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3. Un quartier en attente de transformation : Şirindere

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UN QUARTIER EN ATTENTE DE TRANSFORMATION, ŞIRINDERE

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photo de l’auteure, Şirindere, Ankara, le 09.06.2021, vue depuis la rue 1550

Dans cette troisième et dernière partie, nous allons aborder le cas spécifique d’un quartier de gecekondus de la première génération, situé à Ankara, appelé Şirindere. Ce quartier est installé dans une zone résidentielle constitué en majorité par des immeubles d’habitations. Il se situe dans une vallée verdoyante. Actuellement, Şirindere voit peu à peu disparaitre ses gecekondus. Tel un microcosme isolé, un village coincé dans une ville, ce quartier est également entraîné dans un processus de transformation urbaine.

Le choix de ce terrain d’observation est lié à un rapport spécifique que j’ai eu avec cette vallée. Ayant habité dans un complexe de logements collectifs limitrophe à celle-ci, je l’avais considérée avec indifférence pendant mon enfance et n’y étais jamais allée car elle me paraissait interdite. Dans le cadre de cette recherche, j’ai décidé de faire connaissance avec cette vallée pour me frotter à la réalité de ses habitats informels, ainsi que le mode de vie de ses habitants. Mais c’était presque trop tard : au cours de mes excursions récentes, j’ai pu constater que la vallée avait subi des changements importants et que la vie n’y était plus la même. Nous allons étudier ce que Şirindere a vécu au fil du temps, à travers un processus de transformation, avec, d’une part le départ de ses habitants, et d’autre part, l’arrivée d’un autre groupe qui a suscité la démolition d’une grande partie de ses gecekondus. Le fil conducteur de cette partie sera mes enquêtes de terrain de 2020 et de 2021.

La (re)découverte de la vallée interdite aura une double importance pour la présente recherche : elle nous permettra dans un premier temps de nous intéresser la situation incertaine des gecekondus liée à leur disparition éventuelle avec la transformation urbaine, ainsi que le projet qui a été dessiné pour la vallée mais dénoncé par différents acteurs. Enfin, en nous appuyant plus précisément sur les relevés habités et les enquêtes photographiques réalisées sur les derniers gecekondus restants dans la vallée, nous regarderons en quoi le gecekondu représente un espace autre, un modèle d’habitat résilient.

Şirindere représente un potentiel terrain de PFE-recherche. Même si aujourd’hui il n’est plus qu’un quartier à majorité démoli et pris dans un devenir incertain, les observations et analyses que j’ai pu y effectuer ouvrent plusieurs pistes pour réfléchir à la transformation de la vallée. Il pourrait y avoir une solution, notamment architecturale, plus humaine qui pourrait mettre à bas les préjugés sur les gecekondus.

photo de l’auteure, Şirindere, Ankara, vue depuis la rue 1591, le 21.06.2021

Pour donner un court contexte historique, les installations informelles de Şirindere ont une histoire d’environ cinquante ans. Dans les années 1950, il existait deux points d’installation dans le quartier actuellement connu sous le nom Çiğdem : le village de Karakusunlar et un regroupement de gecekondus dit Çiğdemtepe. Dans le village, l’activité économique principale était l’élevage laitier, typique de la région. La vallée sur laquelle les gecekondus de Şirindere se sont installés était à l’époque utilisée pour les pâturages.152

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ÜÇER Z. Aslı Gürel & ÖZKAZANÇ Seher, KOKOL Neslihan, « Şirindere Gecekondu Sakinlerinin Sosyal Dışlanma Deneyimleri », article publié dans le magazine Idealkent, n°25, vol. 9, mars 2018, page 839.

C’est dans les années 1970 que le quartier Çiğdem a commencé à s’urbaniser. Plusieurs coopératives de logements ont acheté des terrains dans le quartier afin d’y 153 construire des cités, des ensembles de logements collectifs à multiples étages. Ainsi, le besoin de main-d’oeuvre pour la construction de ces derniers a entraîné un flux de migration d’ouvriers. Majoritairement venus de la ville d’Erzurum, ces ouvriers ont choisi le moyen le moins cher pour répondre à leur propre besoin de logement, une méthode commune et peu chère. Ils se sont installés dans la vallée de Şirindere et y ont auto-construit des gecekondus. Une seconde vague de migrants a suivi cette première vague dans la vallée. Avec l’aide du maire (muhtar), d’autres migrants de divers villages d’Anatolie (Manisa, Çankırı, Yozgat, Kırşehir…) venus à Ankara pour travailler comme ouvriers dans divers secteurs y ont également construit leur gecekondu. Jusqu’aux années 1990, la construction des gecekondus à Şirindere s’est accélérée jusqu’aux années 2000, pour ensuite graduellement s’arrêter. Ainsi, la vallée s’est « complètement isolée du reste du quartier de Çiğdem, à la fois sociologiquement et spatialement.154

Avec la construction de ces cités, Çiğdem est devenu un quartier majoritairement résidentiel. En effet, la cité est une forme très commune de logement urbain en Turquie. Pour aborder la transformation urbaine, nous avions déjà évoqué l’existence des cités de luxe (cf. 2.2.1) et analysé certaines caractéristiques des cités construites par TOKI à la place des quartiers de gecekondus (cf. 2.3.1). En Turquie, une cité signifie « un complexe de logements collectifs situés en ville, géré depuis un centre spécifique et généralement sécurisé », ou « un ensemble de résidences construites pour certains professionnels ou établies à certaines fins » . Enfin, c’est 155 un ensemble de logements collectifs avec souvent des espaces communs exclusifs aux résidents, comme des jardins, des espaces extérieurs. Avec sa délimitation pour la sécurité et les vigiles que l’on retrouve parfois, une cité présente une forme spatiale fermée sur elle-même, se méfiant en quelques sortes de la rue, à l’image des gated communities. Néanmoins, la population ciblée par ces logements peut varier. On retrouve des cités ciblant la classe moyenne (souvent celles qui sont construites dans les années 80), tandis que les cités récemment construites s’adressent à une classe riche, avec des commerces réservés aux résidents, des piscines et des salles de sports, enfin, toutes sortes de services attractifs. Dans le quartier Çiğdem, regroupant un nombre important de cités, la majorité de ces complexes résidentiels est habitée par les personnes faisant partie de la classe moyenne ou de la classe moyenne supérieure.

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La construction des logements par des coopératives est très courante en Turquie. Les membres d’une coopérative ont parfois le même métier, ou se connaissent par d’autres liens. Souvent ils construisent une partie des logements pour les revendre et ensuite partager le bénéfice.

154 Ibid., page 841.

155 TDK, dictionnaire turc : URL : https://sozluk.gov.tr, consulté le 02.11.2021. Traduction de l’auteure. 107

Les immeubles de complexes résidentiels du quartier Çiğdem, étant pour la plupart des immeubles sécurisés et à multiples étages, présentent une morphologie complètement opposée à celle des gecekondus. On découvre à travers cette première opposition la plus remarquable, les premières traces d’une dualité marquante au sein du quartier. Les gecekondus de Şirindere, eux portent l’identité architecturale typique des habitats informels de la première génération : ils sont bas, composés souvent d’un étage au maximum deux, disposant d’un jardin. Construits par des migrants d’Anatolie, ils renvoient directement à un imaginaire rural, créent ainsi un contraste avec leur environnement qui lui, est de l’ordre de l’urbain. L’histoire de l’urbanisation du quartier Çiğdem que nous avons brièvement abordé révèle l’existence de deux classes socio-économiques différentes au sein de ce quartier : les gecekondus sont originellement des habitats d’anciens paysans qui ont participé au chantier de la construction des cités, lesquelles sont destinées à être habitées par les citadins.

illustration de l’auteure

3.1.2 Un microcosme et sa ségrégation socio-spatiale

La vallée de Şirindere contient environ 250 gecekondus , représente un 156 microcosme de par sa séparation géographique, typologique et sociale du reste du quartier Çiğdem. En effet, une dualité existe au sein du quartier, à la fois à l’échelle des habitats (formels/informels) et de ses habitants. De multiples barrières empêchent la communication entre les habitants des gecekondus et ceux des cités de Çiğdem : des barrières physiques comme l’apparence visuelle et les invisibles, formées par une distance sociale.

En termes d'environnement, Şirindere est assez vert et accidenté. Les maisons étant adossées aux flancs de la vallée, la plupart des activités des habitants des gecekondus a lieu au sein du ruisseau. Mais il existe un premier obstacle physique/ spatial pour accéder à ce coeur de la vallée, notamment lorsqu’on se trouve sur les deux rues qui longent la vallée de deux côtés haut (cf. plan). Bien qu’il existe quelques chemins créés par les habitants avec des marches, ces dernières sont assez mal posées, très hautes et non-sécurisées. De plus, ces chemins étroits passent par les habitations des gecekondus pour descendre au ruisseau et constituent surtout des accès privés. La forme géographique de la vallée et l’inaccessibilité de la rue sont les premières raisons pour décrire Şirindere comme un microcosme. À cela s’ajoute l’existence de deux typologies de logements opposés ; les immeubles verticaux des cités d’une part et les petites maisonnettes de Şirindere, d’autre part, ce qui renforce la séparation physique au niveau visuel. Ainsi, l’organisation spatiale planifiée et souvent quadrillée des cités est également contrastée à la disposition organique des gecekondus sur la vallée.

Les caractéristiques physiques du microcosme de Şirindere sont facilement observables sur place, notamment au seuil de la vallée. Lorsqu’on se rend sur la rue 1550, - lequel a été mon principal point d’observation, avant et aujourd’hui-, on sent également la co-existence de deux univers, le croisement de deux classes sociales différentes et de deux modes de vie opposés. Si les deux groupes d’habitants ne se mélangent pas et n’ont pas une réelle communication, c’est en effet lié aux barrières invisibles que l’on peut observer après un certain laps de temps. En tant qu’ancienne habitante du quartier Çiğdem, pratiquante quotidienne de celui-ci, j’ai pu observer à la fois le microcosme physique de Şirindere dans sa version des années 2000, et ai vécu eu l’expérience de la distance entre ces deux classes sociales. Mes souvenirs en tant qu’enfant de cité révèlent l’absence d’interactions avec les habitants des gecekondus.

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ÖZGÜR Özge & ULUOCAK Gonca Polat, « Kentleşme-kentlileşme sürecinde sivil toplum örgütlerinin rolü: Ankara’da bir semt derneği ve gecekondu mahallesi örneğinde bir değerlendirme », dans Uluslararası İnsan Bilimleri Dergisi, vol. 8, n°1, 2011, page 237. 109

C’est dans une des cités de Çiğdem qui borde la vallée du côté Est, située dans la continuité de la rue 1550 et appelée Park Sitesi, que je suis née et que j’ai grandi jusqu’à mes dix ans. En quelque sorte, j’ai eu une expérience extérieure de la ségrégation socio-spatiale de ce quartier de gecekondu, avec un regard d’enfant qui s’ouvrait au monde. Pendant la période où j’ai pu observer cette vallée, elle ne représentait pas plus qu'un décor de théâtre pour moi. Un beau décor avec de grands arbres et des petites maisons, dont je n’avais aucune idée des histoires intérieures. En effet on n’y allait jamais ou bien on ne pouvait pas y aller, je ne savais pas pourquoi. C’était juste dans le cours des choses et il n’y avait pas de question à se poser làdessus, ou en tout cas pas encore. De mes yeux d’enfant, c’était une vallée impénétrable, interdite ; un grillage séparant mon lieu de vie des leurs. Très petite, je me souviens jouer dehors dans le jardin commun de la cité, avoir vu des enfants de mon âge de l’autre côté du grillage. Nous n’avions aucune communication et ce n’était qu’un pan de la distance sociale, d’une réalité du quartier Çiğdem comme plein d’autres en Turquie. Ce manque d’interactions qui était d’abord lié à une séparation spatiale, venait aussi des idées reçues sur la perception commune des gecekondus, présents dans mon milieu social, que j’avais reçu inconsciemment. Cette perception se traduisait non pas comme un regard particulièrement négatif envers ces habitats informels, mais comme une acceptation des inégalités socio-spatiales et surtout comme une indifférence envers le microcosme caché derrière ce décor de théâtre.

Birce : Je me souviens, quand j’étais petite, il y avait des enfants partout dans la vallée. Les habitants de Şirindere faisaient souvent de longues cérémonies de mariage, on aurait dit qu’il y avait surtout des familles qui y habitaient. Les gecekondus étant généralement définis comme l'arrivée de la vie rurale dans la ville, dans le milieu urbain, y a-t-il une ségrégation dans le quartier : qui se montre par un manque de participation aux activités de quartier, de l’association Çiğdemim etc.?

Muhtar : Bien sûr que oui. Vous avez donc aussi vécu ici. À Park Sitesi en plus, tout à côté. Il y avait un mur entre vous et eux. Quelle relation aviezvous avec les enfants qui habitaient dans ces gecekondus ? En parlant du passé, on dit souvent que nos voisins de la vallée étaient très gentils, leurs enfants aussi, nous allions chez eux, buvions du thé, cueillions des fruits de leurs arbres. Ce genre d’anecdotes si ‘mignonnes’ et nostalgiques sont racontées. Mais en ce qui concerne une réelle communication et une vie commune, vous savez qu'il y a une différence entre ceux qui vivent dans les gecekondus et ceux qui ont atteint un meilleur niveau économique. C’est un résultat des différences culturelles, politiques et économiques. Ce n'est pas spécifique à ce quartier, c'est une situation générale de ségrégation en Turquie. (…)

Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, cf. Annexe n°2

Derrière les gecekondus, la cité dans laquelle j’ai habité, Park Sitesi.

photo de l’auteure, le 09.06.2021

Ce microcosme enclavé socialement n’est pas qu’une impression personnelle. Le manque de communication entre les habitants des cités et ceux de Şirindere est corroboré par deux études réalisées sur le quartier.

La première étude réalisée en 2013 par des sociologues se porte sur la participation des habitants aux activités organisées par une association de quartier. Au sein du quartier Çiğdem, il existe une association participative nommée Çiğdemim, créée par les habitants de différentes cités et qui a pour but d’améliorer les conditions de vie dans le quartier, de renforcer la solidarité entre les voisins, de faire participer les habitants aux divers processus de décisions . Aujourd'hui composée d’environ six 157 cents membres, elle organise des événements culturels, artistiques et sociaux tels que des projections en plein air, des cours manuels, des conférences… Elle met à disposition un potager participatif, une bibliothèque, fait de la récupération de vêtements et d’objets et organise leur redistribution à ceux qui sont dans le besoin. Elle défend des valeurs écologiques et sociales. Enfin, avec un large éventail d’activités qu’elle organise, on peut dire qu’elle représente une des rares associations de quartier actives à Ankara.

Selon cette première étude basée sur des enquêtes et des sondages, malgré le caractère très actif de l’association, son engagement social et les valeurs qu’elle défend, les habitants de Şirindere ne participent pas à la vie associative. À la base de ce manque de participation se trouve une différence sociale avec les habitants des

157 URL : https://www.çiğdemim.org.tr/?p=11499, consulté le 25.09.2021. 111

complexes résidentiels, qui se montre au niveau de leurs activités et priorités. Selon un membre de Çiğdemim, la participation à l’association ne peut être réalisée qu'une fois les besoins fondamentaux satisfaits, c’est à dire pour les individus au-dessus d'un certain niveau économique, qui peuvent répondre à leurs besoins prioritaires . Ce 158 constat illustre que les habitants de Şirindere n’en sont pas au stade de participer à l’association. Mais au delà de cette différence de besoins, « une approche distante de ces deux groupes d’habitants semble être le plus grand obstacle à la participation des habitants de Şirindere à la vie associative. »159. En effet, les habitants des cités ont un regard négatif sur les gecekondus et leurs habitats, à l’instar d’une grande majorité de la classe moyenne turque, tandis que le seul intérêt des habitants de Şirindere pour aller voir l’association (ceux qui sont au courant de son existence, c’est à dire une minorité) se limite à l’aide pédagogique pour les enfants à travers les cours particuliers et le don de vêtements. De fait, du point de vue des habitants des gecekondus, l’association est seulement considérée comme une source d’aide. Cette étude met en lumière un fossé 160 culturel qui ne permet pas à ces deux populations de se mélanger au sein d’une association.

La deuxième étude est réalisée en 2018, dans une période où Şirindere se trouvait dans une situation particulièrement complexe (que nous allons aborder dans la deuxième sous-partie). Elle porte sur l’exclusion sociale des habitants de Şirindere, une notion directement liée à cette question de distance sociale et de microcosme fermé. Selon les deux constats majeurs que cette étude apporte, les habitants de gecekondus sont au courant de leur isolation spatiale (microcosme physique par les caractéristiques géographiques de la vallée, les grillages des cités) et s’en plaignent. Deuxièmement, une partie de ces habitants se sent particulièrement exclue par les habitants de Çiğdem. Ces habitants sont ceux qui sont le plus confrontés à croiser les habitants 161 des cités. Cette séparation physique amplifie l’exclusion sociale.

En m’appuyant principalement sur mon vécu, en tant qu’habitante et observatrice innocente, et sur les résultats de ces deux études, je peux dire que Şirindere constitue un véritable microcosme physique mais aussi social, qui fait l’objet d’une forte ségrégation socio-spatiale. Dans le quartier Çiğdem, il existe une forme urbaine binaire, constituée de cités et de gecekondus, due à une urbanisation très

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ÖZGÜR Özge & ULUOCAK Gonca Polat, « Kentleşme-kentlileşme sürecinde sivil toplum örgütlerinin rolü: Ankara’da bir semt derneği ve gecekondu mahallesi örneğinde bir değerlendirme », dans Uluslararası İnsan Bilimleri Dergisi, vol. 8, n°1, 2011, page 245.

159 Ibid,.

160 Ibid., page 246.

161

ÜÇER Z. Aslı Gürel & ÖZKAZANÇ Seher, KOKOL Neslihan, « Şirindere Gecekondu Sakinlerinin Sosyal Dışlanma Deneyimleri », dans Idealkent, n°25, vol. 9, mars 2018, page 849. 112

photo de l’auteure, Şirindere, le 09.06.2021

Entrée dans la vallée depuis la rue 1550, accès difficile et privatisé

photo de l’auteure, Şirindere, le 21.07.2020

3.1.3 Franchir les barrières à un moment critique

Si la vallée parait interdite, ses barrières sont-elles infranchissables ? Dans le cadre de la présente recherche, en tant qu’ancienne habitante d’une cité et consciente de la ségrégation de la vallée de Şirindere, j’ai décidé de franchir les barrières à la fois physiques et sociales de ce microcosme, de rentrer pour la première fois dans la vallée et discuter avec les habitants. Concernant les barrières sociales invisibles, j’ai dû déconstruire le regard que j’avais envers les gecekondus et leurs habitants. Ainsi, cette déconstruction m’a amené à remettre en question les mécanismes du milieu social au sein duquel j’ai grandi. Cette entrée dans la vallée dix ans après avoir quitté la cité, m’a permis de porter un regard critique sur la forme urbaine binaire du quartier Çiğdem et l’indifférence des habitants des cités envers Şirindere, malgré leur proximité. J’ai pu (re)découvrir cet espace que j’avais toujours trouvé en quelque sorte « autre », mais dans une situation particulièrement complexe liée à l’évolution du quartier au fil du temps.

Ma décision de franchir ces barrières et de rentrer dans la vallée a été prise à un moment critique pour Şirindere, qui a été confrontée à une éventuelle transformation urbaine. En effet, une grande partie des gecekondus de Şirindere furent vidés de leurs habitants (explication ultérieurement, cf. 3.2.2) et squattés par une autre population n’ayant pas du tout les mêmes codes. La présence de ce deuxième groupe créa des conflits avec les habitants restants de Şirindere, ajoutant une complexité sociale supplémentaire au quartier Çiğdem. Enfin, la vallée n’était pas comme je la connaissais auparavant, il était alors impossible de retrouver la même vie de quartier. Avec le temps, la vallée était confrontée à de nouvelles réalités, notamment par la transformation urbaine, comme la plupart des quartiers de gecekondus en Turquie. En faisant des entretiens avec le muhtar (le maire du quartier Çiğdem, cf. gloassaire), j’ai découvert certains détails de cette situation.

Şirindere est désormais un quartier de gecekondus en attente de transformation, coincé entre le passé et le futur, dans un état d’incertitude notable. Pour comprendre les enjeux de ce terrain, nous allons dans un premier temps aborder la situation complexe dans laquelle je l’ai redécouvert. Cela nous permettra de comprendre pourquoi ensuite une grande partie des gecekondus a été démolie. Ainsi, à la fin de cette première étape de recherche (qui pour rappel va se poursuivre au moment du PFE), nous retracerons au travers des observations et des relevés habités réalisés dans quelques habitats restants, les caractéristiques des gecekondus de Şirindere. Réalisés récemment, ils montreront les qualités spatiales et le mode de fonctionnement des habitats informels en voie de disparition.

3.2.1 Sur la transformation de la vallée

Nous avions évoqué à travers quelques exemples de projets étudiés dans la deuxième partie, les complexités juridiques que pouvaient présenter les processus de transformation urbaine. La vallée de Şirindere se trouve depuis plus de quinze ans dans un enchevêtrement de décisions, de lois et d’annulations de ces dernières par divers procès. Les effets de ce long processus ne persistent pas que sur le papier, ils engendrent une évolution continue dans la vie du quartier. Quelques décisions ont poussé une grande partie des habitants à abandonner leurs gecekondus et à partir de Şirindere. Ainsi, l’arrivée des collecteurs de papiers (personnes sans ressources qui ramassent surtout du papier) sur le site pour occuper les maisons vides a suivi ce départ. Enfin, à cause de la violence et de conflits, les gecekondus occupés par cette population ont récemment été démolis. En ce qui concerne le projet à venir, la vallée faisait face à une transformation à base d’interventions spatiales et urbaines massives, se nourrissant des idéologies dominantes du pays. Ce projet consistait à construire des tours de logements (majoritairement des logements de luxe) ainsi que des équipements/ espaces publics, à bétonner la vallée qui reste une poche naturelle dans la ville. Mais à la suite de procès mettant l’accent sur les contraintes géologiques du site et les conséquences environnementales que pourrait entraîner cette transformation, la faisabilité du projet reste en suspens. À l’heure actuelle, habitée par quelques habitants restants et plongée dans un flou administratif, Şirindere est dans une situation de flottement et d’incertitude totale.

Tout d’abord, afin de préciser les statuts juridiques des gecekondus de Şirindere, on peut établir un premier constat sur la propriété des fonciers : les gecekondus de la vallée sont construits sur les terrains du trésor public . En ce qui 163 concerne la légalisation, il existe majoritairement deux situations dominantes. Parmi 252 maisons, on compte 142 gecekondus ayant fait une démarche d’amnistie dans les années 1980 et qui ont donc reçu un document d’attribution de titre de propriété (tapu tahsis belgesi, cf. 1.2.2). D’un autre côté, 86 gecekondus sont construits à partir des années 1990 et n’ont aucun document ou de titre propriété et de fait, les habitants sont appelés des envahisseurs. Ainsi, 24 structures légales ayant des titres de propriétés restent également dans la zone de transformation, constituant une minorité dans la vallée . Nous pouvons ajouter que deux coopératives d’habitants ont été créées (un 164 par ceux qui ont un titre provisoire, et un autre par ceux qui n’ont rien) afin d’exiger une transformation sur place et de défendre les droits des bénéficiaires dans le processus de transformation urbaine.

163 Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, Hasan Hüseyin Aslan, cf. annexe n°2, page 184.

164

URL : https://www.hurriyet.com.tr/yerel-haberler/ankara/buyuksehirden-3-yeni-kentsel-donusumprojesi-40544790, consulté le 15.10.2021.

Le processus de transformation de Şirindere émaillé d’impasses a débuté en 2005, avec la déclaration de la vallée comme une zone de transformation urbaine par la municipalité de la métropole d’Ankara. Şirindere, une grande zone d’environ 137.000 m2 est situé près des forêts d’ODTU et du centre-ville, a en effet une valeur 165 stratégique pour la transformation urbaine, notamment pour un éventuel projet s’inscrivant dans une logique néolibérale. En 2013, après la promulgation de la loi n° 6306 sur la transformation des zones à risque de catastrophe (cf. 2.1.3), la vallée a été déclarée comme une zone à risques . Cette déclaration a à la fois renforcé le 166 rapprochement d’une transformation en concrétisant le processus, et joué un rôle important dans le départ des habitants. Ainsi, suite à divers procès, la décision de transformation a été suspendue, notamment en raison des risques géologiques de la vallée, jusqu’à ce qu’en 2016, un protocole redonne l’autorisation d’y faire un projet . Suite à cette autorisation en mars 2018, une nouvelle décision a été prise par 167 le conseil municipal et un plan de transformation urbaine a été élaboré pour la vallée de Şirindere168 .

Ce plan de transformation visant à urbaniser la vallée a été l’objet de nombreuses controverses et objections par divers acteurs et populations concernés. Dans un intervalle de 3 ans, il a subi des modifications par les réclamations de plusieurs procès, lancés à différents stades par les habitants du quartier Çiğdem représenté par le muhtar et l’association Çiğdemim, les habitants de Çamlık Sitesi (la cité qui longe la vallée du côté ouest de la rue 1591, composée de maisons à deux étages), et la Chambre des architectes Turques (TMMOB). D’après le muhtar, la principale objection des habitants était surtout la hauteur démesurée des futurs tours d’habitation169, tandis que la chambre des architectes porte un regard critique plus global. Selon la représentante de la Chambre des architectes Turques de la ville d’Ankara, Tezcan Karakus Candan, ce projet vise à réaliser une transformation surtout politique qui amènerait de graves conséquences environnementales et sociales à l’échelle de la ville. Au vu de sa topographie et de sa végétation, cette vallée constitue en effet un poumon pour la capitale, une aération continue grâce au venturi. De plus, le site présente des risques géologiques, notamment un grand risque d’éboulement. Alors la bétonisation de Şirindere conduirait non seulement à la destruction de cette poche naturelle, mais aussi augmenterait les risques d’une éventuelle catastrophe naturelle.

165 URL : https://www.ankara.bel.tr/kentsel-donusum/irindere, consulté le 20.10.2021.

166

ÜÇER Z. Aslı Gürel & ÖZKAZANÇ Seher, KOKOL Neslihan, « Şirindere Gecekondu Sakinlerinin Sosyal Dışlanma Deneyimleri », dans Idealkent, n°25, vol. 9, mars 2018, page 841.

URL : https://www.hurriyet.com.tr/yerel-haberler/ankara/buyuksehirden-3-yeni-kentsel-donusum-

167

projesi-40544790, consulté le 20.10.2021.

URL : http://www.mimarlarodasiankara.org/index.php?Did=9516, consulté le 21.10.2021.

168

169 Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, Hasan Hüseyin Aslan, cf. annexe n°2, page 184. 120

Il existe 150 gecekondus sur le site. La fiche informative du PTU de Şirindere, 2005

Kentsel Dönüşüm Şirindere

source : association Çiğdemim, Fatih Fethi Aksoy La zone de projet est environ 137.000 m2

Esquisse de projet par Çizgi Mimarlık (agence d’architecture), diagrammes

URL : http://www.cizgiplanlama.com/242-Şirindere-vadisi&lang=1&a=2, consulté le 20.11.2021.

3.2.2 L’abandon de la vallée et l’occupation des gecekondus

Lorsque j’ai décidé de rentrer dans la vallée pour la première fois, en juillet 2020, je n’étais pas au courant de l’évolution qu’avait subi le quartier pendant mon absence (une dizaine d’années). Şirindere était désormais une zone d’accueil pour les collecteurs de papiers. Il avait changé de nature et devait être considéré désormais comme « une autre entité qu’un quartier de gecekondu, comme un centre de crime » . 172

La présence de deux groupes différents dans la vallée se faisait sentir dès qu’on l’apercevait par la rue 1550. Au fur et à mesure de mes entretiens avec le muhtar et ses habitants, j’ai découvert les détails de la situation : à la base de ce changement de population, il y avait le départ d’une grande partie des habitants et donc l’abandon des gecekondus.

Pourquoi une grande partie des habitants étaient-elle partie ? Bien qu’il y ait quelques imprécisions sur la raison de ce départ, plusieurs témoignages pointent la déclaration de Şirindere comme une zone à risque en 2013. Selon un article publié sur le site internet de la Chambre des architectes, « Certaines des structures ici ont été évacuées sous le nom de structures à risque de catastrophe. » Cependant, il ne s’agit 173 pas d’une évacuation formelle des gecekondus. Le processus long et complexe du PTU a créé des confusions sur le calendrier. Dès que Şirindere a été déclarée zone à risques, les coopératives habitantes de Şirindere ont lancé des rumeurs sur le début imminent du projet de transformation et les démolitions à venir dans la vallée. Ils ont conseillé aux habitants de partir. Suite aux conseils de ces coopératives, ceux qui pouvaient se permettre de quitter leurs gecekondus pour s’installer ailleurs sont partis. Il n’est donc resté que ceux qui ne pouvaient pas à cause de difficultés économiques, soit environ 30 à 35 familles.

Muhtar : La raison pour laquelle les maisons ont été vidées c’est que les coopératives ont mal dirigé les habitants. Ils leur ont dit qu’un projet avait été dessiné pour la transformation du quartier, et que l’on avait déjà trouvé l’entreprise de construction, que le chantier allait bientôt démarrer. Ils leur ont dit de commencer à évacuer les maisons en disant « N’achetez pas de bois ni de charbon, cet hiver vous ne serez sûrement plus là. »

Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, cf. Annexe n°2

172 Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, Hasan Hüseyin Aslan, cf. annexe n°2, page 184.

173 URL : http://www.mimarlarodasiankara.org/index.php?Did=9516, consulté le 21.10.2021. 124

Birce : Je sais que les maisons ont été vidées à cause des propos de ces coopératives et elles n’ont pas été démolies directement. Ömer : C’est vrai. Ils ont donné une demi tonne de charbon à chaque habitant en disant que le projet de transformation allait commencer immédiatement. Birce : S’il n’existait aucun projet comment les coopératives disaient ça? Ömer : Il y avait en effet un projet. Il y a même eu un permis de construire qui est passé mais il a été annulé. Birce : Donc ceux qui pouvaient sont partis. Pourquoi vous n’êtes pas partis comme eux ? Ömer : Bah lorsqu’ils te disent qu’ils vont démolir ta maison dans 1 mois qu’est-ce que tu ferais toi? Pourquoi nous ne sommes pas partis parce que simplement nous ne pouvions pas, nous n’avons pas d’autre maison. Mon travail est ici, ma maison aussi, pourquoi partirais-je ? En plus si je pars ailleurs je devrais payer le trajet.

Entretien avec un groupe d’habitants de Şirindere, cf. Annexe n°5

Dans les maisons abandonnées, un autre groupe social s’est installé progressivement. Il s’agissait de collecteurs de papier (kağıt toplayıcıları), qui sont en Turquie de plus en plus nombreux, surtout dans les grandes villes. Une communauté socio-économiquement très défavorisée, vivant dans une extrême précarité. Leur activité économique consiste à ramasser les déchets recyclables qu’ils trouvent dans la rue et dans les poubelles, notamment du papier et du carton, mais aussi du verre et du plastique, pour ensuite les revendre aux grandes entreprises de recyclage. Ainsi, ils gagnent leur vie en se déplaçant avec de grandes brouettes dans la rue. Aujourd’hui, cette activité économique est surtout pratiquée par les migrants du Moyen-Orient. Quant au groupe de collecteurs de papier qui s’est installé à Şirindere, il est composé majoritairement de migrants du Sud-Est de la Turquie. Selon quelques habitants avec qui j’ai pu discuter, une partie de cette nouvelle population était des migrants syriens qui sont arrivés en Turquie au début de la guerre, (2010-2011), dans les villes de Hatay, Adıyaman, Şanlıurfa et Gaziantep, et qui sont ensuite venus à Ankara . Pour le 174 muhtar, il y en a qui étaient déjà à Ankara, mais dans une autre partie de la ville : « Donc les gens ont très vite commencé à évacuer leurs maisons et une fois que les maisons n’étaient plus habitées, à la place de ces habitants de base, les collecteurs de papiers dont les maisons ont été démolies un peu partout à Ankara, notamment dans les quartiers de Dikmen-Öveçler, ont commencé à venir s’installer ici. » Enfin, il 175 s’agissait d’un groupe mixte mais qui vivait en communauté et se distinguait d’abord par son activité économique.

174 Entretien avec un groupe d’habitants de Şirindere, cf. annexe n°5, page 208.

175 Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, Hasan Hüseyin Aslan, cf. annexe n°2, page 184. 125

L’arrivée des collecteurs de papier à Şirindere a complètement changé la nature du quartier. La première raison était sans doute les différences entre les habitants déjà présents et cette nouvelle population. Les habitants qui ont construit les gecekondus dans la vallée et qui y habitent depuis longtemps sont, comme nous l’avons déjà évoqué (cf. 3.1.1), des migrants d’Anatolie qui sont arrivés à Ankara dans les années 70-80. Il s’agit majoritairement de familles dont les membres travaillent dans divers secteurs ; les hommes en tant qu’agents de sécurité, plombiers, chauffeurs de taxi ; les femmes très souvent pour faire le ménage à domicile. Ces habitants avaient et ont toujours (pour ceux qui restent) la culture typique d’habiter un quartier de gecekondu. Avec le temps et le fait d’avoir participé à la construction de toute la vallée, ils ont montré une certaine adaptation à leur milieu de vie. À contrario, les collecteurs de papier, ces nouveaux migrants des grandes villes se sont trouvés à un autre stade d’adaptation à leur milieu, ayant une culture et un mode de vie différent. Cette différence peut être illustré par leur rapport à l’espace dans la vallée, directement lié à leur activité économique et les usages quotidiens qui en résultent. Lorsque je suis allée sur le côté ouest de Şirindere pour parler avec les habitants, j’ai remarqué les brouettes, les sacs remplis de papier et de déchets éparpillés partout. Les gecekondus occupés par les collecteurs étaient souvent endommagés sur plusieurs côtés, colmatés par des bâches par endroit. Leur état de vétusté se distinguait des autres gecekondus.

Ainsi, les entretiens que j’ai réalisés en été 2020 avec les habitants m’ont permis de comprendre que les changements dans la vallée ne se limitaient pas à cette occupation spatiale facilement observable. En me parlant de leurs diverses insatisfactions liées à la présence de ce nouveau groupe, les habitants de Şirindere m’ont fait découvrir l’existence de divers conflits. Ils se sont plaints majoritairement des problèmes d’infrastructures (l’eau et l’électricité), de l’insalubrité causée par les déchets, de la présence des odeurs insupportables ainsi que de la présence de rats. Mais ce qui paraissait insurmontable à leurs yeux était surtout la criminalité galopante. Ils ont affirmé qu’à cause des cas de vols, de productions de drogues et de tirs la nuit, ils ne pouvaient pas laisser leur maison sans surveillance et qu’ils ne faisaient aucunement confiance à cette nouvelle communauté. Enfin, ils ont presque tous reconnu qu’ils vivaient dans une insécurité perpétuelle depuis l’arrivée des collecteurs de papier . 176 Leur rapport à la vallée a changé depuis lors.

Halil : Si vous voulez savoir la vérité, je n'aurais échangé cet endroit à rien il y a trois-quatre ans. Ces collecteurs sont arrivés et notre quartier est devenu invivable. Plus rien n’est pareil.

Enquête dans un gecekondu, entretien avec les habitants de Şirindere, cf. Annexe n°3

176

Entretien avec un groupe d’habitants de Şirindere, cf. annexe n°5, page 208. Le principal sujet de discussion de cet entretien était les changements de la vallée avec l’arrivée des trieurs. 126

photo de l’auteure, Şirindere, le 21.07.2020

Muhtar : Comme je vous ai dit notre quartier est un cas particulier en ce moment. Pour nous Şirindere n’est plus un quartier de gecekondus. Nous le voyons comme une autre entité qui constitue une menace pour le quartier tant en termes de santé que de sécurité. Leurs maisons sont peut-être des gecekondus, mais leurs métiers et modes de vie sont différents. Il est considéré comme un centre de crime par d'autres parties de Çiğdem. De la vente de marijuana, d'héroïne, du vol, de la violence, des armes… Le centre de toute sorte de négativité qui ne devrait pas être présente dans cette ville. Les gens craignent de s'y rendre pour cette raison. Ou les enfants ne peuvent pas jouer dans les parcs parce que les parents ont peur des enfants venant de ces gecekondus.

Entretien avec le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, cf. Annexe n°2

Vue depuis la rue 1550, 1er point d’observation

photo de l’auteure, le 08.08.2020

Vue depuis la rue 1550, 1er point d’observation

photo de l’auteure, le 08.08.2020

Cette situation inhabituelle de conflit que j’ai découvert au moment où elle commençait à devenir grave touche à des sujets sociaux sensibles, tels que les conflits entre deux groupes différents, le sujet des migrants et de la guerre en Syrie, les collecteurs de papier, la criminalité et la précarité. Si on ne va pas aborder plus en détail ces questions qui le mériteraient toutefois, on peut établir quelques constats importants sur les gecekondus et la transformation urbaine. Le changement causé dans la vallée par l’arrivée d’un autre groupe pousse les habitants de Çiğdem à ne plus la considérer comme un quartier de gecekondus. Cette situation révèle que le gecekondu ne représente pas qu’un type d’habitat physique, mais aussi un mode de vie. En effet, il est inséparable de ses habitants et de leur culture d’habiter. L'occupation des gecekondus vacants révèle le besoin de logement actuel d’un groupe précaire, des collecteurs de papiers, majoritairement constitué de migrants syriens. Les habitants de gecekondus, eux aussi migrants mais d’Anatolie et du siècle dernier, ne représente plus un groupe aussi précaire. Au fil du temps, ils ont pu bénéficier d’une ascension sociale. De plus, cette occupation représente une réalité courante de la transformation urbaine. Şirindere n’est en effet pas le seul quartier de gecekondus déclaré comme une zone de transformation ayant des maisons vidées de ses habitants. Seulement à Ankara, 38 autres zones de transformations abandonnées ont été déterminées177. Ainsi, il existe sans doute des situations similaires à celle de Şirindere dans d’autres endroits.

C’est dans cette situation inextricable que j’ai découvert la vallée de Şirindere en 2020. La vallée qui m’était autre quand j’étais petite en étant un microcosme interdit, était devenue encore une autre entité par son évolution. Le moment où j’ai voulu briser ses barrières, les cas de violence et d’organisations illégales avaient véritablement augmenté. Bien que j’ai pu parler avec quelques habitants, il n’y a pas eu de moments propices à une observation de leur habitat. La principale préoccupation des habitants était de discuter sur la présence des collecteurs de papiers et les problèmes afférents. Ainsi, quelques mois plus tard, avec la demande des habitants de Çiğdem et du muhtar, le Ministère de l’Intérieur a donné une instruction pour expulser ce groupe de Şirindere, avec la démolition des gecekondus qu’ils occupaient.

177

URL : https://www.trthaber.com/foto-galeri/suclulara-barinak-olan-metruk-mekanlar-yikiliyor/30387/ sayfa-1.html, consulté le 23.10.2021.

3.2.3 La démolition, vers une disparition complète

Les gecekondus de Şirindere qui étaient occupés par les collecteurs de papiers depuis plus de cinq ans ont été démolis en novembre 2020. Cette démolition soudaine a été principalement liée à l’augmentation de la criminalité dans la vallée et aux problèmes que ces derniers causaient aux habitants alentours. Cette intervention brutale, à la fois par l’acte mais aussi par le nombre massif de gecekondus démolis, que représente-t’elle pour la vallée ? Si, d’un point de vue social elle est le moyen d’expulser une population, tel un nettoyage, quelle est-elle pour les gecekondus ? Estce le début de leur disparition physique, un changement concret dans l’évolution de Şirindere ?

« Des mesures ont été prises à Ankara sur une instruction du Ministère de l'Intérieur pour démolir les structures abandonnées qui abritaient des criminels. Les bâtiments abandonnés de Çankaya, quartier Çiğdem vallée de Şirindere ont été démolis. »178

Comme un article de TRT (chaine de télévision & média nationale) le reporte, la démolition des gecekondus de Şirindere, l’opération a été menée en collaboration avec les équipes de la municipalité métropolitaine, du département de police d'Ankara et du gouvernorat (kaymakamlık) de l’arrondissement de Çankaya, dans le but de nettoyer la vallée, un des points déterminés à Ankara abritant des criminels. Ils ont démoli progressivement 224 gecekondus et environ 100 abris de type tente qui posaient des problèmes de sécurité dans la vallée . Nous avions évoqué la violence 179 que les scènes de démolitions pouvaient provoquer (cf. 1.2.2). À Şirindere, cette opération de démolition ne semble pas avoir entraîné de scènes dramatiques. Selon le même article, les équipes ont pris l'autorisation écrite des propriétaires des gecekondus et ont prévenu les collecteurs de papier à l’avance. Ces derniers désormais expulsés de la vallée ont été fournis en logements et en aides alimentaires. Certains sont rentrés dans leur ville d’origine, certains sont restés à Ankara.

Le nombre des gecekondus démolis à Şirindere équivaut à une très grande partie de la vallée. Un quartier informel en disparition par la transformation urbaine depuis une quinzaine d’années, aujourd’hui sa disparition se concrétise. La démolition étant une destruction physique, le début tangible d’une fin annoncée. Déjà avec le départ des habitants en 2013, l’ambiance du quartier avait bien changé. À présent, avec la démolition de la majorité des habitats, les traces d’une vie de quartier informel sont désormais effacées. Lors de mon retour sur le terrain en mars 2021, j’ai retrouvé une vallée parsemée de débris. Quelques gecekondus entourés de briquettes cassées étaient les témoins d’un passé révolu. Cette vallée était beaucoup plus calme, avec

178 Ibid.

179 Ibid.

effectivement moins de gecekondus et une population moins dense. Dans ce contexte de post-démolition, je suis de nouveau rentrée dans la vallée. N’ayant pas pu réaliser des observations sur les gecekondus en 2020 à cause de l’ambiance chaotique du moment, c’est un an après que j’ai pu découvrir à travers quelques maisons restantes, les vestiges d’un univers disparu, les qualités de ces habitats informels.

Photo de démolition à Şirindere

URL : https://www.trthaber.com/foto-galeri/suclulara-barinak-olanmetruk-mekanlar-yikiliyor/30387/sayfa-1.html, consulté le 25.10.2021.

photo de Fatih Fetih Aksoy, président de l’association Çiğdemim, Şirindere, 02.2021

3.3.1 Relevés habités, observations post-démolition

photo de l’auteure, Şirindere, le 08.08.2020

Je me suis rendue en juin 2021 dans la rue 1550 qui sépare la cité dans laquelle j’ai grandi et le microcosme de Şirindere. Cette rue a été depuis toujours mon ultime point d’observation de la vallée. Les gecekondus situés de ce côté Est, au bord de la rue étaient pour la plupart démolis. De fait, il y avait désormais une ouverture visuelle et physique sur la vallée. J’avais une vue sur la globalité des gecekondus restants et des débris, je pouvais également descendre au niveau du ruisseau, au coeur de la vallée sans devoir forcément prendre les marches cassées. C’est donc ce que j’ai décidé de faire : en descendant vers le ruisseau, j’ai croisé un habitant qui était en train de s’occuper des chiens errants du quartier. Cette première rencontre a été peut-être la plus riche, non seulement par le relevé détaillé qu’elle m’a permis de faire, mais aussi parce qu’elle m’a amenée à rencontrer d’autres habitants.

La première personne que j’ai rencontrée lors de mon retour sur le terrain, Osman Amca (oncle Osman), était un retraité de 65 ans. Installé à Şirindere en 1986, il habite aujourd’hui tout seul dans son gecekondu. Nous avons dans un premier temps discuté dans l’extension de jardin qu’il a réalisée sur le terrain du gecekondu démoli de son voisin. Dans un deuxième temps, il m’a ouvert sa porte et m’a laissée visiter son gecekondu. Osman Amca connaissait quasiment tous les habitants restants de la vallée. Au fur et à mesure de notre discussion, j’ai pu rencontrer diverses personnes qui sont venues boire du thé dans son jardin. C’était des habitants de la vallée que je n’avais pas rencontrés en 2020. Grâce à ces rencontres imprévues et la confiance que m’a donné

cette première observation dans la maison d’Osman Amca, j’ai pu effectuer trois autres relevés habités ainsi que quelques observations/échanges avec certains habitants restants de la vallée.

Les quatre relevés suivants contiennent des plans d’organisation spatiale des habitats informels et quelques croquis. Par ces dessins, l’intérêt est de montrer les usages et éventuellement de commencer à cerner des modes d’habiter. Il est important de préciser que chacun de ces relevés est à un niveau de détail différent, car ils ne se sont pas effectués dans les mêmes circonstances. Ils dépendent fortement du moment d’observation, des envies des habitants, ainsi que du temps que j’ai pu passer chez eux. Par exemple quelques habitants étaient plus pressés que d’autres, ou voulaient surtout discuter avec moi, alors je n’ai pas eu le temps de tout noter ou mesurer sur place. À la fin des dessins, les relevés sont accompagnés de quelques photos qui permettront d’avoir une vision globale de ces gecekondus et de les comparer. Nous pouvons appréhender au travers de ces éléments visuels, les modes d’habiter du gecekondu et leurs diverses qualités. Ces observations sur les vestiges d’un univers révolu, de la vallée, seront utiles pour la phase suivante de cette recherche, complétées avec différents outils de dessin comme des coupes, ou redessinées dans le cadre du PFE que j’aimerais faire sur la vallée de Şirindere.

photo de l’auteure, Şirindere, le 08.08.2020

photo de l’auteure, Şirindere, le 08.08.2020

photo de l’auteure, Şirindere, le 08.08.2020

Voici quelques informations sur les habitants des gecekondus que j’ai visités pour faire des relevés habités :

Relevé n°1, Osman Amca : Osman Amca a 65 ans. Il est de Çankırı Çerkeş, un village d’Anatolie centrale. Il a quitté son village après avoir fini l’école primaire, pour vivre à Istanbul pendant 8 ans. Il est ensuite arrivé à Ankara, ayant entendu qu’il y était plus facile de trouver du travail. Il a travaillé longtemps avec un ingénieur chimiste en tant que soudeur et assistant, et a obtenu sa retraite grâce à ce travail. Il est marié et a deux enfants. Son gecekondu est situé sur la rive Est du ruisseau, tout en bas de la vallée. Son jardin donne accès au ruisseau grâce à des marches. Il a d’abord acheté une parcelle de 3ème main, lorsque le muhtar de Karakusunlar avait décidé de suivre la mode de l’époque et vendre illégalement des parcelles dans la vallée. En 1985, il a décidé de construire un gecekondu sur sa parcelle (de 270 m2 avec le jardin) et a monté les fondations. C’était l’année où une loi d’amnistie permettait aux habitants de gecekondus de faire une demande de document d’attribution de titre de propriété, un titre provisoire (cf. 1.2.2). Il a donc pu bénéficier de cette pseudo-légalisation. En 1986 il a construit sur la fondation un premier volume de 9m x 9m, une première partie de la maison avec l’aide d’un artisan (usta). Au fil du temps, il a ajouté des extensions (J, K, I sur le plan). Actuellement, sa femme et ses enfants n’habitent plus avec lui, mais viennent de temps à autre lui rendre visite.

Relevé n°2, Firdevs : Firdevs est une femme de 73 ans qui est originaire de Yozgat. Elle s’est installée à Şirindere en 1982, dans un gecekondu construit par son ex-mari qui était ouvrier dans le bâtiment. Elle a quatre filles et un fils qui ont grandi dans la vallée. Aujourd’hui, elle est veuve et habite toute seule dans son gecekondu, au n°112. Son gecekondu est situé de l’autre côté du ruisseau, sur la rive Ouest, au bord de la rue 1591 qui sépare la vallée de la Çamlık Sitesi. Il est sur la première rangée de la pente, on y accède en descendant quelques marches. La parcelle fait 450 m2, en comprenant la maison et le jardin. Celui-ci est rempli d’arbres fruitiers, il descend sur le flanc de la vallée. Dans son jardin, il y a également une cabane de stockage que son fils plombier a construit. Tout le long de l’enquête, elle parlait de sa solitude et exprimait une tristesse liée au fait que ses enfants ne venaient plus lui rendre visite.

Son voisin Aslan avec qui j’ai discuté brièvement dans le jardin : Aslan est un retraité de 71 ans, qui est venu de Kırşehir. Il a travaillé en tant qu’ouvrier et agent de sécurité dans une usine de briques à Kazan (un arrondissement près d’Ankara) pendant 17 ans. Au départ, il habitait dans le village de Karakusunlar. D’après ses souvenirs, en 1976, le muhtar a commencé a vendre des parcelles dans la vallée, il lui en a acheté une. En 1980, il a construit son gecekondu avec quelques briques qu’il a récupérées dans l’usine. En 1982, il a bénéficié de la loi d’amnistie est a reçu un titre provisoire. Son gecekondu est construit avec les mêmes principes que sa voisine Firdevs, il est en

très bon état. Je n’ai pas pu faire de relevés dans son gecekondu car sa femme qui était malade s’y reposait.

Relevé n°3, Döndü : Döndü est une femme de 64 ans qui est venue de Kırşehir pour habiter dans la capitale. Au départ, avec son mari et ses enfants ils étaient en location à Balgat (Ankara). Avec l’agrandissement de leur famille liée au mariage de leurs enfants, ils ont décidé de s’installer ailleurs pour vivre tous ensemble. Suite aux conseils d’une personne de leur entourage qui habitait déjà à Şirindere, ils y ont acheté une parcelle au muhtar en 1983. En 1986, ils ont construit une première partie de la maison et s’y sont installés. Cette partie initiale contenait trois chambres (G, I, H sur la plan), avec lesquelles ils ont pu faire la demande et recevoir un titre provisoire. Au fil du temps, ils ont fait des extensions et rajouté les autres pièces de la maison. Ils y ont habité pendant longtemps à 6 personnes. Aujourd’hui, elle habite toute seule mais ses enfants viennent souvent la voir. Leur gecekondu est situé dans la même rangée que le gecekondu de Firdevs (relevé n°2), ils ont des ressemblances au niveau des principes de construction et de la spatialité.

Relevé n°4, Filiz : Filiz est une femme relativement jeune comparée aux autres habitants interrogés. Elle a une quarantaine d’années et est originaire d’Erzurum. Elle est mariée et a deux enfants, un qui a 21 ans et un autre qui est plus jeune et handicapé. Elle ne travaille pas, passe ses journées à s’occuper de la maison. Leur gecekondu est situé plus au nord dans la vallée. Les gecekondus autour étant démolis, il est assez isolé, comme un îlot avec les grands arbres qui sont restés intacts. La maison a été construite par ses beaux-parents, Filiz s’y est installée suite à son mariage. Avec ses enfants et son mari, ils ont donc habité avec sa belle-mère jusqu’au décès de cette dernière. Actuellement, ils habitent à quatre personnes dans ce gecekondu. Filiz connaissait moins de monde dans la vallée et avait effectivement moins de connaissance sur son histoire, du fait d’être située loin des autres ou d’être plus jeune que les autres. Ce qui était assez marquant était la cabane de son enfant juchée sur les troncs d’arbre.

Ebru : Une habitante de Şirindere que j’ai rencontrée chez Osman Amca, lorsqu’elle est venue boire le thé dans son jardin. Elle habite en location avec son mari dans un gecekondu à deux étages situés dans la partie nord de la vallée.

Dönüş : Une habitante de gecekondu qui vit à proximité de la maison d’Osman Amca, mais de l’autre côté du ruisseau. Venue de Yozgat, elle a gardé la plupart de ses pratiques rurales : nous avons brièvement discuté devant chez elle et elle m’a montré son poulailler.

(Les photos de la page 146 à 149 sont prises lors de ces enquêtes de terrain en juin 2021.)

elevé n°1, du jardin vers le ruisseau.

relevé n°4, façade sud.

relevé n°3, sous la véranda.

relevé n°1, du jardin vers le coin thé et le potager.

relevé n°1, le nouveau passage.

relevé n°2, façade sud. relevé n°1, l’espace K, le jardin d’hiver.

relevé n°2, sur la véranda vers l’entrée.

Le gecekondu de Dönüş de loin

Le gecekondu d’Ebru

deux gecekondus de loin.

relevé n°4, l’espace L, cabane.

3.3.2 Les qualités d’un habitat redécouvert

Les habitats informels qui subsistent dans la vallée, tant par leurs différences que leurs ressemblances, révèlent l’existence d’un mode d’habiter qui est spécifique à leurs habitants. Nous allons restituer quelques unes de ces qualités qui montrent une autre manière d’habiter la grande ville et un modèle résilient pour le groupe social qui l’habite. Nous ferons des liens avec des notions abordées sur le gecekondu tout le long de cette recherche. Il s’agira d’évoquer l’essence d’une architecture auto-construite à travers son évolutivité observée, sa communication avec ses habitants, ses qualités spatiales, environnementales et sociales.

Tout d’abord, il est possible d’observer que les gecekondus de Şirindere sont avant tout des habitats évolutifs. En effet, si l’évolutivité des habitats informels est leur caractéristique la plus courante et sans doute la plus mentionnée, c’est parce qu’elle crée l’essence même de ce type d’habitat (1.2.3). Dans les maisons que j’ai pu observer, portant l’identité typique des gecekondus de la première génération (construits en parpaings ou briques alvéolées et avec des matériaux trouvés, en un étage ou deux, entourés d’un jardin), elle se reflète à deux niveaux : au niveau de la construction et au niveau des usages.

Un gecekondu se construit dans un processus incrémental, c’est à dire étalé dans le temps, un processus qui adopte une logique de faire des rajouts sur une première structure. Les habitants qui m’ont ouvert leur porte ont affirmé avoir construit au départ un premier volume, et ensuite ajouté plusieurs pièces à différents moments. Le volume initial de 9m x 9m du gecekondu d’Osman Amca (qui excluent I, J et K sur le plan), les trois chambres de Döndü (G, I, H) ont été complété au fil du temps et donné la version représentée des gecekondus sur les relevés. Dönüş, une femme avec qui j’ai discuté brièvement devant sa maison a également mentionné qu’ils ont construit des extensions (l’étage avec le balcon) bien après la mise en place d’une première partie de leur gecekondu. Cette manière de procéder pour la construction est fortement attachée au mode de vie de ces habitants, à leurs moyens économiques : ils font d’abord ce qui parait essentiel et abordable, puis avec le temps s’ils trouvent l’argent nécessaire, ils étendent leur habitat. Ainsi, les pièces initiales mises en oeuvre dans ces gecekondus ne représentent pas une finalité, mais les premiers composants d’un habitat qui se complète au fil du temps, qui change, vieillit, s’améliore ou se détériore, se transforme perpétuellement selon les circonstances.

Les circonstances qui se présentent au cours de l’évolution de l’habitat jouent un rôle indispensable dans les gecekondus. Non seulement ils se construisent en parallèle aux besoins du moment, mais aussi avec les matériaux qu’ils récupèrent ou auxquels ils ont facilement accès. J’ai constaté à plusieurs reprises une logique de faire avec ce qui est trouvé ou récupéré comme matériaux. Osman Amca m’a raconté qu’il a

repeint la partie basse de la façade de son gecekondu avec un produit qui restait dans son lieu de travail. Aslan, le voisin de Firdevs, qui travaillait à l’usine de briques, a construit sa maison avec les restes de briques qu’il a récupérés à son travail. Cette logique qui parait naturelle, surtout pour les habitants de gecekondus, renforce ainsi leur créativité : outre les matériaux de construction conventionnels récupérés, ils mettent également de côté des objets pour les utiliser tels quels, ou les réemployer. Osman Amca a récemment construit une extension à son gecekondu, un jardin d’hiver (l’espace nommé K sur le plan), en réemployant les portes vitrées qu’un ami menuisier lui a donné. Cet espace qui constitue désormais l’entrée de sa maison en créant une transition entre l’intérieur et l’extérieur, est (ou était au moment de mon observation), le deuxième espace le plus utilisé après le jardin. Enfin, la récupération des matériaux et des objets ainsi que leur réutilisation dans les extensions représentent une pratique courante dans les gecekondus. On remarque des espaces de stockage dans chacun de ces habitats informels, qui soutiennent cette pratique ; les habitants stockent tout type de matériaux dans leur kömürlük ainsi que dans leur jardin. 180

En ce qui concerne l’évolutivité observée dans les usages, force est de constater que les habitants adaptent continuellement les espaces de leur gecekondu à leur(s) changement(s) de vie et de besoins. Trois habitants sur quatre que j’ai interrogés faisaient partie d’une génération relativement âgée. Suite au départ des autres membres de leur famille, ils habitaient seul et de fait, leur occupation des pièces de la maison n’était plus la même qu’auparavant. L’espace G du gecekondu de Firdevs, qui était initialement une chambre est devenu un séjour, tandis que dans celui de Firdevs, l’espace J est devenu un dépôt. Ainsi, nous pouvons avancer que le changement des usages et des besoins est une constante de la nature humaine, et que n’importe quel habitat subit une semblable modification d’usages. Cependant, dans le gecekondu, non seulement les espaces s’adaptent aux usages avec une grande liberté d’action, mais aussi les usages s’adaptent aux espaces qui deviennent disponibles au fil du temps. Ce qui m’a marqué à cet égard et qui m’a aussi révélé l’existence d’une vraie interaction entre les habitants et leurs gecekondus, était l’extension du jardin. Comme déjà dit, suite à la démolition de son gecekondu voisin, Osman Amca a décidé de changer les limites du sien : il a fait un trou dans le kömürlük qui traçait la limite de son jardin initial pour accéder facilement au terrain de son voisin. Il a installé sur ce dernier une table, des chaises, un espace de repos pour se réunir avec les voisins. Il a même fait un potager et construit des cabanes pour les chiens errants (eux aussi les derniers habitants de la vallée) et a déplacé une partie de son kömürlük. Enfin, s’il a eu cette idée de changer son occupation de l’espace extérieur, c’est qu’il interagit perpétuellement avec son habitat, se rend compte de la situation présente et qu’il a l’habitude d’utiliser ce qui est disponible sur place. Ainsi, le fait que son gecekondu soit situé sur une partie assez

180

kömürlük : Un espace réservé initialement pour stocker du charbon et du bois pour les brûler en hiver, c’est aussi très souvent un espace de stockage pour les matériaux glanés et divers objets trouvés. 151

plate de la vallée, vers le ruisseau, est une condition qui lui a permis d’investir cet espace abandonné. Car de l’autre côté de la vallée, Firdevs habite également à côté d’un gecekondu démoli, mais n’a pas fait le même changement d’occupation ; ni la pente existante à cet endroit ni la santé fragile de l’habitante a rendu ce changement possible.

En regardant les plans des quatre maisons, nous pouvons établir un autre constat, cette fois sur la spatialité des gecekondus. Il existe en effet dans les gecekondus une certaine logique de construction liée à l’emplacement des parcelles dans la vallée. On remarque une ressemblance entre le gecekondu de Firdevs et celui de Döndü, qui se trouvent sur la même rangée du flanc de la vallée (côté ouest), donc sur une pente similaire. Ils ont une organisation spatiale semblable, notamment avec la descente de la rue qui se fait par les marches, le passage étroit et ensuite la véranda qu’il faut prendre pour accéder à l’entrée, et une même articulation entre ce dernier et le jardin. On remarque une ressemblance pareille entre le gecekondu de Döndü et celui d’Aslan, son voisin, qu’ils se sont sans doute inspirés l’un et l’autre. Les gecekondus d’Osman Amca et de Filiz étant situés ailleurs dans la vallée, ils ont une autre typologie qui s’inscrivent dans différentes conditions géographiques. En effet, bien que les gecekondus soient essentiellement informels, c’est à dire non-planifiés et évolutifs, ils se construisent grâce à un savoir-faire développé in situ. Tout est fait suivant une logique située et relationnelle. On se demande si cette logique ne vient pas aussi des usta (artisans ouvriers) qui participent très souvent aux constructions des gecekondus (en tout cas à Şirindere), ou des savoir-faire de certains habitants.

L’habitat construit et l’habitat vécu sont tous deux tel un organisme vivant qui évoluent en parallèle à l’écoulement du temps et de la vie des habitants. Les autoconstructeurs, à la fois habitants et concepteurs de leurs espaces de vie, ont un vrai impact et une liberté d’intervention dans l’espace. Cette évolutivité et l’interaction spatiale continue des habitants sont les deux caractéristiques principales qui m’ont marquée lors de mes visites, en me révélant une grande différence avec les cités, ou les habitats formels courants dans le milieu urbain. En outre, j’ai également pu constater à Şirindere, diverses qualités environnementales et sociales des gecekondus. Il existe en effet dans un gecekondu et le mode de vie qu’il permet, des principes que l’on pourrait appeler écologiques, mais qui ne viennent pas d’une idéologie ou d’une envie d’agir pour la planète. Ils sont tout simplement liés à la classe socio-économique des habitants qui amène des obligations, des mécanismes de frugalité, et un bon sens terrien. Si les habitants consomment moins pour des raisons économiques, les gecekondus construits sont légers et leurs terrains, réversibles. Les gecekondus démolis à Şirindere nous montrent cette réversibilité au travers les terrains qui sont peu impactés par les fondations. En ce qui concerne le caractère résilient et les qualités sociales des gecekondus, ils se rejoignent sur un point spécifique qui est les espaces extérieurs et la culture d’une certaine façon d’habiter.

3.3.3 Habiter l’extérieur, l’utopie d’une grande ville

Dans les gecekondus de Şirindere, il existe une vraie culture d’habiter le dehors et un réel contact avec la nature , inexistants dans l’espace urbain qui entoure 181 la vallée. Bien qu’il soit possible de les apercevoir dès que l’on tourne notre regard vers sa végétation et le paysage organique qu’elle met à voir, c’est en entrant dans le terrain que j’ai pu réellement découvrir cette culture et comprendre son importance. Un prolongement de la vie rurale, la pratique des espaces extérieurs est surtout importante puisqu’elle permet d’entretenir les relations sociales entre les habitants. Les espaces spontanés, organiques et indéfinis créant des passages et des connexions entre les habitats constituent des lieux de vie commune. Cette culture d’habiter l’extérieur montre ainsi un rapport spécifique à la nature. Les habitants ayant des vécus et des savoir-faire du milieu rural, ont aussi une capacité à connaître leur environnement et à agir sur lui. Le gecekondu, un habitat leur permettant de définir leurs envies et de garder quelques mécanismes du rural, est ainsi un modèle résilient.

Pour commencer, on remarque à Şirindere que les espaces extérieurs sont les plus pratiqués par les habitants de gecekondus. Ils sont diversifiés et ont de nombreuses qualités spatiales. Ayşegül Cankat, enseignante chercheuse à l’école d’architecture de Grenoble, fait un repérage des caractéristiques qui forment les qualités de ces espaces extérieurs courants dans les quartiers de gecekondus :

À Şirindere, malgré la démolition massive qui a eu lieu, quelques espaces extérieurs de partage subsistent et il est toujours possible d’y observer les restes de ces qualités spatiales. Ce sont souvent des espaces auxquels on ne porterait même pas attention dans une ville, des espaces de passages, des espaces restants entre deux façades. Dans un quartier de gecekondus, ils sont valorisés en étant utilisés par les habitants. Parfois deux chaises posées devant un gecekondu suffisent pour rendre un

« Les systèmes de passage, de distribution, d’accès et de halte, les gradients et les marqueurs d’intimité, les dispositifs de relation ainsi que des qualités comme le détournement, l’inventivité, l’inattendu, la porosité, la transition, le séquencement, l’entrelacement, l’infiltration, la suggestion, l’invitation, la modulation constituent certaines des qualités spatiales ‘hors les murs’ issues des savoir-faire et savoir-vivre des habitants. »

Ayşegül Cankat, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », 2017, page 97

181 En hiver, cette occupation extérieure est réduite par le climat continental, les températures basses. 153

espace insignifiant en un « lieu de parole et d’échange » . Les relations de voisinage 182 que nous avons évoquées auparavant sont très importantes pour la population spécifique qui habite en gecekondu (cf. 2.3.1). Elles y trouvent ainsi un terrain pour être nourries et renforcées. C’est dans les espaces créés spontanément dont la propriété reste floue que les habitants se croisent, partagent, discutent, interagissent. Moi-même, j’ai pu rencontrer les habitants de Şirindere et discuter avec eux principalement dans des espaces extérieurs partagés. Lors de mes enquêtes de terrain, deux espaces m’ont profondément marquée : l’extension de jardin d’Osman Amca, un espace ouvert à tous où j’ai pu rencontrer quelques autres habitants, et un ‘salon extérieur’ commun situé devant le gecekondu voisin de Döndü (voisin du côté sud). J’ai eu la chance d’observer ce dernier deux fois dans un intervalle d’un an (en été 2020 et été 2021). C’est une terrasse accessible par la rue 1591 où les habitants se retrouvent, mangent ensemble, boivent du thé, discutent. Au départ, il était impossible de comprendre à qui appartenait le gecekondu rattaché à cet espace, car tous les habitants présents avaient investi ce lieu de façon similaire. Progressivement, j’ai appris qu’il appartenait à un couple, mais que les autres habitants venaient s’assoir quand ils voulaient. Ainsi, malgré les démolitions des gecekondus, quand j’y suis retournée j’ai vu que les habitants y passaient toujours autant de temps qu’avant.

illustration de l’auteure

182

CANKAT Ayşegül, « Istanbul des quartiers informels, les riches spatialités des gecekondus face aux grands projets renouvellement », dans Inégalités urbaines, Du projet utopique au développement durable, 2017, page 104

Songül : Tu vois nous sommes comme ça, nous prenons le petit-déjeuner tous ensemble, nous mangeons ensemble aussi le soir. Nous faisons des sac kavurma (plat turc) parfois. Il y a deux voisins qui font les courses pour tous. On se soutient, on donne beaucoup pour les autres.

Entretien avec un groupe d’habitants de Şirindere, cf. Annexe n°5

Outre les espaces partagés, à l’échelle d’une habitation, les espaces extérieurs ont également une grande place dans l’usage quotidien d’un gecekondu. Ils peuvent eux aussi être sous des formes différentes : c’est par exemple le jardin dans le gecekondu d’Osman Amca ou la terrasse entourée d’arbres de l'îlot isolé de Filiz. Dans les deux gecekondus qui s’intègrent dans la pente, celui de Döndü et de Firdevs, les vérandas étaient les espaces extérieurs les plus utilisés par les habitants. Donnant une vue étendue sur la vallée, c’est un espace de transition entre l’intérieur et l’extérieur, mais aussi entre l’intime et le partagé : lorsque je suis allée chez ces deux habitantes, j’ai été reçue dans leur véranda. Malgré leur largeur assez étroite, les habitants y avaient mis des canapés et quelques meubles.

illustration de l’auteure

Un autre usage commun qui reflète le rapport étroit des habitants de gecekondus à l’extérieur serait sans doute leur investissement dans les jardins et les potagers. En effet, l’envie ou le besoin de faire un potager dépend des habitants et la distance qu’ils déterminent avec leurs anciennes pratiques rurales. À Şirindere, il y a des habitants qui élèvent des poules et d’autres qui n’ont jamais voulu en avoir, qui ont même affirmé avoir laissé ces pratiques au village. En revanche, la plupart des jardins sont remplis d’arbres fruitiers. J’ai appris lors d’une discussion avec une habitante que tous les arbres dominants de la vallée qui lui donnent une identité spécifique avaient été plantés par les habitants, et pour une raison surtout fonctionnelle : créer de l’ombre. Ainsi, ils ont pu changer l’identité d’une vallée et lui rajouter de la valeur avec une pratique et un savoir-faire provenant du milieu rural.

Enfin, le fait de pouvoir habiter l’extérieur avec une telle liberté est quelque chose que je n’ai jamais connu en habitant la cité voisine. En effet, dans le milieu urbain en Turquie et l’imaginaire qu’il dégage, c’est une utopie d’avoir un habitat avec un jardin directement accessible, sans être très riche et très pauvre. Dans la cité, mon rapport à l’espace extérieur ne se limitait qu’à y effectuer des activités sans que ce dernier ne bouge, ou n’évolue selon mes pratiques.

Au vu de toutes les qualités du gecekondu citées dans cette dernière souspartie, nous pouvons affirmer que le gecekondu constitue un habitat résilient. Si la résilience est un terme complexe ayant diverses significations selon les domaines, elle renvoie ici à une capacité d’adaptation générale aux situations ou difficultés rencontrées dans un processus. L’évolutivité et la nature auto-construite des gecekondus sont les deux caractéristiques fondamentales qui révèlent directement leur caractère résilient. Ainsi une « double capacité résiliante », pourrait-on dire, accompagne cette essence : une résilience environnementale et sociale, liée aux qualités de leurs espaces et de leurs habitants . Leur interaction avec la nature est en 183 effet une résilience environnementale, tandis que la vie commune qu’ils ont peut être appelée la résilience sociale d’une population migrante. Enfin, en créant pour les habitants un passage doux entre le rural et l’urbain et en leur permettant de garder leur codes, leur manière de vivre et d’évoluer dans le sens qu’ils veulent, le gecekondu les

Nurhan : S’ils coupent les arbres ici il ne resterait rien. C’est nous qui les avons plantés, il n’y en avait pas un seul qui faisait de l’ombre quand on est arrivé. Tout le monde en a planté où il voulait. Tu vois ce peuplier, il était tellement haut qu’on a dû couper une partie. (…)

Enquête dans un gecekondu, entretien avec les habitants de Şirindere, cf. Annexe n°3

183 Ibid.

libère d’une obligation de s’attacher à ce qui est classé comme totalement rural ou absolument urbain, et permet de trouver un entre deux ; un mode de vie alternatif.

photo de l’auteure, Şirindere, le 21.06.2021

photo de l’auteure, Şirindere, le 09.06.2021

CONCLUSION

Comment terminer cette recherche (qui n’est en réalité pas finie) après toute cette réflexion et cet amas d’informations sur diverses réalités des gecekondus ?

Le mieux serait peut-être de revenir sur la principale question de recherche à laquelle nous avons tenté de répondre tout le long de ce mémoire : le gecekondu est-il un espace autre ? Du début à la fin de mon processus de découverte de ces habitats informels au travers des journaux, des observations, des lectures et des entretiens, je n’ai pas arrêté de retourner le mot « autre » dans ma tête. À force, sans que je m’en rende compte, il est devenu encore plus difficile à résumer ce que les mots ‘gecekondu’ et ‘autre’ pourraient signifier ensemble. Découvrir la complexité derrière un habitat qui me paraissait initialement simple m’a permis de me rendre compte que rien n’est simple en réalité, que tout est forcément connecté à des dimensions qui nous échappent. Probablement un cliché qui n’a pas cessé d’être répété, mais j’ai pu comprendre grâce à cette recherche que plus on creuse un sujet plus il devient difficile de l’appréhender.

Le gecekondu est d’abord un espace qui m’était autre, car je ne faisais pas partie de son univers, même si j’ai habité juste à côté d’un quartier de gecekondus. J’ai dû moi-même briser cette première distance, changer mon rapport personnel à ce qui m'était différent pour réussir à appréhender la réalité de cet habitat informel. C’est ainsi que j’ai compris le rôle des inégalités socio-économiques et des normes créées au sein de la société dans l’existence de cette distance, dans la perception de l’altérité des gecekondus. L’approche du sujet par la littérature et le terrain m’ont permis de me rendre compte de l’importance du phénomène sociétal de dénigrement et de ségrégation socio-spatiale.

L’altérité du gecekondu a toujours été corrélée à un caractère dévalorisant. Comme nous l’avons relevé dans la première partie, le regard dominant sur le gecekondu ne se focalise pas seulement sur les caractéristiques de son architecture ; sur son illégalité juridique, sa non-conformité constructive ou sa maladresse dans le bricolage, son état de vétusté ou son insalubrité. Il se porte aussi sur la classe sociale de ses habitants, leur origine rurale et de fait leur soi-disante inadaptation à la ville, la superposition incompatible que le gecekondu entraîne entre un espace urbain et des pratiques rurales. Cette idée reçue est celle d’une perception générale d’un habitat et de ses habitants, d’une entité. Dès le début cette entité se trouve rejetée, mise à l’écart, et surtout exploitée pour des intérêts politiques et économiques. Des politiques de légalisation lui ont permis de se maintenir jusqu’à nos jours, mais aujourd’hui cet habitat informel auto-construit est poussé vers une disparition quasi certaine, tandis que les habitants eux sont expulsés vers l’extérieur de la ville, dans de nouvelles zones de pauvreté.

Et si la différence n’avait pas forcément une connotation négative ?

Après avoir atteint une certaine connaissance sur la complexité du sujet, j’ai eu cette envie de découvrir si le gecekondu et son altérité pouvaient ouvrir des possibles, des alternatives aux modes de vie et à la culture d’habiter dominants dans la ville. L’idée était de prendre le gecekondu comme une source d’inspiration inhabituelle dans cette ère d’impasses écologiques. En mettant en place un mode de fonctionnement loin des exigences modernes, dans un espace qui n’est ni urbain ni rural, le gecekondu cache réellement des valeurs impossibles à trouver dans les espaces que l’on peut appeler formels.

En proposant ce changement de regard, et en le faisant à mon échelle, une chose me faisait particulièrement peur, celle de tomber dans un souci de moralité, dans la nécessité de définir ce qui est bien ou mal dans la société. Car je crois bien que ce sont nos certitudes, nos visions manichéennes des choses qui nous empêchent de voir au-delà de l’apparence de certaines choses, comme c’est le cas dans la dualité formel/ informel. L’objectif de ce mémoire était surtout de montrer la nécessité d’amener un nouveau regard sur ces habitats qui sont en voie d’extinction. Pour cela il est nécessaire d’établir une redéfinition des gecekondus, sans les romancer en oubliant toutefois leurs réelles contraintes techniques et les difficultés que les habitants rencontrent à cause des difficiles conditions de vie, mais sans non plus rester dans une vision totalement négative dissoute dans l’inconscient collectif. Le caractère versatile du mot autre exprimait ainsi ce but de créer un respect pour la différence.

Que retenir alors des gecekondus et de leur altérité ? Comment déterminer les caractéristiques qui permettent de les redéfinir et de les mettre en valeur ? La meilleure méthode était de les observer de plus près. Mes observations qui sont retranscrites en relevés et en photos permettent d’illustrer l’identité de l’habitat et ce qu’il offre comme mode de vie. Cette auto-construction qu’est le gecekondu évolue avec la vie de ses habitants et les habitants perdurent leur vie grâce à la flexibilité que leur habitat leur offre. Un reflet de leurs usages, le gecekondu est alors un espace loin d’être standardisé, un espace avant tout expressif et émotionnel. La liberté d’action et d’improvisation y fait du hasard une force, des circonstances une opportunité. Des savoir-vivre et des savoir-faire ruraux qui arrivent et évoluent dans le milieu urbain forment une culture d’habiter qui permet une transition douce pour les habitants. Ainsi, cela représente une première résilience liée à l’adaptation à un milieu de vie. D’un point de vue environnemental, les gecekondus de Şirindere de par leur légèreté, leur échelle humaine et les pratiques économiques créatives comme le réemploi, représentent un modèle d’habitat préférable. Dans l’espace urbain où la majorité des citadins ont un rapport à l’espace basé sur la consommation, le gecekondu met également en place une possibilité de production (même si c’est à petite échelle) grâce à des jardins potagers. Enfin, une force indéniable qui constitue la base de cet habitat,

serait sans doute la force de la collectivité et des relations sociales. Elle permet aux habitants de surmonter les difficultés. Dans certains quartiers, cette dimension se reflète actuellement dans la lutte contre la transformation urbaine.

Le gecekondu a donc un caractère résilient pour les habitants migrants et porte en lui des caractéristiques résilientes pour l’environnement et les relations humaines. Un des moyens qui m’a permis de voir ces qualités et capacités résilientes était de comparer les gecekondus d’abord aux cités de TOKI, ensuite à celle dans laquelle j’ai grandi. Cette première comparaison a révélé les contrastes entre ces deux modèles urbains extrêmes, tandis que mon entrée sur le terrain m’a également apporté une vision totalement nouvelle sur Şirindere. En voyant réellement ceux qui vivent à l’extérieur, construisent quand ils le veulent, ne sont pas bloqués par un grillage, j’ai pu remettre en cause l’importance que l’on donne à la consommation, au confort matériel, au professionnalisme dans l’espace. Enfin, le changement de regard proposé avec ce mémoire est devenu une remise en question des normes du système dominant, des mécanismes de la société néolibérale qui montrent leurs effets dans les grandes villes d’une manière de plus en plus brutale en Turquie. Jusqu'où peuvent-ils aller ?

En ce qui concerne les projets de transformation urbaine que nous avons étudiés, force est de constater qu’ils se nourrissent du regard dominant sur les gecekondus et déterminent leur réalité actuelle. Ils effacent leur passé en intervenant sur leur présent, mais ils sont également d’une grande importance pour le futur des grandes villes. Je tiens à préciser que la posture critique que j’ai développée envers la transformation urbaine n’est pas issue d’une simple angoisse envers l’architecture verticale qu’elle privilégie. Elle est due aux intérêts politiques et économiques derrière ces projets, à leurs conséquences comme le déplacement et la gentrification, aux changement massifs de mode de vie qu’ils engendrent pour les habitants de quartiers informels. Enfin, une vision terre à terre nous pousserait sûrement à être pessimistes au vu de ce qui se fait actuellement en Turquie, et les conséquences graves qui sont déjà visibles. Néanmoins, elle peut devenir aussi une source d’espoir : tout projet qui n’a pas démarré concrètement est une possibilité pour construire la ville de demain autrement, d’une manière plus résiliente avec l’humain et l’environnement.

« Pour reconstruire du paysage ou agir à nouveau, nous devons rassembler ou réinventer les moyens nécessaires et réapprendre à les vivre : l’histoire, la géographie, les cultures contradictoires, la participation imprévisible d’acteurs usagers, les nouvelles responsabilités devant l’environnement, l’arsenal de formes d’habitation et de construction accumulées depuis des millénaires, l’émotion etc. »

Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 42

Vers un PFE recherche ?

Ce mémoire constitue la première étape d’une recherche qui n’est pas encore terminée. Cette première étape qui s’est présentée comme un travail de déconstruction du regard sur les gecekondus, nous a permis de faire une mise en contexte historique tout en parlant des situations actuelles. La suite serait éventuellement de penser au futur, à partir de ce que l’on a appris du passé et du présent. Le fait d’avoir observé les derniers gecekondus sur un terrain qui se trouve dans une situation d’attente, ouvre des pistes pour penser à la transformation de ce quartier.

Si le gecekondu est une architecture vernaculaire et populaire à redécouvrir , 184 comment traduire alors dans une architecture formelle ce que l’on apprend des habitats informels ?

Il s’agira sûrement de penser la transformation de Şirindere sur deux échelles ; à l’échelle urbaine et architecturale. À l’échelle d’un habitat, en s’inspirant du gecekondu, on pourrait repenser un habitat évolutif à l’aide des principes architecturaux, c’est à dire un habitat qui n’a pas de limites dures et qui permet d’effectuer des changements dans le temps, qui rend possible l’interaction des habitants avec l’espace. Dans cette réinterprétation, il faudra notamment réfléchir aux enjeux techniques. Comment donner la possibilité de recréer une ambiance conviviale dans le quartier et dans les habitats, tout en offrant aux habitants un certain confort matériel ? L’habitat n’est-il pas un ensemble du matériel et de l’immatériel après tout ? À l’échelle urbaine, une analyse plus détaillée du quartier Çiğdem et de l’insertion de la vallée de Şirindere au sein de la ville d’Ankara serait essentielle. Mais il faudrait aussi penser à ce qu’il s’agirait de transformer, déterminer pour qui et pour quels usages faire un projet. C’est ainsi que l’on pourrait penser l’articulation des espaces à concevoir,

« Les gecekondus représentent une chance pour la ville turque. Les terrains de gecekondus sont toujours un espoir. Des zones potentielles difficiles à trouver ailleurs dans le monde. Un espoir pour une vie humaine. Nous avons encore la chance de concevoir et de construire ceux qui les remplaceront, avec l'accumulation d’information des années 2000, des concepts et des valeurs internationales, et surtout, avec les leçons que l'on peut en tirer. Bien sûr, avec ce que nous avons appris des gecekondus. »

C.Abdi Güzer, « Gecekondular Türkiye Kentinin Şansıdır! » dans Konut üzerine de(ne)meler, 2002, page 16, traduction de l’auteure.

184

PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique » dans EJTS, Gecekondu, vol. 1, 2004, page 23. 163

des habitations avec des espaces publics, des espaces de halte, de passage, de rencontre, des espaces du hasard ; repenser le droit à l’extérieur, le rapport au paysage et au contexte géographique. Enfin, ce ne sont que quelques premières idées vagues d’un projet à venir.

Dans ce processus vers un projet de transformation alternatif qui aurait pour but de soutenir des valeurs écologiques, certaines envies méthodologiques s’imposent déjà. Afin de réduire le décalage entre le concepteur et les usagers de l’espace, la participation représente une méthode indispensable. Bien qu’il me semble impossible de procéder avec une participation totale des habitants dans le processus de projet ou de remobiliser l’auto-construction, il s’agira de privilégier une démarche participative au moins au début. Elle pourrait être sous forme d’enquêtes avec les habitants de Şirindere et ceux de Çiğdem, des commerçants etc.

Pour finir, cette première partie de ma recherche est aussi la déclaration des valeurs que j’aimerais défendre en tant que future architecte. J’ai découvert grâce à cette recherche une envie de penser à l’espace au travers de l’usager, non seulement des groupes privilégiés, mais aussi de ceux qui sont défavorisés.

Je me retrouve dans les paroles de Simone et Lucien Kroll, qui ont été dans la construction de ma pensée, une référence ultime :

« Et une petite déclaration : J’ai personnellement décidé de ne plus ressentir d’émotion devant aucune architecture, objet ou paysage qui ne procède pas de l’écologie, de l’éthologie, de l’ethnologie, du communautaire, de la complexité populaire, de l’auto-organisation des groupes ou bien qui ne soit en relation avec des convictions désordonnées et unanimes des personnes indépendantes. Malgré quelques complaisances inavouables devant toute « chose bien faite »… »

Simone et Lucien Kroll, Tout est paysage, 2001, page 91

165

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Görünmez Eli’ne Kamu Sektörünün Görünür Müdahalesi », article publié dans le magazine Mimarlık, n°389, mai-juin 2016, article en ligne URL : http:// www.mimarlikdergisi.com/index.cfm? sayfa=mimarlik&DergiSayi=403&RecID=3920, consulté le 07.10.2021. - ÖZGÜR Özge & ULUOCAK Gonca Polat, « Kentleşme-kentlileşme sürecinde sivil toplum örgütlerinin rolü: Ankara’da bir semt derneği ve gecekondu mahallesi örneğinde bir değerlendirme (The role of non-governmental organizations in the process of urbanization: a sample of a ‘Gecekondu’ neighborhood (slum areas) and a neighborhood organization from Ankara) », article publié dans le magazine

Uluslararası İnsan Bilimleri Dergisi, vol. 8, n°1, 2011, pages 231-247, accès à la version PDF de l’article URL : https://www.researchgate.net/publication/ 49605064_Urban_participation_civil_society_and_%27Gecekondu%27_slum_areas _a_sample_of_a_%27Gecekondu%27_neighborhood_and_a_neighborhood_organiz ation_from_Ankara/fulltext/00b5b7820cf202ff6462f85c/Urban-participation-civilsociety-and-Gecekondu-slum-areas-a-sample-of-a-Gecekondu-neighborhood-and-aneighborhood-organization-from-Ankara.pdf, consulté le 03.11.2021.

- PAMUK Orhan, Kafamda bir tuhaflık, éditions YKY, 2014, 477 pages.

- PÉROUSE Jean-François, « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique », EJTS (European

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- ŞENYAPILI Tansı, Baraka’dan Gecekonduya, Ankara’da Kentsel Mekanın

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- VASSEYRE Paul, Istanbul seuil de la félicité, ouvrage de photographie, Éditions

Djahânnâma, 2011, 155 pages.

- YALÇINTAN Murat Cemal & ÇALIŞKAN Çare Olgun & ÇILGIN Kumru &

DÜNDAR Uğur, « Istanbul Dönüşüm Coğrafyası », article publié dans l’ouvrage

Yeni İstanbul Çalışmaları: Sınırlar, Mücadeleler, Açılımlar, Éditions Metis, 2014, pages 47-70, accès à la version PDF de l’article URL : https://www.researchgate.net/ publication/329574427_Istanbul_Donusum_Cografyasi, consulté le 03.11.2021.

FILMOGRAPHIE

- Devlet Kuşu, 1980, comédie dramatique, adaptation du roman portant le même titre et écrit par Orhan Kemal, réalisé par Memduh Ün.

- Gülen Adam, 1989, comédie, réalisé par Kartal Tibet. - Ekümenopolis : Ucu olmayan şehir, 2011, documentaire, réalisé par İmre Azem.

- Toz toprak Fikirtepe: Fikirtepe'deki dönüşüm nasıl ilerliyor ?, documentaire, 2017, 140 journos. - Son Çıkış, comédie dramatique, 2018, réalisé par Ramin Matin

- Das kapital, documentaire, 2021, 140 journos.

ACTIVITÉS DE RECHERCHE

Entretiens et enquêtes de terrain :

- Entretien avec Mediha Aslan, ancienne habitante du quartier de gecekondus

Pamuklar à Ankara, le 15.07.2020 (cf. Annexe n°1) - Entretien avec Hasan Hüseyin Aslan, le maire (muhtar) de Çiğdem (Mahallesi), le quartier dans lequel se trouve Şirindere, le 21.07.2020. (cf. Annexe n°2) - Enquête dans un gecekondu à Şirindere, le 21.07.2020. (cf. Annexe n°3) - Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, urbaniste enseignant à l’Université Mimar

Sinan, effectué le 04.08.2020. (Annexe n°4) - Discussion avec un groupe d’habitants, Şirindere, le 05.08.2020. (cf. Annexe n°5) - Observation depuis la rue 1550. Cadde, le 08.08.2020. (cf. Annexe n°6) - Observation depuis la même rue, réflexif, le 30.03.2021. (cf. Annexe °7) - Entretien avec Jean-François Pérouse le 22.04.2021 (pas retranscrit). - Enquête de terrain à Karanfilköy, Istanbul le 27.04.2021. (cf. Annexe n°8) - Entretien avec Şinasi Yalçın, directeur de AK-DER, association de gecekondu de

Karanfilköy, le 27.04.2021 (cf. Annexe n°8) - Enquête de terrain à Hasköy, Istanbul, le 02.06.2021 (pas retranscrit).

Relevés habités à Şirindere, juin 2021:

- Osman, le 10.06.2021. - Firdevs, le 15.06.2021. - Döndü, le 21.06.2021. - Filiz, le 21.06.2021.

Stages de recherche :

- Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA), stage en résidence à Istanbul, entretiens, rencontres avec chercheurs et doctorants, workshops, excursions urbaines et consultation de l’archive de l’institut. 06.04.2021 - 11.06.2021. - Mekanda Adalet Derneği (MAD), Center for Spatial Justice, lecture de coupures de journaux entre 1932-2016, participation au projet d’ouvrage Gecekondu Arşivi (Archive de Gecekondu) à distance. 14.06.2021 - 13.07.2021.

GLOSSAIRE Quelques termes en turc abordés dans le mémoire et leur signification (traduits par l’auteure)

- AKP : Adalet ve Kalkınma Partisi en turc, le Parti de la justice et du développement est un parti islamo-conservateur, au pouvoir en Turquie depuis 2002. Recep Tayyip

Erdoğan, le président actuel de la République de Turquie en est le président général. - Apartkondu : Immeuble construit illégalement, une forme mutée du gecekondu (cf. 1.2.3) ou le gecekondu verticalisé (apart vient du mot « apartman » en turc qui signifie immeuble). - Betonkondu : Comme le terme apartkondu, betonkondu est une expression pour désigner la forme mutée du gecekondu, le moment où il commence à être assimilé à une construction illégale, dans les années 80. - CHP : Cumhuriyet Halk Partisi en turc, est un parti politique turc, de type républicain, social-démocrate et laïc, créé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk. Il est membre de l'Internationale socialiste et membre associé du Parti socialiste européen.

Il constitue le parti d’opposition face à l’AKP. - Çarpık kentleşme : Urbanisation non planifiée, la croissance des villes sans aucun contrôle et à l'écart de tout type de planification. - Gece : Nuit.

- Gurbet : Migration, l’éloignement du village d’origine. C’est un mot qui exprime un sentiment mélancolique lié à ce départ. - İlçe : Dans ce mémoire, ce mot est traduit par arrondissement. En Turquie, un ilçe est la plus grande division territoriale administrative après la ville . - İmar affı : Désigne une amnistie de zonage/de construction. Il s’agit d’une loi utilisée dans la légalisation des gecekondus (cf. 1.2.2). - İmar ıslah planı : Plan de zonage/d’amélioration dessiné pour planifier les villes et notamment les zones de gecekondus. C’est aussi une méthode pour réfléchir à l’amélioration de ces zones avant la systématisation des projets de transformation urbaine.

- Kaçak yapı : Construction/structure illégale. Elle ne s’inscrit pas dans un contexte de besoin ou d’obligation lié au statut socio-économique, ce qui la différencie d’un gecekondu. Ce mot est utilisé pour parler des bâtiments construits par ceux qui ont l’objectif d’exploiter les lois de légalisation (les lois d’amnisties). - Kentsel dönüşüm : Transformation urbaine. (cf.2.1)

- Kentsel dönüşüm projesi : Projet de transformation urbaine, PTU.

- Konmak : Se poser. Ce verbe est souvent utilisé pour parler des oiseaux migrateurs.

Il exprime une légèreté et une volatilité dans l’acte et fait également référence à la culture nomade (konargöçerlik). - Kömürlük : Espace réservé initialement pour stocker du charbon et du bois pour les brûler en hiver, c’est aussi très souvent un espace de stockage pour les matériaux glanés et divers objets trouvés. - Mahalle : Quartier.

- Memleket : Mot faisant référence au territoire d’origine d’une personne. Il peut se traduire par les termes village, ville, région ou pays d’origine. - Muhtar : Ce mot désigne dans les pays d'Asie centrale et du Moyen-Orient, celui qui dirige un village ou un quartier, une sorte d'équivalent au mot maire. - Müteahhit : Entrepreneur/promoteur qui n’a pas forcément de diplôme ou de compétences particulières dans le domaine de la construction mais qui se charge de suivre un projet : revendre les biens immobiliers etc. - Riskli alan : Zone à risques (cf. 2.1.3). La désignation d’une zone urbaine comme étant une zone à risques de catastrophes naturelles est la première étape de la démarche de transformation urbaine.

- Riskli yapı : Structure à risques (cf. 2.1.3). La désignation d’un bâtiment comme étant un bâtiment à risques de catastrophe naturelle est la première étape de la démarche de transformation urbaine.

- Seçim : Élection.

- Tapu : Titre de propriété.

- Tapu tahsis belgesi : Document d’attribution de titre de propriété, c’est un titre provisoire donné aux habitants de gecekondus, procédure apparue dans les années 80 (cf. 1.2.2). - TOKI (Toplu Konut İdaresi Başkanlığı) : Administration du développement du logement social c’est un service public du gouvernement de la République de

Turquie, chargée de la construction de logements sociaux. Il a pour but de lutter contre la crise du logement, la prolifération de gecekondus et de devenir acteur du renouvellement urbain en Turquie. - Usta : Maître artisan/ouvrier du bâtiment.

- Yerinde dönüşüm : La transformation urbaine sur place (cf. 2.2.1). Cela signifie que les habitants de gecekondus deviennent bénéficiaires de logements sociaux construits dans leur quartier transformé.

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos……………………………………….…………….…..……….………2

Introduction……………………………………………………………..…..….……..6

1. Le gecekondu en Turquie, le trajet d’un habitat dénigré…..….………12

1.1 Apparition d’un habitat informel situé

1.1.1 Difficulté de définition(s)……………..…………….….………15 1.1.2 Effets de dynamismes externes et internes….…….……………17 1.1.3 Démarche spontanée d’une auto-construction discrète…..….…21

1.2 Une évolution multidimensionnelle

1.2.1 L’habitat des intrus de la ville……….…………………………29 1.2.2 Les politiques du gecekondu et le gecekondu politique….……36 1.2.3 Le gecekondu, une architecture mutée ?………………….……45

1.3 Représentations du gecekondu

1.3.1 La construction sociale du gecekondu………..……….…….…51 1.3.2 Une identité autre que celle de l’espace moderne………..……54

2. Vers l’effacement des gecekondus du paysage urbain……..…………60

2.1 Nouvelle ère pour les habitats informels

2.1.1 Pas de place pour les gecekondus dans la ville globale…..……63 2.1.2 Le séisme de 1999, risque ou prétexte pour la transformation ?.68 2.1.3 Les modalités de la transformation urbaine……………………70

2.2 Une transformation à quel prix ?

2.2.1 Fikirtepe : un symbole de gentrification…..…….……….….…75 2.2.2 Une dystopie urbaine d’Ankara : le Nouveau Mamak..……..…80 2.3.3 Ceux qui luttent pour une transformation alternative : Karanfilköy………………………………………………..……….…86

2.3 Sur les gecekondus et leurs remplaçants

2.3.1 La défaillance des logements de TOKI………………..….……93 2.3.2 Un habitat informel, pourvu de qualités ?……………..….……99

3. Un quartier en attente de transformation : Şirindere…………..….…103

3.1 La vallée « interdite »

3.1.1 Situer la vallée de Şirindere.……………………….……….…105 3.1.2 Un microcosme et sa ségrégation socio-spatiale………….….…109 3.1.3 Franchir les barrières à un moment critique……………….….115

3.2 L’attente et l’incertitude pour l’avenir

3.2.1 Sur la transformation de la vallée…………………………..…119 3.2.2 L’abandon de la vallée et l’occupation des gecekondus…..…..124 3.2.3 La démolition, vers une disparition complète….….….………130

3.3 Les débris d’un univers révolu

3.3.1 Relevés habités, observations post-démolition…….…………133 3.3.2 Les qualités d’un habitat redécouvert…..……………….……150 3.3.3 Habiter l’extérieur, l’utopie d’une grande ville………………153

Conclusion………………………………………………………….…….…………160

Bibliographie ………………………………………………………………………166

Glossaire………………………………………………………………….…………172

Annexes………………………………………………………………………..……176

En 2006, un projet de transformation urbaine a été dessiné et validé. Le gouvernement a commencé à évacuer les gecekondus. Depuis cette année là, Mediha et son mari Nazım habitent dans l’immeuble Hilal, où je suis allée faire cette interview avec eux.

Famille Aslan : Nazım est le mari de Mediha, il est artisan (du métal). Ils ont deux enfants, Merve et Ferdi. Les deux sont mariés et ont des enfants. Merve habite dans une ville vers l’ouest de la Turquie et travaille dans une auto-école, Ferdi habite à Ankara, dans un appartement dans le même quartier que Mediha avec sa femme Ilknur et ses enfants.

Birce : Pourriez-vous me raconter comment s’est passé l’évacuation des gecekondus ? Un jour ils sont venus vous dire qu’ils allaient démolir votre maison? Mediha : C’est le gouvernement qui a pris la décision. Comme le foncier appartenait au trésor et qu’on n’avait pas de titre de propriété, ils ont décidé de nous donner un appartement dans Karacaören. Ce sont des logements de TOKI, ils nous ont dit qu’on allait payer une certaine somme pendant 15 ans. Nazım : Oui, ils ont fait un tirage au sort, on a été bénéficiaire du projet de logements sociaux. Birce : Quand exactement ? Mediha : Il y a bien 25 ans. L’appartement n’était pas mal en vrai, il avait deux chambres et un salon. Nazım: Pendant 7 ans Ferdi et sa femme y ont habité, ensuite on l’a loué pendant 3-4 ans. Mediha: Le locataire nous a tué, c’était très difficile de s’occuper des locataires. Nazım: On a vu que la situation n’était pas évidente dans l’immeuble, parce qu’il y avait de toutes sortes de personnes, même ceux qui battaient leurs enfants etc. Un jour je les ai entendu dire quelque chose d’horrible et j’ai dit à mon fils : je te donne cet appart, tu pourrais le vendre avec sa dette ou faire un prêt, ou vendre ta voiture je n’en sais rien, mais ne me demande plus d’argent et débarrasse-toi de cet appartement. Ensuite il l’a vendu pour 35 mille TL185 . Mediha: Talha (son petit fils) quand il venait chez moi, il se cachait sous la table pour ne pas rentrer à cet appartement. Birce: Quelle a été votre réaction quand vous avez appris qu’ils allaient démolir le quartier ? Avec vos voisins avez-vous fait quelque chose pour lutter contre le projet de transformation et la démolition? Nazım: Alors moi je suis sorti de là-bas et je n’y suis plus jamais retourné, sauf pour aller récupérer le compteur électrique. Je l’ai récupéré et j’ai rendu la maison.

185 TL : Lire turc

Il y en a dans notre entourage, ils sont allés récupérer toutes les tuiles, les placards aussi, ils ont tout pris. Mais de ceux que l’on connaît, personne a dit non. Ils nous ont donné 5000 TL pour le débris. On avait nos cerisiers, nos pommiers… Birce: Ça change d’habiter dans un appartement ? Nazım: Avant on avait nos jardins par lesquels on accédait à la rue. Nous on avait acheté un gecekondu déjà construit, la maison était toute prête. Ils nous l’ont vendue en disant que le foncier appartenait au trésor public (hazine), et pendant un moment on a payé des taxes. Mais il s’avère que non, un jour on a appris qu’il appartenait à un particulier et pas du tout au trésor. On a voulu l’acheter au propriétaire du terrain, mais s’il devait couter maximum 15 mille TL, lui il nous en a demandé 55 mille. Birce: La personne n’a donc jamais remarqué qu’il y avait une maison construite sur son terrain. Melodi: Mediha nous disait qu’il y avait une montée très abrupte pour rentrer chez elle le soir… Mediha: Oui en effet, je montais cinq minutes et j'étais déjà morte, mais ils étaient bien quand même ces jours… Birce: La maison était construite en quoi ? Mediha: En parpaing. Nazım: Elle n’avait qu’un seul étage. Mediha: Vers mon village il n’y a que des gecekondus tu sais, là-bas par exemple ils ne peuvent pas les démolir parce qu’ils ne sont pas en ville. En vrai laisse tomber Birce, il ne faut pas être triste pour ça, laisse les démolir, on a rien à y faire. Birce: C’est juste que je trouve que ce qu’ils construisent à la place des gecekondus n’ont rien de vivable, ils n’ont pas du tout le même rapport à l’extérieur, à la nature… Mediha: Oui, le gecekondu était si bien. Maintenant quand je fais une pâte à pain je suis obligée de descendre pour rincer les draps de miettes, alors qu’avant je le faisais depuis ma fenêtre. Tu vis dans beaucoup plus de confort dans un gecekondu. Tu fais ce que tu veux, personne ne t’entends. Nazım: Puis il y a les animaux, la nature… Mediha: Ici tu ne peux même pas planter un clou. Birce: Il doit y avoir de la solidarité entre les voisins aussi j’imagine. Mediha: Oui. Un jour j’allais couler du béton pour une dalle, ma voisine a pris le gros sac sur son dos et me l’a monté jusqu’à chez moi, elle était très forte. Elle avait l’air d’être plus en forme que moi alors que j’avais cinq ans quand elle allait se marier. Birce: Quand vous vous êtes installés dans votre gecekondu, il y en avait toujours qui construisaient leur propre maison et vivaient dedans? Nazım ve Mediha: Oui bien sûr il y’en avait plein, nous aussi, nous avons construit en vrai la salle de bain, la cuisine et les toilettes de notre maison. (…) Birce: Quelles étaient vos principales difficultés quand vous habitiez en gecekondu ? Pour venir chez nous par exemple, en ville, c’était difficile?

Mediha: Pamuklar était plus près du centre que Pursaklar. On était plus proche de la ville que maintenant du coup. Avant la voiture n’arrivait pas à monter la pente du quartier. On devait marcher sous la pluie. Aussi quand il neigeait il était très difficile de descendre la pente. Birce: Comment aviez-vous accès à l’électricité et à l’eau, de manière illégale? Mediha: Oui au début c'était illégal, ensuite on s’est abonné aux réseaux. Que c’était compliqué. Qu’est-ce que j’ai souffert. J’ai construit un kömürlük et une cuisine que j’ai rajoutés à la maison. On les a construites la nuit, le lendemain la police a débarqué. Ils nous ont dit « vous allez rendre cet endroit tel qu’il était avant, tu vas détruire ce que tu as fait », j’ai pleuré toute la journée. Quelqu’un a du nous dénoncer. Voilà avant ils nous laissaient pas faire. J’ai tellement souffert Birce. J’ai fait venir des briques, j’étais en train de voir pour la deuxième extension, j’allaitais Merve, elle était toute petite. Le policier est venu me donner un coup de poing me demander pourquoi je construisais une maison aussi grande, qu’est-ce que j’allais faire avec autant de parpaings. J’allaitais mon enfant, j’allais travailler, et je faisais à manger pour les artisans, je les aidais. Birce: La maison était finie mais tu faisais une extension c’est bien ça ? Mediha: Oui j’ai fait des rajouts parce que quand on l’a achetée la maison n’avait ni cuisine ni salle de bain. Elle n’avait que deux chambres et un couloir. Alors on a voulu l’agrandir, avec 2000 TL, on a coulé du béton. La cave, la cuisine… On a demandé aux artisans de le faire avec nous il y en avait plein partout. Chez ma mère par exemple, il n’y avait pas de parpaing à l’époque. On faisait des maisons en adobe (kerpiç en turc). Il y avait un moule. On faisait un mélange de la terre boueuse avec de la paille. On mettait le mélange dans le moule, les briques étaient dures comme de la pierre, il y avait des grands et des petits formats. Quand les briques était sèches, on l’utilisait à la place du parpaing et montait les murs avec. La maison de ma mère est construite comme ça par exemple. Il fait frais dedans. (…) Birce: Vous aviez des mariages dans votre quartier ? Nazım: Oui, plein. Mediha: Avant dans les villages ils allumaient le feu, jouaient autour, venaient avec des torches. Melodi: Là où vous habitiez il n’y avait que des gens de Çubuk (le village d’origine de Mediha) ? Parce que je crois que souvent les gens qui arrivent dans des grandes villes habitent dans le même endroit. Mediha: Non pour nous c’était mixte. Nazım: On a fait leur mariage dans un gecekondu par exemple (en montrant Ilknur). Il y avait une foule incroyable. Ils fermaient trois rues pour le mariage. Tu ne peux pas croire les artistes qu’il y avait. Mediha: Birce nos mariages commençaient vers jeudi ou vendredi. Comme il y avait un mariage les gens du village venaient féliciter, il fallait servir les invités. Pendant

trois jours on donnait à manger aux gens qui venaient chez nous. On tuait un boeuf, faisait de la soupe au yaourt etc. (…) Ilknur: Birce tu sais les gens du village ont contrairement envie d’aller vers la ville. Mediha: Le meilleur côté du village c’est de n’avoir aucun bruit, aucune distraction. Ilknur: Oui mais les gens ne le voient pas comme ça. Mediha: Bien sûr qu’il y a beaucoup de difficultés. Mais jouer avec de la terre tu sais ça ne te laisse aucun soucis, ça t’enlève tous tes problèmes. Birce: Et quand vous avez aménagé en appartement ça vous paraissait étrange ? Nazım: Ah oui n’en parlons même pas je commence à peine à m’habituer à vivre ici. Je faisais des barbecues trois jours par semaine. On appelait nos voisins on leur disait « préparez le thé, on arrive! ». Ça fait vraiment deux trois ans que je me suis habitué à vivre ici. Au début ça me paraissait comme une prison, heureusement que nos voisins sont des gens sympas. Birce: Pourquoi avez-vous décidé de vous installer à Ankara quand vous vous êtes mariés ? Mediha: Pourquoi je resterais dans le village! J’en avais tellement marre ! Melodi: Tout le monde désire de partir du village. Ilknur: À cette époque les gens voulaient partir en ville, c’est ce qui leur semblait préférable. Birce: Vous êtes venus en quelle année ? Mediha: Moi je suis venue en 1982. Ferdi est né en 1983. C’est à ce moment là qu’on est arrivé à Pursaklar. Pamuklar c’était après. Ilknur: Moi je suis de Çankırı de base. On habitait dans le même quartier. Mediha: On a habité à Pamuklar pendant 18 ans. On avait nos cerisiers, nos abricotiers. Je plantais des haricots aussi. On était bien avec nos voisins, et on avait aussi un saule pleureur sous lequel on faisait des crêpes (gözleme). (…) Birce: Au lieu de démolir le quartier et reconstruire des tours à la place il y avait peutêtre autre chose à faire. Ilknur: Le sol y était très solide. Rocheux. Il était résistant au séisme. Mediha: On a rien senti au séisme de 1999. Ça devait être très solide oui. Birce: Malgré la pente si raide ? Mediha: Maintenant ils ont aplati le sol et construit des immeubles. Birce: Il y avait une école dans le quartier ? Mediha: Oui il y en avait mais il était un peu loin. Tu devais monter une pente il n’y avait aucun endroit plat. Birce: Il y avait combien de maisons ? Mediha: Beaucoup. Ilknur: Ça paraissait très attrayant aux gens d’imaginer qu’ils allaient vivre en appartement. Vivre dans un gecekondu ne paraissait pas agréable. Les conditions de vie

étaient beaucoup plus pénibles. Imagines, la maison n’a qu’un poêle pour se chauffer, tu vas dans la cuisine, il fait glacial, tu essayes de prendre une douche, tu gèles. Birce: C'est clair qu’on ne peut pas ignorer le manque de confort matériel dans les gecekondus,. Mais s’ils faisaient une réhabilitation plus humaine ? Ilknur: L’État n’a qu’un seul intérêt, c’est de faire de la rente. Il n’allait pas perdre ce terrain, cet argent potentiel… Mediha: Oui seulement sur le terrain d’un gecekondu il a pu construire je ne sais combien d’immeubles. Sur quelques gecekondus il a placé au moins 30 appartements. C’est plus rentable. Birce: C’est si facile de tout détruire ? Mediha: Avec un bulldozer tu peux tous les faire disparaitre. Birce: Aujourd’hui vous êtes contents d’habiter ici ? Mediha: Oui on est très bien le gecekondu ne nous manque pas. Il y avait tellement de pente, de toute manière je ne peux plus y monter, à cause des problèmes de santé. Birce: Vous connaissez des gens qui habitent toujours dans des gecekondus ? Mediha: Là-bas dans notre ancien quartier il n’y a plus de gecekondu aujourd’hui. Ilknur: Si tu étais arrivée avant il y avait tout notre entourage…

Tout est détruit maintenant.

À la fin de cette discussion, nous avons décidé d’aller dans un quartier nommé Gümüşoluk, près de Saray, où il y a toujours des gecekondus.

Discussion avec une dame qu’on a croisé devant une maison. (Surnom : Nalan)

Birce : Je fais une recherche sur les gecekondus. Pour savoir comment ils construisaient des maisons en autonomie… Mediha : Tu habites à Saray toi ? Nalan : Non à Karacaören. Mediha : Ton visage m’est familier. Nalan : Je travaille à l’hôpital. Je suis sa mère (en montrant la jeune fille qu’on a croisé au tout début). Je serai en retraite cet hiver si dieu le permet. Birce : Vous avez construit cette maison ? Le mari : Non on est locataires. Nalan : Bon bah voila c’est une maison en terre, en adobe. Vous voulez savoir quoi d’autres ? Birce : Vous habitez ici depuis combien de temps ? Nalan : Ça fait 12 ans que ma fille habite là, moi j’habite dans un immeuble de TOKI. Birce : Ça vous plait ?

Nalan : Oui mon appartement est bien je suis contente mais il n y a pas de voisinage comme avant. On est tous venu du village. Depuis 2008 j’habite en appartement. Et avant j’habitais dans un gecekondu vers Pamuklar. Mediha : Ah nous aussi, tu étais où ? On était vers la partie basse nous. Nalan : Nous avions un gecekondu sans titre de propriété. Birce : Et dans l’appartement votre vie est devenue plus facile qu’avant ? Nalan : Non pas du tout… Avec les charges mensuelles etc, il y a tellement plus de dépenses… Birce: Aviez-vous plus de facilités de manière générale dans le gecekondu ? Nalan : Oui bien sûr, les voisins me manquent. Maintenant le voisin d’à côté ne nous connaît même pas. On avait plein d’arbres, des muriers, pommiers… Entre 48 appartements de mon immeuble je ne connais personne je crois. Je connais un peu ceux d’à côté mais on n’a pas vraiment de complicité. Je ne connais que mon voisin du 11ème étage. Personne n’a envie d’être en contact avec personne. Birce : La vie de village vous manque ? Nalan : Je n’ai pas envie de la vie de village. Je n’ai personne. Le village est difficile. Par contre notre gecekondu était vraiment bien. On avait un noyer, quand ils ont décidé de le détruire en 2006 notre abricotier donnait beaucoup de fruits. Ils nous ont forcé à partir en 2006. On est allé à Mamak et vécu dans un appartement pendant deux ans. Mediha : Ici le terrain appartient à la mairie maintenant ? Nalan : Oui ils disent qu’il y a eu un plan de zonage et de construction (imar planı) ici. Ici partout tu trouves des gecekondus.

Discussion courte avec une vieille dame assise sous un arbre devant la mosquée.

Vieille dame: On a construit nous-mêmes notre maison. Je suis née et j’ai grandi ici. Avant mes belles filles vivaient avec nous mais ils ont acheté une maison et ils sont partis. Maintenant on n’est que tous les deux avec mon mari. On a deux vaches. Birce: Vous avez fait une extension à votre gecekondu ? Vieille dame: Oui quand nos belles-filles sont venus vivre avec nous. On a ajouté deux chambres et des salles de bain. On rentrait à peine. On a fait des rajouts quand il y avait besoin. On a tout fait nous mêmes, tout décidé. Et là-bas on a fait un abri pour nos vaches. Birce: Avez-vous un permis de construire ici ? Vieille dame: Avant ici c’était un village il n’y avait donc pas besoin d’en avoir un pour construire. Mais maintenant on en a oui.

Birce : Avez-vous un potager ? Vieille dame: Oui bien sûr mais maintenant je n’ai plus la force de m’en occuper. On a des vaches mais c’est mon oncle qui s’en occupe. Birce : Vous n’avez jamais pensé à quitter ce village ? Vieille dame: Non.

Discussion avec deux dames assises sur le trottoir. (Surnoms : Gülsüm et Fatma)

Birce: Je m’intéresse à la vie du village dans votre quartier. Fatma Je préfère vivre en appartement personnellement. Gülsüm : Moi en gecekondu mais s’il est bien fait à l’intérieur. Birce: Vous avez construit vous-même votre maison ? Fatma: Non on l’a achetée, on est de Kızılcahamam de base. Notre maison a brulé lorsqu’on était dedans. On a du faire des réparations suite à l’incendie. Mon fils disait à son père, « Papa de toute façon tout ça arrive toujours à nous, aux pauvres. Les riches n’auront aucun de ces problèmes dans la vie. » Fatma: Là-bas il y a une maison, c’est à Şahan. Elle est en adobe de terre crue. Birce: Vous faites de l’agriculture et de l’élevage ? Fatma: Oui mais c'était avant. Maintenant que je suis âgée je n’arrive plus à travailler. Birce: Et les relations avec les voisins c’est comment ici ? Gülsüm: Ça fait 23 ans qu’on est arrivé ici, on est presque nouveaux. On connaît un peu les habitants par ci par là, mais un peu plus haut on ne connaît personne. C’est assez grand comme village ici en réalité. Birce: Qu’est-ce qui a changé alors en 23 ans ? Gülsüm: Bah rien, rien n’a changé on est toujours là.

2 - Entretien avec Hasan Hüseyin Aslan, le maire (muhtar) du quartier Çiğdem, le 21.06.2020

(…) Birce : La vallée de Şirindere était-elle un village avant? Muhtar : Şirindere est une région du village de Karakusunlar. C’est un lit de ruisseau qui reste dans les limites de ce village, entouré de verdures, avec une source d’eau qui coule - il coule toujours mais l’eau n’est pas aussi propre qu’avant -. Birce : C’est assez ancien donc. C’est pour ça qu’il y a des maisons de village? Muhtar : Non ce sont en vrai des gecekondus. Le village est vers la mosquée de Karakusunlar. Birce : Ah oui en effet je me souviens. Quand j’étais petite, les maisons n’avaient pas encore été évacuées, maintenant j’ai entendu qu’elles sont vides. Muhtar : En ce moment Şirindere est un point d’installation des collecteurs de papiers. Birce : Un projet de transformation urbaine a été dessiné en 2005 il me semble? Muhtar : Alors c’était plutôt des rumeurs de projets, ou peut être même l’attente des habitants de Şirindere. Une agence d’architecture a dessiné un projet tout seul sans rien demander à personne et l’a publié sur internet mais légalement il n’a aucun droit de réaliser le projet. Il n’y a pas de projet actuellement. Plus récemment, un projet a été dessiné (il y a deux ans), nous y avons renoncé parce que c’était des bâtiments à beaucoup d’étages. Ensuite ils ont baissé un peu le nombre d’étages. Par contre les habitants de Çamlık Sitesi ont renoncé au projet entier. Ils sont allés au tribunal. Maintenant il n’y a aucun projet de fait, tout est arrêté. Birce : Ce qui a eu l’idée de faire ce dernier projet de transformation et qui l'a commencé c’était la mairie? Muhtar : Oui. Lorsque Melih Gökçek était le maire de la métropole d’Ankara, Şirindere a été ajouté au projet de la transformation urbaine. Ensuite Gökçek l’a transféré au Ministère de l’Environnement qui l’a gardé pendant 5-6 ans. Puis le ministère l’a retransmis à la ville. Maintenant c’est la mairie qui a l’autorité de faire projet ici. Pour l’instant le projet est suspendu par décision juridique, sans déclaration de raison. Selon la raison à être annoncé, la mairie pourra refaire un nouveau projet. On va surement parler avec eux pour qu’ils prennent l’avis des habitants de Çiğdem. Birce : Et les gens qui habitaient Şirindere ont dû partir ailleurs avec l’évacuation de leurs maisons? Muhtar : Oui. Avant il n’y avait pas de collecteurs de papier dans le quartier. Ici il y avait et il existe toujours deux coopératives habitantes. La situation légale de cet endroit est la suivante : Il y en a qui ont un document d’attribution de titre de propriété (tapu tahsis belgesi), c’est à dire qu’ils n’ont pas de titre de propriété. Ce qu’ils ont est un papier donné par l’état, qui déclare que la personne habite à cet endroit. Il y a aussi ceux qui y habitent depuis 25-30 ans et qui n’ont aucun papier. La mairie et la loi les

appellent envahisseurs (işgalci). Les gecekondus sont construits sur les terrains du trésor public. Donc un moment la mairie a préparé un projet à cet endroit, et comme je viens de vous dire, il y a deux coopératives, une pour les envahisseurs, une pour ceux qui ont le document d’attribution de titre de propriété. Elles ont pour but de défendre leurs droits. Les habitants doivent payer pour avoir un titre de propriété dans le nouveau projet. Donc il faut déterminer un prix unitaire et aussi que les gens l’acceptent bien sûr. Pour l’instant ils n’ont pas acheté de part, enfin il y a très peu de gens qui l’ont fait. La raison pour laquelle les maisons ont été vidées c’est que les coopératives ont mal dirigé les habitants. Elles leur ont dit qu’un projet a été dessiné pour la transformation du quartier, et que l’on a déjà trouvé l’entreprise de construction, que le chantier va bientôt démarrer. Ils ont dit de commencer à évacuer les maisons en comptant de cette année-là. En disant « N’achetez pas de bois ni de charbon, cet hiver vous ne serez sûrement plus là. » Donc les gens ont commencé à évacuer leur maison très vite et une fois que les maisons n’étaient plus habitées, à la place de ces habitants de base, les collecteurs de papiers qui ont eu leurs maisons démolies un peu partout à Ankara, notamment dans les quartier de Dikmen-Öveçler , ont commencé à venir s’installer ici. Plus ils sont partis plus les collecteurs sont venus, il ne reste que 8-10 familles aujourd’hui. Birce : Donc les habitants ont cru aux paroles des coopératives et ils n’ont pas insisté pour rester? Muhtar : Alors imaginez, ce sont des coopératives qui travaillent pour vous, qui font des choses à votre place. Ils ont cru à leur parole. Après, ceux qui sont partis sont partis mais il y en a qui restent. Il y a 10-15 des bénéficiaires qui y habitent toujours. Une grande partie de ces gens-là sont ceux qui habitent du côté de Çamlık Sitesi. Il y en a aussi un peu partout dans la vallée mais ils sont peu nombreux. Vous pouvez le comprendre en regardant les typologies des maisons, la propreté du sol etc. Birce : Je me souviens, quand j’étais petite, il y avait des enfants partout dans la rue, des mariages, on aurait dit qu’il y avait plutôt des familles qui y habitaient. Les gecekondus étant généralement définis comme l'arrivée de la vie rurale dans la ville, dans le milieu urbain, y a-t-il une ségrégation dans le quartier: moins de participation aux activités de quartier, etc.? Muhtar : Bien sûr que oui. Vous avez donc aussi vécu ici. À Park Sitesi en plus. Il y avait un mur entre vous et eux. Quelle relation aviez-vous avec les enfants des habitants de gecekondu ? En parlant du passé, on dit souvent que nos voisins de la vallée étaient très gentils, leurs enfants aussi, nous allions chez eux, buvions du thé, cueillions des fruits de leurs arbres. Ce genre de choses ‘mignonnes’ sont racontées. Mais en ce qui concerne la vie commune avec eux, vous savez qu'il y a une différence entre les personnes vivant dans les gecekondus et les personnes qui ont un meilleur niveau économique en raison des différences culturelles, politiques et économiques. Ce n'est pas spécifique à ce quartier, c'est une situation générale en Turquie. Ce n'est pas juste mais c’est comme ça. Ça devrait pas l’être. Ils sont aussi humains après tout.

Birce : Oui, les gecekondus sont actuellement considérés comme une tache dans le pays, mais c'est une réalité sociale. Muhtar : Le destin du gecekondu est la ségrégation en effet. Birce : En général, il existe une politique visant à les détruire. J'essaie de regarder les gecekondus en termes de mode de vie aussi, le fait que les gens construisent leurs propres maisons et cultivent la terre, c’est est une manière de vivre totalement différente de ceux qui habitent en appartement dans le milieu urbain. Muhtar : La vraie dimension du problème est la raison pour laquelle ces personnes vivent dans des gecekondus. Pourquoi ont-ils quitté leur villages et sont-ils venus? Pourquoi la migration vers la ville est entièrement due aux conditions socioéconomiques et à la politique? Cela ne s'est pas produit tout seul. Ceux qui ne pouvaient pas s'en sortir sont venus en ville. Vous pouvez également y penser en termes de politique agricole. Ce n'était pas non plus très bien quand ils sont venus ici, mais ils sont venus. Nous sommes venus aussi. Après tout, nous ne sommes pas non plus des citadins. Nos moment d'arrivée dans la ville sont différentes les unes des autres. Ces gens-là sont venues il y a 30 ans, votre grand-père est venu peut-être il y a 60 ans, mon père est venu il y a 50 ans etc. Nous sommes tous venus d’un village de toute manière, l’importance était de savoir si je pouvais m'adapter ici ou pas. Les gecekondus sont construites en général par les gens du même village ou de la même région, donc dans un sens, ils se sont mis en protection. Ils ont continué leur vie comme ils le faisaient à la campagne. Peut-être que se tenir les uns aux autres leur a permis de subsister plus facilement dans la ville. Birce : Ceux qui ont déjà vécu dans des gecekondus et qui vivent actuellement dans les blocs TOKI disent souvent qu’il est difficile de s’habituer à la vie d’appartement. Muhtar : Oui en effet ils ne sont pas très satisfaits… Birce : Ils perdent leur relations avec leurs voisins. Quand je suis allé parler avec des gens à Pursaklar, ils me disaient, nous sommes très bien ici car nous avons atteint un certain confort économique. Il y a de l'eau chaude et de l'électricité, mais en même temps ils ont perdu en quelque sorte le côté immatériel des gecekondus. Ils n'ont plus aucun rapport avec la nature comme avant, ils n'ont pas d'arbres, ni d’espaces extérieurs pour faire un potager. Muhtar : Oui en effet vivre en appartement n’est pas comme habiter un gecekondu, vous ne pouvez pas planter dans votre jardin des tomates, des poivrons, des oignons etc… Il est difficile de dire quoi que ce soit de nouveau. Le gecekondu est un habitat que l’on retrouve dans toute la Turquie. Mais comme je vous ai dit notre quartier est un cas particulier en ce moment. Pour nous Şirindere n’est plus un quartier de gecekondus. Nous le voyons comme une autre entité qui constitue une menace pour le quartier tant en termes de santé que de sécurité. Leurs maisons sont peut-être des gecekondus, mais leurs métiers et modes de vie sont différents. Il est considéré comme un centre de crime par d'autres parties de Çiğdem. De la vente de marijuana, d'héroïne, du vol, de la violence, des armes… Le centre de toute sorte de négativité qui ne devrait

pas être présente dans la ville. Les gens craignent de s'y rendre pour cette raison. Ou les enfants ne peuvent pas jouer dans les parcs parce que les parents ont peur des enfants venant de ces gecekondus. Ce sont des faits sociologiques et des choses que l'État devrait prendre en considération. C'est un enfant, après tout. Il veut aussi se mettre sur une balançoire, glisser sur un toboggan et rouler sur l'herbe. Et l'enfant de ce côté veut aussi le faire, mais l'un d'eux montre des comportements qui se transforment en violence contre l'autre en très peu de temps en raison de ses conditions de vie. (…) Dans le passé, bien sûr, les habitants de Şirindere travaillaient dans divers endroits, allaient au travail le matin et rentraient chez eux le soir. C’était un quartier où généralement une seule personne travaillait dans le foyer. Birce : Donc cette situation qui crée une menace d’après vous a commencé avec l’arrivée des collecteurs de papiers ? Muhtar : Bien sûr, toute cette négativité a commencé avec eux. Sinon pourquoi une personne qui a un bon travail devrait-elle voler, infliger de la violence à une autre personne? Birce : Savez-vous de quoi vivaient les habitants des gecekondus? Muhtar : En général c’étaient des gens qui travaillaient dans le public ou le privé. D'après ce que j'ai entendu, la plupart d'entre eux sont des travailleurs à ODTU (l’université qui se trouve à proximité). Ils font tout ce qui est l'arrosage, les travaux électriques, le nettoyage, etc. Birce : Savez-vous quand est-ce que la municipalité a raccordé l'électricité et l’eau à Şirindere? Muhtar : Je ne connais pas la date exacte, mais à partir du moment où les gecekondus ont été construites, l'électricité et l'eau en sont provenues. Et l’électricité n’est pas illégale dans la vallée. La municipalité procure toujours de l’eau. Mais lorsque les gens sont installés quelque part, ils commencent à demander tout cela naturellement. En d'autres termes, ils arrivent dans les gecekondus, quand il y a ni eau ni électricité, et ils commencent à en demander à la municipalité. Les municipalités ont des intérêts politiques très forts, donc elles voient un potentiel de vote dans les quartiers de gecekondus. Birce : J'allais demander pourquoi ils font cela alors que les habitants occupent cet endroit illégalement… Muhtar : Bah parce que c’est aussi des humains. Qui ont le droit de vivre. Birce : J’ai l’impression que maintenant elles les ignorent plus qu’avant. Avant c'était un peu plus toléré, même si ce n'était pas légal, mais maintenant la réaction de l’État à ce que les habitants font est beaucoup plus brutale. Muhtar : Maintenant, le gecekondu n'est plus ce que c'était. L’ambition de faire du profit, que l’on appelle la rente, est présente dans toutes les branches du gouvernement. Ils ne veulent pas perdre leurs bénéfices au profit des citoyens. Ils sont venus ces gens, par exemple, ils ont commencé à s'installer ici il y a 50 ans, ils n'ont pas de titre de propriété, ne l’ont jamais eu, mais maintenant, la municipalité leur demande 200 mille

TL afin qu’ils reçoivent des titres de propriété. Les gens ne veulent pas et ne peuvent pas donner cet argent évidemment. Il s'agit d'un chiffre déterminé sur la base des taxes que les citadins payent actuellement, c’est environ 900 TL par mètre carré. Melodi : (Les habitants) Sont-ils vraiment dans le besoin ou est-ce qu’ils viennent dans la volonté d’avoir un bien plus tard. Il y a eu un vrai problème de logement et de dégénération en Turquie dans les années 70… Muhtar : Bien sûr, il y a un problème de logements lorsqu'il y a une migration du village vers la ville. Personne ne fait son gecekondu en pensant que cet endroit sera très précieux à l'avenir et qu’il achètera ici trois ou cinq appartements aux promoteurs. Tout le monde le fait pour répondre à son besoin de logement. À l'époque, ces zones se trouvaient à l’extérieur de la ville, on ignorait ce qui s’y faisait… Au début des années 80, par exemple, je sais que Dikmen était vide. Il n'y a toujours pas de maisons décentes à Hüseyingazi, Keçiören. La réalité des gecekondus c’est que les villageois qui migrent vers la ville pour des raisons politiques, créent un quartier avec leurs connaissances du même village, qui les rejoignent au fur et à mesure. Et lorsque les habitants de ce quartier deviennent de plus en plus nombreux, un potentiel de vote apparaît et l’État répond à tous leurs besoins. Mais comme je l'ai déjà dit, la première personne qui a construit un gecekondu n’a pas pensé à son profit du futur. Birce : Ils ne construisent plus de gecekondus aujourd’hui ? Muhtar : Ce n'est pas autorisé à Ankara. On remarque si un petit mur se monte quelque part. Ils ont des équipes qui vérifient la ville tout le temps. Construire des gecekondus comme dans les années 80, c’est désormais hors de question. Birce : Actuellement ils ont plutôt des politiques axées sur la démolition. Muhtar : Dans l'ensemble, ce n'est en fait pas une bonne situation pour l'État. Parce qu’il y a du crime, ils utilisent de l’eau et de l'électricité sans payer, ils s’installent sur les terrains de l'État et disent que cet endroit leur appartient désormais. Il n’autorise pas ça bien sûr. Birce : Avez-vous vu des aspects positifs de la vie des gecekondus? Muhtar : La présence des gecekondus en ville n’est pas normale. Vous parlez d'une ville, c'est une culture différente, la personne qui est venue du village ne peut pas suivre la ville et essaye de rester ici quand même. Bien sûr, ils ne sont pas satisfaits de cela. Birce : Qu’est-ce que la culture de la ville pour vous? Muhtar : Il n’est pas facile d’être citadin. Il existe à l’étranger des villes qui ont plus de 200 ans. Et nous on se dit citadins alors qu’on ne cesse de changer de logements. On se jète d’une location à une autre. On ne peut pas dire qu’on s’est urbanisé en 30-40 ans. On a eu la chance d’avoir pu faire des études, nos familles n’ont pas vécu en gecekondu. Quand je parle de la ville je veux dire surtout les immeubles de logement. Mais bien sûr dans notre enfance on était des enfants de la rue, on jouait dehors etc. On s’énervait lorsque trois voitures passaient dans la journée sur notre terrain de jeu qui était la rue. Mais au moins quand vous êtes en immeuble dans la ville vous avez un

toit, un abri, vos fenêtres ne sont pas cassées, votre porte est fermée, vous êtes en sécurité. Il y a la police qui se ballade, et les vigiles, il y a une école. Les sols ne sont pas plein de boue mais ils sont en bitume. Même si c'était une ville, les gens se connaissaient dans les quartiers avant. Il n’existait pas beaucoup de moyens de transport. Tout le monde allait à l'école de son quartier. Nous avions l'habitude de marcher et de rentrer à pied. Maintenant, il desservent en voiture presque l'école voisine. Birce : La ville ne cesse de s’agrandir et les relations humaines de s’individualiser. Muhtar : Oui, il y avait du voisinage, vous pouviez aller chez eux boire un café. Maintenant, vous ne rencontrez même plus les personnes à votre propre étage dans le même bâtiment. Vous dites bonjour dans l’ascenseur parfois et c’est tout. Birce : Les gecekondus semblent apporter certains des aspects positifs de la vie rurale à la ville, malgré les aspects négatifs? Muhtar : Oui mais la ville est différente. Tout ça est dû à l’obligation après tout. Je ne pense pas que les gens auraient voulu vivre en gecekondu. Si vous posez la question à un habitant de gecekondu il vous dirait non. Il vous dirait au début, oui les voisins étaient sympas, mais lorsqu’il se souvient de l’hiver dernier où il n’avait pas de chauffage et son robinet était gelé, sa toiture fuyait, il changerait d’avis. Je ne pense vraiment pas qu’ils souhaiteraient habiter dans des conditions pareilles. (…) Birce : Qu’est-ce que vous pensez de la transformation urbaine? Muhtar : La transformation urbaine est nécessaire, mais il ne faut pas oublier qu’elle est faite pour les humains. Par exemple prenez une photo de Keçikıran. Rien n'est visible sauf des bâtiments, des énormes blocs de béton. Ce sont probablement des logements de TOKI. Il n’y avait que des gecekondus avant. Maintenant c’est un spectacle odieux. On ne veut pas une telle transformation urbaine. Des endroits où les gens ne peuvent pas respirer, s’asseoir dehors, se balader dans la rue. Cette transformation met simplement les gens entre quatre murs. Elle ne met en place aucune installation sociale. Birce : C'est comme si les bâtiments étaient automatiquement alignés et dupliqués les uns à côté. Muhtar : Ils sont alignés comme une fortification. Il ne reste plus de terre là-bas.

3 - Enquête dans un gecekondu à Şirindere, le 21.07.2020

À la suite de mon entretien avec le maire du quartier, je suis allée à l’autre côté de la vallée pour observer les quelques gecekondus restants avec des anciens habitants comme il m’a conseillé. J’y suis allée en voiture accompagnée de ma mère. En entrant dans la vallée, la première chose observée était l’insalubrité des rues, des poubelles et des feuilles ramassées qui étaient délaissées sur les bords de la rue. C’était évident que les maisons par là étaient occupées par des trieurs de papier. En avançant, nous sommes arrivés à un point qui était plutôt propre, avec des maisons qui étaient en meilleur état qu’à l’entrée. J’ai vu une femme qui était dehors et commencé à lui parler en me présentant. Son mari nous a rejoint plus tard.

(Surnoms Nurhan la femme, Halil son mari)

Birce : C’était comment la vallée avant que les collecteurs occupent les gecekondus ? Nurhan : C’était bien, on avait de l’eau et de l’électricité. Ici on est au quartier Çiğdem. On l’appelle aussi Şirindere. Ils vont démolir le quartier ils disent, mais ils ne le font pas. On attend toujours. Birce : Ça fait combien de temps que vous êtes là? Nurhan : Eh bien, ça fait 40-50 ans. Nous sommes donc les premiers à avoir créé cet endroit. Birce : Avez-vous construit votre maison vous-même? Kadın : Non nous l’avons faite construire aux artisans. Birce : Vous êtes venus d’où ? Nurhan : De Polatlı Yüzükbaş. Nous sommes tous venus de quelque part. C’est un artisan qui a fait la maison. Nous étions en location au début. Maintenant on attend qu’ils nous donnent quelque chose ici (un logement). Qui va en donner on en sait rien. Nous avons fondé une coopérative pour laquelle nous avons payé pendant tant d’années, environ 60-70 TL, une ou deux fois par an. Birce : Pourquoi êtes-vous venus ici à Ankara, était-il plus facile de trouver un emploi? Nurhan : Nous sommes donc venus ici Şirindere, il n'y avait pas aucun arbre. C’était impossible de trouver de l’ombre. Il n'y avait ni d’eau, ni d’électricité, nous les avons amené nous-mêmes. Quand nous avons trouvé des arbres quelque part nous les avons plantés ici. Mais voyons maintenant s’ils vont nous donner quelque chose ou pas. Birce : Quelle était la raison pour laquelle la plupart des familles sont parties et pourquoi pas vous ? Nurhan : Ce sont ceux qui avaient un autre logement. Ceux qui ont pu acheter un appartement sont partis. Ils les ont acheté eux-mêmes. Nous on ne pouvait pas pas partir, car on n’a pas d’autre maison. On gagne environ 2000 TL par mois, ça suffit même pas pour les médicaments. Birce : Même si vous vous en allez vous allez peut être chercher cet endroit.

Nurhan : Non je ne le chercherai pas du tout. Je suis fatiguée, j’en ai marre d’ici. Il y a un poêle qui demande du bois et du charbon, et je ne peux plus les porter. Mes enfants ont trouvé du travail et sont partis. Birce : Et quand vous êtes arrivés, aimiez-vous cet endroit ? Nurhan : Je l’aimais beaucoup, il était très propre et très bien. Tout le monde venait ici et partait la bouche ouverte, choqué à quel point l'air et l'eau étaient clairs. Birce : Pourquoi êtes-vous venus ici dans cette partie d’Ankara et comment c’était Polatlı? Nurhan : C'était bien. Mais il y avait de l’emploi à Ankara. La plantation dans la campagne a lieu une fois par an. Nous sommes venus ici quand nous avons trouvé un autre emploi. Birce : Est-ce qu'il y a eu beaucoup de monde qui sont arrivés après? Nurhan : Cela fait quatre ou cinq ans que les collecteurs de papier sont arrivés. Maintenant, l’eau ne coule plus. Au début, il n'y avait pas de courant. Ils ont mis quatre poteaux. Maintenant, nous n'avons plus d'eau. Si tu peux faire ta lessive la nuit tant mieux, parce que sinon ce n’est pas possible. Birce : L’eau ne monte pas jusqu’ici c’est bien ça ? Halil : Il y a des collecteurs de papier qui la coupent. Quand ils vont arroser le papier, ils jettent le tuyau par terre et ils s’en vont. Kadın : Nous avons eu beaucoup du mal avec le courant. Birce : Avez-vous porté plainte? Halil : Nous allons donner une pétition aujourd'hui. En ce moment de virus c’est très dur de ne pas avoir de l’eau. Pour nous laver les mains, faire à manger, la vaisselle, la lessive. Birce : Comment faites-vous pour le potager? Nurhan : On ne l’arrose pas. S’il pleut on a un jardin, sinon on ne l’a pas… Birce : Plantez-vous des légumes ici? Nurhan : Non non. Nous ne pouvions rien faire ici, ni aujourd'hui ni avant. Mais on le faisait bien sûr dans le village. Birce : Je pensais que vous aviez porté un peu la vie du village dans la ville. Nurhan : Ah non nous nous en plaignons même haha. Halil : Si vous voulez savoir la vérité, je n'aurais échangé cet endroit à rien il y a troisquatre ans. Ces collecteurs sont arrivés et notre quartier est devenu invivable. Plus rien n’est pareil. Nurhan : Comme ils n'ont pas démoli les gecekondus, ils se sont installés où ils ont trouvé des maisons vides. Halil : Ces abricotiers par exemple, le mec il ne vient pas pour cueillir des abricots comme une personne normale le ferait. Il casse la branche et l’amène avec lui. Il est obligé de tout endommager. Birce : Ils viennent d'où, de Gaziantep?

Nurhan : Il y en a qui soi d’Antep, d’Urfa. Ils sont venus un peu de partout. On ne sait même pas d’où ils sont. Birce : Avez-vous déjà essayé de leur parler ? Nurhan : Oui enfin ils endommagent tout mais on leur parle bien sur. Ce sont leurs enfants qui sont assez durs à gérer, on n’y arrive pas. Il y a 5-6 enfants par personnes. Birce : Pourquoi sont-ils venus? Nurhan : Pour récupérer du papier et du carton. Birce : N’y en-avait-il pas à Antep? Nurhan : C’est Melih Gökçek qui les a amené ici. Maintenant, il y a beaucoup de voleurs, ça pue partout, tellement de rats. Nous n'avions aucun rat avant. Halil : Là tu vois cette poubelle, tu la dépasses et l’odeur commence. Nurhan : Avant tout le monde était fan de cet endroit. Birce : Oui c’était très beau ici on le voyait de l’autre côté de la vallée. Nurhan : Et maintenant ils se plaignent de nous, ils veulent nous dégager d’ici. Halil : Les habitants ont abandonné leur maisons. Ceux qui sont partis ont laissé leur maisons aux collecteurs de papier. Nurhan : Ces gens brisent les portes et les vitres des maisons. Je n’ose plus sortir de chez moi pour aller voir mes enfants. Ils jettent des cailloux à la fenêtre pour voir s’il y a quelqu’un dans la maison, s’il n’y a personne ils cassent tout et y rentrent. Nous sommes obligés d’attendre devant la maison. (…) Birce : Avez-vous des animaux? Nurhan : Non. Birce : Nous avons vécu dans l’immeuble en face pendant longtemps. Il n’y a que des gens venus de Polatlı ici? Nurhan : Non c’est mixte. Il y en a de Kırşehir, de Yozgat… Tout le monde est venu de quelque part. Halil : Pour parler de la vérité, si on se met tous ensemble on pourrait arriver à virer les collecteurs d’ici. Mais personne n’est très motivé. Nurhan : C’est aussi le quartier Çiğdem qui porte plainte contre nous. Ils nous ont dit qu’ils allaient construire des logements ici et nous en donner. Les habitants de Çiğdem ont dit qu’ils ne voulaient pas d’immeubles ici. Ils ne nous laissent pas avoir un logement. Nous voulons qu’ils nous donnent un appartement mais eux ils ne veulent pas. Halil : Pourquoi ils ne veulent pas parce que ici on est sur le foncier trésor. Nous avons un document d’attribution de titre de propriété ici. En réalité derrière le grillage qui marque la limite de Camlik Sitesi, il y a 30.000 m2 de foncier qui appartient au trésor. Alors ils ne veulent pas qu’ils construisent des immeubles parce qu’ils ont peur de révéler cette réalité et perdre ce terrain. Mais en vrai nous avons aussi le droit dans ce terrain quand ils vont démolir. Birce : C’est le n°73 ici vous avez obtenu ce numéro? C’est vous qui avez décidé?

Nurhan : Oui notre maison a été numéroté pour l’électricité et l’eau. Par la mairie. Birce : Quand il y a quelque chose à réparer ou construire vous le faites vous-même ? Nurhan : Bah oui obligé comment on peut faire sinon. Halil : On est Kurdes d’ailleurs. On aime bien les invités. Birce : Il y a d’autres habitants en ce moment qui sont parmi les premiers occupants de Nurhan? Kadın : Oui. Nous sommes une quinzaine sur cette rangée. Halil : Il y avait environ 300 maisons ici. Il en reste 30-35 actuellement. Les collecteurs de papier ne seraient pas venus si les vrais habitants n'étaient pas partis de toute façon. Ou bien s’ils auraient déjà tout démoli. Melodi : Ils vous causent des dégâts en terme de propreté? Nurhan : Ils endommagent tout. Tu ne peux pas laisser ta maison sans surveillance. Melodi : Y a t-il du crime aussi ? Nurhan : Oui oui il y a de tout. De la production de drogue etc. Halil : Dis moi, tu manges combien de pains normalement par jour. Un demi-pain ou un en entier. La municipalité t’apporte du pain pour t’aider, tu achètes un morceau de pain, tu le manges. Normal. Mais non, eux ils en prennent cinq, en mangent un et en jettent quatre à la poubelle. Alors qu’il y a des gens qui ne peuvent rien trouver. J'espère qu'Allah nous sauvera. (…) Birce : Qu'aimiez-vous quand vous avez dit que vous ne changeriez cet endroit à nulle part? Halil : L’air est très agréable ici. Il y a des forêts à 50m. Puis c'était beau. J'étais chauffeur de taxi, je me tenais dans la rue Denizciler. Je travaillais jusqu'au soir et c’était super fatiguant, je venais me reposer ici une heure quand je faisais une pause et ça me faisait tellement du bien. Maintenant il n’y a rien de tout ça. Vous voyez, ils se battent, un fusil bruyant, les femmes prennent le bâton, courent après les hommes, il y a des enfants partout. Birce : Ça a l’air d’être une vie différente. Les enfants ne vont-ils pas à l’école? Halil : Certains y vont mais pas tous. Birce : Avez-vous construit cette terrasse? Halil : Oui. Nous avons une pièce ici aussi. Le salon. Nous l'avons ajouté. Lorsqu’il y a un invité, on l’ouvre et ils dorment ici. On l’a construite en parpaing. Birce : Ah oui il fait frais à l’intérieur. (…) Birce : Avec la pente qu’il y a la construction a du être assez difficile. Nurhan : Oui, la pente est difficile. Combien d'années nous avons puisé l'eau d'en bas. Nous avons toujours arrosé ces arbres. Birce : Il doit être difficile de construire une maison sans aucune formation. Nurhan : Les artisans l'ont fait et nous leur avons donné de quoi manger. Ce que nous avons voulu ne s'est pas fait. Nous l'avons fait construire en 1978.

Birce : Il n'y avait pas de bus qui desservait ici? Halil : Nous allions à pied à Balgat. Nurhan : Quand nous sommes arrivés, ces bâtiments en face n'existaient pas. Juste les fondations d'un immeuble étaient posées, l'eau s'y accumulait et les enfants y allaient pour se baigner. Eh bien, c'est très difficile en hiver. L'été est agréable. C'est difficile avec un poêle et toujours un seau à porter d’un endroit à un autre. Birce : S'ils vous proposaient maintenant, préféreriez-vous vivre en appartement? Halil : Oui par obligation, parce qu’on n’arrive plus à soulever le seau pour le poêle. J’ai 72 ans, le diabète me tue. Nurhan : Ici on peut sortir de la maison, se balader, revenir. Mais les immeubles ne sont pas pareils. Tu es obligé d’être entre quatre murs du matin au soir, surtout avec le virus. Mais nous prenions nos masques et voyons nos voisins dehors. Nous sommes bien mais ça demande de la force et du monde surtout. Un de nos fils est à Gebze l’autre à Kazan maintenant. Birce : Pourquoi vous n’avez pas d’animaux ? Nurhan : On en avait mais on les a tous tué. Notre voisin en a encore. Birce : Allez-vous dans d'autres parties d'Ankara lorsque vous avez quelque chose à faire? Kadın : Bien sûr, nous y allons en voiture souvent. Nous allions au marché de Balgat avant, maintenant nous allons au marché de Yüzüncü Yıl. Birce : Ce sont des raisins ? Halil : Il y a du raisin, des prunes, des noix, des abricots, des coings. Nurhan : Où qu’on trouve un arbre ou un pied, on l'a pris et planté dans la vallée. On les arrose plus maintenant mais on le faisait beaucoup au début. On tirait de l'eau d'en bas etc., mais comment tu veux que je descende maintenant. Melodi : Il y avait une maison avec des vaches avant juste là. Nurhan : Les vaches sont sont interdites maintenant. Mais oui en effet, nous avons beaucoup bu de leur lait. Maintenant, il y a un laitier qui en apporte. Birce : Vos enfants sont-ils allés à quelle école? Nurhan : Il y avait une école vers le cimetière, ils y allaient à pied. C’est la mairie qui a fait la route. Mais maintenant, ni la municipalité ni le maire de Çiğdem ne s’occupent de ces endroits. Birce : Comment avez-vous trouvé les artisans pour faire construire la maison? Halil : Avant il y en avait beaucoup surtout à Balgat, mais je ne sais pas s’ils y sont toujours, la plupart des gecekondus ont été démolies là-bas. Birce : Connaissez vous l’association du quartier qui s’appelle Çiğdemim? Nurhan : Non. Birce : Avez-vous des relations avec des personnes vivant dans des appartements dans le quartier de Çiğdem? Nurhan : Non nous ne connaissons personne.

Birce : Je me souviens quand j’étais petite, personne ne parlait à personne alors qu’on est juste à côté. Halil : Maintenant il n’y a personne pour de vrai. La maladie est arrivée, personne ne sort de chez soi. Birce : Il y en a eu qui ont eu le virus dans Şirindere? Nurhan : On a entendu quelques personnes qui l’ont eu. On a peur à cause de l’histoire de l’eau, pour le lavage des mains. On achète de l'eau potable, mais pour boire et pas pour se laver les mains effectivement. (…) Nurhan : Pendant un moment on a mis cette petite chambre en location pour 150 TL. Il y avait un couple avec un enfant qui habitait avec nous. Quand la femme a décidé de partir, son mari est également parti. On mangeait ensemble, buvait du thé, discutait. La dame a décidé de partir avec son enfant. Et le monsieur les a suivi jusqu’à Rize. Birce : Il y a eu d’autres locations alors ? Nurhan : Non. Ça fait un an qu’ils sont partis. Ils sont restés neuf. Leur enfant est né quand ils vivaient ici. Birce : La météo est comment en général ? Nurhan : L’hiver est très dur et long dans la vallée. En été c’est bien mais en printemps il fait froid quand même. On allume le poêle jusqu’à fin mai. On l’allume, parce qu’on est obligé dans un gecekondu. Birce : Comment s’est passé le processus du titre de propriété pour vous? Nurhan : On n’a pas encore de titre de propriété. On n’a que le document d’attribution de titre de propriété, le document provisoire. En effet il faut payer pour obtenir un titre de propriété. Mais quand tu l’obtiens ils viennent démolir ta maison. Et les habitants prennent deux tentes, les mettent côte à cote et commencent à vivre dedans. Ils ne partent pas. La mairie vient démolir, aplatir le sol. Quand tu payes la mairie démolit obligatoirement. Eh bien, s’ils font des immeubles à la place ce serait très bien, mais ils ne le laissent pas faire. Birce : Le muhtar m’a montré les immeubles qu’ils voulaient construire. Nurhan : Ça allait être comme la vallée de Dikmen, mais ils ne voulaient pas du coup ils ont laissé tomber. À la limite s'ils nous montraient une place où on pourrait aller, mais non ils ne le font pas non plus. On va voir, c’est si incertain. Ceux qui ont acheté leur appartement sont partis. Birce : Il y a du potentiel ici en soi pour faire des choses bien. Mais la ville a envie de construire le plus vite possible et en grande quantité surtout. Nurhan : S’ils coupent les arbres ici il ne resterait rien. C’est nous qui les avons plantés, il n’y en avait pas un seul qui faisait de l’ombre quand on est arrivé. Tout le monde en a planté où il voulait. Tu vois ce peuplier, il était tellement haut qu’on a du couper une partie. La municipalité n’a pas réussi à le couper. Ces racines font bouger la maison. En vrai on a envie qu’il soit coupé parce qu’il nous ferme la vue. Ils ne l’ont pas fait. Comme nous étions enthousiastes à l'époque. Nous avions une maison à

Balgat, nous sommes partis et venus ici. On était jeunes, les enfants étaient petits. Il nous suffisait d’avoir un seul arbre et un poulailler. Mais aujourd’hui, ça ne fonctionne tout simplement pas pareil. Birce : Vous suffisiez à vous même un peu? Nurhan : Avant nous vendions des œufs. D’ailleurs ils ont volés les poules de notre voisine, un chien les a mangé. Ils ont mis un grillage en bas c’est mieux maintenant. Birce : Eux non plus ils n’ont pas envie de partir d’ici? Nurhan : Ils ont un appartement en face. Ils font des aller-retours mais ils ne partent pas définitivement. Ils ne veulent pas laisser leur gecekondu. Nous on n’arrive pas à tout laisser et partir d’ici. Ce n’est même pas pour la possibilité d’avoir un appartement dans le futur projet. Nous l’avons pas acheté nous le pensons pour les enfants. Pour vivre en appartement il te faut payer au moins 1000 TL par mois. Y a les frais d’électricité, d’eau… On ne pourrait rien manger, ça ne nous suffirait pas. On a calculé et on n’a pas assez de revenus pour partir. On verra pour l’instant nous sommes ici, qui sait jusqu’à quand. Birce : Ça aurait été peut-être bien pour vous s’ils laissaient les gecekondus tout en faisant un projet de réaménagement et d’amélioration du quartier… Nurhan : Non non impossible ils n’entretiennent jamais rien. Le maire du quartier ne fait même pas ouvrir les routes en hiver quand il neige. Nous mettons du sel nous mêmes avec nos moyens. Il pourrait amener un bulldozer mais comme de toute façon ils vont bientôt démolir, il s’en fou complètement. Il se balade ici avant les élections. Birce : C’est peut être à cause de collecteurs de papier non? Nurhan : Ils n’entretenaient pas non plus avant. Combien de maire nous avons vu passer entre temps, personne ne s’intéressait ici. C’est le cas jusqu’à la porte d’ODTU. Birce : Comme si rien n’existe ici. Nurhan : Oui comme s’il n’y a aucune personne, aucune maison. Par exemple ils désinfectent souvent les rues d’en face, avec l’histoire du virus, mais ils ne sont venus qu’une fois ici. Ce côté de la vallée n’existe pas. On a porté plainte maintes fois. Nous sommes allés voir le maire, l’avons fait venir ici… Birce : Qu’est-ce qu’il a dit? Nurhan : Il nous a dit qu’il faisait ce qu’il fallait. Mais la réalité c’est qu’en face ils nettoient et désinfectent les routes et pas ici. Juste ils nous ramassent les poubelles une fois par semaine, à ce sujet je ne peux rien lui reprocher. C’est plutôt l’hiver que c’est beaucoup plus difficile. Birce : Que faites-vous des déchets organiques ? Nurhan : On les jète à la poubelle. Birce : Je demande parce que dans les villages en général ils donnent tout aux animaux et font de l’engrais avec etc. Nurhan : Oui avant dans le village c’était comme ça. Ils organisaient tout en fonction des animaux. Mais ce n’est plus le cas.

4 - Entretien avec Murat Cemal Yalçıntan, urbaniste enseignant à l’Université Mimar Sinan à Istanbul, le 04.08.2020

Birce : Dans votre texte intitulé Gecekondu versus Kentsel Dönüşüm , vous évoquez 186 que les gecekondus ont aidé l'urbanisation des grandes villes. De quel genre d'aide s'agit-il? Est-ce simplement au niveau de l’accélération du développement industriel, de la création d’une main-d'œuvre et d’un marché peu chers ? Ont-ils un autre effet important sur la croissance de la ville? MCY : En réalité tout s’entrelace. Il faut reprendre du moment où la Turquie commence à appliquer le capitalisme occidentale. Un modèle de capitalisme mixte : l’État participe quand il le faut mais le système est basé sur l’accumulation du capital par le secteur privé. C’est donc la position prise par la Turquie depuis la fondation de la république (1923), un système d’origine européenne. Mais il y a une différence fondamentale avec l’Europe, c’est que la Turquie n’a pas d’argent. Quand la république est fondée le pays sort de la guerre, il est impossible pour l'État d'investir dans tous les domaines dont il a besoin et de les améliorer systématiquement. Le mouvement d’industrialisation arrive avec un peu de retard. Avec le plan Marshall, les États-Unis font entrer des machines et des tracteurs dans la campagne, en accordant des prêts. Beaucoup d’habitants à la campagne perdent leur travail, alors ils partent dans des grandes villes. Mais il n'y a aucune infrastructure pour absorber ces migrants qui arrivent très rapidement. Cela ouvre la première porte aux gecekondus. Si l'État ne peut pas mettre en place l’infrastructure nécessaire, s'il n'est pas possible pour le secteur privé non plus de construire des logements abordables, - dans tous les cas ce ne serait pas rentable pour lui -, alors les gens commencent à construire leur propre logement. Pourquoi des logements sociaux n'ont-ils pas été construits? Cette question est classique dans les domaines d'architecture et d’urbanisme en Turquie. « De grosses erreurs ont été commises dans l’urbanisation, les infrastructures n'ont pas été fournies, les logements n'ont pas été construits… ». Enfin si vous n'avez pas d'argent, comment pensez-vous faire tout cela ? La réponse est aussi simple. Nous ne pouvons pas appeler ce qui s’est passé à l’époque des erreurs, car tout doit être parallèlement aux circonstances du moment et aux réalités du pays. À l'époque, nous n'avions pas autant d'informations qu'aujourd'hui. Je ne critique pas l’État à cet égard. Peut-être pouvons-nous le critiquer de ce point de vue :

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Gecekondu versus Kentsel Dönüşüm, Gizem Aksumer et Murat Cemal Yalçıntan, article publié dans le magazine GABB en septembre 2012.

en gardant les mêmes méthodes d’auto-construction que le gecekondu, il aurait pu mettre en place un système plus organisé et mieux géré. Il y a des exemples en Afghanistan et Pakistan : Les municipalités dirigent ce type de vague de migration par la division en petites parcelles des terrains appartenant à la municipalité ou au trésor public. Elles autorisent aux migrants de s’y installer, leur apportent des assistances techniques et architecturales, fournissent également l'infrastructure nécessaire pour les parcelles divisées. Au moins l’infrastructure minimale pour vivre dignement. Les campagnards viennent s’installer en ville par obligation et le fait qu’ils soient nombreux, rend la situation parfaite pour l’industrie : la main-d'œuvre non qualifiée devient moins chère. Cela signifie une amélioration globale dans les secteurs à forte intensité de main-d'œuvre. Parce qu'avec une main-d'œuvre peu chère, il devient possible d’entrer en compétition avec les marchés mondiaux. Les chances d'y faire le bon investissement augmentent. L'État ne s'engage pas dans les industries à forte valeur ajoutée. Il ferme les yeux sur l’occupation illégale du terrain public par les gecekondus, au moins il en profite pour l’industrie. Il profite du capital par la création d’un marché peu cher. Les biens produits par cette industrie avec une technologie élémentaire et une main-d'œuvre intense, trouvent également des acheteurs dans les quartiers de gecekondus. Les changements dans l’industrie avec la migration vers les villes ouvrent une porte vers un renouveau dans l'industrie de la construction. Depuis les années 2000, avec le gouvernement de l’AKP , le secteur de la construction est considéré comme 187 une étoile brillante dans le pays. En effet, le secteur de la construction dans l'économie turque a toujours été une étoile brillante, mais différemment. Aujourd’hui on parle beaucoup plus de « megaprojets », de résidences de luxe, de projets à grande envergure. Mais avant, des centaines de milliers de gecekondus étaient construits chaque année. Et les gens ont continué à venir en ville, construire des gecekondus, commençant par les années 40 jusqu’aux années 2000. Ils viennent toujours d’ailleurs. Des dizaines de milliers de nouveaux gecekondus sont construits chaque année. C'est un excellent marché pour ceux qui vendent des matériaux de construction économiquement accessibles, car les gecekondus maintiennent ce secteur en vie. Pourquoi je dis que les gecekondus ont permis l’urbanisation d’Istanbul, L'urbanisation pourrait être comprise selon plusieurs dimensions, mais simplement elle est liée à :

1- La population migrante dans les grandes villes. 2- L’économie engagée dans des activités urbaines, dans l’industrie.

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Le Parti de la justice et du développement ou AKP (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi) est un parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie depuis 2002. Recep Tayyip Erdoğan en est le président général.

À l’époque, dans les économies métropolitaines, le secteur du service ne s’imposait pas comme il le fait aujourd'hui. Donc, la population vient dans la ville et l’État doit la canaliser vers l'économie d'une manière ou d'une autre, vers les industries à forte intensité de main-d'œuvre. Alors la ville s’urbanise. L'État provoque une urbanisation vers une ville capitaliste moderne avec un investissement minimal. Le gecekondu a un rôle important pour faire d'Istanbul une ville industrielle et une métropole aussi dynamique. Aujourd'hui, l'accord est rompu puisque l'économie fonctionne différemment dans cette ville. Il n'y a plus besoin d’habitants de gecekondu dans cette nouvelle économie.

Birce : Pensez-vous que ce qu’ils essayent de faire avec les projets de transformation c’est de déconstruire la structure sociale du gecekondu et d’adapter les habitants au milieu urbain, ou plutôt les assimiler à la ville ? MCY : Non, ils ne peuvent pas vraiment faire cela. Les quartiers de gecekondus ne sont pas coincés entre la ville et la campagne, mais ce sont les communautés qui déterminent leur distance de la ville et de la campagne selon leurs propres préférences. La situation est unique dans chaque quartier. Dans certains, les relations avec la ville sont très fortes, tandis que dans d'autres, on trouve des relations solides avec la campagne. Mais en fin de compte, les gecekondus sont des communautés qui ont encore des caractéristiques rurales. Cela inclut les relations sociales et économiques. Sans exagérer, au moins 80% des habitations de gecekondu reçoivent toujours des provisions, des colis de leur village. C'est un intrant très important sur le plan économique. Encore 50% d'entre eux cultivent des tomates et des poivrons dans leurs potagers. Ce sont des lieux qui ont des connotations rurales économiquement et socialement, mais à des niveaux différents.

On a toujours parlé d’assimiler et d’urbaniser les habitants de ces quartiers, de les adapter à la ville capitaliste moderne, ’les rendre citadins’ ou ‘les urbaniser’. Personnellement je n’aime pas ce genre de déclarations. Qu’est-ce que signifie “urbaniser” déjà ? Ce que nous appelons la ville est notre lieu de vie commune. Pourquoi quelqu'un détermine-t-il à quoi doit ressembler cette coexistence? Ces gens ont trouvé le moyen de vivre dans la ville d’une telle manière, alors ils vivent comme ils veulent. Ils sont déjà citadins à mes yeux, et ne sont pas des paysans qui devraient être urbanisés. Les caricatures que l’on voit souvent, racontant « les règles de vivre en immeuble », ou représentant des vaches dans le balcon etc, elles sont exagérées et humiliantes. La transformation urbaine et l'assimilation ne fonctionnent pas ensemble, je ne suis pas sûr que ce soit le but d’ailleurs. Je pense qu'ils ont appris qu'ils ne peuvent pas urbaniser les gens avec la transformation urbaine, ils savent très bien qu’une grande majorité quittera leur espace de vie une fois le projet terminé, et s'installera ailleurs. Car cette vie ne leur offre rien, du moins à Istanbul. À Sulukule par exemple, pour la transformation urbaine, ils ont dit qu’ils faisaient le projet pour les gitans, mais il n’y a presque aucun gitan habitant à Sulukule aujourd’hui. Tout le

monde a déménagé quelque part, mais pas très loin. Des appartements de TOKI leur ont été attribuées, mais une petite minorité y est vraiment allée pour vivre. Ils ont très rapidement quitté ces logements car ils étaient très loin et le mode de vie qu’ils procuraient ne correspondait pas à cette communauté. Les gens préfèrent vivre dans les zones adaptées à leur mode de vie. Par exemple, parlons de Fikirtepe que nous connaissons comme le quartier de transformation le plus rentable. Les personnes qui ont l'intention de vivre dans les nouvelles tours de Fikirtepe y supportent la vie six mois ou maximum un an. Il s'agit d’énormes gratte-ciels n’ayant même pas de fenêtres qui s’ouvrent. Comment les gens peuvent-ils y habiter ? C'est une question à laquelle une personne rationnelle pourrait facilement répondre. Vous ne pouvez pas faire vivre les gens dans ce genre d’endroits. Le but de l’État n'est pas de les reloger ou de les assimiler à la ville, mais de les virer de là où ils vivent. De les détacher des quartiers devenus précieux dans la ville. Il dit, « Ceux qui veulent pourraient rentrer dans leur village d’origine, on vous donne de l’argent, une part du profit du projet de transformation. Allez vous construire une maison dans votre village, faites-y une nouvelle activité économique et vivez làbas tranquillement. Ou bien si vous ne souhaitez pas rentrer, installez-vous dans les quartiers de la ville adaptés à votre mode de vie. » C’est ce que fait la plupart des gens. Ils trouvent un espace de vie similaire à leur ancien habitat et s'y installent en mettant un peu d’argent dans la poche (le bénéfice du projet de transformation). Il ne s’agit pas de l’assimilation, car ils n’ont pas un mode de vie imposé par d’autres. L'État n'a pas pour objectif de faire vivre les gens dans de meilleures conditions. En fait, la transformation urbaine est apparu premièrement avec la question de tremblement de terre en Turquie. Mais les projets ne sont pas construits pour loger la population dans des constructions résistantes au séisme. L'État propose de grands projets d’habitation dans les zones les plus précieuses d’Istanbul, ou en quelque sorte dans celles qui sont entrées dans le radar des entreprises de construction. Ce que nous appelons la zone de transformation est donc une zone à risques, elle regarde la décision du conseil des ministres, regroupant des personnes à différents rôles dans le gouvernement, éventuellement des municipalités, un ministère ou le premier ministre. Et s'il y a un gecekondu dans un quartier, vous pouvez le déclarer ‘une zone de transformation’. Même si en réalité, il n’y a pas de risques de séisme. Une grande majorité des gecekondus ne sont pas à risque d’ailleurs. Du moins ils ne devraient pas être parmi les zones prioritaires. Beykoz et Sarıyer, remplis de gecekondu, sont construits sur des rochers. De manière générale, les gens ont installé leurs gecekondus sur des collines, pas au bord de la mer. Ils ne sont pas situés dans des zones plates et accessibles, car ces dernières sont ouvertes à un développement régulier et controlé. Les sites de gecekondus sont difficiles d’accès. Comme les collines de Maltepe, Pendik. Ces collines sont toujours plus sûres pour le tremblement de terre. Donc les projets ne sont pas faits pour que les gens vivent dans des habitations plus solides.

L'État n'investit pas en vain. Il augmente le prix de la vie à Istanbul, transforme les habitants en bons consommateurs que la ville capitaliste souhaite accueillir. Il modifie les gens mais aussi le profil des consommateurs. Les habitants des zones centrales deviennent celles ayant un niveau de revenu et de consommation élevés. Birce : Ce que l’on appelle la gentrification? MCY : Oui on peut l’appeler la gentrification. Augmenter la valeur du foncier et des logements. Avant ces projets, à Fikirtepe tu pouvais acheter un logement à 250 mille TL par exemple, maintenant tu peux l’acheter à au moins 1 million. L’État triple ou quadruple les prix de l’immobilier avec les projets qu'il réalise. En outre, il n’arrête pas de trouver des investisseurs étrangers pour de nouveaux projets. Récemment des investisseurs arabes ont été amenés au pays. Cela est entièrement lié à l'économie. Par exemple, le fait que AKP puisse rester au pouvoir pendant si longtemps, dépend aussi des ressources créées par les projets de transformation. Ils ont exploité ces dernières intelligemment jusqu’au bout. À un tel point que les gens qui ne voyaient pas normalement ce genre de choses en sont venus à s'y opposer complètement. Cela a explosé avec le mouvement Gezi en 2013, la contestation du projet de centre commercial.

Une ressource économique très importante est créée grâce aux entreprises et aux projets d’urbanisme. Le gouvernement doit garder à un niveau économique élevé, ceux qui profitent de cette ressource et leur permettre d’y accéder quoi qu’il arrive, pour rester au pouvoir et assurer sa stabilité. La plupart de ses partisans aujourd'hui travaillent dans le domaine de la construction. L’argent provenant des projets de transformation urbaine est donc nécessaire pour les garder, pour pouvoir les embaucher. Les projets servent cette cause, ils ne sont pas créés pour offrir des meilleures vies aux habitants de gecekondus. Birce : C’est donc juste l’image qu’ils donnent, ce qu’ils essayent de montrer. MCY : De ce que je connais, la population d’un quartier de gecekondu à Istanbul n’y habite plus après la transformation. Birce : La plupart des quartiers d'Istanbul sont-ils actuellement transformés? MCY : Non il y a beaucoup de quartiers de gecekondus qui ne le sont pas encore, des centaines de milliers de quartiers. Il y en a plus qui ne peuvent pas être transformés pour le moment. Des procès ont été déposées. Ils n'ont pas étés vidés, mais les projets ont été développés, des plans ont été dessinés, ils attendent. La vie y continue dans un état d'incertitude. Mais le nombre de quartiers ne pouvant pas être transformés est plus élevé. Birce : À Şirindere, le quartier de gecekondu que j’observe, il y a eu un cas particulier. Il y avait deux coopératives qui ont dit aux habitants qu’un projet avait été dessiné et qu’il fallait partir au plus tôt possible. Ceux qui ont pu trouver de l’argent sont partis,

actuellement il y reste environ dix familles. Les maisons de ceux qui sont partis sont vides et squattées depuis quelques années par des collecteurs de papiers venus de Gaziantep. Ils sont en conflit avec les familles habitant dans le quartier. MCY : Il y a des situations similaires à Istanbul aussi, dans quelques quartiers autour d'Ataşehir il y a des collecteurs de papier. Ils ont dessiné des projets de transformation pour là-bas. Les coopératives dont tu parlais, c’est quoi exactement ? Birce : Deux coopératives ont été fondées, l'une pour ceux qui ont des titres de propriété ou des documents d’attribution de titre de propriété, et l'autre pour ceux qui n'ont rien. Leur fonction est d’assurer la solidarité entre les habitants et de transmettre leurs demandes et plaintes à la municipalité. MCY : Je suis conseiller volontaire dans les quartiers de transformation à Istanbul depuis longtemps. La plupart de ces quartiers ont des associations, certains ont des coopératives. La fonction que tu viens de mentionner est normalement celle d’une association, la rencontre avec la municipalité, la transmission des demandes, des plaintes etc. La raison pour laquelle ils fondent parfois des coopératives c’est au cas où il y a un projet de transformation dans le quartier, d’avoir un destinataire commun. Pour que l’État ne s’adresse pas aux individus mais à une collectivité. Quand c’est collectif, c’est forcément plus fort. Les gens tous seuls peuvent être piégés facilement, il peut y avoir des négociations ou diverses affaires. Mais il est possible d’éviter tout cela lorsqu'une coopérative est fondée. Elle représente 50-100 bénéficiaires, alors elle constitue une force politique en même temps. En fin de compte c’est un potentiel de vote important. Lorsque les représentants du gouvernement local ou du ministère arrivent, ils considèrent ces gens comme des votes potentiels. Dans une coopérative de quartier, on a conseillé de faire monter comme demande principale à la municipalité, le terrain de leur quartier. Il est possible de demander à l’État, le terrain sur lequel se trouve les gecekondus, pour y construire des logements sociaux. S’ils l’acceptent, la coopérative aurait une part dans le terrain, qui est un avantage important. Pour l’instant ce n’est pas réussi mais ils essayent. Ce serait bien pour ta recherche de voir ce qu’une association et une coopérative fait dans les quartiers de gecekondu, et leur différences de fonctionnement. Birce : Dans l’article il y a un passage que j’aime beaucoup, vous parlez des gecekondus tel que « l’empiétement silencieux de l’ordinaire » (sıradanın sessiz tecavüzü), en citant Bayat, vous dites qu’ils représentent une révolte, une résistance. Si je comprends bien ce n’est pas forcément une révolte idéologique, mais alors c’est une révolte contre quoi exactement ? Contre la mauvaise politique du logement, L’État ou le système qui les a poussé à quitter leur village d’origine ? MCY : Ne le considère pas comme une révolte au sens classique du terme. Nous avons deux axes dans cette littérature de résistance : l'une correspond à des mouvements sociaux organisés, la révolte telle que nous la connaissons. Ces mouvements ont des

domaines de lutte et des objectifs spécifiques. Même si ce n'est pas toujours le cas depuis le début, il peut y avoir des objectifs formés avec le temps, comme dans le mouvement Gezi. Mais finalement, ce sont des choses plus organisées et plus massives. D'un autre côté, il y a une lutte permanente dans la vie quotidienne. Donc le premier axe concerne les mouvements sociaux, le second les tentatives d'infiltration dans la vie quotidienne. Michel de Certeau parle de ce dernier dans L’invention du Quotidien, comme étant des ‘tactiques’ du quotidien. Tu es par exemple défavorisé sur un point ; pour éliminer cette situation de désavantage, tu t’infiltre dans le système et tu y existes, au sens économique ou résidentiel. Cette deuxième révolte est en effet plus individuelle, difficile à évaluer collectivement. Mais finalement, elle implique une confrontation au système dominant, forme une révolte contre lui. Prenons l’exemple de la lutte d’un vendeur de rue. Un vendeur de rue se bat chaque jour avec le système, échappe à la police et trouve un nouvel endroit de vente. Le système n’est pas que la police, ou des forces de l’État. S'il y a un primeur au même endroit que ce vendeur de rue par exemple, il va devoir lutter contre lui, car le primeur va probablement porter plainte. L'endroit qu'il détermine pour vendre sera l'endroit où il gardera au minimum sa lutte, où il sera hors de vue de tous les éléments installés du système. Tu peux traiter cet exemple comme une infiltration et une participation au système, comme une lutte pour la survie. Le gecekondu doit également être pensé de la même façon. Chaque quartier de gecekondu et même chaque gecekondu peut être considéré comme un moyen de lutter contre ce système. Donnons un exemple de transition entre ces deux axes de la révolte et de la résistance : ces luttes individuelles peuvent-elles se transformer en luttes plus collectives et organisées ? Comment ? Par exemple les habitants qui se rejoignent au sein des associations et des coopératives créées pendant la période de transformation urbaine, veulent faire monter leurs demandes dans la politique urbaine de plus en plus. S’ils n’y arrivent pas, leur colère pourrait se transformer en un mouvement social, en action ou en manifestation… Le gecekondu a peut être ce rôle de rejoindre deux types de dynamiques de lutte différentes. Birce : La rébellion peut-elle être considérée comme l’acte simple de construire une maison sur le trésor de l’État ?

MCY : Normalement, un tel rejet n'existe pas dans les gecekondu. Les squats en Allemagne sont différents. Les gens apportent une fonction plus collective à un terrain ou à un bâtiment public. C'est une action complètement consciente qui interroge l'acte de propriété de l’État. Cependant, ce n'est pas le cas en Turquie, les gens se lancent dans la construction des gecekondus pour survivre, se mettre entre quatre murs. Plutôt que de s'emparer les terrains de l'État, ils disent à leurs proches que la parcelle d’à côté est vide, qu’ils peuvent y construire un gecekondu s’ils le souhaitent. Peut-être qu'ils ne savent même pas à qui appartient le foncier en premier lieu. Ou bien quelqu’un vend

des parcelles du terrain de l’État sans rien dire à personne. Il leur donne un papier qui approuve la vente. Le gecekondu n’a pas abordé directement la lutte avec le système en termes de fonctionnement. À la fin des années 70, les organisations de gauche ont fait des gecekondus un outil de lutte contre le système. À cette époque, il y a eu des constructions de gecekondu plus organisées dans certains quartiers, en prenant le soutien des architectes et urbanistes. Les quartiers Gülsuyu, Gülersoy, 1 Mayıs par exemple. Armutlu, Gazi… Il y a un endroit à Gülsuyu, on m’a raconté qu’il y avait à cette époque Tikko, une association. Elle a préparé des parcelles de 250 m2, pour donner à des nouveaux arrivants avec référence, si tu n’en as pas tu ne peux pas avoir de parcelle. Enfin la référence représente une alliance politique, ils distribuaient les parcelles à ce qui ont la même orientation politique. Mais il y a des aspects assez particuliers, comme le fait qu'il présentait un projet architectural sur cette parcelle de 250 mètres carrés. Mais bon c’est un cas qui s'est produit dans un laps de temps très limité et dans des endroits très spécifiques, il ne représente pas le caractère dominant des quartiers. Donc je ne peux pas dire que le gecekondu est une rébellion dans ce sens, mais si tu creuses le sujet, oui en effet il se transforme en un rejet du système. Mais quand une personne vient faire un gecekondu, il ne veut pas lutter contre le système, il essaie simplement de survivre. Birce : Une autre question : Lorsque l'État accorde une amnistie aux gecekondus, le fait-il en sachant qu’un jour les gecekondus disparaîtront ?

MCY : Mon opinion est que si des gens viennent s'installer dans un quartier et commencent à construire des bâtiments, des maisons pour se loger, l'État est obligé de leur assurer les conditions de vie de base. Après tout, la loi municipale ne dit pas qu’il faut fournir de l'eau seulement à ceux qui ont un titre de propriété. La municipalité est chargée de fournir l'eau et l'assainissement à tous les citoyens se trouvant à l'intérieur de ses frontières. Ils vont juste très tardivement aux endroits qui ne font pas de demande particulière. Si dans un quartier de gecekondus, les habitats ne font pas une demande organisée et collective, les municipalités qui n’ont pas beaucoup d’argent y vont très tard. Je connais beaucoup de quartiers où l’infrastructure a été fournie dans les années 60-70. Ils vont y aller à la suite des manifestations devant les municipalités. L’histoire est racontée dans de nombreux quartiers où l’électricité est arrivée : nous avons trouvé et mis les poteaux, ensuite l’État a amené l'électricité. L’État ne permet pas vraiment la construction des gecekondus pour une durée limitée en sachant qu’ils seront démolis après. La reconnaissance des droits de zonage: l'amnistie de zonage arrive et des plans d'amélioration de construction sont élaborés. Comment cela se fait-il? Les gens qui travaillent pour l’État se rendent dans un quartier, observent la situation actuelle et la rendent officielle. S’il y a une maison à trois étages et à côté une autre à un seul étage, ils donnent le droit de monter jusqu’à

trois étages à toutes les maisons. Pour assurer l’égalité. D’après moi c’est l’erreur dans les plans d’amélioration/de construction de l’époque. Il aurait été possible de tout rendre beaucoup plus organisé, en donnant des amnisties en fonction du nombre d’étages existants. C’est à dire en empêchant de monter au delà de ce qu’ils ont déjà construit. Quand ils donnent le droit de monter jusqu'à trois quatre étages partout, la personne qui a une maison à un seul étage la démolit et refait un bâtiment à quatre étages dès qu’il trouve l’argent nécessaire. Ou bien c’est un promoteur qui vient lui dire qu’il peut le faire pour lui. Dans l'urbanisation d'Istanbul, ils disaient que 70% des bâtiments étaient illégaux, dans les années 90. Enfin dans une ville à 70% informelle, bien sûr qu’à un moment donné, ils étaient obligés de légaliser les constructions. Ils ont dû donner les amnisties d'une manière ou d'une autre. Un autre résultat de ces dernières, c’est qu’elles ont rendu les gens plus riches avec une part du profit, qui leur ont permis d’avoir une ascension sociale. Chaque habitant dans un quartier de gecekondus a une histoire. Si tu écoutes leurs histoires, tu verras à quel point leur gecekondu a joué un rôle dans cette ascension et à quel point il a été important pour l’éducation de leurs enfants, de la nouvelle génération. Imaginons tu as une parcelle de 250 m2, d’abord tu construis une maison à un étage et commence à y vivre. Tu trouves un travail, fonde une famille, tu as deux trois enfants qui commencent à travailler avec toi au fur et à mesure. Et tu décides de payer les études pour le cadet, le père et les enfants ainés travaillent pour que le cadet puisse faire des études. Les ainés se marient petit à petit, donc tu montes un étage de plus dans ta maison pour leur faire de la place. Car personne n’a de l’argent pour acheter un logement formel. Ton revenu ne te le permet pas. Mais voilà tu peux monter des étages petit à petit. Tout le monde dans la famille fait en sorte que le petit puisse sauver sa peau, devienne un symbole de la future ascension sociale de la famille. En effet, quand tu écoutes leurss histoires, tu verras qu’une grande majorité des familles ont un enfant diplômé d’études supérieures. Si ce n’est pas le cas dans la première génération, alors ce sera dans la deuxième. Et cet enfant sera le sauveur, le premier à quitter le quartier. Là ou l’État social n’existe pas : le gecekondu, avec les amnisties données, est devenu un mécanisme de sécurité sociale. Il permet aux gens de regarder vers l'avenir avec espoir et, le cas échéant, de le vendre et de se mettre en sécurité économique. Il est très important pour les pauvres car il facilite l'accès à tous les services offerts par l'État social.

Birce : Dans ma recherche j’aimerais aussi parler, - même si pour l’instant je n’ai pas beaucoup d’observation direct à ce sujet -, de la décroissance. Si l’on considère qu’avec toutes les contraintes dans la planète, on arrive à la fin d’un système capitaliste visant toujours un développement rapide et à grande échelle, il nous faudra trouver des alternatives écologiques. Dans mon domaine d’études nous parlons souvent de ce sujet, du changement du système dominant et de la frugalité etc. D’un point de vue écologique, j’ai l’impression que le gecekondu offre un mode de vie plus humaine et

naturel au sein de la ville malgré tous les aspects sociaux négatifs. Que pensez-vous pensez à ce sujet ? - MCY : Je suis un peu confus. Les gecekondus d'Ankara sont sûrement plus modestes, comme dans les premiers quartiers de gecekondu, ils ne sont pas très hauts. Ce n’est pas le cas à Istanbul. Les propriétaires de gecekondus qui découvrent la discussion sur le profit, s’en passent de ces caractéristiques écologiques malheureusement. L'étape dans laquelle se trouve la ville capitaliste actuellement est décisive dans cette question. Je peux facilement dire qu'une personne qui vit en dessous du seuil de la pauvreté ne peut pas résister à un promoteur qui vient devant lui avec trois appartements de quatrevingts mètres carrés. S'il est pauvre, il ne peut pas résister. L’arbre qu’il a planté n’aura peu de valeur pour lui à partir de ce moment-là, il se dira qu’il peut planter des arbres ailleurs. Parce que dans tous les cas il croit en la nature, pour lui un arbre peut pousser partout. Ils n’ont pas cette idéologie sur la nature, la consommation minimale, les principes écologiques. Il y a juste un mode de vie adapté à la nature, aux conditions du moment et de l’endroit. Si un arbre est planté c’est parce qu’ils voulaient de l’ombre dans le jardin, ou manger deux trois fruits. Birce : C’est clair, j’ai compris que j’avais un regard très extérieur et détaché en allant sur le terrain. Quand je parlais avec les gens, je leur demandais si par exemple ils déménageaient en appartement, comment ils réagiraient au changement de mode de vie. Ils ont majoritairement affirmé qu’ils n’en pouvaient plus de leur gecekondu car la vie y est très difficile. Ce qu’ils veulent atteindre est simplement le confort économique et matériel qu’ils n’ont jamais vraiment eu, alors l’absence de vie extérieure et d’un rapport direct à la nature dans les appartements ne les dérange pas tellement. MCY : Les gens forment leur regard en fonction de leurs priorités. Par exemple, moi je peux vraiment avoir une vie minimaliste. J’ai beaucoup consommé dans ma vie et je suis arrivé à être conscient que si toute cette consommation globale continue, mes enfants ou mes petits-enfants ne pourront plus vivre dans cette planète. Par contre un habitant de gecekondu n’en est pas là, il n’a pas atteint la consommation de la classe moyenne. Les femmes par exemple préféreraient de manière générale, les logements de TOKI pour être plus libres. Parce qu’au moins dans un appartement il serait possible pour elles de fuir leurs belle-mères. Ce qu’il faut discuter : les êtres humains, après avoir atteint un certain niveau de connaissances et d'expériences commencent à former une idéologie à travers la vie écologique. Ce processus pourrait-il être accéléré? Est-ce accessible avec la culture de la classe moyenne? Je pense sincèrement que les organisations politiques défendant une idéologie écologique devraient se poser cette question. Sans faire partie de la classe moyenne, sans expérimenter les habitudes dominantes de consommation, serait-il possible de défendre une vie écologique ? Et comment pourrait-on le rendre possible? Une grande majorité de la population mondiale et notamment des habitants de gecekondus rêve de la classe moyenne, veut acheter des voitures, souhaite la vie

d’immeuble. Ils veulent la continuité de ce que nous ne voulons plus pour la planète, nous commençons à rejeter. Par là on arrive à la littérature de la décroissance. Birce : J’ai l’impression que c’est un cercle vicieux. Le gecekondu et la consommation minimale par obligation, ensuite la classe moyenne et la consommation de masse, finalement pour revenir à la consommation minimale par idéologie. Ce n’est peut être pas aussi simple après, il y a beaucoup de facteurs socio-politiques qui rentrent en jeu. C’est normal que les gens qui n’arrivent pas à répondre à leur besoin les plus primaires, ne pensent pas à la situation du monde. Ils pensent à leur problèmes individuels. MCY : Oui en effet mais il ne faut pas abandonner la lutte pour cette raison. Les responsables de la crise climatique dans le monde ne représentent même pas 20% de la population mondiale. Si le reste 80% fait la même chose que va-t-on faire ? Ce serait la fin du monde. Alors il ne faut pas attendre qu’ils atteignent la consommation de la classe moyenne. Enfin bien sûr nous avons vécu cette consommation alors eux aussi ils ont le droit, mais en réalité ce serait vraiment catastrophique à l’échelle mondiale. Le mode de vie de la classe moyenne doit être complètement modifié. La consommation ne doit plus être quelque chose de désirée. La vie minimale doit être ce que l'on veut atteindre, ce qui est prestigieuse. Tu dois être fier quand on voit que tes chaussures sont vieilles, pas parce que tu as acheté une nouvelle paire de chaussures dont tu n’as pas besoin. Il est nécessaire de changer notre imaginaire, mais ce n'est pas facile.

5 - Enquête dans un espace partagé à Şirindere, avec plusieurs habitants du quartier, le 05.08.2020

La dernière fois à la fin de mon enquête, la dame avec qui j’avais parlé m’a montré un peu les alentours de sa maison. En partant, j’ai vu quelques habitants rassemblés devant une maison. La dame m’a dit que c’était un lieu ou ils se réunissaient souvent, pour manger, discuter, passer du temps ensemble. Donc cette fois quand je suis entrée dans le quartier j’ai décidé d’aller voir cet endroit dans l’espoir de pouvoir parler avec plusieurs personnes.

(Surnoms : 4 femmes : Songül, Ayşe, Arzu, Kezban 3 hommes : Ömer, Ahmet, Dinçer, Halil)

Birce et Melodi : Bonjour ! Ömer : Bonjour, bienvenues. (…) Qu’est-ce que vous voulez qu’on vous raconte? Nous vivons dans une disgrâce pas possible penchez-vous et regardez en bas. Birce : Je voulais apprendre un peu sur l’histoire du lieu, des gecekondus. Ömer : Pourquoi devrions-nous raconter notre histoire? Ils sont déjà venus nous écouter mais rien ne se passe. Nous subissons la misère, là on a plus d’eau depuis ce matin par exemple. Je suis agent de sécurité ici je n’ai pas dormi cette nuit et ce matin nous sommes allés directement à ASKI. Birce : La dernière fois j’avais discuté avec monsieur Halil, le chauffeur de taxi et sa femme. Ils m’avaient dit aussi qu’il n’y avait plus d’eau et qu’ils allaient porter plainte. Rien n’a changé depuis? Ömer : Il n’y a rien qui change ici de toute façon seul ce que disent les collecteurs peut avoir un effet ici, jamais notre parole. Birce : Donc vous êtes en conflit avec eux? Ömer : Non mais quel conflit eux ils ne payent rien du tout, pas d’électricité, d’eau, pas de loyer. Tout est gratuit pour eux la maison, tout. Songül : La nourriture et les boissons sont aussi gratuites. Le gouvernement s’occupe d’eux, mais jamais de nous. Ahmet : Ils reçoivent des aides de l’État et de la municipalité. Ömer : Et ils ont des salaires mensuels. Dinçer : Ils reçoivent aussi de l’argent pour leurs enfants. De toute façon ils en ont plein. Un couple a 10 enfants en moyenne. Birce : Comment ça s’est passé exactement? Les maisons ont été vidées et ensuite tous les collecteurs sont venus ici? Dinçer : Les maisons ont été vidées, en fait ici il y a deux coopératives. Ils ont évacué les maisons en disants qu’ils allaient en construire d’autres. L’état a mis un quota de 28

étages pour les immeubles à construire sur ce terrain, et le promoteur en voulait 32-35. L’état donne 40 étages sur d’autres terrains mais pas ici quoi. Birce : Je crois que le quartier Çiğdem a aussi lutté contre ce projet? Dinçer : Oui tout le monde s’y est mêlé dont Çiğdem, l’ordre des architectes, le collectif Çiğdemim, Çamlık Sitesi, Park Sitesi, Dünya 1… En effet ils font ce qu’ils peuvent pour empêcher la construction des habitations ici parce qu’ils veulent un parc public. Birce : Et vous qu’est-ce que vous voulez ? Dinçer : Nous ce qu’on veut c’est d’avoir nos habitations construites au plus vite ici pour y vivre. J’ai 54 ans je ne vais pas vivre 54 années de plus. On a envie d’être dans le confort maintenant. Regarde l’état de cette femme. On ne peut plus dormir ni le matin ni le soir. Birce : Ça devrait aller en été mais en hiver dans le froid ça doit être super compliqué Dinçer : Eh oui c’est très dur ça n’a jamais été facile. Birce : C'était comment avant ? Vous faites partie des premiers à être installés dans la vallée ? Dinçer : Nous sommes là depuis 40 ans. Birce : Vous avez fait construire votre gecekondu? Dinçer : Oui. Il n’y a rien de beau dans tout ça. Nous pouvions nous coucher dehors jusqu’à il y a 4-5 ans. Maintenant il y a des rats partout ils vont nous ronger les oreilles presque. Songül : Les rats nous courent aux pieds ils sont partout. Birce : C’est vrai qu’avec les déchets partout ça a l’air assez sale. Dinçer : Oui vraiment en plus il y a de tout ici. Songül : On ne peut même pas allumer la chaudière pour prendre une douche, maintenant on fait chauffer de l’eau dans des casseroles. Tu as vu je suis paralysée d’un côté de mon corps. Que souffrons-nous. Il n’y a pas de solutions pour cet endroit. Ahmet : Ils ne ramassent pas la poubelle depuis une semaine. Songül : Si mon mari n’est pas là je ne peux même pas allumer le poêle. Ayşe : Nous ne pouvons plus nous poser pour le petit déjeuner à cause de l’odeur en bas. Birce : Et le muhtar il fait quelque chose? Ömer : Le maire du quartier est en face, il va très bien, il amène les gens au théâtre. Ayşe : Quel est son rapport à Şirindere de toute façon. Ömer : Et en fait aussi il dit aux collecteurs quand il y a une maison qui se vide pour qu’ils aillent s’y installer et il les fait payer il gagne de l’argent comme ça. Birce : Donc ceux qui sont venus ici après ils sont venus tous en même temps ou progressivement ? Ömer : Ils sont venus un par un.

Ayşe : Toi tu es dans son entourage par exemple, il te fait venir ici. Ils s’installent quand ils trouvent des maisons vides. Le gouvernement leur donne des aides dans des boites, le repas du midi, celui du soir, l’électricité, l’eau… tout est gratuit. Ömer : En plus ils sont habitués à cette vie qu’est-ce que tu veux de plus. Ayşe : Et nous on paye pour l’eau et l’électricité, et on vit toute la misère et disgrâce. Birce : Avez-vous un document d’attribution de titre de propriété ? Ömer : Oui nous avons tout ça, il y en a aussi qui ont le titre de propriété mais cela n’aide en rien ils ne font absolument rien. Ayşe : Tu sais depuis combien de jours on essaye de régler le problème d’eau, on ne peut même pas faire de lessive. Ömer : Je suis rentré de mon travail à 6h du matin aujourd’hui, à 8h j’ai reçu un appel je me suis levé pour aller résoudre le problème d’eau. Il y a des éclats à 3 endroits différents mais ils ne l’ont pas réparé. On n’a toujours pas d’eau. Birce : Je sais que les maisons ont été vidées à cause des faux propos de ces coopératives et elle n’ont pas été démolies directement. Ömer : C’est vrai. Ils ont donné une demi tonne de charbon à chaque habitant en disant que le projet de transformation allait commencer immédiatement. Birce : S’il n’existait aucun projet comment les coopératives disaient ça? Ömer : Bah il y avait un projet en effet. Il y a même eu un permis de construire qui est passé mais qui a été annulé. Birce: Donc ceux qui pouvaient sont partis. Pourquoi vous n’êtes pas partis comme eux? Ömer : Bah lorsqu’ils te disent qu’ils vont démolir ta maison dans un mois qu’est-ce que tu ferais toi? Pourquoi nous ne sommes pas partis parce que nous ne pouvions pas nous n’avons pas d’autre maison. Mon travail est ici ma maison est ici pourquoi je partirai? En plus si je pars ailleurs je devrai payer le trajet. Ayşe : Quand tu n’as pas d’argent tu veux habiter où ? Nous n’avons que le salaire de retraite de mon mari qui est 2000 TL. Il y a l’électricité et l’eau, puis ce que tu manges, où est-ce qu’on peut aller? Il n y a pas de location à moins de 1500 TL. Tu veux vivre avec quoi? Ömer : Ma fille il y a personne qui nous soutient. S’ils nous donnaient de l’aide comme ils donnent à eux. Ils leur donnent du charbon pour qu’ils nous le revendent après. Melodi : Pourquoi ils donnent à eux et pas à vous? Ömer : Tu vois par exemple ce canapé avec du fer qui sort par derrière de cette taille, ils branchent ça au fil électrique. Pourquoi utiliser du charbon quand tu peux avoir de l’électricité comme ça? Ayşe : Et nous on est obligé de se poser avec des bougies la nuit. Birce : Mais pourquoi ils les aident et jamais vous? Ömer : Bah c’est parce que ce sont des migrants. Ils viennent tous du sud. Ayşe: De Gaziantep ou de Şanlıurfa.

Ömer : Apparemment dans les années 2010-2011 ils sont tous venus de Syrie. Ce sont des migrants syriens qui se sont d’abord éparpillés vers Hatay, Gaziantep, Adıyaman. Mais voilà ils sont tous de Syrie de base. Ahmet : Oui enfin c’est ce qu’ils disent mais ce n’est pas sur en soi. Birce : Ils parlent turc ? Ömer : Oui bien sur, mais quand ils veulent. S’ils ne veulent pas qu’on comprenne ils passent à l’arabe. Birce : Ah oui d’accord ce n’est pas vraiment ce que le maire nous avait dit. Ömer : Ça l’arrange pas de dire ça. Enfin s’il voulait nous aider il serait venu nous parler. Il vient uniquement le moment des élections par « politesse » il nous demande si on va bien, il nous dit que les élections se rapprochent. Ensuite il part. Ayşe : Il n’a aucun bien pour nous le maire. Ahmet : Les collecteurs menacent le maire pour avoir les aides. Il faut qu’ils montrent un justificatif de domicile, ils demandent au maire de leur trouver une maison vide pour qu’il les enregistre. La plupart sont enregistrés ici par exemple, à Şirindere. Ils ferment les comptes d’électricité et d’eau mais ils doivent avoir leur domicile ici pour être bénéficiaire de ces aides. C’est pour ça qu’ils le menacent. Ömer : Franchement c’est la misère ici vous voyez. Birce : Vous êtes comme dans une phase d’attente, en attendant le projet de transformation. Ömer : Ils ont fait un projet, il y a eu le permis aussi qui a été validé, mais ils l’ont annulé. Deux fois. Melodi : Qui a renoncé? Ömer : Le collectif Çiğdemim, Çamlık Sitesi etc. Birce : Çamlık Sitesi est en réalité installée sur le trésor c’est pour ça ? Melodi : Pas la totalité mais 3 hectares de terrain de ce que l’on connaît. Mais ils ont leur propre foncier aussi quand même comme le jardin là. Ahmet : Il y a 27.000 m2 de terrain, ils rentrent dans nos limites oui. En effet le terrain vide que vous voyez la appartient normalement à Şirindere. En fait ils nous embrouillent pour sauver ce terrain qu’ils ont, ils ont envie d’avoir un espace vert ici. Ömer : La lampadaire là bas dans les limites de la cité est à cette rue en effet. L’ancienne rue 315. Mais elle sert les habitants de Çamlık. Melodi : Bah alors la le grillage qu’ils ont mis pour délimiter la cité est complètement illégal. Ömer: Peut être pas, je ne suis pas sûr mais dans tous les cas ils sont sur nos terrains aussi. Melodi : Donc un quelconque citoyen pourrait entrer dans cet endroit, il a le droit. Ömer : Oui s’il le veut, ils peuvent enlever cette barrière parce que c’est une rue normalement. Ahmet : Ils ont mis une sécurité et délimité tout autour.

Birce : Quand vous n’aviez pas encore le problème d’eau et d’électricité, comment était la vie ici? Ömer : Parfait. Ayşe : C’était comme Paris. Vraiment. On dormait la porte ouverte. La nuit on marchait jusqu’a minuit-1h du matin vers les forêts d’ODTÜ. Je n’étais pas encore paralysée, je travaillais à l’époque. On marchait tous ensemble avec tous les voisins et les enfants. Ömer : C’est devenu comme aujourd’hui en cinq ans. Ayşe : Crois moi maintenant personne peut aller jusqu’a l’arrêt de bus à pied à cause de l’odeur. Ömer : Melih Gökçek nous a fait cadeau, avant de partir du pouvoir (du poste de maire de la métropole). Birce : On ne savait pas comment venir ici en réalité, j’ai pensé à marcher mais je ne savais pas si c’était une bonne idée. Ömer : Ah oui non en effet ne marche jamais ici toute seule, j’ai une fille à chaque fois je l’accompagne. Birce : Ils sont tous armés en plus je crois? Ayşe : Non mais crois moi on ne peut pas sortir de chez nous. L’autre jour il y a eu un conflit. Mon mari dormait, je suis sortie de la maison, j’ai vu les fusils à pompe par en bas et en haut. Les voitures restent ici dans la rue. Mon mari dormait profondément mais je l’ai réveillé. Je lui ai dit que j’étais en panique. Un homme était caché sous la branche et tirait sur les gens d’en face. Il m’a dit de rentrer dans la maison. Mon mari est sorti à ce moment là et a crié : On a nos voitures ici bordel! Mais il s’en fichait. C’est Texas ici, vraiment Texas. Ahmet : Les quartiers Çinçin-Yenidoğan c’est désormais ici Şirindere. Ayşe : Oui la nuit c’est n’importe quoi.. c’est le pire. Tout le monde crie, se tire dessus. Les armes, les insultes… Melodi : La police n’intervient pas? Ayşe : Parfois ils envoient des équipes spéciales en bas de la vallée pour les arrêter. Mais en général ile n’y arrivent même pas. Ayşe : Tu vois la maison à côté, ils ont cassé cette porte et ouvert l’autre porte. Ils entendent quand il y a la police qui arrive par celle-là, il fuit par l’autre porte. Il part par le cours d’eau et arrive à s’échapper. Ils ont tout dans leur maison, de quoi fabriquer des drogues… Ömer : Ils ont des infiltrés aussi dans la police justement, des gens qu’ils connaissent. Ils les appellent avant de venir sur Şirindere pour qu’ils fuient, et les mecs se cachent ou partent direct. Birce : Comment ils se sont organisés en 5 ans comme ça c’est étonnant. Ömer : Ils sont tous proches. Ils se connaissent. Ahmet : En soit qu’est-ce qu’il peut leur arriver de pire? Ils vivent gratuitement, tu viendrais pas vivre ici toi à leur place?

Ömer : Lorsqu’il y a un vol on leur demande s’il connaissent telle personne, ils disent non mec on la connaît pas du tout. Alors qu’ils se baladent ensemble toute la journée. Ahmet : Si jamais il y a un conflit en haut, ils appellent 30 personnes, ils débarquent immédiatement. Melodi : Et vous du coup vous ne pouvez pas laisser votre maison et partir facilement. Ayşe : Je ne peux pas partir en vacances, ni aller voir ma famille. Je vais chez mon fils une fois par an, enfin si mon voisin accepte de garder ma maison, sinon je ne peux même pas faire ça. Ahmet : Si tu pars pendant 2 jours et qu’il n’y a pas de lumière chez toi, il ne se passera rien les premiers jours. Mais le troisième jour ils casseront ta porte et rentreront dans ta maison. Ils nous disent tout le temps allez partez ailleurs laissez nous vivre ici.

(La fille d’ Ömer est arrivée)

(…) Ömer : On ne la laisse pas partir toute seule. Les collecteurs lui lancent des mots lorsqu’elle passe dans la rue, « ma chérie, mon amour, etc. ». Ce genre de mots. Ömer : Eh oui en effet si tu marches toute seule dans la rue tu vas voir. Birce : Oui c’est pour ça qu’on avait un peu peur. Songül : Ma belle soeur habitait ici. Elle a deux jolies filles. Une d’entre elles a déménagé à Balgat. Elle était très belle, très grande, avec des yeux bleus, elle n’a pas réussi à s’en sortir ici, elle est partie. Elle est prof de littérature, a fait des études supérieurs. Les collecteurs se sont installés dans sa maison. L’autre fille est devenue journaliste. Leur mère a beaucoup travaillé pour qu’elles puissent faire des études. Et les filles ont travaillé au supermarché à côté de leurs études pour gagner d’argent. Birce : Et vous, avez-vous des enfants? Songül : J’ai une fille qui s’est mariée. Elle est esthéticienne à Çiğdem de l’autre côté de la vallée. Elle est très forte, elle ne se laisse pas faire. Moi aussi j’étais comme ça, j’ai juste été paralysé il y a cinq ans. Mais bon j’essaye de me dire que je vais bien. Birce : Au moins vous êtes ensembles avec les voisins. Songül : Oui oui on est 6-7 voisins. Le soir ici ça devient un jardin. On fait du thé, on se pose, on mange ensemble et on se couche vers minuit souvent. Birce : Malgré tout ce qu’il se passe vous continuez votre vie d’avant. Songül : Oui mais nous n’avons personne d’autres. Mes enfants ne peuvent pas venir me rendre visite depuis 4-5 mois. Il y a cette histoire de virus aussi, ils ne sortent pas beaucoup de chez eux. Ma fille s’est enfermée chez elle elle n’a pas pu travailler. Son mari est coiffeur lui non plus n’a pas travaillé. Tout le monde reste chez lui. Mais ils m’ont aidé à chaque fois que j’avais besoin. Oui j’ai travaillé 32 ans, dans la cité à côté, il n’y a pas un appartement dans lequel je n’ai pas travaillé. Je suis allée faire le ménage dans beaucoup de domicile dans Çiğdem. J’ai beaucoup donné.

Birce : Et vous êtes venus d’où de base, quelle est l’histoire de votre arrivée à ce quartier? Songül : Euh on ne va pas rentrer dans tout ça parce que lui c’est mon deuxième mari, j’habitais à Bahçeli avant j’avais une autre vie. Birce : D’accord, êtes vous d’Ankara? Songül : Non je viens de Manisa. Melodi : Et vous? Ömer : De Kırşehir. Et lui il vient de Yozgat. Songül : Tu vois nous somme comme ça, nous prenons le petit déjeuner tous ensemble, nous mangeons ensemble aussi le soir. Nous faisons des sac kavurma parfois. Il ya deux voisins qui font les courses pour tous. On se soutient, on se donne beaucoup. Cette voisine part en vacances demain elle va plus jamais rentrer haha. (…) Songül : Et notre fille sera personnel de santé Ömer : Elle étudie la santé à Ayaş. Nous avons acheté un appartement à Yenikent, comme ils n’ont rien fait ici. On paye un prêt. Elle prend un bus pour y aller. Songül : La vie est si dure tu vois, pour sa fille il travaille ici la nuit, il vit en gecekondu. C’est ça la sacrifice. Sa mère travaille toujours pour payer le prêt. Arzu : Bonjour, qu’est-ce que vous faites, une enquête ou un sondage ? Birce : Je fais un travail sur Şirindere, je suis étudiante en architecture. C’est un endroit que je vois depuis toujours car on habitait en face à Park Sitesi avant, maintenant on est toujours dans Çiğdem mais plus vers Ayşeabla. Songül : Ah il y a un parc vers Ayşeabla. Mehtap ma fille travaille juste en face. (…) Birce : Comment avez-vous fait construire votre maison? Songül : Mon mari comprend de tout, il est installateur. Il y a des artisans, des plombiers. Bon racontez le reste je suis fatiguée. Ömer : Mon voisin Bahri faisait de la plomberie il est à la retraite maintenant. Il s’occupe des petites pannes dans la journée. On passe la journée comme ça. Et le soir on est là. Birce : Il y a beaucoup de pente sur ce terrain ça a du être difficile de construire. Ömer : Eh oui ça fait 40 ans qu’ils l’ont construit. C’est aussi parce qu’il est difficile de construire que les promoteurs n’ont pas vraiment envie de faire projet. Enfin aujourd’hui tu coules le béton tout est facile mais avant tu devais tout porter sur ton dos. Melodi : Ce qui est bien c’est qu’il y a plusieurs niveaux. On peut accéder au toit, c’est un terrain assez difficile mais qui est super bien. Ahmet : C’était plus beau avant, la vallée était toute verte. Les gens d’en face nous disaient donnez nous votre gecekondu et on vous donne notre appartement. Quand tu regardes par ici, comme il y a c’est très beau. Il y a une belle vue. Nous avons planté

ces arbres, tout le monde a planté des arbres dans son jardin. Des peupliers, des fruitiers… Ahmet : Regarde, la maison d’en face a été détruite, les collecteurs l’ont entouré de film plastique et ils vivent dedans. Hier ils ont démoli la maison à côté, demain ils vont la nettoyer et mettre une bâche et hop ils l’attachent aux arbres et c’est bon. Melodi : S’ils avaient démoli la maison directement quand les habitants sont partis ça aurait été different ils n’auraient pas pu s’installer si facilement. Ahmet : Enfin les maisons sont vieilles et ne sont pas entretenues, les gens en ont marre de faire des réparations. Moi ma maison est assez solide mais les autres ont des fissures, avec le temps il y a de l’éboulement qui a des impacts. Birce : Avez-vous senti le séisme dans votre maison? Ahmet : Non le séisme on ne le sent pas vraiment mais comme je viens de dire avec la pluie la terre se retire et cela cause des fissures, les habitants doivent faire des réparations, ceux qui ont l’opportunité d’acheter un appartement laissent leur maison et partent. Birce : Donc les trieurs ne réparent pas les maisons, ils n’essayent pas de trouver une solution durable. Ahmet : Non en effet ils ne réparent rien. Mais ils n’ont pas de fenêtres ni de portes, quand ils s’installent dans une maison ils les enlèvent. Pour pouvoir s’échapper lorsque la police intervient. Ils se procurent cette opportunité quand même. D’ailleurs ils sont plutôt en face ceux qui ne sont pas d’ici. Sur ce côté il y en a 9-10 sur cette rangée nous ne les avons pas laissé s’installer entre nous. Si un de nous part et qu’ils viennent s’installer entre nous, ça sera la fin. Ils n’ont pas pu venir ici entre nous parce qu’on reste, on persiste, mais le gouvernement nous pénalise aussi pour les pénaliser eux. Melodi : Pour quelle raison? Pour qu’ils partent? Ahmet : Oui pour qu’ils partent, parce qu’ils utilisent l’eau et l'électricité sans rien payer. Mais finalement c’est nos lampes à nous qui ne s’allument pas juste pour les faire partir. Alors que nous, on paye pour avoir ces deux services. Mais eux, pas du tout, ils ne sont pas abonnés alors pendant des heures et des heures ils laissent l’eau couler. Ils ne sentent pas la nécessité de la couper parce qu’ils ne payent rien. Pareil pour le projecteur qu’ils utilisent la nuit et l’électricité dans les maisons. À vrai dire, on en a tellement marre de raconter tout ça. On a tout dit à la ville, à ASKI, mais ils ne s’intéressent pas du tout à ce qui se passe. Moi je suis réparateur j’ai trouvé la panne moi même, j’y suis allé les voir. Ça fait 10 mois qu’on a ce problème d’eau. En fait il y a un tuyau qui a fendu, mais le mec qui vient regarde et dit qu’il n’y a rien. Comment ça il n’y a rien?? Alors pourquoi on n’a plus d’eau? Un jour j’ai amené mes voisins avec moi on a trouvé le point où c’était fendu, en effet il y a 3 trous énormes. Kezban : Bonjour les filles. Nous ne sommes pas du tout contents d’ici mais nous ne pouvons rien y faire.

Ahmet : Ils ont réparé un de ces 3 points fendu mais juste après ils sont partis. Parce qu’ils ont eu un appel de Cayyolu (un quartier riche). Parce que eux ils sont des humains et pas nous. Parce que Çayyolu est important et compte plus qu’ici. Quand ils appellent si le service n’y va pas ils pourront râler. (…) Ömer : En vrai ici il y a beaucoup de rente. Melodi : Oui c’est son emplacement qui est super. Ömer : C’est le meilleur endroit de la ville en ce moment. D’ailleurs je vous conseille de venir ici le soir après 22h si vous voulez observer la situation actuelle du quartier plus en détail. Jusqu’au lever du soleil, les collecteurs font le tri de papier pour revendre. Ayşe : Ils gagnent très bien d’argent. Halil : Bonjour, vous buvez du thé 48h sans arrêt ici ? Ömer : Si un rat passe entre vos jambes n’ayez pas peur. (…) Birce : Avez vous un potager ? Dinçer : Avant oui mais on n’en a plus. Songül : Regarde il y a du piment ici. Si elle avait un vrai jardin elle ne rentrerait jamais dans la maison je pense. Elle est folle de jardinage. Jusqu’à 10h du soir, on s’occupe de cet endroit, on passe l’aspirateur, lave, nettoie. Dinçer : J’avais planté des courgettes mais elles ont séché. Birce : Le ruisseau coule-t-il toujours? Songül : Oui mais le faux. De toute façon ils ne payent pas. Avant le vrai ruisseau coulait en bas. Ce murier donnait beaucoup de fruit, mais eux en plus s’ils le touchent ils cassent les branches. C’est une culture de faire du mal. Ömer : Enfin je trouve que ça va pas avec la capitale. Melodi : Enfin moi j’avais une autre vision, j’étais contente parce que je me disais qu’ils ramassaient les déchets, qu’ils faisaient du bien pour la ville et l’environnement mais en parlant avec vous, c’est complètement différent en effet. Et je ne savais pas qu’ils venaient d’autres villes.. Ömer : Non mais quel bien… Arzu : Ils ont coupé l’eau aussi. Kezban : Oui enfin c’est très sale avec les déchets, les rats… Melodi : Oui. Ce qui me rend triste est aussi de voir les petits enfants tirer les brouettes énormes. Arzu : C’est leur quotidien. (…) Ömer : C’est assez dangereux ici la prochaine fois venez accompagnées d'un homme. (…)

6 - Observation depuis la rue 1550, (le seuil) le 8 août 2020

J’y suis, à Şirindere. Cette fois de l’autre côté de la vallée, le côté que j’ai connu depuis mon enfance. Je le connais à la fois si bien, et pas du tout. Cette rue, coincée entre le formel et l’informel est occupée par diverses personnes. Une petite fille est venue me demander pourquoi j’ai pris des photos de la vallée. J’aurais peut être pas du tout prendre des photos, ils ont du penser que je viens pour un projet, que je fais partie de ceux qui les voient comme une altérité qui ne sait s’adapter à la norme, une tache dans la ville à enlever. Cette rue, on peut la considérer comme un seuil. Ou une porte qui s’ouvre à l’inconnu, à l’autre. A l’invisibilité. Un enfant pleure constamment. Quelques voitures et bus passent. Je suis adossée à un muret qui délimite un des immeubles d’habitation de la classe moyenne dominante dans le quartier. J’observe la rue, les gens, et ce qui se passe à l’entrée de Şirindere. Il existe des marches bricolées en mauvais état qui descendent la pente abrupte. Elles constituent plusieurs entrées au quartier. D’après ce qu’il m’a dit le maire de Çiğdem, la plupart des maisons qui se trouvent sur ce côté de la vallée est occupée par les nouveaux arrivants, les trieurs de papier. On le constate en effet par les déchets éparpillés un peu partout dans la rue. Une femme a un seau dans la main et fait des allers retours le long de la rue. Elle doit avoir sa maison à gauche, et à droite j’observe une épicerie installée contre la vallée. Il y a des camionnettes et des brouettes qui constituent les véhicules principales des collecteurs, elles sont garées dans la vallée et dans la rue.

Les toits des maisons sont plus ou moins au même niveau que la rue, ça permet d’avoir une vue dégagée sur la verdure de la vallée. Ce que je vois en regardant cet endroit c’est d’abord une hétérogénéité. En effet, l’informel a aussi une géométrie. Qui est souvent l’inverse du quadrillé, de l’artificiel. Les arbres créent la beauté spécifique de l’endroit. Et eux aussi, encore une fois, comme les petites maisons, sont hétérogènes. La dame avec le seau est repassée devant moi. La petite fille à côté d’elle pleure avec insistance. Même si j’arrive à différencier les anciens des nouveaux en les regardant, grâce à leur tenue souvent, ou leur comportement, il est parfois difficile d’observer en regardant le paysage désordonné de la vallée quelles maisons sont toujours habitées par les anciens. En entrant dans la rue, ce qui m’a frappé était l’insalubrité. En avançant, j’ai pu voir des endroits un peu plus entretenus, mais toujours avec des toits presque inexistants, avec des tuiles cassés. Je ne pense pouvoir faire mon constat qu’en observant la saleté.

Il y avait une vieille voiture blanche à ma droite. Une famille avec environ 5 enfants y est montée et partie. Ils avaient des tenues de collecteurs. « Les habitants formels » sont toujours en train de se dépêcher. Ils ne prêtent aucune attention à ce qui se passe à côté. Les autres sont plus curieux, prennent leur temps de regarder leur environnement. La petite fille de toute à l’heure est venue me parler. Elle m’a dit que les autres enfants du quartier ne l’aimaient pas et qu'ils lui jetaient de la boue. Avec sa famille ils sont venus de Gaziantep. Ils habitent là depuis qu’elle est née. Il y a sa petite soeur qui est arrivée aussi. Je lui ai donné un peu d’argent. Elle a acheté une glace et du coca avec l’argent que je lui ai donné. À part écrire, j’ai fait un croquis sur le trottoir. Et j’ai écouté les sons du quotidien. Des gens qui s’appellent, en criant souvent, des enfants qui pleurent, des gens qui vont et viennent par les marches qui descendent la vallée en face de moi. J’observe majoritairement des femmes et des enfants dans la rue. Les hommes travaillent peut être ailleurs dans la ville. Il y a des voitures qui s’arrêtent aussi, des chiens errants qui aboient.

7 - Réflexif du 30.03.2021, retour sur Şirindere

Aujourd’hui on est le 30 mars 2021. Je suis allée voir Şirindere pour la première fois depuis mon retour en Turquie, après une pause de 8 mois. Depuis cet été, mon rapport aux gecekondus, à mon sujet de mémoire a évolué. Le rapport très extérieur, visuel et assez simpliste que j’avais à ces habitats s’est transformé en un chaos d’informations flottantes dans mon cerveau.

Avant d’observer les gecekondus, j’ai décidé d’aller parler avec le maire du quartier. Mon père m’avait dit au mois de novembre, lorsque j’étais confinée en France, qu’il y avait eu des démolitions sur la vallée et qu’il avait reçu un mail informatif. J’avais ensuite brièvement vu des articles sur internet félicitant la démolition.

Je suis allée demander au maire ce qui s’est passé à Şirindere depuis l’été dernier. Je suis rentrée dans sa petite cabane, le maire était à son bureau et il y avait un habitant du quartier qui discutait avec lui. Je me suis posée sur une chaise, me suis présentée et demandé des questions. Le maire m’a dit que les maisons démolies étaient celles abandonnées, et récemment squattées par les collecteurs de papier. Ils ont décidé de les démolir car la situation était devenue ingérable. L’été dernier, comme j’avais observé la vallée plusieurs fois et parlé avec les habitants, j’étais au courant que la pratique de trieurs de papier la rendait très sale, voire insalubre et qu’elle donnait place aux plusieurs types de crimes ; vol, vente de drogue etc. Ce que le maire m’a dit ne m’a donc pas vraiment étonné.

Quant à la situation des familles que j’ai interrogées l’été dernier et leurs maisons, ils sont toujours en attente. J’ai demandé si leurs gecekondus allaient également être détruits, le maire m’a dit que pour l’instant ce n’était pas prévu. Il m’a parlé d’une convention de droit de propriété dans le projet à venir. Il faut qu’ils signent cette convention et qu’ils payent 240 mille lire turc environ à l’État, pour être bénéficiaires. Ainsi ils seront expropriés et auront une part dans le projet à venir. Pour l’instant tout le monde ne l’a pas signé. Une question d’argent, probablement. Nous avons aussi parlé du projet de renouvellement dessiné pour la vallée. Pour plusieurs raisons, l’ordre des architectes a porté plainte, le projet est donc actuellement en procès. L’incertitude propre à ce lieu perdure. L’habitant avait l’air bien informé sur le sujet, il m’a donné le nom de l’agence d’architecture qui a dessiné le projet et m’a conseillé d’aller parler avec Mme Tezcan dans la Chambre des Architectes d’Ankara pour en savoir plus. Il m’a dit que ce projet allait rendre la vallée « un cimetière de béton » et que son seul but était de mettre des blocs à beaucoup d’étages pour faire de la rente.

Je lui ai dit que je voulais dans le cadre d’un projet de l’école, réfléchir peut être à une intervention. L’habitant pense que pour les habitants de tout le quartier de Çiğdem qu'il serait bien de faire des espaces communs, des espaces de récréation en plus des logements sociaux pour les habitants de gecekondu. Je dois peut être aller voir la coopérative des habitants de Şirindere, celui qui a mal dirigé les habitants. À l’entrée de Yonca Sitesi, là ou les engins de travaux attendent, je vais trouver Mehmet Cengiz et lui poser des questions. Après cette discussion courte mais engageante je me suis mise en action. J’avais en effet oublié de poser une question ou plutôt, la question. Le nombre de gecekondus démolis. Parce que dès que je suis arrivée devant, j’avais l’impression de regarder un dessin de paysage et qu’ils avaient gommé 3/4 des maisons et laissé des miettes. À la place des maisons demeuraient maintenant des tuiles cassées, des parpaings, des morceaux de tout et n’importe quoi. J’ai été choquée par ce que j’ai vu. Je sais qu’il y a d’autres raisons au changement de perception de la vallée, ce n’est pas la même saison, les couleurs ne sont pas les mêmes, les peupliers et les fruitiers n’ont pas de feuilles. Mais non, je sais que mon choc n’est pas lié à tout cela, c’est l’acte de démolir qui me fait cet effet étrange impossible à nommer. J’ai marché le long de la rue, une fois arrivée devant l’épicerie qui constitue mon seul repère dans cette rue, j’ai décidé de parler avec le vendeur. Il était ouvert à la discussion. On n’a pas parlé plus de 5 min. Il m’a dit qu’ils ont démoli 260 gecekondus sur 300, et qu’il n’en reste plus que 40. Ces nombres expliquait bien mon étonnement. Il m’a dit que les collecteurs rendaient la vie très difficile, ils volaient la moitié des paquets de chips. J’ai demandé si la démolition a causé des conflits. Il m’a dit que non, car apparemment ils ont été informés à l’avance par la municipalité. Le temps passe et je ne peux rien y faire, je sais. Les temps passe et rien ne reste pareil. Le temps passe et Şirindere se rapproche un peu plus de sa fin. J’espère avoir la chance de pouvoir faire des relevés habités et des dessins, aussi aller voir les habitants avant qu’ils s’en aillent. Depuis mon retour je ne sais pas par où je dois commencer, surtout en ce qui concerne les enquêtes de terrain. J’ai envie d’aller parler avec les habitants qui m’avaient ouvert leurs portes l’été dernier, et en même temps je ne sais pas si je serais la bienvenue. Je sens très souvent que je vais passer comme une étrangère, qui les considère comme des objets d’étude, des cobayes.

8 - Enquête de terrain à Karanfilköy, Beşiktaş, Istanbul

À la suite d’une discussion avec Jean-François Pérouse, je suis allée à Karanfilköy pour une observation comme il m’a conseillé. Je n’avais pas vraiment d’aprioris ou d’attentes particulières, tout ce que je savais sur le lieu était le caractère alternatif du projet de transformation à venir dans ce seul quartier de gecekondus situé à Beşiktaş. J’ai compris que je suis arrivée à Karanfilköy dès que j’ai aperçu les commerces bordant la rue en descente, fréquentée surtout en voiture. Ces commerces étaient des gecekondus à un étage, majoritairement des laveries de voiture et des services techniques. Une mosquée était visible à la fin de la descente. J’ai décidé de prendre la rue perpendiculaire pour me perdre dans les petites rues entourées de gecekondu et de jardins. J’ai surtout observé des gecekondus à un ou deux étages, je les ai pris des photos. Il était 11h, les rues étaient calmes, beaucoup plus calme que la rue principale. Il y’avait une descente importante depuis la rue principale, qui donnait une vue sur la ville formelle, j’ai vu au loin des villas, des tours et des routes. En me baladant, j’ai croisé une femme, elle n’avait pas le temps de me parler. J’ai croisé une vieille femme dans sa terrasse. Je lui ai dit bonjour, elle m’a également dit bonjour. J’ai vu une autre femme, je lui ai dit bonjour, elle m’a entendu et a croisé mon regard mais ne m’a pas répondu. Puis j’ai décidé de me poser contre un muret pour dessiner et écrire. J’ai vu un vendeur de simit. Encore une femme est montée vers moi. On s’est dit bonjour. Elle était assez vieille et allait à la mosquée, elle s’est mise à côté de moi pour se reposer un peu. On a commencé à discuter. Elle a d’abord cru que j’étais dans l’entourage de Nazmiye, l’habitante de la maison derrière moi. Elle m’a dit que ça faisait 50 ans qu’elle habitait dans le quartier et qu’ils avaient construits leur maison tous ensemble en quelques jours avec son entourage, ses oncles, cousins etc. Quelques phrases que j’ai noté dans mon carnet : « İşte köy burası köy hayatı çok güzel, bahçede olmak… » «C’est le village ici, la vie du village est très agréable, vivre dans le jardin ...» « Allah beni apartmanlara düşürmesin. » « Pourvu que dieu ne me laisse pas vivre en appartement. » « Burası aslında İstanbul’un en zengin semti. Çok güzeldir mahallemiz, temiz, sakin… »

« C'est en réalité le quartier le plus riche d’Istanbul (Etiler). Notre quartier est très beau, propre, calme ... »

extrait de mon carnet

« Bakalım neler olacak. Belediye şu an çivi çaktırmıyor. Her an gidebiliriz… » « Voyons ce qui va se passer. La municipalité ne laisse pas planter un clou en ce moment. On peut être virés à tout moment… » Elle a continué sa route pour la mosquée. J’ai fait un tour des rues en prenant des photos. Un moment j’ai décidé de faire des croquis des espaces extérieurs, car je voyais de manière très claire ce que disait Ayşegül Cankat dans son article : les espaces extérieurs des gecekondus dans ce quartier étaient d’une qualité spatiale unique pour chacun des gecekondus. Des passages, des sas, des espaces à la fois impossible à identifier de part leurs formes et habités plus que tous les autres espaces. La transition du public vers le privé avait l’air plus douce dans cet endroit. C’est lorsque je faisais le deuxième croquis que l’habitante de la maison m’a aperçu. Une jeune femme souriante, elle parlait au téléphone. Elle m’a demandé si j’étais venue pour la question de la démolition. J’ai dit que j’étudiais les gecekondus. Elle m’a dit qu’alors je devais faire un interview avec elle, d’un air blaguant. Elle était pour la démolition. Le problème principal d’après elle est l’infrastructure du quartier. Actuellement la municipalité ne permet aucune amélioration ou modification sur les gecekondus, dès qu’ils plantent un clou ils viennent demander s’ils sont en train de monter un étage illégal. Mais le quartier a besoin d’un renouveau, d’un entretien pour être plus sain, les poteaux électriques sont tordus avec le temps et ils ont presque causé un incendie récemment. Les matériaux utilisés pour le toit étant inflammables, l’absence d’entretien pourrait être vite dangereuse. Je lui ai posé quelques questions sur la transformation urbaine, elle ne m’a pas donné de réponse claire, elle m’a juste dit qu’ils ne savaient pas encore. Ils vivent avec la peur d’être poussé à partir à tout moment. Elle m’a dit que cette partie de Karanfilköy, la partie haute (avant de descendre jusqu’à la mosquée) est plutôt luxueuse. Apparemment les gecekondus qui restent en bas de la mosquée sont plus petits et plus les uns dans les autres. Pour le projet de transformation, elle m’a conseillé d’aller voir l’association, en me décrivant comment y aller et qui je dois voir particulièrement : en allant comme vers le MKM, et voir Şinasi Bey. Je lui ai remercié et continué ma route. J’étais curieuse de voir la partie basse du quartier. En y allant, une femme que j’ai croisé dans une des rues perpendiculaires au grand axe m’a demandé si je m’étais trompée de destination. Ça doit se voir que je n’habite pas dans le coin. Encore une fois je me suis sentie étrangère et mal à l’aise. Je suis allée dans la partie basse et j’ai observé que les gecekondus ici étaient pour de vrai plus collés les uns aux autres. Le rapport à la rue n’était pas le même. J’ai vu plus de monde, des gens de différentes tranches d’âge, des petits et des vieux.

Mes sentiments et pensées lors de l’enquête étaient complexes. Surtout au début, j’avais l’impression de faire du voyeurisme, je ne me sentais pas à ma place et j’étais mal à l’aise de prendre des photos ou même de dessiner les habitations des gens. Cette sensation de malaise n’a disparu que partiellement quand j’ai pu parler avec quelques habitants. Ma raison d’être là, faire une recherche, ne pas faire partie d’une communauté, me sentir extérieure à tout. J’ai beaucoup hésité avant d’aller voir l’association. Je savais que si je voulais y aller c’était ma dernière chance avant le reconfinement. A la fin de ma visite des gecekondus, ma déception était de ne pas avoir appris en quoi le projet de transformation était important et alternatif aux politiques dominantes. Je me posais ces questions et je me suis retrouvée sans faire exprès, devant le gecekondu dans lequel l’association était située. En pensant que discuter avec l’association pourrait me donner plus d’information sur la transformation, j’ai finalement décidé de sonner.

Entretien avec Şinasi Yalçın, président de l’association habitante AK-DER

J’ai pu faire un entretien en forme de discussion et de prise de notes avec Şinasi Yalcin, directeur de l’association AK-DER (Akadlar Kültür Dayanışma Derneği) et un habitant du quartier impliqué dans l’association. Ils ont été très à l’écoute et accueillants avec moi. Voici les notes que j’ai prises lors de cet entretien :

Aylin Yıldırım, architecte et anthropologue a fait sa thèse sur ce quartier.

En fait, ce quartier est exemplaire dans la transformation urbaine car le projet en question est un projet participatif. Vous savez que selon les droits de l’homme des NU et HABITAT, le droit au logement est un des droits principaux de l’homme. La première fois qu’on a parlé de la transformation urbaine ici par le gouvernement c’était en 2005.

Jusqu’en 1987, il n’y avait qu’une route boueuse dans le quartier, nous n’avions pas de canalisation (traitement des eaux). Nous n’avons pas eu d’infrastructure pendant longtemps. Comme vous avez pu constater, les gecekondu de Karanfilköy sont en plain pied et ont des jardins, comme les gecekondus de la première génération. Avec la construction du deuxième pont du Bosphore, le pont de FSM les promoteurs ont commencé à s’intéresser à notre quartier.

Les premières installations dans le quartier se sont faites il y a 70 ans, par des migrants de l’est de la Mer Noire et par la suite de l’Anatolie centrale. Il y a donc des gens qui sont venus de partout. À l’époque il y avait des usines à 1. Levent. Les hommes qui habitaient à Karanfilköy travaillaient à l’usine et leurs femmes souvent en tant que femmes de ménage à domicile. La plupart ont pu faire étudier leurs enfants. Il y avait et il y a encore une vraie culture d’habiter dans le quartier, la culture d’être

habitant de Karanfilköy. Je dirais que la caractéristique principale de notre quartier, c’est la mixité. Ces gens sont de différentes origines, ils ont aussi des croyances et des opinions politiques multiples. Ils se retrouvent ici et font le quartier. Dans certains quartiers, une seule opinion politique règne, ce n’est pas le cas ici, les gens se respectent et s’entraident malgré leurs différences.

Aujourd’hui les fonciers appartiennent à la municipalité d’Istanbul.

Notre association est issue d’une organisation publique et sociale, elle a été fondée en 1992. Notre but était de défendre nos droits et créer une solidarité entre les habitants, mais pas seulement. Nous essayons de sortir un peu du cadre classique d’association de gecekondu, nous organisons des panels et des cours d’arts, de métiers… En ce qui concerne l’avenir du quartier, nous avons proposé quelques idées de projet : par exemple nous voulions que nos gecekondus restent en place tout en étant légalisés, car nous aimons nos maisons, pour servir d’exemple de quartier de gecekondu dans le futur où il n’y aura aucune trace de ce type d’habitat. L’idée était que le quartier soit qualifié de SIT, de zone à protéger. Évidemment ils ont refusé cette proposition.

En 1996 ils sont venus un matin avec des bulldozers pour la démolition. Nous étions surpris, avons dû résister coûte que coûte. Et nous avons réussi, ils sont partis sans démolir une grande partie du quartier.

Les promoteurs sont venus nous dire qu’on était des envahisseurs et qu’on n’avait pas le droit de rester ici. Pour moi, les vrais envahisseurs sont les grattes-ciels qui envahissent le ciel de tout le monde, pas ceux qui devaient s’abriter dans l’urgence sans avoir d’autres choix et qui ont fini par construire leur habitat tout seul avec beaucoup d’efforts. Il faut arrêter d’exclure et de mépriser les habitants de gecekondu car nous sommes les vrais occupants de ce quartier. Il faut d’abord changer l’imaginaire des gens sur ces habitats, il est essentiel de porter un nouveau regard pour faire bouger les choses. Tout dans un habitat de gecekondu, est fait avec une attention particulière aux usages. C’est un ensemble de savoir-faire qui subsistent et ces habitants savent plus que les urbains qui ont une vie beaucoup plus facile.

Personne n’a de titre de propriété dans le quartier. La plupart ont des titres provisoires, mais tout le monde paye des impôts. Le problème en soit ce n’est pas d’avoir un titre de propriété ou pas. Nous voulions dès le début penser à une solution conciliante, une transformation « sur place » (yerinde dönüşüm). Cela a pris la forme d’un projet alternatif aux PTU visant à virer les habitants de gecekondu pour gentrifier les zones qui restent près du centre ville. Les gecekondus seront remplacés par de nouvelles constructions qui seront habités par la même population. Nous avons organisé des réunions de maisons, demandé aux habitants leurs avis sur la transformation un par un et les avons filmés.

Kadir Topbaş, maire d’Istanbul à l’époque, n’a pas voulu réaliser ce projet. La présidence nous a fait une proposition : faire un accord avec l’entreprise de construction MESA pour la future transformation de Karanfilköy. Ils ont appelé le quartier « kupon arazi ».

En 2006, Dünya Şehir Planlamacıları Kongresi, des urbanistes du monde entier étaient venus ici voir le quartier et nous parler. Le quartier a commencé à être connu.

Le 6 mai 2016, il y a eu le protocole pour le projet de transformation. Ils ont déclaré le quartier Zone de Transformation Urbaine. Pour 650 foyers et 70 commerces. Originellement le quartier était de 227 donum, mais la municipalité a transféré 14 donum au trésor (hazine). La vrai approbation a été faite avec l’arrivée de İmamoğlu au poste de maire de la Métropole. MESA a pris l’approbation du Ministère d’Urbanisme et de la présidence le 6 avril dernier.

L’essence du projet de transformation à venir pourrait se résumer à cette problématique : Comment faire un projet de renouvellement qui permettrait aux habitants d’avoir des habitations contemporaines et vivables? C’est un projet qui pense d’abord l’humain, l’usager de l’espace, pas le bâti ou l’argent en premier lieu. Pour déterminer les droits et ce que les bénéficiaires vont avoir avec le projet, nous avons catégorisé les gecekondus existants selon les mètre-carrés, l’existence de commerce etc. Nous nous sommes servis des photos aériennes. Le projet va contenir des maisons à jardin (sıra bahçeli evler), et des appartements avec terrasses dans les blocs. Les blocs ne vont pas dépasser R+4, contrairement à ce qui se fait de manière courante, des tours. Et des grattes ciels. Car comme vous le savez très bien, en Turquie la politique dominante de transformation urbaine c’est un changement complètement du haut vers le bas. Ce sont les immeubles que l’on veut changer, pas la vie des gens ou leurs conditions de vie. » Puis le projet est surtout alternatif par son organisation sociale, qui a été faite grâce à l’association. Il y a eu un grand soutien de TMMOB pour la transformation pour et avec l’humain. Notre résistance lors des deux tentatives de démolition nous ont soudé les uns aux autres et nous avons compris la force de la collectivité et de la solidarité.

Je crois bien qu’Aylin dans sa thèse pensait à un projet d’architecture qui permettrait de refaire vivre l’évolutivité de l’espace dans le gecekondu. Car un appartement est certes moins évolutif qu’une auto-construction plain pied. Elle mettait en place des dispositifs tels que les cloisons amovibles pour faire place aux divers usages…

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