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1. Le gecekondu en Turquie, le trajet d’un habitat dénigré

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LE GECEKONDU EN TURQUIE, LE TRAJET D’UN HABITAT DÉNIGRÉ

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« Gecekondular », photo de Mustafa Istemi publiée dans le journal Cumhuriyet, le 25.05.1968

Habitats informels, populaires ou précaires… Ces univers oubliés des milieux urbains sont souvent l’objet d’une généralisation trompeuse. Leurs appellations les plus courantes de « bidonvilles », de « taudis » ou de « slum » les réduisent à une seule représentation uniformisante, celle d’un mélange direct de la pauvreté et de l’illégalité. Or ils prennent des noms et des formes spécifiques selon leur emplacement et leur histoire.

Les « favelas » au Brésil, les « villas » en Argentine, ou les moins connus comme les « ukumbashi » en Bangladesh et les « hak milik » en Malaisie n’en sont que quelques exemples. Bien que ces habitats surgissent d’un problème global qu’engendrent les inégalités socio-spatiales et qu’ils présentent des caractéristiques semblables, ils s’intègrent tous dans des situations précises dont les différences contextuelles sont indéniables.

La présente recherche se concentrera sur le « gecekondu », l’habitat informel de la Turquie, qui est l’incarnation spatiale des déséquilibres d’une société dite en cours de développement. Cet espace dénigré des grandes villes a été dès son apparition, un sujet controversé dans tous les domaines de la société turque. La notion est complexe et sa signification comporte diverses strates.

L’enjeu de cette première partie sera alors d'aborder la mise en contexte nécessaire à la compréhension des nuances entre chacune de ces strates. Une fois repérés les enjeux qui font suite à son apparition et son évolution (en lien avec l’exode rural et les différentes politiques), nous aurons une idée plus claire sur l’identité de cet habitat et ce qu’elle représente dans la société turque.

La structuration de cette première partie se base majoritairement sur un travail de lecture d'articles de journaux (un panel datant des années 1930 pour les plus anciens jusqu’à nos jours pour les plus récents), effectué dans le cadre d’un stage de recherche au MAD (Center for Spatial Justice) . Lire ces journaux m'a permis de vivre 13 en mode accéléré un quotidien révolu. C'est à partir de fragments de vie effacés que j'ai pu saisir des morceaux de réalités d’une société encore d’actualité. Ce qui m’a vraiment marquée dans ce périple a été de saisir que le gecekondu a une construction sociale qui engendre un regard méprisant si commun qu’il empêche de le regarder autrement. En fin de partie, nous allons découvrir les raisons derrière la perception commune de ce type d’habitats informels .

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MAD : Mekanda Adalet Derneği (Center for Spatial Justice) est un organisme à but non-lucratif basée en Turquie qui milite pour la justice spatiale. J’ai participé dans le cadre de mon stage à leur projet d’ouvrage intitulé Gecekondu Arşivi (Gecekondu Archive), un projet débuté en 2016. 13

1.1.1 Difficulté de définition(s)

Pour introduire une notion comme le gecekondu, dont cette recherche refuse d’employer ses traductions françaises (bidonville, taudis), un travail de définition parait prioritaire. Mais une réelle difficulté émerge dès le début : le mot gecekondu n’a pas une seule définition dogmatique. Les dénominations courantes pour définir un habitat de gecekondu sont celles de l’habitat informel ou illégal, l’habitat non-conventionnel, l’habitat précaire ou populaire, l’habitat spontané, l’auto-construction illégale etc. Ces termes sont disparates et non-harmonisés : certains soulignent son rapport à la formalité alors que d’autres révèlent la situation économique de ses habitants, ou encore son processus de construction. D’un côté, aucun ne suffit à exprimer tout seul ce que le mot gecekondu signifie, et de l’autre, ils sont tous beaucoup plus précis que ce mot, aujourd’hui banalisé. Vu l’enchevêtrement de ses définitions variées, le point de départ le plus approprié semble être son étymologie, formée d’un usage courant dès son invention par le peuple.

Le terme gecekondu est composé à partir de deux mots en turc : le mot ‘gece’ qui évoque la nuit, et ‘kondu’ qui pourrait être traduit comme posé ou dressé. Le tout signifie littéralement ‘posé dans la nuit’. Formé comme adjectif, il désigne un type d’habitat qui se distingue de prime abord par son processus de construction. La simplicité linguistique qu’offre le langage familier du quotidien permet de le comprendre immédiatement.

Deux propriétés illustrent ce processus : il se réalise à la fois rapidement14 et pendant la nuit. Cette action peu commune pour atteindre la discrétion donne le premier indice sur son caractère illégal. Installé sur un terrain au départ non possédé par les constructeurs sans autorisation ni procédure juridique, le gecekondu est très 15 souvent défini en tant que construction illégale. Il représente l’habitat informel le plus commun en Turquie dont l’illégalité première vient du statut du foncier sur lequel il se place.

Son caractère illégal tient, dans la plupart des cas, à un deuxième critère, cette fois perceptible dans son apparence : celui de la non-conformité aux règlements de construction. Assemblage hâtif des matériaux trouvés, le gecekondu n’est pas formé dans la démarche classique d’un chantier formel et ne respecte donc ni les règles ni les techniques officielles de construction.

14

Le verbe « konmak » en turc est souvent utilisé pour parler des oiseaux migrateurs. Il exprime une légèreté et une volatilité dans l’acte et fait également référence à la culture nomade (konargöçerlik).

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de

15

substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 12. 15

La définition dans la loi de Gecekondu (Gecekondu Yasasi, la loi n° 775 de 1966), la première loi à utiliser le terme gecekondu et la plus citée, en est un exemple : 16

La description faite à partir de ces deux aspects privilégie la nature juridique de cet habitat, son informalité et son inadaptation aux normes. Elle en révèle les différences fondamentales avec ce qui est qualifié d’acceptable ou non dans la société : de part son altérité, le gecekondu fait alors son entrée dans la littérature et l’imaginaire collectif. La dualité formel/informel qui est déterminante dans cette définition courante, le cache derrière une image illusoire d’univocité et exclue les questions les plus importantes à poser pour révéler sa profondeur : qui le construit et pourquoi.

« Il s’agit des structures non autorisées, construites sur des terrains ou des parcelles qui n’appartiennent pas à ceux qui les construisent et sans le consentement du propriétaire, quelle que soit la législation et des dispositions générales régissant les travaux de zonage et de construction. »

Par ces deux questions, il est possible de découvrir que le gecekondu est en réalité le reflet spatial d’une disparité sociale. C’est « un moyen de répondre au besoin de logement des groupes à faible revenu, qui ne peuvent le faire dans les normes ou standards déterminés par la société. »17 Cette manière de le considérer par son constructeur/habitant, exprime qu’il s’avère d’abord comme une solution « obligatoire » d’urgence pour une population économiquement défavorisée. Le gecekondu signifie donc un habitat construit illégalement non pas par volonté, mais à cause des impossibilités socio-économiques d’une population l’empêchant d’utiliser les méthodes conventionnelles pour se loger.

Si cette population ne peut pas recourir aux méthodes légales pour user d’un de ses droits fondamentaux - le droit au logement - n’est-ce pas le système qui devrait être révisé ? De nouvelles solutions adaptées à leur situation ne pourraient-elles être créées ? En effet, le fait qu’une population importante de la société turque se trouve dans l’obligation de construire son habitat de manière illégale n’est pas seulement lié à un manque de moyens, mais aussi à l’insuffisance ou même à l’inexistence d’une réelle gestion du problème de logement de la part de l’État. Vue sous cet angle, la forme d’auto-construction derrière le mot gecekondu pourrait également être interprétée comme une réponse humble du peuple face à l’absence de politique du logement.

16

cité dans TEKELİ İlhan & GÜLÖKSÜZ Yiğit & OKYAY Tarık, Gecekondulu, Dolmuşlu, İşportalı Şehir, Éditions Cem Yayınevi, 1976, pages 227-228. Traduction de l’auteure.

Ibid., page 228. Traduction de l’auteure.

17

Le caractère social du gecekondu nous révèle que cet habitat ne se limite absolument pas à sa seule nature juridique. Il permet de découvrir une dimension complexe, met en évidence la nécessité de retracer son passé pour comprendre ses enjeux. Les diverses visions complémentaires sur le sujet ne peuvent être discutées qu’une fois avoir étudié les conditions de son apparition, analysé son processus de construction initial révélateur de ses divers caractères et enfin, examiné sa confrontation au temps qui résulte en une évolution multidimensionnelle.

Avant de plonger dans le passé du gecekondu, il convient d’ajouter que la complexité qui nous empêche d’en donner une définition exhaustive est accompagnée d’une difficulté supplémentaire : celle de son évolution au fil du temps, parallèlement à celle de la société turque. En résulte un changement du sens même du mot gecekondu et de ses enjeux. Dans un laps de temps d’environ 75 ans, il a pu être dévoyé et utilisé comme synonyme d’illégal, dévié en ‘apartkondu’ ou ’betonkondu’. Enfin, trop utilisé et très souvent mal utilisé, aujourd’hui, « le mot gecekondu n’évoque plus rien de précis. » Cette imprécision n’est pas que théorique, elle est aussi très souvent 18 présente sur le terrain. Ainsi, il est souvent difficile de qualifier un habitat de ‘gecekondu’ lorsqu’on pratique la ville.

Pour toutes ces raisons, les diverses définitions du gecekondu se construiront tout au long de cette partie. Elles se complèteront dans l’étude de cet univers chaotique, caché derrière l’apparente simplicité initiale du mot.

1.1.2 Effets de dynamismes externes et internes

Le gecekondu fait son apparition au vingtième siècle, à l’époque des divers bouleversements à l’échelle planétaire qui ont marqué l’histoire de l’humanité entière. Pendant que le monde ‘moderne’ se construit à une vitesse sans précédent, ce type d’habitat constitue l’arrière-plan de multiples processus de changement dans la société. Sa création est liée à un ensemble de facteurs externes étayés par des événements internes au pays, profondément influencés par son changement de régime politique.

Tout comme la pauvreté et les inégalités sociales, l’apparition de l’habitat informel en Turquie n’a pas de date précise. Bien que le mot gecekondu émerge dans le langage vers la fin des années 1940, il est possible de repérer avant cette appellation, la construction de ‘cabanes’ illégales dans les grandes villes. Tansı 19 Şenyapılı réunit des

18

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 8.

Les mots employés en turc pour décrire cette première forme du gecekondu sont : « kulübe »,

19

« baraka », « teneke ev ».

extraits de trois documents datés de 1933, témoignant de l’existence de ces dernières à Ankara ; tandis que Suad Derviş20 en fait le constat lors de ses enquêtes à Istanbul, publiées en mai 1935 . Ces premières constructions dispersées et habitées par les plus 21 démunis constituent les ancêtres du gecekondu, établies comme une solution courante au problème du logement dans les décennies à suivre.

Au moment de l’apparition de ces premières cabanes, dans les années 1930, la Turquie souffre des grandes blessures économiques de la guerre d’indépendance. L’effondrement de l’Empire Ottoman et la fondation de la République de Turquie en 1923 signifient non seulement la fin d’une monarchie autoritaire, mais aussi des révisions de plusieurs fonctionnements de la société par le passage à la démocratie. Les réformes kémalistes visant à rapprocher le pays du modèle civilisationnel occidental marquent la naissance d’une idéologie du modernisme au détriment du traditionalisme ottoman. Ainsi, comme dans d’autres domaines, cette nouvelle république choisit de suivre les tendances occidentales du développement économique pour soigner ses blessures.

Le mouvement d’industrialisation arrive avec un peu de retard en comparaison à l’occident et s’installe progressivement dans ce pays à majorité agricole, qui utilise toujours des anciennes méthodes ottomanes pour cultiver la terre. En 1929, la crise économique mondiale affecte la Turquie notamment dans le commerce extérieur et oriente les prises de décision vers un modèle d’industrialisation auto-suffisant . Mais 22 il ne faut pas longtemps pour que les effets d’un autre événement mondial marquent l’impossibilité de sa mise en application et le repousse vers le modèle de capitalisme mixte.

La Seconde Guerre Mondiale est souvent évoquée comme la raison externe principale de la naissance des gecekondu. En effet, même si la Turquie n’y a pratiquement pas participé, les conséquences socio-économiques de cette guerre ont profondément influencé le développement du pays tout en amplifiant celles de la crise précédente. Elles ont provoqué l’apparition des gecekondus par les changements qu’elles ont entraînés surtout dans le milieu rural, qui ont contribué à l’urbanisation non planifiée des grandes villes.

20

ŞENYAPILI Tansı, Baraka’dan Gecekonduya, Ankara’da Kentsel Mekanın Dönüşümü 1923-1960, Éditions İletişim, 2004, page 94.

DERVİŞ Suad, « İstanbul Halkı Nerede Otururlar ? », dossier publié dans le journal Cumhuriyet, mai-

21

juin 1935.

22

ŞENYAPILI Tansı, Baraka’dan Gecekonduya, Ankara’da Kentsel Mekanın Dönüşümü 1923-1960, Éditions İletişim, 2004, page 115.

Au début des années 1940 en Turquie, la majorité des investissements se fait dans l’industrie tandis que la production agricole ne cesse de diminuer. Effectivement, pour l’économie d’une république récente, il est impossible d'investir dans tous les domaines et de les améliorer systématiquement . La conjoncture économique causée 23 par la Seconde Guerre Mondiale accentue le déséquilibre entre ces deux secteurs. Ainsi, la vie dans le milieu rural devient de plus en plus difficile. L’affaiblissement de l’agriculture est également lié à des problèmes internes, notamment aux traces persistantes du système féodal24. Quelques tentatives de réforme agraire pour résoudre les injustices dans la répartition des terrains agricoles restent sur le papier. Enfin, la campagne représente la partie du pays qui obtient le moins de parts du revenu national. Cet état particulier du rural prend une nouvelle tournure en 1945 avec la fin de la guerre et l’élaboration du plan Marshall par les États-Unis.

Le programme de prêts américains a une grande portée pour un pays économiquement faible comme la Turquie. Afin d'accélérer l’exportation des produits agricoles en Europe d’après-guerre, le pourcentage le plus important de ces aides financières est consacré à la mécanisation de l’agriculture. Ce renouveau transforme non seulement la méthode et la vitesse de production, mais aussi la vie des travailleurs agricoles qui est dégradée de jour en jour. Leur main-d’oeuvre se voit progressivement remplacée par le travail mécanique des tracteurs. Le passage à l’agriculture industrielle prépare les circonstances pour un grand mouvement de migration interne auquel les grandes villes ne sont pas prêtes, surtout en termes de politiques du logement.

illustration de Turhan Selçuk publiée dans Human Rights, 1995, page 103

23 Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4, page 197.

24 Notamment un système de contrôle des terrains agricoles par un chef, appelé « ağalık sistemi » en turc. 19

En plus de la provocation de l’exode rural qui a directement impacté les gecekondus des grandes villes, le plan Marshall a des conséquences indirectes. Dans un schéma plus large, ces prêts engendrent l’installation progressive d’une influence américaine au sein du pays. Les principes adoptés dans les années 1930 pour un développement national indépendant sont remplacés au fur et à mesure par ceux d’un système dépendant de l’extérieur et favorisant le secteur privé. Nous verrons dans la deuxième partie que cette influence a déterminé le sort de la grande ville turque, et qu’il est possible de la constater aujourd’hui à travers les politiques d’urbanisme et les projets de transformation en cours.

Parmi les changements qu’a amené cette deuxième guerre mondiale, la migration interne surgit comme la raison principale de l’apparition des gecekondus. Mais en réalité, c’est surtout leur prolifération qui a été causée par l’arrivée d’une masse de population paysanne dans les grandes villes. Avec ce flux inattendu, les gecekondus déjà présents se sont multipliés en nombre et donc changé d’échelle.

Quant à l’apparition des ancêtres du gecekondu évoquée plus haut, - les cabanes -, deux raisons liées aux dynamismes internes du pays paraissent peu évoquées dans la plupart des textes académiques sur la notion. La première est la naissance d’une capitale, l’urbanisation de la ville d’Ankara. Nadir Nadi dans un article publié en 1949, explique que la migration vers la ville était présente avant la guerre mais pour d’autres causes : 25

L’absence de politique du logement pour les ouvriers donnait alors ses premiers fruits à Ankara.

Pendant la métamorphose de la petite ville anatolienne d’Ankara en capitale gouvernementale, la capitale historique et culturelle du pays, Istanbul, avait d’autres raisons de construire les premières cabanes illégales. Le deuxième phénomène repéré dans les journaux de l’époque concerne le prix des loyers. En 1932, une augmentation des taxes d’habitation a poussé les propriétaires à augmenter les loyers de leurs biens

« Alors que la nouvelle ville d'Ankara, dont le plan a été préparé par l'un des plus grands architectes du monde (Hermann Jansen), se construisait, une autre ville imprévue, primitive et sans précédent se développait d'ellemême. C'était un ensemble de cabanes que les ouvriers paysans émigrés à Ankara pour travailler dans la construction des nouveaux bâtiments de la ville, avaient installées pour s’abriter. »

25

ABALIOĞLU Nadi Nadir, « Benim tasnifim » article publié dans le journal Cumhuriyet le 26.10.1949, pages 1-3. Traduction de l’auteure.

immobiliers, qui étaient déjà assez élevés pour les familles d’ouvriers . Ne pouvant 26 plus régler les montants, ils ont fini par trouver un autre moyen de se loger. Une autre raison de construire des gecekondus était donc l’inaccessibilité des locations.

La naissance du gecekondu ne provient pas d’un seul facteur, mais d’un ensemble de dynamiques entrelacées, évocatrices d’un siècle mouvementé. Les tendances mondiales comme l’industrialisation, la mécanisation de l’agriculture et leur incarnation dans le contexte spécifique d’un pays, se trouvent au coeur de l’apparition de cet habitat informel. Elles préparent le terrain pour le changement d’activité d’une grande population paysanne qui se dirige par la suite vers les grandes villes et qui, pour y exister, crée des quartiers de gecekondus.

1.1.3 Démarche spontanée d’une auto-construction discrète

Les gecekondus de la première génération sont le résultat d’un processus distinct d’auto-constructions illégales, très vite répandues dans les grandes villes de la Turquie à partir de la deuxième moitié des années 40. Visible dans le mot même du ‘gecekondu’ comme nous l’avons déjà évoqué pour donner une première définition, il s’agit d'une démarche spécifique reflétant la nature architecturale et sociale d’un habitat naissant. Pendant longtemps dénigré, il est pourtant le fruit d’une culture, d’une façon particulière d’habiter la grande ville. C’est pourquoi il est important aujourd’hui de lui restituer de la considération en s’y intéressant de plus près.

Tout d’abord, il s’agit d’une démarche spontanée émergeant du génie inventif du peuple, d’une solution primitive au problème de logement qui n’est pas résolu par la voie institutionnelle. Mais plutôt qu’une envie consciente de manifester contre cette absence de solution légale, le gecekondu représente un moyen de survie, une manière de se protéger et d’éviter le froid du trottoir. En effet, l’absence de recherche de durabilité et la simplicité initiale de l’acte révèlent la précarité de la solution : l’installation d’un abri sur un terrain physiquement disponible mais très souvent dépourvu d’infrastructure, sans se contraindre à son appartenance juridique ni à ce que cette dernière pourrait entraîner à l’avenir pour cet habitat.

Conscients de l’illégalité de cette solution d’urgence, les constructeurs/ habitants des premiers gecekondus cherchent à être loin de l’attention des autorités publiques. Pour construire en discrétion, deux principes récurrents sont adoptés, concernant le moment de construction et l’accessibilité du terrain sur lequel le gecekondu sera installé. Afin de fuir la fréquentation habituelle de la ville en journée,

26

« Doğru değil mi ? Ev kiralarına bir had tayin edilemez mi? », article publié dans le journal Cumhuriyet le 02.07.1932, page 2.

ils décident de construire la nuit. Pendant le sommeil profond de la ville, les constructeurs de gecekondus restent éveillés pour passer à l’action. Quant à l’accessibilité du terrain, il est possible de constater que la plupart de ces habitats informels sont posés sur des terrains géographiquement difficiles d’accès, souvent séparés du reste de la ville par une topographie accidentée. Beaucoup de quartiers de gecekondus prennent d’ailleurs leur nom de leur installation sur des collines. Exprimé par le mot tepe qui signifie colline, les quartiers de Kustepe et Gültepe à Istanbul en sont des exemples notoires. Dans le choix du terrain, une deuxième stratégie cette fois pour des questions pratiques du quotidien, aide à atteindre la discrétion souhaitée. Ceux qui se trouvent dans l’obligation de construire des gecekondus étant majoritairement des familles d’ouvriers, ces derniers choisissent de s’installer près de leur lieu de travail, des usines. En effet, le fait d’être loin du centre-ville retarde l’intervention des autorités et mène, avec un peu de chance, à l’oubli.

La première action nocturne s’apparente à la construction de la fondation d’un bâtiment formel. Elle constitue la première étape d’une construction dont le procédé est simple : il faut réussir à mettre quatre poteaux et surtout un toit en un temps très restreint. Ainsi débutera la construction incrémentale d’un lieu habité, qui évoluera donc au fur et à mesure des conditions, des besoins, qui sera potentiellement démoli puis reconstruit et qui de ce fait, ne sera peut-être jamais vraiment terminé.

Plus faciles à trouver et à manipuler, les premiers gecekondus sont en général des constructions légères faites par l’assemblage de matériaux de récupération, tels que des caisses d’emballage, du carton, des bouts de bois et de métal. Souvent sans revêtement au sol, elles sont composées d’une ou de deux pièces en un seul étage, et sont donc exiguës pour les familles nombreuses qui les habitent. La rapidité de la construction, l’absence d’équipement technique et notamment d’infrastructures de base comme l’eau et l’électricité, entraînent un manque de soin inéluctable. Le gecekondu initial est alors directement identifié à un habitat primitif et insalubre, à un taudis invivable. Cependant, une certaine diversité tant dans la forme des gecekondus que dans leur salubrité est repérée dans les articles de journaux publiés dans les années 40, en addition aux caractéristiques itératives citées. Il est possible de repérer des gecekondus en maçonnerie avec des tuiles parfaites, ou encore des gecekondus légers (construits en matériaux de récupération) mais loin d’être insalubres, comme celui de Kani Arman27. Il serait donc faux d’affirmer que les gecekondus sont tous identiques. La construction de cet habitat est un phénomène pluriel et complexe qui dépend de plusieurs facteurs : le constructeur, la situation économique dans laquelle il s’inscrit, les matériaux et le savoir-faire utilisé.

‘« 'Gecekondu'' evleri de karaborsaya düş27 tü! », article publié dans le journal Cumhuriyet le 22.07.1947. 22

En ce qui concerne le caractère social de la démarche initiale, il y a un aspect collaboratif et solidaire dans la construction du gecekondu parce qu’il est le fruit d’un travail collectif. En fait, cette première étape est réalisée grâce à l’entraide et à la force d’un groupe. Souvent en une nuit plusieurs gecekondus sont construits sur un terrain repéré à l’avance par des connaissances. Une opération planifiée et communiquée, le regroupement de ces installations marque le début de la création des quartiers de gecekondu. Les histoires racontées par ceux qui ont eu l’expérience de cette autoconstruction soulignent la participation des personnes de leur entourage, de leurs collègues, de tous les membres de la famille dont les enfants, à la construction. Enfin, cette action collective met en évidence que le gecekondu n’est ni le problème ni la solution d’une seule personne, il concerne le groupe d’un même milieu socioéconomique partageant le même problème de logement et d’intégration au milieu urbain . 28

À la vue de ces descriptions, on peut affirmer que le gecekondu établit une rupture avec toute démarche classique - ou formelle - de construction. Les gecekondus ne sont pas issus d’un processus de construction accompli par des professionnels, divisé en étapes précises étalées dans le temps, réalisé avec la lumière du jour sur des terrains fournis d’une certaine infrastructure de base, s’accordant à un ensemble de normes et de réglementations prédéfinies de construction. Au contraire, ils s’inscrivent dans une logique de perpétuel changement puisqu’ils sont soumis à de multiples aléas extérieurs. Leur construction n’est jamais achevée, elle évolue au gré des vies qui les habitent. Ainsi apparaissent les premières traces de l’évolutivité du gecekondu architectural. Enfin, c’est un processus de construction qui répond à une réalité économique et à un besoin de se loger dans l’urgence à moindre coût. Il permet de bénéficier de la propre main-d’oeuvre des habitants et de minimiser les dépenses d'investissement initiales.29

Cette configuration de la méthode de construction du gecekondu devient très vite courante, en vue de l’augmentation de la population touchée par le problème de logement. Au fil du temps, elle s’accélère et devient systématique, et les matériaux utilisés se diversifient en fonction du développement industriel. La démarche, les groupes concernés, la forme architecturale, tout se transforme en réaction à l’attitude de l’État envers la présence de ces habitats informels.

TEKELİ28 İlhan & GÜLÖKSÜZ Yiğit & OKYAY Tarık, Gecekondulu, Dolmuşlu, İşportalı Şehir, Éditions Cem Yayınevi, 1976, page 229.

Ibid., 29 pages 229-230.

Histoire tirée d’un dossier du journal Cumhuriyet

publié le 20.07.1947

pages 1,4

1.2.1 L’habitat des intrus de la ville

Le gecekondu, cet habitat informel dont nous avons évoqué l’apparition ne reste pas figé. Au fil du temps, il subit une grande évolution multidimensionnelle. Les premières difficultés de définition et la complexité actuelle de la notion sont fortement liées à la confrontation au temps de cet habitat. Le premier grand facteur dans cette évolution est la popularisation du processus d’auto-construction illégale et la propagation des gecekondus dans les grandes villes. L’histoire témoigne d’une urbanisation extrêmement rapide en Turquie dans la deuxième moitié du 20e siècle. Les statistiques démontrent que l’augmentation exponentielle de la population urbaine au fil du temps est suivie de celle du nombre de gecekondus à l’échelle du pays : environ 25 - 30 000 en 1948, nous en comptons 700 000 en 1973 et arrivé au 21e siècle, 2 millions de gecekondus font le paysage urbain . (La part des habitants de 30 gecekondus dans la population urbaine qui est de 14,7% en 1955, monte à 27% en 2002 .) 31

Comme le montrent ces chiffres, le gecekondu est loin de rester une solution temporaire au problème du logement. Très rapidement, il devient une réalité notoire plus vraiment discrète. Les quartiers de gecekondus font partie intégrante des grandes villes, et deviennent même dominants à Ankara et à Istanbul . Plus ou moins intense 32 selon les périodes, un grand mouvement de migration interne joue un rôle majeur dans cette propagation.

À la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la situation socio-économique défavorisant la population rurale causée par les dynamismes que nous avons relevés auparavant, provoque un aflux important vers le milieu urbain. Une grande majorité des migrants est composée d’ouvriers agricoles qui ne peuvent plus résister aux pressions économiques dans les villages et les villes de l'Est et du Sud-Est de l'Anatolie, de même dans les zones rurales des régions de l'Anatolie centrale et de la mer Noire33. Désespérés, ils se trouvent contraints de partir vers les villes industrielles développées de l’Ouest, dans l’espoir d’y trouver du travail.

statistiques tirées des articles de journaux : « 30 bin kondudan 2 milyon konduya » publié dans le 30 journal Radikal le 06.11.2000 et « Gecekondu Sayısı 700 bin » publié dans le journal Tercüman le 12. 01.1973.

TERCAN Binali, « İmar Affı : 1948’den Bugüne İmar Afları » dans Mimarlık, n°403, septembre-

31

octobre 2018, page 20.

En 1994, 65% de la population d’Istanbul habite en gecekondu. (source : « Yılda 500 bin kişi geliyor

32 nüfusun yüzde 65’ı gecekonduda yaşıyor : Göç İstanbul’un kaderi oldu », article publié dans le journal Cumhuriyet le 01.01.1994, page 18.)

ÇAKIR Sabri, « Türkiye’de Göç, Kentleşme/Gecekondu Sorunu ve Üretilen Politikalar » dans SDU

33

Faculty of Arts and Sciences, Journal of Social Sciences, n°23, mai 2011, page 214. 29

Dans ce contexte migratoire agité, en plus de l’opposition rural/urbain existante depuis des siècles à différentes échelles (densité, activité économique, pratiques sociales), on remarque l’installation d’un imaginaire de la ville. Le discours dominant des articles de journaux des années 1960, période où la migration commence à montrer ses effets néfastes, soutient deux principales idées. Tout d’abord, les migrants associent eux-mêmes le monde rural à la misère économique malgré un fort attachement à leur memleket, leur région d’origine. À l’inverse, la grande ville jouit d'une image fantasmée et porteuse d’espoir. Cet univers inconnu représente pour les paysans une porte qui s’ouvre à la possibilité de changer leur situation et leur sentiment d’insatisfaction. Un symbole de richesse, de facilité et d’accès aux services, la ville est en quelques sortes le mirage d’une nouvelle vie. Dans un dossier particulièrement marquant réalisé par Yaşar Kemal, cette perception est exprimée à travers diverses histoires et expériences personnelles , composées d’enquêtes dans des quartiers de 34 gecekondus et d’entretiens avec leurs habitants néo-urbains. Il montre ainsi la variété des raisons et des résultats de ce départ , les difficultés de s’y accrocher tant pour le 35 logement et le travail que pour le choc culturel. Enfin, il retranscrit une quête d’adaptation à un nouveau monde dont la réalité est différente de son image idéalisée.

Force est de constater qu’il existe matériellement une incapacité de ces grandes villes à accueillir une telle masse de population. Tout d’abord, il n’existe aucune infrastructure permettant d’absorber un tel flux de migrants. En outre, le problème de logement dû à l’inaccessibilité des prix touche surtout la classe ouvrière. Ces deux facteurs entraînent nécessairement la multiplication des gecekondus. Dans les circonstances d’une migration imprévue et impossible à contrôler, la méthode nocturne d’auto-construction s’avère un moyen adapté à la situation de la plupart des migrants. Elle leur permet de construire un premier habitat dans le milieu urbain. Les gecekondus commencent à pousser comme des champignons dans le périmètre des grandes villes . 36

Par la transmission du bouche-à-oreille, cet habitat informel devient une étape incontournable pour le passage du rural à l’urbain. Comme de nombreux récits le décrivent, les nouveaux habitants de gecekondu amènent progressivement leur famille et leur connaissances du village, qui à leur tour construisent le même type d’habitat pour démarrer leur nouvelle vie37. Ainsi s’élargissent les quartiers de gecekondus

KEMAL Yaş34 ar, « Neden geliyorlar ? », dossier publié dans le journal Cumhuriyet du 14.02.1960 au 22.04.1960.

Dans les textes en turc, pour parler de cette migration, c’est le mot « gurbet » qui est très souvent utilisé. 35 Il signifie l’éloignement du village d’origine avec une certaine mélancolie.

C’est une expression très récurrente dans les journaux, en turc : « 36 mantar gibi biten gecekondular ».

Souvent, une personne de la famille, la plus apte à trouver du travail dans le milieu urbain quitte le 37 village en premier. Elle débute une nouvelle vie dans la grande ville et y amène progressivement sa famille.

constitués souvent du regroupement des communautés villageoises. Des voisins du village deviennent des voisins du quartier, ils parcourent cette « étape » dans une solidarité continue.

Dans les mégalopoles comme Istanbul, cet exode engendre une forte croissance démographique et apporte à l’industrie une main-d’oeuvre non qualifiée et peu chère. L’État profite en quelque sorte de cette main-d’oeuvre pour l’industrie, et tolère la construction des gecekondus. Mais dans le contexte d’une économie dépendante d’un pays en cours de développement, un décalage empêche de bénéficier de la totalité de cette main-d’œuvre. La structure de l'industrie basée sur une technologie importée ne peut fournir suffisamment d’emplois à ces ouvriers potentiels38. Ainsi, le chômage caché du rural se transforme en chômage ouvert de l’urbain. Une population marginale semi-salariée et semi-chômeuse se crée. On peut en voir l’exemple à travers les vendeurs ambulants que l’on observe toujours dans toutes les grandes villes en Turquie.

La migration est une réalité constante de la Turquie, peut-être celle qui est la plus remarquable et déterminante à toutes les échelles de la société. C’est un phénomène de tous les temps, à l’image des transformations qu’elle entraîne sur le mode de l’habitat urbain. Bien que nous ayons surtout relevé l’importance de l’exode rural commençant au milieu du siècle dernier, d’autres flux prennent part à la multiplication des gecekondus. La population élevée des métropoles d’aujourd’hui est principalement liée aux migrations internes et externes, aux causes économiques ou politiques (la migration politique comme l’exode forcé depuis l’Anatolie de l’Est). Il est nécessaire de ne pas tomber dans une vision méprisante et citadine (que nous allons aborder dans la troisième sous-partie), une vision qui établit une assimilation directe entre les migrants et les gecekondus. Toutefois, nous pouvons affirmer que, de par l’importance de la migration dans la propagation des gecekondus et leur évolution, ils en sont devenus le symbole, la première cause de stigmatisation. À travers l’attitude des autorités et les politiques publiques appliquées à ces habitats informels, nous allons voir combien l’absence de contrôle de ces migrations a été déterminante dans le développement urbain des gecekondus.

TEKELİ38 İlhan & GÜLÖKSÜZ Yiğit & OKYAY Tarık, Gecekondulu, Dolmuşlu, İşportalı Şehir, Éditions Cem Yayınevi, 1976, page 243.

Histoire tirée d’un dossier du journal Cumhuriyet

publié le 20.02.1960

Une enquête de Yaşar Kemal

pages 1,3

1.2.2 Les politiques du gecekondu et le gecekondu politique

Les politiques du gecekondu, ou au sens plus large, les interventions formelles des autorités publiques sur ces habitats informels, sont déterminantes dans leur évolution. Elles influencent notamment leur situation de précarité et renforcent leur ancrage dans les grandes villes. C’est encore aujourd'hui un sujet toujours controversé en Turquie, puisque le gecekondu constitue le principal « procès » du logement . En 39 effet, depuis son apparition, l’État a pour objectif, en théorie de le supprimer du paysage urbain définitivement. Mais en pratique, ses diverses applications contradictoires ne mènent qu’à une situation qui s’empire graduellement.

La notion du gecekondu est marquée par la multiplicité d’études sur les politiques du logement. Dans le but de dénouer sa complexité, elles sont issues d’analyses comparatives de lois, de décisions et d’activités de divers gouvernements. Sans avoir une même volonté de renter dans le détail, nous allons chercher à comprendre ces interventions formelles qui ont participé à la multiplication massive du gecekondu dans le paysage urbain, en plus de sa construction sociale en le faisant évoluer de manière à devenir un phénomène intrinsèquement politique.

Une majorité d’urbanistes exprime une insatisfaction liée aux « erreurs » répétitives de l’État lorsqu’il s’agit du sujet de gecekondu et de politiques du logement. En effet, durant des décennies, ses divers compromis économiques et politiques irréversibles l’empêchent d’appliquer une politique de logement stable dans les grandes villes qui pourrait proposer une alternative à l’habitat informel. Derrière ces compromis se trouve majoritairement un mélange d’intérêts politiques - qui ne sont que le reflet d’un système corrompu - et d’impossibilités économiques d’un pays en retard d’industrialisation.40

Pour les autorités, le gecekondu existe d’abord par sa définition juridique. Le phénomène est à double tranchant à ce niveau : d’un côté, par l’acte de construire sur un terrain non-possédé, les auto-constructeurs violent le droit à la propriété41. De l’autre, ils représentent un groupe qui se trouve dans l’obligation de construire de manière illégale pour accéder à un de ses droits fondamentaux : le droit au logement. Ce paradoxe est à la naissance de la position incertaine des autorités.

« 39 Mesken davası » en turc, expression récurrente des articles de journaux.

Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4, page 197.40

« Les gecekondus sont en général posés sur des terrains appartenant au domaine public (hazine ou 41 maliye), ou au domaine privé (fondation pieuse) en bien de main morte. » Source : PÉROUSE JeanFrançois, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 13. 36

Une intervention de la part de l’État se veut nécessaire lorsqu’il s’agit d’habitats illégaux. Les premières intentions des pouvoirs publics sont de ne pas détruire ces habitats tant qu’une solution n’est pas proposée à la population touchée. Néanmoins, dans l’ensemble des discours politiques concernant le gecekondu, on remarque une imprécision lorsqu’on essaye de comprendre de quelles « solutions » ou « résolutions du problème » il est question. De la résolution des problèmes à la base de l’apparition du gecekondu (la situation pénible de la campagne et le changement de secteur de la classe ouvrière, l’exode rural qui en résulte, ou un problème encore plus profond, les inégalités socio-économiques…) ou de sa simple existence indésirable dans les grandes villes ? Malheureusement, les prises de position récurrentes au cours de l’histoire nous montrent que l’État ne descend jamais à la racine du problème. Les diverses politiques appliquées s’inscrivent dans une logique de « croire qu’en dissimulant les résultats, qu’en les supprimant, les raisons ou les processus de base peuvent également être masqués. » . 42 De ce fait, pour les gecekondus, deux opérations opposées de court terme sont menées, en alternance, pour résoudre ces problèmes d’illégalité première (juridique) soit la démolition ou à contrario la légalisation.

Au repérage d’une construction illégale, la démolition s’avère la première intervention la plus directe à réaliser. Dès les années 40 les gecekondus commencent à se multiplier considérablement. Les municipalités les démolissent et les conflits commencent à prendre place dans les pages de journaux. Mais ne représentant pas une solution durable, elle ne reste pas la seule procédure concernant les gecekondus : les conséquences que la démolition peut entraîner sont reconnues, comme cette intervention ne signifie pas seulement la destruction d’une construction, mais surtout d’un habitat humain.

À cet égard, la première loi sortie en 1948, - ne concernant uniquement que les gecekondus de la ville d’Ankara - constitue d’après Jean-François Pérouse, « un des textes fondateurs de la posture des pouvoirs publics vis-à-vis du phénomène des gecekondus » . Ce premier texte formel a pour but de « 43 permettre aux revenus limités de sortir de la précarité et de l'illégalité dans lesquelles les familles se trouvent, en les faisant accéder à la propriété, avec, pour contrepartie, l'obligation d'améliorer leur habitat. »44. Il explique qu’au début, on ne cherche pas à détruire toutes les

TEKELİ42 İlhan, GÜLÖKSÜZ Yiğit, OKYAY Tarık, Gecekondulu, Dolmuşlu, İşportalı Şehir, Éditions Cem Yayınevi, 1976, page 228. Traduction de l’auteure.

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de

43

substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 14.

44 Ibid.

constructions illégales, mais à tolérer certaines, en les légalisant. 45 C’est ainsi la naissance d’une attitude constante dans le cadre législatif du gecekondu. En effet, la légalisation inclut les gecekondus construits avant une date précise, celle de l’adoption de la loi, et exclut celles apparues par la suite qui elles, seront immédiatement détruites.

La première solution proposée à la population du gecekondu est donc la légalisation de leur habitat avec des lois d’amnisties. « L’amnistie (imar affı) ne découle pas d'une obligation légale, mais d'une norme morale ou d'une question de « bien social » . L’existence d’une telle posture tolérante révèle que le gecekondu est 46 initialement vu comme un problème non durable, un habitat d’urgence temporaire dont il suffit d’éviter la multiplication. Avec le temps, on voit que cette solution est loin de limiter la construction des gecekondus. Mais malgré la propagation extrême de ces habitats dans les grandes villes et quelques révisions qu’amènent les lois qui suivent cette première de 1948, elles adoptent le même principe de légalisation, avec, à chaque fois, l’élaboration de nouvelles dates limites.

Nous pouvons nous demander en quoi résulte ce principe récurrent de légalisation. En étant à l’opposé de la démolition, au premier regard il pourrait être interprété comme une politique constructive : il permet de profiter de ce qui est déjà fait au lieu de le démolir, prépare le terrain pour l’amélioration des habitats, le développement des quartiers avec l’arrivée d’une infrastructure (l’eau, l’électricité). Mais dans le long terme, ces conséquences dépassent ces prédictions positives. On peut en citer les plus essentielles.

illustration publiée dans le journal Cumhuriyet, le 24.11.1965, artiste inconnu

Cette légalisation consiste à l’achat des terrains par l’État et à leur vente à des prix accessibles à leur 45 occupant. La plupart des gecekondus sont installés sur des terrains appartenant au trésor national (hazine) ou de la fondation pieuse (evkaf). Source : Ibid.

TERCAN Binali, « İmar Affı : 1948’den Bugüne İmar Afları » dans Mimarlık, n°403, septembre-

46

octobre 2018, page 20. Traduction de l’auteure.

Premièrement, l’optimisme de la légalisation incite la population à en construire de manière complètement incontrôlée : les migrants d’Anatolie qui se trouvent sans alternative choisissent d’auto-construire un habitat illégal dans l’espoir de pouvoir l’améliorer un jour et d’avoir une sécurité économique à travers un titre de propriété. En outre, avec l’augmentation de la population des gecekondus et la création des quartiers, surgit un fort potentiel politique. Dès les années 50, les prises de décision commencent à s’orienter en fonction des intérêts de gouverneurs, si bien que les pouvoirs publics utilisent la légalisation des gecekondus comme une promesse préélectorale. Dans les journaux, on remarque qu’avant chaque élection, les maires rendent visite dans les quartiers, afin de donner des promesses de légalisation et d’élaboration d’infrastructures manquantes (eau, électricité etc), à condition d’être (ré)élus. Les dates de sortie des amnisties qui tombent au moment des élections, ainsi que l’émergence des expressions comme ‘seçim tapusu’ (titre de propriété électoral)’ et ‘seçimkondu’ dans les articles de journaux témoignent de cette forte relation entre le 47 potentiel politique de ces habitats et le principe de la légalisation.

illustration publiée dans le journal Cumhuriyet, le 16.03.1994, artiste inconnu

Le mot «47 seçim » signifie « éléction » en turc.

Un autre problème fondamental qu’engendrent ces amnisties, c’est qu’elles encouragent non seulement ceux qui se trouvent sans alternative de logement, mais également les personnes faisant partie d’une classe socio-économique supérieure, à construire de manière illégale. La source économique derrière une éventuelle légalisation crée un groupe social dominant qui cherche à faire du profit en exploitation les amnisties. Les textes s’intéressant surtout à la nature juridique du gecekondu, des constructions illégales ((kaçak yapı) qui n’ont pas du tout le même contexte socioéconomique que ces habitats populaires, profitent de la légalisation et émergent dans le milieu urbain. Cela engendre à la fois une forte confusion dans la définition du gecekondu en la réduisant à sa seule dimension juridique et une situation qui décrédibilise ses habitants, les véritables victimes du manque de politique du logement. Ainsi, cette exploitation économique va très loin : jusqu’à la prise de contrôle des terrains non-encore investis par les mafieux (gecekondu ağaları), qui montent des stratégies de division de terrains en parcelles pour les vendre à la population défavorisée (parfois avec des gecekondus déjà construits) dans une illégalité totale. Ainsi, le gecekondu devient un objet commercial. En outre, comme le montre à travers un regard critique le film Gülen Adam sorti en 1989, on voit que des amnisties sont appliquées surtout aux villas construites sans permis par une classe riche proche du gouvernement, tandis que les gecekondus construits par obligation et habités par les plus pauvres se trouvent menacés par les bulldozers.

Ces exemples montrent que la légalisation subit de multiples dévoiements au fil du temps. Elle devient progressivement un « crime de la ville », une politique de pillage, premier provocateur de l’urbanisation incontrôlable et non-planifiée en Turquie . Elle représente un moyen de manipuler l’espoir d’une communauté 48 fragilisée, tandis que la démolition est utilisée comme une menace. Effectivement, les (fausses)-promesses pré-électorales de légalisation sont pour la plupart du temps suivies par des décisions de démolitions post-électorales. Celles-ci causent des scènes de conflits entre les habitants de gecekondus et la police, un drame constant relayé par les journaux.

La démolition est un acte brutal : elle entraîne un retour à la case de départ pour les habitants, signifie la destruction de tous leurs efforts et leur temps passé à créer leur habitat. Face aux décisions de démolitions injustes et aux bulldozers, les habitants de gecekondu résistent. Leur résistance prend la forme de manifestations organisées par les associations de quartiers ou de conflits physiques violents avec les policiers. En plus de la violence qu’elle engendre, la démolition demeure une opération inefficace. Elle n’arrête ni le processus de construction d’un gecekondu ni celui du développement des quartiers. Les gecekondus qui perdent le combat sont reconstruits à partir de leur débris, et cela en général plusieurs fois de suite.

Le mot que nous retrouvons pour « 48 pillage » dans les journaux en turc est « yağma ». 40

collage de l’auteure, coupures de journaux des années 70-80-90, archive du MAD, 2021

Que ce soit par la légalisation ou la démolition, les habitants de gecekondus socio-économiquement défavorisés subissent une répression constante par les pouvoirs publics. Dans la Turquie des années 1970, un pays tourmenté par des conflits quotidiens entre la gauche et la droite, on voit s’amplifier la résistance des quartiers informels contre la démolition. Le gecekondu devient le symbole d’une révolte, notamment pour les organisations de gauche qui identifient ces habitats réprimés à l’incarnation des inégalités sociales. Elles rejoignent leur lutte, les conflits avec la police deviennent de plus en plus intenses, jusqu’à provoquer des morts dans certains quartiers. L’incident d’Ümraniye de 1977, la mort de 5 personnes lors d’une opération de démolition dans le quartier connu par la suite sous le nom de 1 Mayıs (1er Mai)49 est le résultat d’une action policière démesurée, un des événements qui ont marqué une mémoire de lutte dans les quartiers de gecekondus. La résistance est une réponse des habitants à leur exploitation incessante par les politiques incohérentes sur leur habitat. Enfin, la lutte marque une identité politique souvent présente dans les quartiers.

Une affiche murale révolutionnaire, Place Taksim, Istanbul, 1978

photo de Paul Vasseyre, dans « Istanbul, seuil de la félicité », Éditions Djahânnâma, 2011, page 85

« Nous ne voulions ni palais ni immeubles de bureaux mais seulement un gecekondu ; nous avons donné (...) de morts et des blessés par centaines.»

« Nous sommes le peuple, nous renaîtrons.»

49

Ümraniye Olayı en turc, l’incident survenu le 02.09.1977. Source : « Ümraniye Olayı », article publié dans le journal Cumhuriyet, le 05.09.1977, pages 1,5. 42

Bien que la légalisation et la démolition constituent la base des politiques récurrentes, d’autres mesures ont été adoptées - du moins sur le papier - jusqu’aux politiques actuelles. La loi n°775, sortie en 1966, met en place trois objectifs pour la résolution du problème de gecekondu : l’amélioration, l’élimination et la prévention (ıslah, tasfiye, önleme) . Les deux premiers principes se font de manière générale par 50 les deux opérations que l’on a précédemment citées, la légalisation et la démolition. Mais lorsqu’il s’agit de la prévention, on voit que ces deux derniers restent inefficaces. En fait, la prévention du gecekondu pourrait être considérée à court terme ou à long terme. Concernant les préventions à court terme, la construction de logements sociaux abordables à ces habitats informels pourrait être l’exemple le plus courant, un modèle Européen. En Turquie, jusqu’à la création de TOKI51, on voit se construire quelques logements sociaux comme alternative à ces habitats, mais comparé au besoin de logement, leur nombre demeure insuffisant. Une autre mesure prise pour la prévention à court terme est la création des Zones de Prévention de Gecekondu (Gecekondu Önleme Bölgeleri en turc). Elles naissent d’une volonté de contrôler l’urbanisation des terrains vagues des grandes villes menacés par une éventuelle propagation de gecekondus. Mais de par l’inexistence d’un système de cadastre et de planification urbaine durable, ces zones n’arrêtent pas la propagation de gecekondus. En effet, une réelle prévention à long terme nécessitant de repartir à la racine de l’apparition du gecekondu, de considérer l’ensemble des phénomènes et déséquilibres du pays (notamment l’exode rural), n’a jamais pu avoir lieu.

Les lois adoptées dans la deuxième moitié du vingtième siècle n’empêchent aucunement la construction de gecekondus, au contraire, elles l'encouragent. C’est dans les années 1980 que l’on témoigne d’un encouragement réel à construire de manière illégale. En fait, cette décennie constitue un tournant en Turquie car avec l’arrivée du gouvernement de Turgut Özal au pouvoir, les politiques néolibérales commencent à être adoptées . Avec le changement de système que celles-ci provoquent, les intérêts 52 économiques sur les gecekondus passent devant les intérêts politiques. Autrement dit, c’est à partir du début de cette décennie que les amnisties ont été systématisées. Entre 53 les années 1984-1988, on compte six lois d'amnisties parmi les quatorze qui sont

TERCAN Binali, « 50 İmar Affı : 1948’den Bugüne İmar Afları » dans Mimarlık, n°403, septembreoctobre 2018, page 22.

TOKI : L'Administration du développement du logement social, couramment TOKI de l'acronyme turc

51 Toplu Konut İdaresi Başkanlığı est une entreprise publique du gouvernement de la République de Turquie chargée de la construction de logements sociaux afin de lutter contre la crise du logement, la prolifération de gecekondus et devenir acteur du renouvellement urbain en Turquie.

T. Özal, le 8ème président de la République Turque (cumhurbaşkanı) est souvent appelé « l’architecte de

52

l’économie turque ».

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de

53

substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 10. 43

sorties entre 1948-198854. Les gecekondus se voient alors commercialisés, « entraînés dans le système à partir de leur valeur d'échange, et les habitants sont tentés de devenir les défenseurs de ce système. »55 Parmi de nombreuses nouveautés amenées par ces amnisties, nous voyons encore aujourd’hui l’effet d’une procédure installée avec la loi n° 2981 sortie en 1984 : la distribution des documents d’attribution de titre de propriété (tapu tahsis belgesi) . Ce document est une sorte de facture donnée aux 56 habitants qui font une demande de légalisation de leur habitat contre une certaine somme à payer. Il constitue un document provisoire préparé par les bureaux privés, en attendant que les relevés nécessaires à l’enregistrement ainsi que les plans d’amélioration (imar ıslah planları) se dessinent. En fait, il crée un statut incertain entre illégal et légal, une situation d’entre deux. À la suite de cette procédure, le gecekondu devient un investissement pour aller dans les grandes villes, un moyen de faire de la ‘rente’.

Les interventions de l’État et des pouvoirs locaux sur le gecekondu participent non seulement à la multiplication et à l’évolution de cet habitat mais aussi à la complexité de son caractère social. Cela tant avec le cadre législatif qui n’existe que sur le papier qu’avec les politiques qui depuis leur apparition exploitent perpétuellement les habitants des gecekondus. « Une classe de pauvre urbain dépendant de la politique est créée »57. Cette classe apporte jusqu’à nos jours une mémoire de résistance, de vécus, son espoir étant coincé entre « un risque incessant de démolition et un éventuel titre de propriété »58. Elle essaye de défendre son habitat et de subsister. Enfin, avec un peu de recul, on pourrait affirmer que ces politiques ne font qu’essayer de résoudre un grand problème de société par petits bouts, par les interventions physiques. Mais la face cachée de l’iceberg demeure (la dimension sociale et économique des gecekondus).

AKSÜMER Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüş54 üm », dans le magazine GABB, septembre 2012, page 3.

55 Ibid. Traduction de l’auteure.

TERCAN Binali, « 56 İmar Affı : 1948’den Bugüne İmar Afları » dans Mimarlık, n°403, septembreoctobre 2018, page 22.

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans 57 MAD (Mekanda Adalet Derneği - Center for Spatial Justice), Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekanı Mimari, 2018, pages 19. Traduction de l’auteure.

Le titre traduit d’un article publié dans le journal 58 Milliyet le 23.10.1986, « Tapu ile yıkım arasına sıkışan umut », page 11. Traduction de l’auteure.

1.2.3 Le gecekondu, une architecture mutée ?

Les migrations internes et les politiques contradictoires que l’on vient d’aborder sont les deux grands facteurs de multiplication des gecekondus dans les grandes villes turques. En effet, cette multiplication est accompagnée d’une évolution constante de ces habitats. En parallèle aux divers phénomènes liés au contexte politique, économique ou social de l’époque en question, un gecekondu peut changer de statut juridique (être légalisé ou se trouver bloqué dans un entre-deux avec les titres de propriété provisoires), être habité par différents groupes sociaux, ou peut se voir commercialisé et perdre sa démarche initiale d’auto-construction. Ces changements troublent fortement le gecekondu initial et ses caractéristiques. Ainsi, qu’est-ce que l’architecture de cet habitat devient avec le temps ? Le gecekondu reste-t-il un abri extrêmement précaire fait de quatre poteaux et d’un toit comme à son apparition ? D’un côté, avec l’augmentation du nombre des habitats informels, des quartiers de gecekondus se créent progressivement. Cela amène un développement dans la forme architecturale du gecekondu et le mode de vie qu’elle permet. De l’autre côté, les gecekondus subissent une mutation importante dans les années 1980. Dans le contexte d’une commercialisation générale des gecekondus au cours de cette décennie, les quartiers de gecekondus se verticalisent et se transforment en immeubles. Compte tenu de ces changements, quelle représentation architecturale avons-nous de ce type d’habitat situé ? Comment ces diverses transformations influencent-elles la perception commune du gecekondu architectural ?

Tout d’abord, comme nous l’avons déjà évoqué dans le chapitre consacré à la démarche initiale de construction, un gecekondu ne se construit pas tout seul. Souvent, plusieurs gecekondus se construisent ensemble et la construction se fait de manière collective. Avec l’arrivée progressive des migrants en ville et donc le rajout d’habitats informels en un endroit spécifique, les regroupements de gecekondus se densifient et constituent au fur et à mesure des quartiers de gecekondus (gecekondu mahalleleri). Encore grâce à la force collective des habitants, ces derniers trouvent le moyen de se développer, notamment avec l’installation des infrastructures.

Si les gecekondus sont installés en dehors de la ville sur des terrains dépourvus d’infrastructures techniques et sociales, cette situation ne reste pas éternelle. « Dans les années 1960, le moment où les regroupements de gecekondus se transforment progressivement en quartiers, les habitants commencent à définir leurs problèmes communs et décident d'agir ensemble pour les résoudre. Les habitants de ces quartiers, dont la majorité acquièrent le statut de muhtarlık59, commencent à communiquer leurs besoins primaires aux autorités, telles que des écoles, des routes et des centres de

muhtarlık : en Turquie, équivalent d’une mairie mais à l’échelle d’un quartier. (muhtar : maire de 59 quartier)

des centres de soins. Lorsque leurs demandes n’ont pas de réponse à la hauteur de leurs exigences, ils travaillent ensemble pour apporter des équipements dans leurs quartiers avec leurs propres efforts. »60 Ce ne sont donc pas seulement les autorités qui participent à l’arrivée des infrastructures. Des associations habitantes sont créées justement pour transmettre des demandes aux responsables locaux. Tahire Erman 61 explique l’importance de la solidarité habitante concernant surtout la main-d’oeuvre nécessaire à l’installation de ces infrastructures : « Les municipalités contribuent à la rénovation de quartiers entiers de gecekondus, principalement en fournissant l’équipement nécessaire à la construction d’infrastructures, tandis que les résidents apportent bénévolement la main-d’œuvre pour construire collectivement des routes, creuser des tranchées pour les conduites d’eau et installer des poteaux électriques. » 62 À l’instar de la construction d’un gecekondu, l’établissement d'un quartier est également un travail collectif.

Malgré les efforts de ces habitants et leur forte motivation pour s’accrocher au milieu urbain, l’arrivée des infrastructures prend du temps. Le temps d’attente dépendant souvent de la réactivité des municipalités et leur prise de position politique, les quartiers se trouvent chacun dans des situations différentes. Lorsqu’il y a du retard, l’électricité est souvent procurée de manière illégale, jusqu’à l’installation d’un véritable réseau. En ce qui concerne l’eau, il y a une vraie difficulté d’installation d’un système de distribution, du fait de l’emplacement des gecekondus très souvent en hauteur, donc sur des terrains difficiles d’accès. Pendant très longtemps l’accès à l’eau reste primitif et se fait à partir des puits creusés dans le quartier. Ainsi, un mode de vie marqué par des difficultés du quotidien perdure dans ces quartiers même si les infrastructures techniques qui arrivent souvent de manière non-organisées font évoluer la situation de précarité des gecekondus.

De plus, les infrastructures sociales, des écoles primaires ou des centres de santé (ou de soin) arrivent également au fur et à mesure dans ces quartiers. Elles participent au dynamisme de la vie sociale. Ainsi, des espaces communs créés au sein de ces quartiers de gecekondus ont également un rôle majeur. Les habitants de gecekondus y ouvrent des commerces tels que des cafés et des épiceries, construisent des mosquées et parfois même des cinémas de plein air pour l’été. De fait, une vie commune semblable à celle du milieu rural est formée dans le coeur des quartiers.

AKSÜMER Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüş60 üm », dans le magazine GABB, septembre 2012, page 2. Traduction de l’auteure.

Une des premières associations habitantes qui a mené de nombreuses actions pour améliorer les

61

conditions de vie dans le quartier de gecekondus à Şişli est appelée « Şişli Gecekondularını Güzelleştirme Derneği » en turc.

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine »,

62 dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 267. Traduction de Sylvie Muller. 46

Avec l’agrandissement du quartier et de la ville, les connexions avec le reste du milieu urbain s’améliorent aussi.

À l’échelle d’un gecekondu, l’installation des infrastructures et des espaces communs au sein du quartier permet des meilleures conditions de vie. Puisqu’un ‘habitat’ comprend une habitation et son environnement, les conditions d’un gecekondu ne peuvent être séparées de celles de son quartier. L’accès aux besoins primaires comme l’eau courante et l’électricité permet une amélioration dans le mode d’habiter le gecekondu. En effet, les habitats échappant à la démolition ont le temps de se développer dans leur forme, encore plus avec l’installation des équipements : d’un toit et de quatre poteaux posés la première nuit, on passe à de véritables maisons avec plusieurs pièces et des extensions. Ainsi, le gecekondu ne garde pas sa situation initiale d’extreme précarité. L’architecture d’un gecekondu a un fort caractère évolutif qui n’a jamais disparu. On pourrait même considérer que « le propre du gecekondu architectural est d’être une forme soumise à l’évolution » . Selon les besoins des 63 familles, leur situation économique et le contexte politique prédominant, des améliorations sur les gecekondus s’effectuent, en addition aux extensions. Pour la construction de ces extensions, le principe de la récupération des matériaux et leur réemploi perdure. Néanmoins, on remarque qu’avec le développement de l’industrie dans le pays et la démocratisation à l’accès aux matériaux de construction, les gecekondus ne se font plus qu’avec des caisses d’emballages et de carton. Ils commencent à se construire en parpaing (briket), ou en d’autres formes de maçonnerie, parfois avec l’aide des artisans/ouvriers.

Compte tenu de ces évolutions qui le distinguent de sa forme initiale, que devient la perception commune de la typologie architecturale du gecekondu ? Les habitants étant majoritairement originaires de la campagne anatolienne, on identifie les gecekondus à des habitats ruraux. La typologie du gecekondu est réellement semblable à la petite maison rurale, de plain-pied ou maximum deux étages, avec des jardins/ potagers et la présence de quelques animaux comme des poules qui créent un apport économique. À l’image de leur architecture, influencée par ces derniers, la façon de vivre et d’habiter les gecekondus (mode de vie, relations sociales et économiques) est également calquée sur le mode de vie rural. Effectivement, les habitants qui se trouvent dans l’obligation d’abandonner leurs villages n’abandonnent pas forcément leurs habitudes et leurs savoir-faire du village en arrivant dans les grandes villes.

Jusqu’aux années 80, le gecekondu est alors souvent perçu comme une architecture modeste, à caractéristiques rurales mais située dans le milieu urbain. Cette image du gecekondu architectural subit une mutation dans certains quartiers vers la fin du vingtième siècle. Dans le contexte politique de cette décennie mouvementée, « le

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de 63 substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 26. 47

caractère auto-construit et l’apparence villageoise des quartiers de gecekondus évolue, ainsi que sa population. » En effet, 64 nous pouvons souligner que la commercialisation très rapide du gecekondu en Turquie engendre plusieurs enjeux économiques. Par conséquent, ces habitats commencent à être considérés à partir de leur valeur d’échange. Avec l’autorisation de monter des étages sur les gecekondus donnée par la loi d’amnistie n°2981 de 1984, certains quartiers commencent à se développer verticalement65. Vu la rentabilité que cette loi autorise, les gecekondus humbles d’un étage font place à des immeubles en béton armé de plusieurs étages, construits majoritairement par les müteahhit . On appelle cette nouvelle forme de gecekondus 66 des « apartkondus ou betonkondus ». Un système de yık-yap-sat (démolit-construitvendu) se crée, et monter des étages sur des bâtiments existants devient alors une pratique commune. Typiquement, sur ces immeubles en béton-armé construits sans titre de propriété, les constructeurs laissent des armatures à nu afin de pouvoir construire des étages plus tard. Enfin, cette mutation crée une complexité supplémentaire dans la perception du gecekondu.

La mutation du gecekondu en apartkondu vers la fin du siècle dernier crée une dérive importante. Néanmoins, cette forme verticale en béton ne remplace pas tout à fait la représentation du gecekondu architectural. Avec les améliorations suivant le développement des quartiers, le gecekondu architectural n’est pas non plus semblable à un bidonville. En effet, l’architecture de ce type d’habitat informel perdure comme une petite maison de plain-pied, sommairement construite et bricolée, évolutive avec les extensions, souvent entourée d’un jardin ou d’un espace extérieur. Cette architecture devient un élément spécifique du paysage urbain dans certains quartiers. Ainsi, le mot gecekondu ayant un sens d’ordre architectural directement lié à son aspect physique et visuel, l’architecture du gecekondu occupe une place importante dans la perception commune de cet habitat.

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », 64 dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 268. Traduction de Sylvie Muller.

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönü65 şüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 18-19.

müteahhit : Un entrepreneur/promoteur qui n’a pas forcément de diplôme ou de compétences 66 particulières dans le domaine de la construction mais qui se charge de suivre un projet. 48

illustration de l’auteure, 2021

1.3.1 La construction sociale du gecekondu

Du trajet que l’on a tracé du gecekondu, commençant par son apparition et en passant par son évolution, qu’en est-il de sa construction sociale ? S’il est impossible de lui en assigner une seule, peut-on repérer la place qu’il occupe dans l’imaginaire collectif de la société turque ? Son apparition nous révèle son essence, marquée par un problème d’accès à un droit fondamental de l’homme qui est celui au logement. Tandis que son évolution nous noie dans la complexité de ses dérives, engendrée par un enchevêtrement d’évènements/de circonstances multiples. Par conséquent, sa représentation générale peut paraitre floue. Mais malgré ses changements constants au fil du temps, on remarque qu’il existe une identité forte propre au gecekondu ainsi qu’un regard négatif dominant sur cette dernière. Ce regard étant toujours d’actualité, il est aujourd’hui important d’en parler, de chercher à en comprendre les raisons. Car non seulement il constitue l'une des réalités du gecekondu, - une vision socialement construite -, celle qui conduit à son dénigrement, mais il est aussi à la base de son effacement actuel par la transformation de la ville et sa métropolisation (que nous verrons dans la deuxième partie).

L’identité singulière du gecekondu se crée par l’ensemble de ses caractéristiques sociales, politiques et architecturales comme citées précédemment. Dans la perception commune, il existe en tant qu’habitat de pauvre, une unité de quartier populaire, une maisonnette mal construite et insalubre, semblable à un habitat rural, un habitat illégal dont on entend parler des histoires de démolition. Cette perception contient un manifeste mépris, amplifiée par les adjectifs négatifs utilisés dans la définition du gecekondu tels qu’ « illégal », « envahisseur » et « spontané »67 . La lecture des articles de journaux de manière chronologique permet de découvrir que ce regard négatif se construit au travers des expressions utilisées pour parler de cet habitat. On le voit appelé « un désastre », « une blessure sanglante », « le cancer de la ville » ou alors « quartier d’horreur et de dégoût ». Quelles sont les raisons derrière cette perception méprisante qui considère le gecekondu comme « un habitat dont rien que le nom est terrifiant » ?

L’auto-construction qu’est le gecekondu est fortement attachée au groupe social qui l’habite. Le premier mépris du gecekondu est alors lié à l’origine de ses habitants. Il y a un grand stéréotype qui assimile le gecekondu à un habitat de migrants anatoliens.68 Bien qu’il soit impossible de nier le rapport entre la migration et

Les mots employés en turc sont « 67 kaçak », « işgal », « eğreti ». Source : AKSÜMER Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm » dans le magazine GABB, septembre 2012, page 1. Traduction de l’auteure.

Jean-François Pérouse propose de porter un regard critique sur ce stéréotype, dans PÉROUSE Jean-

68

François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 27. 51

la production de gecekondus, l’image véhiculée par ces habitats dépasse ces seules caractéristiques factuelles. Cette appellation est très souvent utilisée afin de tenir le gecekondu pour responsable de la ruralisation et de l’enlaidissement des villes, un jugement peu circonstancié . Du point de vue des « 69 citadins », dès le début des années 50, la présence des migrants en ville n’a jamais été appréciée. Une vision très négative du rural est ancrée dans la culture urbaine en Turquie, visible jusque dans le langage : le mot köylü, paysan en turc, a une signification métaphorique désignant une personne rustre, fruste et ignorante . Cette image péjorative colle aux habitants des gecekondus, 70 originaires des villages d’Anatolie qui se retrouvent au fil du temps « coincés entre les catégories sociales urbaines et paysannes » . Majoritairement constitués de migrants 71 d’Anatolie, ils sont accusés de venir recréer des villages en ville, d’être mal installés, de ne pas être adaptés à la ville. Cette perception qui persiste encore aujourd’hui, nie souvent la contrainte derrière leur exode, tout comme leur participation au développement de l’industrie et à l’urbanisation des villes, notamment par la création des quartiers auto-construits. Elle illustre depuis le début ce qu’est fondamentalement la réalité du gecekondu, à savoir un fait massif de ségrégation.

Outre ce premier mépris envers les habitants de gecekondus lié à une incompatibilité entre la ville et la campagne, un deuxième se porte sur leur classe sociale. Au départ, les habitants de gecekondus font partie de la classe ouvrière (ouvriers agricoles qui deviennent ouvriers d’industrie), qui participe à l’installation de l’industrie dans les grandes villes. Une classe économiquement défavorisée qui n’a pas les moyens de s’accrocher au milieu urbain de manière formelle. En effet, les inégalités socio-économiques sont reflétées à travers les conditions de vie instables des habitats de gecekondu. La difficulté d’accès aux besoins primaires et l’insalubrité générale des quartiers de gecekondu révèlent la pauvreté de leurs habitants, une réalité que l’on choisit souvent d’ignorer. Ainsi, cette confrontation directe à une réalité sociétale, pousse à penser que le gecekondu est une raison de la pauvreté (et pas une conséquence), de fait leur disparition enrayerait la pauvreté. Autrement dit, le gecekondu est aussi mal vu car il nous montre ce que l’on ne veut pas voir.

Passé la situation socio-économique de ses habitants, le regard négatif envers les gecekondu est également causé par son illégalité juridique et la non-conformité aux normes de ses méthodes de construction. En effet, l’absence d’une sécurité juridique et les risques que posent le mode de construction de ces habitats sont des faits qui incitent à penser que le gecekondu est un habitat qui ne devrait pas exister. Néanmoins,

69 Ibid.

selon TDK, le dictionnaire officiel turc, la signification métaphorique de l’adjectif « 70 köylü » est : « kaba, anlayışsız » en turc. URL : https://sozluk.gov.tr, consulté le 10.09.2021.

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans 71 Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 21. Traduction de l’auteure. 52

l’histoire nous montre qu’à l’apparition de cet habitat aucune autre véritable solution n’était proposée à la population en question. Un habitat informel qui surgit d’une obligation, il est nécessaire de considérer les enjeux derrière sa création.

Si ce regard négatif existe depuis l’apparition du gecekondu dans le milieu urbain, on voit qu’au fil du temps il se nourrit d’une accumulation de phénomènes et se renforce avec l’évolution de l’habitat. Il se mélange à de nombreuses insatisfactions/ critiques sur la grande ville, notamment à son développement incontrôlé. Avec la commercialisation du gecekondu entraînée particulièrement par les lois d’amnistie des années 80, les gecekondus sont souvent confondus avec les constructions illégales (kaçak yapı) qui ne naissent pas d’une obligation de survie mais d’un pur désir de faire du profit. L’émergence massive de ces dernières dans le paysage urbain entraîne une urbanisation non-planifiée (çarpık kentleşme)72, une réelle angoisse des citadins de la classe moyenne ce qui est une réalité notoire de la grande ville Turque. Ainsi, les gecekondus sont tenus coupables de ce « crime de la ville ». Bien qu’il soit évident que les quartiers de gecekondu ne sont pas l’oeuvre d’une urbanisation planifiée, c’est surtout la forme mutée du gecekondu architectural, (l’apartkondu, le gecekondu verticalisé) qui contribue à ce phénomène à partir des années 80.

La perception commune du gecekondu et de son identité est ainsi marquée par un regard négatif. Ce regard nous fait découvrir l’existence de toute une construction sociale derrière cet habitat qui parait simple à comprendre. Cette image négative du gecekondu se trouve aujourd’hui ancrée dans l’imaginaire collectif de la société turque. Elle est infiltrée dans les mécanismes d’inconscience les plus profonds et nous 73 empêche de le regarder autrement, comme un espace pourvu de qualités. Il est important de préciser qu’il s’agit d’un regard extérieur et créé d’en haut. Distant de la 74 réalité de ces habitats, il provient du fait de ne pas creuser le sujet, de rester à la surface d’un problème profond d’inégalités. Enfin, ce regard provient aussi de ce que la modernité nous a injecté dans l’esprit et la manière de vivre qu’il nous a imposé. Une pensée moderne qu’il semble intéressant de remettre en cause aujourd’hui.

çarpık kentleş72 me : un terme d’urbanisme en turc qui désigne la croissance non-planifiée des grandes villes.

Jean-François Pérouse propose de porter un regard critique sur ce stéréotype, dans PÉROUSE Jean-

73

François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 27.

Les habitants de gecekondus sont souvent fiers de l’être, reconnaissent l’importance de leur habitat dans

74 leur insertion dans la grande ville. Source : AKSÜMER Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm » dans le magazine GABB, septembre 2012, page 4. 53

1.3.2 Une identité autre que celle de l’espace moderne

Le gecekondu peut être considéré comme un ‘espace autre’, d’abord par le regard négatif qui domine la perception commune de cet habitat. À cause de ce dernier, il se trouve dénigré, mis à l’écart, rejeté, stigmatisé. Nous avons cité quelques raisons expliquant cette situation. Et si l’on tentait d’explorer plus loin que ces relations situées en Turquie ? En effet, le dénigrement du gecekondu est aussi/surtout liée à un mode de pensée que le modernisme occidental a provoqué. Le gecekondu se distingue d’un habitat ordinaire, puisqu’il crée son identité d’abord au travers de ses différences avec ce qui est considéré comme normal dans la société. En ce qui concerne l’habitat et la ville, quelle est cette norme et dans quel système est-elle créée ? À la fin de cette partie où nous avons retracé le passé chaotique du gecekondu, pour ensuite aborder sa situation actuelle, il nous semble à présent nécessaire de remettre ce normal en question. Car il en dit long sur nos modes de vie et le fonctionnement de notre société. Ainsi, déconstruire les exigences de la pensée moderne serait plus qu’essentiel pour accepter l’identité singulière du gecekondu. Cela nous permettra de voir les différences de cet habitat à travers un autre prisme que le regard négatif ancré dans l’imaginaire collectif.

Les transformations que le vingtième siècle a amené dans la manière de vivre en société sont innombrables. Mais le mouvement le plus important reste le modernisme. En effet, lors de ce dernier siècle en Occident, les croissances techniques et démographiques ont été extrêmement importantes. À travers le modernisme est arrivé une ère d’innovations, d’émancipations et de globalisations multiples. Les avancées technologiques et la production de masse suivant le développement de l’industrie ont ouvert une porte vers une vie de facilités. Ainsi, non seulement la vie de tous les jours est devenue beaucoup plus facile qu’avant, mais aussi une idéologie du progrès s’est installée dans les couches les plus profondes de l’inconscient collectif.

La modernisation de la société a effectivement modifié les villes et le rapport à l’espace. Ou inversement, les changements de la société se sont montrés à travers les relations spatiales. Plus denses, centralisées et ne s’arrêtant de s’agrandir parallèlement au développement de l’industrie, les villes sont devenues un symbole de la modernité. Tel un laboratoire, elles ont permis en quelques sortes d’expérimenter ce que les nouvelles innovations pouvaient apporter au développement économique. Elles se sont aussi nourries de ce système de facilité, de progrès et d’innovations. Par conséquent, la ville est devenue le centre de l’industrie et de la consommation, la scène d’une croissance incessante. Ainsi, avec le modernisme et l’idéologie du progrès qui l’accompagne a été créé un idéal type de la ville moderne : un espace développé qui doit permettre aux consommateurs de trouver ce qu’ils cherchent.

En ce qui concerne l’habitat, surtout urbain, une norme a également été créée par la modernisation du mode de vie humain. Si le citadin devait désormais être un bon consommateur pour trouver sa place dans le système, l’habitat se devait lui d’être un produit consommable. L’habitat moderne est devenu alors celui qui se construit le plus facilement possible au plus vite, qui offre un certain confort matériel à ses habitants mais qui ne dialogue guère avec eux. De fait, la modernité a instauré un système de « valeurs unidimensionnalisantes » qui est rentré dans la psyché. Considérant que 75 tous les individus avaient les mêmes besoins, l’habitat est devenu « une forme produite par la machine » , « 76 un objet reproductible et standardisé »77. Enfin, dans l’imaginaire collectif, la modernisation a entraîné une peur sur ce qui est différent, un refus de ce qui ne permet pas d’accéder aux services de la vie moderne.

Le gecekondu représente un mode d’habiter apparemment à l’opposé de l’habitat moderne et standardisé, de cette norme créée par le modernisme. Il fait peur parce qu’il se construit par des non-professionnels, n’offre (presque) aucun confort matériel et n’abriterait qu’une vie pleine de difficultés. Il possède tout ce que l’on ne veut pas avoir dans la vie et la ville moderne. De plus, il ne nourrit aucunement l’image de la ville, au contraire, il dévoile ses faiblesses, il y fait « tache ». Or il est tout à fait réel. Surgissant d’une obligation, il inverse sans le vouloir une démarche académique. Il met en place un autre mode de fonctionnement, plus naturel et fondamentalement plus spontané. Il représente la force de ceux qui se trouvent dans la nécessité de construire et d’occuper l’espace autrement. « Souvent, la spontanéité de la construction, le flou du statut du terrain qui accueille les installations, donnent l’impression d’un chaos, d’un manque total de rationalité. Or d’autres modes de gestion y sont à l’oeuvre. »78 On retrouve dans le gecekondu une vie collective contrairement à l’individualisme renforcé par le modernisme, un processus de construction et de développement étalé dans le temps à l’opposé d’un grand souci de rapidité. Par les savoir-faire et savoir-vivre du milieu rural qui reflètent les incapacités de l’être urbain à se battre avec la nature, des fragments de la vie d’avant le modernisme sont révélés dans le gecekondu.

Bien qu’il soit impossible de nier les bons côtés du modernisme notamment pour les circonstances de l’époque, ce dernier a également engendré de nombreuses révolutions et problématiques sociales. C’est à cause de lui que « l’architecture a été

GUATTARI Félix, Les trois écologies75 , Éditions Galilée, 1989, page 16.

KROLL Simone & Lucien, 76 Tout est paysage, Éditions Sens & Tonka, octobre 2001, page 38.

Entretien de Patrick Bouchain avec Jade Lindgaard, dans 77 Notre-Dame des Landes ou le métier de vivre, 2018, page 7.

CANKAT Ay78 şegül, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, 2017, page 102.

étranglée, l’artisan moqué et l’habitant transformé en consommateur. »79. Comme le montre l’impasse écologique dans laquelle on se retrouve aujourd’hui, la pensée moderne est désormais « une pensée mécanisée et fatiguée » . Le regard négatif 80 envers le gecekondu est justement lié à cette pensée et aux normes qu’elle a ancrées dans le quotidien et l’imaginaire. Pour déconstruire ce regard, il nous faut abandonner cette « angoisse moderne contre le vulgaire, l’hétérogène, l’activité imprévue, non voulue, ‘qui ne vas pas avec’ ».81 Ainsi, il serait possible de rendre son estime à cet habitat créé avec tant d’efforts et de difficultés, de le considérer différemment : comme un espace des possibles et pourvu de qualités inhabituelles. Il faudrait le considérer comme ce qu’il est déjà, c’est à dire comme un espace autre, mais cette fois au sens d’une « hétérotopie » et non pas au sens d’un habitat stigmatisé, indésirable. Si le gecekondu est un espace qui inverse le fonctionnement ‘normal’ de la société moderne et surtout de l’espace urbain, il montre des chemins à suivre pour repenser la manière dont on construit et habite la grande ville.

Pour conclure cette mise en contexte, nous pourrions dire que le gecekondu existe plus par sa construction sociale que par ses définitions. Il y a en effet une perception dominante sur cet habitat qui se nourrit des inégalités entre les classes sociales, des différences de la ville et de la campagne et comme on l’a évoqué, de la pensée moderne. Le fait de rester à la surface de la notion, de ne pas chercher à comprendre les problèmes à la base de la création de cet habitat informel mènent très souvent à un regard méprisant, ou au mieux, à une indifférence. L’importance de déconstruire ce regard ne vient pas d’une simple envie de s’intéresser à l’autre, à ce qui est différent et dénigré. Elle est aussi fortement liée à ce qui se passe actuellement dans les grandes villes turques. Aujourd’hui, c’est la politique qui se nourrit des adjectifs négatifs donnés dans les définitions du gecekondu. Le regard méprisant sur le gecekondu est un des facteurs qui le poussent vers une disparition progressive du paysage. Les adjectifs péjoratifs du gecekondu sont devenus à la mode dans le discours des partisans de la transformation urbaine ciblant ces habitats. Avec les projets de 82 transformation, cet habitat modeste laisse sa place à des grands bâtiments à la « hauteur » de l’image de la ville capitaliste moderne, ou à des immeubles de logements sociaux tout aussi « modernes » qui naissent de cette idée de progrès et d’innovation. Ainsi, en étudiant ce phénomène de remplacement, il sera plus facile de comprendre l'importance de cette déconstruction de regard que l’on propose en fin de cette première partie.

KROLL Simone & Lucien, 79 Tout est paysage, octobre 2001, Éditions Sens & Tonka, page 19.

80 Ibid.

81 Ibid., page 20.

AKSÜMER Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüş82 üm » dans le magazine GABB, septembre 2012, page 1.

Voile en béton pour cacher les gecekondus

article publié dans le journal Milliyet le 08.03.2002 page 7

traduction de l’auteure

La municipalité d’Istanbul lance un nouveau projet pour les gecekondus qui troublent Istanbul depuis des années. Un mur de béton sera construit sur les côtés de la route E-5 et TEM afin de cacher l’apparence repoussante des gecekondus qui ne sont toujours pas démolis. L’utilisation de ces voiles pour l’isolation sonore et visuelle des routes est assez répandue au Japon.

Le gecekondu derrière son identité visuelle

illustration de l’auteure, 2021