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2. Vers l’effacement des gecekondus du paysage urbain

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VERS L’EFFACEMENT DES GECEKONDUS DU PAYSAGE URBAIN

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photo publiée par MAD (Center for Spatial Justice), le 07.09.2021 URL : https://mekandaadalet.org/maddan-yeni-rapor-istanbulda-kentsel-donusum-ve-iyilik-hali/, consulté le 11.09.2021.

Nous avons vu les enjeux derrière l’apparition d’un habitat informel et d’un mode de vie spécifique, du gecekondu. Il a été, jusqu’à la fin du vingtième siècle, un élément présent du paysage urbain dans les grandes villes en Turquie, mais aussi victime d’un dénigrement collectif. C’est notamment grâce à son implantation que les grandes villes se sont urbanisées et ont pu se développer.

Le temps du gecekondu semble désormais être révolu. Aujourd’hui, c’est le temps du néolibéralisme, de la globalisation, de la banalisation de la croissance, de la métropolisation. En Turquie, c’est l’ère de multiples transformations au niveau idéologique et social. Les grandes villes se transforment sans cesse pour devenir des villes globales, inscrites désormais dans un système accéléré qui place au coeur de l’économie l’intervention sur l’espace urbain et donc le secteur de la construction.

Cette deuxième partie sera consacrée à la situation actuelle des quartiers informels, leur disparition systématisée avec les politiques de transformation urbaine. Le gecekondu, considéré comme un élément indésirable de la ville, ne trouve aujourd’hui plus sa place dans le système. Ainsi, le paysage créé par des stratifications instinctives se remplace par un paysage dense de gratte-ciels, et les habitants de la ville modeste se trouvent poussés vers les cités de logements sociaux.

Nous allons aborder dans un premier temps le système dans lequel est apparu cette politique de transformation urbaine, un phénomène de séisme qui a renforcé une nécessité de révision du bâti dans les grandes villes, et quelques modalités de la transformation urbaine pour comprendre la démarche des projets. Ensuite, quelques exemples de projets nous dévoileront diverses natures et conséquences de la transformation, ainsi qu’une lutte habitante pour la réaliser différemment. Pour finir, nous aborderons le relogement des anciens habitants de gecekondus dans des logements sociaux. Une comparaison entre le remplacé et le remplaçant nous permettra de découvrir le changement de mode de vie et les qualités du gecekondu.

Cette deuxième partie est constituée à partir d’un mélange de données de première main et de seconde main. Elle est basée sur des entretiens que j’ai pu réaliser en juillet 2020 avec des anciens habitants de gecekondu, une enquête de terrain datée d’avril 2021 ainsi que la lecture de divers articles et ouvrages. Quelques documentaires que j’ai pu voir ont joué un rôle indispensable dans l’ensemble de cette partie, notamment le documentaire Ekümenopolis (cf. bibliographie) un documentaire qui porte un regard critique sur la réalité actuelle de la ville d’Istanbul, une croissance hors échelle.

2.1.1 Pas de place pour les gecekondus dans la ville globale

Dès son apparition dans les années 1940 jusqu’à la fin du vingtième siècle, le gecekondu s’est développé de manière exponentielle dans les grandes villes en Turquie. Un habitat informel victime d’un dénigrement culturel83 et de fait perçu comme un espace autre, il a pourtant constitué un élément indispensable du paysage urbain. Les mesures prises pour résoudre le « problème » de gecekondu ou autrement dit l’effacer de ce paysage, se limitaient jusqu’à la fin du siècle aux opérations de court terme (telles que les démolitions et légalisations, cf. 1.2.2) menées de manière nonorganisée. Elles n’ont pas réellement atteint une dimension de destruction massive.

Le passage aux années 2000 représente une nouvelle ère pour le sort des gecekondus. Le début d’un millénaire, c’est aussi le passage à l’ère numérique, l’accélération du processus de globalisation et le changement du rapport à l’image dans le monde entier. Les divers mécanismes de la société sont modifiés par un nouveau système économique, le néolibéralisme. Dans ce système, l’intervention sur l’espace urbain gagne une grande importance et on témoigne d’une transformation continue du milieu urbain. Les villes rentrent alors dans un processus de métropolisation, dans lequel ni les gecekondus ni leurs habitants trouvent leur place. En Turquie, les quartiers informels situés dans les grandes villes se retrouvent ainsi face à une disparition systématisée par les Projets de Transformation Urbaine (PTU). Sous la houlette du gouvernement néoconservateur et libéral de l’AKP , arrivé au pouvoir en 2002, l’État 84 commence à intervenir dans les quartiers informels afin d’augmenter la rentabilité foncière. Aujourd’hui, deux décennies après ce passage, il est possible d’observer les 85 conséquences de ces projets de transformation urbaine et du remplacement des gecekondus. Avant d’aborder les enjeux de ces projets et leurs conséquences, il est important de comprendre dans quel système ces derniers évoluent.

Une majorité des pays s’inscrivent aujourd’hui dans un processus de globalisation engendré par le modèle économique dominant, le néolibéralisme. Le stade actuel du système capitaliste, ce modèle privilégie la circulation du capital dans un marché libre et compétitif tenu principalement par le secteur privé. La production industrielle qui auparavant se trouvait au coeur du développement économique est remplacé par le secteur du service. Une économie de rente, le néolibéralisme vise à diriger la plus-value vers des investissements urbains qui peuvent apporter des gains

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans 83 Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 17.

AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi), le Parti de la justice et du développement est un parti islamo-84 conservateur, au pouvoir depuis 2002, dont fait partie le président actuel Recep Tayyip Erdogan.

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine »,

85 dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 269. Traduction de Sylvie Muller. 63

spéculatifs en très peu de temps86. En effet, les fonciers urbains étant soumis à une spéculation perpétuelle, les villes sont les lieux stratégiques pour le fonctionnement du système, et le secteur de la construction un outil ultime pour la transformation de ces dernières.

Permettant la continuité du système au travers de la circulation du capital, les villes représentent le centre du modèle économique néolibéral. Avant la systématisation du néolibéralisme, elles étaient déjà le centre de l’économie, du fait qu’elles mettaient en place un espace de consommation centralisé et qu’elle regroupait des espaces nécessaires à la production industrielle. En quelque sorte, on transformait l’espace urbain pour qu’il permette des activités économiques. Alors qu’aujourd'hui, c’est la transformation même de l’espace urbain qui est devenue une activité économique puisqu’elle génère des profits incomparables à d’autres secteurs. La ville, un espace qui ne reste jamais figé de nature, se transforme, se reconstruit à toute vitesse pour des causes purement économiques et de fait, politiques. Ainsi, il ne s’agit plus d’appeler ces centres des « villes », simplement dit, puisque le néolibéralisme leur exige désormais une certaine grandeur. Il fait de la ville une grande ville, une métropole, une ville ‘globale’. Et certaines de ces grandes villes deviennent des mégalopoles, des villes-planète.

Le néolibéralisme n’est pas qu’un modèle économique, il est devenu au fil du temps une idéologie87. Favorisant le grand, le rapide, le privé et le compétitif, cette idéologie est déterminante dans le changement de divers domaines sociétaux, jusqu’aux relations humaines. Elle utilise l’image comme un outil d’attraction primordial. La ville globale, principale source économique du système doit ainsi dégager une image particulière pour attirer les investisseurs et devenir un centre de finance. En suivant ce que la pensée moderne défend, le progrès, la croissance et la facilité, elle doit aussi s’attacher à ce que cette idéologie néolibérale instaure comme modèle idéal. Enfin, la ville globale doit avoir l’image d’une métropole moderne, (bien) planifiée, « prête pour le futur », développée, grande, riche et doit montrer cette richesse à travers les projets urbains qu’elle réalise. C’est ainsi qu’elle peut être internationalement reconnue, connectée au reste du monde, considérée comme une ville où les investissements seraient rentables. Cette image passe nécessairement par la commercialisation de l’espace. Par son fonctionnement à travers la transformation de l’espace urbain et la préoccupation mise sur l’image, le néolibéralisme a lancé une course entre les villes globales . En Turquie, c’est la mégalopole d’Istanbul qui y 88

YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALI86 ŞKAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru & DÜNDAR Uğur, « Istanbul Dönüşüm Coğrafyası » dans Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, Éditions Metis, 2014, pages 47.

87 Ibid.

88 Ibid.

participe. Centre économique du pays, cette ville devient de plus en plus immense. Elle est en recherche perpétuelle d’attirance des investisseurs à travers son image. C’est une ville hors échelle , remplie de grands bâtiments dupliqués, de façades vitrées habillées 89 de panneaux publicitaires de méga-projets de promoteurs, et sans oublier une centaine de centres commerciaux ; Istanbul est désormais un paysage de grues où la reproduction de l’espace est banalisée.

Les quartiers de gecekondus qui constituent « la ville modeste » se retrouvent en plein milieu d’une scène effervescente de globalisation. Ils témoignent de la métamorphose des grandes villes turques et en font partie par leur destruction. Le gecekondu, un habitat informel auquel est collée une image négative par défaut, n’a réellement plus sa place dans la ville néolibérale. Toutes ses caractéristiques le desservent d’une certaine façon : le fait qu’il ait une image à l’opposé du moderne, qu’il soit habité par une classe populaire dans un endroit central de la ville, que les quartiers révèlent un grand manque de planification urbaine (notamment à Istanbul) va à l’encontre de ce que cette ville cherche à atteindre comme image. Ainsi, son informalité dans la construction et dans le statut de terrain rend la transformation plus facile et légitime. En plus de ces caractéristiques propres à l’habitat de gecekondu, les habitants eux non plus n’ont plus leur place dans le nouveau système économique.

Pourquoi la ville néolibérale n’a plus besoin des habitants de gecekondus ? Murat Cemal Yalçıntan explique qu’il y avait jusqu’à la systématisation du néolibéralisme dans les années 2000, un accord silencieux entre l’État et les habitants 90 de gecekondus. L’État canalisait les migrants d’Anatolie arrivant dans les grandes villes vers les industries à forte intensité de main-d'œuvre. Sans construire de logements pour cette nouvelle population ouvrière, il tolérait la construction des gecekondus, et profitait de cette main-d’oeuvre peu chère qui permettait la continuité de la production industrielle au sein du pays. Autrement dit, avec un investissement minimal, l’État provoquait une urbanisation vers une ville capitaliste moderne. Le gecekondu avait donc un rôle important dans l’urbanisation des villes, notamment à Istanbul qui participe actuellement à la course de globalisation. Aujourd’hui, cet accord est rompu puisque l'économie fonctionne différemment. Il n'y a plus besoin 91 d’habitants de gecekondus dans cette nouvelle économie qui privilégie le secteur du service à celui de l’industrie. Ainsi, ces anciens ouvriers se trouvent poussés vers des îlots de pauvreté construits dans les périphéries de la ville (des cités de logements

Istanbul, avec ses 39 arrondissements (ilçe), sa superficie de 5.461 km, et sa population (comptée en 89 2020) de 15.462.452 de personnes, est une des plus grandes métropoles au monde.

Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4, page 197.

90

91 Ibid.

sociaux) et deviennent des travailleurs précaires des services de la ville qui est de plus en plus éloignée de la production.92

La ville qui se doit aujourd'hui d’être globale n’a plus besoin de gecekondus pour son développement. Au contraire, elle a besoin de récupérer les terrains sur lesquels sont installés des quartiers informels pour y réaliser des grands projets urbains. En plus de ce besoin, l’État trouve aussi dans le nouveau système le moyen de détruire les gecekondus et reloger les habitants dans de nouveaux logements. Au cours de la période précédente, les interventions pour résoudre le "problème des gecekondus" en construisant des logements sociaux était vouées à être très limitées. Aujourd’hui le système néolibéral permet aux habitants de faire des emprunts pour devenir propriétaire d’un logement social dans les cités construites à l’image des grands ensembles européennes. Les habitants de gecekondus sont donc poussés à suivre cette démarche, à devenir propriétaires à l’aide des prêts hypothécaires de la banque.93 Ainsi, des grands projets à but lucratif qui donneraient une image propre et moderne de la ville sont réalisés par le secteur privé sur les terrains de gecekondus qui sont « débarrassés » de ces habitats informels.94

Enfin, nous pouvons appeler cette nouvelle ère pour les grandes villes turques et notamment pour les gecekondus, « l’effacement de la ville modeste au profit de la ville des rentes »95. Dans cette nouvelle période, le gecekondu est devenu une source de rente économique par le foncier . Aujourd’hui, on remarque que la démolition de 96 ces habitats dans le cadre des projets de transformation urbaine entraîne de lourdes conséquences sociales comme l'expérience du déplacement pour les habitants et la gentrification des anciens quartiers de gecekondus. Avant d’étudier ces projets et leurs conséquences, il est nécessaire de parler du concept de la transformation urbaine et comment elle est devenue au centre des sujets. Ainsi, nous verrons l’importance d’un événement qui a profondément marqué la société turque et rendu légitime la destruction des quartiers informels.

Documentaire 92 Ekümenopolis, minutes 08:19 - 08:30, URL : https://www.youtube.com/watch? v=maEcPKBXV0M&t=511s, consulté le 10.10.2021.

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans 93 Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 19.

94 Ibid., page 19

CANKAT Ay95 şegül, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, 2017, page 108.

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans 96 Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 19.

Ayazma, Istanbul, 2017

photo de Saner Şen, « La métamorphose d’Ayazma », catalogue d’exposition, 2017, page 89

Fikirtepe, Istanbul, 2020

photo de Ufuk Akarı, « Fikirtepe Son Mahalle », magazine Uzak n°3, décembre 2020, page 41

2.1.2 Le séisme de 1999, risque ou prétexte pour la transformation ?

La transformation urbaine est une réalité actuelle dans toutes les grandes villes en Turquie, une traduction spatiale du néolibéralisme97 . On observe aujourd’hui des projets qui modifient de manière brutale l’espace urbain. Avant d’aborder ce que ces derniers font concrètement des gecekondus, il faut préciser que la transformation de l’espace est un concept qui renvoie d’abord au renouvellement de la ville. En effet, bien qu’il soit devenu un sujet central en Turquie depuis le début des années 2000, le concept du renouvellement urbain n’est pas récent.

Le concept de renouvellement urbain est apparu en Europe après la Seconde Guerre mondiale pour désigner les interventions développées dans le processus de reconstruction des villes. Ensuite, avec le déplacement des activités industrielles vers l’extérieur de la ville, il a été utilisé pour la réintégration des locaux industriels désaffectés au milieu urbain. Dans ces deux utilisations précédant le néolibéralisme, 98 la transformation de l’espace sous le nom du renouvellement urbain était un moyen de répondre aux besoins de la ville. C’est à partir des années 1990, quand le néolibéralisme a commencé à montrer ses effets, qu’on lui a attribué un usage distinct du besoin. Ainsi, il est devenu surtout une pratique d’urbanisation et d’accumulation du capital.

Quant à l’apparition de ce concept en Turquie, il nous faut remonter aux années 1980. Nous avions déjà évoqué que cette décennie constituait un tournant en Turquie (cf. 1.2.2). En effet, elle marque le début des politiques néolibérales, la mise en place des lois d’amnistie qui jouent un rôle majeur dans la commercialisation des gecekondus. À cette époque où le pays était en quête de modernisation, il était possible d’observer une transformation dans certains quartiers de gecekondus, qui se faisait majoritairement avec des plans d’amélioration (imar ıslah planları). Ces derniers avaient pour but de renouveler ces espaces et les réintroduire dans le marché de foncier urbain. À la fin des années 1980, une alternative à ces plans d’amélioration a commencé à prendre place : des projets privés de transformation urbaine , développés 99 avec la coopération du secteur public et privé, mis en œuvre dans des zones

ROUSSEAU M., cité dans YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALIŞ97 KAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru & DÜNDAR Uğur, « İstanbul Dönüşüm Coğrafyası » dans Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, 2014, pages 50. Traduction de l’auteure.

YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALI98 ŞKAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru & DÜNDAR Uğur, « İstanbul Dönüşüm Coğrafyası » dans Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, 2014, pages 49.

Exemple : un des premiers projets de renouvellement est celui de 99 Zeytinburnu 1989, qui vise à donner une nouvelle image à un des premiers quartiers de gecekondus d’Istanbul. Source : « İşte Zeytinburnu 1989 », article publié dans le journal Cumhuriyet, le 15.05.1986, page 6. 68

stratégiques à rente foncière élevée. On peut les considérer comme les pionniers des 100 PTU actuels. Néanmoins, la systématisation de ces projets n’est arrivée que dans les années 2000, à la suite d’une catastrophe naturelle qui a causé un traumatisme national : le séisme du 17 août 1999.

Un séisme de 1999 à puissance 7.4 a eu lieu au nord-ouest de la Turquie, à la base de Gölcük. Il a causé des dégâts dans toute la région Marmara et a été ressenti jusqu’à Ankara. Avec au total 18373 morts, 48901 blessés et 5840 disparus (selon les chiffres officiels), il est considéré comme le deuxième plus important séisme de l’histoire du pays101. En ce qui concerne l’urbanisme et plus particulièrement les quartiers de gecekondus, cette catastrophe représente une véritable rupture dans la continuité historique. Non seulement il a dévoilé le manque de planification urbaine des grandes villes et de prévention contre les risques naturels, mais il a aussi démontré une faiblesse générale dans la qualité du bâti. En effet, les pertes humaines post-séisme étaient directement liées à l’effondrement des bâtiments qui n’étaient pas conformes aux risques de tremblements de terre. À Istanbul, 18.162 logements sont devenus inhabitables en raison de dommages suivant ce désastre . L’urbanisation non-102 planifiée d’une grande métropole comme Istanbul, constituée de nombreux quartiers informels était alors montrée comme principale raison des dégâts qu’il a pu y avoir. Et de part l’état de vétusté de leurs bâtis, les gecekondus étaient les premiers concernés d’un éventuel renouvellement.

À la suite de cet événement, le renouvellement des grandes villes s’est avéré comme une nécessité en parallèle à l’installation d’une politique de prévention au sein du pays. Comme à l’apparition du concept en Europe d’après-guerre, la transformation des villes suite à ce séisme répondait alors à un vrai besoin de reconstruction de la ville. Il fallait désormais réfléchir à l’urbanisation des métropoles au travers des risques naturels, pour éviter de revivre de semblables catastrophes. Néanmoins, concernant la transformation urbaine, le sujet du séisme est à double tranchant. D’un côté, il y a donc cette nécessité indéniable de renouveler le bâti urbain inadapté aux risques sismiques. Et de l’autre, les PTU que l’on connaît actuellement comme une méthode néolibérale, ont gagné une légitimité avec ce désastre qui a traumatisé la Turquie. Ainsi, un processus d'intervention dans tous les bâtiments qui ne sont pas construits sous la tutelle de l'autorité publique a commencé, juste au moment où le foncier urbain est devenu la principale marchandise pour l’accumulation de capital. Une coïncidence ? La forte concentration des processus de transformation urbaine dans les quartiers pauvres

100

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 18.

101 URL : https://www.bbc.com/turkce/haberler-turkiye-49322860, consulté le 04.10.2021.

102 URL : http://arsiv.ntv.com.tr/news/23513.asp, consulté le 04.10.2021. 69

crée des doutes sur la relation du séisme avec les motivations économiques du gouvernement.103

La transformation urbaine est devenue l'un des outils de réduction des risques face aux tremblements de terre avec l’inquiétude suivant le séisme de fin de siècle.104 Elle s’est installée au centre des préoccupations urbaines en Turquie, avec comme objectif la planification d’une ville qui n’en a jamais vraiment bénéficié (Istanbul). Elle est lancée comme une procédure qui sert un réel besoin de renouvellement, cependant, la coïncidence temporelle et les lieux d’intervention (surtout les quartiers populaires), nous poussent à penser que le séisme est utilisé comme un prétexte pour légitimiser ces transformations qui servent directement les intérêts économiques du gouvernement.

2.1.3 Les modalités de la transformation urbaine

La transformation urbaine est la solution actuelle adoptée dans la lutte contre les gecekondus par le gouvernement turc. Sa systématisation dans les années 2000 se fait avec la préparation de plusieurs lois. Lorsque l’on cherche à comprendre les modalités et la démarche des projets de transformation urbaine, on rencontre plusieurs catégories et de nombreux acteurs. En effet, la reproduction de l’espace urbain dans le système néolibéral s’effectue à plusieurs échelles et au travers divers types de constructions (des bâtiments aux infrastructures urbaines comme des ponts, ou également la réhabilitation des lieux historiques etc). De plus, on observe que les PTU ont des modalités changeantes. Sans rentrer dans le détail de ces dernières, nous allons examiner quelques lois déterminantes pour la mise en place des projets concernant surtout les quartiers de gecekondus, les principaux acteurs de ces projets et chercher à résumer la démarche récurrente.

L’année 2004 est un moment charnière qui marque les premiers pas vers la disparition des gecekondus avec la promulgation de plusieurs lois. Avant l’apparition des lois concernant directement la transformation urbaine, deux rapports sur le séisme105 soulignent la nécessité de concevoir l’espace urbain au travers des risques naturels. Ils préparent des plans d’action et conseillent le développement des outils

103

AKSÜMER Gizem & YALÇINTAN Murat Cemal, « Gecekondu versus kentsel dönüşüm » dans le magazine GABB, septembre 2012, page 2.

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme

104 politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 19.

105

Il s’agit du rapport de la Commission de législation du Conseil sismique organisé par le Ministère des Travaux Publics (Bayındırlık ve İskan Bakanlığı Deprem Şurası Afet Bilgi Komisyonu Raporu, 2004), et du rapport de la Commission des catastrophes du Congrès économique turc (Türkiye İktisat Kongresi Afet Komisyonu Raporu, 2004).

d'évacuation, de renouvellement et de renforcement des zones à transformer. Un 106 premier accent est alors mis sur une transformation engendrée par le séisme, bien qu’il soit caché derrière d’autres motivations.

Le premier pas officiel de 2004 vers la transformation urbaine concernant le gecekondu est la « Préparation de loi sur la transformation urbaine (Kentsel Dönüşüm Kanun Taslağı) ». Elle divise en trois catégories les zones de transformation 107 urbaine : le zones contenant des constructions illégales (kaçak yapı), celles qui contiennent des gecekondus et les régions à risque sismique. Après cette étape, une première loi sur la transformation est promulguée la même année (la loi n°104). Elle prévoit un projet de transformation urbaine en particulier, à l'entrée nord d’Ankara, (vers l’aéroport Esenboğa), une zone remplie de gecekondus qui « flétrissent » l’image de la capitale dès l’arrivée par la voie aérienne. La loi a été préparée afin d'apporter une « solution » à ce « problème » en confiant à la municipalité de la métropole d’Ankara la tâche de transformer les gecekondus. Aujourd'hui, cette entrée de la ville se trouve en grande partie transformée.

Quels sont les acteurs des projets de transformation urbaine ? Deux lois sur les municipalités donnent à ces dernières le pouvoir d’élaborer des projets de 108 transformation urbaine (municipalités métropolitaines et municipalités locales des arrondissements (ilçe belediyeleri). Ainsi, ces acteurs locaux ont le pouvoir de construire des logements dans l’objectif d’assurer « une urbanisation régulière et planifiée »109. Ces deux lois déterminent également une condition pour qu'un lieu puisse être déclaré comme zone de projet de transformation urbaine : le lieu doit être situé dans les limites d’une municipalité ou de la zone adjacente, et doit couvrir au moins cinquante mille mètres carrés. Les municipalités ne sont pas les seuls acteurs, 110 il s’agit d’une coopération entre les acteurs locaux et nationaux ainsi que le secteur privé. Selon la loi n°6306 sur la transformation des zones à risque de catastrophe, les principaux responsables nationaux de la transformation urbaine sont le Ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme111 et TOKI. La participation du secteur privé dans

106

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 19.

107 Ibid.

108

La loi n°5216 de Municipalités Métropolitaines en 2004 (Büyükşehir Belediyeleri Kanunu) et la loi n°5393 de la Municipalité en 2005 (Belediye Kanunu).

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüşüme Türkiye’de kentleşme

109 politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 20. Traduction de l’auteure.

110 Ibid.

Le Ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme : TC. Çevre ve 111 Şehircilik Bakanlığı en turc. 71

l’opération de transformation se fait à l’étape de construction de nouveaux projets avec les promoteurs et les entreprises de construction.

TOKI (Toplu Konut İdaresi Başkanlığı en turc), « L'Administration du développement du logement social », est une entreprise publique chargée de la construction des logements sociaux . Elle a une grande importance concernant la 112 transformation urbaine car elle représente l’acteur le plus présent dans la démarche. Créée en 1984 sous les instructions de Turgut Özal, l'institution est devenue inactive en raison des problèmes législatifs rencontrés au fil du temps. De plus, suite aux divers changements administratifs, elle a été réorganisée et est devenue active après le séisme de 1999 dans le cadre d’un plan d'action urgente. Depuis 2018, TOKI dépend du Ministère de l’environnement et de l’urbanisme. Elle représente un organisme avec un large éventail de pouvoirs et de responsabilités, dont l’un des objectifs est de « faire des demandes de projets à buts lucratifs afin de fournir des ressources économiques à l’administration. »

Aujourd’hui, c’est la loi n°6306 sur la transformation des zones à risque de catastrophe113 qui est effectuée. Elle représente une des mesures phares des PTU. Préparée en 2006 et mise en application en 2012, elle a été modifiée plusieurs fois. Comme son intitulé l’indique, elle met initialement l’accent sur les zones qui portent un risque de catastrophe naturelle. Mais aujourd’hui, son rôle est décisif dans le sort des gecekondus. L’objectif de la loi est de « déterminer les procédures et principes pour l'amélioration, l’évacuation et le renouvellement des « zones à risque de catastrophe » et les zones contenant des « structures à risque » ; afin de créer des milieux de vie sains et sécuritaires conformément aux normes et standards de la science et de l’art. » Ainsi, dans cet objectif, on trouve la première étape de la démarche de transformation des quartiers de gecekondus : la désignation des « zones à risques » (riskli alan) et des « structures à risques » (riskli yapı). Le gecekondu, un habitat informel loin d’être dans les normes est situé au coeur de ce qui est défini comme « structure à risques ». Même si en réalité, ces constructions informelles ne présentent pas toujours un risque élevé face à un séisme. Ainsi, la présence d’un seul 114 gecekondu dans une zone urbaine suffit pour la déclarer comme une « zone de transformation ». Cette décision dépend du conseil des ministres, qui regroupe des personnes à différentes échelles dans le gouvernement, (éventuellement des municipalités, le ministère de l’environnement et le premier ministre). Il devient alors possible de déclarer l'ensemble du pays et des villes comme « zones à risque ». Cette

URL : 112 http://www.toki.gov.tr/kurulus-ve-tarihce, consulté le 06.10.2021.

GENÇ Fatma Neval, « Gecekonduyla mücadeleden kentsel dönüş113 üme Türkiye’de kentleşme politikaları », dans Adnan Menderes Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol.1, n°1, septembre 2013, pages 20-21.

Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4, page 197.114

démarche est préparée par le gouvernement d’AKP et fait partie des opérations qui privilégient la centralisation des pouvoirs à une planification holistique.115

Dans le cadre des procédures définies avec cette loi, nous pouvons résumer la démarche courante des PTU. Mais l’opération s’avère délicate du fait du nombre élevé de projets, des démarches différentes, et de chaque quartier ayant une situation particulière. La déclaration d’un quartier de gecekondu comme zone de transformation est suivie de leur évacuation et de leur démolition. Ainsi, un accord est proposé aux habitants qui perdent leur logement : celui d’être bénéficiaire dans le nouveau projet construit par TOKI et de devenir propriétaire d’un logement social contre une certaine somme à payer (même s’ils n’ont pas de titre de propriété ou s’ils sont locataires d’un gecekondu, cela dépend d’un projet à un autre). La population de gecekondus n’ayant pas les moyens économiques pour payer la somme nécessaire d’une seule traite, des prêts leur sont accordés. Enfin, ces nouveaux projets sont souvent regroupés en cités à l’extérieur de la ville, mais ils peuvent aussi être situés sur la zone de transformation elle-même (yerinde dönüşüm). Dans les cas fréquents où ils sont réalisés à l’extérieur, les terrains évacués des gecekondus sont destinés à accueillir de grands immeubles de luxe, des « building ».

Les projets de transformation urbaine surgissent à un moment critique pour la Turquie, marquée par les effets du néolibéralisme, d’une potentielle entrée dans l’Union Européenne, de l’arrivée de l’AKP au pouvoir, et du séisme. Adossé à un sujet sensible comme ce dernier, l’objectif principal de ces projets met en avant de meilleures conditions de vie pour les habitants de gecekondus, des espaces de vie sains, plus adaptés aux éventuels risques de catastrophe. Cette méthode de marketing est trompeuse car en réalité, le but principal est d’entretenir le système tenu par la force économique et la rentabilité que permet le secteur de la construction, de libérer les terrains sur lesquels les quartiers de gecekondus étaient auparavant installés. En effet, ces projets sont destructeurs pour les habitants car leurs conséquences sociales sont désastreuses. Obligés de quitter leur maison et leur quartier, de renoncer à un mode de vie familier et de s’adapter à un nouvel environnement, les habitants vivent un nouvel exode. De vastes et luxueux lotissements prennent la place des gecekondus détruits.116 Nous allons voir à travers quelques exemples de transformation urbaine, que ces projets sont loin de créer des villes « saines » et « vivables ».

YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALIŞ115 KAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru & DÜNDAR Uğur, « İstanbul Dönüşüm Coğrafyası » dans Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, 2014, pages 11 et 12.

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », 116 dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 269. Traduction de Sylvie Muller. 73

2.2.1 Fikirtepe : un symbole de gentrification

Si la transformation urbaine se développe à toute vitesse dans toutes les grandes villes turques, elle se concentre particulièrement sur la mégalopole d’Istanbul, à fortiori menacée par le séisme et représentant le centre économique et culturel du pays. Dans cet objectif ultime des grands investisseurs, un des plus grands projets de transformation se situe à Fikirtepe, qui en est l’illustre exemple. Ce PTU est le plus médiatisé en Turquie, tant par la démarche de projet qui a causé de nombreux conflits avec les habitants, que par les chantiers interminables des grandes entreprises de construction. Dix ans plus tard, le projet demeure toujours inachevé, une partie des chantiers étant abandonnée à cause de nombreuses faillites. Toutefois, la forme urbaine engendrée et les conséquences sociales sont déjà visibles. Le remplacement des gecekondus de Fikirtepe par un ensemble très dense de tours vitrées comme emblème d’une vie qualitative et moderne, est un phénomène massif de gentrification et de séparation des classes sociales.

Fikirtepe fait partie des quartiers de gecekondu les plus anciens d’Istanbul. Il a été créé pendant l’urbanisation rapide qui a suivi les années 1950117. Avec la migration interne des années 1960-1970, la population du quartier et le nombre de gecekondus n’ont cessé d'augmenter. Pendant la période de commercialisation et de légalisation des gecekondus, dans les années 1980, une grande partie des gecekondus de Fikirtepe s’est verticalisée et a évolué en « apartkondus (cf. 1.2.3) ». Elle a également bénéficié des amnisties et changé de statut juridique . Mais de par le mode de vie et la culture de 118 quartier qui y régnait, Fikirtepe demeurait un quartier avec une forte identité populaire. Ce quartier informel qui avait une histoire de développement assez similaire à d’autres quartiers de gecekondus stambouliotes se distinguait par son emplacement central à Istanbul. Situé dans l’arrondissement de Kadikoy, près du Bosphore, il avait donc 119 une importance pour la connexion entre les deux rives. Il a très vite attiré l’attention des investisseurs, en tant que zone de transformation stratégique soumise à une spéculation foncière importante.

Lancé comme un projet exemplaire en 2011 par le gouvernement d’AKP, le début du PTU de Fikirtepe monte jusqu’en 2005 avec la déclaration de la zone comme zone spéciale de transformation. Du fait de nombreuses complexités juridiques, le PTU a pris dix ans plus de dix ans et a subi énormément de modifications, ce qui est un parfait exemple du dysfonctionnement des gestions à long terme des projets en Turquie. Débuté par le secteur public, aujourd’hui les principaux acteurs sont les

AYIK U117 ğurcan, « Kuştepe ve Fikirtepe’de Kentsel Dönüşümün Karşılaştırmalı Analizi », article publié dans Al Farabi International Congress on Social Sciences, Gaziantep, 2018, page 193.

118 Ibid.

AKARI Ufuk, « Fikirtepe Son Mahalle », dans 119 Uzak, n° 3, décembre 2020, page 38. 75

entreprises privées de construction. En résumé, il s’agit d’une transformation « sur place » qui ne vise pas à expulser les habitants mais à faire un échange des propriétés existantes avec une part dans le nouveau projet. Cette approche est basée sur l'accord 120 des investisseurs et des propriétaires des immeubles de Fikirtepe. Plusieurs 121 entreprises de construction ont commencé à y construire des logements de luxe ainsi que des buildings de bureaux, après avoir convaincu les habitants avec des tactiques de marketing offensives. Ainsi, les propriétaires qui cèdent leur bien aux entreprises sont devenus bénéficiaires d’un appartement dans un de ces nouveaux projets qui se montent sur place.

Bien qu’il nous soit impossible de rentrer dans la complexité administrative de ce PTU dans le cadre de la présente recherche, on peut entrevoir à travers quelques données et des images de ce qui a déjà été fait, les résultats de ce projet de « nouveau Fikirtepe ». Tout d’abord, il s’agit d’un projet urbain complètement hors échelle, à la fois en termes de densité, d’aménagement et d’architecture. Quelques chiffres démontrent l'extrême changement de dimension à venir : autrefois habitée par 50 mille personnes, ce PTU vise à faire de Fikirtepe une nouvelle ville de 4 millions de m2, 122 qui sera habitée par 140 mille personnes et constituera un lieu de travail pour 60 mille. Cela représente le quadruple du nombre initial d’habitants d’un quartier que 123 nous pouvons déjà considérer comme très dense. Ainsi, des projets qui sont détachés de la réalité et qui sont très proches les uns des autres se construisent dans des îlots, avec une morphologie qui empêche toute communication avec l’extérieur. Les logements de luxe conçus en forme de complexes sécurisés (de gated communities), donnent une image illusoire de modernité et essayent d’attirer les clients avec des promesses de confort et de services : des piscines, des espaces de sport, des aires de jeux pour enfants, des centres commerciaux exclusifs. Dans une logique de pouvoir vendre le plus de logements possibles, les bâtiments sont conçus au maximum de la hauteur autorisée. Il s’agit d’une architecture verticale écrasante qui crée un paysage de gratteciels, et qui par son aménagement séparateur, renforce davantage la ségrégation sociospatiale. De plus, malgré la promotion de ces nouveaux bâtiments comme « résistants au séisme », la qualité du bâti laisse à désirer. Un reportage met en lumière un manque

120

ÖZDEMİR Dilek & DİNÇER Aydın, « Kentsel Dönüşüm, Fikirtepe’de ‘Piyasanın Görünmez Eli’ne Kamu Sektörünün Görünür Müdahalesi », dans Mimarlık, n°389, mai-juin 2016, (en ligne) URL : http:// www.mimarlikdergisi.com/index.cfm?sayfa=mimarlik&DergiSayi=403&RecID=3920, consulté le 07.10.2021.

121 KENTSEL STRATEJI, Fikirtepe, projeyi yeniden düşünmek, mai 2016, introduction (önsöz).

122

La zone du PTU de Fikirtepe regroupe en effet 4 différents quartiers (mahalle) : les quartiers de Fikirtepe, Dumlupınar, Eğitim et Merdivenköy.

123 KENTSEL STRATEJI, Fikirtepe, projeyi yeniden düşünmek, mai 2016, page 78. 76

d’inspection dans les chantiers et souligne le fait que ces projets ne servent qu’un objectif, de faire des bénéfices.124

« Parlons de Fikirtepe que nous connaissons comme le quartier de transformation le plus rentable. Les personnes qui ont l'intention de vivre dans les nouvelles tours de Fikirtepe y supportent la vie six mois ou maximum un an. Il s'agit d’énormes gratte-ciels n’ayant même pas de fenêtres qui s’ouvrent. Comment les gens peuvent-ils y habiter ? »

Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, cf. Annexe n°4

photo de Akgün Adatepe, Fikirtepe, Istanbul, mai 2021

124 Documentaire de 140 journos, Toz toprak fikirtepe, 2017, minutes 00:52 - 01:04. 77

Toz toprak Fikirtepe, a visual essay, 140 journos, 06.11.2017

URL : https://140journos.com/toz-toprak-fikirtepe-visual-essay-5bce20415154, consulté le 03.11.2021.

Diken, 07.07.2020, photo DHA URL : https://www.diken.com.tr/kentsel-donusumun-merkezi-fikirtepede-site-sakinleri-isyandayedi-gundur-elektrik-yok-sular-pis-akiyor/, consulté le 03.11.2021.

Ce que l’on observe aujourd’hui à Fikirtepe, c’est une politique de remplacement d’une classe populaire par une classe riche dans une zone centrale de la ville. Le renouvellement a comme conséquence sociale le départ des anciens habitants du quartier. Lancé comme un « projet pilote » pour la transformation sur place, ces projets sont pratiquement inhabitables pour les anciens habitants de Fikirtepe. En effet, même s’ils deviennent bénéficiaires dans les nouveaux logements et qu’ils peuvent en théorie habiter dans le nouveau Fikirtepe (si un jour les projets sont complètement terminés), le mode de vie proposé par les logements de luxe ignore complètement la culture d’habiter et la situation économique de cette population. Ces habitants n’ont ni l’habitude de vivre dans des gratte-ciels qui se cachent de la rue et des voisins, ni les moyens de payer les charges mensuelles élevées, équivalentes à un loyer. Avec ces 125 changements, ils sont tacitement poussés à partir de Fikirtepe. Ainsi, ce qui leur est apporté avec ce projet ne va pas au-delà d’un gain économique par l’échange de leur logement. En revanche, ayant perdu leur lieu de vie et la plupart des chantiers étant aujourd’hui arrêtés, les habitants sont confrontés à de multiples incertitudes pour le futur.

Ce qui se passe à Fikirtepe c’est la fin d’un quartier construit avec des efforts d’une classe ouvrière, qui a longtemps été la scène d’une culture d’habiter. C’est la victoire de l’argent, de la façade et de l’esprit de grandeur sur l’humain, l’autoconstruit et l’instinctif. Actuellement, la transformation incontrôlée de Fikirtepe peut être vue comme un chaos qui parait interminable. Dans cet exemple extrême de PTU, il ne s’agit pas d’une transformation de l’existant, mais d’un processus de récréation de l’espace de zéro. Ce processus de tabula rasa ne sert que les intérêts économiques d’un gouvernement qui se nourrit majoritairement des apports du secteur de la construction. Par conséquent, une classe devient très riche tandis qu’une autre se retrouve rejeté et appauvrie. Chassés du centre-ville par les nouvelles forces du capital, « les pauvres des quartiers se retrouvent dans un processus infini au nom de la transformation urbaine ».126 On voit alors apparaître dans la ville un nouveau paysage néolibéral. Fikirtepe est un symbole de la transformation d’Istanbul, une impasse, actuellement « un cimetière à chantier ».

125 Ibid., minutes 04:38 - 04:58.

126

AKARI Ufuk, « Fikirtepe Son Mahalle », dans Uzak, n° 3, décembre 2020, page 38. Traduction de l’auteure.

2.2.2 Une dystopie urbaine d’Ankara : le Nouveau Mamak

Sûrement moins attrayante pour les investisseurs que la ville internationalement connue d’Istanbul, Ankara subit néanmoins une transformation massive. Cette capitale urbanisée par la fondation de la République (1923), elle est le terrain des premiers gecekondus, ainsi que les premiers projets de transformation urbaine. Beaucoup de ses quartiers de gecekondus sont aujourd'hui en train d’être démolis. Ceux qui restent près du centre se couvrent de gratte-ciels (comme Dikmen), tandis que ceux qui restent à l’extérieur de la ville accueillent des blocs de logements sociaux construits par TOKI. Nous pouvons prendre l’exemple de Mamak pour aborder un autre type de transformation urbaine que Fikirtepe. Situé loin du centre-ville et considéré comme un des ghettos d’Ankara, les gecekondus de Mamak se remplacent progressivement par des tours de logements sociaux. Il en résulte une toute nouvelle structure socio-spatiale de banlieue. Le projet de transformation du Nouveau Mamak (Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi, YMKDP), qui est un projet en cours, démontre manifestement ce phénomène de restructuration multidimensionnelle au travers de la métamorphose d’un quartier auto-construit en une « dystopie urbaine ».

Mamak a été pendant longtemps un quartier lié à l’arrondissement de Çankaya, jusqu’à ce qu’il devienne un arrondissement indépendant d’Ankara avec son étalement progressif. Situé vers l’entrée-est de la ville, il a été à partir des années 1950, le premier point d’ancrage pour les migrants de l’Anatolie de l’Est. De fait, il est 127 devenu un des lieux les plus denses en gecekondus. Cette forte présence d’habitats informels mélangée à la pauvreté des habitants a donné à Mamak une image négative, une vision de ghetto. Néanmoins, avec l’orientation du capital vers l’espace urbain, les terrains de cet arrondissement ont commencé à gagner de la valeur. Au fil du temps, 128 de nombreux PTU ont été dessinés dans différents quartiers de Mamak . Au départ 129 concentré dans les zones proches de Çankaya, le concept de la transformation urbaine est peu à peu arrivé jusqu’à la partie la plus pauvre de Mamak.

Le PTU de Nouveau Mamak est un des projets de transformation de la partie socio-économiquement la plus défavorisée de l’arrondissement. Débuté en 2008, il s’est vite retrouvé dans un processus inextricable. Cette fois la complexité de la mise en place du projet était surtout liée aux conflits et procès des habitants sur la division des parts. Commencé sous la responsabilité de la municipalité de Mamak, le projet a

127

GÖZÖZKUT B. & M. SOMUNCU, « Ankara’da Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi Ölçeğinde Dönüşen Mekânlar, Değişen Gündelik Hayat Pratikleri » dans Journal of Ankara Studies, n°7(1), 2019, page 110.

128 Ibid.

129

Les plus importants sont les PTU de Altıağaç-Karaağaç-Hüseyin Gazi, Durali Alıç, Ege, Doğukent, Gülseren Anayurt et Yatık Musluk-Altınevler. Source : Ibid. 80

été transféré par la suite à la municipalité métropolitaine d’Ankara, le principal acteur de projet restant TOKI. Aujourd'hui, à cause d’un retard considérable dans les délais impartis, les habitants attendent depuis treize ans d’enfin accéder à leur logement promis.

Suite à des démarches variées de déplacement des habitants, ce PTU suit finalement le processus d’une transformation « sur place ». Celle-ci consiste en la construction de logements dans des cités sécurisées de TOKI, des parcs gigantesques et des espaces publics tels que « des aires de loisirs géants » comme évoqué sur le site de la municipalité de Mamak . Une grande partie des logements construits sera donc 130 habitée par les anciens habitants de gecekondus, et le reste sera à vendre pour apporter du profit. Aux habitants qui n’ont pas les moyens de payer la somme déterminée pour devenir propriétaire, un crédit est proposé. La transformation comprendra une zone totale de 7 millions de mètre carrés , regroupant 13 quartiers différents (mahalle), en 131 11 étapes . Le renouvellement visé passe par la démolition d’environ 14 mille de 132 gecekondus, dont 11 mille sont issus de la première génération : de plain-pied et à fortes caractéristiques rurales. Environ 50 mille espaces de vie modernes seront construits pour une population de 200 mille personnes.133 Ainsi, comme pour Fikirtepe, il s’agit d’un projet hors échelle, mais cette fois loin du centre-ville, et non pas pour attirer une classe riche, mais pour une population pauvre, celle des habitants de gecekondus.

L’objectif de ce PTU est donc - comme évoqué sur le nom du projet -, de créer un Nouveau Mamak : une nouvelle ville de cités de TOKI séparées les unes des autres par des grillages. Cette intention de renouvellement s’inscrit parfaitement dans une démarche de projet néolibérale, car elle porte principalement sur l’image et le profit apporté par la transformation. En faisant un nettoyage dans cette partie de la ville vue comme délabrée car concentrée en gecekondus, une nouvelle image sera donnée à une des entrées de la ville d’Ankara . En effet, un imaginaire positif de cette forme 134 urbaine de tours dupliquées et de cités fermées (qui en termes d’urbanisme est plus que « planifié », au moins militaire, mécanique et glacé) essaye d’être créé par les responsables. En ce qui concerne la rentabilité du projet, la possibilité de construire des

130

Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi, site officiel de la mairie de Mamak, URL : https:// mamak.bel.tr/kentsel-ve-rekreasyon-alanlari/yeni-mamak-kentsel-donusum-projesi/?filter=kentseldonusum, consulté le 10.10.2021.

131 Ibid.

132

GÖZÖZKUT B. & M. SOMUNCU, « Ankara’da Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi Ölçeğinde Dönüşen Mekânlar, Değişen Gündelik Hayat Pratikleri » dans Journal of Ankara Studies, n°7(1), 2019, page 110.

133 Ibid., page 111.

134 Un des projets semblables est le projet de transformation de l’entrée Nord d’Ankara (cf. 1.1.3). 81

immeubles à multiples étages sur les terrains des gecekondus à un étage permet la création des logements à vendre et apporte un gain économique à TOKI. Une grande innovation ?

Comme les images suivantes le reflètent de manière évidente, ce qui est le plus frappant dans ce projet est un changement radical de forme urbaine et de typologie de logement. D’un urbanisme développé progressivement avec une accumulation dans le temps de diverses actions d’habitants, on passe à une forme urbaine quadrillée, homogène, directrice, construite et terminée. Pour la typologie de logement, le passage se fait d’un gecekondu à un appartement dans des immeubles de 20 étages. Un changement visuel amène obligatoirement un changement lui aussi radical dans le mode de vie. En réalité, il y a un grand flou sur ce qui est souhaité avec cet aménagement opposé à l’organisation des gecekondus : est-ce que l’un des objectifs est de changer le mode de vie des habitants en leur imposant cette typologie d’habitation en immeuble ? Ou est-ce plutôt le manque de réflexion sur les usages de ses futurs habitants, avec l’objectif d’une simple transformation du bâti ? En tout cas il est clair que cet urbanisme qui veut avant tout être planifié, met en place un mécanisme de contrôle totalement en contraste avec l’essence même de l’organisation des gecekondus. Ces habitats auto-construits et habités par une même population, où l’intervention sur l’espace est un signe naturel de liberté, sont remplacés par des logements et des espaces publics déterminés, délimités, impossibles à s’approprier pour les habitants, « où aucune créativité n’est permise » : il en résulte souvent une inadaptation et un grand malaise.

Le passage d’un gecekondu à un logement social de TOKI cause de nombreuses difficultés d’adaptation tant pour le rapport à l’espace que pour les relations sociales. En effet, « la forme spatiale de la ville est un déterminant fondamental du comportement humain ». À partir de diverses études de cas, il est 135 possible d’observer que cette inadaptation engendre des conséquences sociales variées, notamment la disparition de la vie de quartier et des relations de voisinage. Les logements de TOKI étant de manière générale construits selon la même logique, indépendamment du contexte géographique (ce qui renforce la standardisation), ils constituent un concept, un même type de logement. Ce modèle de logement par la pauvreté de sa conception met en lumière les bons côtés des gecekondus. Il est alors important de le remettre en cause et d’évoquer les changements amenés avec ce type d’habitat. Nous allons chercher à comprendre en quoi ce modele d’habitat est défaillant dans un autre chapitre (cf. 2.3.1).

135

HARVEY David, Sosyal adalet ve sehir, cité dans GÖZÖZKUT B. & M. SOMUNCU, « Ankara’da Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi Ölçeğinde Dönüşen Mekânlar, Değişen Gündelik Hayat Pratikleri » dans Journal of Ankara Studies, n°7(1), 2019, page 112. Traduction de l’auteure. 82

Le PTU de Nouveau Mamak est un exemple différent de la métamorphose de Fikirtepe, même si les deux reconstruisent des espaces et ne transforment pas l’existant. Le projet de Nouveau Mamak illustre ce qui se fait pour la population des gecekondus, pour l’avenir des périphéries des grandes villes turques qui seront probablement devenues des villes à part entière de cités de TOKI. On y verra de grands espaces vides, un ensemble de bâtiments dupliqués et alignés dont le caractère moderne sera discutable. Ne donnant aucune liberté créatrice, cette forme urbaine n’a rien de démocratique. Niant la réalité des habitants, elle devient une dystopie urbaine. Plus tard y verra-t-on des villes fantômes ?

URL :https://www.yda.com.tr/ydagroup/mamak-kentsel-donusum-projesi-1-550-konutankara/, consulté le 02.01.2021.

« Les villes ne s’agglomèrent plus par connivences hasardeuses et successives : elles se planifient maintenant comme un théorème. Compliquées et non complexes. Naïvement, on a cru alors qu’une accumulation de calculs et de mécaniques pouvait décider de sa forme et remplacer définitivement les stratifications instinctives. »

Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 59

- AVANT -

« Ils sont d’abord vidés de leur passé, de leurs habitants, de leur désordre, puis curés, nettoyés jusqu’à l’os, et remis à neuf comme une mécanique artificielle. »

Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 3

- APRÈS -

photo de Akgun Adatepe, le 2021, Fikirtepe, Istanbul

les deux photos sont publiées sur le site officiel de la mairie de Mamak, URL : https://mamak.bel.tr/kentsel-ve-rekreasyon-alanlari/yeni-mamak-kentsel-donusumprojesi/?filter=kentsel-donusum, consulté le 05.10.2021.

La transformation urbaine est avant tout politique.

Le maire actuel de la métropole d’Ankara, Mansur Yavaş est un membre de CHP (le parti de l’opposition à l’AKP), élu en 2019. Il ne défend pas les mêmes valeurs que Melih Gökçek (l’ancien maire d’Ankara pour une durée de 23 ans). La photo ci-dessus est prise à Mamak Karaağac, un ancien quartier de gecekondus aujourd’hui transformé. Dans une vidéo publiée en juillet 2020 par la municipalité métropolitaine d’Ankara, Yavaş critique cette forme urbaine massive et inhumaine. Il exprime également une envie de trouver un autre moyen de transformer les quartier populaires. La vidéo commence par l’image ci-dessous, avec la note :

« NOUS N’ALLONS PAS CONSTRUIRE CE GENRE DE BÂTIMENTS. »

lien de la vidéo URL : https://www.youtube.com/watch?v=hn00ySOPqSk, consulté le 03.11.2021

2.2.3 Ceux qui luttent pour une transformation alternative : Karanfilköy

Les deux exemples de PTU que nous avons examinés nous montrent la réalité de la transformation urbaine en Turquie. Réalisés soit-disant « pour améliorer les conditions de vie des habitants », ils ne pensent en réalité aucunement à la vie de ses usagers et mènent à des formes urbaines invivables. Les intérêts économiques derrière ces projets ainsi que leurs conséquences sociales sont désormais connus à travers la situation actuelle des centaines de quartiers de gecekondus en Turquie. Face à ce constat effrayant, comment les habitants des quartiers nouvellement confrontés à une potentielle transformation se situent-ils face à l’effacement possible de leur habitat ? En fait, leurs réactions divergent : certains sont pour la transformation car les gecekondus sont devenus techniquement obsolètes et dangereux, tandis que d’autres ont peur de ne plus retrouver la vie de quartier qui leur est chère. Dans une zone très centrale à Istanbul déclarée comme zone de transformation, à Karanfilköy, les habitants à la fois défendent la nécessité de la transformation et ne veulent pas perdre leur culture de quartier. Une association qu’ils ont fondé réfléchit alors sur une transformation alternative : « un projet de transformation qui pense d’abord l’humain, l’usager de l’espace, pas le bâti ou l’argent en premier lieu. » Un projet exemplaire est-il en train de naitre ? Les notes de mon enquête dans le quartier et notamment celles de mon entretien avec le président de l’association AK-DER révèle ainsi les enjeux d’un projet plein d’espoir.136

Karanfilköy est le seul quartier de gecekondus à Beşiktaş. Les premières installations dans le quartier se sont faites il y a 70 ans, par des migrants de l’Est de la Mer Noire et par la suite de l’Anatolie centrale et les premières infrastructures sont arrivées dans le quartier en 1987. Aujourd’hui, il y a une vraie vie de village dans une zone entourée des quartiers les plus riches d’Istanbul, remplis de buildings et de logements de luxe, de villas. Ce qui y est unique c’est donc la présence d’une culture d’habiter dans le quartier, qui est l’identité de Karanfilköy. La mixité et la bonne entente entre les habitants sont essentielles pour la continuité de cette culture du vivre ensemble. En effet, les habitants de différentes origines, de croyances et d’opinions politiques se retrouvent ici, se respectent et s’entraident. La résistance contre deux tentatives de démolition a soudé les habitants et leur a fait comprendre la force de la collectivité et de la solidarité.

« Avec la construction du deuxième pont du Bosphore, le pont de FSM les promoteurs ont commencé à s’intéresser à notre quartier. En 1996 ils sont venus un matin avec des bulldozers pour la démolition. Nous étions surpris, avons dû résister coûte que coûte. Et nous avons réussi, ils sont partis sans démolir une grande partie du quartier. »

136

Entretien avec Şinasi Yalçın, cf. Annexe n°8, page 221. Les extraits de la page 86 à 89 sont tirés de ce dernier.

L’association de quartier AK-DER (Akatlar Derneği), est une organisation publique et sociale, fondée en 1992 pour défendre les droits des habitants et renforcer la solidarité. Elle essaye de sortir du cadre classique d’association de gecekondu, en organisant diverses activités comme des panels, des cours. En ce qui concerne l’avenir du quartier, l’association a fait une première proposition qui révèle leur attachement aux gecekondus :

Pour la première fois en 2005, la transformation urbaine a été évoquée pour Karanfilköy. Aujourd’hui les fonciers appartiennent à la municipalité d’Istanbul, et personne n’a de titre de propriété dans le quartier, la plupart ont des titres provisoires. Les habitants avaient dès le début la volonté de penser à une solution résiliente, une transformation « sur place » (yerinde dönüşüm), afin de pouvoir habiter toujours au même endroit, mais dans de nouvelles constructions. C’était en quelque sorte la première condition d’un projet alternatif aux PTU visant à gentrifier les zones près du centre-ville en expulsant les habitants de gecekondus.

Suite aux demandes insistantes de l’association, une proposition a été faite par la présidence, de faire un accord avec l’entreprise de construction MESA pour la future transformation de Karanfilköy. En mai 2016, il y a eu le protocole pour le projet de transformation et ils ont déclaré le quartier Zone de Transformation Urbaine, pour au total 650 foyers et 70 commerces. Mais la vrai approbation a été faite avec l’arrivée de İmamoğlu au poste de maire de la Métropole d’Istanbul. MESA a pris l’approbation 137 du Ministère de l’Urbanisme et de l’Environnement et de la présidence le 6 avril dernier. La cadre formel du projet alternatif était mis en place.

« Nous avons proposé quelques idées de projet : par exemple nous voulions que nos gecekondus restent en place tout en étant légalisés (car avant tout nous aimons nos maisons) pour servir d’exemple de quartier de gecekondu dans le futur où il n’y aura plus aucune trace de ce type d’habitat auto-construit. L’idée était que le quartier soit qualifié comme une zone à protéger (SIT). Évidemment ils ont refusé cette proposition. »

« En Turquie la politique dominante de transformation urbaine c’est un changement complètement du haut vers le bas. Ce sont les immeubles que l’on veut changer, pas la vie des gens ou leurs conditions de vie. »

137

Ekrem İmamoğlu est le maire de la Métropole d’Istanbul depuis 2019, un membre de CHP, le parti d’opposition à celui d’Erdoğan (AKP).

Le caractère alternatif de ce projet est lié à deux aspects : une démarche participative de projet et la mise en place des principes d’un aménagement architectural et urbain qui permettraient de garder quelques aspects de la vie de quartier. Concernant la participation, les responsables de l’association ont réalisé des réunions chez les habitants pour parler au sujet du PTU et prendre leur avis. Ils ont ensuite archivé les paroles des habitants sous format vidéo. Ainsi, c’est un ensemble d’avis et d’idées qui a crée le projet, une démarche respectueuse et démocratique. Pour déterminer les parts des bénéficiaires dans le nouveau projet, l’association a catégorisé les gecekondus existants selon les dimensions (m2), la présence de commerce, en se basant sur les vues aériennes.

En ce qui concerne les typologies des bâtiments devant être construits, elles seront en forme de maisons en bande avec des jardins (sıra bahçeli evler), et des appartements avec des terrasses dans les blocs d’immeubles. Ces blocs ne vont pas dépasser R+4, contrairement aux typologies dominantes (des tours et des grattes-ciels), il y aura une architecture basse qui permettra une meilleure communication avec la rue. Ce qui est essentiel dans un quartier de gecekondus est le rapport aux espaces extérieurs, à la rue et aux jardins. La conception du projet de logement à travers ce rapport à l’espace extérieur pourrait être vu comme la principale différence à venir avec la transformation dominante.

Enfin, toujours en cours de préparation, Karanfilköy demeure un lieu d’espoir pour une transformation « pour et avec l’humain », contrairement à la transformation courante « pour et avec l’argent ». Cet exemple met en lumière l’importance de la lutte des habitants dans la démarche de la transformation urbaine. Si ce processus alternatif a pu se mettre en place, c’est grâce à l’organisation collective des habitants autour d’une association. Ayant peur de perdre leur culture de quartier, leur mode de vie qui leur convient depuis des décennies et leurs relations de voisinage, les habitants ont affronté avec solidarité et courage toutes les complexités politiques de la démarche. L’organisation collective parait le seul moyen de lutter contre ces projets tant que les politiques de transformation restent telles quelles. Ainsi, le projet défend qu’une réelle transformation urbaine passe par la participation, la prise de parole des habitants sur leur habitat.

« Les promoteurs sont venus nous dire qu’on était des envahisseurs et qu’on n’avait pas le droit de rester ici. Pour moi, les vrais envahisseurs sont les gratte-ciels qui envahissent le ciel de tout le monde, pas ceux qui devaient s’abriter dans l’urgence sans avoir d’autre choix et qui ont fini par construire leur habitat tout seul avec beaucoup d’efforts. Il faut arrêter d’exclure et de mépriser les habitants de gecekondu car nous sommes les vrais occupants de ce quartier. Il faut d’abord changer l’imaginaire des gens sur ces habitats, il est essentiel de porter un nouveau regard pour faire bouger les choses. Tout dans un habitat de gecekondu, est fait avec une attention particulière aux usages. C’est un ensemble de savoir-faire qui subsistent et ces habitants savent plus que les citadins qui ont une vie beaucoup plus facile. »

photo de l’auteure, Karanfilköy, Istanbul, le 26.04.2021

Karanfilköy actuel en images

enquête de terrain, cf. annexes page

les quatre photos sont de l’auteure, Karanfilköy, Istanbul, le 26.04.2021

Pour l’instant, il n’y a aucune image diffusée du projet à venir dans le quartier.

« Ces habitants ont leur culture propre et on leur fournit pour des raisons inexplicables exactement le contraire de ce que leur « être social » demande pour survivre dans des sociétés dures et tranchantes. »

Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 59

2.3.1 La défaillance des logements de TOKI

Nous avons vu à travers quelques exemples de PTU différents que la transformation urbaine signifie la recréation de l’espace urbain, de rasage des quartiers informels en Turquie. L’effacement des gecekondus du paysage urbain représente pour une grande partie des habitants un déplacement vers des logements construits par TOKI. Un nouveau mode de vie attend les bénéficiaires de ces logements : une vie d’appartement dans un des immeubles d’une cité fermée et « sécurisée » avec des grillages, une vie sociale à découvrir dans de grands espaces communs. Une vie à l’opposé de ce que les habitants ont connu leur est aujourd’hui imposée, tout en étant montrée comme porteuse d’améliorations dans le mode d’habiter. « D’après le discours dominant, les PTU servent les intérêts des occupants qui, débarrassés de leur maison « hideuse », « insalubre » et « délabrée », sont installés dans un logement « moderne » et tout confort, avec des services de haut de gamme138. » Cependant, le résultat de la plupart de ces déplacements s’avère comme une inadaptation générale à la nouvelle vie de cité. De par l’absence de considération de la culture d’habiter de cette population dans la conception de projet et les conséquences sociales qui en résultent - notamment la perte des relations de voisinage -, ce modèle de logement est vu comme socialement défaillant. Mais la défaillance des logements de TOKI ne se limite pas à ce caractère (anti)social : le changement de rapport à l’espace, les 139 difficultés économiques rencontrées dans la vie en logement collectif, l’organisation mécanique, le système réglementé et la spatialité homogénéisée des cités y jouent également un rôle indispensable.

Le premier gros changement que les blocs de logements entraînent dans le mode de vie des habitants est une amélioration dans le confort matériel de l’habitation. En effet, ces immeubles offrent une facilité d’accès aux besoins élémentaires dans les habitations comme l’eau courante, l’eau chaude et l’électricité. Toutes les infrastructures essentielles qui ont mis des années à venir jusqu’aux gecekondus, et qui ne se sont peut-être jamais vraiment bien installés, ici sont proposées d’office. De plus, l’existence d’un ascenseur dans l’immeuble et du bitume sur les chemins d’accès participent aux promesses d’un quotidien plus facile. Un caractère « moderne » qui constitue le principal point d’attraction revendiqué par les responsables de projet est d’abord donné à ces nouveaux espaces de vie par ces services. Pour certains habitants de gecekondus, surtout ceux qui font partie des premières générations de cet habitat informel et qui commencent à être âgés, cet accès à un confort matériel semble représenter un changement révolutionnaire.

138

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 269. Traduction de Sylvie Muller.

139

« (Anti)sosyal konut modeli » en turc, expression empruntée au documentaire Ekümenopolis, minute 54:00. Traduction de l’auteure.

Ilknur: Ça paraissait très attrayant aux gens d’imaginer qu’ils allaient vivre en appartement. Vivre dans un gecekondu ne paraissait pas agréable. Les conditions de vie étaient beaucoup plus pénibles. Imagine, la maison n’a qu’un poêle pour se chauffer, tu vas dans la cuisine, il fait glacial, tu essayes de prendre une douche, tu gèles.

Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Bien que ce confort matériel permette de meilleures conditions de vie, il ne représente pas toute la réalité du changement de mode de vie des habitants. Tout d’abord, on témoigne d'un décalage important concernant la conception des logements et les usages quotidiens de la population destinée à y habiter. Comme il est possible de le voir dans l’exemple du PTU de Nouveau Mamak, il existe une homogénéité dans les bâtiments de TOKI. En effet, ces projets s’inscrivent dans une logique néolibérale ayant pour but de produire le plus de logements possibles dans les plus brefs délais (le logement étant vu comme une marchandise). Les logements sont alors conçus sur un plan d’appartement standardisé. Ces plans sont le plus souvent calqués sur les 140 logements de la classe moyenne, correspondant à l’aménagement des espaces qui répondent aux besoins propres de cette classe sociale. Ainsi, la mise en œuvre du « plan standard » contredit les besoins et les usages des anciens habitants de gecekondus. Aucun espace n’est prévu pour le stockage des provisions venus du village, ni pour les activités comme laver des tapis. Il n’y a aucune flexibilité dans l'espace qui permettrait d’effectuer des changements en fonction des besoins. Ayant quitté leur habitat dont l’essence est fondamentalement évolutive, ces habitants ne peuvent aucunement intervenir dans les espaces afin de les adapter à leurs usages. Une même incompatibilité est ainsi valable pour les espaces extérieurs. Alors que les acteurs des PTU font des promotions avec des chiffres montrant la dimension des espaces verts à être créés, ces espaces n’ont rien à voir avec la notion de jardin d’un gecekondu. Les habitants ne peuvent ni planter des légumes ni des arbres fruitiers pour créer un support économique dans ces immenses espaces prédéfinis et fermés à toute interaction habitante.

Malgré ces limites clairement définies dans les espaces des cités de TOKI, qui essayent en quelque sorte de mettre les habitants dans un cadre stricte avec des usages décalés, les habitants n’abandonnent pas toujours leur mode de vie qui leur permet de subsister économiquement et socialement. Ainsi, on observe une opposition marquée entre la conception « moderne » de la cité et son utilisation « rurale » par les habitants venus des gecekondus. Cette opposition crée des désaccords continuels sur la manière de se comporter dans les espaces communs, les pratiques de la vie quotidienne

140

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 20.

transgressant presque toutes le règlement établi par TOKI. En effet, la vie de cité est 141 une vie réglementée ; selon l'administration de la cité, les habitants des anciens gecekondus doivent apprendre « la vie d’appartement » . En plus d’un manque de 142 considération pour la conception du projet, il y a un certain mépris dans ce discours qui traite les habitants de gecekondus comme des personnes inadaptées à la vie urbaine et qui souligne une volonté de transformation de leur mode de vie.

Outre cette incompatibilité concernant les usages, un autre décalage entre les logements de TOKI et les habitants se montre dans la dimension économique du quotidien. Faisant partie d’une classe économiquement défavorisée, les habitants de gecekondus, avaient trouvé des mécanismes qui viennent d’un savoir-vivre rural et qui leur permettait de réduire leurs dépenses quotidiennes. Dans les nouvelles cités, non seulement il n’y a plus de place pour ces mécanismes, mais ces habitants à revenus bas se retrouvent aussi dans l’obligation de payer des charges mensuelles pour l’entretien des espaces communs. Payant déjà les traites du crédit qui leur permet d’être propriétaire de leur logement, ces charges constituent un deuxième poids économique pour cette population.

Ces changements dans le mode de vie et les usages se reflètent ainsi dans les relations humaines. Une des conséquences sociales les plus importantes du passage à une vie d’appartement concerne les relations entre les voisins. Le modèle de logement proposé par TOKI engendre une individualisation dans la vie quotidienne. La superposition des habitations et la multiplicité d’étages empêchent toute communication spontanée que l’on pouvait trouver dans des quartiers de gecekondus, entre les maisons et la rue. Autrefois, les habitants trouvaient dans leur quartier des espaces de partage spontanément créés, mi-privés mi publics, qui permettaient de s’asseoir, d’interagir sans gêner personne. De par la solidarité et l’entraide nécessaire à la survie, les voisins étaient devenus comme une famille. Aujourd’hui les habitants des cités de TOKI expriment le fait qu’ils ne connaissent même pas leurs voisins. En effet,

Birce : Et dans l’appartement votre vie est devenue plus facile qu’avant ? Nalan : Non pas du tout… Avec les charges mensuelles etc, il y a tellement plus de dépenses…

Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

141

ERMAN Tahire, « Ethnographie du gecekondu. Un habitat auto-construit de la périphérie urbaine », dans Éthnologie Française, vol. 44, 2014, page 270. Traduction de Sylvie Muller.

142

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 20. Traduction de l’auteure. 95

le lien tissé avec un espace résulte aussi d'un partage culturel mutuel. L’absence 143 d’espaces permettant ce partage amène une difficulté d’appropriation spatiale, les habitants restent étrangers aux espaces communs de la cité et aux autres habitants. Enfin, si affronter les difficultés matérielles du gecekondu n’était possible qu’en étant en collectivité, on peut dire qu’aujourd’hui dans les cités il s’agit toujours d’une vie difficile, mais cette fois dans la dimension immatérielle et à l’échelle individuelle.

Nalan : Oui mon appartement est bien je suis contente mais il n’y a pas de voisinage comme avant. On est tous venu du village. Depuis 2008 j’habite en appartement. Et avant j’habitais dans un gecekondu vers Pamuklar.

(…)

Birce: Votre vie était-elle plus facile dans le gecekondu ? Nalan : Oui bien sûr, les voisins me manquent. Maintenant le voisin d’à côté ne nous connaît même pas. On avait plein d’arbres, des muriers, pommiers… Entre 48 appartements de mon immeuble je ne connais personne je crois. Je connais un peu ceux d’à côté mais on n’a pas vraiment de complicité. Je ne connais que mon voisin du 11ème étage. Personne n’a envie d’être en contact avec personne.

Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Birce: Et quand vous avez aménagé en appartement ça vous paraissait étrange ? Nazım: Ah oui n’en parlons même pas je commence à peine à m’habituer à vivre ici. Je faisais des barbecues trois jours par semaine quand j’habitais en gecekondu. On appelait nos voisins on leur disait « Préparez le thé, on arrive bientôt! ». Ça doit faire deux-trois ans que j’ai commencé à m’habituer à vivre ici. Au début ça me paraissait comme une prison, mais heureusement qu’au final nos voisins sont des gens bien.

Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

143

GÖZÖZKUT B. & M. SOMUNCU, « Ankara’da Yeni Mamak Kentsel Dönüşüm Projesi Ölçeğinde Dönüşen Mekânlar, Değişen Gündelik Hayat Pratikleri » dans Journal of Ankara Studies, n°7(1), 2019, page 112.

Quant à l’organisation spatiale de ces cités, il est possible de remarquer qu’elle met en place un système de contrôle. Sans même parler du fait que ces cités soient fermées à l’extérieur, le quadrillage de l’espace, la duplication des bâtiments et leur alignement donnent à ces espaces de vie un caractère homogène, presque militaire. La Turquie, l’ultime disciple du modèle européen pour son développement (avec toujours du retard) et rêvant d’une modernisation, aujourd’hui fait-elle ce que la France a fait il y a 70 ans ? Si elle lui emprunte le modèle des HLM pour des raisons différentes, elle l’interprète de manière plus dure, plus massive, plus machinale, dans un contexte néolibéral. Sous le régime d’AKP, le « projet de modernisation » ayant laissé sa place à un « projet de rente » , elle prend la logique de construction rapide et peu chère avec 144 des plans standardisés, dans le but de créer le plus de bénéfices possibles. De cette logique résultent des logements « légalement stérilisés, détachés de leur contexte et du désordre organique, des habitats glacés » . Le fait que les HLM en France 145 « aujourd’hui ne conviennent plus car la misère de leur implantation se révèle, par leur groupement, leur homogénéité, leur politique de peuplement, leur construction, leur image.»146, pointe vers un scénario où ces cités construites en Turquie par TOKI poseront de grands problèmes à l’avenir. Cette politique de relogement pourrait se résumer à un remplacement du « problème » de gecekondus par un problème de cités, du fait de ne traiter le sujet qu’à partir du bâti et de ne jamais chercher à comprendre la dimension sociale d’un vrai problème d’inégalités et de différences. Enfin, dans ces « grandes machines à déraciner », on retrouve la même abstraction que dans la plupart des espaces modernes, qui nie la part de l’émotion et de l’attachement à l’habitat :

« Le modernisme avait évité, avec la plus grande angoisse, tout espace qui pouvait « accueillir » des habitants, donc prendre une forme significative, aimable, invitante, creuse, semi fermée, chaleureuse, diverse, etc. »

Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 59

144

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 22. Traduction de l’auteure.

145

Termes empruntés à Simone et Lucien Kroll, dans KROLL Simone & Lucien, Tout est paysage, Éditions Sens & Tonka, octobre 2001, page 19 et page 61.

146 Ibid., page 21

Le PTU du Nouveau Mamak, Ankara

URL: https://www.baretdergisi.com/yeni-mamak-kentsel-donusum-projesinin-ihalesitemmuzda/19768/, consulté le 29.10.2021.

Mamak, Ankara, date inconnue

article mis en ligne le 04.07.2018, URL : https://www.projedefirsat.com/haber/ankaramamak-kentsel-donusum, consulté le 29.10.2021.

2.3.2 Un habitat informel, pourvu de qualités ?

Le passage des gecekondus aux blocs de logements sociaux amène de nombreux changements dans le mode de vie des habitants. Une comparaison entre le remplacé et le remplaçant avec la transformation urbaine nous fait découvrir que ce passage est en effet plein de contrastes. Que disent ces contrastes sur le gecekondu ? Si l’analyse des cités construites par TOKI met en lumière leur défaillance, cette défaillance peut permettre de révéler certaines qualités que possédaient les gecekondus. Des habitats collectivement dénigrés, leur construction sociale a un rôle indispensable dans leur disparition actuelle (cf. 1.3.2). Le regard négatif dominant est dissous dans les arguments des responsables qui voient la transformation urbaine comme un nettoyage. Relever les contrastes entre les gecekondus et les logements de TOKI pourrait nous permettre de déconstruire cette construction sociale et former une nouvelle perception sur cet habitat informel. Ainsi, comme proposé en fin de la première partie, nous pourrons voir le gecekondu comme un espace « autre », de par son mode de fonctionnement propre à un groupe social.

Les exemples de projets que nous avons vus nous montrent que la transformation urbaine n’efface pas seulement les gecekondus du paysage, mais amènent en quelques sortes leur extreme opposé. Dans cette nouvelle ère, l’informel est enfin remplacé par le formel, l’organique par le mécanique, le collectif par l’individuel, le personnalisé par le standardisé et la liberté d’action/d’intervention laisse sa place à un sentiment d’emprisonnement. Un tissu urbain développé dans le temps parallèlement à l’évolution des habitats selon les besoins et les circonstances est ainsi détruit par un urbanisme avec des limites déterminées, imposantes, purement fonctionnelles et difficiles à changer. La décision des habitants n’a pas sa place dans l’évolution de cette forme urbaine, ces derniers étant considérés comme de simples usagers, ou surtout des consommateurs de l’espace. Ainsi, la transformation urbaine vue sous cet angle est un phénomène qui créé un type d’habitat et un mode de vie inadaptés à ses usagers, à leurs codes sociaux et à leur mode de fonctionnement émanant de leurs conditions de vie spécifiques.

Force est de constater que dans les logements sociaux « modernes » les qualités que le gecekondu offrait dans la vie quotidienne se perdent au détriment d’un confort matériel. En effet, le remplacement des gecekondus par les logements sociaux qui est un fruit du système néolibéral emprunte ce modèle de logement au modernisme et l’essence de l’habitat à la pensée moderne. Bien que les difficultés quotidiennes liées à l’infrastructure constituent une partie essentielle de la vie en gecekondu, le mode de vie offert dans les logements de TOKI nous pousse à penser que tout n’est pas le confort matériel dans un habitat. Ce qui fait un habitat c’est un ensemble d’interactions avec l’espace, la nature et les autres êtres sociaux. Et dans un gecekondu, la qualité peut-être la plus importante est cette capacité de communication. La principale raison

de la lutte des habitants de Karanfilköy, de défendre leur vie de quartier et culture d’habiter soutient l’importance de cette dimension que l’on peut appeler immatérielle pour les habitants.

Au delà de cette dimension immatérielle, le gecekondu permet également d’avoir certains conforts dans la vie quotidienne de par sa typologie de la petite maisonnette indépendante. Si une vie collective règne au sein du quartier, il existe une liberté d’action au sein de l’habitation. Les anciens habitants de gecekondus qui aujourd’hui vivent en appartement expriment avec nostalgie cette liberté :

Mediha: On a habité à Pamuklar pendant 18 ans. On avait nos cerisiers, nos abricotiers. Je plantais des haricots aussi. On était bien avec nos voisins, et on avait aussi un saule pleureur sous lequel on faisait des crêpes (gözleme).

Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Mediha: Oui, le gecekondu était si bien. Maintenant quand je fais une pâte à pain je suis obligée de descendre pour rincer les draps de miettes, alors qu’avant je le faisais depuis ma fenêtre. Tu vis dans beaucoup plus de confort dans un gecekondu. Tu fais ce que tu veux, personne ne t’entend. (…) Ici tu ne peux même pas planter un clou.

Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante de gecekondu, cf. Annexe n°1

Enfin, le gecekondu pourrait être considéré comme un espace « autre » pourvu de qualités car en étant émergé d’une obligation de se loger dans l’urgence, il a progressivement permis à une population de trouver un mode de fonctionnement spécifique pour habiter la grande ville, en mélangeant les savoirs ruraux avec les conditions urbaines. « Au vu des cités construites par TOKİ pour les migrants ruraux/ les pauvres urbains, pleines de contradictions culturelles et économiques, le « modèle des gecekondus peut être considéré comme une réussite »147 . Ces migrants ruraux ont pu devenir des sujets en construisant leurs propres logements dans les villes, être libérés de l'enfermement dans des espaces conçus par des professionnels. Avec les espaces qu'ils ont créé et des pratiques d'utilisation de l’espace qu’ils ont découvert, ils

147

ERMAN Tahire, « Sitede gecekondu manzaraları » dans Gecekondu Sohbetleri : Arşiv, bellek, İmge, Mekan, Mimari, GSAPP Books, 2018, page 22. Traduction de l’auteure. 100

ont su créer un mode de vie qui leur convient. Ainsi, le gecekondu ne devrait pas être 148 vu seulement comme un type d’habitat informel, mais également comme un ensemble de pratiques d'utilisation de l'espace produits par les habitants en tant que sujets , 149 comme une culture d’habiter. Le gecekondu, qui a un rôle important dans la vie des pauvres urbains, car il constitue un lieu de vie, un espace de liberté et une sécurité sociale représente une manière non-conventionnelle de construire et d’habiter la grande ville, un contre-espace qui démontre ce qui échappe à la pensée moderne, aux convictions du système néolibéral.

Regarder le modèle de logements des remplaçants est une des méthodes de dévoiler « les qualités spatiales, le caractère soutenable, la force sociale et la capacité résiliente des quartiers de gecekondus qualifiés de pauvres, dont la pauvreté affirmée interdit même de les regarder et de voir au-delà de la situation économique de leurs habitants. » Si nous n’avons pas évoqué la totalité de ces caractéristiques par cette 150 méthode de comparaison, aborder le cas d’un quartier spécifique par une méthode d’observation nous permettra de mieux les comprendre la partie suivante.

148 Ibid., page 18

149 Ibid., page 16

150

CANKAT Ayşegül, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, 2017, page 95.