L’AVANT-GARDE
Là où la modernité se fonde sur l’œuvre d’art autonome et sa pureté esthétique, l’avant-garde semble vouloir changer la praxis de la vie (la praxis comme action non théorique mais capable de réellement transformer le sujet). Par ailleurs, la modernité table sur le renouvellement des moyens artistiques en s’imposant certaines limites strictes là où l’avantgarde semble promouvoir la spontanéité de l’expression en s’inspirant des courants historiques. En effet, le déviationnisme est emprunté : prise de connaissance et appréciations des doctrines existantes et utilisation à des fins personnelles en les dissimulant sous de nouvelles terminologies. L’évidence serait ensuite d’avancer que « l’avant-garde n’a pas survécu à la Seconde Guerre mondiale. Déjà au début des années 1920, Dada perd de son dynamisme, s’épuise dans un geste de pure négation. Le futurisme italien débouche sur le fascisme, le futurisme russe, qui s’allie à la révolution, est réduit au silence par le stalinisme. Les surréalistes aussi sont incapables de tenir leur radicalisme anti-esthétique ». Le projet avant-gardiste ne paraît ni dépassable ni réalisable car sa situation est contradictoire, son auto-détermination semble l’être aussi : « ces avant-gardes survivent précisément en tant que passé dans leur intention initiale »a. L’avant-garde a-t-elle réellement disparu ? Quelles-sont ses critères d’apparition et d’évolution au 20e siècle et que sont-ils devenus aujourd’hui ?
Origines de l’avant-garde
Cette notion d’avant-garde et une des première postures modernes apparaissent en réalité vers la moitié du 16e siècle avec les Recherches d’Etienne Pasquet dans lesquelles il discute de « l’ancienneté et progrès de notre poésie française » en évoquant par exemple « un respect que parfois avec trop de superstitions nous portons à l’ancienneté ». C’est alors dans cette étude de poésie qu’il vient à défier « toute l’ancienneté de nous faire part d’une pièce mieux relevée, et de plus belle étoffe que celle-ci ».
Ce fut une belle guerre que l’on entreprit alors contre l’ignorance, dont j’attribue l’avant-garde à Scève, Bèze et Pelletier ; ou si le voulez autrement, ce furent les avant-coureurs des autres poètes.1
Mais, jusqu’à la Révolution française, le terme d’avant-garde est avant tout lié au lexique militaire, sans réellement de portée théorique ou politique identifiable aujourd’hui. En 1825, Olinde Rodriguez fait également référence à cette avant-garde, toujours portée par un lexique militaire, mais enfin intimement lié à un contexte artistique et politique. Un changement primordial est cependant observable : est née avec Rodriguez une notion d’appartenance personnelle et de conscience de porter ce mythe de l’avantgarde. Cette conscience légitime une ambition de « mission » en conférant à son sujet conscient une posture de dirigeant.
c’est nous, artistes, qui vous servirons d’avant-garde ; la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide. Nous avons des armes de toute espèce : quand nous voulons répandre des idées neuves parmi les hommes, nous les inscrivons sur le marbre ou sur la toile; nous les popularisons par la poésie et le chant ; nous employons tour-àtour la lyre ou le galoubet, l’ode ou la chanson, l’histoire ou le roman ; la scène dramatique nous est ouverte, et c’est là surtout que nous exerçons une influence électrique et victorieuse.2
Par ailleurs, une des principales différences entre l’avant-garde politique et artistique réside dans l’idée que, pour la première, l’art doit se soumettre et participer à l’affirmation politique de l’avant-garde, là où la seconde souhaite promouvoir l’indépendance de l’art comme potentialité révolutionnaire. La finalité discursive reste néanmoins identique : la vie doit changer. L’approche de Rodrigues semble tout de même rester très romantique, où le poète devient prophète de l’avant-garde historique. Au 19e siècle, l’avantgarde artistique s’installe de plus en plus et certains auteurs commencent à s’y opposer avec une certaine ferveur comme Baudelaire par exemple qui rejette constamment cette notion d’avant-garde en exprimant clairement son dégoût pour les « littérateurs d’avant-garde ». Il avance également que « nonconformism reduced to a kind of military discipline or, worse, to herdlike conformity »3. En effet, l’anticonformisme systématique des avant-gardes ne génère-t-il pas un nouveau type de conformisme ? Il faut cependant être conscient que, lorsque Baudelaire s’oppose à cette avant-garde, elle n’est pas encore associée à cette ‘extrémisme’ artistique reliée à l’esprit expérimental qui caractérise aujourd’hui les avant-gardes telles que nous les connaissons. Cette approche contradictoire de Baudelaire paraît alors aborder une
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1Etienne Pasquier, Oeuvres choisies, ed. Léon Feugère, Paris 1849, vol.2 p. 21] –[
2Olinde Rodrigues, dialogue avec Saint-Simon retranscrit dans Opinions littéraire, philosophiques et industrielles, L’Artiste, le Savant et l’Industriel, 1865]
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3Matei Calinescu, Five faces of modernity, Modernism, Avant-Garde, Decadence, Kitsh, Postmodernism, Duke University Press, Durham, 1987]
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des apories fondamentales reliées à la question de l’avant-garde, toujours primordiale même deux siècles plus tard. Le renouveau d’avant-garde et sa liberté ne pourrait peut-être en effet s’obtenir qu’à travers une forme de discipline et de soumission à un autre modèle, certes ‘anti-...’ mais qui répond au final à un autre type de conformisme. Quelques décennies plus tard, au 19e siècle, le terme avant-garde commence d’abord à se préciser davantage en ne désignant plus tel ou tel courant anti-conformiste mais en englobant la totalité des mouvements ‘new school’ ayant comme programme commun un rejet historique au service d’un ‘esprit nouveau’, mentionné par Apollinaire dans L’esprit nouveau et les poètes en 1917. Cette classification en groupe permet à la notion d’avant-garde de véritablement devenir un instrument terminologique central du 20e siècle. On observe néanmoins des qualifications différentes en relation avec le pays d’accueil et la culture en question. Aux Etats-Unis par exemple, la notion d’avant-garde apparaît presque comme un synonyme de modernisme, en opposition au romantisme et naturalisme du siècle précédent. Par ailleurs, en Italie, on observe une historisation du terme avec la différenciation de la ‘avanguardia storica’ et de la ‘neo-avanguardia’4. L’avant-garde que nous connaissons aujourd’hui n’existe toutefois pas réellement avant le dernier quart du 20e siècle bien que nous observons à chaque époque des tentatives singulières de rébellion et d’opposition. Son apparition proprement dite n’est visible que lorsque certains artistes aliénés ressentent le besoin de bouleverser et de complètement renverser l’entièreté d’un système reposant sur des valeurs bourgeoises. Il est aussi important de rappeler que l’avant-garde naît en réalité de cette même petite-bourgeoisie en hésitant constamment entre une égocentricité abusive et une appartenance sociale plus large : « Elle a oscillé entre le fascisme culturel et le gauchisme. L’avant-garde est bien un produit de la société libérale »5. En effet, ces mouvements avantgardistes semblent peut-être réagir à une modernité mais également à un libéralisme naissant avec l’effet désiré, ou non, de répondre aux besoins de cette nouvelle société capitaliste. Autrement dit, ils sont les pourvoyeurs d’idées nouvelles, réinterrogeant la culture dans sa globalité en essayant d’appliquer partout un seul et même style. « C’est le prolétaire intellectuel qui s’élève parfois […] à la richesse financière ». Son apparition même dans l’Histoire est déjà un sujet complexe puisqu’elle naît dans une conscience personnelle de la petite-bourgeoisie pour répondre et réagir aux besoins de renouvellements de l’économie capitaliste.
Considérations sur l’avant-garde
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Instinctivement et étymologiquement, il existerait alors deux conditions d’existence afin de se considérer comme telle. Premièrement, cette dernière doit se considérer comme elle-même en avance sur sa temporalité et la société dans laquelle elle s’inscrit. Puis, elle doit mener une lutte contre un ennemi qui incarne la stagnation, la tyrannie historiciste et les anciennes formes et idéaux imposés par les traditions. Le statut d’avantgarde met en jeu de nombreux facteurs et pose différentes interrogations quant à son existence même, son statut, ses objectifs et son action réelle. En réalité, la condition d’existence d’une quelconque avant-garde reposerait probablement sur une requalification de ses propres critères d’inclusion et d’exclusion, de la modernité6 et de l’antiquité. L’art et l’architecture semblent généralement prendre racine en eux-mêmes mais l’Histoire a vu apparaître une nouvelle capacité à absorber des modes étrangers : l’art ne s’inspire plus de lui-même, l’architecture non plus. Les critères d’évaluation et d’opposition entre le moderne et l’antique ne semblent plus être ceux du savoir et du non-savoir mais de la plus grande antériorité d’un même savoir.7 Cette posture est peut-être un début d’explication quand à la soitdisante autoproclamation de l’avant-garde comme visionnaire supérieur
–[4Ibid.] –
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5Robert Estival, L’avantgarde culturelle, dans Communications et langages, 1972, vol.16, p. 59-56]
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différencier du mouvement moderne mais à considérer comme opposition à la tradition]
7Jean Clair, Considérations sur l’Etat des BeauxArts, critique de la modernité, 1983, p.64]
de la société à laquelle il tend à s’opposer. Cette affirmation crée, en effet, une distinction entre des peuples sachant déjà et ceux retardés, non-modernes, positionnement qui est et doit sans aucun doute rester discutable.
En interrogeant constamment le rapport étroit qu’ils entretiennent avec le concept de chronologie, et plus particulièrement son inversion, l’avant-gardisme impose par ailleurs le futur comme critère et comme mesure ultime de l’idéal, « tyrannie du temps ». Par cet impératif temporel, Jean Clair avance par exemple la faculté de l’avant-garde à n’être qu’une caricature du mouvement moderne. Constamment soumis à cette obsession du futur, de l’infinie indéfinition, par définition, et de cette foi dans le progrès, « [l’avant-garde] remplace la pensée de la finitude par un conceptualisme éternaliste qui rejette l’accomplissement de l’oeuvre dans un au-delà et qui interdit à celle-ci de jamais prétendre à la dignité des arts anciens »8. Autrement dit, l’avant-garde renvoie sa production dans un référentiel constamment projeté dans l’éternalité du futur. En placant l’avenir comme détenteur des modèles et non plus le passé, on pourrait potentiellement y analyser un anéantissement de la conscience du temps et donc par extension, une impossibilité à atteindre un réel accomplissement (une des explications probables du caractère prophétique historiquement autodestructeur de la majorité des avant-gardes).
La violence faite au temps, là en donnant l’illusion d’une accélération croissante et ici en donnant l’illusion d’un temps suspendu n’est elle pas du même ordre ? Comme il suffit d’accélérer la fréquence de scintillation d’un stroboscope pour donner l’illusion d’un éclat continu, de même l’avant-garde, en tant qu’elle n’est que l’exaspération et le grossissement des tendances de la modernité, provoque une accélération et une prolifération de formes telles qu’envisagées à distance, elles nous apparaissent comme uniformes et continues9
Pour Baudelaire, la moitié de l’art réside dans une entité « éternel[le] et immuable » qui offre la possibilité d’atteindre la « dignité des arts anciens »10. L’avant-garde qui ne soumet sa production qu’à l’urgence du présent vers le futur refuserait d’invoquer cette éternalité, ou « beauté mystérieuse », qui se trouve justement au coeur du présent. En négligeant de « tirer l’éternel du transitoire », l’avant-garde interdirait alors à la « création poétique d’accéder à la dignité des arts anciens ».11 La relation que l’avant-garde entretient avec le moderne, ne serait-ce que dans notre imaginaire collectif, est également primordial. Si il est nécessaire de ne pas confondre avant-garde et moderne, il pourrait également être important de ne pas les opposer. Encore une fois, Baudelaire affirme que modernitas et antiquitas posent une relation de modèle chronologique : l’antiquité toujours présente comme modèle se vêti de l’empreinte originale du temps que la modernité marque sur elle. Tout cela se démontre par exemple par l’obsession des artistes et architectes a toujours refaire, encore aujourd’hui, ce que tant d’autres ont déjà fait avant eux, porté en réalité par le principe même de référence. Ces évènements sont en partie justifiables par cette question d’historicité, remise en question par l’avant-garde qui, combattant une transhistoricité qui semblerait essentielle, ramène la création et sa volonté à une sorte d’universel abstrait subissant au final un clivage radical avec sa projection concrète
” ” –[8Ibid, p.59] –[9Ibid, p.69] –[10Ibid, p.63] –[11Ibid.]
–[12 Avec l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933, le travail de Pol Cassel était considéré comme dégénéré par les nazis. Ses peintures ont été incluses dans l’exposition de 1933 Réflexions de la décadence à Dresde et dans l’exposition Art dégénéré à Munich en 1937. Après avoir rejoint le Parti national-socialiste, il a perdu tout soutien de ses amis parmi les cercles artistiques. Il n’a donc obtenu ni la reconnaissance espérée du nouveau régime ni celle de ses anciens camarades d’armes artistiques.
réalisable (observable chez la plupart des mouvements avant-gardistes). Ce schéma temporel tourné du présent vers le futur enlèverait alors la nature même d’une oeuvre, sa transcendance temporel, réduisant la production à n’être plus qu’elle-même parmi tant d’autres, minimisant sa propre diffusion culturelle et limitant sa réception en s’exposant par ailleurs à plusieurs contradictions. Tout d’abord, l’avant-garde est inconsciemment liée au modernisme qui apparaît au cours de l’Histoire. Là où la modernité implique une critique radicale du passé et un engagement incisif pour le changement et les valeurs de l’avenir, elle a également enclenché l’apparition du mythe de l’avant-garde. Historiquement, cette dernière a commencé par dramatiser certaines idées avancées par le modernisme afin d’en faire les fondations d’une ferveur révolutionnaire naissante, toutefois, il ne s’agit en général pas uniquement d’une vision radicale et utopique de la modernité mais réellement un rejet des institutions passéistes et d’un quelconque attachement à un historicisme jugé décadent. A force de ne se concentrer que sur ses ennemis du passé en y transposant une figure menaçante, la majorité des avant-gardes oublient toutefois de réellement questionner le futur. L’avant-garde est donc éminemment liée au modernisme, de par son existence temporelle et sa simultanéité d’action. Elle emprunte d’ailleurs la majorité de ses composants au modernisme lui-même, les retravaillant, les contredisant, les exagérant jusqu’à parfois les transformer complètement. L’avant-garde comme entité autosuffisante prône cependant presque systématiquement la fondation de nouvelles traditions par la rupture. Hors, si la rupture est définie par une négation de la continuité traditionnelle pré-existante entre deux entités temporelles, est-ce juste d’appeler tradition ce qui brise cette continuité ? Même si, comme Jean Clair l’expose, cette négation de la tradition pouvait, à force de systématisation, constituer une forme de tradition, parviendrait-elle à le rester indéfiniment sans se nier elle-même et sans un moment donné revenir à une incarnation de la continuité ? Cela revient également à interroger la capacité de l’avantgarde à garder sa force de rupture sans s’imposer finalement elle-même comme une entité répondant quoiqu’il arrive à un modèle existant : « Que le modèle soit rejeté dans l’avenir et non plus relégué dans le passé n’y change rien : il y a modèle ».
les négations de [l’avant-garde] sont devenues des répétitions rituelles : la rébellion devenue procédé, la critique rhétorique, la transgression cérémonie’. Si Cassel12 est devenu à l’avant-garde ce que l’Académie était à l’art classique, le lieu où, tous les quatre ans, se définissent les nouveaux canons, il est à craindre que l’art moderne ne soit plus en effet qu’un académisme parmi d’autres12.
Ces postures peuvent également s’incarner à travers et dans le monde architectural, ayant régulièrement permis le développement de nombreuses avant-gardes. Les limites entre tradition et rupture affirmée se posent réellement. L’aspect indéniablement constructif de l’architecture concrète rentre par ailleurs obligatoirement en collision avec le soi-disant projet de projection dans le futur et la volonté de refuser tout héritage passéiste à partir du moment où les moyens concrets employés sont eux-mêmes hérités d’une tradition historique. On peut alors se demander si les styles et avantgardes dépendent d’un phénomène interne à l’architecture par exemple ou si de nombreux facteurs extérieurs sont à prendre en compte. Pour Malraux par exemple, « l’origine d’une oeuvre d’art n’était pas dans la vie, elle était dans une oeuvre d’art antérieure ». En d’autres termes, il serait plus ” ”
qu’intéressant d’analyser le développement des styles dans une société close où les modèles ne circulent pas en opposition à une société comme la notre ou l’on observe au contraire une circulation presqu’indigeste de projets et références. Par ailleurs, cette abondance de modèles pourrait également incarner, dans son extrême, une abolition de l’Histoire depuis laquelle la masse d’informations anéantit la conscience du temps. « L’excès d’information a même effet que son défaut : elle ne donne l’illusion d’un progrès que pour mieux dissimuler l’absence d’une histoire »13. Si l’on maintient le constat de l’existence de nombreux facteurs extérieurs, on peut également se pencher sur les questions morales qui motivent de manière consciente ou inconsciente quelconque avant-garde. La nonaffirmation d’une avant-garde comme modèle dominant (proposition antinomique en réalité) peut potentiellement s’expliquer par, d’après Jean Clair, une soi-disant moralisation de la société s’accompagnant d’une démoralisation de l’individu et surtout de l’artiste et donc de l’architecte. Si progrès et moral ne sont pas conciliables, le projet d’une société idéale serait donc antinomique au projet architectural.
L’accroissement supposé du bien-être de tous se fait au détriment réel du génie de quelques-uns. Le résultat final, tel qu’il s’esquisse sous nos yeux, semble être d’une grande barbarie, et le retour à des âges aussi sombres, spirituellement et artistiquement.14
Il existe toutefois une multitude de postures à adopter afin d’essayer d’appréhender le phénomène de l’avant-garde. Il est facilement identifiable, par exemple, que l’apparition d’une avant-garde oscille généralement entre le concept d’individualité et de collectivité. La figure avant-gardiste abandonne en fait son individualisme au profit de la cause commune, son expression personnelle au profit d’une voix collective. Ce rapport se retrouve aussi à une autre échelle. Observable dans le cas de l’avant-garde tchécoslovaque ou même encore chez les futuristes italiens, les concepts de nationalisme et d’internationalisme se mêlent constamment. Ces deux notions s’étalent par ailleurs de manière assez disparate sur tout le 20e siècle. Si le nationalisme symbolise les différentes ferveurs avant-gardistes du début du 20e siècle, jusqu’à l’entre-deux guerre, la ferveur nationaliste laisse place à des élans internationalistes qui s’imposent à partir des années 30. Il est également intéressant d’interroger les capacités de l’avant-garde à constamment mettre en œuvre la destruction. Si l’on pense au futurisme italien par exemple, mouvement particulièrement belliciste et violent, ses acteurs poussent à l’extrême la transformation massive des modes de perception et d’existence même en prônant un processus destructeur qui arrivera, à terme, à se métamorphoser en profonde libération. Ce que l’on retrouve généralement au coeur de l’avant-garde est donc le rejet et la destruction de l’expérience traditionnelle comme acte barbare positif au service de la diffusion d’une nouvelle sensibilité artistique moderne. L’expérience traumatique, donc, comme fondation d’une nouvelle âme et d’un nouveau corps accueillant en son sein les progrès techniques et scientifiques de la modernité grandissante de l’époque. En fait, l’avantgarde ne fuit pas l’état et la situation qui lui sont imposés par le cours de l’Histoire, elle choisit de l’affronter et d’utiliser cette perception du choc moderne reçue comme tremplin à la réflexion d’un nouvelle ordre naissant des décombres de l’expérience traditionnelle.
” ” –[13Op. cit., p. 75] –[14Ibid., p. 86]
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[15la plupart des recherches sur l’avant-garde tchécoslovaque ont été effectuées grâce à l’analyse de d’un livre majeur pour la construction de ce travail : L’avantgarde architecturale en Tchécoslovaquie de Alena Kubova]
Une architecture tchécoslovaque15
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16L.K. Hofman, Orientace, numéro 5, page 33, 1968 cité dans Alena Kubova, L’avant-garde architecturale en Tchécoslovaquie, 19181939, Liège, 1992]
L’apparition de l’avant-garde tchécoslovaque est intimement liée à l’histoire politique et culturelle du pays. Lors de la dislocation de l’Empire austro-hongrois en 1918, les différentes régions comme la Bohème et la Moravie, par exemple, où vivaient les Tchèques, forment à la suite de la Première Guerre mondiale la Tchécoslovaquie, regroupant donc les Tchèques, les Slovaques et les Ruthènes. Ce processus découle de longues réflexions et débats sur l’existence d’une entité Tchécoslovaque. Bien que culturellement indépendants, ces différentes individualités semblaient se regrouper sous un même dessein, s’opposant principalement à l’aristocratie hongroise. La Bohème, étant la région la plus industrialisée de l’Empire austro-hongrois, donne naissance à une bourgeoisie tchèque qui ne cesse de s’étendre, développant avec elle une réelle culture populaire recherchant ses propres modèles nationaux. Ce nationalisme naissant avec la nouvelle classe tchèque commence à affirmer une existence idéologique de l’art tchèque, à la recherche de la modernité européenne. Néanmoins, en Tchécoslovaquie, un déséquilibre est réellement visible quant à la supériorité démographique et culturelle de la population tchèque, pas très appréciée par les anciennes élites allemandes et hongroises dépossédées de leurs terres, ni par les Slovaques et les Ruthènes qui souhaitent davantage d’autonomie. Il est en effet important de rappeler que le territoire tchécoslovaque accueille 6,5 millions de Tchèques, 3 millions d’Allemands et 2 millions de Slovaques partageant leur terre avec 600 000 hongrois. La culture et donc l’architecture se déploient alors dans un contexte particulier, entre volonté d’affirmer un art national tchécoslovaque, guidé en réalité par un ascendant tchèque, et nécessité d’ouvrir son pays vers l’Europe. Cette notion d’identité nationale est réellement importante en Tchécoslovaquie et ces interrogations vont par la suite guider l’apparition de cette avant-garde tchécoslovaque. Par ailleurs, une des plus grandes craintes des artistes progressistes tchèques est de forcer un art nationaliste à contre-courant des mouvements européens et donc de risquer une « malédiction de la médiocrité »16. Cette ouverture vers l’Europe devient donc essentielle, raccordant toujours l’objet de la recherche au contexte européen actuel, n’excluant toutefois jamais cette objectif d’autodétermination de l’élite progressiste tchèque.
C’est pour nous-mêmes que nous avons besoin de construire notre culture et non pour le progrès général. Chaque nation forte et saine, soucieuse de son éducation, a son art et sa science nationaux ; ils ne peuvent pas être ceux des autres17
17František Xaver Šalda, Kritické projevy 1910-1911, pages 90-93, 1956 cité dans Alena Kubova, L’avantgarde architecturale en Tchécoslovaquie, op. cit.]
Le contexte tchécoslovaque de l’époque inclue alors la réflexion d’un tout nouveau rapport à l’Europe, désireux de la « rattraper ». L’apparition d’une avant-garde tchecoslovaque fait bien suite à une prise de conscience tchèque, en amont, qui entraîne par exemple en 1900, la première présentation des Tchèques comme nation à l’Exposition universelle de Paris. C’est également en 1887 qu’apparaît le groupe Mánes, à Prague, premier groupe empreint d’une identité tchèque mais également d’une recherche de la modernité. Sa caractéristique principale est alors son ouverture à la culture européenne qui contraste réellement avec le climat régnant à Prague au début du 20e siècle. Le groupe et ses
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. Jan Kotera, Musée à Hradec Kralové, 1906-1912
. Josip Plecnik, église du Sacré-Coeur à Prague, 1928-1932
expositions sont donc inévitablement reçus de manière très hostiles par les pragois, opposés à ces nouvelles tendances de l’art contemporain. La recherche d’un nouveau style est bien au cœur de tous les débats. En 1903, dans la revue Volné Směry, seule revue tchèque consacrée aux Beaux-Arts, František Xaver Šalda déclare avec La beauté nouvelle :
Qu’il s’agisse d’une nouvelle poésie ou d’une nouvelle architecture, vous les reconnaitrez immédiatement. Elles recherchent avant tout un nouveau langage expressif et formel et s’efforcent de constituer un nouveau style, conscientes qu’il n’existe pas encore. Le style n’est rien d’autre que douleur, angoisse et passion organisée ; il est l’expression de la nécessité de l’époque et non de la coquetterie et de la spéculation18
Il s’agit ici d’un premier exemple de tentative de redéfinition d’une esthétique de l’art. František Xaver Šalda est le premier à établir un rapport entre la modernité artistique et le progrès technique qui entraînera à Prague une esthétique refusant l’ancien idéalisme philosophique. Comme énoncé précédemment, cette nation tchécoslovaque pose toutefois depuis son instauration de nombreuses interrogations, objections et revendications de la part des groupes minoritaires, notamment les Slovaques.
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18 František Xaver Šalda, Boje pro zìtrek, dans la revue Volné Směry, numéro VII, pages 169-181, 1903 cité dans Alena Kubova, L’avant-garde architecturale en Tchécoslovaquie, op. cit.]
À Bratislava, la plus importante ville slovaque, la question de l’identité nationale figurait parmi les plus discutées dans les revues publiées par le milieu littéraire et artistique progressiste des années vingt et trente. Cette problématique apparaît ainsi comme capitale dans la genèse du modernisme slovaque, que ce soit dans la poésie ou dans les arts plastiques. Il s’agissait en effet de se conformer à un nouveau cadre politique et géographique, dont les contours ont toutefois été ressentis par les principaux intéressés comme flous et mouvants.19
En 1924, une nouvelle revue guidée par « des pionniers des idées socialistes de la jeune génération en Slovaquie » voit le jour sous le nom de Dav. Ses artistes fondateurs et membres développent leurs travaux sur cette question d’indépendance nationaliste, primordiale sur le territoire slovaque. Vladimir Clementis, participant à la première édition de cette revue, propose par exemple « d’utiliser l’ambiance anti-tchèque en Slovaquie dans l’optique de la lutte des classes et de pointer ainsi la fin du régime bourgeois, sans mettre l’accent sur son caractère tchèque »20. Cette volonté témoigne d’un réel sentiment de différence et de rejet de la nation slovaque, renforcé par une stigmatisation de la ruralité, liée à une soi-disant virginité politique et culturelle. En effet, d’après les écrits de l’écrivain russe Ilya Ehrenbourg, ce dernier affirme de nouveau cette hostilité vers la ruralité slovaque en posant quelques constats. Il semblerait d’abord que le territoire slovaque est, selon lui, un « pays qui n’a pas de ville », composé principalement de villages hongrois, allemands, croates et juifs. S’il n’oublie pas Bratislava, Ilya Ehrenbourg insiste sur le fait que cette dernière, plus grande ville
–[19Sonia de Puineuf, Les revues de l’avant-garde slovaque et la question de l’identité nationale, Tadié, Benoït, et al., Revues modernistes, revues engagées : (1900-1939), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011, pages 52-60]
[20Ibid.]
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[24Antonín Hořejš, Existuje moderna architektura na Slovensku ?, Nová Bratislava, numéro 2, décembre 1931, page 40 cité dans Alena Kubova, L’avantgarde architecturale en Tchécoslovaquie, op. cit.]
slovaque, est en réalité une ville européenne comme point de transit, « louée par les fabricants allemands, les spéculateurs juifs et les journalistes hongrois »21. Lié au constructivisme européen, refusant généralement les traditionalismes en se tournant vers un internationalisme d’orientation urbaine, Ilya Erhenbourg surprend par ses déclarations. En fait, ses convictions rejoignent une hostilité vers ce qui est étranger à la Slovaquie car, selon lui, empreint du capitalisme européen.
Ehrenbourg propose, sans dérision, d’installer la capitale dans une bergerie intacte qui a au moins l’avantage d’être authentiquement slovaque22
Cette posture soulève en vérité les mêmes interrogations que le peuple tchèque de l’époque, c’est-à-dire, renouveler ses traditions et développer une identité nationale ou populaire, sans risquer un repli total sur soimême. La différence avec la région tchèque est le manque clair d’une élite intellectuelle capable de s’affirmer aux côtés de l’élite tchèque de l’époque. En 1928, la création de l’Ecole d’Artisanat d’Art participe à un épanouissement artistique de la région en formant des artistesartisans au service de l’économie slovaque. C’est ensuite en 1931, après l’arrivée de l’architecte tchèque Zdenek Rossmann (figure du Bauhaus), que l’école paraît motivée par un nouvel élan, suivi de la publication d’une nouvelle revue, Nouvelle Bratislava, dirigé justement par Zdenek Rossman. Cette dernière promeut avant tout l’architecture, présentée sous une influence affirmée de l’avant-gardisme internationale, avançant la Slovaquie de quelques pas sur la scène européenne. L’appartenance à un quelconque avant-gardisme ne se remarque tant pas par la forme mais réellement par la volonté d’un fort engagement social, mené par le sujet de l’identité nationale d’un jeune pays. Par ailleurs, la revue prend le parti de situer la production slovaque au même niveau que la création internationale, sans créer de démarcations. C’est une position qui permet en réalité d’identifier de manière concrète les différences et similitudes entre les multiples mouvements tout en insistant sur la difficulté à intégrer l’authenticité slovaque. « Il s’agit vraiment de relever le défi de la nouvelle Slovaquie, celle qui, consciente de son passé, exprime la confiance en son avenir »23. Après la conviction de la présence d’une richesse et qualité architecturale dans la production slovaque, le débat glisse ensuite vers la question de la visibilité nationale et internationale. Dans un article portant le titre L’architecture moderne existe-t-elle en Slovaquie ?, Antonín Hořejš, intellectuel tchèque engagé dans la cause de la « Nouvelle Slovaquie », répond :
D’après les expositions internationales qui se déroulent très souvent – elle n’existe pas. Peu importe que l’on ait construit des centaines d’écoles, de grands complexes administratifs et des immeubles d’habitation […], que partout on trouve des choses qui se situent au-dessus de la moyenne de la soi-disant architecture moderne pragoise […]. Malgré cela, l’architecture slovaque n’existe pas ! Elle ne doit pas exister pour ne pas occuper, dans les espaces d’exposition, la place réservée en priorité aux architectes pragois24
–[21Ibid.]
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” ” –[22Ibid.] –[23Ibid.] –
Cette situation slovaque témoigne parfaitement du fait que l’objet de recherche se concentre et présente principalement une domination de l’élite intelectuelle tchèque sur l’impact ressenti dans l’instauration d’une avant-garde tchécoslovaque. Cette dernière semblerait être en réalité profondément marqueé par une identité tchèque plutôt que slovaque, témoin de nouveau de la difficulté de définition d’une entité nationale unie. Au début du XXe siècle, rattaché au groupe Mánes et à la revue Volné Směry, Jan Kotera tend, lui, dans la mouvance tchèque, à appliquer les pensées du groupe à l’architecture construite. Proposant une approche constructive et constructiviste, ce dernier pose en fait les premières pierres du futur rationalisme architectural sur lequel évoluera l’avant-garde tchécoslovaque dans les années 1910. Elève d’Otto Wagner, Jan Kotera prône le refus des « combinaisons archéologiques sur lesquelles l’architecture du 19e siècle est fondée »25. En affirmant une volonté d’approcher la forme comme construction de l’espace, ce dernier définie en réalité une toute nouvelle conception de l’architecture, à l’époque, dans son contexte tchèque. Jan Kotera introduit en effet la notion de lieu comme entité géographique, topographique et culturelle, ce qui n’est pas du tout le cas avant son apport théorique et pratique. Contrairement aux conservateurs de l’art populaire tchèque, l’idée n’est pas ici d’imiter ( cf. maison municipale de Prague) mais plutôt d’exploiter les formes de l’architecture populaire et de les étudier dans un lien inéluctable avec leur lieu de naissance.
[25Jan Kotera, O novem numeni, dans la revue Volné Směry, numéro IV, 1900, page 192, cité dans Alena Kubova, L’avant-garde architecturale en Tchécoslovaquie, op. cit.]
En raisonnant à partir de notre art populaire, j’apprendrai quelle est notre construction, quels sont les matériaux de chez nous capables de créer une forme qui sera alors la nôtre 26
Néanmoins, Jan Kotera semble rester extrêmement isolé dans sa recherche architecturale car étranger pour les pragois, observant son œuvre s’enfouir sous la vague historiciste et conservatrice tchèque de l’époque. En réalité, les travaux d’Otto Wagner demeurent référence et différents acteurs de la recherche architecturale s’avèrent être ses élèves, peinant à surpasser le rayonnement culturel et social dont leur maître jouie. On peut donc également citer Josip Plecnik qui, d’après la jeune génération de l’époque, « n’apporte pas autant d’idées nouvelles que Jan Kotera » ou encore un autre élève d’Otto Wagner, Antonin Engel, qualifié « d’adversaire le plus farouche de toute tentative d’une architecture nouvelle »27 par Karel Honzik (protagoniste de l’avant-garde tchèque). Toutes ces considérations semblent être le déclenchement, avec Jan Kotera, d’une réflexion rationaliste marquant réellement une étape décisive de l’évolution de l’architecture moderne tchèque. Ensuite, Josef Gocar, élève de Jan Kotera, assure le relais et souligne une conception architecturale prônant un certain rationalisme et fonctionnalisme, à une période où la municipalité de Hradec Kralove, par exemple, développe une politique urbaine en complet accord avec le projet de Jan Kotera auquel succédera alors Josef Gocar. En réaction au rationalisme dominant de Manes, le groupe Skupina výtvarných umělců est fondé le 20 novembre 1911. Profondément imprégné du cubisme, ce mouvement est porté par la revue Umělecký měsíčník qui diffusera les idées du groupe en architecture. Le cubisme tchèque affirmera dès ses débuts une certaine hostilité vers l’art international, ne se souciant guère des différents mouvements internationaux. Issu d’une jeune nation et jouissant de ce statut de nouvelle entité, les artistes et architectes du groupe souhaitent en réalité imposer l’originalité d’une architecture tchécoslovaque à contre-courant du reste de l’Europe. La théorie du cubisme, ici, permet le développement
–[26Ibid.]
–[27Alena Kubova, L’avantgarde architecturale en Tchécoslovaquie, op. cit.]
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[28Karel Honzik, Ze Zivota avantgardy, 1914, pages 2728 cité dans Alena Kubova, L’avant-garde architecturale en Tchécoslovaquie, op. cit.] –[29Alena Kubova, L’avantgarde architecturale en Tchécoslovaquie, op. cit.]
de l’importance conférée à l’obligation d’appartenir à une époque précise. La modernité se déploie alors essentiellement à travers l’abstraction de la réalisation plastique, guidée par la forme comme donnée absolue, en contradiction avec l’utilitaire et le fonctionnalisme, données variables. La forme est alors employée non pas comme structure ou organisation spatiale mais bien comme un moyen de perception, la définissant d’un point de vue théorique. Cette recherche de la forme symbolise, pour le groupe, le réel enjeu de la modernité, là où le rationalisme de Jan Kotera incarne pour eux une évidence qui nie tout besoin d’une initiation moderne. Ces travaux sont néanmoins loin de nier la notion de lieu, au contraire, il est porteur de la ferveur avec laquelle le groupe souhaite promouvoir une idéologie nationaliste tout en favorisant une confrontation internationale au sein de l’Europe même, permettant aux Tchèques de se hisser au même rang que les autres nations. En fait, cela leur permettrait, il semblerait, d’acquérir une certaine indépendance culturelle, à défaut de pouvoir en affirmer une politique. Il faut toutefois préciser que la fonction utilitaire et l’organisation de l’espace ne sont pas totalement effacées des projets cubistes tchèques mais le travail sur la façade l’emportera toujours. Très souvent qualifié de simple réaction au rationalisme d’avant, sans réelle application logique du cubisme pictural, le cubisme architectural tchèque ne peut par contre pas être exclu de l’accroissement de la dimension internationale de l’art tchèque dont elle en est un des acteurs principaux. Ce mouvement a en effet permis l’impulsion essentielle à la pratique architecturale des années 20 dont Josef Chochol ou Bedrich Feuerstein par exemple.
Quelqu’un nous a parlé des réalisations de J. Kotera […]. Certes, ses constructions étaient fondées sur une logique. Mais, pour nous les jeunes, ce rationalisme était peu révolutionnaire. Construites en brique, il est vrai que ces façades ont montré la vérité de la construction. Mais la brique était pour nous le matériau du passé28
Plus tard, découlant de ces mouvements et figures spécifiques, l’avant-garde tchécoslovaque s’approche continuellement de ce que l’on qualifierait instinctivement ‘avant-garde’ : « formation en marge de groupe, rapports avec l’institution (enseignement officiel, associations professionelles et leur presse etc.). »29. Le groupe est primordial au développement d’une architecture nationale tchécoslovaque. Comme Manes et Devtsil un peu plus tard, l’entité du groupe maintient par ses relations, rapports, disputes et affections, comme pour la plupart des avant-gardes en réalité, la cohérence et l’existence d’un mouvement en tant que collectif uni. Il faut toutefois rappeler que, comme évoqué précédemment, la notion de groupe est à dissocier du concept de génération. Si l’on perçoit l’apparition de certains courants en parallèle de l’émergence d’une nouvelle génération d’architectes, l’identité des acteurs au sein du groupe n’est pas systématiquement à réduire au simple brassage générationnel. En Tchécoslovaquie et plus particulièrement sur le territoire Tchèque, ces groupes sont observables à plusieurs échelles. Les écoles d’architectures interviennent à travers le prisme d’un académisme et corporatisme, marquant par ailleurs de manière significative l’architecture moderne tchèque grâce à la formation des futurs architectes de la nation. Il existe ensuite de nombreuses associations d’architectes et plusieurs revues renforçant également l’appartenance à des groupes spécifiques. Ces dernières sont indispensables aux associations car la revue reste le médium principal de l’époque dans un objectif d’information et d’expression.
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. Bedřich Feuerstein et Bohumil Sláma, Crématoire à Nymburk, 1921
. Evžen Linhart, villa personnelle à Prague, 1926
Vitrine d’idées novatrices et de nouvelles recherches, les limites de l’esprit académique corporatiste semblent alors dépassées. Dès les années 20, alors que le cubisme s’affirme comme architecture nationale depuis déjà quelques années, la nouvelle avant-garde tchèque porte un discours nationaliste défendant une ouverture inévitable vers l’Europe, replaçant le débat vers un réalisme idéologique. Le groupe de 1920 développe alors l’objectif d’intégrer l’avant-garde européenne, étape importante pour cette génération qui souhaite tout de même définir un art moderne tchèque. C’est donc le groupe Devetsil qui mènera ce combat en imposant une nouvelle recherche de la modernité tchèque sous-tendue par une idéologie progressiste.
Une avant-garde italienne
Les dernières années du 19e siècle inscrivent l’Italie, jusqu’à la Première Guerre mondiale, dans une atmosphère politique marquée par un foisonnement des idées anarchistes, bellicistes et nationalistes. Ce mouvement présent dans toute l’Europe est cependant beaucoup plus marqué en Italie. Les campagnes prolétaires italiennes s’imprègnent de ces tendances pour essayer d’échapper à d’anciens rapports sociaux30 , portées par de nombreux intellectuels comme Giovanni Papini ou encore Gabriele D’Annunzio. La jeunesse italienne et ses artistes sont également imprégnés de cette montée politique anarchiste et nationaliste. Leurs objectifs ne sont pas de combattre la bourgeoisie mais il s’agit, lorsque le Nationalisme sera fondé en 1903 par Enrico Corradini, de permettre au prolétariat italien de former une unité avec la bourgeoisie afin de l’emporter sur les autres nations. La colonisation devient alors la seule arme pour cette « nation prolétaire » de rivaliser contre ses voisins capitalistes comme la France et l’Allemagne par exemple31. C’est dans ce contexte que Filippo Tommaso Marinetti évolue et même si son nationalisme ne s’affirmera que bien plus tard, il est déjà sensible à ce qui se construit autour de lui. Marinetti est né en Égypte en 1876 de parents italiens. Il reçoit une formation italo-française dans un collège tenu par des Jésuites de Lyon à Alexandrie. Arrivé à Paris en 1893 à l’âge de dix-sept ans, la capitale de la modernité lui offre un imaginaire sans limites. Il y côtoie les cafés et les théâtres tout en s’émerveillant devant la magie de l’électricité qui s’étend dans les squares parisiens, illuminés par les lampes à arcs qui peignent la ville d’une étrange couleur32. A l’âge de la révolution industrielle, le jeune poète italien s’inspire profondément de la vie qu’il mène sur ce nouveau terrain d’expérimentations où il va s’essayer à différents médiums d’expressions artistiques. À Paris, le jeune italien côtoie des cercles littéraires fervents des pensées anarchistes. Révolutionnaire, la France, et plus précisément Paris, est la ville où Marinneti va développer son art littéraire. C’est à la capitale qu’il bâtira sa culture du manifeste, des tracts et de la typographie provocante. En même temps à Rome, en 1901, commence à se construire un premier groupe, précurseur de ce que sera le groupe futuriste dix ans plus tard. Les schémas relationnels entre Gino Severini, Umberto Boccioni et Giacomo Balla dévoilent déjà ce que deviendra le groupe en 1910 : échanges amicaux, crise, expériences communes, ruptures... Severini écrit « Boccioni, qui flairait toujours les gens de valeur, avait découvert Balla, revenu depuis peu de Paris, tout imprégné des idées de l’impressionnisme. Ce fut Giacomo Balla notre maître, qui nous initia à la nouvelle technique moderne du divisionnisme »33. Tout cela peut déjà être considéré comme une sorte de « pré-futurisme » avec des artistes qui perfectionnent leur technique à travers le divisionnisme et l’expressionnisme. Le futurisme ne peut être étudié comme un courant statique et parfaitement homogène34, débutant à une date précise et se terminant à une autre, il évolue et n’est que dynamisme. Balla en 1909 avec Le réverbère traite déjà d’un sujet pure-
–[32Ibid.]
–[30Fanette Roche-Pézard, L’aventure futuriste 19091916, 2e edition, Rome, 2018, p. 49.] –[31Ibid.] –[33Gino Severini, La vita di un pittore, Milan, 1965, p.115.]
–[34Pierre Barruco, Le fracas et le silence, Marseille, 1993, p.21.]
–[35Fanette Roche-Pézard, L’aventure futuriste 19091916, op.cit. page 121]
ment futuriste avant même sa rencontre avec Marinetti. Ce dernier fonde d’ailleurs en 1905 la revue Poesia, accompagné de poètes sud-américains et de personnalités italiennes. Le tract diffusé à son lancement résume déjà l’avenir du futurisme que nous connaissons.
Idéalistes, travailleurs de la pensée, unissez-vous pour démontrer comment l’inspiration, le génie marche du même pas que le progrès de la machine, de l’aéronef, de l’industrie, du commerce, des sciences, de l’électricité.
Certaines dates sont alors fondamentales pour l’histoire du futurisme. En 1906, le groupe de peintres se dissout et Boccioni quitte Rome pour découvrir Paris en passant par la Russie, Venise, Munich et Milan. Severini, lui, s’installe à Paris tandis que Balla reste à Rome. Boccioni, côtoyant les cercles artistiques parisiens, va se charger de faire la liaison entre ses anciens et ses nouveaux amis. Umberto Boccioni et Carlo Carrà se rencontreront grâce à une connaissance commune, Ugo Valéri, qui fréquente l’Académie de Brera où Carrà et Luigi Russolo y suivent des cours. Le trio côtoie les mêmes cercles. La rencontre entre Boccioni et Carrà présageait déjà leur future relation entre fraternité et antagonisme intellectuel : lors d’une exposition à laquelle Boccioni participe dans les Salons de l’Esposizione permanente di Belle Arti, Carrà aurait critiqué à vive voix les travaux exposés provoquant la colère de Boccioni, en arrivant presque jusqu’aux mains35. C’est alors, en 1909, que Marinetti fait paraître Le Manifeste futuriste, le 5 février en Italie dans La Gazetta dell’Emilia et le 20 février en France, à la une du Figaro Le manifeste de 1909 ne se présente cependant pas comme un manifeste traditionnel que l’on voyait souvent à cette époque, le texte appelle à la révolte et à la destruction, sa forme même propose une lecture qui se veut être accidentée, heurtant les habitudes des lecteurs. Non seulement les thèmes abordés sont nouveaux, mais la manière dont il présente l’objet l’est également. Le public français et plus particulièrement parisien ne reçoit néanmoins pas ce manifeste de manière positive, qu’ils vont traiter avec dédain et ironie, sûrement à cause de la censure par Le Figaro qu’a subi le texte de Marinetti. De nombreuses soirées futuristes sont alors organisées. La première manifestation le 12 janvier 1910 est organisée au Théâtre Polyteama Rossetti à Trieste, plus politique que culturelle, elle servira à montrer le nationalisme italien sur un territoire qui appartenait à l’époque à l’Empire austro-hongrois. Le 8 mars 1910, une autre soirée au Polyteama Chirella de Turin permet la lecture du Manifeste de la peinture futuriste signé par ses membres. Le 11 avril 1910, Balla rejoint le groupe futuriste et signe le Manifeste technique de la peinture futuriste. Enfin, même si d’autres manifestes ont été publiés entre temps (Manifeste technique de la littérature futuriste, Manifeste du cinéma futuriste...), Sant’Elia rédige et publie en 1914 le Manifeste de l’architecture futuriste. C’est donc Marinetti qui intervient le premier avec son manifeste en 1909, avant même que le groupe ait réellement été formé. Il y annonce dès le départ toute la violence qu’il souhaite libérer à travers le combat qu’il prépare :
–[36Filippo Tomaso Marinetti, Le Manifeste du futurisme, Gazzetta dell’Emilia, Bologne, 1909, article 3.]
La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing. 36
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. Antonio Sant’Elia, Metropolitan church, 1913
. Filippo Tommaso Marinetti, Montagne + Vallate + Strade x Joffre, 1915, republié dans Les mots en liberté futuristes sous le titre Après la Marne, Joffre visita le front en auto, 1919
Il s’agit d’une violence littéraire et poétique, combattant le passéisme italien, principal cible des futuristes : « Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme ... »37. Il est question avec le futurisme italien, de détruire toutes les institutions sacrées de la théorisation artistique, littéraire et plus largement culturelle mais également leurs représentants lorsque l’on lit Marinetti écrire qu’il souhaite « délivrer l’Italie de sa gangrène de professeurs, d’archéologues, de cicérones et d’antiquaires »38. Cette violence envers les institutions s’exprime à travers de nombreux traveaux. Avec sa technique qu’il appelle « mots en liberté », Marinetti exploite ce qu’il a appris à Paris. Son apprentissage de l’affiche et de la typographie l’amène à réinterroger les codes poétiques. Ses « mots en liberté » prônent la libre disposition typographique des mots, l’usages d’onomatopées, des mathématiques et de la déliaison syntaxique autrement dit, le rejet des conventions syntaxiques latines. Ce qui est également essentiel pour les poètes futuristes est l’effacement de la distinction entre les signes linguistiques et les signes iconiques, dans l’objectif de réduire l’écart entre le signifié et le signifiant. Dans Montagne + Vallate + Strade x Joffre en 1915, Marinetti emploie la valeur géométrique des lettres : le M représente la montagne, le V les vallées et le S les chemins empruntés par le général Joffre. Comme l’écrit Fanette Roche-Pézard, les futuristes aiment « chanter les odeurs, peindre les bruits, écrire la forme ». Ici, Marinetti utilise l’onomatopée comme objet de multiplication de l’émotion à travers le texte : l’oral, l’écrit et la mimique sont liés. Il comprend parfaitement que l’œil ne peut identifier un M ou un S isolé sans réveiller l’écho relatif à cette même lettre. Le A produit le bruit « AAAAA », les « tatatatatata » évoquent les mitraillettes, les « TOUMB TOUM » imaginent des explosions et les « craac croc » provoquent une sensation de froissement et de crispation. Ces usages des sons renvoient à l’usage primitif des bruits, des cris, comme sensation immédiate. Cette œuvre représente la guerre et sa destruction de manière impersonnelle, montrant une certaine froideur sans pour autant la dénuder de ses revendications propagandistes : « VIVE LA FRAANCE MORT AUX BOCHES » comme soutien à la France, alliée de l’Italie à partir de 1915. Marinetti utilise donc la typographie pour en détruire ses codes universels d’utilisation. Il s’agit bien ici d’une violence culturelle, bien plus qu’uniquement littéraire. Néanmoins, au-delà de la destruction pure, il s’agirait ici d’une destruction revitalisante. Aux différentes critiques qualifiant le groupe futuriste de décadent, ses membres répondent qu’ils sont les primitifs « d’une nouvelle sensibilité centuplée, et que [leur] art est ivre de spontanéité et de puissance ». Il est d’ailleurs normal de rapprocher le mouvement futuriste de l’idéologie fasciste portée par Mussolini plus tard. Même si des similarités sont repérables (bellicisme, irrationalisme, culte de la guerre...), des contradictions existent également (culte de l’État italien et anarchisme futurisme). Le mouvement futuriste doit d’ailleurs être divisé en deux parties, celui d’avant-guerre et celui d’après-guerre car si le mouvement du début du 20e siècle n’entretient aucune relation avec le parti fasciste, ce dernier semble soutenu vers 1923-1924 par Marinetti qui, au nom des vétérans et morts au combat, fera porter son révolutionnarisme par la politique fasciste de l’État italien allant jusqu’à confier l’héritage de Antonio Sant’Elia au régime fasciste alors que ce dernier n’a jamais exprimé de telles idéologies. Mais au début du siècle, le groupe de Marinetti n’aspire qu’à incarner le monde moderne et la révolution industrielle qui le transforme. En effet, bien plus qu’une simple représentation de la modernité, les futuristes tendent à devenir eux-mêmes le monde moderne, à réellement devenir des figures de la révolution industrielle. Marinetti emploie d’ailleurs le terme d’« art-action » qui promeut l’artiste au rang d’acteur du monde moderne, dans lequel il agit, ainsi que dans son histoire future. Le futurisme souhaite écrire l’Histoire et le mot « futurisme » luimême, de par son étymologie, évoque une vision prophétique de l’avenir
–[37Ibid., article 10] –[38Ibid., article 11]
[39Fanette Roche-Pézard, L’aventure futuriste 19091916, op.cit. page 405]
–[40Filippo Tomaso Marinetti, Le Manifeste du futurisme, op.cit., article 8]
dont les futuristes se croient en être les prophètes, les écrivains volontaires du siècle39.
Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles. [...] Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente40
[41Filippo Tomaso Marinetti, Le Manifeste du futurisme, op.cit., article 13] –[42Extrait du catalogue, Les exposants au public de l’exposition Les peintres futuristes italiens, Paris, galerie Bernheim-Jeune & Cie, 5-24 février 1912.]
De plus, les artistes futuristes suivent de très près les découvertes physiques et métaphysiques qui apparaissent en même temps que leur révolution culturelle. En 1905, Einstein publie ses recherches sur « l’électrodynamique des corps en mouvement » que va lire Marinetti. Ces découvertes participent à la construction du culte futuriste de la vitesse et des transports. La relation entre le temps et l’espace devient discutable, la vitesse est maîtresse de l’Homme : « La splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents l’haleine explosive une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. »41 : le mouvement futuriste glorifie donc la vitesse et le transport mais aussi la guerre et la violence, l’appréciation de Marinetti pour le bellicisme et l’anarchisme n’étant plus à prouver. Cependant, le travail des futuristes se porte davantage sur la vitesse que sur la machinisme ou du moins, il n’aborde que très rarement le machinisme sans sa vitesse : Boccioni et Russolo peignent des trains qui transpercent la nuit et sans cette représentation de la vitesse, leurs travaux se porteraient plus sur des meubles cubistes plutôt que sur le futurisme. Souvent comparé au cubisme, les compagnons italiens s’en éloignent pourtant. On retrouve chez les italiens moins d’intentions allégoriques que chez Picasso et la joie et la trivialité que l’on retrouve chez Boccioni est certes, moins pure formellement que chez Matisse et ses teintes plates mais les italiens proclament : « Nous nous sentons et nous déclarons absolument opposés aux cubistes. [...] Ils s’acharnent à peindre l’immobile, le glacé et tous les états statiques de la nature [...], le cubisme est ‘‘une sorte d’académisme masqué’’ ».42 Laissée pendant quelques temps à l’écart du futurisme car jugé condamnée , l’architecture est un art qui ne tardera tout de même pas à rejoindre les rangs du futurisme italien. L’architecture futuriste prendra son envol par la suite grâce à des figures comme Mario Chiattone ou encore Antonio Sant’Elia. Ce dernier traduira réellement le futurisme en forme urbaine, même s’il n’a que très peu édifié, il est l’auteur de plus de trois cents dessins et publiera alors en 1914 le manifeste de L’architecture futuriste. Dès 1912, Mario Chiattone et Antonio Sant’Elia participent tous deux à l’exposition du groupe Nuove Tendenze auquel ils appartiennent. C’est à ce salon que Antonio Sant’Elia présentera un premier Messaggio qui deviendra par la suite le célèbre manifeste, deux ans plus tard. Même si il est connu que le futurisme a échoué à instaurer un véritable projet architectural cohérent, Antonio Sant’Elia reste un des seuls futuristes à avoir réussi à penser un projet de nouvelle cité qui reste tout de même conséquent : la Città Nuova
Les dessins précédents son travail de la Città Nuova annoncent déjà une lecture moderne de l’architecture qu’il développera encore plus dans la conception de sa nouvelle cité. Sans ouvertures et dépourvus de réelles fonctions, les squelettes conceptuels que dessine Sant’Elia projettent une réflexion sur les besoins de la nouvelle société industrielle. Une série de croquis, Édifices monumentaux, instaurent une série de codes de représentation qui définiront déjà la future conception de la Città Nuova.
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. Antonio Sant’Elia, Édifices monumentaux, croquis, 1909
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Antonio Sant’Elia, Édifices monumentaux, croquis, 1909
Bien que singuliers, ces croquis présentent de nombreuses caractéristiques similaires. Véritables exercices de composition, on y retrouve les célèbres composantes futuristes : les grandes coupoles saillantes, les escaliers aux inclinaisons prononcées, les axes ascendants vers des entrées monumentales, les arc-boutants, les perspectives exorbitantes et une recherche certaine de la maîtrise des hiérarchies extérieures des volumes. Ces croquis montrent d’ailleurs l’importante influence qu’a eu la Sécession viennoise, et plus particulièrement Otto Wagner, sur le travail de représentation de Sant’Elia. Par ailleurs, ce dernier pense déjà l’utilisation de nouveaux matériaux industriels comme le verre, l’acier et le béton. Ses perspectives et contreplongées accentuent l’effet de monumentalité des édifices qu’il dessine. Par la suite, Sant’Elia dessine avec la Città Nuova une nouvelle ville qui répond aux problématiques mises en avant par ses compagnons futuristes. La ville servira de promontoire au service de la glorification de la vitesse et des transports. Ce qui est aujourd’hui le plus étonnant dans l’analyse de ces travaux est le dialogue entre abstraction fonctionnelle et visuelle et, en même temps, une précision technique jusqu’ici absente dans ses précédents travaux. La Città Nuova met au centre de son développement la notion de l’homme-nouveau en étroite liaison avec le culte de la machine déjà enclenché par les travaux de ses compagnons. Les voies routières et les circuits électriques sont dans la Città Nuova des acteurs principaux de sa conception. Véritable pensée visionnaire, Sant’Elia prévoit, des décennies avant que cela devienne réel, un gigantesque centre de communication muni d’un aéroport. Il y projette également l’omniprésence des systèmes de télécommunication, phénomène qui nous paraît aujourd’hui banal mais qui était loin de l’être en 1914. On retrouve sur ses images de la Città Nuova, toutes les composantes essentielles de l’architecture de Sant’Elia et déjà un travail sur la distribution : les appartements sont desservis en façade par des ascenseurs monumentaux tout en offrant à chaque appartement une terrasse grâce à un système de gradins directement inspiré de l’architecture d’Henri Sauvage. Premier mouvement moderne à véritablement unifier l’Italie, le futurisme a réellement réinterroger la société moderne et ses caractéristiques. La puissante volonté d’indépendance face à l’Histoire de leur pays fait des futuristes des figures affirmées, portant de grandes ambitions et convictions. Quelques années plus tard, cette ferveur indépendantiste face à un historicisme jugé rétrograde s’essoufle jusqu’à l’apparition du Novecento, mouvement artistique italien lancé en 1922 grâce à Margherita Sarfatti, maîtresse et main droite de Benito Mussolini. Bien que non soutenu par ce dernier, l’objectif était bel et bien d’affirmer un art national imprégné par les idéologies fascistes même s’il semble reducteur de qualifier ce mouvement de simple art de propagande. De ce fait, les artistes portant le mouvement ont prôné, jusqu’en 1943 un retour aux valeurs traditionnelles antiques, portées par une pureté de la forme et une certaine harmonie de l’antiquité classique. En réalité, les artistes du Novecento s’opposent de manière radicale à la notion même des avant-gardes et donc aux différents groupes qualifiés de tel. C’est cependant le futurisme et son rejet historiciste que ces derniers semblent combattre avec ardeur tout le long du siècle. Ce mouvement artistique est architecturalement porté par Giovanni Muzio , Giò Ponti et Emilio Lancia. A la croisée de l’héritage
futuriste et du clacissisme du Novecento initié par Giovanni Muzio, la formation architecturale de Giuseppe Terragni démontre une affiliation complexe au rationalisme italien. ll fonde d’ailleurs le Gruppo 7 en 1926, avant même l’obtention de son diplôme, avec Sebastiano Larco, Guida Frette, Carlo Enrico Rava, Adalberto Libera, Luigi Figini et Gino Pollini. Le groupe d’architectes aspire à une architecture « rationnelle » comme synthèse idéale entre les valeurs historiques et nationalistes du classicisme italien et le modernisme européen avec la « machine habitable » du Corbusier par exemple. Évidemment, le Gruppo 7 s’inscrit dans les sillages de l’avant-garde historique (du futurisme italien jusqu’au mouvement hollandais De Stijl) en y développant une critique, instaurant une certaine distance idéologique avec ces dernières. Le collectif affirme effectivement une réduction de la forme de plus en plus abstraite par l’architecture rationaliste, dépourvue d’ornements, témoin de la standardisation et de l’industrialisation de la civilisation et donc de l’architecture en même temps. Contrairement à ces mouvements historiques, le Gruppo 7 défend cependant un héritage et une tradition italienne certaine. Dans le journal Rassegna Italiana, le groupe écrit « c’est la tradition qui est transformée, qui montre de nouveaux aspects […] la nouvelle architecture doit être le résultat d’une étroite collaboration entre logique et rationalité »43. Dans cette logique, le groupe a tracé la voie italienne vers la modernité répondant en réalité au fonctionnalisme pur naissant en Europe qui délaisse la forme et l’esthétique au profit de caractéristiques techniques et pratiques. En 1930, ce groupe devint officiellement connu sous le nom de MIAR, Movimento Italiano di Architettura Razionale, développant des typologie et langage historicistes afin de renforcer de potentiels liens entre certains archétypes historiques et le fascisme. C’est dans l’incarnation d’un médiateur entre tradition et esprit moderne nouveau après l’irrationalité de la guerrr que le groupe tend à combler une histoire fictive entre le régime fasciste de Benito Mussolini et le Saint-Empire romain germanique. Du rythme et de la géométrie aux proportions, entre classicisme et fonctionnalisme, le groupe ambitionne une nouvelle compréhension et interprétation de la construction des bâtiments, influencés donc par les grandes figures de la modernité européenne comme Walter Gropius, Le Corbusier ou encore Frank Lloyd Wright.
La fin de l’avant-garde
La notion même de fin peut être à questionner. Si l’on envisage par exemple une quelconque existence du caractère fini de l’avant-garde, un état donc de finitude en soit, comment ce dernier peut-il être qualifié ou identifié ? Si l’on considère que, en aval d’une finitude de l’avant-garde, il existe l’incarnation d’un récit, d’une ombre permanente sur l’Histoire, cette fin existe en réalité plutôt sous la forme d’une continuité post-historique. En réalité, cette question de finitude propose autant de réponses qu’il n’y a de manière d’envisager l’état de l’art et de l’architecture aujourd’hui. Le prisme actuel depuis lequel nous envisageons les évènements influe de manière évidente sur l’affirmation d’un éventuel état fini de l’avant-garde voir même de son perpétuel échec. S’il est vrai que l’attention est portée sur ce qu’elles se sont le plus acharnées à combattre, la projection de ces
–[43Extrait de la revue Rassegna Italiana dans Alessandra Copa, et al. Giuseppe Terragni, 24 Ore Cultura, 2013. ]
. Giuseppe Terragni, Casa del Fascio à Côme, 1936
dernières sur le paysage contemporain paraît réellement marquante. Il est d’ailleurs assez ironique que ces mêmes avant-gardes participent encore aujourd’hui à un culte historiciste de l’art et de l’architecture du début du XXe siècle en réaction au plus récent post-modernisme. Cette état de finitude de l’avant-garde semblerait alors réagir à des différences d’appréciation de l’Histoire et donc à différentes façons que l’on a d’affirmer les limites de ces mêmes appréciations personnelles. Si l’on considère alors que les avant-gardes historiques ont échoué et que leur projet semble assez loin d’une revivification quelconque, l’artiste et l’architecte se sont cependant engagés dans une démarche d’outrepasser les frontières avec l’objectif de marquer la pratique de la vie. Malheureusement, la position de l’artiste avant-garde paraît aporétique, comme développée précédemment, mais surtout autodéterminée par une dualité contradictoire, entre autonomie du mouvement et ambition d’une transformation radicale de la société, généralement irréalisable. Au début des années 1960, le poète Hans Magnus Enzensberger est à l’origine d’une polémique, classifiant toutes les avant-gardes comme des messagers annonçant l’arrivée du fascisme dans le contexte d’une République fédérale « accepta[nt] la modernité, mais qui en même temps l’avait purifiée des espoirs enthousiastes reliés aux avantgardes de la première moitié du siècle. »44. Il semblerait par ailleurs que le présent ne peut plus se rattacher aux avant-gardes ni s’en débarrasser comme une faute évitable. La fin des avant-gardes est peut-être en réalité la conséquence de la disparition progressive de leur adversaire qui avait au départ donné sens à leur ferveur révolutionnaire, mettant à mal cette dernière qui s’est épuisée en même temps que les défendus de l’époque. Comme évoqué en introduction, « ces avant-gardes survivent précisément en tant que passé dans leur intention initiale ». Si ces groupes étaient portés par un intérêt certain dans les sociétés d’entre-deux et d’aprèsguerre, la sensibilité et l’acceptation de l’hétérogénéité générale oblige une dilatation et un inversement des repères temporels, normalement guidés par la notion de non-simultanéité. Cela n’exclue cependant pas l’importance et l’existence d’acteurs développant des œuvres de manière pertinente et conséquente mais ces derniers se confrontent sans doute aux contradictions historiques de la modernité, transformant l’œuvre elle-même en clé de lecture de compréhension de ces différentes tensions. Ces considérations semblent d’ailleurs renforcer le caractère autonome de l’œuvre et projet du matériau artistique et architectural. Comme persiste une modernité, sûrement méconnaissable, il existe peut-être aussi une avant-garde changée. Il est presque néanmoins impossible aujourd’hui de parier sur une disparition complète de l’avant-garde ni sur sa potentielle réapparition future qui reprendrait plausiblement les différents procédés de l’avant-garde historique continuant à entretenir cette volonté de modifier la praxis de la vie. D’après Peter Bürger, la capacité d’anticipation de cette pensée est plus qu’incertaine et reposerait en réalité sur la capacité des conflits internes aux sociétés occidentales de « façonner une conscience du caractère inévitable des changements sociaux »45. C’est alors que pourront peut-être apparaître de nouveaux mouvements qui n’agiront pas uniquement sous la seule satisfaction et autonomie de la création d’œuvres : « Aussi longtemps que ce ne sera pas le cas, aussi longtemps que nous nous accommoderons de la pensée que si l’avenir est sombre, le présent est en revanche toujours fort agréable pour la plupart, l’avant-garde nous apparaitra tel un phénomène du passé ».
l’avant-garde est le lieu de rencontre, le croisement, de destins individuels, elle est le laboratoire d’un travail collectif et systématique.
L’avant-garde n’est ni le marché où la concurrence fait la loi, ni l’Académie distribuant les honneurs aux artistes 46
–[44Peter, Bürger, Fin de l’avant-garde ?, dans Études littéraires, volume 31, pages 15–22, https://doi. org/10.7202/501231ar, 1999]
[45Ibid.]
[46Alena Kubova, L’avantgarde architecturale en Tchécoslovaquie, 19181939, Liège, 1992]
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