisons inexplicables exactement le contraire de ce que leur « être social » demande pour survivre dans des sociétés dures et tranchantes. » Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 59 92


2.3.1 La défaillance des logements de TOKI Nous avons vu à travers quelques exemples de PTU différents que la transformation urbaine signifie la recréation de l’espace urbain, de rasage des quartiers informels en Turquie. L’effacement des gecekondus du paysage urbain représente pour une grande partie des habitants un déplacement vers des logements construits par TOKI. Un nouveau mode de vie attend les bénéficiaires de ces logements : une vie d’appartement dans un des immeubles d’une cité fermée et « sécurisée » avec des grillages, une vie sociale à découvrir dans de grands espaces communs. Une vie à l’opposé de ce que les habitants ont connu leur est aujourd’hui imposée, tout en étant montrée comme porteuse d’améliorations dans le mode d’habiter. « D’après le discours dominant, les PTU servent les intérêts des occupants qui, débarrassés de leur maison « hideuse », « insalubre » et « délabrée », sont installés dans un logement « moderne » et tout confort, avec des services de haut de gamme138. » Cependant, le résultat de la plupart de ces déplacements s’avère comme une inadaptation générale à la nouvelle vie de cité. De par l’absence de considération de la culture d’habiter de cette population dans la conception de projet et les conséquences sociales qui en résultent - notamment la perte des relations de voisinage -, ce modèle de logement est vu comme socialement défaillant. Mais la défaillance des logements de TOKI ne se limite pas à ce caractère (anti)social139 : le changement de rapport à l’espace, les difficultés économiques rencontrées dans la vie en logement collectif, l’organisation mécanique, le système réglementé et la spatialité homogénéisée des cités y jouent également un rôle indispensable. Le premier gros changement que les blocs de logements entraînent dans le mode de vie des habitants est une amélioration dans le confort matériel de l’habitation. En effet, ces immeubles offrent une facilité d’accès aux besoins élémentaires dans les habitations comme l’eau courante, l’eau chaude et l’électricité. Toutes les infrastructures essentielles qui ont mis des années à venir jusqu’aux gecekondus, et qui ne se sont peut-être jamais vraiment bien installés, ici sont proposées d’office. De plus, l’existence d’un ascenseur dans l’immeuble et du bitume sur les chemins d’accès participent aux promesses d’un quotidien plus facile. Un caractère « moderne » qui constitue le principal point d’attraction revendiqué par les responsables de projet est d’abord donné à ces nouveaux espaces de vie par ces services. Pour certains habitants de gecekondus, surtout ceux qui font partie des premières générations de cet habitat informel et qui commencent à être âgés, cet accès à un confort matériel semble représenter un changement révolutionnaire. ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 269. Traduction de Sylvie Muller. 138

« (Anti)sosyal konut modeli » en turc, expression empruntée au documentaire Ekümenopolis, minute 54:00. Traduction de l’auteure. 139

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Ilknur: Ça paraissait très attrayant aux gens d’imaginer qu’ils allaient vivre en appartement. Vivre dans un gecekondu ne paraissait pas agréable. Les conditions de vie étaient beaucoup plus pénibles. Imagine, la maison n’a qu’un poêle pour se chauffer, tu vas dans la cuisine, il fait glacial, tu essayes de prendre une douche, tu gèles. Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Bien que ce confort matériel permette de meilleures conditions de vie, il ne représente pas toute la réalité du changement de mode de vie des habitants. Tout d’abord, on témoigne d'un décalage important concernant la conception des logements et les usages quotidiens de la population destinée à y habiter. Comme il est possible de le voir dans l’exemple du PTU de Nouveau Mamak, il existe une homogénéité dans les bâtiments de TOKI. En effet, ces projets s’inscrivent dans une logique néolibérale ayant pour but de produire le plus de logements possibles dans les plus brefs délais (le logement étant vu comme une marchandise). Les logements sont alors conçus sur un plan d’appartement standardisé.140 Ces plans sont le plus souvent calqués sur les logements de la classe moyenne, correspondant à l’aménagement des espaces qui répondent aux besoins propres de cette classe sociale. Ainsi, la mise en œuvre du « plan standard » contredit les besoins et les usages des anciens habitants de gecekondus. Aucun espace n’est prévu pour le stockage des provisions venus du village, ni pour les activités comme laver des tapis. Il n’y a aucune flexibilité dans l'espace qui permettrait d’effectuer des changements en fonction des besoins. Ayant quitté leur habitat dont l’essence est fondamentalement évolutive, ces habitants ne peuvent aucunement intervenir dans les espaces afin de les adapter à leurs usages. Une même incompatibilité est ainsi valable pour les espaces extérieurs. Alors que les acteurs des PTU font des promotions avec des chiffres montrant la dimension des espaces verts à être créés, ces espaces n’ont rien à voir avec la notion de jardin d’un gecekondu. Les habitants ne peuvent ni planter des légumes ni des arbres fruitiers pour créer un support économique dans ces immenses espaces prédéfinis et fermés à toute interaction habitante. Malgré ces limites clairement définies dans les espaces des cités de TOKI, qui essayent en quelque sorte de mettre les habitants dans un cadre stricte avec des usages décalés, les habitants n’abandonnent pas toujours leur mode de vie qui leur permet de subsister économiquement et socialement. Ainsi, on observe une opposition marquée entre la conception « moderne » de la cité et son utilisation « rurale » par les habitants venus des gecekondus. Cette opposition crée des désaccords continuels sur la manière de se comporter dans les espaces communs, les pratiques de la vie quotidienne

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 20. 140

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transgressant presque toutes le règlement établi par TOKI.141 En effet, la vie de cité est une vie réglementée ; selon l'administration de la cité, les habitants des anciens gecekondus doivent apprendre « la vie d’appartement »142. En plus d’un manque de considération pour la conception du projet, il y a un certain mépris dans ce discours qui traite les habitants de gecekondus comme des personnes inadaptées à la vie urbaine et qui souligne une volonté de transformation de leur mode de vie. Outre cette incompatibilité concernant les usages, un autre décalage entre les logements de TOKI et les habitants se montre dans la dimension économique du quotidien. Faisant partie d’une classe économiquement défavorisée, les habitants de gecekondus, avaient trouvé des mécanismes qui viennent d’un savoir-vivre rural et qui leur permettait de réduire leurs dépenses quotidiennes. Dans les nouvelles cités, non seulement il n’y a plus de place pour ces mécanismes, mais ces habitants à revenus bas se retrouvent aussi dans l’obligation de payer des charges mensuelles pour l’entretien des espaces communs. Payant déjà les traites du crédit qui leur permet d’être propriétaire de leur logement, ces charges constituent un deuxième poids économique pour cette population.

Birce : Et dans l’appartement votre vie est devenue plus facile qu’avant ? Nalan : Non pas du tout… Avec les charges mensuelles etc, il y a tellement plus de dépenses… Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Ces changements dans le mode de vie et les usages se reflètent ainsi dans les relations humaines. Une des conséquences sociales les plus importantes du passage à une vie d’appartement concerne les relations entre les voisins. Le modèle de logement proposé par TOKI engendre une individualisation dans la vie quotidienne. La superposition des habitations et la multiplicité d’étages empêchent toute communication spontanée que l’on pouvait trouver dans des quartiers de gecekondus, entre les maisons et la rue. Autrefois, les habitants trouvaient dans leur quartier des espaces de partage spontanément créés, mi-privés mi publics, qui permettaient de s’asseoir, d’interagir sans gêner personne. De par la solidarité et l’entraide nécessaire à la survie, les voisins étaient devenus comme une famille. Aujourd’hui les habitants des cités de TOKI expriment le fait qu’ils ne connaissent même pas leurs voisins. En effet,

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 270. Traduction de Sylvie Muller. 141

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 20. Traduction de l’auteure. 142

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le lien tissé avec un espace résulte aussi d'un partage culturel mutuel.143 L’absence d’espaces permettant ce partage amène une difficulté d’appropriation spatiale, les habitants restent étrangers aux espaces communs de la cité et aux autres habitants. Enfin, si affronter les difficultés matérielles du gecekondu n’était possible qu’en étant en collectivité, on peut dire qu’aujourd’hui dans les cités il s’agit toujours d’une vie difficile, mais cette fois dans la dimension immatérielle et à l’échelle individuelle.

Nalan : Oui mon appartement est bien je suis contente mais il n’y a pas de voisinage comme avant. On est tous venu du village. Depuis 2008 j’habite en appartement. Et avant j’habitais dans un gecekondu vers Pamuklar. (…) Birce: Votre vie était-elle plus facile dans le gecekondu ? Nalan : Oui bien sûr, les voisins me manquent. Maintenant le voisin d’à côté ne nous connaît même pas. On avait plein d’arbres, des muriers, pommiers… Entre 48 appartements de mon immeuble je ne connais personne je crois. Je connais un peu ceux d’à côté mais on n’a pas vraiment de complicité. Je ne connais que mon voisin du 11ème étage. Personne n’a envie d’être en contact avec personne. Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Birce: Et quand vous avez aménagé en appartement ça vous paraissait étrange ? Nazım: Ah oui n’en parlons même pas je commence à peine à m’habituer à vivre ici. Je faisais des barbecues trois jours par semaine quand j’habitais en gecekondu. On appelait nos voisins on leur disait « Préparez le thé, on arrive bientôt! ». Ça doit faire deux-trois ans que j’ai commencé à m’habituer à vivre ici. Au début ça me paraissait comme une prison, mais heureusement qu’au final nos voisins sont des gens bien. Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

GÖZÖZKUT B. & M. SOMUNCU, « Ankara’da Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi Ölçeğinde Dönüşen Mekânlar, Değişen Gündelik Hayat Pratikleri » dans Journal of Ankara Studies, n°7(1), 2019, page 112. 143

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Quant à l’organisation spatiale de ces cités, il est possible de remarquer qu’elle met en place un système de contrôle. Sans même parler du fait que ces cités soient fermées à l’extérieur, le quadrillage de l’espace, la duplication des bâtiments et leur alignement donnent à ces espaces de vie un caractère homogène, presque militaire. La Turquie, l’ultime disciple du modèle européen pour son développement (avec toujours du retard) et rêvant d’une modernisation, aujourd’hui fait-elle ce que la France a fait il y a 70 ans ? Si elle lui emprunte le modèle des HLM pour des raisons différentes, elle l’interprète de manière plus dure, plus massive, plus machinale, dans un contexte néolibéral. Sous le régime d’AKP, le « projet de modernisation » ayant laissé sa place à un « projet de rente »144, elle prend la logique de construction rapide et peu chère avec des plans standardisés, dans le but de créer le plus de bénéfices possibles. De cette logique résultent des logements « légalement stérilisés, détachés de leur contexte et du désordre organique, des habitats glacés »145. Le fait que les HLM en France « aujourd’hui ne conviennent plus car la misère de leur implantation se révèle, par leur groupement, leur homogénéité, leur politique de peuplement, leur construction, leur image.»146, pointe vers un scénario où ces cités construites en Turquie par TOKI poseront de grands problèmes à l’avenir. Cette politique de relogement pourrait se résumer à un remplacement du « problème » de gecekondus par un problème de cités, du fait de ne traiter le sujet qu’à partir du bâti et de ne jamais chercher à comprendre la dimension sociale d’un vrai problème d’inégalités et de différences. Enfin, dans ces « grandes machines à déraciner », on retrouve la même abstraction que dans la plupart des espaces modernes, qui nie la part de l’émotion et de l’attachement à l’habitat :

« Le modernisme avait évité, avec la plus grande angoisse, tout espace qui pouvait « accueillir » des habitants, donc prendre une forme significative, aimable, invitante, creuse, semi fermée, chaleureuse, diverse, etc. » Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 59

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 22. Traduction de l’auteure. 144

Termes empruntés à Simone et Lucien Kroll, dans KROLL Simone & Lucien, Tout est paysage, Éditions Sens & Tonka, octobre 2001, page 19 et page 61. 145

146

Ibid., page 21 97


Le PTU du Nouveau Mamak, Ankara URL: https://www.baretdergisi.com/yeni-mamak-kentsel-donusum-projesinin-ihalesitemmuzda/19768/, consulté le 29.10.2021.

Mamak, Ankara, date inconnue article mis en ligne le 04.07.2018, URL : https://www.projedefirsat.com/haber/ankaramamak-kentsel-donusum, consulté le 29.10.2021. 98


2.3.2 Un habitat informel, pourvu de qualités ? Le passage des gecekondus aux blocs de logements sociaux amène de nombreux changements dans le mode de vie des habitants. Une comparaison entre le remplacé et le remplaçant avec la transformation urbaine nous fait découvrir que ce passage est en effet plein de contrastes. Que disent ces contrastes sur le gecekondu ? Si l’analyse des cités construites par TOKI met en lumière leur défaillance, cette défaillance peut permettre de révéler certaines qualités que possédaient les gecekondus. Des habitats collectivement dénigrés, leur construction sociale a un rôle indispensable dans leur disparition actuelle (cf. 1.3.2). Le regard négatif dominant est dissous dans les arguments des responsables qui voient la transformation urbaine comme un nettoyage. Relever les contrastes entre les gecekondus et les logements de TOKI pourrait nous permettre de déconstruire cette construction sociale et former une nouvelle perception sur cet habitat informel. Ainsi, comme proposé en fin de la première partie, nous pourrons voir le gecekondu comme un espace « autre », de par son mode de fonctionnement propre à un groupe social. Les exemples de projets que nous avons vus nous montrent que la transformation urbaine n’efface pas seulement les gecekondus du paysage, mais amènent en quelques sortes leur extreme opposé. Dans cette nouvelle ère, l’informel est enfin remplacé par le formel, l’organique par le mécanique, le collectif par l’individuel, le personnalisé par le standardisé et la liberté d’action/d’intervention laisse sa place à un sentiment d’emprisonnement. Un tissu urbain développé dans le temps parallèlement à l’évolution des habitats selon les besoins et les circonstances est ainsi détruit par un urbanisme avec des limites déterminées, imposantes, purement fonctionnelles et difficiles à changer. La décision des habitants n’a pas sa place dans l’évolution de cette forme urbaine, ces derniers étant considérés comme de simples usagers, ou surtout des consommateurs de l’espace. Ainsi, la transformation urbaine vue sous cet angle est un phénomène qui créé un type d’habitat et un mode de vie inadaptés à ses usagers, à leurs codes sociaux et à leur mode de fonctionnement émanant de leurs conditions de vie spécifiques. Force est de constater que dans les logements sociaux « modernes » les qualités que le gecekondu offrait dans la vie quotidienne se perdent au détriment d’un confort matériel. En effet, le remplacement des gecekondus par les logements sociaux qui est un fruit du système néolibéral emprunte ce modèle de logement au modernisme et l’essence de l’habitat à la pensée moderne. Bien que les difficultés quotidiennes liées à l’infrastructure constituent une partie essentielle de la vie en gecekondu, le mode de vie offert dans les logements de TOKI nous pousse à penser que tout n’est pas le confort matériel dans un habitat. Ce qui fait un habitat c’est un ensemble d’interactions avec l’espace, la nature et les autres êtres sociaux. Et dans un gecekondu, la qualité peut-être la plus importante est cette capacité de communication. La principale raison 99


de la lutte des habitants de Karanfilköy, de défendre leur vie de quartier et culture d’habiter soutient l’importance de cette dimension que l’on peut appeler immatérielle pour les habitants.

Mediha: On a habité à Pamuklar pendant 18 ans. On avait nos cerisiers, nos abricotiers. Je plantais des haricots aussi. On était bien avec nos voisins, et on avait aussi un saule pleureur sous lequel on faisait des crêpes (gözleme). Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Au delà de cette dimension immatérielle, le gecekondu permet également d’avoir certains conforts dans la vie quotidienne de par sa typologie de la petite maisonnette indépendante. Si une vie collective règne au sein du quartier, il existe une liberté d’action au sein de l’habitation. Les anciens habitants de gecekondus qui aujourd’hui vivent en appartement expriment avec nostalgie cette liberté :

Mediha: Oui, le gecekondu était si bien. Maintenant quand je fais une pâte à pain je suis obligée de descendre pour rincer les draps de miettes, alors qu’avant je le faisais depuis ma fenêtre. Tu vis dans beaucoup plus de confort dans un gecekondu. Tu fais ce que tu veux, personne ne t’entend. (…) Ici tu ne peux même pas planter un clou. Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Enfin, le gecekondu pourrait être considéré comme un espace « autre » pourvu de qualités car en étant émergé d’une obligation de se loger dans l’urgence, il a progressivement permis à une population de trouver un mode de fonctionnement spécifique pour habiter la grande ville, en mélangeant les savoirs ruraux avec les conditions urbaines. « Au vu des cités construites par TOKİ pour les migrants ruraux/ les pauvres urbains, pleines de contradictions culturelles et économiques, le « modèle des gecekondus peut être considéré comme une réussite147 ». Ces migrants ruraux ont pu devenir des sujets en construisant leurs propres logements dans les villes, être libérés de l'enfermement dans des espaces conçus par des professionnels. Avec les espaces qu'ils ont créé et des pratiques d'utilisation de l’espace qu’ils ont découvert, ils ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 22. Traduction de l’auteure. 147

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ont su créer un mode de vie qui leur convient.148 Ainsi, le gecekondu ne devrait pas être vu seulement comme un type d’habitat informel, mais également comme un ensemble de pratiques d'utilisation de l'espace produits par les habitants en tant que sujets149, comme une culture d’habiter. Le gecekondu, qui a un rôle important dans la vie des pauvres urbains, car il constitue un lieu de vie, un espace de liberté et une sécurité sociale représente une manière non-conventionnelle de construire et d’habiter la grande ville, un contre-espace qui démontre ce qui échappe à la pensée moderne, aux convictions du système néolibéral. Regarder le modèle de logements des remplaçants est une des méthodes de dévoiler « les qualités spatiales, le caractère soutenable, la force sociale et la capacité résiliente des quartiers de gecekondus qualifiés de pauvres, dont la pauvreté affirmée interdit même de les regarder et de voir au-delà de la situation économique de leurs habitants. »150 Si nous n’avons pas évoqué la totalité de ces caractéristiques par cette méthode de comparaison, aborder le cas d’un quartier spécifique par une méthode d’observation nous permettra de mieux les comprendre la partie suivante.

148

Ibid., page 18

149

Ibid., page 16

CANKAT Ayşegül, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, 2017, page 95. 150

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3 UN QUARTIER EN ATTENTE DE TRANSFORMATION, ŞIRINDERE

photo de l’auteure, Şirindere, Ankara, le 09.06.2021, vue depuis la rue 1550

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Dans cette troisième et dernière partie, nous allons aborder le cas spécifique d’un quartier de gecekondus de la première génération, situé à Ankara, appelé Şirindere. Ce quartier est installé dans une zone résidentielle constitué en majorité par des immeubles d’habitations. Il se situe dans une vallée verdoyante. Actuellement, Şirindere voit peu à peu disparaitre ses gecekondus. Tel un microcosme isolé, un village coincé dans une ville, ce quartier est également entraîné dans un processus de transformation urbaine. Le choix de ce terrain d’observation est lié à un rapport spécifique que j’ai eu avec cette vallée. Ayant habité dans un complexe de logements collectifs limitrophe à celle-ci, je l’avais considérée avec indifférence pendant mon enfance et n’y étais jamais allée car elle me paraissait interdite. Dans le cadre de cette recherche, j’ai décidé de faire connaissance avec cette vallée pour me frotter à la réalité de ses habitats informels, ainsi que le mode de vie de ses habitants. Mais c’était presque trop tard : au cours de mes excursions récentes, j’ai pu constater que la vallée avait subi des changements importants et que la vie n’y était plus la même. Nous allons étudier ce que Şirindere a vécu au fil du temps, à travers un processus de transformation, avec, d’une part le départ de ses habitants, et d’autre part, l’arrivée d’un autre groupe qui a suscité la démolition d’une grande partie de ses gecekondus. Le fil conducteur de cette partie sera mes enquêtes de terrain de 2020 et de 2021. La (re)découverte de la vallée interdite aura une double importance pour la présente recherche : elle nous permettra dans un premier temps de nous intéresser la situation incertaine des gecekondus liée à leur disparition éventuelle avec la transformation urbaine, ainsi que le projet qui a été dessiné pour la vallée mais dénoncé par différents acteurs. Enfin, en nous appuyant plus précisément sur les relevés habités et les enquêtes photographiques réalisées sur les derniers gecekondus restants dans la vallée, nous regarderons en quoi le gecekondu représente un espace autre, un modèle d’habitat résilient. Şirindere représente un potentiel terrain de PFE-recherche. Même si aujourd’hui il n’est plus qu’un quartier à majorité démoli et pris dans un devenir incertain, les observations et analyses que j’ai pu y effectuer ouvrent plusieurs pistes pour réfléchir à la transformation de la vallée. Il pourrait y avoir une solution, notamment architecturale, plus humaine qui pourrait mettre à bas les préjugés sur les gecekondus.

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illustration de l’auteure

3.1.1 Situer la vallée de Şirindere Şirindere est un quartier de gecekondus situé au sud-ouest de la ville d’Ankara, dans l’arrondissement de Çankaya. Autrefois faisant partie du village de Karakusunlar, il se situe aujourd’hui dans les frontières du quartier Çiğdem, à proximité des forêts d’ODTU151, considérées comme les poumons de la capitale. Il se trouve également à proximité des quartiers de Yüzüncü Yıl et de Çukurambar. Le nom Şirindere est une composition de deux mots en turc: « dere » signifiant ruisseau, et « şirin » mignon ou sympathique. Les gecekondus qui composent le quartier sont installés autour d’un lit de ruisseau, sur une topographie accidentée. La vallée difficile d’accès, Şirindere se distingue du reste de Çiğdem par ses caractéristiques géographiques. On y retrouve une végétation importante, avec des grands arbres fruitiers et des peupliers, ce qui est assez inhabituel au vu du climat continental d’Anatolie centrale et de son vaste paysage de steppe.

ODTU : L’université technique du Moyen-Orient (en turc, Orta Doğu Teknik Üniversitesi, METU en anglais), est une université publique, une des meilleures de la Turquie. 151

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photo de l’auteure, Şirindere, Ankara, vue depuis la rue 1591, le 21.06.2021

Pour donner un court contexte historique, les installations informelles de Şirindere ont une histoire d’environ cinquante ans. Dans les années 1950, il existait deux points d’installation dans le quartier actuellement connu sous le nom Çiğdem : le village de Karakusunlar et un regroupement de gecekondus dit Çiğdemtepe. Dans le village, l’activité économique principale était l’élevage laitier, typique de la région. La vallée sur laquelle les gecekondus de Şirindere se sont installés était à l’époque utilisée pour les pâturages.152

ÜÇER Z. Aslı Gürel & ÖZKAZANÇ Seher, KOKOL Neslihan, « Şirindere Gecekondu Sakinlerinin Sosyal Dışlanma Deneyimleri », article publié dans le magazine Idealkent, n°25, vol. 9, mars 2018, page 839. 152

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C’est dans les années 1970 que le quartier Çiğdem a commencé à s’urbaniser. Plusieurs coopératives de logements153 ont acheté des terrains dans le quartier afin d’y construire des cités, des ensembles de logements collectifs à multiples étages. Ainsi, le besoin de main-d’oeuvre pour la construction de ces derniers a entraîné un flux de migration d’ouvriers. Majoritairement venus de la ville d’Erzurum, ces ouvriers ont choisi le moyen le moins cher pour répondre à leur propre besoin de logement, une méthode commune et peu chère. Ils se sont installés dans la vallée de Şirindere et y ont auto-construit des gecekondus. Une seconde vague de migrants a suivi cette première vague dans la vallée. Avec l’aide du maire (muhtar), d’autres migrants de divers villages d’Anatolie (Manisa, Çankırı, Yozgat, Kırşehir…) venus à Ankara pour travailler comme ouvriers dans divers secteurs y ont également construit leur gecekondu. Jusqu’aux années 1990, la construction des gecekondus à Şirindere s’est accélérée jusqu’aux années 2000, pour ensuite graduellement s’arrêter. Ainsi, la vallée s’est « complètement isolée du reste du quartier de Çiğdem, à la fois sociologiquement et spatialement.154 Avec la construction de ces cités, Çiğdem est devenu un quartier majoritairement résidentiel. En effet, la cité est une forme très commune de logement urbain en Turquie. Pour aborder la transformation urbaine, nous avions déjà évoqué l’existence des cités de luxe (cf. 2.2.1) et analysé certaines caractéristiques des cités construites par TOKI à la place des quartiers de gecekondus (cf. 2.3.1). En Turquie, une cité signifie « un complexe de logements collectifs situés en ville, géré depuis un centre spécifique et généralement sécurisé », ou « un ensemble de résidences construites pour certains professionnels ou établies à certaines fins »155. Enfin, c’est un ensemble de logements collectifs avec souvent des espaces communs exclusifs aux résidents, comme des jardins, des espaces extérieurs. Avec sa délimitation pour la sécurité et les vigiles que l’on retrouve parfois, une cité présente une forme spatiale fermée sur elle-même, se méfiant en quelques sortes de la rue, à l’image des gated communities. Néanmoins, la population ciblée par ces logements peut varier. On retrouve des cités ciblant la classe moyenne (souvent celles qui sont construites dans les années 80), tandis que les cités récemment construites s’adressent à une classe riche, avec des commerces réservés aux résidents, des piscines et des salles de sports, enfin, toutes sortes de services attractifs. Dans le quartier Çiğdem, regroupant un nombre important de cités, la majorité de ces complexes résidentiels est habitée par les personnes faisant partie de la classe moyenne ou de la classe moyenne supérieure.

La construction des logements par des coopératives est très courante en Turquie. Les membres d’une coopérative ont parfois le même métier, ou se connaissent par d’autres liens. Souvent ils construisent une partie des logements pour les revendre et ensuite partager le bénéfice. 153

154

Ibid., page 841.

155

TDK, dictionnaire turc : URL : https://sozluk.gov.tr, consulté le 02.11.2021. Traduction de l’auteure. 107


Les immeubles de complexes résidentiels du quartier Çiğdem, étant pour la plupart des immeubles sécurisés et à multiples étages, présentent une morphologie complètement opposée à celle des gecekondus. On découvre à travers cette première opposition la plus remarquable, les premières traces d’une dualité marquante au sein du quartier. Les gecekondus de Şirindere, eux portent l’identité architecturale typique des habitats informels de la première génération : ils sont bas, composés souvent d’un étage au maximum deux, disposant d’un jardin. Construits par des migrants d’Anatolie, ils renvoient directement à un imaginaire rural, créent ainsi un contraste avec leur environnement qui lui, est de l’ordre de l’urbain. L’histoire de l’urbanisation du quartier Çiğdem que nous avons brièvement abordé révèle l’existence de deux classes socio-économiques différentes au sein de ce quartier : les gecekondus sont originellement des habitats d’anciens paysans qui ont participé au chantier de la construction des cités, lesquelles sont destinées à être habitées par les citadins.

illustration de l’auteure

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3.1.2 Un microcosme et sa ségrégation socio-spatiale La vallée de Şirindere contient environ 250 gecekondus156, représente un microcosme de par sa séparation géographique, typologique et sociale du reste du quartier Çiğdem. En effet, une dualité existe au sein du quartier, à la fois à l’échelle des habitats (formels/informels) et de ses habitants. De multiples barrières empêchent la communication entre les habitants des gecekondus et ceux des cités de Çiğdem : des barrières physiques comme l’apparence visuelle et les invisibles, formées par une distance sociale. En termes d'environnement, Şirindere est assez vert et accidenté. Les maisons étant adossées aux flancs de la vallée, la plupart des activités des habitants des gecekondus a lieu au sein du ruisseau. Mais il existe un premier obstacle physique/ spatial pour accéder à ce coeur de la vallée, notamment lorsqu’on se trouve sur les deux rues qui longent la vallée de deux côtés haut (cf. plan). Bien qu’il existe quelques chemins créés par les habitants avec des marches, ces dernières sont assez mal posées, très hautes et non-sécurisées. De plus, ces chemins étroits passent par les habitations des gecekondus pour descendre au ruisseau et constituent surtout des accès privés. La forme géographique de la vallée et l’inaccessibilité de la rue sont les premières raisons pour décrire Şirindere comme un microcosme. À cela s’ajoute l’existence de deux typologies de logements opposés ; les immeubles verticaux des cités d’une part et les petites maisonnettes de Şirindere, d’autre part, ce qui renforce la séparation physique au niveau visuel. Ainsi, l’organisation spatiale planifiée et souvent quadrillée des cités est également contrastée à la disposition organique des gecekondus sur la vallée. Les caractéristiques physiques du microcosme de Şirindere sont facilement observables sur place, notamment au seuil de la vallée. Lorsqu’on se rend sur la rue 1550, - lequel a été mon principal point d’observation, avant et aujourd’hui-, on sent également la co-existence de deux univers, le croisement de deux classes sociales différentes et de deux modes de vie opposés. Si les deux groupes d’habitants ne se mélangent pas et n’ont pas une réelle communication, c’est en effet lié aux barrières invisibles que l’on peut observer après un certain laps de temps. En tant qu’ancienne habitante du quartier Çiğdem, pratiquante quotidienne de celui-ci, j’ai pu observer à la fois le microcosme physique de Şirindere dans sa version des années 2000, et ai vécu eu l’expérience de la distance entre ces deux classes sociales. Mes souvenirs en tant qu’enfant de cité révèlent l’absence d’interactions avec les habitants des gecekondus.

ÖZGÜR Özge & ULUOCAK Gonca Polat, « Kentleşme-kentlileşme sürecinde sivil toplum örgütlerinin rolü: Ankara’da bir semt derneği ve gecekondu mahallesi örneğinde bir değerlendirme », dans Uluslararası İnsan Bilimleri Dergisi, vol. 8, n°1, 2011, page 237. 156

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C’est dans une des cités de Çiğdem qui borde la vallée du côté Est, située dans la continuité de la rue 1550 et appelée Park Sitesi, que je suis née et que j’ai grandi jusqu’à mes dix ans. En quelque sorte, j’ai eu une expérience extérieure de la ségrégation socio-spatiale de ce quartier de gecekondu, avec un regard d’enfant qui s’ouvrait au monde. Pendant la période où j’ai pu observer cette vallée, elle ne représentait pas plus qu'un décor de théâtre pour moi. Un beau décor avec de grands arbres et des petites maisons, dont je n’avais aucune idée des histoires intérieures. En effet on n’y allait jamais ou bien on ne pouvait pas y aller, je ne savais pas pourquoi. C’était juste dans le cours des choses et il n’y avait pas de question à se poser làdessus, ou en tout cas pas encore. De mes yeux d’enfant, c’était une vallée impénétrable, interdite ; un grillage séparant mon lieu de vie des leurs. Très petite, je me souviens jouer dehors dans le jardin commun de la cité, avoir vu des enfants de mon âge de l’autre côté du grillage. Nous n’avions aucune communication et ce n’était qu’un pan de la distance sociale, d’une réalité du quartier Çiğdem comme plein d’autres en Turquie. Ce manque d’interactions qui était d’abord lié à une séparation spatiale, venait aussi des idées reçues sur la perception commune des gecekondus, présents dans mon milieu social, que j’avais reçu inconsciemment. Cette perception se traduisait non pas comme un regard particulièrement négatif envers ces habitats informels, mais comme une acceptation des inégalités socio-spatiales et surtout comme une indifférence envers le microcosme caché derrière ce décor de théâtre. Birce : Je me souviens, quand j’étais petite, il y avait des enfants partout dans la vallée. Les habitants de Şirindere faisaient souvent de longues cérémonies de mariage, on aurait dit qu’il y avait surtout des familles qui y habitaient. Les gecekondus étant généralement définis comme l'arrivée de la vie rurale dans la ville, dans le milieu urbain, y a-t-il une ségrégation dans le quartier : qui se montre par un manque de participation aux activités de quartier, de l’association Çiğdemim etc.? Muhtar : Bien sûr que oui. Vous avez donc aussi vécu ici. À Park Sitesi en plus, tout à côté. Il y avait un mur entre vous et eux. Quelle relation aviezvous avec les enfants qui habitaient dans ces gecekondus ? En parlant du passé, on dit souvent que nos voisins de la vallée étaient très gentils, leurs enfants aussi, nous allions chez eux, buvions du thé, cueillions des fruits de leurs arbres. Ce genre d’anecdotes si ‘mignonnes’ et nostalgiques sont racontées. Mais en ce qui concerne une réelle communication et une vie commune, vous savez qu'il y a une différence entre ceux qui vivent dans les gecekondus et ceux qui ont atteint un meilleur niveau économique. C’est un résultat des différences culturelles, politiques et économiques. Ce n'est pas spécifique à ce quartier, c'est une situation générale de ségrégation en Turquie. (…) Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, cf. Annexe n°2 110


Derrière les gecekondus, la cité dans laquelle j’ai habité, Park Sitesi. photo de l’auteure, le 09.06.2021

Ce microcosme enclavé socialement n’est pas qu’une impression personnelle. Le manque de communication entre les habitants des cités et ceux de Şirindere est corroboré par deux études réalisées sur le quartier. La première étude réalisée en 2013 par des sociologues se porte sur la participation des habitants aux activités organisées par une association de quartier. Au sein du quartier Çiğdem, il existe une association participative nommée Çiğdemim, créée par les habitants de différentes cités et qui a pour but d’améliorer les conditions de vie dans le quartier, de renforcer la solidarité entre les voisins, de faire participer les habitants aux divers processus de décisions157. Aujourd'hui composée d’environ six cents membres, elle organise des événements culturels, artistiques et sociaux tels que des projections en plein air, des cours manuels, des conférences… Elle met à disposition un potager participatif, une bibliothèque, fait de la récupération de vêtements et d’objets et organise leur redistribution à ceux qui sont dans le besoin. Elle défend des valeurs écologiques et sociales. Enfin, avec un large éventail d’activités qu’elle organise, on peut dire qu’elle représente une des rares associations de quartier actives à Ankara. Selon cette première étude basée sur des enquêtes et des sondages, malgré le caractère très actif de l’association, son engagement social et les valeurs qu’elle défend, les habitants de Şirindere ne participent pas à la vie associative. À la base de ce manque de participation se trouve une différence sociale avec les habitants des

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URL : https://www.çiğdemim.org.tr/?p=11499, consulté le 25.09.2021. 111


complexes résidentiels, qui se montre au niveau de leurs activités et priorités. Selon un membre de Çiğdemim, la participation à l’association ne peut être réalisée qu'une fois les besoins fondamentaux satisfaits, c’est à dire pour les individus au-dessus d'un certain niveau économique, qui peuvent répondre à leurs besoins prioritaires158. Ce constat illustre que les habitants de Şirindere n’en sont pas au stade de participer à l’association. Mais au delà de cette différence de besoins, « une approche distante de ces deux groupes d’habitants semble être le plus grand obstacle à la participation des habitants de Şirindere à la vie associative. »159. En effet, les habitants des cités ont un regard négatif sur les gecekondus et leurs habitats, à l’instar d’une grande majorité de la classe moyenne turque, tandis que le seul intérêt des habitants de Şirindere pour aller voir l’association (ceux qui sont au courant de son existence, c’est à dire une minorité) se limite à l’aide pédagogique pour les enfants à travers les cours particuliers et le don de vêtements. De fait, du point de vue des habitants des gecekondus, l’association est seulement considérée comme une source d’aide.160 Cette étude met en lumière un fossé culturel qui ne permet pas à ces deux populations de se mélanger au sein d’une association. La deuxième étude est réalisée en 2018, dans une période où Şirindere se trouvait dans une situation particulièrement complexe (que nous allons aborder dans la deuxième sous-partie). Elle porte sur l’exclusion sociale des habitants de Şirindere, une notion directement liée à cette question de distance sociale et de microcosme fermé. Selon les deux constats majeurs que cette étude apporte, les habitants de gecekondus sont au courant de leur isolation spatiale (microcosme physique par les caractéristiques géographiques de la vallée, les grillages des cités) et s’en plaignent. Deuxièmement, une partie de ces habitants se sent particulièrement exclue par les habitants de Çiğdem.161 Ces habitants sont ceux qui sont le plus confrontés à croiser les habitants des cités. Cette séparation physique amplifie l’exclusion sociale. En m’appuyant principalement sur mon vécu, en tant qu’habitante et observatrice innocente, et sur les résultats de ces deux études, je peux dire que Şirindere constitue un véritable microcosme physique mais aussi social, qui fait l’objet d’une forte ségrégation socio-spatiale. Dans le quartier Çiğdem, il existe une forme urbaine binaire, constituée de cités et de gecekondus, due à une urbanisation très

ÖZGÜR Özge & ULUOCAK Gonca Polat, « Kentleşme-kentlileşme sürecinde sivil toplum örgütlerinin rolü: Ankara’da bir semt derneği ve gecekondu mahallesi örneğinde bir değerlendirme », dans Uluslararası İnsan Bilimleri Dergisi, vol. 8, n°1, 2011, page 245. 158

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Ibid,.

160

Ibid., page 246.

ÜÇER Z. Aslı Gürel & ÖZKAZANÇ Seher, KOKOL Neslihan, « Şirindere Gecekondu Sakinlerinin Sosyal Dışlanma Deneyimleri », dans Idealkent, n°25, vol. 9, mars 2018, page 849. 161

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photo de l’auteure, Şirindere, le 09.06.2021

Entrée dans la vallée depuis la rue 1550, accès difficile et privatisé

photo de l’auteure, Şirindere, le 21.07.2020

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rapide162. L’impossibilité de la communication entre ces deux entités est l’illustration d’un problème général d’inégalités de la société turque, un problème incarné par la création des habitats de gecekondus. Ainsi, la perception commune et le regard dominant que nous avons évoqué dans la première partie de cette recherche ont un rôle indispensable dans la ségrégation sociale de ce microcosme.

Vue depuis la rue 1550, 1er point d’observation photo de l’auteure, le 08.08.2021

Vue depuis la rue 1591, 2ème point d’observation photo de l’auteure, 05.08.2020

ÖZGÜR Özge & ULUOCAK Gonca Polat, « Kentleşme-kentlileşme sürecinde sivil toplum örgütlerinin rolü: Ankara’da bir semt derneği ve gecekondu mahallesi örneğinde bir değerlendirme », dans Uluslararası İnsan Bilimleri Dergisi, vol. 8, n°1, 2011, page 246. 162

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3.1.3 Franchir les barrières à un moment critique Si la vallée parait interdite, ses barrières sont-elles infranchissables ? Dans le cadre de la présente recherche, en tant qu’ancienne habitante d’une cité et consciente de la ségrégation de la vallée de Şirindere, j’ai décidé de franchir les barrières à la fois physiques et sociales de ce microcosme, de rentrer pour la première fois dans la vallée et discuter avec les habitants. Concernant les barrières sociales invisibles, j’ai dû déconstruire le regard que j’avais envers les gecekondus et leurs habitants. Ainsi, cette déconstruction m’a amené à remettre en question les mécanismes du milieu social au sein duquel j’ai grandi. Cette entrée dans la vallée dix ans après avoir quitté la cité, m’a permis de porter un regard critique sur la forme urbaine binaire du quartier Çiğdem et l’indifférence des habitants des cités envers Şirindere, malgré leur proximité. J’ai pu (re)découvrir cet espace que j’avais toujours trouvé en quelque sorte « autre », mais dans une situation particulièrement complexe liée à l’évolution du quartier au fil du temps. Ma décision de franchir ces barrières et de rentrer dans la vallée a été prise à un moment critique pour Şirindere, qui a été confrontée à une éventuelle transformation urbaine. En effet, une grande partie des gecekondus de Şirindere furent vidés de leurs habitants (explication ultérieurement, cf. 3.2.2) et squattés par une autre population n’ayant pas du tout les mêmes codes. La présence de ce deuxième groupe créa des conflits avec les habitants restants de Şirindere, ajoutant une complexité sociale supplémentaire au quartier Çiğdem. Enfin, la vallée n’était pas comme je la connaissais auparavant, il était alors impossible de retrouver la même vie de quartier. Avec le temps, la vallée était confrontée à de nouvelles réalités, notamment par la transformation urbaine, comme la plupart des quartiers de gecekondus en Turquie. En faisant des entretiens avec le muhtar (le maire du quartier Çiğdem, cf. gloassaire), j’ai découvert certains détails de cette situation. Şirindere est désormais un quartier de gecekondus en attente de transformation, coincé entre le passé et le futur, dans un état d’incertitude notable. Pour comprendre les enjeux de ce terrain, nous allons dans un premier temps aborder la situation complexe dans laquelle je l’ai redécouvert. Cela nous permettra de comprendre pourquoi ensuite une grande partie des gecekondus a été démolie. Ainsi, à la fin de cette première étape de recherche (qui pour rappel va se poursuivre au moment du PFE), nous retracerons au travers des observations et des relevés habités réalisés dans quelques habitats restants, les caractéristiques des gecekondus de Şirindere. Réalisés récemment, ils montreront les qualités spatiales et le mode de fonctionnement des habitats informels en voie de disparition.

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La vallée de Şirindere depuis la rue 1550, le 21.07.2021, photo de l’auteure

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3.2.1 Sur la transformation de la vallée Nous avions évoqué à travers quelques exemples de projets étudiés dans la deuxième partie, les complexités juridiques que pouvaient présenter les processus de transformation urbaine. La vallée de Şirindere se trouve depuis plus de quinze ans dans un enchevêtrement de décisions, de lois et d’annulations de ces dernières par divers procès. Les effets de ce long processus ne persistent pas que sur le papier, ils engendrent une évolution continue dans la vie du quartier. Quelques décisions ont poussé une grande partie des habitants à abandonner leurs gecekondus et à partir de Şirindere. Ainsi, l’arrivée des collecteurs de papiers (personnes sans ressources qui ramassent surtout du papier) sur le site pour occuper les maisons vides a suivi ce départ. Enfin, à cause de la violence et de conflits, les gecekondus occupés par cette population ont récemment été démolis. En ce qui concerne le projet à venir, la vallée faisait face à une transformation à base d’interventions spatiales et urbaines massives, se nourrissant des idéologies dominantes du pays. Ce projet consistait à construire des tours de logements (majoritairement des logements de luxe) ainsi que des équipements/ espaces publics, à bétonner la vallée qui reste une poche naturelle dans la ville. Mais à la suite de procès mettant l’accent sur les contraintes géologiques du site et les conséquences environnementales que pourrait entraîner cette transformation, la faisabilité du projet reste en suspens. À l’heure actuelle, habitée par quelques habitants restants et plongée dans un flou administratif, Şirindere est dans une situation de flottement et d’incertitude totale. Tout d’abord, afin de préciser les statuts juridiques des gecekondus de Şirindere, on peut établir un premier constat sur la propriété des fonciers : les gecekondus de la vallée sont construits sur les terrains du trésor public163. En ce qui concerne la légalisation, il existe majoritairement deux situations dominantes. Parmi 252 maisons, on compte 142 gecekondus ayant fait une démarche d’amnistie dans les années 1980 et qui ont donc reçu un document d’attribution de titre de propriété (tapu tahsis belgesi, cf. 1.2.2). D’un autre côté, 86 gecekondus sont construits à partir des années 1990 et n’ont aucun document ou de titre propriété et de fait, les habitants sont appelés des envahisseurs. Ainsi, 24 structures légales ayant des titres de propriétés restent également dans la zone de transformation, constituant une minorité dans la vallée164. Nous pouvons ajouter que deux coopératives d’habitants ont été créées (un par ceux qui ont un titre provisoire, et un autre par ceux qui n’ont rien) afin d’exiger une transformation sur place et de défendre les droits des bénéficiaires dans le processus de transformation urbaine.

163

Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, Hasan Hüseyin Aslan, cf. annexe n°2, page 184.

URL : https://www.hurriyet.com.tr/yerel-haberler/ankara/buyuksehirden-3-yeni-kentsel-donusumprojesi-40544790, consulté le 15.10.2021. 164

119


Le processus de transformation de Şirindere émaillé d’impasses a débuté en 2005, avec la déclaration de la vallée comme une zone de transformation urbaine par la municipalité de la métropole d’Ankara. Şirindere, une grande zone d’environ 137.000 m2165 est situé près des forêts d’ODTU et du centre-ville, a en effet une valeur stratégique pour la transformation urbaine, notamment pour un éventuel projet s’inscrivant dans une logique néolibérale. En 2013, après la promulgation de la loi n° 6306 sur la transformation des zones à risque de catastrophe (cf. 2.1.3), la vallée a été déclarée comme une zone à risques166. Cette déclaration a à la fois renforcé le rapprochement d’une transformation en concrétisant le processus, et joué un rôle important dans le départ des habitants. Ainsi, suite à divers procès, la décision de transformation a été suspendue, notamment en raison des risques géologiques de la vallée, jusqu’à ce qu’en 2016, un protocole redonne l’autorisation d’y faire un projet167. Suite à cette autorisation en mars 2018, une nouvelle décision a été prise par le conseil municipal et un plan de transformation urbaine a été élaboré pour la vallée de Şirindere168. Ce plan de transformation visant à urbaniser la vallée a été l’objet de nombreuses controverses et objections par divers acteurs et populations concernés. Dans un intervalle de 3 ans, il a subi des modifications par les réclamations de plusieurs procès, lancés à différents stades par les habitants du quartier Çiğdem représenté par le muhtar et l’association Çiğdemim, les habitants de Çamlık Sitesi (la cité qui longe la vallée du côté ouest de la rue 1591, composée de maisons à deux étages), et la Chambre des architectes Turques (TMMOB). D’après le muhtar, la principale objection des habitants était surtout la hauteur démesurée des futurs tours d’habitation169, tandis que la chambre des architectes porte un regard critique plus global. Selon la représentante de la Chambre des architectes Turques de la ville d’Ankara, Tezcan Karakus Candan, ce projet vise à réaliser une transformation surtout politique qui amènerait de graves conséquences environnementales et sociales à l’échelle de la ville. Au vu de sa topographie et de sa végétation, cette vallée constitue en effet un poumon pour la capitale, une aération continue grâce au venturi. De plus, le site présente des risques géologiques, notamment un grand risque d’éboulement. Alors la bétonisation de Şirindere conduirait non seulement à la destruction de cette poche naturelle, mais aussi augmenterait les risques d’une éventuelle catastrophe naturelle. 165

URL : https://www.ankara.bel.tr/kentsel-donusum/irindere, consulté le 20.10.2021.

ÜÇER Z. Aslı Gürel & ÖZKAZANÇ Seher, KOKOL Neslihan, « Şirindere Gecekondu Sakinlerinin Sosyal Dışlanma Deneyimleri », dans Idealkent, n°25, vol. 9, mars 2018, page 841. 166

URL : https://www.hurriyet.com.tr/yerel-haberler/ankara/buyuksehirden-3-yeni-kentsel-donusumprojesi-40544790, consulté le 20.10.2021. 167

168

URL : http://www.mimarlarodasiankara.org/index.php?Did=9516, consulté le 21.10.2021.

169

Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, Hasan Hüseyin Aslan, cf. annexe n°2, page 184. 120


En ce qui concerne les conséquences sociales, comme la plupart des PTU réalisés dans les zones stratégiques des grandes villes en Turquie, ce projet causerait une gentrification en amenant une population riche dans le quartier Çiğdem. Le coeur de la vallée réservé dans le projet à la création des espaces verts deviendrait de fait « un jardin intérieur » pour cette population qui habitera dans des grandes immeubles de logements170. Pour toutes ces raisons, la chambre des architectes a attaqué le projet en justice et dernièrement, en juin 2021, le 9e tribunal administratif d'Ankara a annulé les modifications apportées au plan de zonage par la municipalité métropolitaine (les modifications qui sont à la base du dessin de ce projet), qui sont contre l’intérêt public, qui transformeraient la vallée de Şirindere en un cimetière à béton et qui par conséquent, affecterait l'ensemble de l’écosystème.171 Comme nous pouvons le constater au travers des étapes et des évolutions citées dans ce chapitre, le processus du PTU de Şirindere est complexe et rempli d’imprécisions. Actuellement, le projet est en suspension, mais la vallée est toujours en attente d’un projet de transformation qui suivra une étude géologique. En attendant, la vallée et ses habitants se sont retrouvés dans de nouvelles situations inconfortables. Nous allons voir quelques changements concrets causés par ce processus de transformation, à savoir dans un premier temps, le départ des habitants et l’abandon des gecekondus de Şirindere, et dans un deuxième temps leur démolition.

site internet de l’agence d’architecture Çizgi Mimarlık, URL : http://www.cizgiplanlama.com/242-Şirindere-vadisi&lang=1&a=2, consulté le 20.11.2021.

170

URL : http://www.mimarlarodasiankara.org/index.php?Did=9516, consulté le 21.10.2021.

171

URL : http://www.mimarlarodasiankara.org/index.php?Did=11597, consulté le 21.10.2021. 121


La fiche informative du PTU de Şirindere, 2005 Kentsel Dönüşüm Şirindere

La zone de projet est environ 137.000 m2

Il existe 150 gecekondus sur le site.

source : association Çiğdemim, Fatih Fethi Aksoy

122


Esquisse de projet par Çizgi Mimarlık (agence d’architecture), diagrammes

URL : http://www.cizgiplanlama.com/242-Şirindere-vadisi&lang=1&a=2, consulté le 20.11.2021.

123


3.2.2 L’abandon de la vallée et l’occupation des gecekondus Lorsque j’ai décidé de rentrer dans la vallée pour la première fois, en juillet 2020, je n’étais pas au courant de l’évolution qu’avait subi le quartier pendant mon absence (une dizaine d’années). Şirindere était désormais une zone d’accueil pour les collecteurs de papiers. Il avait changé de nature et devait être considéré désormais comme « une autre entité qu’un quartier de gecekondu, comme un centre de crime »172. La présence de deux groupes différents dans la vallée se faisait sentir dès qu’on l’apercevait par la rue 1550. Au fur et à mesure de mes entretiens avec le muhtar et ses habitants, j’ai découvert les détails de la situation : à la base de ce changement de population, il y avait le départ d’une grande partie des habitants et donc l’abandon des gecekondus. Pourquoi une grande partie des habitants étaient-elle partie ? Bien qu’il y ait quelques imprécisions sur la raison de ce départ, plusieurs témoignages pointent la déclaration de Şirindere comme une zone à risque en 2013. Selon un article publié sur le site internet de la Chambre des architectes, « Certaines des structures ici ont été évacuées sous le nom de structures à risque de catastrophe. »173 Cependant, il ne s’agit pas d’une évacuation formelle des gecekondus. Le processus long et complexe du PTU a créé des confusions sur le calendrier. Dès que Şirindere a été déclarée zone à risques, les coopératives habitantes de Şirindere ont lancé des rumeurs sur le début imminent du projet de transformation et les démolitions à venir dans la vallée. Ils ont conseillé aux habitants de partir. Suite aux conseils de ces coopératives, ceux qui pouvaient se permettre de quitter leurs gecekondus pour s’installer ailleurs sont partis. Il n’est donc resté que ceux qui ne pouvaient pas à cause de difficultés économiques, soit environ 30 à 35 familles.

Muhtar : La raison pour laquelle les maisons ont été vidées c’est que les coopératives ont mal dirigé les habitants. Ils leur ont dit qu’un projet avait été dessiné pour la transformation du quartier, et que l’on avait déjà trouvé l’entreprise de construction, que le chantier allait bientôt démarrer. Ils leur ont dit de commencer à évacuer les maisons en disant « N’achetez pas de bois ni de charbon, cet hiver vous ne serez sûrement plus là. » Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, cf. Annexe n°2

172

Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, Hasan Hüseyin Aslan, cf. annexe n°2, page 184.

173

URL : http://www.mimarlarodasiankara.org/index.php?Did=9516, consulté le 21.10.2021. 124


Birce : Je sais que les maisons ont été vidées à cause des propos de ces coopératives et elles n’ont pas été démolies directement. Ömer : C’est vrai. Ils ont donné une demi tonne de charbon à chaque habitant en disant que le projet de transformation allait commencer immédiatement. Birce : S’il n’existait aucun projet comment les coopératives disaient ça? Ömer : Il y avait en effet un projet. Il y a même eu un permis de construire qui est passé mais il a été annulé. Birce : Donc ceux qui pouvaient sont partis. Pourquoi vous n’êtes pas partis comme eux ? Ömer : Bah lorsqu’ils te disent qu’ils vont démolir ta maison dans 1 mois qu’est-ce que tu ferais toi? Pourquoi nous ne sommes pas partis parce que simplement nous ne pouvions pas, nous n’avons pas d’autre maison. Mon travail est ici, ma maison aussi, pourquoi partirais-je ? En plus si je pars ailleurs je devrais payer le trajet. Entretien avec un groupe d’habitants de Şirindere, cf. Annexe n°5

Dans les maisons abandonnées, un autre groupe social s’est installé progressivement. Il s’agissait de collecteurs de papier (kağıt toplayıcıları), qui sont en Turquie de plus en plus nombreux, surtout dans les grandes villes. Une communauté socio-économiquement très défavorisée, vivant dans une extrême précarité. Leur activité économique consiste à ramasser les déchets recyclables qu’ils trouvent dans la rue et dans les poubelles, notamment du papier et du carton, mais aussi du verre et du plastique, pour ensuite les revendre aux grandes entreprises de recyclage. Ainsi, ils gagnent leur vie en se déplaçant avec de grandes brouettes dans la rue. Aujourd’hui, cette activité économique est surtout pratiquée par les migrants du Moyen-Orient. Quant au groupe de collecteurs de papier qui s’est installé à Şirindere, il est composé majoritairement de migrants du Sud-Est de la Turquie. Selon quelques habitants avec qui j’ai pu discuter, une partie de cette nouvelle population était des migrants syriens qui sont arrivés en Turquie au début de la guerre, (2010-2011), dans les villes de Hatay, Adıyaman, Şanlıurfa et Gaziantep, et qui sont ensuite venus à Ankara174. Pour le muhtar, il y en a qui étaient déjà à Ankara, mais dans une autre partie de la ville : « Donc les gens ont très vite commencé à évacuer leurs maisons et une fois que les maisons n’étaient plus habitées, à la place de ces habitants de base, les collecteurs de papiers dont les maisons ont été démolies un peu partout à Ankara, notamment dans les quartiers de Dikmen-Öveçler, ont commencé à venir s’installer ici. »175 Enfin, il s’agissait d’un groupe mixte mais qui vivait en communauté et se distinguait d’abord par son activité économique. 174

Entretien avec un groupe d’habitants de Şirindere, cf. annexe n°5, page 208.

175

Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, Hasan Hüseyin Aslan, cf. annexe n°2, page 184. 125


L’arrivée des collecteurs de papier à Şirindere a complètement changé la nature du quartier. La première raison était sans doute les différences entre les habitants déjà présents et cette nouvelle population. Les habitants qui ont construit les gecekondus dans la vallée et qui y habitent depuis longtemps sont, comme nous l’avons déjà évoqué (cf. 3.1.1), des migrants d’Anatolie qui sont arrivés à Ankara dans les années 70-80. Il s’agit majoritairement de familles dont les membres travaillent dans divers secteurs ; les hommes en tant qu’agents de sécurité, plombiers, chauffeurs de taxi ; les femmes très souvent pour faire le ménage à domicile. Ces habitants avaient et ont toujours (pour ceux qui restent) la culture typique d’habiter un quartier de gecekondu. Avec le temps et le fait d’avoir participé à la construction de toute la vallée, ils ont montré une certaine adaptation à leur milieu de vie. À contrario, les collecteurs de papier, ces nouveaux migrants des grandes villes se sont trouvés à un autre stade d’adaptation à leur milieu, ayant une culture et un mode de vie différent. Cette différence peut être illustré par leur rapport à l’espace dans la vallée, directement lié à leur activité économique et les usages quotidiens qui en résultent. Lorsque je suis allée sur le côté ouest de Şirindere pour parler avec les habitants, j’ai remarqué les brouettes, les sacs remplis de papier et de déchets éparpillés partout. Les gecekondus occupés par les collecteurs étaient souvent endommagés sur plusieurs côtés, colmatés par des bâches par endroit. Leur état de vétusté se distinguait des autres gecekondus. Ainsi, les entretiens que j’ai réalisés en été 2020 avec les habitants m’ont permis de comprendre que les changements dans la vallée ne se limitaient pas à cette occupation spatiale facilement observable. En me parlant de leurs diverses insatisfactions liées à la présence de ce nouveau groupe, les habitants de Şirindere m’ont fait découvrir l’existence de divers conflits. Ils se sont plaints majoritairement des problèmes d’infrastructures (l’eau et l’électricité), de l’insalubrité causée par les déchets, de la présence des odeurs insupportables ainsi que de la présence de rats. Mais ce qui paraissait insurmontable à leurs yeux était surtout la criminalité galopante. Ils ont affirmé qu’à cause des cas de vols, de productions de drogues et de tirs la nuit, ils ne pouvaient pas laisser leur maison sans surveillance et qu’ils ne faisaient aucunement confiance à cette nouvelle communauté. Enfin, ils ont presque tous reconnu qu’ils vivaient dans une insécurité perpétuelle depuis l’arrivée des collecteurs de papier176. Leur rapport à la vallée a changé depuis lors. Halil : Si vous voulez savoir la vérité, je n'aurais échangé cet endroit à rien il y a trois-quatre ans. Ces collecteurs sont arrivés et notre quartier est devenu invivable. Plus rien n’est pareil. Enquête dans un gecekondu, entretien avec les habitants de Şirindere, cf. Annexe n°3

Entretien avec un groupe d’habitants de Şirindere, cf. annexe n°5, page 208. Le principal sujet de discussion de cet entretien était les changements de la vallée avec l’arrivée des trieurs. 176

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photo de l’auteure, Şirindere, le 21.07.2020

Muhtar : Comme je vous ai dit notre quartier est un cas particulier en ce moment. Pour nous Şirindere n’est plus un quartier de gecekondus. Nous le voyons comme une autre entité qui constitue une menace pour le quartier tant en termes de santé que de sécurité. Leurs maisons sont peut-être des gecekondus, mais leurs métiers et modes de vie sont différents. Il est considéré comme un centre de crime par d'autres parties de Çiğdem. De la vente de marijuana, d'héroïne, du vol, de la violence, des armes… Le centre de toute sorte de négativité qui ne devrait pas être présente dans cette ville. Les gens craignent de s'y rendre pour cette raison. Ou les enfants ne peuvent pas jouer dans les parcs parce que les parents ont peur des enfants venant de ces gecekondus. Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, cf. Annexe n°2

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Vue depuis la rue 1550, 1er point d’observation photo de l’auteure, le 08.08.2020

Vue depuis la rue 1550, 1er point d’observation photo de l’auteure, le 08.08.2020

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Cette situation inhabituelle de conflit que j’ai découvert au moment où elle commençait à devenir grave touche à des sujets sociaux sensibles, tels que les conflits entre deux groupes différents, le sujet des migrants et de la guerre en Syrie, les collecteurs de papier, la criminalité et la précarité. Si on ne va pas aborder plus en détail ces questions qui le mériteraient toutefois, on peut établir quelques constats importants sur les gecekondus et la transformation urbaine. Le changement causé dans la vallée par l’arrivée d’un autre groupe pousse les habitants de Çiğdem à ne plus la considérer comme un quartier de gecekondus. Cette situation révèle que le gecekondu ne représente pas qu’un type d’habitat physique, mais aussi un mode de vie. En effet, il est inséparable de ses habitants et de leur culture d’habiter. L'occupation des gecekondus vacants révèle le besoin de logement actuel d’un groupe précaire, des collecteurs de papiers, majoritairement constitué de migrants syriens. Les habitants de gecekondus, eux aussi migrants mais d’Anatolie et du siècle dernier, ne représente plus un groupe aussi précaire. Au fil du temps, ils ont pu bénéficier d’une ascension sociale. De plus, cette occupation représente une réalité courante de la transformation urbaine. Şirindere n’est en effet pas le seul quartier de gecekondus déclaré comme une zone de transformation ayant des maisons vidées de ses habitants. Seulement à Ankara, 38 autres zones de transformations abandonnées ont été déterminées177. Ainsi, il existe sans doute des situations similaires à celle de Şirindere dans d’autres endroits. C’est dans cette situation inextricable que j’ai découvert la vallée de Şirindere en 2020. La vallée qui m’était autre quand j’étais petite en étant un microcosme interdit, était devenue encore une autre entité par son évolution. Le moment où j’ai voulu briser ses barrières, les cas de violence et d’organisations illégales avaient véritablement augmenté. Bien que j’ai pu parler avec quelques habitants, il n’y a pas eu de moments propices à une observation de leur habitat. La principale préoccupation des habitants était de discuter sur la présence des collecteurs de papiers et les problèmes afférents. Ainsi, quelques mois plus tard, avec la demande des habitants de Çiğdem et du muhtar, le Ministère de l’Intérieur a donné une instruction pour expulser ce groupe de Şirindere, avec la démolition des gecekondus qu’ils occupaient.

URL : https://www.trthaber.com/foto-galeri/suclulara-barinak-olan-metruk-mekanlar-yikiliyor/30387/ sayfa-1.html, consulté le 23.10.2021. 177

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3.2.3 La démolition, vers une disparition complète Les gecekondus de Şirindere qui étaient occupés par les collecteurs de papiers depuis plus de cinq ans ont été démolis en novembre 2020. Cette démolition soudaine a été principalement liée à l’augmentation de la criminalité dans la vallée et aux problèmes que ces derniers causaient aux habitants alentours. Cette intervention brutale, à la fois par l’acte mais aussi par le nombre massif de gecekondus démolis, que représente-t’elle pour la vallée ? Si, d’un point de vue social elle est le moyen d’expulser une population, tel un nettoyage, quelle est-elle pour les gecekondus ? Estce le début de leur disparition physique, un changement concret dans l’évolution de Şirindere ? « Des mesures ont été prises à Ankara sur une instruction du Ministère de l'Intérieur pour démolir les structures abandonnées qui abritaient des criminels. Les bâtiments abandonnés de Çankaya, quartier Çiğdem vallée de Şirindere ont été démolis. »178 Comme un article de TRT (chaine de télévision & média nationale) le reporte, la démolition des gecekondus de Şirindere, l’opération a été menée en collaboration avec les équipes de la municipalité métropolitaine, du département de police d'Ankara et du gouvernorat (kaymakamlık) de l’arrondissement de Çankaya, dans le but de nettoyer la vallée, un des points déterminés à Ankara abritant des criminels. Ils ont démoli progressivement 224 gecekondus et environ 100 abris de type tente qui posaient des problèmes de sécurité dans la vallée179. Nous avions évoqué la violence que les scènes de démolitions pouvaient provoquer (cf. 1.2.2). À Şirindere, cette opération de démolition ne semble pas avoir entraîné de scènes dramatiques. Selon le même article, les équipes ont pris l'autorisation écrite des propriétaires des gecekondus et ont prévenu les collecteurs de papier à l’avance. Ces derniers désormais expulsés de la vallée ont été fournis en logements et en aides alimentaires. Certains sont rentrés dans leur ville d’origine, certains sont restés à Ankara. Le nombre des gecekondus démolis à Şirindere équivaut à une très grande partie de la vallée. Un quartier informel en disparition par la transformation urbaine depuis une quinzaine d’années, aujourd’hui sa disparition se concrétise. La démolition étant une destruction physique, le début tangible d’une fin annoncée. Déjà avec le départ des habitants en 2013, l’ambiance du quartier avait bien changé. À présent, avec la démolition de la majorité des habitats, les traces d’une vie de quartier informel sont désormais effacées. Lors de mon retour sur le terrain en mars 2021, j’ai retrouvé une vallée parsemée de débris. Quelques gecekondus entourés de briquettes cassées étaient les témoins d’un passé révolu. Cette vallée était beaucoup plus calme, avec 178

Ibid.

179

Ibid. 130


effectivement moins de gecekondus et une population moins dense. Dans ce contexte de post-démolition, je suis de nouveau rentrée dans la vallée. N’ayant pas pu réaliser des observations sur les gecekondus en 2020 à cause de l’ambiance chaotique du moment, c’est un an après que j’ai pu découvrir à travers quelques maisons restantes, les vestiges d’un univers disparu, les qualités de ces habitats informels.

Photo de démolition à Şirindere URL : https://www.trthaber.com/foto-galeri/suclulara-barinak-olanmetruk-mekanlar-yikiliyor/30387/sayfa-1.html, consulté le 25.10.2021.

photo de Fatih Fetih Aksoy, président de l’association Çiğdemim, Şirindere, 02.2021

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3.3.1 Relevés habités, observations post-démolition

photo de l’auteure, Şirindere, le 08.08.2020

Je me suis rendue en juin 2021 dans la rue 1550 qui sépare la cité dans laquelle j’ai grandi et le microcosme de Şirindere. Cette rue a été depuis toujours mon ultime point d’observation de la vallée. Les gecekondus situés de ce côté Est, au bord de la rue étaient pour la plupart démolis. De fait, il y avait désormais une ouverture visuelle et physique sur la vallée. J’avais une vue sur la globalité des gecekondus restants et des débris, je pouvais également descendre au niveau du ruisseau, au coeur de la vallée sans devoir forcément prendre les marches cassées. C’est donc ce que j’ai décidé de faire : en descendant vers le ruisseau, j’ai croisé un habitant qui était en train de s’occuper des chiens errants du quartier. Cette première rencontre a été peut-être la plus riche, non seulement par le relevé détaillé qu’elle m’a permis de faire, mais aussi parce qu’elle m’a amenée à rencontrer d’autres habitants. La première personne que j’ai rencontrée lors de mon retour sur le terrain, Osman Amca (oncle Osman), était un retraité de 65 ans. Installé à Şirindere en 1986, il habite aujourd’hui tout seul dans son gecekondu. Nous avons dans un premier temps discuté dans l’extension de jardin qu’il a réalisée sur le terrain du gecekondu démoli de son voisin. Dans un deuxième temps, il m’a ouvert sa porte et m’a laissée visiter son gecekondu. Osman Amca connaissait quasiment tous les habitants restants de la vallée. Au fur et à mesure de notre discussion, j’ai pu rencontrer diverses personnes qui sont venues boire du thé dans son jardin. C’était des habitants de la vallée que je n’avais pas rencontrés en 2020. Grâce à ces rencontres imprévues et la confiance que m’a donné 133


cette première observation dans la maison d’Osman Amca, j’ai pu effectuer trois autres relevés habités ainsi que quelques observations/échanges avec certains habitants restants de la vallée. Les quatre relevés suivants contiennent des plans d’organisation spatiale des habitats informels et quelques croquis. Par ces dessins, l’intérêt est de montrer les usages et éventuellement de commencer à cerner des modes d’habiter. Il est important de préciser que chacun de ces relevés est à un niveau de détail différent, car ils ne se sont pas effectués dans les mêmes circonstances. Ils dépendent fortement du moment d’observation, des envies des habitants, ainsi que du temps que j’ai pu passer chez eux. Par exemple quelques habitants étaient plus pressés que d’autres, ou voulaient surtout discuter avec moi, alors je n’ai pas eu le temps de tout noter ou mesurer sur place. À la fin des dessins, les relevés sont accompagnés de quelques photos qui permettront d’avoir une vision globale de ces gecekondus et de les comparer. Nous pouvons appréhender au travers de ces éléments visuels, les modes d’habiter du gecekondu et leurs diverses qualités. Ces observations sur les vestiges d’un univers révolu, de la vallée, seront utiles pour la phase suivante de cette recherche, complétées avec différents outils de dessin comme des coupes, ou redessinées dans le cadre du PFE que j’aimerais faire sur la vallée de Şirindere.

photo de l’auteure, Şirindere, le 08.08.2020

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photo de l’auteure, Şirindere, le 08.08.2020

photo de l’auteure, Şirindere, le 08.08.2020

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Voici quelques informations sur les habitants des gecekondus que j’ai visités pour faire des relevés habités : Relevé n°1, Osman Amca : Osman Amca a 65 ans. Il est de Çankırı Çerkeş, un village d’Anatolie centrale. Il a quitté son village après avoir fini l’école primaire, pour vivre à Istanbul pendant 8 ans. Il est ensuite arrivé à Ankara, ayant entendu qu’il y était plus facile de trouver du travail. Il a travaillé longtemps avec un ingénieur chimiste en tant que soudeur et assistant, et a obtenu sa retraite grâce à ce travail. Il est marié et a deux enfants. Son gecekondu est situé sur la rive Est du ruisseau, tout en bas de la vallée. Son jardin donne accès au ruisseau grâce à des marches. Il a d’abord acheté une parcelle de 3ème main, lorsque le muhtar de Karakusunlar avait décidé de suivre la mode de l’époque et vendre illégalement des parcelles dans la vallée. En 1985, il a décidé de construire un gecekondu sur sa parcelle (de 270 m2 avec le jardin) et a monté les fondations. C’était l’année où une loi d’amnistie permettait aux habitants de gecekondus de faire une demande de document d’attribution de titre de propriété, un titre provisoire (cf. 1.2.2). Il a donc pu bénéficier de cette pseudo-légalisation. En 1986 il a construit sur la fondation un premier volume de 9m x 9m, une première partie de la maison avec l’aide d’un artisan (usta). Au fil du temps, il a ajouté des extensions (J, K, I sur le plan). Actuellement, sa femme et ses enfants n’habitent plus avec lui, mais viennent de temps à autre lui rendre visite. Relevé n°2, Firdevs : Firdevs est une femme de 73 ans qui est originaire de Yozgat. Elle s’est installée à Şirindere en 1982, dans un gecekondu construit par son ex-mari qui était ouvrier dans le bâtiment. Elle a quatre filles et un fils qui ont grandi dans la vallée. Aujourd’hui, elle est veuve et habite toute seule dans son gecekondu, au n°112. Son gecekondu est situé de l’autre côté du ruisseau, sur la rive Ouest, au bord de la rue 1591 qui sépare la vallée de la Çamlık Sitesi. Il est sur la première rangée de la pente, on y accède en descendant quelques marches. La parcelle fait 450 m2, en comprenant la maison et le jardin. Celui-ci est rempli d’arbres fruitiers, il descend sur le flanc de la vallée. Dans son jardin, il y a également une cabane de stockage que son fils plombier a construit. Tout le long de l’enquête, elle parlait de sa solitude et exprimait une tristesse liée au fait que ses enfants ne venaient plus lui rendre visite. Son voisin Aslan avec qui j’ai discuté brièvement dans le jardin : Aslan est un retraité de 71 ans, qui est venu de Kırşehir. Il a travaillé en tant qu’ouvrier et agent de sécurité dans une usine de briques à Kazan (un arrondissement près d’Ankara) pendant 17 ans. Au départ, il habitait dans le village de Karakusunlar. D’après ses souvenirs, en 1976, le muhtar a commencé a vendre des parcelles dans la vallée, il lui en a acheté une. En 1980, il a construit son gecekondu avec quelques briques qu’il a récupérées dans l’usine. En 1982, il a bénéficié de la loi d’amnistie est a reçu un titre provisoire. Son gecekondu est construit avec les mêmes principes que sa voisine Firdevs, il est en 136


très bon état. Je n’ai pas pu faire de relevés dans son gecekondu car sa femme qui était malade s’y reposait. Relevé n°3, Döndü : Döndü est une femme de 64 ans qui est venue de Kırşehir pour habiter dans la capitale. Au départ, avec son mari et ses enfants ils étaient en location à Balgat (Ankara). Avec l’agrandissement de leur famille liée au mariage de leurs enfants, ils ont décidé de s’installer ailleurs pour vivre tous ensemble. Suite aux conseils d’une personne de leur entourage qui habitait déjà à Şirindere, ils y ont acheté une parcelle au muhtar en 1983. En 1986, ils ont construit une première partie de la maison et s’y sont installés. Cette partie initiale contenait trois chambres (G, I, H sur la plan), avec lesquelles ils ont pu faire la demande et recevoir un titre provisoire. Au fil du temps, ils ont fait des extensions et rajouté les autres pièces de la maison. Ils y ont habité pendant longtemps à 6 personnes. Aujourd’hui, elle habite toute seule mais ses enfants viennent souvent la voir. Leur gecekondu est situé dans la même rangée que le gecekondu de Firdevs (relevé n°2), ils ont des ressemblances au niveau des principes de construction et de la spatialité. Relevé n°4, Filiz : Filiz est une femme relativement jeune comparée aux autres habitants interrogés. Elle a une quarantaine d’années et est originaire d’Erzurum. Elle est mariée et a deux enfants, un qui a 21 ans et un autre qui est plus jeune et handicapé. Elle ne travaille pas, passe ses journées à s’occuper de la maison. Leur gecekondu est situé plus au nord dans la vallée. Les gecekondus autour étant démolis, il est assez isolé, comme un îlot avec les grands arbres qui sont restés intacts. La maison a été construite par ses beaux-parents, Filiz s’y est installée suite à son mariage. Avec ses enfants et son mari, ils ont donc habité avec sa belle-mère jusqu’au décès de cette dernière. Actuellement, ils habitent à quatre personnes dans ce gecekondu. Filiz connaissait moins de monde dans la vallée et avait effectivement moins de connaissance sur son histoire, du fait d’être située loin des autres ou d’être plus jeune que les autres. Ce qui était assez marquant était la cabane de son enfant juchée sur les troncs d’arbre. Ebru : Une habitante de Şirindere que j’ai rencontrée chez Osman Amca, lorsqu’elle est venue boire le thé dans son jardin. Elle habite en location avec son mari dans un gecekondu à deux étages situés dans la partie nord de la vallée. Dönüş : Une habitante de gecekondu qui vit à proximité de la maison d’Osman Amca, mais de l’autre côté du ruisseau. Venue de Yozgat, elle a gardé la plupart de ses pratiques rurales : nous avons brièvement discuté devant chez elle et elle m’a montré son poulailler. (Les photos de la page 146 à 149 sont prises lors de ces enquêtes de terrain en juin 2021.) 137


Relevé n°1, Osman Amca

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Relevé n°2, Firdevs

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Relevé n°3, Döndü

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Relevé n°4, Filiz

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elevé n°1, du jardin vers le ruisseau.

relevé n°4, façade sud.

relevé n°3, sous la véranda. 146


relevé n°1, du jardin vers le coin thé et le potager.

relevé n°1, le nouveau passage.

relevé n°1, l’espace K, le jardin d’hiver.

relevé n°2, façade sud.

relevé n°2, sur la véranda vers l’entrée. 147


Le gecekondu de Dönüş de loin

Le gecekondu d’Ebru

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deux gecekondus de loin.

relevé n°4, l’espace L, cabane.

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relevé n°4, vue sur l’espace A.


3.3.2 Les qualités d’un habitat redécouvert Les habitats informels qui subsistent dans la vallée, tant par leurs différences que leurs ressemblances, révèlent l’existence d’un mode d’habiter qui est spécifique à leurs habitants. Nous allons restituer quelques unes de ces qualités qui montrent une autre manière d’habiter la grande ville et un modèle résilient pour le groupe social qui l’habite. Nous ferons des liens avec des notions abordées sur le gecekondu tout le long de cette recherche. Il s’agira d’évoquer l’essence d’une architecture auto-construite à travers son évolutivité observée, sa communication avec ses habitants, ses qualités spatiales, environnementales et sociales. Tout d’abord, il est possible d’observer que les gecekondus de Şirindere sont avant tout des habitats évolutifs. En effet, si l’évolutivité des habitats informels est leur caractéristique la plus courante et sans doute la plus mentionnée, c’est parce qu’elle crée l’essence même de ce type d’habitat (1.2.3). Dans les maisons que j’ai pu observer, portant l’identité typique des gecekondus de la première génération (construits en parpaings ou briques alvéolées et avec des matériaux trouvés, en un étage ou deux, entourés d’un jardin), elle se reflète à deux niveaux : au niveau de la construction et au niveau des usages. Un gecekondu se construit dans un processus incrémental, c’est à dire étalé dans le temps, un processus qui adopte une logique de faire des rajouts sur une première structure. Les habitants qui m’ont ouvert leur porte ont affirmé avoir construit au départ un premier volume, et ensuite ajouté plusieurs pièces à différents moments. Le volume initial de 9m x 9m du gecekondu d’Osman Amca (qui excluent I, J et K sur le plan), les trois chambres de Döndü (G, I, H) ont été complété au fil du temps et donné la version représentée des gecekondus sur les relevés. Dönüş, une femme avec qui j’ai discuté brièvement devant sa maison a également mentionné qu’ils ont construit des extensions (l’étage avec le balcon) bien après la mise en place d’une première partie de leur gecekondu. Cette manière de procéder pour la construction est fortement attachée au mode de vie de ces habitants, à leurs moyens économiques : ils font d’abord ce qui parait essentiel et abordable, puis avec le temps s’ils trouvent l’argent nécessaire, ils étendent leur habitat. Ainsi, les pièces initiales mises en oeuvre dans ces gecekondus ne représentent pas une finalité, mais les premiers composants d’un habitat qui se complète au fil du temps, qui change, vieillit, s’améliore ou se détériore, se transforme perpétuellement selon les circonstances. Les circonstances qui se présentent au cours de l’évolution de l’habitat jouent un rôle indispensable dans les gecekondus. Non seulement ils se construisent en parallèle aux besoins du moment, mais aussi avec les matériaux qu’ils récupèrent ou auxquels ils ont facilement accès. J’ai constaté à plusieurs reprises une logique de faire avec ce qui est trouvé ou récupéré comme matériaux. Osman Amca m’a raconté qu’il a 150


repeint la partie basse de la façade de son gecekondu avec un produit qui restait dans son lieu de travail. Aslan, le voisin de Firdevs, qui travaillait à l’usine de briques, a construit sa maison avec les restes de briques qu’il a récupérés à son travail. Cette logique qui parait naturelle, surtout pour les habitants de gecekondus, renforce ainsi leur créativité : outre les matériaux de construction conventionnels récupérés, ils mettent également de côté des objets pour les utiliser tels quels, ou les réemployer. Osman Amca a récemment construit une extension à son gecekondu, un jardin d’hiver (l’espace nommé K sur le plan), en réemployant les portes vitrées qu’un ami menuisier lui a donné. Cet espace qui constitue désormais l’entrée de sa maison en créant une transition entre l’intérieur et l’extérieur, est (ou était au moment de mon observation), le deuxième espace le plus utilisé après le jardin. Enfin, la récupération des matériaux et des objets ainsi que leur réutilisation dans les extensions représentent une pratique courante dans les gecekondus. On remarque des espaces de stockage dans chacun de ces habitats informels, qui soutiennent cette pratique ; les habitants stockent tout type de matériaux dans leur kömürlük180 ainsi que dans leur jardin. En ce qui concerne l’évolutivité observée dans les usages, force est de constater que les habitants adaptent continuellement les espaces de leur gecekondu à leur(s) changement(s) de vie et de besoins. Trois habitants sur quatre que j’ai interrogés faisaient partie d’une génération relativement âgée. Suite au départ des autres membres de leur famille, ils habitaient seul et de fait, leur occupation des pièces de la maison n’était plus la même qu’auparavant. L’espace G du gecekondu de Firdevs, qui était initialement une chambre est devenu un séjour, tandis que dans celui de Firdevs, l’espace J est devenu un dépôt. Ainsi, nous pouvons avancer que le changement des usages et des besoins est une constante de la nature humaine, et que n’importe quel habitat subit une semblable modification d’usages. Cependant, dans le gecekondu, non seulement les espaces s’adaptent aux usages avec une grande liberté d’action, mais aussi les usages s’adaptent aux espaces qui deviennent disponibles au fil du temps. Ce qui m’a marqué à cet égard et qui m’a aussi révélé l’existence d’une vraie interaction entre les habitants et leurs gecekondus, était l’extension du jardin. Comme déjà dit, suite à la démolition de son gecekondu voisin, Osman Amca a décidé de changer les limites du sien : il a fait un trou dans le kömürlük qui traçait la limite de son jardin initial pour accéder facilement au terrain de son voisin. Il a installé sur ce dernier une table, des chaises, un espace de repos pour se réunir avec les voisins. Il a même fait un potager et construit des cabanes pour les chiens errants (eux aussi les derniers habitants de la vallée) et a déplacé une partie de son kömürlük. Enfin, s’il a eu cette idée de changer son occupation de l’espace extérieur, c’est qu’il interagit perpétuellement avec son habitat, se rend compte de la situation présente et qu’il a l’habitude d’utiliser ce qui est disponible sur place. Ainsi, le fait que son gecekondu soit situé sur une partie assez kömürlük : Un espace réservé initialement pour stocker du charbon et du bois pour les brûler en hiver, c’est aussi très souvent un espace de stockage pour les matériaux glanés et divers objets trouvés. 180

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plate de la vallée, vers le ruisseau, est une condition qui lui a permis d’investir cet espace abandonné. Car de l’autre côté de la vallée, Firdevs habite également à côté d’un gecekondu démoli, mais n’a pas fait le même changement d’occupation ; ni la pente existante à cet endroit ni la santé fragile de l’habitante a rendu ce changement possible. En regardant les plans des quatre maisons, nous pouvons établir un autre constat, cette fois sur la spatialité des gecekondus. Il existe en effet dans les gecekondus une certaine logique de construction liée à l’emplacement des parcelles dans la vallée. On remarque une ressemblance entre le gecekondu de Firdevs et celui de Döndü, qui se trouvent sur la même rangée du flanc de la vallée (côté ouest), donc sur une pente similaire. Ils ont une organisation spatiale semblable, notamment avec la descente de la rue qui se fait par les marches, le passage étroit et ensuite la véranda qu’il faut prendre pour accéder à l’entrée, et une même articulation entre ce dernier et le jardin. On remarque une ressemblance pareille entre le gecekondu de Döndü et celui d’Aslan, son voisin, qu’ils se sont sans doute inspirés l’un et l’autre. Les gecekondus d’Osman Amca et de Filiz étant situés ailleurs dans la vallée, ils ont une autre typologie qui s’inscrivent dans différentes conditions géographiques. En effet, bien que les gecekondus soient essentiellement informels, c’est à dire non-planifiés et évolutifs, ils se construisent grâce à un savoir-faire développé in situ. Tout est fait suivant une logique située et relationnelle. On se demande si cette logique ne vient pas aussi des usta (artisans ouvriers) qui participent très souvent aux constructions des gecekondus (en tout cas à Şirindere), ou des savoir-faire de certains habitants. L’habitat construit et l’habitat vécu sont tous deux tel un organisme vivant qui évoluent en parallèle à l’écoulement du temps et de la vie des habitants. Les autoconstructeurs, à la fois habitants et concepteurs de leurs espaces de vie, ont un vrai impact et une liberté d’intervention dans l’espace. Cette évolutivité et l’interaction spatiale continue des habitants sont les deux caractéristiques principales qui m’ont marquée lors de mes visites, en me révélant une grande différence avec les cités, ou les habitats formels courants dans le milieu urbain. En outre, j’ai également pu constater à Şirindere, diverses qualités environnementales et sociales des gecekondus. Il existe en effet dans un gecekondu et le mode de vie qu’il permet, des principes que l’on pourrait appeler écologiques, mais qui ne viennent pas d’une idéologie ou d’une envie d’agir pour la planète. Ils sont tout simplement liés à la classe socio-économique des habitants qui amène des obligations, des mécanismes de frugalité, et un bon sens terrien. Si les habitants consomment moins pour des raisons économiques, les gecekondus construits sont légers et leurs terrains, réversibles. Les gecekondus démolis à Şirindere nous montrent cette réversibilité au travers les terrains qui sont peu impactés par les fondations. En ce qui concerne le caractère résilient et les qualités sociales des gecekondus, ils se rejoignent sur un point spécifique qui est les espaces extérieurs et la culture d’une certaine façon d’habiter. 152


3.3.3 Habiter l’extérieur, l’utopie d’une grande ville Dans les gecekondus de Şirindere, il existe une vraie culture d’habiter le dehors et un réel contact avec la nature181, inexistants dans l’espace urbain qui entoure la vallée. Bien qu’il soit possible de les apercevoir dès que l’on tourne notre regard vers sa végétation et le paysage organique qu’elle met à voir, c’est en entrant dans le terrain que j’ai pu réellement découvrir cette culture et comprendre son importance. Un prolongement de la vie rurale, la pratique des espaces extérieurs est surtout importante puisqu’elle permet d’entretenir les relations sociales entre les habitants. Les espaces spontanés, organiques et indéfinis créant des passages et des connexions entre les habitats constituent des lieux de vie commune. Cette culture d’habiter l’extérieur montre ainsi un rapport spécifique à la nature. Les habitants ayant des vécus et des savoir-faire du milieu rural, ont aussi une capacité à connaître leur environnement et à agir sur lui. Le gecekondu, un habitat leur permettant de définir leurs envies et de garder quelques mécanismes du rural, est ainsi un modèle résilient. Pour commencer, on remarque à Şirindere que les espaces extérieurs sont les plus pratiqués par les habitants de gecekondus. Ils sont diversifiés et ont de nombreuses qualités spatiales. Ayşegül Cankat, enseignante chercheuse à l’école d’architecture de Grenoble, fait un repérage des caractéristiques qui forment les qualités de ces espaces extérieurs courants dans les quartiers de gecekondus :

« Les systèmes de passage, de distribution, d’accès et de halte, les gradients et les marqueurs d’intimité, les dispositifs de relation ainsi que des qualités comme le détournement, l’inventivité, l’inattendu, la porosité, la transition, le séquencement, l’entrelacement, l’infiltration, la suggestion, l’invitation, la modulation constituent certaines des qualités spatiales ‘hors les murs’ issues des savoir-faire et savoir-vivre des habitants. » Ayşegül Cankat, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », 2017, page 97

À Şirindere, malgré la démolition massive qui a eu lieu, quelques espaces extérieurs de partage subsistent et il est toujours possible d’y observer les restes de ces qualités spatiales. Ce sont souvent des espaces auxquels on ne porterait même pas attention dans une ville, des espaces de passages, des espaces restants entre deux façades. Dans un quartier de gecekondus, ils sont valorisés en étant utilisés par les habitants. Parfois deux chaises posées devant un gecekondu suffisent pour rendre un

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En hiver, cette occupation extérieure est réduite par le climat continental, les températures basses. 153


espace insignifiant en un « lieu de parole et d’échange »182. Les relations de voisinage que nous avons évoquées auparavant sont très importantes pour la population spécifique qui habite en gecekondu (cf. 2.3.1). Elles y trouvent ainsi un terrain pour être nourries et renforcées. C’est dans les espaces créés spontanément dont la propriété reste floue que les habitants se croisent, partagent, discutent, interagissent. Moi-même, j’ai pu rencontrer les habitants de Şirindere et discuter avec eux principalement dans des espaces extérieurs partagés. Lors de mes enquêtes de terrain, deux espaces m’ont profondément marquée : l’extension de jardin d’Osman Amca, un espace ouvert à tous où j’ai pu rencontrer quelques autres habitants, et un ‘salon extérieur’ commun situé devant le gecekondu voisin de Döndü (voisin du côté sud). J’ai eu la chance d’observer ce dernier deux fois dans un intervalle d’un an (en été 2020 et été 2021). C’est une terrasse accessible par la rue 1591 où les habitants se retrouvent, mangent ensemble, boivent du thé, discutent. Au départ, il était impossible de comprendre à qui appartenait le gecekondu rattaché à cet espace, car tous les habitants présents avaient investi ce lieu de façon similaire. Progressivement, j’ai appris qu’il appartenait à un couple, mais que les autres habitants venaient s’assoir quand ils voulaient. Ainsi, malgré les démolitions des gecekondus, quand j’y suis retournée j’ai vu que les habitants y passaient toujours autant de temps qu’avant.

illustration de l’auteure

182CANKAT Ayşegül,

« Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, 2017, page 104 154


Songül : Tu vois nous sommes comme ça, nous prenons le petit-déjeuner tous ensemble, nous mangeons ensemble aussi le soir. Nous faisons des sac kavurma (plat turc) parfois. Il y a deux voisins qui font les courses pour tous. On se soutient, on donne beaucoup pour les autres. Entretien avec un groupe d’habitants de Şirindere, cf. Annexe n°5

Outre les espaces partagés, à l’échelle d’une habitation, les espaces extérieurs ont également une grande place dans l’usage quotidien d’un gecekondu. Ils peuvent eux aussi être sous des formes différentes : c’est par exemple le jardin dans le gecekondu d’Osman Amca ou la terrasse entourée d’arbres de l'îlot isolé de Filiz. Dans les deux gecekondus qui s’intègrent dans la pente, celui de Döndü et de Firdevs, les vérandas étaient les espaces extérieurs les plus utilisés par les habitants. Donnant une vue étendue sur la vallée, c’est un espace de transition entre l’intérieur et l’extérieur, mais aussi entre l’intime et le partagé : lorsque je suis allée chez ces deux habitantes, j’ai été reçue dans leur véranda. Malgré leur largeur assez étroite, les habitants y avaient mis des canapés et quelques meubles.

illustration de l’auteure

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Un autre usage commun qui reflète le rapport étroit des habitants de gecekondus à l’extérieur serait sans doute leur investissement dans les jardins et les potagers. En effet, l’envie ou le besoin de faire un potager dépend des habitants et la distance qu’ils déterminent avec leurs anciennes pratiques rurales. À Şirindere, il y a des habitants qui élèvent des poules et d’autres qui n’ont jamais voulu en avoir, qui ont même affirmé avoir laissé ces pratiques au village. En revanche, la plupart des jardins sont remplis d’arbres fruitiers. J’ai appris lors d’une discussion avec une habitante que tous les arbres dominants de la vallée qui lui donnent une identité spécifique avaient été plantés par les habitants, et pour une raison surtout fonctionnelle : créer de l’ombre. Ainsi, ils ont pu changer l’identité d’une vallée et lui rajouter de la valeur avec une pratique et un savoir-faire provenant du milieu rural. Nurhan : S’ils coupent les arbres ici il ne resterait rien. C’est nous qui les avons plantés, il n’y en avait pas un seul qui faisait de l’ombre quand on est arrivé. Tout le monde en a planté où il voulait. Tu vois ce peuplier, il était tellement haut qu’on a dû couper une partie. (…) Enquête dans un gecekondu, entretien avec les habitants de Şirindere, cf. Annexe n°3

Enfin, le fait de pouvoir habiter l’extérieur avec une telle liberté est quelque chose que je n’ai jamais connu en habitant la cité voisine. En effet, dans le milieu urbain en Turquie et l’imaginaire qu’il dégage, c’est une utopie d’avoir un habitat avec un jardin directement accessible, sans être très riche et très pauvre. Dans la cité, mon rapport à l’espace extérieur ne se limitait qu’à y effectuer des activités sans que ce dernier ne bouge, ou n’évolue selon mes pratiques. Au vu de toutes les qualités du gecekondu citées dans cette dernière souspartie, nous pouvons affirmer que le gecekondu constitue un habitat résilient. Si la résilience est un terme complexe ayant diverses significations selon les domaines, elle renvoie ici à une capacité d’adaptation générale aux situations ou difficultés rencontrées dans un processus. L’évolutivité et la nature auto-construite des gecekondus sont les deux caractéristiques fondamentales qui révèlent directement leur caractère résilient. Ainsi une « double capacité résiliante », pourrait-on dire, accompagne cette essence : une résilience environnementale et sociale, liée aux qualités de leurs espaces et de leurs habitants183. Leur interaction avec la nature est en effet une résilience environnementale, tandis que la vie commune qu’ils ont peut être appelée la résilience sociale d’une population migrante. Enfin, en créant pour les habitants un passage doux entre le rural et l’urbain et en leur permettant de garder leur codes, leur manière de vivre et d’évoluer dans le sens qu’ils veulent, le gecekondu les 183

Ibid. 156


libère d’une obligation de s’attacher à ce qui est classé comme totalement rural ou absolument urbain, et permet de trouver un entre deux ; un mode de vie alternatif.

photo de l’auteure, Şirindere, le 21.06.2021

photo de l’auteure, Şirindere, le 09.06.2021

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Vue vers la ville néolibérale d’Ankara depuis la vallée de Şirindere, le 21.06.2021, photo de l’auteure

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CONCLUSION Comment terminer cette recherche (qui n’est en réalité pas finie) après toute cette réflexion et cet amas d’informations sur diverses réalités des gecekondus ? Le mieux serait peut-être de revenir sur la principale question de recherche à laquelle nous avons tenté de répondre tout le long de ce mémoire : le gecekondu est-il un espace autre ? Du début à la fin de mon processus de découverte de ces habitats informels au travers des journaux, des observations, des lectures et des entretiens, je n’ai pas arrêté de retourner le mot « autre » dans ma tête. À force, sans que je m’en rende compte, il est devenu encore plus difficile à résumer ce que les mots ‘gecekondu’ et ‘autre’ pourraient signifier ensemble. Découvrir la complexité derrière un habitat qui me paraissait initialement simple m’a permis de me rendre compte que rien n’est simple en réalité, que tout est forcément connecté à des dimensions qui nous échappent. Probablement un cliché qui n’a pas cessé d’être répété, mais j’ai pu comprendre grâce à cette recherche que plus on creuse un sujet plus il devient difficile de l’appréhender. Le gecekondu est d’abord un espace qui m’était autre, car je ne faisais pas partie de son univers, même si j’ai habité juste à côté d’un quartier de gecekondus. J’ai dû moi-même briser cette première distance, changer mon rapport personnel à ce qui m'était différent pour réussir à appréhender la réalité de cet habitat informel. C’est ainsi que j’ai compris le rôle des inégalités socio-économiques et des normes créées au sein de la société dans l’existence de cette distance, dans la perception de l’altérité des gecekondus. L’approche du sujet par la littérature et le terrain m’ont permis de me rendre compte de l’importance du phénomène sociétal de dénigrement et de ségrégation socio-spatiale. L’altérité du gecekondu a toujours été corrélée à un caractère dévalorisant. Comme nous l’avons relevé dans la première partie, le regard dominant sur le gecekondu ne se focalise pas seulement sur les caractéristiques de son architecture ; sur son illégalité juridique, sa non-conformité constructive ou sa maladresse dans le bricolage, son état de vétusté ou son insalubrité. Il se porte aussi sur la classe sociale de ses habitants, leur origine rurale et de fait leur soi-disante inadaptation à la ville, la superposition incompatible que le gecekondu entraîne entre un espace urbain et des pratiques rurales. Cette idée reçue est celle d’une perception générale d’un habitat et de ses habitants, d’une entité. Dès le début cette entité se trouve rejetée, mise à l’écart, et surtout exploitée pour des intérêts politiques et économiques. Des politiques de légalisation lui ont permis de se maintenir jusqu’à nos jours, mais aujourd’hui cet habitat informel auto-construit est poussé vers une disparition quasi certaine, tandis que les habitants eux sont expulsés vers l’extérieur de la ville, dans de nouvelles zones de pauvreté. 160


Et si la différence n’avait pas forcément une connotation négative ? Après avoir atteint une certaine connaissance sur la complexité du sujet, j’ai eu cette envie de découvrir si le gecekondu et son altérité pouvaient ouvrir des possibles, des alternatives aux modes de vie et à la culture d’habiter dominants dans la ville. L’idée était de prendre le gecekondu comme une source d’inspiration inhabituelle dans cette ère d’impasses écologiques. En mettant en place un mode de fonctionnement loin des exigences modernes, dans un espace qui n’est ni urbain ni rural, le gecekondu cache réellement des valeurs impossibles à trouver dans les espaces que l’on peut appeler formels. En proposant ce changement de regard, et en le faisant à mon échelle, une chose me faisait particulièrement peur, celle de tomber dans un souci de moralité, dans la nécessité de définir ce qui est bien ou mal dans la société. Car je crois bien que ce sont nos certitudes, nos visions manichéennes des choses qui nous empêchent de voir au-delà de l’apparence de certaines choses, comme c’est le cas dans la dualité formel/ informel. L’objectif de ce mémoire était surtout de montrer la nécessité d’amener un nouveau regard sur ces habitats qui sont en voie d’extinction. Pour cela il est nécessaire d’établir une redéfinition des gecekondus, sans les romancer en oubliant toutefois leurs réelles contraintes techniques et les difficultés que les habitants rencontrent à cause des difficiles conditions de vie, mais sans non plus rester dans une vision totalement négative dissoute dans l’inconscient collectif. Le caractère versatile du mot autre exprimait ainsi ce but de créer un respect pour la différence. Que retenir alors des gecekondus et de leur altérité ? Comment déterminer les caractéristiques qui permettent de les redéfinir et de les mettre en valeur ? La meilleure méthode était de les observer de plus près. Mes observations qui sont retranscrites en relevés et en photos permettent d’illustrer l’identité de l’habitat et ce qu’il offre comme mode de vie. Cette auto-construction qu’est le gecekondu évolue avec la vie de ses habitants et les habitants perdurent leur vie grâce à la flexibilité que leur habitat leur offre. Un reflet de leurs usages, le gecekondu est alors un espace loin d’être standardisé, un espace avant tout expressif et émotionnel. La liberté d’action et d’improvisation y fait du hasard une force, des circonstances une opportunité. Des savoir-vivre et des savoir-faire ruraux qui arrivent et évoluent dans le milieu urbain forment une culture d’habiter qui permet une transition douce pour les habitants. Ainsi, cela représente une première résilience liée à l’adaptation à un milieu de vie. D’un point de vue environnemental, les gecekondus de Şirindere de par leur légèreté, leur échelle humaine et les pratiques économiques créatives comme le réemploi, représentent un modèle d’habitat préférable. Dans l’espace urbain où la majorité des citadins ont un rapport à l’espace basé sur la consommation, le gecekondu met également en place une possibilité de production (même si c’est à petite échelle) grâce à des jardins potagers. Enfin, une force indéniable qui constitue la base de cet habitat, 161


serait sans doute la force de la collectivité et des relations sociales. Elle permet aux habitants de surmonter les difficultés. Dans certains quartiers, cette dimension se reflète actuellement dans la lutte contre la transformation urbaine. Le gecekondu a donc un caractère résilient pour les habitants migrants et porte en lui des caractéristiques résilientes pour l’environnement et les relations humaines. Un des moyens qui m’a permis de voir ces qualités et capacités résilientes était de comparer les gecekondus d’abord aux cités de TOKI, ensuite à celle dans laquelle j’ai grandi. Cette première comparaison a révélé les contrastes entre ces deux modèles urbains extrêmes, tandis que mon entrée sur le terrain m’a également apporté une vision totalement nouvelle sur Şirindere. En voyant réellement ceux qui vivent à l’extérieur, construisent quand ils le veulent, ne sont pas bloqués par un grillage, j’ai pu remettre en cause l’importance que l’on donne à la consommation, au confort matériel, au professionnalisme dans l’espace. Enfin, le changement de regard proposé avec ce mémoire est devenu une remise en question des normes du système dominant, des mécanismes de la société néolibérale qui montrent leurs effets dans les grandes villes d’une manière de plus en plus brutale en Turquie. Jusqu'où peuvent-ils aller ? En ce qui concerne les projets de transformation urbaine que nous avons étudiés, force est de constater qu’ils se nourrissent du regard dominant sur les gecekondus et déterminent leur réalité actuelle. Ils effacent leur passé en intervenant sur leur présent, mais ils sont également d’une grande importance pour le futur des grandes villes. Je tiens à préciser que la posture critique que j’ai développée envers la transformation urbaine n’est pas issue d’une simple angoisse envers l’architecture verticale qu’elle privilégie. Elle est due aux intérêts politiques et économiques derrière ces projets, à leurs conséquences comme le déplacement et la gentrification, aux changement massifs de mode de vie qu’ils engendrent pour les habitants de quartiers informels. Enfin, une vision terre à terre nous pousserait sûrement à être pessimistes au vu de ce qui se fait actuellement en Turquie, et les conséquences graves qui sont déjà visibles. Néanmoins, elle peut devenir aussi une source d’espoir : tout projet qui n’a pas démarré concrètement est une possibilité pour construire la ville de demain autrement, d’une manière plus résiliente avec l’humain et l’environnement. « Pour reconstruire du paysage ou agir à nouveau, nous devons rassembler ou réinventer les moyens nécessaires et réapprendre à les vivre : l’histoire, la géographie, les cultures contradictoires, la participation imprévisible d’acteurs usagers, les nouvelles responsabilités devant l’environnement, l’arsenal de formes d’habitation et de construction accumulées depuis des millénaires, l’émotion etc. » Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 42 162


Vers un PFE recherche ?

« Les gecekondus représentent une chance pour la ville turque. Les terrains de gecekondus sont toujours un espoir. Des zones potentielles difficiles à trouver ailleurs dans le monde. Un espoir pour une vie humaine. Nous avons encore la chance de concevoir et de construire ceux qui les remplaceront, avec l'accumulation d’information des années 2000, des concepts et des valeurs internationales, et surtout, avec les leçons que l'on peut en tirer. Bien sûr, avec ce que nous avons appris des gecekondus. » C.Abdi Güzer, « Gecekondular Türkiye Kentinin Şansıdır! » dans Konut üzerine de(ne)meler, 2002, page 16, traduction de l’auteure.

Ce mémoire constitue la première étape d’une recherche qui n’est pas encore terminée. Cette première étape qui s’est présentée comme un travail de déconstruction du regard sur les gecekondus, nous a permis de faire une mise en contexte historique tout en parlant des situations actuelles. La suite serait éventuellement de penser au futur, à partir de ce que l’on a appris du passé et du présent. Le fait d’avoir observé les derniers gecekondus sur un terrain qui se trouve dans une situation d’attente, ouvre des pistes pour penser à la transformation de ce quartier. Si le gecekondu est une architecture vernaculaire et populaire à redécouvrir184, comment traduire alors dans une architecture formelle ce que l’on apprend des habitats informels ? Il s’agira sûrement de penser la transformation de Şirindere sur deux échelles ; à l’échelle urbaine et architecturale. À l’échelle d’un habitat, en s’inspirant du gecekondu, on pourrait repenser un habitat évolutif à l’aide des principes architecturaux, c’est à dire un habitat qui n’a pas de limites dures et qui permet d’effectuer des changements dans le temps, qui rend possible l’interaction des habitants avec l’espace. Dans cette réinterprétation, il faudra notamment réfléchir aux enjeux techniques. Comment donner la possibilité de recréer une ambiance conviviale dans le quartier et dans les habitats, tout en offrant aux habitants un certain confort matériel ? L’habitat n’est-il pas un ensemble du matériel et de l’immatériel après tout ? À l’échelle urbaine, une analyse plus détaillée du quartier Çiğdem et de l’insertion de la vallée de Şirindere au sein de la ville d’Ankara serait essentielle. Mais il faudrait aussi penser à ce qu’il s’agirait de transformer, déterminer pour qui et pour quels usages faire un projet. C’est ainsi que l’on pourrait penser l’articulation des espaces à concevoir, PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 23. 184

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des habitations avec des espaces publics, des espaces de halte, de passage, de rencontre, des espaces du hasard ; repenser le droit à l’extérieur, le rapport au paysage et au contexte géographique. Enfin, ce ne sont que quelques premières idées vagues d’un projet à venir. Dans ce processus vers un projet de transformation alternatif qui aurait pour but de soutenir des valeurs écologiques, certaines envies méthodologiques s’imposent déjà. Afin de réduire le décalage entre le concepteur et les usagers de l’espace, la participation représente une méthode indispensable. Bien qu’il me semble impossible de procéder avec une participation totale des habitants dans le processus de projet ou de remobiliser l’auto-construction, il s’agira de privilégier une démarche participative au moins au début. Elle pourrait être sous forme d’enquêtes avec les habitants de Şirindere et ceux de Çiğdem, des commerçants etc. Pour finir, cette première partie de ma recherche est aussi la déclaration des valeurs que j’aimerais défendre en tant que future architecte. J’ai découvert grâce à cette recherche une envie de penser à l’espace au travers de l’usager, non seulement des groupes privilégiés, mais aussi de ceux qui sont défavorisés.

Je me retrouve dans les paroles de Simone et Lucien Kroll, qui ont été dans la construction de ma pensée, une référence ultime :

« Et une petite déclaration : J’ai personnellement décidé de ne plus ressentir d’émotion devant aucune architecture, objet ou paysage qui ne procède pas de l’écologie, de l’éthologie, de l’ethnologie, du communautaire, de la complexité populaire, de l’auto-organisation des groupes ou bien qui ne soit en relation avec des convictions désordonnées et unanimes des personnes indépendantes. Malgré quelques complaisances inavouables devant toute « chose bien faite »… » Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 91

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FILMOGRAPHIE

- Devlet Kuşu, 1980, comédie dramatique, adaptation du roman portant le même titre et écrit par Orhan Kemal, réalisé par Memduh Ün.

- Gülen Adam, 1989, comédie, réalisé par Kartal Tibet. - Ekümenopolis : Ucu olmayan şehir, 2011, documentaire, réalisé par İmre Azem. - Toz toprak Fikirtepe: Fikirtepe'deki dönüşüm nasıl ilerliyor ?, documentaire, 2017, 140 journos. - Son Çıkış, comédie dramatique, 2018, réalisé par Ramin Matin

- Das kapital, documentaire, 2021, 140 journos. ACTIVITÉS DE RECHERCHE Entretiens et enquêtes de terrain :

- Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante du quartier de gecekondus Pamuklar à Ankara, le 15.07.2020 (cf. Annexe n°1)

- Entretien avec Hasan Hüseyin Aslan, le maire (muhtar) de Çiğdem (Mahallesi), le quartier dans lequel se trouve Şirindere, le 21.07.2020. (cf. Annexe n°2)

- Enquête dans un gecekondu à Şirindere, le 21.07.2020. (cf. Annexe n°3) - Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, urbaniste enseignant à l’Université Mimar Sinan, effectué le 04.08.2020. (Annexe n°4)

-

Discussion avec un groupe d’habitants, Şirindere, le 05.08.2020. (cf. Annexe n°5) Observation depuis la rue 1550. Cadde, le 08.08.2020. (cf. Annexe n°6) Observation depuis la même rue, réflexif, le 30.03.2021. (cf. Annexe °7) Entretien avec Jean-François Pérouse le 22.04.2021 (pas retranscrit). Enquête de terrain à Karanfilköy, Istanbul le 27.04.2021. (cf. Annexe n°8) Entretien avec Şinasi Yalçın, directeur de AK-DER, association de gecekondu de Karanfilköy, le 27.04.2021 (cf. Annexe n°8)

- Enquête de terrain à Hasköy, Istanbul, le 02.06.2021 (pas retranscrit).

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Relevés habités à Şirindere, juin 2021:

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Osman, le 10.06.2021. Firdevs, le 15.06.2021. Döndü, le 21.06.2021. Filiz, le 21.06.2021.

Stages de recherche :

- Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA), stage en résidence à Istanbul, entretiens, rencontres avec chercheurs et doctorants, workshops, excursions urbaines et consultation de l’archive de l’institut. 06.04.2021 - 11.06.2021.

- Mekanda Adalet Derneği (MAD), Center for Spatial Justice, lecture de coupures de journaux entre 1932-2016, participation au projet d’ouvrage Gecekondu Arşivi (Archive de Gecekondu) à distance. 14.06.2021 - 13.07.2021.

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GLOSSAIRE Quelques termes en turc abordés dans le mémoire et leur signification (traduits par l’auteure)

- AKP : Adalet ve Kalkınma Partisi en turc, le Parti de la justice et du développement est un parti islamo-conservateur, au pouvoir en Turquie depuis 2002. Recep Tayyip Erdoğan, le président actuel de la République de Turquie en est le président général.

- Apartkondu : Immeuble construit illégalement, une forme mutée du gecekondu (cf. 1.2.3) ou le gecekondu verticalisé (apart vient du mot « apartman » en turc qui signifie immeuble).

- Betonkondu : Comme le terme apartkondu, betonkondu est une expression pour désigner la forme mutée du gecekondu, le moment où il commence à être assimilé à une construction illégale, dans les années 80.

- CHP : Cumhuriyet Halk Partisi en turc, est un parti politique turc, de type républicain, social-démocrate et laïc, créé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk. Il est membre de l'Internationale socialiste et membre associé du Parti socialiste européen. Il constitue le parti d’opposition face à l’AKP.

- Çarpık kentleşme : Urbanisation non planifiée, la croissance des villes sans aucun contrôle et à l'écart de tout type de planification.

- Gece : Nuit. - Gurbet : Migration, l’éloignement du village d’origine. C’est un mot qui exprime un sentiment mélancolique lié à ce départ.

- İlçe : Dans ce mémoire, ce mot est traduit par arrondissement. En Turquie, un ilçe est la plus grande division territoriale administrative après la ville .

- İmar affı : Désigne une amnistie de zonage/de construction. Il s’agit d’une loi utilisée dans la légalisation des gecekondus (cf. 1.2.2).

- İmar ıslah planı : Plan de zonage/d’amélioration dessiné pour planifier les villes et notamment les zones de gecekondus. C’est aussi une méthode pour réfléchir à l’amélioration de ces zones avant la systématisation des projets de transformation urbaine.

- Kaçak yapı : Construction/structure illégale. Elle ne s’inscrit pas dans un contexte de besoin ou d’obligation lié au statut socio-économique, ce qui la différencie d’un gecekondu. Ce mot est utilisé pour parler des bâtiments construits par ceux qui ont l’objectif d’exploiter les lois de légalisation (les lois d’amnisties).

- Kentsel dönüşüm : Transformation urbaine. (cf.2.1) - Kentsel dönüşüm projesi : Projet de transformation urbaine, PTU. 172


- Konmak : Se poser. Ce verbe est souvent utilisé pour parler des oiseaux migrateurs. Il exprime une légèreté et une volatilité dans l’acte et fait également référence à la culture nomade (konargöçerlik).

- Kömürlük : Espace réservé initialement pour stocker du charbon et du bois pour les brûler en hiver, c’est aussi très souvent un espace de stockage pour les matériaux glanés et divers objets trouvés.

- Mahalle : Quartier. - Memleket : Mot faisant référence au territoire d’origine d’une personne. Il peut se traduire par les termes village, ville, région ou pays d’origine.

- Muhtar : Ce mot désigne dans les pays d'Asie centrale et du Moyen-Orient, celui qui dirige un village ou un quartier, une sorte d'équivalent au mot maire.

- Müteahhit : Entrepreneur/promoteur qui n’a pas forcément de diplôme ou de compétences particulières dans le domaine de la construction mais qui se charge de suivre un projet : revendre les biens immobiliers etc.

- Riskli alan : Zone à risques (cf. 2.1.3). La désignation d’une zone urbaine comme étant une zone à risques de catastrophes naturelles est la première étape de la démarche de transformation urbaine.

- Riskli yapı : Structure à risques (cf. 2.1.3). La désignation d’un bâtiment comme étant un bâtiment à risques de catastrophe naturelle est la première étape de la démarche de transformation urbaine.

- Seçim : Élection. - Tapu : Titre de propriété. - Tapu tahsis belgesi : Document d’attribution de titre de propriété, c’est un titre provisoire donné aux habitants de gecekondus, procédure apparue dans les années 80 (cf. 1.2.2).

- TOKI (Toplu Konut İdaresi Başkanlığı) : Administration du développement du logement social c’est un service public du gouvernement de la République de Turquie, chargée de la construction de logements sociaux. Il a pour but de lutter contre la crise du logement, la prolifération de gecekondus et de devenir acteur du renouvellement urbain en Turquie.

- Usta : Maître artisan/ouvrier du bâtiment. - Yerinde dönüşüm : La transformation urbaine sur place (cf. 2.2.1). Cela signifie que les habitants de gecekondus deviennent bénéficiaires de logements sociaux construits dans leur quartier transformé.

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TABLE DES MATIÈRES Avant-propos……………………………………….…………….…..……….………2 Introduction……………………………………………………………..…..….……..6 1.

Le gecekondu en Turquie, le trajet d’un habitat dénigré…..….………12 1.1 Apparition d’un habitat informel situé 1.1.1 Difficulté de définition(s)……………..…………….….………15 1.1.2 Effets de dynamismes externes et internes….…….……………17 1.1.3 Démarche spontanée d’une auto-construction discrète…..….…21 1.2 Une évolution multidimensionnelle 1.2.1 L’habitat des intrus de la ville……….…………………………29 1.2.2 Les politiques du gecekondu et le gecekondu politique….……36 1.2.3 Le gecekondu, une architecture mutée ?………………….……45 1.3 Représentations du gecekondu 1.3.1 La construction sociale du gecekondu………..……….…….…51 1.3.2 Une identité autre que celle de l’espace moderne………..……54

2.

Vers l’effacement des gecekondus du paysage urbain……..…………60 2.1 Nouvelle ère pour les habitats informels 2.1.1 Pas de place pour les gecekondus dans la ville globale…..……63 2.1.2 Le séisme de 1999, risque ou prétexte pour la transformation ?.68 2.1.3 Les modalités de la transformation urbaine……………………70 2.2 Une transformation à quel prix ? 2.2.1 Fikirtepe : un symbole de gentrification…..…….……….….…75 2.2.2 Une dystopie urbaine d’Ankara : le Nouveau Mamak..……..…80 2.3.3 Ceux qui luttent pour une transformation alternative : Karanfilköy………………………………………………..……….…86

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2.3 Sur les gecekondus et leurs remplaçants 2.3.1 La défaillance des logements de TOKI………………..….……93 2.3.2 Un habitat informel, pourvu de qualités ?……………..….……99 3.

Un quartier en attente de transformation : Şirindere…………..….…103 3.1 La vallée « interdite » 3.1.1 Situer la vallée de Şirindere.……………………….……….…105 3.1.2 Un microcosme et sa ségrégation socio-spatiale………….….…109 3.1.3 Franchir les barrières à un moment critique……………….….115 3.2 L’attente et l’incertitude pour l’avenir 3.2.1 Sur la transformation de la vallée…………………………..…119 3.2.2 L’abandon de la vallée et l’occupation des gecekondus…..…..124 3.2.3 La démolition, vers une disparition complète….….….………130 3.3 Les débris d’un univers révolu 3.3.1 Relevés habités, observations post-démolition…….…………133 3.3.2 Les qualités d’un habitat redécouvert…..……………….……150 3.3.3 Habiter l’extérieur, l’utopie d’une grande ville………………153

Conclusion………………………………………………………….…….…………160 Bibliographie ………………………………………………………………………166 Glossaire………………………………………………………………….…………172 Annexes………………………………………………………………………..……176

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ANNEXES Enquêtes de terrain et entretiens : Ces enquêtes de terrains et entretiens ont été traduits de turc en français par moi-même (l’auteure). Pour certains entretiens, notamment ceux qui sont réalisés avec les habitants, des surnoms sont utilisés afin de garder l’anonymat.

— 1 - Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante du quartier de gecekondus dit Pamuklar à Ankara, le 15.07.2020 Une journée passée avec Mediha, son mari, sa belle fille et son petit fils. Une famille qui a vécu dans un gecekondu et qui a eu l’expérience de la transformation urbaine, de l’expropriation. Je connais Mediha depuis mon enfance, elle travaille en tant que femme de ménage à domicile. Elle a travaillé chez ma tante pendant un moment avant que je naisse. Ensuite quand j’étais petite elle a commencé à venir chez nous, faire le ménage et à manger, s’occuper de ma soeur et moi. On avait une relation assez complice. Je savais qu’elle vivait dans un gecekondu assez loin du centre ville quand j’étais petite, car elle nous en parlait assez souvent. Ça faisait au moins 10 ans qu’on s’était pas vu avec Mediha. Suite à un appel de ma part, contentes de prendre des nouvelles, elle a invité ma mère et moi chez elle pour manger. Elle nous a accueilli dans son appartement à Türkler Caddesi, Hilal Apartmanı, Pursaklar, le quartier dit Saray. À la fin de notre discussion, je lui ai demandé si elle connaissait des quartiers de gecekondu que je pourrais visiter. Ce n’était malheureusement pas possible d’aller voir leur ancien quartier, aujourd'hui complètement transformé. Nous avons donc décidé de sortir de l’appartement avec Mediha, sa belle fille et ses enfants, pour aller visiter un quartier à proximité, à la sortie de la ville, nommé Gümüşoluk. Informations sur la personne : Le père de Mediha est mort quand elle avait 5 ans. Elle a grandi avec un frère, une soeur et sa mère. Ils vivaient à la campagne, dans un village pas loin d’Ankara. Elle a marié un homme de son village et ils ont décidé de s’installer à Ankara. Ils ont changé d’habitation régulièrement, ensuite ils ont acheté un gecekondu dans le quartier Pamuklar, à Karacaören.

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En 2006, un projet de transformation urbaine a été dessiné et validé. Le gouvernement a commencé à évacuer les gecekondus. Depuis cette année là, Mediha et son mari Nazım habitent dans l’immeuble Hilal, où je suis allée faire cette interview avec eux. Famille Aslan : Nazım est le mari de Mediha, il est artisan (du métal). Ils ont deux enfants, Merve et Ferdi. Les deux sont mariés et ont des enfants. Merve habite dans une ville vers l’ouest de la Turquie et travaille dans une auto-école, Ferdi habite à Ankara, dans un appartement dans le même quartier que Mediha avec sa femme Ilknur et ses enfants. (…) Birce : Pourriez-vous me raconter comment s’est passé l’évacuation des gecekondus ? Un jour ils sont venus vous dire qu’ils allaient démolir votre maison? Mediha : C’est le gouvernement qui a pris la décision. Comme le foncier appartenait au trésor et qu’on n’avait pas de titre de propriété, ils ont décidé de nous donner un appartement dans Karacaören. Ce sont des logements de TOKI, ils nous ont dit qu’on allait payer une certaine somme pendant 15 ans. Nazım : Oui, ils ont fait un tirage au sort, on a été bénéficiaire du projet de logements sociaux. Birce : Quand exactement ? Mediha : Il y a bien 25 ans. L’appartement n’était pas mal en vrai, il avait deux chambres et un salon. Nazım: Pendant 7 ans Ferdi et sa femme y ont habité, ensuite on l’a loué pendant 3-4 ans. Mediha: Le locataire nous a tué, c’était très difficile de s’occuper des locataires. Nazım: On a vu que la situation n’était pas évidente dans l’immeuble, parce qu’il y avait de toutes sortes de personnes, même ceux qui battaient leurs enfants etc. Un jour je les ai entendu dire quelque chose d’horrible et j’ai dit à mon fils : je te donne cet appart, tu pourrais le vendre avec sa dette ou faire un prêt, ou vendre ta voiture je n’en sais rien, mais ne me demande plus d’argent et débarrasse-toi de cet appartement. Ensuite il l’a vendu pour 35 mille TL185. Mediha: Talha (son petit fils) quand il venait chez moi, il se cachait sous la table pour ne pas rentrer à cet appartement. Birce: Quelle a été votre réaction quand vous avez appris qu’ils allaient démolir le quartier ? Avec vos voisins avez-vous fait quelque chose pour lutter contre le projet de transformation et la démolition? Nazım: Alors moi je suis sorti de là-bas et je n’y suis plus jamais retourné, sauf pour aller récupérer le compteur électrique. Je l’ai récupéré et j’ai rendu la maison.

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TL : Lire turc 177


Il y en a dans notre entourage, ils sont allés récupérer toutes les tuiles, les placards aussi, ils ont tout pris. Mais de ceux que l’on connaît, personne a dit non. Ils nous ont donné 5000 TL pour le débris. On avait nos cerisiers, nos pommiers… Birce: Ça change d’habiter dans un appartement ? Nazım: Avant on avait nos jardins par lesquels on accédait à la rue. Nous on avait acheté un gecekondu déjà construit, la maison était toute prête. Ils nous l’ont vendue en disant que le foncier appartenait au trésor public (hazine), et pendant un moment on a payé des taxes. Mais il s’avère que non, un jour on a appris qu’il appartenait à un particulier et pas du tout au trésor. On a voulu l’acheter au propriétaire du terrain, mais s’il devait couter maximum 15 mille TL, lui il nous en a demandé 55 mille. Birce: La personne n’a donc jamais remarqué qu’il y avait une maison construite sur son terrain. Melodi: Mediha nous disait qu’il y avait une montée très abrupte pour rentrer chez elle le soir… Mediha: Oui en effet, je montais cinq minutes et j'étais déjà morte, mais ils étaient bien quand même ces jours… Birce: La maison était construite en quoi ? Mediha: En parpaing. Nazım: Elle n’avait qu’un seul étage. Mediha: Vers mon village il n’y a que des gecekondus tu sais, là-bas par exemple ils ne peuvent pas les démolir parce qu’ils ne sont pas en ville. En vrai laisse tomber Birce, il ne faut pas être triste pour ça, laisse les démolir, on a rien à y faire. Birce: C’est juste que je trouve que ce qu’ils construisent à la place des gecekondus n’ont rien de vivable, ils n’ont pas du tout le même rapport à l’extérieur, à la nature… Mediha: Oui, le gecekondu était si bien. Maintenant quand je fais une pâte à pain je suis obligée de descendre pour rincer les draps de miettes, alors qu’avant je le faisais depuis ma fenêtre. Tu vis dans beaucoup plus de confort dans un gecekondu. Tu fais ce que tu veux, personne ne t’entends. Nazım: Puis il y a les animaux, la nature… Mediha: Ici tu ne peux même pas planter un clou. Birce: Il doit y avoir de la solidarité entre les voisins aussi j’imagine. Mediha: Oui. Un jour j’allais couler du béton pour une dalle, ma voisine a pris le gros sac sur son dos et me l’a monté jusqu’à chez moi, elle était très forte. Elle avait l’air d’être plus en forme que moi alors que j’avais cinq ans quand elle allait se marier. Birce: Quand vous vous êtes installés dans votre gecekondu, il y en avait toujours qui construisaient leur propre maison et vivaient dedans? Nazım ve Mediha: Oui bien sûr il y’en avait plein, nous aussi, nous avons construit en vrai la salle de bain, la cuisine et les toilettes de notre maison. (…) Birce: Quelles étaient vos principales difficultés quand vous habitiez en gecekondu ? Pour venir chez nous par exemple, en ville, c’était difficile? 178


Mediha: Pamuklar était plus près du centre que Pursaklar. On était plus proche de la ville que maintenant du coup. Avant la voiture n’arrivait pas à monter la pente du quartier. On devait marcher sous la pluie. Aussi quand il neigeait il était très difficile de descendre la pente. Birce: Comment aviez-vous accès à l’électricité et à l’eau, de manière illégale? Mediha: Oui au début c'était illégal, ensuite on s’est abonné aux réseaux. Que c’était compliqué. Qu’est-ce que j’ai souffert. J’ai construit un kömürlük et une cuisine que j’ai rajoutés à la maison. On les a construites la nuit, le lendemain la police a débarqué. Ils nous ont dit « vous allez rendre cet endroit tel qu’il était avant, tu vas détruire ce que tu as fait », j’ai pleuré toute la journée. Quelqu’un a du nous dénoncer. Voilà avant ils nous laissaient pas faire. J’ai tellement souffert Birce. J’ai fait venir des briques, j’étais en train de voir pour la deuxième extension, j’allaitais Merve, elle était toute petite. Le policier est venu me donner un coup de poing me demander pourquoi je construisais une maison aussi grande, qu’est-ce que j’allais faire avec autant de parpaings. J’allaitais mon enfant, j’allais travailler, et je faisais à manger pour les artisans, je les aidais. Birce: La maison était finie mais tu faisais une extension c’est bien ça ? Mediha: Oui j’ai fait des rajouts parce que quand on l’a achetée la maison n’avait ni cuisine ni salle de bain. Elle n’avait que deux chambres et un couloir. Alors on a voulu l’agrandir, avec 2000 TL, on a coulé du béton. La cave, la cuisine… On a demandé aux artisans de le faire avec nous il y en avait plein partout. Chez ma mère par exemple, il n’y avait pas de parpaing à l’époque. On faisait des maisons en adobe (kerpiç en turc). Il y avait un moule. On faisait un mélange de la terre boueuse avec de la paille. On mettait le mélange dans le moule, les briques étaient dures comme de la pierre, il y avait des grands et des petits formats. Quand les briques était sèches, on l’utilisait à la place du parpaing et montait les murs avec. La maison de ma mère est construite comme ça par exemple. Il fait frais dedans. (…) Birce: Vous aviez des mariages dans votre quartier ? Nazım: Oui, plein. Mediha: Avant dans les villages ils allumaient le feu, jouaient autour, venaient avec des torches. Melodi: Là où vous habitiez il n’y avait que des gens de Çubuk (le village d’origine de Mediha) ? Parce que je crois que souvent les gens qui arrivent dans des grandes villes habitent dans le même endroit. Mediha: Non pour nous c’était mixte. Nazım: On a fait leur mariage dans un gecekondu par exemple (en montrant Ilknur). Il y avait une foule incroyable. Ils fermaient trois rues pour le mariage. Tu ne peux pas croire les artistes qu’il y avait. Mediha: Birce nos mariages commençaient vers jeudi ou vendredi. Comme il y avait un mariage les gens du village venaient féliciter, il fallait servir les invités. Pendant 179


trois jours on donnait à manger aux gens qui venaient chez nous. On tuait un boeuf, faisait de la soupe au yaourt etc. (…) Ilknur: Birce tu sais les gens du village ont contrairement envie d’aller vers la ville. Mediha: Le meilleur côté du village c’est de n’avoir aucun bruit, aucune distraction. Ilknur: Oui mais les gens ne le voient pas comme ça. Mediha: Bien sûr qu’il y a beaucoup de difficultés. Mais jouer avec de la terre tu sais ça ne te laisse aucun soucis, ça t’enlève tous tes problèmes. Birce: Et quand vous avez aménagé en appartement ça vous paraissait étrange ? Nazım: Ah oui n’en parlons même pas je commence à peine à m’habituer à vivre ici. Je faisais des barbecues trois jours par semaine. On appelait nos voisins on leur disait « préparez le thé, on arrive! ». Ça fait vraiment deux trois ans que je me suis habitué à vivre ici. Au début ça me paraissait comme une prison, heureusement que nos voisins sont des gens sympas. Birce: Pourquoi avez-vous décidé de vous installer à Ankara quand vous vous êtes mariés ? Mediha: Pourquoi je resterais dans le village! J’en avais tellement marre ! Melodi: Tout le monde désire de partir du village. Ilknur: À cette époque les gens voulaient partir en ville, c’est ce qui leur semblait préférable. Birce: Vous êtes venus en quelle année ? Mediha: Moi je suis venue en 1982. Ferdi est né en 1983. C’est à ce moment là qu’on est arrivé à Pursaklar. Pamuklar c’était après. Ilknur: Moi je suis de Çankırı de base. On habitait dans le même quartier. Mediha: On a habité à Pamuklar pendant 18 ans. On avait nos cerisiers, nos abricotiers. Je plantais des haricots aussi. On était bien avec nos voisins, et on avait aussi un saule pleureur sous lequel on faisait des crêpes (gözleme). (…) Birce: Au lieu de démolir le quartier et reconstruire des tours à la place il y avait peutêtre autre chose à faire. Ilknur: Le sol y était très solide. Rocheux. Il était résistant au séisme. Mediha: On a rien senti au séisme de 1999. Ça devait être très solide oui. Birce: Malgré la pente si raide ? Mediha: Maintenant ils ont aplati le sol et construit des immeubles. Birce: Il y avait une école dans le quartier ? Mediha: Oui il y en avait mais il était un peu loin. Tu devais monter une pente il n’y avait aucun endroit plat. Birce: Il y avait combien de maisons ? Mediha: Beaucoup. Ilknur: Ça paraissait très attrayant aux gens d’imaginer qu’ils allaient vivre en appartement. Vivre dans un gecekondu ne paraissait pas agréable. Les conditions de vie 180


étaient beaucoup plus pénibles. Imagines, la maison n’a qu’un poêle pour se chauffer, tu vas dans la cuisine, il fait glacial, tu essayes de prendre une douche, tu gèles. Birce: C'est clair qu’on ne peut pas ignorer le manque de confort matériel dans les gecekondus,. Mais s’ils faisaient une réhabilitation plus humaine ? Ilknur: L’État n’a qu’un seul intérêt, c’est de faire de la rente. Il n’allait pas perdre ce terrain, cet argent potentiel… Mediha: Oui seulement sur le terrain d’un gecekondu il a pu construire je ne sais combien d’immeubles. Sur quelques gecekondus il a placé au moins 30 appartements. C’est plus rentable. Birce: C’est si facile de tout détruire ? Mediha: Avec un bulldozer tu peux tous les faire disparaitre. Birce: Aujourd’hui vous êtes contents d’habiter ici ? Mediha: Oui on est très bien le gecekondu ne nous manque pas. Il y avait tellement de pente, de toute manière je ne peux plus y monter, à cause des problèmes de santé. Birce: Vous connaissez des gens qui habitent toujours dans des gecekondus ? Mediha: Là-bas dans notre ancien quartier il n’y a plus de gecekondu aujourd’hui. Ilknur: Si tu étais arrivée avant il y avait tout notre entourage… Tout est détruit maintenant. À la fin de cette discussion, nous avons décidé d’aller dans un quartier nommé Gümüşoluk, près de Saray, où il y a toujours des gecekondus. Discussion avec une dame qu’on a croisé devant une maison. (Surnom : Nalan) (…) Birce : Je fais une recherche sur les gecekondus. Pour savoir comment ils construisaient des maisons en autonomie… Mediha : Tu habites à Saray toi ? Nalan : Non à Karacaören. Mediha : Ton visage m’est familier. Nalan : Je travaille à l’hôpital. Je suis sa mère (en montrant la jeune fille qu’on a croisé au tout début). Je serai en retraite cet hiver si dieu le permet. Birce : Vous avez construit cette maison ? Le mari : Non on est locataires. Nalan : Bon bah voila c’est une maison en terre, en adobe. Vous voulez savoir quoi d’autres ? Birce : Vous habitez ici depuis combien de temps ? Nalan : Ça fait 12 ans que ma fille habite là, moi j’habite dans un immeuble de TOKI. Birce : Ça vous plait ? 181


Nalan : Oui mon appartement est bien je suis contente mais il n y a pas de voisinage comme avant. On est tous venu du village. Depuis 2008 j’habite en appartement. Et avant j’habitais dans un gecekondu vers Pamuklar. Mediha : Ah nous aussi, tu étais où ? On était vers la partie basse nous. Nalan : Nous avions un gecekondu sans titre de propriété. Birce : Et dans l’appartement votre vie est devenue plus facile qu’avant ? Nalan : Non pas du tout… Avec les charges mensuelles etc, il y a tellement plus de dépenses… Birce: Aviez-vous plus de facilités de manière générale dans le gecekondu ? Nalan : Oui bien sûr, les voisins me manquent. Maintenant le voisin d’à côté ne nous connaît même pas. On avait plein d’arbres, des muriers, pommiers… Entre 48 appartements de mon immeuble je ne connais personne je crois. Je connais un peu ceux d’à côté mais on n’a pas vraiment de complicité. Je ne connais que mon voisin du 11ème étage. Personne n’a envie d’être en contact avec personne. Birce : La vie de village vous manque ? Nalan : Je n’ai pas envie de la vie de village. Je n’ai personne. Le village est difficile. Par contre notre gecekondu était vraiment bien. On avait un noyer, quand ils ont décidé de le détruire en 2006 notre abricotier donnait beaucoup de fruits. Ils nous ont forcé à partir en 2006. On est allé à Mamak et vécu dans un appartement pendant deux ans. Mediha : Ici le terrain appartient à la mairie maintenant ? Nalan : Oui ils disent qu’il y a eu un plan de zonage et de construction (imar planı) ici. Ici partout tu trouves des gecekondus. (…) Discussion courte avec une vieille dame assise sous un arbre devant la mosquée. (…) Vieille dame: On a construit nous-mêmes notre maison. Je suis née et j’ai grandi ici. Avant mes belles filles vivaient avec nous mais ils ont acheté une maison et ils sont partis. Maintenant on n’est que tous les deux avec mon mari. On a deux vaches. Birce: Vous avez fait une extension à votre gecekondu ? Vieille dame: Oui quand nos belles-filles sont venus vivre avec nous. On a ajouté deux chambres et des salles de bain. On rentrait à peine. On a fait des rajouts quand il y avait besoin. On a tout fait nous mêmes, tout décidé. Et là-bas on a fait un abri pour nos vaches. Birce: Avez-vous un permis de construire ici ? Vieille dame: Avant ici c’était un village il n’y avait donc pas besoin d’en avoir un pour construire. Mais maintenant on en a oui. 182


Birce : Avez-vous un potager ? Vieille dame: Oui bien sûr mais maintenant je n’ai plus la force de m’en occuper. On a des vaches mais c’est mon oncle qui s’en occupe. Birce : Vous n’avez jamais pensé à quitter ce village ? Vieille dame: Non. (…) Discussion avec deux dames assises sur le trottoir. (Surnoms : Gülsüm et Fatma) Birce: Je m’intéresse à la vie du village dans votre quartier. Fatma Je préfère vivre en appartement personnellement. Gülsüm : Moi en gecekondu mais s’il est bien fait à l’intérieur. Birce: Vous avez construit vous-même votre maison ? Fatma: Non on l’a achetée, on est de Kızılcahamam de base. Notre maison a brulé lorsqu’on était dedans. On a du faire des réparations suite à l’incendie. Mon fils disait à son père, « Papa de toute façon tout ça arrive toujours à nous, aux pauvres. Les riches n’auront aucun de ces problèmes dans la vie. » Fatma: Là-bas il y a une maison, c’est à Şahan. Elle est en adobe de terre crue. Birce: Vous faites de l’agriculture et de l’élevage ? Fatma: Oui mais c'était avant. Maintenant que je suis âgée je n’arrive plus à travailler. Birce: Et les relations avec les voisins c’est comment ici ? Gülsüm: Ça fait 23 ans qu’on est arrivé ici, on est presque nouveaux. On connaît un peu les habitants par ci par là, mais un peu plus haut on ne connaît personne. C’est assez grand comme village ici en réalité. Birce: Qu’est-ce qui a changé alors en 23 ans ? Gülsüm: Bah rien, rien n’a changé on est toujours là. (…)

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2 - Entretien avec Hasan Hüseyin Aslan, le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, le 21.06.2020 (…) Birce : La vallée de Şirindere était-elle un village avant? Muhtar : Şirindere est une région du village de Karakusunlar. C’est un lit de ruisseau qui reste dans les limites de ce village, entouré de verdures, avec une source d’eau qui coule - il coule toujours mais l’eau n’est pas aussi propre qu’avant -. Birce : C’est assez ancien donc. C’est pour ça qu’il y a des maisons de village? Muhtar : Non ce sont en vrai des gecekondus. Le village est vers la mosquée de Karakusunlar. Birce : Ah oui en effet je me souviens. Quand j’étais petite, les maisons n’avaient pas encore été évacuées, maintenant j’ai entendu qu’elles sont vides. Muhtar : En ce moment Şirindere est un point d’installation des collecteurs de papiers. Birce : Un projet de transformation urbaine a été dessiné en 2005 il me semble? Muhtar : Alors c’était plutôt des rumeurs de projets, ou peut être même l’attente des habitants de Şirindere. Une agence d’architecture a dessiné un projet tout seul sans rien demander à personne et l’a publié sur internet mais légalement il n’a aucun droit de réaliser le projet. Il n’y a pas de projet actuellement. Plus récemment, un projet a été dessiné (il y a deux ans), nous y avons renoncé parce que c’était des bâtiments à beaucoup d’étages. Ensuite ils ont baissé un peu le nombre d’étages. Par contre les habitants de Çamlık Sitesi ont renoncé au projet entier. Ils sont allés au tribunal. Maintenant il n’y a aucun projet de fait, tout est arrêté. Birce : Ce qui a eu l’idée de faire ce dernier projet de transformation et qui l'a commencé c’était la mairie? Muhtar : Oui. Lorsque Melih Gökçek était le maire de la métropole d’Ankara, Şirindere a été ajouté au projet de la transformation urbaine. Ensuite Gökçek l’a transféré au Ministère de l’Environnement qui l’a gardé pendant 5-6 ans. Puis le ministère l’a retransmis à la ville. Maintenant c’est la mairie qui a l’autorité de faire projet ici. Pour l’instant le projet est suspendu par décision juridique, sans déclaration de raison. Selon la raison à être annoncé, la mairie pourra refaire un nouveau projet. On va surement parler avec eux pour qu’ils prennent l’avis des habitants de Çiğdem. Birce : Et les gens qui habitaient Şirindere ont dû partir ailleurs avec l’évacuation de leurs maisons? Muhtar : Oui. Avant il n’y avait pas de collecteurs de papier dans le quartier. Ici il y avait et il existe toujours deux coopératives habitantes. La situation légale de cet endroit est la suivante : Il y en a qui ont un document d’attribution de titre de propriété (tapu tahsis belgesi), c’est à dire qu’ils n’ont pas de titre de propriété. Ce qu’ils ont est un papier donné par l’état, qui déclare que la personne habite à cet endroit. Il y a aussi ceux qui y habitent depuis 25-30 ans et qui n’ont aucun papier. La mairie et la loi les 184


appellent envahisseurs (işgalci). Les gecekondus sont construits sur les terrains du trésor public. Donc un moment la mairie a préparé un projet à cet endroit, et comme je viens de vous dire, il y a deux coopératives, une pour les envahisseurs, une pour ceux qui ont le document d’attribution de titre de propriété. Elles ont pour but de défendre leurs droits. Les habitants doivent payer pour avoir un titre de propriété dans le nouveau projet. Donc il faut déterminer un prix unitaire et aussi que les gens l’acceptent bien sûr. Pour l’instant ils n’ont pas acheté de part, enfin il y a très peu de gens qui l’ont fait. La raison pour laquelle les maisons ont été vidées c’est que les coopératives ont mal dirigé les habitants. Elles leur ont dit qu’un projet a été dessiné pour la transformation du quartier, et que l’on a déjà trouvé l’entreprise de construction, que le chantier va bientôt démarrer. Ils ont dit de commencer à évacuer les maisons en comptant de cette année-là. En disant « N’achetez pas de bois ni de charbon, cet hiver vous ne serez sûrement plus là. » Donc les gens ont commencé à évacuer leur maison très vite et une fois que les maisons n’étaient plus habitées, à la place de ces habitants de base, les collecteurs de papiers qui ont eu leurs maisons démolies un peu partout à Ankara, notamment dans les quartier de Dikmen-Öveçler , ont commencé à venir s’installer ici. Plus ils sont partis plus les collecteurs sont venus, il ne reste que 8-10 familles aujourd’hui. Birce : Donc les habitants ont cru aux paroles des coopératives et ils n’ont pas insisté pour rester? Muhtar : Alors imaginez, ce sont des coopératives qui travaillent pour vous, qui font des choses à votre place. Ils ont cru à leur parole. Après, ceux qui sont partis sont partis mais il y en a qui restent. Il y a 10-15 des bénéficiaires qui y habitent toujours. Une grande partie de ces gens-là sont ceux qui habitent du côté de Çamlık Sitesi. Il y en a aussi un peu partout dans la vallée mais ils sont peu nombreux. Vous pouvez le comprendre en regardant les typologies des maisons, la propreté du sol etc. Birce : Je me souviens, quand j’étais petite, il y avait des enfants partout dans la rue, des mariages, on aurait dit qu’il y avait plutôt des familles qui y habitaient. Les gecekondus étant généralement définis comme l'arrivée de la vie rurale dans la ville, dans le milieu urbain, y a-t-il une ségrégation dans le quartier: moins de participation aux activités de quartier, etc.? Muhtar : Bien sûr que oui. Vous avez donc aussi vécu ici. À Park Sitesi en plus. Il y avait un mur entre vous et eux. Quelle relation aviez-vous avec les enfants des habitants de gecekondu ? En parlant du passé, on dit souvent que nos voisins de la vallée étaient très gentils, leurs enfants aussi, nous allions chez eux, buvions du thé, cueillions des fruits de leurs arbres. Ce genre de choses ‘mignonnes’ sont racontées. Mais en ce qui concerne la vie commune avec eux, vous savez qu'il y a une différence entre les personnes vivant dans les gecekondus et les personnes qui ont un meilleur niveau économique en raison des différences culturelles, politiques et économiques. Ce n'est pas spécifique à ce quartier, c'est une situation générale en Turquie. Ce n'est pas juste mais c’est comme ça. Ça devrait pas l’être. Ils sont aussi humains après tout. 185


Birce : Oui, les gecekondus sont actuellement considérés comme une tache dans le pays, mais c'est une réalité sociale. Muhtar : Le destin du gecekondu est la ségrégation en effet. Birce : En général, il existe une politique visant à les détruire. J'essaie de regarder les gecekondus en termes de mode de vie aussi, le fait que les gens construisent leurs propres maisons et cultivent la terre, c’est est une manière de vivre totalement différente de ceux qui habitent en appartement dans le milieu urbain. Muhtar : La vraie dimension du problème est la raison pour laquelle ces personnes vivent dans des gecekondus. Pourquoi ont-ils quitté leur villages et sont-ils venus? Pourquoi la migration vers la ville est entièrement due aux conditions socioéconomiques et à la politique? Cela ne s'est pas produit tout seul. Ceux qui ne pouvaient pas s'en sortir sont venus en ville. Vous pouvez également y penser en termes de politique agricole. Ce n'était pas non plus très bien quand ils sont venus ici, mais ils sont venus. Nous sommes venus aussi. Après tout, nous ne sommes pas non plus des citadins. Nos moment d'arrivée dans la ville sont différentes les unes des autres. Ces gens-là sont venues il y a 30 ans, votre grand-père est venu peut-être il y a 60 ans, mon père est venu il y a 50 ans etc. Nous sommes tous venus d’un village de toute manière, l’importance était de savoir si je pouvais m'adapter ici ou pas. Les gecekondus sont construites en général par les gens du même village ou de la même région, donc dans un sens, ils se sont mis en protection. Ils ont continué leur vie comme ils le faisaient à la campagne. Peut-être que se tenir les uns aux autres leur a permis de subsister plus facilement dans la ville. Birce : Ceux qui ont déjà vécu dans des gecekondus et qui vivent actuellement dans les blocs TOKI disent souvent qu’il est difficile de s’habituer à la vie d’appartement. Muhtar : Oui en effet ils ne sont pas très satisfaits… Birce : Ils perdent leur relations avec leurs voisins. Quand je suis allé parler avec des gens à Pursaklar, ils me disaient, nous sommes très bien ici car nous avons atteint un certain confort économique. Il y a de l'eau chaude et de l'électricité, mais en même temps ils ont perdu en quelque sorte le côté immatériel des gecekondus. Ils n'ont plus aucun rapport avec la nature comme avant, ils n'ont pas d'arbres, ni d’espaces extérieurs pour faire un potager. Muhtar : Oui en effet vivre en appartement n’est pas comme habiter un gecekondu, vous ne pouvez pas planter dans votre jardin des tomates, des poivrons, des oignons etc… Il est difficile de dire quoi que ce soit de nouveau. Le gecekondu est un habitat que l’on retrouve dans toute la Turquie. Mais comme je vous ai dit notre quartier est un cas particulier en ce moment. Pour nous Şirindere n’est plus un quartier de gecekondus. Nous le voyons comme une autre entité qui constitue une menace pour le quartier tant en termes de santé que de sécurité. Leurs maisons sont peut-être des gecekondus, mais leurs métiers et modes de vie sont différents. Il est considéré comme un centre de crime par d'autres parties de Çiğdem. De la vente de marijuana, d'héroïne, du vol, de la violence, des armes… Le centre de toute sorte de négativité qui ne devrait 186


pas être présente dans la ville. Les gens craignent de s'y rendre pour cette raison. Ou les enfants ne peuvent pas jouer dans les parcs parce que les parents ont peur des enfants venant de ces gecekondus. Ce sont des faits sociologiques et des choses que l'État devrait prendre en considération. C'est un enfant, après tout. Il veut aussi se mettre sur une balançoire, glisser sur un toboggan et rouler sur l'herbe. Et l'enfant de ce côté veut aussi le faire, mais l'un d'eux montre des comportements qui se transforment en violence contre l'autre en très peu de temps en raison de ses conditions de vie. (…) Dans le passé, bien sûr, les habitants de Şirindere travaillaient dans divers endroits, allaient au travail le matin et rentraient chez eux le soir. C’était un quartier où généralement une seule personne travaillait dans le foyer. Birce : Donc cette situation qui crée une menace d’après vous a commencé avec l’arrivée des collecteurs de papiers ? Muhtar : Bien sûr, toute cette négativité a commencé avec eux. Sinon pourquoi une personne qui a un bon travail devrait-elle voler, infliger de la violence à une autre personne? Birce : Savez-vous de quoi vivaient les habitants des gecekondus? Muhtar : En général c’étaient des gens qui travaillaient dans le public ou le privé. D'après ce que j'ai entendu, la plupart d'entre eux sont des travailleurs à ODTU (l’université qui se trouve à proximité). Ils font tout ce qui est l'arrosage, les travaux électriques, le nettoyage, etc. Birce : Savez-vous quand est-ce que la municipalité a raccordé l'électricité et l’eau à Şirindere? Muhtar : Je ne connais pas la date exacte, mais à partir du moment où les gecekondus ont été construites, l'électricité et l'eau en sont provenues. Et l’électricité n’est pas illégale dans la vallée. La municipalité procure toujours de l’eau. Mais lorsque les gens sont installés quelque part, ils commencent à demander tout cela naturellement. En d'autres termes, ils arrivent dans les gecekondus, quand il y a ni eau ni électricité, et ils commencent à en demander à la municipalité. Les municipalités ont des intérêts politiques très forts, donc elles voient un potentiel de vote dans les quartiers de gecekondus. Birce : J'allais demander pourquoi ils font cela alors que les habitants occupent cet endroit illégalement… Muhtar : Bah parce que c’est aussi des humains. Qui ont le droit de vivre. Birce : J’ai l’impression que maintenant elles les ignorent plus qu’avant. Avant c'était un peu plus toléré, même si ce n'était pas légal, mais maintenant la réaction de l’État à ce que les habitants font est beaucoup plus brutale. Muhtar : Maintenant, le gecekondu n'est plus ce que c'était. L’ambition de faire du profit, que l’on appelle la rente, est présente dans toutes les branches du gouvernement. Ils ne veulent pas perdre leurs bénéfices au profit des citoyens. Ils sont venus ces gens, par exemple, ils ont commencé à s'installer ici il y a 50 ans, ils n'ont pas de titre de propriété, ne l’ont jamais eu, mais maintenant, la municipalité leur demande 200 mille 187


TL afin qu’ils reçoivent des titres de propriété. Les gens ne veulent pas et ne peuvent pas donner cet argent évidemment. Il s'agit d'un chiffre déterminé sur la base des taxes que les citadins payent actuellement, c’est environ 900 TL par mètre carré. Melodi : (Les habitants) Sont-ils vraiment dans le besoin ou est-ce qu’ils viennent dans la volonté d’avoir un bien plus tard. Il y a eu un vrai problème de logement et de dégénération en Turquie dans les années 70… Muhtar : Bien sûr, il y a un problème de logements lorsqu'il y a une migration du village vers la ville. Personne ne fait son gecekondu en pensant que cet endroit sera très précieux à l'avenir et qu’il achètera ici trois ou cinq appartements aux promoteurs. Tout le monde le fait pour répondre à son besoin de logement. À l'époque, ces zones se trouvaient à l’extérieur de la ville, on ignorait ce qui s’y faisait… Au début des années 80, par exemple, je sais que Dikmen était vide. Il n'y a toujours pas de maisons décentes à Hüseyingazi, Keçiören. La réalité des gecekondus c’est que les villageois qui migrent vers la ville pour des raisons politiques, créent un quartier avec leurs connaissances du même village, qui les rejoignent au fur et à mesure. Et lorsque les habitants de ce quartier deviennent de plus en plus nombreux, un potentiel de vote apparaît et l’État répond à tous leurs besoins. Mais comme je l'ai déjà dit, la première personne qui a construit un gecekondu n’a pas pensé à son profit du futur. Birce : Ils ne construisent plus de gecekondus aujourd’hui ? Muhtar : Ce n'est pas autorisé à Ankara. On remarque si un petit mur se monte quelque part. Ils ont des équipes qui vérifient la ville tout le temps. Construire des gecekondus comme dans les années 80, c’est désormais hors de question. Birce : Actuellement ils ont plutôt des politiques axées sur la démolition. Muhtar : Dans l'ensemble, ce n'est en fait pas une bonne situation pour l'État. Parce qu’il y a du crime, ils utilisent de l’eau et de l'électricité sans payer, ils s’installent sur les terrains de l'État et disent que cet endroit leur appartient désormais. Il n’autorise pas ça bien sûr. Birce : Avez-vous vu des aspects positifs de la vie des gecekondus? Muhtar : La présence des gecekondus en ville n’est pas normale. Vous parlez d'une ville, c'est une culture différente, la personne qui est venue du village ne peut pas suivre la ville et essaye de rester ici quand même. Bien sûr, ils ne sont pas satisfaits de cela. Birce : Qu’est-ce que la culture de la ville pour vous? Muhtar : Il n’est pas facile d’être citadin. Il existe à l’étranger des villes qui ont plus de 200 ans. Et nous on se dit citadins alors qu’on ne cesse de changer de logements. On se jète d’une location à une autre. On ne peut pas dire qu’on s’est urbanisé en 30-40 ans. On a eu la chance d’avoir pu faire des études, nos familles n’ont pas vécu en gecekondu. Quand je parle de la ville je veux dire surtout les immeubles de logement. Mais bien sûr dans notre enfance on était des enfants de la rue, on jouait dehors etc. On s’énervait lorsque trois voitures passaient dans la journée sur notre terrain de jeu qui était la rue. Mais au moins quand vous êtes en immeuble dans la ville vous avez un 188


toit, un abri, vos fenêtres ne sont pas cassées, votre porte est fermée, vous êtes en sécurité. Il y a la police qui se ballade, et les vigiles, il y a une école. Les sols ne sont pas plein de boue mais ils sont en bitume. Même si c'était une ville, les gens se connaissaient dans les quartiers avant. Il n’existait pas beaucoup de moyens de transport. Tout le monde allait à l'école de son quartier. Nous avions l'habitude de marcher et de rentrer à pied. Maintenant, il desservent en voiture presque l'école voisine. Birce : La ville ne cesse de s’agrandir et les relations humaines de s’individualiser. Muhtar : Oui, il y avait du voisinage, vous pouviez aller chez eux boire un café. Maintenant, vous ne rencontrez même plus les personnes à votre propre étage dans le même bâtiment. Vous dites bonjour dans l’ascenseur parfois et c’est tout. Birce : Les gecekondus semblent apporter certains des aspects positifs de la vie rurale à la ville, malgré les aspects négatifs? Muhtar : Oui mais la ville est différente. Tout ça est dû à l’obligation après tout. Je ne pense pas que les gens auraient voulu vivre en gecekondu. Si vous posez la question à un habitant de gecekondu il vous dirait non. Il vous dirait au début, oui les voisins étaient sympas, mais lorsqu’il se souvient de l’hiver dernier où il n’avait pas de chauffage et son robinet était gelé, sa toiture fuyait, il changerait d’avis. Je ne pense vraiment pas qu’ils souhaiteraient habiter dans des conditions pareilles. (…) Birce : Qu’est-ce que vous pensez de la transformation urbaine? Muhtar : La transformation urbaine est nécessaire, mais il ne faut pas oublier qu’elle est faite pour les humains. Par exemple prenez une photo de Keçikıran. Rien n'est visible sauf des bâtiments, des énormes blocs de béton. Ce sont probablement des logements de TOKI. Il n’y avait que des gecekondus avant. Maintenant c’est un spectacle odieux. On ne veut pas une telle transformation urbaine. Des endroits où les gens ne peuvent pas respirer, s’asseoir dehors, se balader dans la rue. Cette transformation met simplement les gens entre quatre murs. Elle ne met en place aucune installation sociale. Birce : C'est comme si les bâtiments étaient automatiquement alignés et dupliqués les uns à côté. Muhtar : Ils sont alignés comme une fortification. Il ne reste plus de terre là-bas.

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3 - Enquête dans un gecekondu à Şirindere, le 21.07.2020 À la suite de mon entretien avec le maire du quartier, je suis allée à l’autre côté de la vallée pour observer les quelques gecekondus restants avec des anciens habitants comme il m’a conseillé. J’y suis allée en voiture accompagnée de ma mère. En entrant dans la vallée, la première chose observée était l’insalubrité des rues, des poubelles et des feuilles ramassées qui étaient délaissées sur les bords de la rue. C’était évident que les maisons par là étaient occupées par des trieurs de papier. En avançant, nous sommes arrivés à un point qui était plutôt propre, avec des maisons qui étaient en meilleur état qu’à l’entrée. J’ai vu une femme qui était dehors et commencé à lui parler en me présentant. Son mari nous a rejoint plus tard. (Surnoms Nurhan la femme, Halil son mari) Birce : C’était comment la vallée avant que les collecteurs occupent les gecekondus ? Nurhan : C’était bien, on avait de l’eau et de l’électricité. Ici on est au quartier Çiğdem. On l’appelle aussi Şirindere. Ils vont démolir le quartier ils disent, mais ils ne le font pas. On attend toujours. Birce : Ça fait combien de temps que vous êtes là? Nurhan : Eh bien, ça fait 40-50 ans. Nous sommes donc les premiers à avoir créé cet endroit. Birce : Avez-vous construit votre maison vous-même? Kadın : Non nous l’avons faite construire aux artisans. Birce : Vous êtes venus d’où ? Nurhan : De Polatlı Yüzükbaş. Nous sommes tous venus de quelque part. C’est un artisan qui a fait la maison. Nous étions en location au début. Maintenant on attend qu’ils nous donnent quelque chose ici (un logement). Qui va en donner on en sait rien. Nous avons fondé une coopérative pour laquelle nous avons payé pendant tant d’années, environ 60-70 TL, une ou deux fois par an. Birce : Pourquoi êtes-vous venus ici à Ankara, était-il plus facile de trouver un emploi? Nurhan : Nous sommes donc venus ici Şirindere, il n'y avait pas aucun arbre. C’était impossible de trouver de l’ombre. Il n'y avait ni d’eau, ni d’électricité, nous les avons amené nous-mêmes. Quand nous avons trouvé des arbres quelque part nous les avons plantés ici. Mais voyons maintenant s’ils vont nous donner quelque chose ou pas. Birce : Quelle était la raison pour laquelle la plupart des familles sont parties et pourquoi pas vous ? Nurhan : Ce sont ceux qui avaient un autre logement. Ceux qui ont pu acheter un appartement sont partis. Ils les ont acheté eux-mêmes. Nous on ne pouvait pas pas partir, car on n’a pas d’autre maison. On gagne environ 2000 TL par mois, ça suffit même pas pour les médicaments. Birce : Même si vous vous en allez vous allez peut être chercher cet endroit. 190


Nurhan : Non je ne le chercherai pas du tout. Je suis fatiguée, j’en ai marre d’ici. Il y a un poêle qui demande du bois et du charbon, et je ne peux plus les porter. Mes enfants ont trouvé du travail et sont partis. Birce : Et quand vous êtes arrivés, aimiez-vous cet endroit ? Nurhan : Je l’aimais beaucoup, il était très propre et très bien. Tout le monde venait ici et partait la bouche ouverte, choqué à quel point l'air et l'eau étaient clairs. Birce : Pourquoi êtes-vous venus ici dans cette partie d’Ankara et comment c’était Polatlı? Nurhan : C'était bien. Mais il y avait de l’emploi à Ankara. La plantation dans la campagne a lieu une fois par an. Nous sommes venus ici quand nous avons trouvé un autre emploi. Birce : Est-ce qu'il y a eu beaucoup de monde qui sont arrivés après? Nurhan : Cela fait quatre ou cinq ans que les collecteurs de papier sont arrivés. Maintenant, l’eau ne coule plus. Au début, il n'y avait pas de courant. Ils ont mis quatre poteaux. Maintenant, nous n'avons plus d'eau. Si tu peux faire ta lessive la nuit tant mieux, parce que sinon ce n’est pas possible. Birce : L’eau ne monte pas jusqu’ici c’est bien ça ? Halil : Il y a des collecteurs de papier qui la coupent. Quand ils vont arroser le papier, ils jettent le tuyau par terre et ils s’en vont. Kadın : Nous avons eu beaucoup du mal avec le courant. Birce : Avez-vous porté plainte? Halil : Nous allons donner une pétition aujourd'hui. En ce moment de virus c’est très dur de ne pas avoir de l’eau. Pour nous laver les mains, faire à manger, la vaisselle, la lessive. Birce : Comment faites-vous pour le potager? Nurhan : On ne l’arrose pas. S’il pleut on a un jardin, sinon on ne l’a pas… Birce : Plantez-vous des légumes ici? Nurhan : Non non. Nous ne pouvions rien faire ici, ni aujourd'hui ni avant. Mais on le faisait bien sûr dans le village. Birce : Je pensais que vous aviez porté un peu la vie du village dans la ville. Nurhan : Ah non nous nous en plaignons même haha. Halil : Si vous voulez savoir la vérité, je n'aurais échangé cet endroit à rien il y a troisquatre ans. Ces collecteurs sont arrivés et notre quartier est devenu invivable. Plus rien n’est pareil. Nurhan : Comme ils n'ont pas démoli les gecekondus, ils se sont installés où ils ont trouvé des maisons vides. Halil : Ces abricotiers par exemple, le mec il ne vient pas pour cueillir des abricots comme une personne normale le ferait. Il casse la branche et l’amène avec lui. Il est obligé de tout endommager. Birce : Ils viennent d'où, de Gaziantep?

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Nurhan : Il y en a qui soi d’Antep, d’Urfa. Ils sont venus un peu de partout. On ne sait même pas d’où ils sont. Birce : Avez-vous déjà essayé de leur parler ? Nurhan : Oui enfin ils endommagent tout mais on leur parle bien sur. Ce sont leurs enfants qui sont assez durs à gérer, on n’y arrive pas. Il y a 5-6 enfants par personnes. Birce : Pourquoi sont-ils venus? Nurhan : Pour récupérer du papier et du carton. Birce : N’y en-avait-il pas à Antep? Nurhan : C’est Melih Gökçek qui les a amené ici. Maintenant, il y a beaucoup de voleurs, ça pue partout, tellement de rats. Nous n'avions aucun rat avant. Halil : Là tu vois cette poubelle, tu la dépasses et l’odeur commence. Nurhan : Avant tout le monde était fan de cet endroit. Birce : Oui c’était très beau ici on le voyait de l’autre côté de la vallée. Nurhan : Et maintenant ils se plaignent de nous, ils veulent nous dégager d’ici. Halil : Les habitants ont abandonné leur maisons. Ceux qui sont partis ont laissé leur maisons aux collecteurs de papier. Nurhan : Ces gens brisent les portes et les vitres des maisons. Je n’ose plus sortir de chez moi pour aller voir mes enfants. Ils jettent des cailloux à la fenêtre pour voir s’il y a quelqu’un dans la maison, s’il n’y a personne ils cassent tout et y rentrent. Nous sommes obligés d’attendre devant la maison. (…) Birce : Avez-vous des animaux? Nurhan : Non. Birce : Nous avons vécu dans l’immeuble en face pendant longtemps. Il n’y a que des gens venus de Polatlı ici? Nurhan : Non c’est mixte. Il y en a de Kırşehir, de Yozgat… Tout le monde est venu de quelque part. Halil : Pour parler de la vérité, si on se met tous ensemble on pourrait arriver à virer les collecteurs d’ici. Mais personne n’est très motivé. Nurhan : C’est aussi le quartier Çiğdem qui porte plainte contre nous. Ils nous ont dit qu’ils allaient construire des logements ici et nous en donner. Les habitants de Çiğdem ont dit qu’ils ne voulaient pas d’immeubles ici. Ils ne nous laissent pas avoir un logement. Nous voulons qu’ils nous donnent un appartement mais eux ils ne veulent pas. Halil : Pourquoi ils ne veulent pas parce que ici on est sur le foncier trésor. Nous avons un document d’attribution de titre de propriété ici. En réalité derrière le grillage qui marque la limite de Camlik Sitesi, il y a 30.000 m2 de foncier qui appartient au trésor. Alors ils ne veulent pas qu’ils construisent des immeubles parce qu’ils ont peur de révéler cette réalité et perdre ce terrain. Mais en vrai nous avons aussi le droit dans ce terrain quand ils vont démolir. Birce : C’est le n°73 ici vous avez obtenu ce numéro? C’est vous qui avez décidé? 192


Nurhan : Oui notre maison a été numéroté pour l’électricité et l’eau. Par la mairie. Birce : Quand il y a quelque chose à réparer ou construire vous le faites vous-même ? Nurhan : Bah oui obligé comment on peut faire sinon. Halil : On est Kurdes d’ailleurs. On aime bien les invités. Birce : Il y a d’autres habitants en ce moment qui sont parmi les premiers occupants de Nurhan? Kadın : Oui. Nous sommes une quinzaine sur cette rangée. Halil : Il y avait environ 300 maisons ici. Il en reste 30-35 actuellement. Les collecteurs de papier ne seraient pas venus si les vrais habitants n'étaient pas partis de toute façon. Ou bien s’ils auraient déjà tout démoli. Melodi : Ils vous causent des dégâts en terme de propreté? Nurhan : Ils endommagent tout. Tu ne peux pas laisser ta maison sans surveillance. Melodi : Y a t-il du crime aussi ? Nurhan : Oui oui il y a de tout. De la production de drogue etc. Halil : Dis moi, tu manges combien de pains normalement par jour. Un demi-pain ou un en entier. La municipalité t’apporte du pain pour t’aider, tu achètes un morceau de pain, tu le manges. Normal. Mais non, eux ils en prennent cinq, en mangent un et en jettent quatre à la poubelle. Alors qu’il y a des gens qui ne peuvent rien trouver. J'espère qu'Allah nous sauvera. (…) Birce : Qu'aimiez-vous quand vous avez dit que vous ne changeriez cet endroit à nulle part? Halil : L’air est très agréable ici. Il y a des forêts à 50m. Puis c'était beau. J'étais chauffeur de taxi, je me tenais dans la rue Denizciler. Je travaillais jusqu'au soir et c’était super fatiguant, je venais me reposer ici une heure quand je faisais une pause et ça me faisait tellement du bien. Maintenant il n’y a rien de tout ça. Vous voyez, ils se battent, un fusil bruyant, les femmes prennent le bâton, courent après les hommes, il y a des enfants partout. Birce : Ça a l’air d’être une vie différente. Les enfants ne vont-ils pas à l’école? Halil : Certains y vont mais pas tous. Birce : Avez-vous construit cette terrasse? Halil : Oui. Nous avons une pièce ici aussi. Le salon. Nous l'avons ajouté. Lorsqu’il y a un invité, on l’ouvre et ils dorment ici. On l’a construite en parpaing. Birce : Ah oui il fait frais à l’intérieur. (…) Birce : Avec la pente qu’il y a la construction a du être assez difficile. Nurhan : Oui, la pente est difficile. Combien d'années nous avons puisé l'eau d'en bas. Nous avons toujours arrosé ces arbres. Birce : Il doit être difficile de construire une maison sans aucune formation. Nurhan : Les artisans l'ont fait et nous leur avons donné de quoi manger. Ce que nous avons voulu ne s'est pas fait. Nous l'avons fait construire en 1978. 193


Birce : Il n'y avait pas de bus qui desservait ici? Halil : Nous allions à pied à Balgat. Nurhan : Quand nous sommes arrivés, ces bâtiments en face n'existaient pas. Juste les fondations d'un immeuble étaient posées, l'eau s'y accumulait et les enfants y allaient pour se baigner. Eh bien, c'est très difficile en hiver. L'été est agréable. C'est difficile avec un poêle et toujours un seau à porter d’un endroit à un autre. Birce : S'ils vous proposaient maintenant, préféreriez-vous vivre en appartement? Halil : Oui par obligation, parce qu’on n’arrive plus à soulever le seau pour le poêle. J’ai 72 ans, le diabète me tue. Nurhan : Ici on peut sortir de la maison, se balader, revenir. Mais les immeubles ne sont pas pareils. Tu es obligé d’être entre quatre murs du matin au soir, surtout avec le virus. Mais nous prenions nos masques et voyons nos voisins dehors. Nous sommes bien mais ça demande de la force et du monde surtout. Un de nos fils est à Gebze l’autre à Kazan maintenant. Birce : Pourquoi vous n’avez pas d’animaux ? Nurhan : On en avait mais on les a tous tué. Notre voisin en a encore. Birce : Allez-vous dans d'autres parties d'Ankara lorsque vous avez quelque chose à faire? Kadın : Bien sûr, nous y allons en voiture souvent. Nous allions au marché de Balgat avant, maintenant nous allons au marché de Yüzüncü Yıl. Birce : Ce sont des raisins ? Halil : Il y a du raisin, des prunes, des noix, des abricots, des coings. Nurhan : Où qu’on trouve un arbre ou un pied, on l'a pris et planté dans la vallée. On les arrose plus maintenant mais on le faisait beaucoup au début. On tirait de l'eau d'en bas etc., mais comment tu veux que je descende maintenant. Melodi : Il y avait une maison avec des vaches avant juste là. Nurhan : Les vaches sont sont interdites maintenant. Mais oui en effet, nous avons beaucoup bu de leur lait. Maintenant, il y a un laitier qui en apporte. Birce : Vos enfants sont-ils allés à quelle école? Nurhan : Il y avait une école vers le cimetière, ils y allaient à pied. C’est la mairie qui a fait la route. Mais maintenant, ni la municipalité ni le maire de Çiğdem ne s’occupent de ces endroits. Birce : Comment avez-vous trouvé les artisans pour faire construire la maison? Halil : Avant il y en avait beaucoup surtout à Balgat, mais je ne sais pas s’ils y sont toujours, la plupart des gecekondus ont été démolies là-bas. Birce : Connaissez vous l’association du quartier qui s’appelle Çiğdemim? Nurhan : Non. Birce : Avez-vous des relations avec des personnes vivant dans des appartements dans le quartier de Çiğdem? Nurhan : Non nous ne connaissons personne.

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Birce : Je me souviens quand j’étais petite, personne ne parlait à personne alors qu’on est juste à côté. Halil : Maintenant il n’y a personne pour de vrai. La maladie est arrivée, personne ne sort de chez soi. Birce : Il y en a eu qui ont eu le virus dans Şirindere? Nurhan : On a entendu quelques personnes qui l’ont eu. On a peur à cause de l’histoire de l’eau, pour le lavage des mains. On achète de l'eau potable, mais pour boire et pas pour se laver les mains effectivement. (…) Nurhan : Pendant un moment on a mis cette petite chambre en location pour 150 TL. Il y avait un couple avec un enfant qui habitait avec nous. Quand la femme a décidé de partir, son mari est également parti. On mangeait ensemble, buvait du thé, discutait. La dame a décidé de partir avec son enfant. Et le monsieur les a suivi jusqu’à Rize. Birce : Il y a eu d’autres locations alors ? Nurhan : Non. Ça fait un an qu’ils sont partis. Ils sont restés neuf. Leur enfant est né quand ils vivaient ici. Birce : La météo est comment en général ? Nurhan : L’hiver est très dur et long dans la vallée. En été c’est bien mais en printemps il fait froid quand même. On allume le poêle jusqu’à fin mai. On l’allume, parce qu’on est obligé dans un gecekondu. Birce : Comment s’est passé le processus du titre de propriété pour vous? Nurhan : On n’a pas encore de titre de propriété. On n’a que le document d’attribution de titre de propriété, le document provisoire. En effet il faut payer pour obtenir un titre de propriété. Mais quand tu l’obtiens ils viennent démolir ta maison. Et les habitants prennent deux tentes, les mettent côte à cote et commencent à vivre dedans. Ils ne partent pas. La mairie vient démolir, aplatir le sol. Quand tu payes la mairie démolit obligatoirement. Eh bien, s’ils font des immeubles à la place ce serait très bien, mais ils ne le laissent pas faire. Birce : Le muhtar m’a montré les immeubles qu’ils voulaient construire. Nurhan : Ça allait être comme la vallée de Dikmen, mais ils ne voulaient pas du coup ils ont laissé tomber. À la limite s'ils nous montraient une place où on pourrait aller, mais non ils ne le font pas non plus. On va voir, c’est si incertain. Ceux qui ont acheté leur appartement sont partis. Birce : Il y a du potentiel ici en soi pour faire des choses bien. Mais la ville a envie de construire le plus vite possible et en grande quantité surtout. Nurhan : S’ils coupent les arbres ici il ne resterait rien. C’est nous qui les avons plantés, il n’y en avait pas un seul qui faisait de l’ombre quand on est arrivé. Tout le monde en a planté où il voulait. Tu vois ce peuplier, il était tellement haut qu’on a du couper une partie. La municipalité n’a pas réussi à le couper. Ces racines font bouger la maison. En vrai on a envie qu’il soit coupé parce qu’il nous ferme la vue. Ils ne l’ont pas fait. Comme nous étions enthousiastes à l'époque. Nous avions une maison à 195


Balgat, nous sommes partis et venus ici. On était jeunes, les enfants étaient petits. Il nous suffisait d’avoir un seul arbre et un poulailler. Mais aujourd’hui, ça ne fonctionne tout simplement pas pareil. Birce : Vous suffisiez à vous même un peu? Nurhan : Avant nous vendions des œufs. D’ailleurs ils ont volés les poules de notre voisine, un chien les a mangé. Ils ont mis un grillage en bas c’est mieux maintenant. Birce : Eux non plus ils n’ont pas envie de partir d’ici? Nurhan : Ils ont un appartement en face. Ils font des aller-retours mais ils ne partent pas définitivement. Ils ne veulent pas laisser leur gecekondu. Nous on n’arrive pas à tout laisser et partir d’ici. Ce n’est même pas pour la possibilité d’avoir un appartement dans le futur projet. Nous l’avons pas acheté nous le pensons pour les enfants. Pour vivre en appartement il te faut payer au moins 1000 TL par mois. Y a les frais d’électricité, d’eau… On ne pourrait rien manger, ça ne nous suffirait pas. On a calculé et on n’a pas assez de revenus pour partir. On verra pour l’instant nous sommes ici, qui sait jusqu’à quand. Birce : Ça aurait été peut-être bien pour vous s’ils laissaient les gecekondus tout en faisant un projet de réaménagement et d’amélioration du quartier… Nurhan : Non non impossible ils n’entretiennent jamais rien. Le maire du quartier ne fait même pas ouvrir les routes en hiver quand il neige. Nous mettons du sel nous mêmes avec nos moyens. Il pourrait amener un bulldozer mais comme de toute façon ils vont bientôt démolir, il s’en fou complètement. Il se balade ici avant les élections. Birce : C’est peut être à cause de collecteurs de papier non? Nurhan : Ils n’entretenaient pas non plus avant. Combien de maire nous avons vu passer entre temps, personne ne s’intéressait ici. C’est le cas jusqu’à la porte d’ODTU. Birce : Comme si rien n’existe ici. Nurhan : Oui comme s’il n’y a aucune personne, aucune maison. Par exemple ils désinfectent souvent les rues d’en face, avec l’histoire du virus, mais ils ne sont venus qu’une fois ici. Ce côté de la vallée n’existe pas. On a porté plainte maintes fois. Nous sommes allés voir le maire, l’avons fait venir ici… Birce : Qu’est-ce qu’il a dit? Nurhan : Il nous a dit qu’il faisait ce qu’il fallait. Mais la réalité c’est qu’en face ils nettoient et désinfectent les routes et pas ici. Juste ils nous ramassent les poubelles une fois par semaine, à ce sujet je ne peux rien lui reprocher. C’est plutôt l’hiver que c’est beaucoup plus difficile. Birce : Que faites-vous des déchets organiques ? Nurhan : On les jète à la poubelle. Birce : Je demande parce que dans les villages en général ils donnent tout aux animaux et font de l’engrais avec etc. Nurhan : Oui avant dans le village c’était comme ça. Ils organisaient tout en fonction des animaux. Mais ce n’est plus le cas.

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4 - Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, urbaniste enseignant à l’Université Mimar Sinan à Istanbul, le 04.08.2020 Birce : Dans votre texte intitulé Gecekondu versus Kentsel Dönüşüm186, vous évoquez que les gecekondus ont aidé l'urbanisation des grandes villes. De quel genre d'aide s'agit-il? Est-ce simplement au niveau de l’accélération du développement industriel, de la création d’une main-d'œuvre et d’un marché peu chers ? Ont-ils un autre effet important sur la croissance de la ville? MCY : En réalité tout s’entrelace. Il faut reprendre du moment où la Turquie commence à appliquer le capitalisme occidentale. Un modèle de capitalisme mixte : l’État participe quand il le faut mais le système est basé sur l’accumulation du capital par le secteur privé. C’est donc la position prise par la Turquie depuis la fondation de la république (1923), un système d’origine européenne. Mais il y a une différence fondamentale avec l’Europe, c’est que la Turquie n’a pas d’argent. Quand la république est fondée le pays sort de la guerre, il est impossible pour l'État d'investir dans tous les domaines dont il a besoin et de les améliorer systématiquement. Le mouvement d’industrialisation arrive avec un peu de retard. Avec le plan Marshall, les États-Unis font entrer des machines et des tracteurs dans la campagne, en accordant des prêts. Beaucoup d’habitants à la campagne perdent leur travail, alors ils partent dans des grandes villes. Mais il n'y a aucune infrastructure pour absorber ces migrants qui arrivent très rapidement. Cela ouvre la première porte aux gecekondus. Si l'État ne peut pas mettre en place l’infrastructure nécessaire, s'il n'est pas possible pour le secteur privé non plus de construire des logements abordables, - dans tous les cas ce ne serait pas rentable pour lui -, alors les gens commencent à construire leur propre logement. Pourquoi des logements sociaux n'ont-ils pas été construits? Cette question est classique dans les domaines d'architecture et d’urbanisme en Turquie. « De grosses erreurs ont été commises dans l’urbanisation, les infrastructures n'ont pas été fournies, les logements n'ont pas été construits… ». Enfin si vous n'avez pas d'argent, comment pensez-vous faire tout cela ? La réponse est aussi simple. Nous ne pouvons pas appeler ce qui s’est passé à l’époque des erreurs, car tout doit être parallèlement aux circonstances du moment et aux réalités du pays. À l'époque, nous n'avions pas autant d'informations qu'aujourd'hui. Je ne critique pas l’État à cet égard. Peut-être pouvons-nous le critiquer de ce point de vue :

Gecekondu versus Kentsel Dönüşüm, Gizem Aksumer et Murat Cemal Yalçıntan, article publié dans le magazine GABB en septembre 2012. 186

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en gardant les mêmes méthodes d’auto-construction que le gecekondu, il aurait pu mettre en place un système plus organisé et mieux géré. Il y a des exemples en Afghanistan et Pakistan : Les municipalités dirigent ce type de vague de migration par la division en petites parcelles des terrains appartenant à la municipalité ou au trésor public. Elles autorisent aux migrants de s’y installer, leur apportent des assistances techniques et architecturales, fournissent également l'infrastructure nécessaire pour les parcelles divisées. Au moins l’infrastructure minimale pour vivre dignement. Les campagnards viennent s’installer en ville par obligation et le fait qu’ils soient nombreux, rend la situation parfaite pour l’industrie : la main-d'œuvre non qualifiée devient moins chère. Cela signifie une amélioration globale dans les secteurs à forte intensité de main-d'œuvre. Parce qu'avec une main-d'œuvre peu chère, il devient possible d’entrer en compétition avec les marchés mondiaux. Les chances d'y faire le bon investissement augmentent. L'État ne s'engage pas dans les industries à forte valeur ajoutée. Il ferme les yeux sur l’occupation illégale du terrain public par les gecekondus, au moins il en profite pour l’industrie. Il profite du capital par la création d’un marché peu cher. Les biens produits par cette industrie avec une technologie élémentaire et une main-d'œuvre intense, trouvent également des acheteurs dans les quartiers de gecekondus. Les changements dans l’industrie avec la migration vers les villes ouvrent une porte vers un renouveau dans l'industrie de la construction. Depuis les années 2000, avec le gouvernement de l’AKP187, le secteur de la construction est considéré comme une étoile brillante dans le pays. En effet, le secteur de la construction dans l'économie turque a toujours été une étoile brillante, mais différemment. Aujourd’hui on parle beaucoup plus de « megaprojets », de résidences de luxe, de projets à grande envergure. Mais avant, des centaines de milliers de gecekondus étaient construits chaque année. Et les gens ont continué à venir en ville, construire des gecekondus, commençant par les années 40 jusqu’aux années 2000. Ils viennent toujours d’ailleurs. Des dizaines de milliers de nouveaux gecekondus sont construits chaque année. C'est un excellent marché pour ceux qui vendent des matériaux de construction économiquement accessibles, car les gecekondus maintiennent ce secteur en vie. Pourquoi je dis que les gecekondus ont permis l’urbanisation d’Istanbul, L'urbanisation pourrait être comprise selon plusieurs dimensions, mais simplement elle est liée à : 1- La population migrante dans les grandes villes. 2- L’économie engagée dans des activités urbaines, dans l’industrie.

Le Parti de la justice et du développement ou AKP (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi) est un parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie depuis 2002. Recep Tayyip Erdoğan en est le président général. 187

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À l’époque, dans les économies métropolitaines, le secteur du service ne s’imposait pas comme il le fait aujourd'hui. Donc, la population vient dans la ville et l’État doit la canaliser vers l'économie d'une manière ou d'une autre, vers les industries à forte intensité de main-d'œuvre. Alors la ville s’urbanise. L'État provoque une urbanisation vers une ville capitaliste moderne avec un investissement minimal. Le gecekondu a un rôle important pour faire d'Istanbul une ville industrielle et une métropole aussi dynamique. Aujourd'hui, l'accord est rompu puisque l'économie fonctionne différemment dans cette ville. Il n'y a plus besoin d’habitants de gecekondu dans cette nouvelle économie. Birce : Pensez-vous que ce qu’ils essayent de faire avec les projets de transformation c’est de déconstruire la structure sociale du gecekondu et d’adapter les habitants au milieu urbain, ou plutôt les assimiler à la ville ? MCY : Non, ils ne peuvent pas vraiment faire cela. Les quartiers de gecekondus ne sont pas coincés entre la ville et la campagne, mais ce sont les communautés qui déterminent leur distance de la ville et de la campagne selon leurs propres préférences. La situation est unique dans chaque quartier. Dans certains, les relations avec la ville sont très fortes, tandis que dans d'autres, on trouve des relations solides avec la campagne. Mais en fin de compte, les gecekondus sont des communautés qui ont encore des caractéristiques rurales. Cela inclut les relations sociales et économiques. Sans exagérer, au moins 80% des habitations de gecekondu reçoivent toujours des provisions, des colis de leur village. C'est un intrant très important sur le plan économique. Encore 50% d'entre eux cultivent des tomates et des poivrons dans leurs potagers. Ce sont des lieux qui ont des connotations rurales économiquement et socialement, mais à des niveaux différents. On a toujours parlé d’assimiler et d’urbaniser les habitants de ces quartiers, de les adapter à la ville capitaliste moderne, ’les rendre citadins’ ou ‘les urbaniser’. Personnellement je n’aime pas ce genre de déclarations. Qu’est-ce que signifie “urbaniser” déjà ? Ce que nous appelons la ville est notre lieu de vie commune. Pourquoi quelqu'un détermine-t-il à quoi doit ressembler cette coexistence? Ces gens ont trouvé le moyen de vivre dans la ville d’une telle manière, alors ils vivent comme ils veulent. Ils sont déjà citadins à mes yeux, et ne sont pas des paysans qui devraient être urbanisés. Les caricatures que l’on voit souvent, racontant « les règles de vivre en immeuble », ou représentant des vaches dans le balcon etc, elles sont exagérées et humiliantes. La transformation urbaine et l'assimilation ne fonctionnent pas ensemble, je ne suis pas sûr que ce soit le but d’ailleurs. Je pense qu'ils ont appris qu'ils ne peuvent pas urbaniser les gens avec la transformation urbaine, ils savent très bien qu’une grande majorité quittera leur espace de vie une fois le projet terminé, et s'installera ailleurs. Car cette vie ne leur offre rien, du moins à Istanbul. À Sulukule par exemple, pour la transformation urbaine, ils ont dit qu’ils faisaient le projet pour les gitans, mais il n’y a presque aucun gitan habitant à Sulukule aujourd’hui. Tout le 199


monde a déménagé quelque part, mais pas très loin. Des appartements de TOKI leur ont été attribuées, mais une petite minorité y est vraiment allée pour vivre. Ils ont très rapidement quitté ces logements car ils étaient très loin et le mode de vie qu’ils procuraient ne correspondait pas à cette communauté. Les gens préfèrent vivre dans les zones adaptées à leur mode de vie. Par exemple, parlons de Fikirtepe que nous connaissons comme le quartier de transformation le plus rentable. Les personnes qui ont l'intention de vivre dans les nouvelles tours de Fikirtepe y supportent la vie six mois ou maximum un an. Il s'agit d’énormes gratte-ciels n’ayant même pas de fenêtres qui s’ouvrent. Comment les gens peuvent-ils y habiter ? C'est une question à laquelle une personne rationnelle pourrait facilement répondre. Vous ne pouvez pas faire vivre les gens dans ce genre d’endroits. Le but de l’État n'est pas de les reloger ou de les assimiler à la ville, mais de les virer de là où ils vivent. De les détacher des quartiers devenus précieux dans la ville. Il dit, « Ceux qui veulent pourraient rentrer dans leur village d’origine, on vous donne de l’argent, une part du profit du projet de transformation. Allez vous construire une maison dans votre village, faites-y une nouvelle activité économique et vivez làbas tranquillement. Ou bien si vous ne souhaitez pas rentrer, installez-vous dans les quartiers de la ville adaptés à votre mode de vie. » C’est ce que fait la plupart des gens. Ils trouvent un espace de vie similaire à leur ancien habitat et s'y installent en mettant un peu d’argent dans la poche (le bénéfice du projet de transformation). Il ne s’agit pas de l’assimilation, car ils n’ont pas un mode de vie imposé par d’autres. L'État n'a pas pour objectif de faire vivre les gens dans de meilleures conditions. En fait, la transformation urbaine est apparu premièrement avec la question de tremblement de terre en Turquie. Mais les projets ne sont pas construits pour loger la population dans des constructions résistantes au séisme. L'État propose de grands projets d’habitation dans les zones les plus précieuses d’Istanbul, ou en quelque sorte dans celles qui sont entrées dans le radar des entreprises de construction. Ce que nous appelons la zone de transformation est donc une zone à risques, elle regarde la décision du conseil des ministres, regroupant des personnes à différents rôles dans le gouvernement, éventuellement des municipalités, un ministère ou le premier ministre. Et s'il y a un gecekondu dans un quartier, vous pouvez le déclarer ‘une zone de transformation’. Même si en réalité, il n’y a pas de risques de séisme. Une grande majorité des gecekondus ne sont pas à risque d’ailleurs. Du moins ils ne devraient pas être parmi les zones prioritaires. Beykoz et Sarıyer, remplis de gecekondu, sont construits sur des rochers. De manière générale, les gens ont installé leurs gecekondus sur des collines, pas au bord de la mer. Ils ne sont pas situés dans des zones plates et accessibles, car ces dernières sont ouvertes à un développement régulier et controlé. Les sites de gecekondus sont difficiles d’accès. Comme les collines de Maltepe, Pendik. Ces collines sont toujours plus sûres pour le tremblement de terre. Donc les projets ne sont pas faits pour que les gens vivent dans des habitations plus solides. 200


L'État n'investit pas en vain. Il augmente le prix de la vie à Istanbul, transforme les habitants en bons consommateurs que la ville capitaliste souhaite accueillir. Il modifie les gens mais aussi le profil des consommateurs. Les habitants des zones centrales deviennent celles ayant un niveau de revenu et de consommation élevés. Birce : Ce que l’on appelle la gentrification? MCY : Oui on peut l’appeler la gentrification. Augmenter la valeur du foncier et des logements. Avant ces projets, à Fikirtepe tu pouvais acheter un logement à 250 mille TL par exemple, maintenant tu peux l’acheter à au moins 1 million. L’État triple ou quadruple les prix de l’immobilier avec les projets qu'il réalise. En outre, il n’arrête pas de trouver des investisseurs étrangers pour de nouveaux projets. Récemment des investisseurs arabes ont été amenés au pays. Cela est entièrement lié à l'économie. Par exemple, le fait que AKP puisse rester au pouvoir pendant si longtemps, dépend aussi des ressources créées par les projets de transformation. Ils ont exploité ces dernières intelligemment jusqu’au bout. À un tel point que les gens qui ne voyaient pas normalement ce genre de choses en sont venus à s'y opposer complètement. Cela a explosé avec le mouvement Gezi en 2013, la contestation du projet de centre commercial. Une ressource économique très importante est créée grâce aux entreprises et aux projets d’urbanisme. Le gouvernement doit garder à un niveau économique élevé, ceux qui profitent de cette ressource et leur permettre d’y accéder quoi qu’il arrive, pour rester au pouvoir et assurer sa stabilité. La plupart de ses partisans aujourd'hui travaillent dans le domaine de la construction. L’argent provenant des projets de transformation urbaine est donc nécessaire pour les garder, pour pouvoir les embaucher. Les projets servent cette cause, ils ne sont pas créés pour offrir des meilleures vies aux habitants de gecekondus. Birce : C’est donc juste l’image qu’ils donnent, ce qu’ils essayent de montrer. MCY : De ce que je connais, la population d’un quartier de gecekondu à Istanbul n’y habite plus après la transformation. Birce : La plupart des quartiers d'Istanbul sont-ils actuellement transformés? MCY : Non il y a beaucoup de quartiers de gecekondus qui ne le sont pas encore, des centaines de milliers de quartiers. Il y en a plus qui ne peuvent pas être transformés pour le moment. Des procès ont été déposées. Ils n'ont pas étés vidés, mais les projets ont été développés, des plans ont été dessinés, ils attendent. La vie y continue dans un état d'incertitude. Mais le nombre de quartiers ne pouvant pas être transformés est plus élevé. Birce : À Şirindere, le quartier de gecekondu que j’observe, il y a eu un cas particulier. Il y avait deux coopératives qui ont dit aux habitants qu’un projet avait été dessiné et qu’il fallait partir au plus tôt possible. Ceux qui ont pu trouver de l’argent sont partis, 201


actuellement il y reste environ dix familles. Les maisons de ceux qui sont partis sont vides et squattées depuis quelques années par des collecteurs de papiers venus de Gaziantep. Ils sont en conflit avec les familles habitant dans le quartier. MCY : Il y a des situations similaires à Istanbul aussi, dans quelques quartiers autour d'Ataşehir il y a des collecteurs de papier. Ils ont dessiné des projets de transformation pour là-bas. Les coopératives dont tu parlais, c’est quoi exactement ? Birce : Deux coopératives ont été fondées, l'une pour ceux qui ont des titres de propriété ou des documents d’attribution de titre de propriété, et l'autre pour ceux qui n'ont rien. Leur fonction est d’assurer la solidarité entre les habitants et de transmettre leurs demandes et plaintes à la municipalité. MCY : Je suis conseiller volontaire dans les quartiers de transformation à Istanbul depuis longtemps. La plupart de ces quartiers ont des associations, certains ont des coopératives. La fonction que tu viens de mentionner est normalement celle d’une association, la rencontre avec la municipalité, la transmission des demandes, des plaintes etc. La raison pour laquelle ils fondent parfois des coopératives c’est au cas où il y a un projet de transformation dans le quartier, d’avoir un destinataire commun. Pour que l’État ne s’adresse pas aux individus mais à une collectivité. Quand c’est collectif, c’est forcément plus fort. Les gens tous seuls peuvent être piégés facilement, il peut y avoir des négociations ou diverses affaires. Mais il est possible d’éviter tout cela lorsqu'une coopérative est fondée. Elle représente 50-100 bénéficiaires, alors elle constitue une force politique en même temps. En fin de compte c’est un potentiel de vote important. Lorsque les représentants du gouvernement local ou du ministère arrivent, ils considèrent ces gens comme des votes potentiels. Dans une coopérative de quartier, on a conseillé de faire monter comme demande principale à la municipalité, le terrain de leur quartier. Il est possible de demander à l’État, le terrain sur lequel se trouve les gecekondus, pour y construire des logements sociaux. S’ils l’acceptent, la coopérative aurait une part dans le terrain, qui est un avantage important. Pour l’instant ce n’est pas réussi mais ils essayent. Ce serait bien pour ta recherche de voir ce qu’une association et une coopérative fait dans les quartiers de gecekondu, et leur différences de fonctionnement. Birce : Dans l’article il y a un passage que j’aime beaucoup, vous parlez des gecekondus tel que « l’empiétement silencieux de l’ordinaire » (sıradanın sessiz tecavüzü), en citant Bayat, vous dites qu’ils représentent une révolte, une résistance. Si je comprends bien ce n’est pas forcément une révolte idéologique, mais alors c’est une révolte contre quoi exactement ? Contre la mauvaise politique du logement, L’État ou le système qui les a poussé à quitter leur village d’origine ? MCY : Ne le considère pas comme une révolte au sens classique du terme. Nous avons deux axes dans cette littérature de résistance : l'une correspond à des mouvements sociaux organisés, la révolte telle que nous la connaissons. Ces mouvements ont des 202


domaines de lutte et des objectifs spécifiques. Même si ce n'est pas toujours le cas depuis le début, il peut y avoir des objectifs formés avec le temps, comme dans le mouvement Gezi. Mais finalement, ce sont des choses plus organisées et plus massives. D'un autre côté, il y a une lutte permanente dans la vie quotidienne. Donc le premier axe concerne les mouvements sociaux, le second les tentatives d'infiltration dans la vie quotidienne. Michel de Certeau parle de ce dernier dans L’invention du Quotidien, comme étant des ‘tactiques’ du quotidien. Tu es par exemple défavorisé sur un point ; pour éliminer cette situation de désavantage, tu t’infiltre dans le système et tu y existes, au sens économique ou résidentiel. Cette deuxième révolte est en effet plus individuelle, difficile à évaluer collectivement. Mais finalement, elle implique une confrontation au système dominant, forme une révolte contre lui. Prenons l’exemple de la lutte d’un vendeur de rue. Un vendeur de rue se bat chaque jour avec le système, échappe à la police et trouve un nouvel endroit de vente. Le système n’est pas que la police, ou des forces de l’État. S'il y a un primeur au même endroit que ce vendeur de rue par exemple, il va devoir lutter contre lui, car le primeur va probablement porter plainte. L'endroit qu'il détermine pour vendre sera l'endroit où il gardera au minimum sa lutte, où il sera hors de vue de tous les éléments installés du système. Tu peux traiter cet exemple comme une infiltration et une participation au système, comme une lutte pour la survie. Le gecekondu doit également être pensé de la même façon. Chaque quartier de gecekondu et même chaque gecekondu peut être considéré comme un moyen de lutter contre ce système. Donnons un exemple de transition entre ces deux axes de la révolte et de la résistance : ces luttes individuelles peuvent-elles se transformer en luttes plus collectives et organisées ? Comment ? Par exemple les habitants qui se rejoignent au sein des associations et des coopératives créées pendant la période de transformation urbaine, veulent faire monter leurs demandes dans la politique urbaine de plus en plus. S’ils n’y arrivent pas, leur colère pourrait se transformer en un mouvement social, en action ou en manifestation… Le gecekondu a peut être ce rôle de rejoindre deux types de dynamiques de lutte différentes. Birce : La rébellion peut-elle être considérée comme l’acte simple de construire une maison sur le trésor de l’État ? MCY : Normalement, un tel rejet n'existe pas dans les gecekondu. Les squats en Allemagne sont différents. Les gens apportent une fonction plus collective à un terrain ou à un bâtiment public. C'est une action complètement consciente qui interroge l'acte de propriété de l’État. Cependant, ce n'est pas le cas en Turquie, les gens se lancent dans la construction des gecekondus pour survivre, se mettre entre quatre murs. Plutôt que de s'emparer les terrains de l'État, ils disent à leurs proches que la parcelle d’à côté est vide, qu’ils peuvent y construire un gecekondu s’ils le souhaitent. Peut-être qu'ils ne savent même pas à qui appartient le foncier en premier lieu. Ou bien quelqu’un vend 203


des parcelles du terrain de l’État sans rien dire à personne. Il leur donne un papier qui approuve la vente. Le gecekondu n’a pas abordé directement la lutte avec le système en termes de fonctionnement. À la fin des années 70, les organisations de gauche ont fait des gecekondus un outil de lutte contre le système. À cette époque, il y a eu des constructions de gecekondu plus organisées dans certains quartiers, en prenant le soutien des architectes et urbanistes. Les quartiers Gülsuyu, Gülersoy, 1 Mayıs par exemple. Armutlu, Gazi… Il y a un endroit à Gülsuyu, on m’a raconté qu’il y avait à cette époque Tikko, une association. Elle a préparé des parcelles de 250 m2, pour donner à des nouveaux arrivants avec référence, si tu n’en as pas tu ne peux pas avoir de parcelle. Enfin la référence représente une alliance politique, ils distribuaient les parcelles à ce qui ont la même orientation politique. Mais il y a des aspects assez particuliers, comme le fait qu'il présentait un projet architectural sur cette parcelle de 250 mètres carrés. Mais bon c’est un cas qui s'est produit dans un laps de temps très limité et dans des endroits très spécifiques, il ne représente pas le caractère dominant des quartiers. Donc je ne peux pas dire que le gecekondu est une rébellion dans ce sens, mais si tu creuses le sujet, oui en effet il se transforme en un rejet du système. Mais quand une personne vient faire un gecekondu, il ne veut pas lutter contre le système, il essaie simplement de survivre. Birce : Une autre question : Lorsque l'État accorde une amnistie aux gecekondus, le fait-il en sachant qu’un jour les gecekondus disparaîtront ? MCY : Mon opinion est que si des gens viennent s'installer dans un quartier et commencent à construire des bâtiments, des maisons pour se loger, l'État est obligé de leur assurer les conditions de vie de base. Après tout, la loi municipale ne dit pas qu’il faut fournir de l'eau seulement à ceux qui ont un titre de propriété. La municipalité est chargée de fournir l'eau et l'assainissement à tous les citoyens se trouvant à l'intérieur de ses frontières. Ils vont juste très tardivement aux endroits qui ne font pas de demande particulière. Si dans un quartier de gecekondus, les habitats ne font pas une demande organisée et collective, les municipalités qui n’ont pas beaucoup d’argent y vont très tard. Je connais beaucoup de quartiers où l’infrastructure a été fournie dans les années 60-70. Ils vont y aller à la suite des manifestations devant les municipalités. L’histoire est racontée dans de nombreux quartiers où l’électricité est arrivée : nous avons trouvé et mis les poteaux, ensuite l’État a amené l'électricité. L’État ne permet pas vraiment la construction des gecekondus pour une durée limitée en sachant qu’ils seront démolis après. La reconnaissance des droits de zonage: l'amnistie de zonage arrive et des plans d'amélioration de construction sont élaborés. Comment cela se fait-il? Les gens qui travaillent pour l’État se rendent dans un quartier, observent la situation actuelle et la rendent officielle. S’il y a une maison à trois étages et à côté une autre à un seul étage, ils donnent le droit de monter jusqu’à 204


trois étages à toutes les maisons. Pour assurer l’égalité. D’après moi c’est l’erreur dans les plans d’amélioration/de construction de l’époque. Il aurait été possible de tout rendre beaucoup plus organisé, en donnant des amnisties en fonction du nombre d’étages existants. C’est à dire en empêchant de monter au delà de ce qu’ils ont déjà construit. Quand ils donnent le droit de monter jusqu'à trois quatre étages partout, la personne qui a une maison à un seul étage la démolit et refait un bâtiment à quatre étages dès qu’il trouve l’argent nécessaire. Ou bien c’est un promoteur qui vient lui dire qu’il peut le faire pour lui. Dans l'urbanisation d'Istanbul, ils disaient que 70% des bâtiments étaient illégaux, dans les années 90. Enfin dans une ville à 70% informelle, bien sûr qu’à un moment donné, ils étaient obligés de légaliser les constructions. Ils ont dû donner les amnisties d'une manière ou d'une autre. Un autre résultat de ces dernières, c’est qu’elles ont rendu les gens plus riches avec une part du profit, qui leur ont permis d’avoir une ascension sociale. Chaque habitant dans un quartier de gecekondus a une histoire. Si tu écoutes leurs histoires, tu verras à quel point leur gecekondu a joué un rôle dans cette ascension et à quel point il a été important pour l’éducation de leurs enfants, de la nouvelle génération. Imaginons tu as une parcelle de 250 m2, d’abord tu construis une maison à un étage et commence à y vivre. Tu trouves un travail, fonde une famille, tu as deux trois enfants qui commencent à travailler avec toi au fur et à mesure. Et tu décides de payer les études pour le cadet, le père et les enfants ainés travaillent pour que le cadet puisse faire des études. Les ainés se marient petit à petit, donc tu montes un étage de plus dans ta maison pour leur faire de la place. Car personne n’a de l’argent pour acheter un logement formel. Ton revenu ne te le permet pas. Mais voilà tu peux monter des étages petit à petit. Tout le monde dans la famille fait en sorte que le petit puisse sauver sa peau, devienne un symbole de la future ascension sociale de la famille. En effet, quand tu écoutes leurss histoires, tu verras qu’une grande majorité des familles ont un enfant diplômé d’études supérieures. Si ce n’est pas le cas dans la première génération, alors ce sera dans la deuxième. Et cet enfant sera le sauveur, le premier à quitter le quartier. Là ou l’État social n’existe pas : le gecekondu, avec les amnisties données, est devenu un mécanisme de sécurité sociale. Il permet aux gens de regarder vers l'avenir avec espoir et, le cas échéant, de le vendre et de se mettre en sécurité économique. Il est très important pour les pauvres car il facilite l'accès à tous les services offerts par l'État social. Birce : Dans ma recherche j’aimerais aussi parler, - même si pour l’instant je n’ai pas beaucoup d’observation direct à ce sujet -, de la décroissance. Si l’on considère qu’avec toutes les contraintes dans la planète, on arrive à la fin d’un système capitaliste visant toujours un développement rapide et à grande échelle, il nous faudra trouver des alternatives écologiques. Dans mon domaine d’études nous parlons souvent de ce sujet, du changement du système dominant et de la frugalité etc. D’un point de vue écologique, j’ai l’impression que le gecekondu offre un mode de vie plus humaine et 205


naturel au sein de la ville malgré tous les aspects sociaux négatifs. Que pensez-vous pensez à ce sujet ? - MCY : Je suis un peu confus. Les gecekondus d'Ankara sont sûrement plus modestes, comme dans les premiers quartiers de gecekondu, ils ne sont pas très hauts. Ce n’est pas le cas à Istanbul. Les propriétaires de gecekondus qui découvrent la discussion sur le profit, s’en passent de ces caractéristiques écologiques malheureusement. L'étape dans laquelle se trouve la ville capitaliste actuellement est décisive dans cette question. Je peux facilement dire qu'une personne qui vit en dessous du seuil de la pauvreté ne peut pas résister à un promoteur qui vient devant lui avec trois appartements de quatrevingts mètres carrés. S'il est pauvre, il ne peut pas résister. L’arbre qu’il a planté n’aura peu de valeur pour lui à partir de ce moment-là, il se dira qu’il peut planter des arbres ailleurs. Parce que dans tous les cas il croit en la nature, pour lui un arbre peut pousser partout. Ils n’ont pas cette idéologie sur la nature, la consommation minimale, les principes écologiques. Il y a juste un mode de vie adapté à la nature, aux conditions du moment et de l’endroit. Si un arbre est planté c’est parce qu’ils voulaient de l’ombre dans le jardin, ou manger deux trois fruits. Birce : C’est clair, j’ai compris que j’avais un regard très extérieur et détaché en allant sur le terrain. Quand je parlais avec les gens, je leur demandais si par exemple ils déménageaient en appartement, comment ils réagiraient au changement de mode de vie. Ils ont majoritairement affirmé qu’ils n’en pouvaient plus de leur gecekondu car la vie y est très difficile. Ce qu’ils veulent atteindre est simplement le confort économique et matériel qu’ils n’ont jamais vraiment eu, alors l’absence de vie extérieure et d’un rapport direct à la nature dans les appartements ne les dérange pas tellement. MCY : Les gens forment leur regard en fonction de leurs priorités. Par exemple, moi je peux vraiment avoir une vie minimaliste. J’ai beaucoup consommé dans ma vie et je suis arrivé à être conscient que si toute cette consommation globale continue, mes enfants ou mes petits-enfants ne pourront plus vivre dans cette planète. Par contre un habitant de gecekondu n’en est pas là, il n’a pas atteint la consommation de la classe moyenne. Les femmes par exemple préféreraient de manière générale, les logements de TOKI pour être plus libres. Parce qu’au moins dans un appartement il serait possible pour elles de fuir leurs belle-mères. Ce qu’il faut discuter : les êtres humains, après avoir atteint un certain niveau de connaissances et d'expériences commencent à former une idéologie à travers la vie écologique. Ce processus pourrait-il être accéléré? Est-ce accessible avec la culture de la classe moyenne? Je pense sincèrement que les organisations politiques défendant une idéologie écologique devraient se poser cette question. Sans faire partie de la classe moyenne, sans expérimenter les habitudes dominantes de consommation, serait-il possible de défendre une vie écologique ? Et comment pourrait-on le rendre possible? Une grande majorité de la population mondiale et notamment des habitants de gecekondus rêve de la classe moyenne, veut acheter des voitures, souhaite la vie 206


d’immeuble. Ils veulent la continuité de ce que nous ne voulons plus pour la planète, nous commençons à rejeter. Par là on arrive à la littérature de la décroissance. Birce : J’ai l’impression que c’est un cercle vicieux. Le gecekondu et la consommation minimale par obligation, ensuite la classe moyenne et la consommation de masse, finalement pour revenir à la consommation minimale par idéologie. Ce n’est peut être pas aussi simple après, il y a beaucoup de facteurs socio-politiques qui rentrent en jeu. C’est normal que les gens qui n’arrivent pas à répondre à leur besoin les plus primaires, ne pensent pas à la situation du monde. Ils pensent à leur problèmes individuels. MCY : Oui en effet mais il ne faut pas abandonner la lutte pour cette raison. Les responsables de la crise climatique dans le monde ne représentent même pas 20% de la population mondiale. Si le reste 80% fait la même chose que va-t-on faire ? Ce serait la fin du monde. Alors il ne faut pas attendre qu’ils atteignent la consommation de la classe moyenne. Enfin bien sûr nous avons vécu cette consommation alors eux aussi ils ont le droit, mais en réalité ce serait vraiment catastrophique à l’échelle mondiale. Le mode de vie de la classe moyenne doit être complètement modifié. La consommation ne doit plus être quelque chose de désirée. La vie minimale doit être ce que l'on veut atteindre, ce qui est prestigieuse. Tu dois être fier quand on voit que tes chaussures sont vieilles, pas parce que tu as acheté une nouvelle paire de chaussures dont tu n’as pas besoin. Il est nécessaire de changer notre imaginaire, mais ce n'est pas facile.

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5 - Enquête dans un espace partagé à Şirindere, avec plusieurs habitants du quartier, le 05.08.2020 La dernière fois à la fin de mon enquête, la dame avec qui j’avais parlé m’a montré un peu les alentours de sa maison. En partant, j’ai vu quelques habitants rassemblés devant une maison. La dame m’a dit que c’était un lieu ou ils se réunissaient souvent, pour manger, discuter, passer du temps ensemble. Donc cette fois quand je suis entrée dans le quartier j’ai décidé d’aller voir cet endroit dans l’espoir de pouvoir parler avec plusieurs personnes. (Surnoms : 4 femmes : Songül, Ayşe, Arzu, Kezban 3 hommes : Ömer, Ahmet, Dinçer, Halil) Birce et Melodi : Bonjour ! Ömer : Bonjour, bienvenues. (…) Qu’est-ce que vous voulez qu’on vous raconte? Nous vivons dans une disgrâce pas possible penchez-vous et regardez en bas. Birce : Je voulais apprendre un peu sur l’histoire du lieu, des gecekondus. Ömer : Pourquoi devrions-nous raconter notre histoire? Ils sont déjà venus nous écouter mais rien ne se passe. Nous subissons la misère, là on a plus d’eau depuis ce matin par exemple. Je suis agent de sécurité ici je n’ai pas dormi cette nuit et ce matin nous sommes allés directement à ASKI. Birce : La dernière fois j’avais discuté avec monsieur Halil, le chauffeur de taxi et sa femme. Ils m’avaient dit aussi qu’il n’y avait plus d’eau et qu’ils allaient porter plainte. Rien n’a changé depuis? Ömer : Il n’y a rien qui change ici de toute façon seul ce que disent les collecteurs peut avoir un effet ici, jamais notre parole. Birce : Donc vous êtes en conflit avec eux? Ömer : Non mais quel conflit eux ils ne payent rien du tout, pas d’électricité, d’eau, pas de loyer. Tout est gratuit pour eux la maison, tout. Songül : La nourriture et les boissons sont aussi gratuites. Le gouvernement s’occupe d’eux, mais jamais de nous. Ahmet : Ils reçoivent des aides de l’État et de la municipalité. Ömer : Et ils ont des salaires mensuels. Dinçer : Ils reçoivent aussi de l’argent pour leurs enfants. De toute façon ils en ont plein. Un couple a 10 enfants en moyenne. Birce : Comment ça s’est passé exactement? Les maisons ont été vidées et ensuite tous les collecteurs sont venus ici? Dinçer : Les maisons ont été vidées, en fait ici il y a deux coopératives. Ils ont évacué les maisons en disants qu’ils allaient en construire d’autres. L’état a mis un quota de 28 208


étages pour les immeubles à construire sur ce terrain, et le promoteur en voulait 32-35. L’état donne 40 étages sur d’autres terrains mais pas ici quoi. Birce : Je crois que le quartier Çiğdem a aussi lutté contre ce projet? Dinçer : Oui tout le monde s’y est mêlé dont Çiğdem, l’ordre des architectes, le collectif Çiğdemim, Çamlık Sitesi, Park Sitesi, Dünya 1… En effet ils font ce qu’ils peuvent pour empêcher la construction des habitations ici parce qu’ils veulent un parc public. Birce : Et vous qu’est-ce que vous voulez ? Dinçer : Nous ce qu’on veut c’est d’avoir nos habitations construites au plus vite ici pour y vivre. J’ai 54 ans je ne vais pas vivre 54 années de plus. On a envie d’être dans le confort maintenant. Regarde l’état de cette femme. On ne peut plus dormir ni le matin ni le soir. Birce : Ça devrait aller en été mais en hiver dans le froid ça doit être super compliqué Dinçer : Eh oui c’est très dur ça n’a jamais été facile. Birce : C'était comment avant ? Vous faites partie des premiers à être installés dans la vallée ? Dinçer : Nous sommes là depuis 40 ans. Birce : Vous avez fait construire votre gecekondu? Dinçer : Oui. Il n’y a rien de beau dans tout ça. Nous pouvions nous coucher dehors jusqu’à il y a 4-5 ans. Maintenant il y a des rats partout ils vont nous ronger les oreilles presque. Songül : Les rats nous courent aux pieds ils sont partout. Birce : C’est vrai qu’avec les déchets partout ça a l’air assez sale. Dinçer : Oui vraiment en plus il y a de tout ici. Songül : On ne peut même pas allumer la chaudière pour prendre une douche, maintenant on fait chauffer de l’eau dans des casseroles. Tu as vu je suis paralysée d’un côté de mon corps. Que souffrons-nous. Il n’y a pas de solutions pour cet endroit. Ahmet : Ils ne ramassent pas la poubelle depuis une semaine. Songül : Si mon mari n’est pas là je ne peux même pas allumer le poêle. Ayşe : Nous ne pouvons plus nous poser pour le petit déjeuner à cause de l’odeur en bas. Birce : Et le muhtar il fait quelque chose? Ömer : Le maire du quartier est en face, il va très bien, il amène les gens au théâtre. Ayşe : Quel est son rapport à Şirindere de toute façon. Ömer : Et en fait aussi il dit aux collecteurs quand il y a une maison qui se vide pour qu’ils aillent s’y installer et il les fait payer il gagne de l’argent comme ça. Birce : Donc ceux qui sont venus ici après ils sont venus tous en même temps ou progressivement ? Ömer : Ils sont venus un par un.

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Ayşe : Toi tu es dans son entourage par exemple, il te fait venir ici. Ils s’installent quand ils trouvent des maisons vides. Le gouvernement leur donne des aides dans des boites, le repas du midi, celui du soir, l’électricité, l’eau… tout est gratuit. Ömer : En plus ils sont habitués à cette vie qu’est-ce que tu veux de plus. Ayşe : Et nous on paye pour l’eau et l’électricité, et on vit toute la misère et disgrâce. Birce : Avez-vous un document d’attribution de titre de propriété ? Ömer : Oui nous avons tout ça, il y en a aussi qui ont le titre de propriété mais cela n’aide en rien ils ne font absolument rien. Ayşe : Tu sais depuis combien de jours on essaye de régler le problème d’eau, on ne peut même pas faire de lessive. Ömer : Je suis rentré de mon travail à 6h du matin aujourd’hui, à 8h j’ai reçu un appel je me suis levé pour aller résoudre le problème d’eau. Il y a des éclats à 3 endroits différents mais ils ne l’ont pas réparé. On n’a toujours pas d’eau. Birce : Je sais que les maisons ont été vidées à cause des faux propos de ces coopératives et elle n’ont pas été démolies directement. Ömer : C’est vrai. Ils ont donné une demi tonne de charbon à chaque habitant en disant que le projet de transformation allait commencer immédiatement. Birce : S’il n’existait aucun projet comment les coopératives disaient ça? Ömer : Bah il y avait un projet en effet. Il y a même eu un permis de construire qui est passé mais qui a été annulé. Birce: Donc ceux qui pouvaient sont partis. Pourquoi vous n’êtes pas partis comme eux? Ömer : Bah lorsqu’ils te disent qu’ils vont démolir ta maison dans un mois qu’est-ce que tu ferais toi? Pourquoi nous ne sommes pas partis parce que nous ne pouvions pas nous n’avons pas d’autre maison. Mon travail est ici ma maison est ici pourquoi je partirai? En plus si je pars ailleurs je devrai payer le trajet. Ayşe : Quand tu n’as pas d’argent tu veux habiter où ? Nous n’avons que le salaire de retraite de mon mari qui est 2000 TL. Il y a l’électricité et l’eau, puis ce que tu manges, où est-ce qu’on peut aller? Il n y a pas de location à moins de 1500 TL. Tu veux vivre avec quoi? Ömer : Ma fille il y a personne qui nous soutient. S’ils nous donnaient de l’aide comme ils donnent à eux. Ils leur donnent du charbon pour qu’ils nous le revendent après. Melodi : Pourquoi ils donnent à eux et pas à vous? Ömer : Tu vois par exemple ce canapé avec du fer qui sort par derrière de cette taille, ils branchent ça au fil électrique. Pourquoi utiliser du charbon quand tu peux avoir de l’électricité comme ça? Ayşe : Et nous on est obligé de se poser avec des bougies la nuit. Birce : Mais pourquoi ils les aident et jamais vous? Ömer : Bah c’est parce que ce sont des migrants. Ils viennent tous du sud. Ayşe: De Gaziantep ou de Şanlıurfa. 210


Ömer : Apparemment dans les années 2010-2011 ils sont tous venus de Syrie. Ce sont des migrants syriens qui se sont d’abord éparpillés vers Hatay, Gaziantep, Adıyaman. Mais voilà ils sont tous de Syrie de base. Ahmet : Oui enfin c’est ce qu’ils disent mais ce n’est pas sur en soi. Birce : Ils parlent turc ? Ömer : Oui bien sur, mais quand ils veulent. S’ils ne veulent pas qu’on comprenne ils passent à l’arabe. Birce : Ah oui d’accord ce n’est pas vraiment ce que le maire nous avait dit. Ömer : Ça l’arrange pas de dire ça. Enfin s’il voulait nous aider il serait venu nous parler. Il vient uniquement le moment des élections par « politesse » il nous demande si on va bien, il nous dit que les élections se rapprochent. Ensuite il part. Ayşe : Il n’a aucun bien pour nous le maire. Ahmet : Les collecteurs menacent le maire pour avoir les aides. Il faut qu’ils montrent un justificatif de domicile, ils demandent au maire de leur trouver une maison vide pour qu’il les enregistre. La plupart sont enregistrés ici par exemple, à Şirindere. Ils ferment les comptes d’électricité et d’eau mais ils doivent avoir leur domicile ici pour être bénéficiaire de ces aides. C’est pour ça qu’ils le menacent. Ömer : Franchement c’est la misère ici vous voyez. Birce : Vous êtes comme dans une phase d’attente, en attendant le projet de transformation. Ömer : Ils ont fait un projet, il y a eu le permis aussi qui a été validé, mais ils l’ont annulé. Deux fois. Melodi : Qui a renoncé? Ömer : Le collectif Çiğdemim, Çamlık Sitesi etc. Birce : Çamlık Sitesi est en réalité installée sur le trésor c’est pour ça ? Melodi : Pas la totalité mais 3 hectares de terrain de ce que l’on connaît. Mais ils ont leur propre foncier aussi quand même comme le jardin là. Ahmet : Il y a 27.000 m2 de terrain, ils rentrent dans nos limites oui. En effet le terrain vide que vous voyez la appartient normalement à Şirindere. En fait ils nous embrouillent pour sauver ce terrain qu’ils ont, ils ont envie d’avoir un espace vert ici. Ömer : La lampadaire là bas dans les limites de la cité est à cette rue en effet. L’ancienne rue 315. Mais elle sert les habitants de Çamlık. Melodi : Bah alors la le grillage qu’ils ont mis pour délimiter la cité est complètement illégal. Ömer: Peut être pas, je ne suis pas sûr mais dans tous les cas ils sont sur nos terrains aussi. Melodi : Donc un quelconque citoyen pourrait entrer dans cet endroit, il a le droit. Ömer : Oui s’il le veut, ils peuvent enlever cette barrière parce que c’est une rue normalement. Ahmet : Ils ont mis une sécurité et délimité tout autour. 211


Birce : Quand vous n’aviez pas encore le problème d’eau et d’électricité, comment était la vie ici? Ömer : Parfait. Ayşe : C’était comme Paris. Vraiment. On dormait la porte ouverte. La nuit on marchait jusqu’a minuit-1h du matin vers les forêts d’ODTÜ. Je n’étais pas encore paralysée, je travaillais à l’époque. On marchait tous ensemble avec tous les voisins et les enfants. Ömer : C’est devenu comme aujourd’hui en cinq ans. Ayşe : Crois moi maintenant personne peut aller jusqu’a l’arrêt de bus à pied à cause de l’odeur. Ömer : Melih Gökçek nous a fait cadeau, avant de partir du pouvoir (du poste de maire de la métropole). Birce : On ne savait pas comment venir ici en réalité, j’ai pensé à marcher mais je ne savais pas si c’était une bonne idée. Ömer : Ah oui non en effet ne marche jamais ici toute seule, j’ai une fille à chaque fois je l’accompagne. Birce : Ils sont tous armés en plus je crois? Ayşe : Non mais crois moi on ne peut pas sortir de chez nous. L’autre jour il y a eu un conflit. Mon mari dormait, je suis sortie de la maison, j’ai vu les fusils à pompe par en bas et en haut. Les voitures restent ici dans la rue. Mon mari dormait profondément mais je l’ai réveillé. Je lui ai dit que j’étais en panique. Un homme était caché sous la branche et tirait sur les gens d’en face. Il m’a dit de rentrer dans la maison. Mon mari est sorti à ce moment là et a crié : On a nos voitures ici bordel! Mais il s’en fichait. C’est Texas ici, vraiment Texas. Ahmet : Les quartiers Çinçin-Yenidoğan c’est désormais ici Şirindere. Ayşe : Oui la nuit c’est n’importe quoi.. c’est le pire. Tout le monde crie, se tire dessus. Les armes, les insultes… Melodi : La police n’intervient pas? Ayşe : Parfois ils envoient des équipes spéciales en bas de la vallée pour les arrêter. Mais en général ile n’y arrivent même pas. Ayşe : Tu vois la maison à côté, ils ont cassé cette porte et ouvert l’autre porte. Ils entendent quand il y a la police qui arrive par celle-là, il fuit par l’autre porte. Il part par le cours d’eau et arrive à s’échapper. Ils ont tout dans leur maison, de quoi fabriquer des drogues… Ömer : Ils ont des infiltrés aussi dans la police justement, des gens qu’ils connaissent. Ils les appellent avant de venir sur Şirindere pour qu’ils fuient, et les mecs se cachent ou partent direct. Birce : Comment ils se sont organisés en 5 ans comme ça c’est étonnant. Ömer : Ils sont tous proches. Ils se connaissent. Ahmet : En soit qu’est-ce qu’il peut leur arriver de pire? Ils vivent gratuitement, tu viendrais pas vivre ici toi à leur place? 212


Ömer : Lorsqu’il y a un vol on leur demande s’il connaissent telle personne, ils disent non mec on la connaît pas du tout. Alors qu’ils se baladent ensemble toute la journée. Ahmet : Si jamais il y a un conflit en haut, ils appellent 30 personnes, ils débarquent immédiatement. Melodi : Et vous du coup vous ne pouvez pas laisser votre maison et partir facilement. Ayşe : Je ne peux pas partir en vacances, ni aller voir ma famille. Je vais chez mon fils une fois par an, enfin si mon voisin accepte de garder ma maison, sinon je ne peux même pas faire ça. Ahmet : Si tu pars pendant 2 jours et qu’il n’y a pas de lumière chez toi, il ne se passera rien les premiers jours. Mais le troisième jour ils casseront ta porte et rentreront dans ta maison. Ils nous disent tout le temps allez partez ailleurs laissez nous vivre ici. (La fille d’ Ömer est arrivée) (…) Ömer : On ne la laisse pas partir toute seule. Les collecteurs lui lancent des mots lorsqu’elle passe dans la rue, « ma chérie, mon amour, etc. ». Ce genre de mots. Ömer : Eh oui en effet si tu marches toute seule dans la rue tu vas voir. Birce : Oui c’est pour ça qu’on avait un peu peur. Songül : Ma belle soeur habitait ici. Elle a deux jolies filles. Une d’entre elles a déménagé à Balgat. Elle était très belle, très grande, avec des yeux bleus, elle n’a pas réussi à s’en sortir ici, elle est partie. Elle est prof de littérature, a fait des études supérieurs. Les collecteurs se sont installés dans sa maison. L’autre fille est devenue journaliste. Leur mère a beaucoup travaillé pour qu’elles puissent faire des études. Et les filles ont travaillé au supermarché à côté de leurs études pour gagner d’argent. Birce : Et vous, avez-vous des enfants? Songül : J’ai une fille qui s’est mariée. Elle est esthéticienne à Çiğdem de l’autre côté de la vallée. Elle est très forte, elle ne se laisse pas faire. Moi aussi j’étais comme ça, j’ai juste été paralysé il y a cinq ans. Mais bon j’essaye de me dire que je vais bien. Birce : Au moins vous êtes ensembles avec les voisins. Songül : Oui oui on est 6-7 voisins. Le soir ici ça devient un jardin. On fait du thé, on se pose, on mange ensemble et on se couche vers minuit souvent. Birce : Malgré tout ce qu’il se passe vous continuez votre vie d’avant. Songül : Oui mais nous n’avons personne d’autres. Mes enfants ne peuvent pas venir me rendre visite depuis 4-5 mois. Il y a cette histoire de virus aussi, ils ne sortent pas beaucoup de chez eux. Ma fille s’est enfermée chez elle elle n’a pas pu travailler. Son mari est coiffeur lui non plus n’a pas travaillé. Tout le monde reste chez lui. Mais ils m’ont aidé à chaque fois que j’avais besoin. Oui j’ai travaillé 32 ans, dans la cité à côté, il n’y a pas un appartement dans lequel je n’ai pas travaillé. Je suis allée faire le ménage dans beaucoup de domicile dans Çiğdem. J’ai beaucoup donné.

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Birce : Et vous êtes venus d’où de base, quelle est l’histoire de votre arrivée à ce quartier? Songül : Euh on ne va pas rentrer dans tout ça parce que lui c’est mon deuxième mari, j’habitais à Bahçeli avant j’avais une autre vie. Birce : D’accord, êtes vous d’Ankara? Songül : Non je viens de Manisa. Melodi : Et vous? Ömer : De Kırşehir. Et lui il vient de Yozgat. Songül : Tu vois nous somme comme ça, nous prenons le petit déjeuner tous ensemble, nous mangeons ensemble aussi le soir. Nous faisons des sac kavurma parfois. Il ya deux voisins qui font les courses pour tous. On se soutient, on se donne beaucoup. Cette voisine part en vacances demain elle va plus jamais rentrer haha. (…) Songül : Et notre fille sera personnel de santé Ömer : Elle étudie la santé à Ayaş. Nous avons acheté un appartement à Yenikent, comme ils n’ont rien fait ici. On paye un prêt. Elle prend un bus pour y aller. Songül : La vie est si dure tu vois, pour sa fille il travaille ici la nuit, il vit en gecekondu. C’est ça la sacrifice. Sa mère travaille toujours pour payer le prêt. Arzu : Bonjour, qu’est-ce que vous faites, une enquête ou un sondage ? Birce : Je fais un travail sur Şirindere, je suis étudiante en architecture. C’est un endroit que je vois depuis toujours car on habitait en face à Park Sitesi avant, maintenant on est toujours dans Çiğdem mais plus vers Ayşeabla. Songül : Ah il y a un parc vers Ayşeabla. Mehtap ma fille travaille juste en face. (…) Birce : Comment avez-vous fait construire votre maison? Songül : Mon mari comprend de tout, il est installateur. Il y a des artisans, des plombiers. Bon racontez le reste je suis fatiguée. Ömer : Mon voisin Bahri faisait de la plomberie il est à la retraite maintenant. Il s’occupe des petites pannes dans la journée. On passe la journée comme ça. Et le soir on est là. Birce : Il y a beaucoup de pente sur ce terrain ça a du être difficile de construire. Ömer : Eh oui ça fait 40 ans qu’ils l’ont construit. C’est aussi parce qu’il est difficile de construire que les promoteurs n’ont pas vraiment envie de faire projet. Enfin aujourd’hui tu coules le béton tout est facile mais avant tu devais tout porter sur ton dos. Melodi : Ce qui est bien c’est qu’il y a plusieurs niveaux. On peut accéder au toit, c’est un terrain assez difficile mais qui est super bien. Ahmet : C’était plus beau avant, la vallée était toute verte. Les gens d’en face nous disaient donnez nous votre gecekondu et on vous donne notre appartement. Quand tu regardes par ici, comme il y a c’est très beau. Il y a une belle vue. Nous avons planté

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ces arbres, tout le monde a planté des arbres dans son jardin. Des peupliers, des fruitiers… Ahmet : Regarde, la maison d’en face a été détruite, les collecteurs l’ont entouré de film plastique et ils vivent dedans. Hier ils ont démoli la maison à côté, demain ils vont la nettoyer et mettre une bâche et hop ils l’attachent aux arbres et c’est bon. Melodi : S’ils avaient démoli la maison directement quand les habitants sont partis ça aurait été different ils n’auraient pas pu s’installer si facilement. Ahmet : Enfin les maisons sont vieilles et ne sont pas entretenues, les gens en ont marre de faire des réparations. Moi ma maison est assez solide mais les autres ont des fissures, avec le temps il y a de l’éboulement qui a des impacts. Birce : Avez-vous senti le séisme dans votre maison? Ahmet : Non le séisme on ne le sent pas vraiment mais comme je viens de dire avec la pluie la terre se retire et cela cause des fissures, les habitants doivent faire des réparations, ceux qui ont l’opportunité d’acheter un appartement laissent leur maison et partent. Birce : Donc les trieurs ne réparent pas les maisons, ils n’essayent pas de trouver une solution durable. Ahmet : Non en effet ils ne réparent rien. Mais ils n’ont pas de fenêtres ni de portes, quand ils s’installent dans une maison ils les enlèvent. Pour pouvoir s’échapper lorsque la police intervient. Ils se procurent cette opportunité quand même. D’ailleurs ils sont plutôt en face ceux qui ne sont pas d’ici. Sur ce côté il y en a 9-10 sur cette rangée nous ne les avons pas laissé s’installer entre nous. Si un de nous part et qu’ils viennent s’installer entre nous, ça sera la fin. Ils n’ont pas pu venir ici entre nous parce qu’on reste, on persiste, mais le gouvernement nous pénalise aussi pour les pénaliser eux. Melodi : Pour quelle raison? Pour qu’ils partent? Ahmet : Oui pour qu’ils partent, parce qu’ils utilisent l’eau et l'électricité sans rien payer. Mais finalement c’est nos lampes à nous qui ne s’allument pas juste pour les faire partir. Alors que nous, on paye pour avoir ces deux services. Mais eux, pas du tout, ils ne sont pas abonnés alors pendant des heures et des heures ils laissent l’eau couler. Ils ne sentent pas la nécessité de la couper parce qu’ils ne payent rien. Pareil pour le projecteur qu’ils utilisent la nuit et l’électricité dans les maisons. À vrai dire, on en a tellement marre de raconter tout ça. On a tout dit à la ville, à ASKI, mais ils ne s’intéressent pas du tout à ce qui se passe. Moi je suis réparateur j’ai trouvé la panne moi même, j’y suis allé les voir. Ça fait 10 mois qu’on a ce problème d’eau. En fait il y a un tuyau qui a fendu, mais le mec qui vient regarde et dit qu’il n’y a rien. Comment ça il n’y a rien?? Alors pourquoi on n’a plus d’eau? Un jour j’ai amené mes voisins avec moi on a trouvé le point où c’était fendu, en effet il y a 3 trous énormes. Kezban : Bonjour les filles. Nous ne sommes pas du tout contents d’ici mais nous ne pouvons rien y faire.

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Ahmet : Ils ont réparé un de ces 3 points fendu mais juste après ils sont partis. Parce qu’ils ont eu un appel de Cayyolu (un quartier riche). Parce que eux ils sont des humains et pas nous. Parce que Çayyolu est important et compte plus qu’ici. Quand ils appellent si le service n’y va pas ils pourront râler. (…) Ömer : En vrai ici il y a beaucoup de rente. Melodi : Oui c’est son emplacement qui est super. Ömer : C’est le meilleur endroit de la ville en ce moment. D’ailleurs je vous conseille de venir ici le soir après 22h si vous voulez observer la situation actuelle du quartier plus en détail. Jusqu’au lever du soleil, les collecteurs font le tri de papier pour revendre. Ayşe : Ils gagnent très bien d’argent. Halil : Bonjour, vous buvez du thé 48h sans arrêt ici ? Ömer : Si un rat passe entre vos jambes n’ayez pas peur. (…) Birce : Avez vous un potager ? Dinçer : Avant oui mais on n’en a plus. Songül : Regarde il y a du piment ici. Si elle avait un vrai jardin elle ne rentrerait jamais dans la maison je pense. Elle est folle de jardinage. Jusqu’à 10h du soir, on s’occupe de cet endroit, on passe l’aspirateur, lave, nettoie. Dinçer : J’avais planté des courgettes mais elles ont séché. Birce : Le ruisseau coule-t-il toujours? Songül : Oui mais le faux. De toute façon ils ne payent pas. Avant le vrai ruisseau coulait en bas. Ce murier donnait beaucoup de fruit, mais eux en plus s’ils le touchent ils cassent les branches. C’est une culture de faire du mal. Ömer : Enfin je trouve que ça va pas avec la capitale. Melodi : Enfin moi j’avais une autre vision, j’étais contente parce que je me disais qu’ils ramassaient les déchets, qu’ils faisaient du bien pour la ville et l’environnement mais en parlant avec vous, c’est complètement différent en effet. Et je ne savais pas qu’ils venaient d’autres villes.. Ömer : Non mais quel bien… Arzu : Ils ont coupé l’eau aussi. Kezban : Oui enfin c’est très sale avec les déchets, les rats… Melodi : Oui. Ce qui me rend triste est aussi de voir les petits enfants tirer les brouettes énormes. Arzu : C’est leur quotidien. (…) Ömer : C’est assez dangereux ici la prochaine fois venez accompagnées d'un homme. (…)

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6 - Observation depuis la rue 1550, (le seuil) le 8 août 2020 J’y suis, à Şirindere. Cette fois de l’autre côté de la vallée, le côté que j’ai connu depuis mon enfance. Je le connais à la fois si bien, et pas du tout. Cette rue, coincée entre le formel et l’informel est occupée par diverses personnes. Une petite fille est venue me demander pourquoi j’ai pris des photos de la vallée. J’aurais peut être pas du tout prendre des photos, ils ont du penser que je viens pour un projet, que je fais partie de ceux qui les voient comme une altérité qui ne sait s’adapter à la norme, une tache dans la ville à enlever. Cette rue, on peut la considérer comme un seuil. Ou une porte qui s’ouvre à l’inconnu, à l’autre. A l’invisibilité. Un enfant pleure constamment. Quelques voitures et bus passent. Je suis adossée à un muret qui délimite un des immeubles d’habitation de la classe moyenne dominante dans le quartier. J’observe la rue, les gens, et ce qui se passe à l’entrée de Şirindere. Il existe des marches bricolées en mauvais état qui descendent la pente abrupte. Elles constituent plusieurs entrées au quartier. D’après ce qu’il m’a dit le maire de Çiğdem, la plupart des maisons qui se trouvent sur ce côté de la vallée est occupée par les nouveaux arrivants, les trieurs de papier. On le constate en effet par les déchets éparpillés un peu partout dans la rue. Une femme a un seau dans la main et fait des allers retours le long de la rue. Elle doit avoir sa maison à gauche, et à droite j’observe une épicerie installée contre la vallée. Il y a des camionnettes et des brouettes qui constituent les véhicules principales des collecteurs, elles sont garées dans la vallée et dans la rue. Les toits des maisons sont plus ou moins au même niveau que la rue, ça permet d’avoir une vue dégagée sur la verdure de la vallée. Ce que je vois en regardant cet endroit c’est d’abord une hétérogénéité. En effet, l’informel a aussi une géométrie. Qui est souvent l’inverse du quadrillé, de l’artificiel. Les arbres créent la beauté spécifique de l’endroit. Et eux aussi, encore une fois, comme les petites maisons, sont hétérogènes. La dame avec le seau est repassée devant moi. La petite fille à côté d’elle pleure avec insistance. Même si j’arrive à différencier les anciens des nouveaux en les regardant, grâce à leur tenue souvent, ou leur comportement, il est parfois difficile d’observer en regardant le paysage désordonné de la vallée quelles maisons sont toujours habitées par les anciens. En entrant dans la rue, ce qui m’a frappé était l’insalubrité. En avançant, j’ai pu voir des endroits un peu plus entretenus, mais toujours avec des toits presque inexistants, avec des tuiles cassés. Je ne pense pouvoir faire mon constat qu’en observant la saleté. 217


Il y avait une vieille voiture blanche à ma droite. Une famille avec environ 5 enfants y est montée et partie. Ils avaient des tenues de collecteurs. « Les habitants formels » sont toujours en train de se dépêcher. Ils ne prêtent aucune attention à ce qui se passe à côté. Les autres sont plus curieux, prennent leur temps de regarder leur environnement. La petite fille de toute à l’heure est venue me parler. Elle m’a dit que les autres enfants du quartier ne l’aimaient pas et qu'ils lui jetaient de la boue. Avec sa famille ils sont venus de Gaziantep. Ils habitent là depuis qu’elle est née. Il y a sa petite soeur qui est arrivée aussi. Je lui ai donné un peu d’argent. Elle a acheté une glace et du coca avec l’argent que je lui ai donné. À part écrire, j’ai fait un croquis sur le trottoir. Et j’ai écouté les sons du quotidien. Des gens qui s’appellent, en criant souvent, des enfants qui pleurent, des gens qui vont et viennent par les marches qui descendent la vallée en face de moi. J’observe majoritairement des femmes et des enfants dans la rue. Les hommes travaillent peut être ailleurs dans la ville. Il y a des voitures qui s’arrêtent aussi, des chiens errants qui aboient.

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7 - Réflexif du 30.03.2021, retour sur Şirindere Aujourd’hui on est le 30 mars 2021. Je suis allée voir Şirindere pour la première fois depuis mon retour en Turquie, après une pause de 8 mois. Depuis cet été, mon rapport aux gecekondus, à mon sujet de mémoire a évolué. Le rapport très extérieur, visuel et assez simpliste que j’avais à ces habitats s’est transformé en un chaos d’informations flottantes dans mon cerveau. Avant d’observer les gecekondus, j’ai décidé d’aller parler avec le maire du quartier. Mon père m’avait dit au mois de novembre, lorsque j’étais confinée en France, qu’il y avait eu des démolitions sur la vallée et qu’il avait reçu un mail informatif. J’avais ensuite brièvement vu des articles sur internet félicitant la démolition. Je suis allée demander au maire ce qui s’est passé à Şirindere depuis l’été dernier. Je suis rentrée dans sa petite cabane, le maire était à son bureau et il y avait un habitant du quartier qui discutait avec lui. Je me suis posée sur une chaise, me suis présentée et demandé des questions. Le maire m’a dit que les maisons démolies étaient celles abandonnées, et récemment squattées par les collecteurs de papier. Ils ont décidé de les démolir car la situation était devenue ingérable. L’été dernier, comme j’avais observé la vallée plusieurs fois et parlé avec les habitants, j’étais au courant que la pratique de trieurs de papier la rendait très sale, voire insalubre et qu’elle donnait place aux plusieurs types de crimes ; vol, vente de drogue etc. Ce que le maire m’a dit ne m’a donc pas vraiment étonné. Quant à la situation des familles que j’ai interrogées l’été dernier et leurs maisons, ils sont toujours en attente. J’ai demandé si leurs gecekondus allaient également être détruits, le maire m’a dit que pour l’instant ce n’était pas prévu. Il m’a parlé d’une convention de droit de propriété dans le projet à venir. Il faut qu’ils signent cette convention et qu’ils payent 240 mille lire turc environ à l’État, pour être bénéficiaires. Ainsi ils seront expropriés et auront une part dans le projet à venir. Pour l’instant tout le monde ne l’a pas signé. Une question d’argent, probablement. Nous avons aussi parlé du projet de renouvellement dessiné pour la vallée. Pour plusieurs raisons, l’ordre des architectes a porté plainte, le projet est donc actuellement en procès. L’incertitude propre à ce lieu perdure. L’habitant avait l’air bien informé sur le sujet, il m’a donné le nom de l’agence d’architecture qui a dessiné le projet et m’a conseillé d’aller parler avec Mme Tezcan dans la Chambre des Architectes d’Ankara pour en savoir plus. Il m’a dit que ce projet allait rendre la vallée « un cimetière de béton » et que son seul but était de mettre des blocs à beaucoup d’étages pour faire de la rente. 219


Je lui ai dit que je voulais dans le cadre d’un projet de l’école, réfléchir peut être à une intervention. L’habitant pense que pour les habitants de tout le quartier de Çiğdem qu'il serait bien de faire des espaces communs, des espaces de récréation en plus des logements sociaux pour les habitants de gecekondu. Je dois peut être aller voir la coopérative des habitants de Şirindere, celui qui a mal dirigé les habitants. À l’entrée de Yonca Sitesi, là ou les engins de travaux attendent, je vais trouver Mehmet Cengiz et lui poser des questions. Après cette discussion courte mais engageante je me suis mise en action. J’avais en effet oublié de poser une question ou plutôt, la question. Le nombre de gecekondus démolis. Parce que dès que je suis arrivée devant, j’avais l’impression de regarder un dessin de paysage et qu’ils avaient gommé 3/4 des maisons et laissé des miettes. À la place des maisons demeuraient maintenant des tuiles cassées, des parpaings, des morceaux de tout et n’importe quoi. J’ai été choquée par ce que j’ai vu. Je sais qu’il y a d’autres raisons au changement de perception de la vallée, ce n’est pas la même saison, les couleurs ne sont pas les mêmes, les peupliers et les fruitiers n’ont pas de feuilles. Mais non, je sais que mon choc n’est pas lié à tout cela, c’est l’acte de démolir qui me fait cet effet étrange impossible à nommer. J’ai marché le long de la rue, une fois arrivée devant l’épicerie qui constitue mon seul repère dans cette rue, j’ai décidé de parler avec le vendeur. Il était ouvert à la discussion. On n’a pas parlé plus de 5 min. Il m’a dit qu’ils ont démoli 260 gecekondus sur 300, et qu’il n’en reste plus que 40. Ces nombres expliquait bien mon étonnement. Il m’a dit que les collecteurs rendaient la vie très difficile, ils volaient la moitié des paquets de chips. J’ai demandé si la démolition a causé des conflits. Il m’a dit que non, car apparemment ils ont été informés à l’avance par la municipalité. Le temps passe et je ne peux rien y faire, je sais. Les temps passe et rien ne reste pareil. Le temps passe et Şirindere se rapproche un peu plus de sa fin. J’espère avoir la chance de pouvoir faire des relevés habités et des dessins, aussi aller voir les habitants avant qu’ils s’en aillent. Depuis mon retour je ne sais pas par où je dois commencer, surtout en ce qui concerne les enquêtes de terrain. J’ai envie d’aller parler avec les habitants qui m’avaient ouvert leurs portes l’été dernier, et en même temps je ne sais pas si je serais la bienvenue. Je sens très souvent que je vais passer comme une étrangère, qui les considère comme des objets d’étude, des cobayes.

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8 - Enquête de terrain à Karanfilköy, Beşiktaş, Istanbul À la suite d’une discussion avec Jean-François Pérouse, je suis allée à Karanfilköy pour une observation comme il m’a conseillé. Je n’avais pas vraiment d’aprioris ou d’attentes particulières, tout ce que je savais sur le lieu était le caractère alternatif du projet de transformation à venir dans ce seul quartier de gecekondus situé à Beşiktaş. J’ai compris que je suis arrivée à Karanfilköy dès que j’ai aperçu les commerces bordant la rue en descente, fréquentée surtout en voiture. Ces commerces étaient des gecekondus à un étage, majoritairement des laveries de voiture et des services techniques. Une mosquée était visible à la fin de la descente. J’ai décidé de prendre la rue perpendiculaire pour me perdre dans les petites rues entourées de gecekondu et de jardins. J’ai surtout observé des gecekondus à un ou deux étages, je les ai pris des photos. Il était 11h, les rues étaient calmes, beaucoup plus calme que la rue principale. Il y’avait une descente importante depuis la rue principale, qui donnait une vue sur la ville formelle, j’ai vu au loin des villas, des tours et des routes. En me baladant, j’ai croisé une femme, elle n’avait pas le temps de me parler. J’ai croisé une vieille femme dans sa terrasse. Je lui ai dit bonjour, elle m’a également dit bonjour. J’ai vu une autre femme, je lui ai dit bonjour, elle m’a entendu et a croisé mon regard mais ne m’a pas répondu. Puis j’ai décidé de me poser contre un muret pour dessiner et écrire. J’ai vu un vendeur de simit. Encore une femme est montée vers moi. On s’est dit bonjour. Elle était assez vieille et allait à la mosquée, elle s’est mise à côté de moi pour se reposer un peu. On a commencé à discuter. Elle a d’abord cru que j’étais dans l’entourage de Nazmiye, l’habitante de la maison derrière moi. Elle m’a dit que ça faisait 50 ans qu’elle habitait dans le quartier et qu’ils avaient construits leur maison tous ensemble en quelques jours avec son entourage, ses oncles, cousins etc. Quelques phrases que j’ai noté dans mon carnet : « İşte köy burası köy hayatı çok güzel, bahçede olmak… » «C’est le village ici, la vie du village est très agréable, vivre dans le jardin ...» « Allah beni apartmanlara düşürmesin. » « Pourvu que dieu ne me laisse pas vivre en appartement. » « Burası aslında İstanbul’un en zengin semti. Çok güzeldir mahallemiz, temiz, sakin… » « C'est en réalité le quartier le plus riche d’Istanbul (Etiler). Notre quartier est très beau, propre, calme ... » 221


extrait de mon carnet 222


« Bakalım neler olacak. Belediye şu an çivi çaktırmıyor. Her an gidebiliriz… » « Voyons ce qui va se passer. La municipalité ne laisse pas planter un clou en ce moment. On peut être virés à tout moment… » Elle a continué sa route pour la mosquée. J’ai fait un tour des rues en prenant des photos. Un moment j’ai décidé de faire des croquis des espaces extérieurs, car je voyais de manière très claire ce que disait Ayşegül Cankat dans son article : les espaces extérieurs des gecekondus dans ce quartier étaient d’une qualité spatiale unique pour chacun des gecekondus. Des passages, des sas, des espaces à la fois impossible à identifier de part leurs formes et habités plus que tous les autres espaces. La transition du public vers le privé avait l’air plus douce dans cet endroit. C’est lorsque je faisais le deuxième croquis que l’habitante de la maison m’a aperçu. Une jeune femme souriante, elle parlait au téléphone. Elle m’a demandé si j’étais venue pour la question de la démolition. J’ai dit que j’étudiais les gecekondus. Elle m’a dit qu’alors je devais faire un interview avec elle, d’un air blaguant. Elle était pour la démolition. Le problème principal d’après elle est l’infrastructure du quartier. Actuellement la municipalité ne permet aucune amélioration ou modification sur les gecekondus, dès qu’ils plantent un clou ils viennent demander s’ils sont en train de monter un étage illégal. Mais le quartier a besoin d’un renouveau, d’un entretien pour être plus sain, les poteaux électriques sont tordus avec le temps et ils ont presque causé un incendie récemment. Les matériaux utilisés pour le toit étant inflammables, l’absence d’entretien pourrait être vite dangereuse. Je lui ai posé quelques questions sur la transformation urbaine, elle ne m’a pas donné de réponse claire, elle m’a juste dit qu’ils ne savaient pas encore. Ils vivent avec la peur d’être poussé à partir à tout moment. Elle m’a dit que cette partie de Karanfilköy, la partie haute (avant de descendre jusqu’à la mosquée) est plutôt luxueuse. Apparemment les gecekondus qui restent en bas de la mosquée sont plus petits et plus les uns dans les autres. Pour le projet de transformation, elle m’a conseillé d’aller voir l’association, en me décrivant comment y aller et qui je dois voir particulièrement : en allant comme vers le MKM, et voir Şinasi Bey. Je lui ai remercié et continué ma route. J’étais curieuse de voir la partie basse du quartier. En y allant, une femme que j’ai croisé dans une des rues perpendiculaires au grand axe m’a demandé si je m’étais trompée de destination. Ça doit se voir que je n’habite pas dans le coin. Encore une fois je me suis sentie étrangère et mal à l’aise. Je suis allée dans la partie basse et j’ai observé que les gecekondus ici étaient pour de vrai plus collés les uns aux autres. Le rapport à la rue n’était pas le même. J’ai vu plus de monde, des gens de différentes tranches d’âge, des petits et des vieux.

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Mes sentiments et pensées lors de l’enquête étaient complexes. Surtout au début, j’avais l’impression de faire du voyeurisme, je ne me sentais pas à ma place et j’étais mal à l’aise de prendre des photos ou même de dessiner les habitations des gens. Cette sensation de malaise n’a disparu que partiellement quand j’ai pu parler avec quelques habitants. Ma raison d’être là, faire une recherche, ne pas faire partie d’une communauté, me sentir extérieure à tout. J’ai beaucoup hésité avant d’aller voir l’association. Je savais que si je voulais y aller c’était ma dernière chance avant le reconfinement. A la fin de ma visite des gecekondus, ma déception était de ne pas avoir appris en quoi le projet de transformation était important et alternatif aux politiques dominantes. Je me posais ces questions et je me suis retrouvée sans faire exprès, devant le gecekondu dans lequel l’association était située. En pensant que discuter avec l’association pourrait me donner plus d’information sur la transformation, j’ai finalement décidé de sonner.

Entretien avec Şinasi Yalçın, président de l’association habitante AK-DER J’ai pu faire un entretien en forme de discussion et de prise de notes avec Şinasi Yalcin, directeur de l’association AK-DER (Akadlar Kültür Dayanışma Derneği) et un habitant du quartier impliqué dans l’association. Ils ont été très à l’écoute et accueillants avec moi. Voici les notes que j’ai prises lors de cet entretien : Aylin Yıldırım, architecte et anthropologue a fait sa thèse sur ce quartier. En fait, ce quartier est exemplaire dans la transformation urbaine car le projet en question est un projet participatif. Vous savez que selon les droits de l’homme des NU et HABITAT, le droit au logement est un des droits principaux de l’homme. La première fois qu’on a parlé de la transformation urbaine ici par le gouvernement c’était en 2005. Jusqu’en 1987, il n’y avait qu’une route boueuse dans le quartier, nous n’avions pas de canalisation (traitement des eaux). Nous n’avons pas eu d’infrastructure pendant longtemps. Comme vous avez pu constater, les gecekondu de Karanfilköy sont en plain pied et ont des jardins, comme les gecekondus de la première génération. Avec la construction du deuxième pont du Bosphore, le pont de FSM les promoteurs ont commencé à s’intéresser à notre quartier. Les premières installations dans le quartier se sont faites il y a 70 ans, par des migrants de l’est de la Mer Noire et par la suite de l’Anatolie centrale. Il y a donc des gens qui sont venus de partout. À l’époque il y avait des usines à 1. Levent. Les hommes qui habitaient à Karanfilköy travaillaient à l’usine et leurs femmes souvent en tant que femmes de ménage à domicile. La plupart ont pu faire étudier leurs enfants. Il y avait et il y a encore une vraie culture d’habiter dans le quartier, la culture d’être 224


habitant de Karanfilköy. Je dirais que la caractéristique principale de notre quartier, c’est la mixité. Ces gens sont de différentes origines, ils ont aussi des croyances et des opinions politiques multiples. Ils se retrouvent ici et font le quartier. Dans certains quartiers, une seule opinion politique règne, ce n’est pas le cas ici, les gens se respectent et s’entraident malgré leurs différences. Aujourd’hui les fonciers appartiennent à la municipalité d’Istanbul. Notre association est issue d’une organisation publique et sociale, elle a été fondée en 1992. Notre but était de défendre nos droits et créer une solidarité entre les habitants, mais pas seulement. Nous essayons de sortir un peu du cadre classique d’association de gecekondu, nous organisons des panels et des cours d’arts, de métiers… En ce qui concerne l’avenir du quartier, nous avons proposé quelques idées de projet : par exemple nous voulions que nos gecekondus restent en place tout en étant légalisés, car nous aimons nos maisons, pour servir d’exemple de quartier de gecekondu dans le futur où il n’y aura aucune trace de ce type d’habitat. L’idée était que le quartier soit qualifié de SIT, de zone à protéger. Évidemment ils ont refusé cette proposition. En 1996 ils sont venus un matin avec des bulldozers pour la démolition. Nous étions surpris, avons dû résister coûte que coûte. Et nous avons réussi, ils sont partis sans démolir une grande partie du quartier. Les promoteurs sont venus nous dire qu’on était des envahisseurs et qu’on n’avait pas le droit de rester ici. Pour moi, les vrais envahisseurs sont les grattes-ciels qui envahissent le ciel de tout le monde, pas ceux qui devaient s’abriter dans l’urgence sans avoir d’autres choix et qui ont fini par construire leur habitat tout seul avec beaucoup d’efforts. Il faut arrêter d’exclure et de mépriser les habitants de gecekondu car nous sommes les vrais occupants de ce quartier. Il faut d’abord changer l’imaginaire des gens sur ces habitats, il est essentiel de porter un nouveau regard pour faire bouger les choses. Tout dans un habitat de gecekondu, est fait avec une attention particulière aux usages. C’est un ensemble de savoir-faire qui subsistent et ces habitants savent plus que les urbains qui ont une vie beaucoup plus facile. Personne n’a de titre de propriété dans le quartier. La plupart ont des titres provisoires, mais tout le monde paye des impôts. Le problème en soit ce n’est pas d’avoir un titre de propriété ou pas. Nous voulions dès le début penser à une solution conciliante, une transformation « sur place » (yerinde dönüşüm). Cela a pris la forme d’un projet alternatif aux PTU visant à virer les habitants de gecekondu pour gentrifier les zones qui restent près du centre ville. Les gecekondus seront remplacés par de nouvelles constructions qui seront habités par la même population. Nous avons organisé des réunions de maisons, demandé aux habitants leurs avis sur la transformation un par un et les avons filmés. 225


Kadir Topbaş, maire d’Istanbul à l’époque, n’a pas voulu réaliser ce projet. La présidence nous a fait une proposition : faire un accord avec l’entreprise de construction MESA pour la future transformation de Karanfilköy. Ils ont appelé le quartier « kupon arazi ». En 2006, Dünya Şehir Planlamacıları Kongresi, des urbanistes du monde entier étaient venus ici voir le quartier et nous parler. Le quartier a commencé à être connu. Le 6 mai 2016, il y a eu le protocole pour le projet de transformation. Ils ont déclaré le quartier Zone de Transformation Urbaine. Pour 650 foyers et 70 commerces. Originellement le quartier était de 227 donum, mais la municipalité a transféré 14 donum au trésor (hazine). La vrai approbation a été faite avec l’arrivée de İmamoğlu au poste de maire de la Métropole. MESA a pris l’approbation du Ministère d’Urbanisme et de la présidence le 6 avril dernier. L’essence du projet de transformation à venir pourrait se résumer à cette problématique : Comment faire un projet de renouvellement qui permettrait aux habitants d’avoir des habitations contemporaines et vivables? C’est un projet qui pense d’abord l’humain, l’usager de l’espace, pas le bâti ou l’argent en premier lieu. Pour déterminer les droits et ce que les bénéficiaires vont avoir avec le projet, nous avons catégorisé les gecekondus existants selon les mètre-carrés, l’existence de commerce etc. Nous nous sommes servis des photos aériennes. Le projet va contenir des maisons à jardin (sıra bahçeli evler), et des appartements avec terrasses dans les blocs. Les blocs ne vont pas dépasser R+4, contrairement à ce qui se fait de manière courante, des tours. Et des grattes ciels. Car comme vous le savez très bien, en Turquie la politique dominante de transformation urbaine c’est un changement complètement du haut vers le bas. Ce sont les immeubles que l’on veut changer, pas la vie des gens ou leurs conditions de vie. » Puis le projet est surtout alternatif par son organisation sociale, qui a été faite grâce à l’association. Il y a eu un grand soutien de TMMOB pour la transformation pour et avec l’humain. Notre résistance lors des deux tentatives de démolition nous ont soudé les uns aux autres et nous avons compris la force de la collectivité et de la solidarité. Je crois bien qu’Aylin dans sa thèse pensait à un projet d’architecture qui permettrait de refaire vivre l’évolutivité de l’espace dans le gecekondu. Car un appartement est certes moins évolutif qu’une auto-construction plain pied. Elle mettait en place des dispositifs tels que les cloisons amovibles pour faire place aux divers usages…

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