Le manifeste comme pratique critique

LE MANIFESTE COMME PRATIQUE CRITIQUE WLODY Axel

12/2021 Réalisation : Axel Wlody

Question d’Architecture Histoire Théorie Critique Jean-Didier Bergilez et Vincent Brunetta Faculté d’Architecture La Cambre Horta Université Libre de Bruxelles

Le manifeste comme pratique critique « 1. Proclamation destinée à attirer l’attention du public, à l’alerter sur quelque chose.

2. Exposé théorique par lequel des écrivains, des artistes lancent un nouveau mouvement. »

– [aViviana Birolli, Building the Manifesto: From Antonio Sant’Elia’s La Città Nuova to the Contemporary Architectural Manifesto, Paris, 2018.]

– [bRégis Debray, Qu’est-ce qu’un manifeste littéraire ?, 1994.]

Le manifeste a régulièrement été employé par de nombreux artistes jusqu’à la moitié du XXe siècle car il est un outil de contestation et de construction. « Entre projet et idée, héritage d’hier, pratique du présent et vision du lendemain »a, le manifeste est politique, social, économique, artistique, architectural, publicitaire, utopique. Souvent lié aux avant-gardes du début du XXe siècle, ce genre est, au-delà d’un texte, un réel acte engagé contre une situation établie. Sa disparition aujourd’hui interagit peut-être avec la distance qui s’est créé entre l’art, sa capacité à pouvoir changer le monde et la confiance décroissante que les mots arrivaient à offrir à l’époque. Le manifeste revendique et propose des remèdes contre des crises, des maux, relevés lors d’analyses constatives. Il existe en réaction ou opposition à un ordre établi. Il porte obligatoirement en lui le reflet de son auteur en tant qu’être engagé, contrairement aux autres genres littéraires qui ne le sont pas forcément.

Le manifeste est censé être éphémère car il disparaît avec la crise à laquelle il est rattaché mais l’est-il réellement ? « Le manifeste ne fait pas que dénoncer, il découvre et fait éclater une vérité occultée ou étouffée. Et c’est parce qu’il dit le fondement qu’il peut se poser comme fondateur »b. C’est un acte qui ferme des portes et souhaite en ouvrir sur un autre monde, changé et différent, c’est un pont entre la dystopie et l’utopie. D’un genre aujourd’hui ambigu et changeant, le manifeste en architecture cependant peut être abordé sous de multiples aspects et sa première complexité d’existence en tant qu’objet littéraire rencontre alors celle que l’architecture en tant que pratique concrète semble ajouter.

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– [1Serge Marel, Manifestes avant-gardistes : la rupture entre politique et société, Lignes n° 40, 2013, p. 30 à 56.]

– [2Mark Wigley, Manifesto fever, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, New-York, 2014]

– [3Serge Marel, Manifestes avant-gardistes : la rupture entre politique et société, op. cit.]

– [4Bernard Tschumi, Architectural Manifestos, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, New-York, 2014]

Le manifeste, une pratique critique injonctive Ce qui est manifeste, du latin manifestus, est ce qui semble ‘frappé à la main’, ‘évident’, ‘palpable’, de ‘manus’, ‘main’, et ‘festus’, ‘frappé’, lui-même dérivé de ce qui est hostile, ‘festus’, et ce qui est célébré, ‘festum’. L’évolution linguistique a autorisé la fusion de diverses étymologies permettant l’apparition de manifeste comme étant ce qui est appréhendable, apparent, palpable. De l’italien manifesto, on en garde aujourd’hui les déclarations pratiques, frappantes et élucidantes. Alors depuis sa définition purement étymologique, le manifeste se dévoile déjà comme une pratique qui se veut injonctive dès lors que cette appellation est empruntée, souhaitant attaquer mais également célébrer une position. Sous cette analyse littéraire, le manifeste incarne alors le pouvoir ou du moins l’envie de produire les phénomènes qu’il tente de désigner. Non seulement il appelle à l’action mais il est action en lui-même, à l’origine de la création de nombreux collectifs si l’on se réfère aux manifestes historiques. Ces derniers offrent alors l’opportunité à certaines personnes, ou entité, de s’inscrire dans leur histoire, dans leur temporalité, en essayant de rompre avec leur contexte socio-politico-historique. En effet, le texte manifestaire permet également de situer ces entités, les inscrire dans un espace, une temporalité, leur révélant une existence. En plus d’être un catalyseur de collectifs, il semble alors principalement révéler la volonté d’un auteur (ou plusieurs) de proposer une lecture différente de celle instaurée par un ordre établi. Il est un réel acte de fondation de par sa volonté de rompre avec l’idéologie dominante actuelle ou passée tout en ouvrant une perspective de changement vers une autre histoire. Ces écrits semblent primordiaux à l’action, s’ils ne sont pas à considérer en eux-mêmes comme la totalité de l’action. Serge Marel déclare d’ailleurs qu’« une des singularités du manifeste, comme genre littéraire, ne consiste pas seulement en ce qu’il rompt avec son propre contexte culturel, par sa critique des valeurs, des normes, des conventions et des institutions de la culture, mais surtout en ceci qu’il fait de cette rupture elle-même son nouveau contexte de production »1. En effet, le manifeste ne peut réellement exister s’il cherche non pas à combattre mais surtout à créer en amont son propre ennemi. Il veut établir un mouvement entrant en collision avec l’immobilité établie. L’étape primordiale du texte manifestaire est donc de glacer les choses, de fixer une image d’un ordre établi comme une figure paralysée par sa propre existence. La force du manifeste réside alors dans le fait qu’elle invoque l’idée que le monde pétrifié attend son mouvement. « L’objectif du manifeste est de donner l’impression que vous êtes sur le point de sauter d’une falaise vers une nouvelle, mais aussi de créer un sentiment de solidarité. Nous sauterons tous de cette falaise ensemble. »2. Cette force de rupture tient peut-être du caractère performatif que le manifeste présente en général mais également du fait qu’il renvoie constamment à sa nature même : le manifeste montre, « manifeste », ce qu’est écrire un manifeste au moment où il est écrit. Cependant, selon Marel, « à la différence des énoncés performatifs, le manifeste ne fait pas ce qu’il dit, il convainc celui qui le lit (ou l’écoute) que ce qu’il fait est à la hauteur de ce qu’il dit, que ce qu’il fait vaut comme garantie que la promesse se réalisera »3.

D’autre part, Ulrich Conrads affirme par exemple que les acteurs du manifeste réunissent généralement la dimension politique et sociale : pas d’avant-garde sans un programme social injonctif. On retrouve cependant 2 archétypes : ceux qui parlent de société et de politique sans réellement aborder le penchant architectural et ceux qui parlent d’architecture sans même aborder l’aspect social mais les textes les plus intéressants étant ceux qui rassemblent les deux.4 On observe donc déjà la multiplicité des chemins que l’on peut emprunter pour essayer de comprendre le manifeste et c’est peut-être pour cela que le manifeste comme genre littéraire ne peut se définir aussi simplement qu’une classification littéraire classique.

Une réception constitutive

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Le manifeste semble également offrir, comme le cinéma par exemple, un potentiel physique de circulation et d’expression critique publique. Dépendant tout étroitement de sa réception, il est également historiquement obligatoirement lié à ses méthodes de communication : Tzara montait des spectacles de cabaret comme Marinetti s’adressait aux lecteurs de journaux. Historiquement, les manifestes s’énoncent à un auditoire à travers des performances mettant en scène le discours.

Ces orateurs inventent des contextes de réception et de diffusion et donc de nouveaux cadres d’expérience pour l’action. Il existait traditionnellement toujours un public, qui participait également de manière active à l’action pendant que l’orateur, qui ne faisait pas que lire un texte, jouait un rôle voire plusieurs à la fois, s’adonnant à un jeu d’acteur engagé au service du discours qu’il souhaitait prôner.

C’est l’énoncé d’un programme, d’un refus, d’une révolte, voire d’une révolution comme pour les surréalistes. C’est donc aussi l’agencement d’une stratégie, d’une attaque, d’une conquête, l’occupation de nouveaux terrains, encore une fois la force d’énonciation, sa distribution des places ou des rôles, entre le ‘je’, le ‘nous’, le ‘eux’, et sa diffusion, sa circulation, sa publication. Mais d’un autre côté, un manifeste, selon Tzara, se doit tout autant de ne jamais faire ce qu’il dit : ‘ J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis contre les principes.5

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Il peut alors parfois y avoir une contradiction entre ce que le manifeste annonce et ce qu’il est en tant qu’objet culturel mais l’Histoire a généralement toujours démontré l’importance de la représentation dans la distribution du discours manifestaire historique. Aujourd’hui, par exemple, la grande diversité de médias, de nouveaux réseaux et les monopoles auxquels sont soumis les médias traditionnels -appartenant aujourd’hui à ceux qui possèdent le pouvoir politique et économique- ont sans doute eu un impact important sur les revendications manifestaires. En effet, la voix du manifeste est traditionnellement portée par un corps physique, incarnant lui-même le discours performatif du manifeste. En 1905 dans sa revue Poesia, Marinetti écrit : Idéalistes, travailleurs de la pensée, unissez-vous et quatre années plus tard, Nous voulons [...] détruire toutes les institutions [...], délivrer l’Italie.6

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La violence, au service de l’injonction du discours, est véritablement portée et servie par une violence physique, que ce soit dans la volonté de l’action mais également dans la distribution et la réception de l’œuvre.

Certains auteurs avancent que les différentes évolutions de communication liées à Internet rendent possible et plus simple la distribution, ou propagation, d’un manifeste mais l’espace virtuel informatique, lui, ne permettrait jamais cette rencontre, ce contact énergique entre différents corps. Contrairement aux manifestes historiques, les nouveaux textes semblent démunis de la chair et de la voix qui les incarnaient jadis. Il est donc possible que cela explique, en partie en tout cas, la potentielle distanciation observable aujourd’hui entre les manifestes dit historiques (disparus ?) et ceux plus contemporains.

L’ambiguité d’un genre Il reste alors du manifeste un imaginaire collectif qui se rapporte à son émergence comme objet culturel saisi par les avant-gardes artistiques à partir du 19e siècle et dont le déclin est observable à la fin du 20e siècle. Cependant, un texte est soumis à diverses interprétations liées à l’époque et aux sociétés dans lesquelles il apparaît : « un livre change par le fait qu’il ne change pas alors que le monde change ». L’objet culturel est

– [5Serge Marel, Manifestes

avant-gardistes : la rupture entre politique et société, op. cit.]

– [6Filippo Tomaso Marinetti, Le Manifeste du futurisme, Gazzeta dell’Emilia, Bologne , 1909, article 11.]

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– [7Robert Venturi, Learning from Las Vegas, 1972]

évidemment étroitement lié au groupe socio-culturel duquel il provient mais également vers lequel il est reçu. Un texte peut s’avérer appartenir à plusieurs genres littéraires dans le sens où un manifeste n’est pas uniquement un manifeste, il peut être au même moment un essai, un traité, une apologie, un pamphlet, un reportage, un éloge etc.7. Cependant, ces textes essaient souvent de se détacher de cette catégorisation littéraire et se voient alors attribuer un ou des genres plus tard dans le temps.

Cette catégorisation a posteriori semble donc supposer ou indiquer une certaine manière de lire le texte en question car on n’aborde pas de la même manière le texte catégorisé comme « nouvelle » et celui comme « manifeste ». Le manifeste ne semble donc jamais viser la neutralité de par son caractère critique vis-à-vis d’un ordre établi.

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– [9Viviana Birolli, Building the Manifesto: From Antonio Sant’Elia’s La Città Nuova to the Contemporary Architectural Manifesto, 2018]

Concrètement, un manifeste est un acte de légitimation et de conquête du pouvoir : pouvoir symbolique -moral et idéologique -, puis domination politique ou hégémonie esthétique.8

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Il est donc nécessaire, si l’on parle de manifeste, de savoir intégrer l’important spectre de textes que l’on peut considérer comme tel. Il semble déjà primordial de remettre en perspective le poids de la réception dans la construction d’une histoire et d’un mythe du manifeste. En effet, « l’hétérogénéité qui caractérise ces textes à l’intérieur du cadre commun imposé par leur titre ‘manifeste’ fait de la détermination des conditions de possibilité et des formes d’une redéfinition du manifeste, une question préliminaire pour toute étude de ses évolutions contemporaines »9.

En architecture cependant, le manifeste peut également être abordé sous d’autres angles et sa première complexité d’existence en tant qu’objet littéraire rencontre alors celle que l’architecture en tant que pratique concrète semble ajouter. De fait, cette dernière complexifie encore un peu plus les ambiguïtés et difficultés présentées par la catégorisation manifestaire. Ulrich Conrads dans Programmes et manifestes de l’architecture du 20e siècle publié en 1964, par exemple, ne souhaite pas, dans le cadre architectural, distinguer la fonction programmatique de celle manifestaire qu’un projet présente. Le manifeste apparaît pour lui comme une déclinaison, une affirmation ou plutôt une mise en évidence du discours programmatique. Il prend alors l’exemple de Cinq points d’une architecture nouvelle du Corbusier, en 1928, dans lequel ce dernier présente ce qui semble être pour lui les cinq piliers de la nouvelle architecture moderne. Si l’on aborde ce texte comme une tentative de programme ‘absolu’ du modernisme, il a très souvent, sous la lecture de la critique architecturale, évolué sous la catégorisation ‘manifeste’ oscillant jusqu’à, avec la villa Savoye, la traduction bâtie de son caractère manifestaire. Alors, il paraît évident de ne pas déchiffrer le manifeste en utilisant simplement les clefs étymo-lexicologique mais également en adoptant une posture d’ouverture à tous les autres textes qui peuvent être perçus comme manifestaire mais qui n’ont pas explicitement été publié sous cette appellation.

Rem Koolhaas affirme par exemple que le manifeste, comme on l’entend, n’existe plus et renvoie à un genre de la deuxième moitié du 20e siècle.

Pour lui, Complexity and Contradiction in Architecture en 1966 est le dernier manifeste sur l’architecture car il s’agit désormais de « livres sur les villes qui impliquent des manifestes », mais plus rien désormais sur l’architecture pure. A la place, Koolhaas introduit le genre de « manifeste rétroactif » qui correspond alors à une « inversion de la relation de cause à effet entre l’imaginaire et le réel. L’architecte part de la ville réalisée pour en concevoir un plan idéal, lequel, dans un second temps, est activé et contribue à la transformation de la réalité ». Les premières lignes de New York Délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan dévoilent de manière plutôt explicite les positions que Koolhaas défend au sujet du manifeste architecturale :

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– [8Claude Abastado, Introduction à l’analyse des manifestes, Paris, 1980, p. 6]

« Comment écrire unun manifeste d’urbanisme 20e siècle, « Comment écrire manifeste d’urbanisme pourpour la fin la du fin 20e du siècle, dans une dans époque qui nausée des manifestes ? une époque quiaalala nausée des manifestes ?

Les manifestes pèchentfondamentalement fondamentalement parpar leur manque de preuves.

Les manifestes pèchent leur manque de preuves.

Le problème de Manhattan se pose en termes exactement inverses : c’est une montagne d’évidences sans manifeste.

Face à cette double constatation, le présent ouvrage a été conçu comme le manifeste rétroactif de Manhattan.

Manhattan est la pierre de Rosette du 20e siècle.8

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De nombreux écrivains souhaitent affirmer que le manifeste s’inscrit donc inconsciemment dans la période d’après-guerre et semble disparaître, d’après Hélène Jannière, avec « l’émergence de crises dans la critique architecturale liée à la disparition des avant-gardes et de l’engagement critique qui y était attaché »11. En effet, c’est à ce moment de l’histoire de la critique que l’on observe une révision des fondements théoriques du mouvement moderne par la jeune génération. Claude Abastado, lui, soutient également dans Introduction à l’analyse des manifestes en 1980, que le genre du manifeste appartient au passé. Le manifeste au sens stric encore présent aujourd’hui nous serait délivré sous la dénomination de « publicité », la rhétorique du manifeste y étant reprise. Il qualifie alors de manifeste « tout texte qui prend violemment position et institue, entre un émetteur et ses allocutaires, une relation injonctive flagrante »12. Abastado souligne lui aussi le phénomène réceptif comme primordial à la qualification manifestaire d’un texte. L’accueil du public peut parfois qualifier de manifeste un texte qui ne l’était pas à la base ou qui n’en avait pas du tout l’intention. Il qualifie alors ce phénomène d’« effet-manifeste ».

Certaines œuvres acquièrent effectivement une catégorisation et une valeur injonctive qu’une fois l’apparition de commentaires, de critiques, de polémiques ou de scandales. Cet effet-manifeste semble pourtant disparaître depuis la fin du 20e siècle et la prolifération de ‘manifestes’ par tous les nouveaux bureaux d’architecture. Mark Wigley défend une nostalgie du manifeste historique en déclarant que « l’effet-manifeste perd son intensité lorsque tous les studios d’architecture ont un ‘département manifeste’ ou se déclare comme tel. [Le manifeste] doit être l’invité mystère.

Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que les étudiants en architecture sont invités à produire un surplus de manifestes [...] lancés dans toutes les directions, simulant ainsi qu’ils sont piégés dans un paradigme moderne, qui n’a pas d’impact en dehors des écoles ».13 Cependant, il paraît effectivement réducteur de considérer le manifeste comme un genre disparu tant l’acquisition de la valeur manifestaire est un croisement entre de multiples facteurs : le manifeste en architecture paraît être devenu un genre voué à une reconstruction et requalification infinie.

L’affectation manifestaire De l’historique au contemporain, le manifeste a donc été un genre hybride, entre action et théorie, l’un ou l’autre s’appropriant, à tour de rôles, plus ou moins de l’objet littéraire auquel il est originairement rattaché. Il peut alors sembler intéressant d’essayer de s’emparer de certains travaux afin d’examiner des convergences ou divergences et d’en extraire des outils d’identification du manifeste. Ici, il s’agira de mettre en relation le Manifeste de l’architecture futuriste rédigé par Antonio Sant’Elia, figure de l’avant-garde italienne au début du 20e siècle, et le Manifeste META, écrit par Niklaas Deboutte et Eric Soors du bureau d’architecture META architectuurbureau à la toute fin du 20e siècle. Tout d’abord, il est évidemment primordial de relever l’importance de replacer chacune de ces productions dans leur contexte respectif, nécessaire à la compréhension des deux manifestes.

Le manifeste de l’architecture futuriste paraît donc en 1914 dans des conditions de réceptions particulières vaguement abordées plus tôt. En effet, Antonio Sant’Elia évolue donc en Italie lors de l‘avancée du futurisme italien sur le devant de la scène. Cette époque inscrit l’Italie dans une atmosphère politique marquée par un foisonnement des idées anarchistes, bellicistes et nationalistes. En effet, les campagnes prolétaires italiennes s’imprègnent de ces tendances afin d’essayer d’échapper à d’anciens rapports sociaux. Les artistes et la jeunesse s’emparant de ces idéologies ne souhaitent cependant pas l’anarchie et le renversement de

6 – [10Rem Koolhaas, New York Délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, 1978]

— [11Hélène Jannière, La critique architecturale, objet de recherche, 2009]

– [12Claude Abastado, Introduction à l’analyse des manifestes, op. cit., p. 4]

– [13Ibid]

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la bourgeoisie comme finalités mais plutôt de réussir à s’unir à cette dernière afin de l’emporter sur les autres nations. L’architecture, premièrement laissée à l’écart, rejoindra donc ‘tardivement’ le large inventaire de médiums et de pratiques dont le futurisme s’est déjà emparé. Purement théorique, l’architecture futuriste, portée par Mario Chiattone et Antonio Sant’Elia, se dévoile complètement lors de l’exposition de la Nuove Tendenza où Sant’Elia présenta son Messaggio, prélude au manifeste de 3. L’embaument, reconstruction, la reproduction monuments l’architecture futuriste la qui fut publié quelques mois plusdes tard. et palais antiques.

4. Les lignes perpendiculaires et horizontales, les formes cubiques et pyramidales qui sont statiques, lourdes, opprimantes et absolument extéJe combats et je méprise : rieures à notre très nouvelle sensibilité.

1. Toute pseudo d’avant-garde, autrichienne, hongroise, 5. L’utilisation des architecture matériaux massifs, volumineux, durables, déallemande et américaine. passés, coûteux.

2. Toute architecture classique solennelle, hiératique, théâtrale, déco-

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rative, monumentale, gracieuse, plaisante.

3. L’embaument, la reconstruction, la reproduction des monuments et Et je proclame :

palais antiques.

4. Les lignes perpendiculaires et horizontales, les formes cubiques 1. Que l’architecture futuriste est l’architecture de calcul, de la téméet pyramidales qui sont statiques, lourdes, opprimantes et absolument extérité audacieuse ettrès de nouvelle la simplicité ; l’architecture de ciment armé, du fer, rieures à notre sensibilité.

L’utilisation matériaux volumineux, durables, du dépasdu verre, du 5. carton, de lades fibre textilemassifs, et de tous les succédanés bois, de sés, coûteux. la pierre et de la brique qui permettent d’obtenir le maximum d’ élasticité

– [14Antonio Sant’Elia, Le manifeste de l’architecture futuriste, Milan, 11 juillet 1914]

et de légèreté.

Et je proclame : 2. Que l’architecture futuriste n’est pas pour cela une aride combi1. Que l’architecture est l’architecture de calcul, desynthèse, la téménaison de pratique et d’utile,futuriste mais demeure art, c’est-à-dire exrité audacieuse et de la simplicité ; l’architecture de ciment armé, du fer, du pression. verre, du carton, de la fibre textile et de tous les succédanés du bois, de la pierre 3. Que les lignes obliques et elliptiques sont dynamiques, par leur et de la brique qui permettent d’obtenir le maximum d’ élasticité et de légèreté. nature même, qu’elles ont une puissance supérieure 2. Que l’architecture futuriste n’est pas émotionnelle pour cela une aride combinai- aux de pratique et d’utile, demeure art, synthèse, expression. lignesson perpendiculaires et mais horizontales, etc’est-à-dire qu’il peut y avoir une architec3. Que les lignes obliques eten elliptiques dynamiques, ture dynamiquement intégratrice dehorssont de ces lignes. par leur nature même, qu’elles ont une puissance émotionnelle supérieure aux lignes per4. Que la décoration, comme quelque chose en surimpression sur pendiculaires et horizontales, et qu’il peut y avoir une architecture dynamiquel’architecture, est une etlignes. que c’est seulement de l’utilisation et de ment intégratrice enabsurdité dehors de ces 4. originale Que la décoration, comme quelque chose sur l’ar- que la disposition du matériau brut ou nuen ousurimpression violemment coloré chitecture, est une absurdité de et que c’est seulement de l’utilisation et de la disdépend la valeur décorative l’architecture futuriste. position originale du matériau brut ou nu ou violemment coloré que dépend la 5. Que, à l’instar des anciens qui s’inspirèrent pour l’art des élévaleur décorative de l’architecture futuriste. ments de la 5. nature, nous des - matériellement et spirituellement artificiels – Que, à l’instar anciens qui s’inspirèrent pour l’art des éléments de la nature, nous -cette matériellement et spirituellement artificiels du – nous devons nous devons trouver inspiration dans les éléments tout nouveau trouver cette inspiration dans les éléments du dont tout nouveau monde mécanique monde mécanique que nous avons créé, l’architecture doit être la que nous avons créé, dont l’architecture doit être la plus belle expression, la plus belle expression, la synthèse la plus complète, l’intégration artistique synthèse la plus complète, l’intégration artistique plus efficace. plus efficace.6. L’architecture comme art de disposer les formes des édifices selon des préétablis comme est finie ; art de disposer les formes des édifices selon 6. critères L’architecture 7. Par architecture, on ;doit entendre d’harmoniser avec liberté et audes critères préétablis est finie dace le milieu de l’homme, c’est-à-dire faire du monde des choses une projection 7. Par architecture, on doit entendre d’harmoniser avec liberté et directe du monde de l’esprit ; audace le milieu dearchitecture l’homme, ainsi c’est-à-dire faire monde des choses une 8. D’une conçue ne peutdu naître aucune habitude plastique et linéaire peut sede poser, parce; que les caractères fondamentaux projection directe du monde l’esprit de8.l’architecture futuriste laainsi caducité et le transitoire.

Les maisons dureront D’une architecture conçue ne peut naître aucune habitude moins que nous. Chaque génération devra se fabriquer sa propre ville. Ce plastique et linéaire peut se poser, parce que les caractères fondamentaux constant. Renouvellement du milieu architectonique contribuera à la victoire de l’architecture futuriste caducité et leentransitoire.

Les maisons du Futurisme qui s’affirmela déjà avec les Mots liberté, le Dynamisme plas- dula Musique sans portée, et l’Art des bruits pour lequel nous luttonssa sans reronttique, moins que nous.

Chaque génération devra se fabriquer propre repos contre la lâcheté passéiste.14 du milieu architectonique contribuera ville. Ce constant.

Renouvellement à la victoire du Futurisme qui s’affirme déjà avec les Mots en liberté, le Dynamisme plastique, la Musique sans portée, et l’Art des bruits pour leque Il est d’abord important de souligner de nouveau le fait que cette déclaration manifestaire est précédée par un texte incisif et engagé, introduisant l’ensemble du manifeste par :

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– [15Antonio Sant’Elia, Manifeste, Milan, mai 1914]

Après le dix-huitième siècle, il n’y a plus eu aucune architecture. Ce qu’on appelle architecture moderne n’est qu’un lourd mélange d’éléments stylistiques les plus divers, utilisés pour masquer le squelette de la maison moderne. [...]

Voici la suprême imbécilité de l’architecture moderne qui se répète à cause de la complicité mercantile des académies, résidences forcées de l’intelligence, où l’on contraint les jeunes à copier onanistement des modèles classiques, au lieu d’ouvrir leur esprit à la recherche des limites et à la solution du nouvel et impérieux problème : la maison et la ville futuriste.15 .

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– [Première publication du manifeste du futurisme dans le Figaro]

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— [Umberto Boccioni, A Futurist evening in Milan, encre, 1911.]

Le contexte social, politique, historique et le cadre géographique sont ici des constituants déterminants de la réception, de la circulation et de la construction du manifeste italien. Cette véritable violence rêve de détruire toutes les institutions sacrées de la théorisation artistique, littéraire et plus largement culturelle mais également leurs représentants, souhaitant « délivrer l’Italie de sa gangrène de professeurs, d’archéologues, de cicérones et d’antiquaires »15. Formellement, les constructions anaphoriques et affirmatives des propositions supportent également les propos activistes engagés de Sant’Elia et du groupe futuriste. L’usage des pronoms ‘je’, ‘vous’ et ‘nous’ renforcent également la puissance rhétorique de la proposition manifeste. Ils incitent une solidarité face à l’individualisme du lecteur afin de désactiver les désaccords et passer outre les différences. Le ‘nous’ est d’autant plus ambigu qu’il sous-entendrait soit le groupe en question ou alors un appel à rejoindre un cercle encore plus large. Cet agencement syntaxique reste cependant plutôt classique dans son élaboration du manifeste qui repose sur ce que Tristan Tzara énonçait pour son manifeste dada :

Pour lancer un manifeste il faut vouloir : A.B.C., foudroyer contre 1, 2, 3, s’énerver et aiguiser les ailes pour conquérir et répandre de petits et de grands a, b, c, signer, crier, jurer, arranger la prose sous une forme d’évidence absolue, irréfutable […]. Imposer son A.B.C. est une chose naturelle.16

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On observe clairement d’évidentes similitudes qui sembleraient justement correspondre à l’archétype du manifeste historique du siècle dernier. Ainsi, Charles Jencks caractérise les manifestes (comme forme d’art) de « croisade chargée d’émotion, voire biblique, axée à la fois sur la destruction d’un ennemi ou d’un étranger, l’exclusion de toutes différences et l’établissement de nouvelles orthodoxies ». Les manifestes « inspir[erai] ent la peur afin de créer l’unité et l’orthodoxie » jusqu’à affirmer (avec le même ton fomentateur) que « les manifestes sont de la poésie écrite par quelqu’un en fuite. Ils ont une qualité télégraphique hystérique comme si l’expéditeur ne voulait pas payer pour des syllabes supplémentaires »17.

Jencks théorise alors ce qu’il appelle Le Volcan et la Tablette : il existerait dans la constitution du texte manifestaire cette « irrésistible violence » en réalité, une « explosion d’émotions », le Volcan, et un ensemble de lois et de théories, la Tablette18. Si l’on se réfère à Jencks pour tenter d’extraire l’intrinsèque substance constituante du manifeste, il semblerait que Sant’Elia et Tzara proposent effectivement dans chacun de leur texte, ce que Jencks définit comme manifeste. De surcroît, le futurisme est le premier mouvement moderne à véritablement unifier l’Italie, à en réinterroger la société moderne et ses caractéristiques. Il se place comme art total en y glorifiant par ailleurs la guerre et la destruction pour un renouveau sociétal total. Ce dégoût du passéisme font des futuristes et de leurs manifestes des figures affirmées portant, grâce au texte, de grandes ambitions et convictions.

Quelques décennies plus tard, Niklaas Deboutte et Eric Soors érigent en 1991, à Anvers, leur propre manifeste, le Manifeste META, texte fondateur de leur agence META architectuurbureau. Le contexte socio-historique est tout à fait différent, le paysage pratique et théorique architectural l’est tout autant. Tout d’abord, le climat général près de 50 ans après la Seconde Guerre mondiale n’a rien de similaire à la jeunesse révoltée de l’avant Grande Guerre qui découvre tout juste la magie des rues illuminées. 20 ans après les Trente Glorieuses, le territoire belge a traversé la tendance architecturale moderniste fonctionnaliste laissant apparaître certains projets comme le World Trade Center de Bruxelles par exemple.

Dès la fin des années 70, le post-modernisme apparaît donc en réaction à la tendance actuelle, témoin d’un désir de retrouver la beauté d’antan notamment après ce que certains pourraient appeler le désastre bruxellois et ses projets livrés aux promoteurs immobiliers qui n’ont pas hésité à raser le quartier Nord de la ville, par exemple, afin d’y ériger de nom-

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– [16Tristan Tzara, Manifeste dada, Milan, mai 1918]

– [17Charles Jencks, The Volcano and the Tablet, dans Theories and Manifestos of Contemporary Architecture, édité par C.Jenks et K. Kropf, Londres, 1997] – [18Ibid]

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– [World Trade Center de Bruxelles par le bureau Groupe Structures, 1972]

— [Huis Van Roosmalen par Bob van Reeth]

breuses tours disséminées, sans valeur esthétique ni intégration dans le tissu urbain. A Anvers, on voit apparaître dans les années 90 les premiers bâtiments postmodernistes comme l’atelier Van Roosmalen par exemple.

Des attitudes post-modernes vont donc émerger avec comme particularités de ne pas être liées à un mouvement précis, mais d’être structurées autour de personnalités et de leur « manière de faire ». C’est donc dans ce contexte qu’apparaît le Manifeste META.

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« META est un mouvement dédié à la méta-architecture qui en META est tente un mouvement dédié à la méta-architecture quide en l’architecture. construisant tente construisant de promouvoir sa propre vision promouvoir proprerenouvelé vision de l’architecture.

META de signifie : un sa intérêt pour le processus de construction, un META signifie : un intérêt renouvelé pour le processus de construction, un intéintérêtrêt pour l’architecture en tant que telle. pour l’architecture en tant que telle.

META META veut sans perte dedetemps théorique, faire de l’architecture qui transveut sans perte temps théorique, faire de l’architecture qui transcende à partir des problèmes réels, pratiques. cende la labanalité banalité à partir des problèmes réels, pratiques. recherche clients difficiles quiqui ont ont des exigences élevées etélevées une vision META META recherche lesles clients difficiles des exigences et une claire. visionMETA claire. ne réfléchit pas sans objet ne perd donc pas de temps ni n’agit avec préMETA cipitation. ne réfléchit pas sans objet ne perd donc pas de temps ni n’agit avec META négocie. précipitation. tente de réécrire toutes les données en un seul récit sans se préoccuper META META négocie. de tendances coûteuses et compliquées.

META META tenteconstruit de réécrire toutes les données en un seul récit sans se préoccualors en un seul acte. per deDe tendances coûteuses manière intemporelle. et compliquées.

META construit alors en un seul acte.

Nous vivons à une époque libre. Tout est permis, tout est possible ou l’a déjà été.

De manière intemporelle.

S’il existe encore à peine des cultures, il n’existe plus du tout de styles.

La frontière entre les concepts moderne et classique s’est estompée.

Nous vivons à une époque libre. Tout est permis, tout est possible ou l’a L’architecture a perdu le nord.

Soit, il s’agit d’un fonctionnalisme aride, qui estime que la forme suit la foncdéjà été. tion,encore soit il s’agit d’un formalisme pompeux qui estime quedu la forme détermine S’il existe à peine des cultures, il n’existe plus tout de styles. la fonction.

La frontière entre les concepts moderne et classique s’est estompée.

Au-delà, au-dessus et après ce type d’architecture se situe la meta-architecture.

L’architecture a perdu le nord.à l’architecture, en faisant de l’architecture, en La meta-architecture réfléchit Soit, ilconstruisant. s’agit d’un fonctionnalisme aride, qui estime que la forme suit la Elle parle la conception dans le projet. pompeux qui estime que la forme fonction, soit ildes’agit d’un formalisme Théorie et pratique, conception et critique, réflexion et action coïncident. détermine la fonction.

La meta-architecture est un méta-modernisme.

Au-delà, et signifie après :ce type d’architecture la meta-archiEtreau-dessus meta-moderne faire disparaître le contenuse du situe terme moderne en étant dans chaque projet moderne d’une autre façon. tecture.

La meta-architecture ne vend pas de solutions et neen répond à aucune question.

La meta-architecture réfléchit à l’architecture, faisant de l’architecture, Elle justifie toutes les questions dans un ensemble significatif.

La meta-architecture ne rejette aucune fonction et ne conçoit aucune forme.

La forme constitue la fonction qui fonctionne comme forme.

Le bâtiment est une réflexion sur la construction.

Anvers, novembre 1991.19

”

Ici aussi, anaphores et affirmations injonctives soutiennent un propos et un parti pris architectural qui se définissent sans difficulté. Outre les préoccupations dominantes des architectes, leurs différents projets mettent en avant de grandes lignes, un pragmatisme (parfois poétique), une certaine simplicité et la dureté plutôt que la sophistication. Sans dialogues ni conflits visiblement tranchants, mais avec une approche subtile et presque trop profitant de la neutralité, META travaille de manière « reconnaissable pour garder la ville et la campagne vivables ». Cependant, il manque donc à cette déclaration cette ferveur d’antan que l’on retrouve chez Sant’Elia dès le début de son texte ou encore cette « irrésistible violence » et « explosion d’émotions » dont Charles Jencks fait état, s’exprimant principalement par une rhétorique de la violence et de la provocation. Même si formellement construit à l’envers du manifeste de Sant’Elia, le Manifeste META semble tout de même, après avoir d’abord annoncé son programme, dénoncé un ordre établi ou justement, l’absence d’ordre, déclarant vouloir s’ériger en réaction à l’absence de styles, à une époque où « tout est permis, tout est possible ou l’a déjà été ». En découle alors l’absence de définition d’un ordre précis contre lequel s’élever et cela est sans doute lié à l’absence de réels mouvements architecturaux dominants depuis la fin des années 70. Les architectes semblent donc avoir pour objectif de redonner un cap et un sens précis à une architecture qui a « perdu le nord » plutôt que de concrètement se poser en opposition à une entité précise. Nouveau contexte historique,

– [19manifeste META, META architectuurbureau, Niklaas Deboutte et Eric Soors, Anvers, 1991]

15

– [20Juan M. Otxotorena, Contemporary architectuure annd the manifesto genre, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, New-York, 2014]

– [21Felicity D. Scott, Tournaments, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, op. cit.]

– [22Ferdinand Brunetière, L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature, dans, Leçons professées à l’École normale supérieure Paris, 1914]

– [23Ibid]

reflet d’une société différente ou retenue craintive d’une réelle prise de position engagée, Niklaas Deboutte et Eric Soors défendent une certaine vision de la conception architecturale sans réellement chercher à bousculer un véritable ordre social, politique ou historique, ceci n’étant peutêtre pas, par ailleurs, l’objectif. Toutefois, il semblerait que certains manifestes agissent justement de manière totalement différente que celle affirmée par les textes historiques autrement dit, qui s’articulent autour d’un respect voire même d’un soutien envers les forces historiques et les discours politiques etablis par un pouvoir institutionnel déjà présent.

Felicity D. Scott prend par exemple le cas de l’Orban Planning Manifesto écrit par Luc Deleu en 1980. Ce dernier publie un manifeste rétroactif qui n’a pour objectif ni la polémique ni la déclaration d’une volonté de changer les choses mais qui, bien au contraire, semble vouloir consolider les pensées architecturales des denières decennies précédant la publication du texte.20 Néanmoins, le manifeste, comme on l’entend, n’a-t-il pas comme dessein d’incarner une certaine posture révolutionnariste plutôt que de seulement énoncer un point de vue ? De plus, la fonction principale du texte manifestaire est avant tout d’agir comme un opérateur de pluralisation du singulier, autrement dit, d’appeler au collectif et au rassemblement avec chez les avant-gardes du 20e siècle, par exemple, l’utilisation régulière du ‘nous’ et du ‘vous’ : on ne présente pas uniquement un concept, on appelle, on énonce un collectif, l’avenir commun d’une communauté.

Plusieurs auteurs insistent effectivement sur le fait que le manifeste ne peut se diffuser comme la représentation d’uniques figures singulières mais doit bel et bien communiquer une posture, non seulement de collectif, mais également d’un ensemble social et culturel beaucoup plus large que la simple existence d’un petit groupe défendant un point de vue.

De nombreux arguments témoignent alors de ce changement de posture mais un des plus importants est bel et bien le changement total de référentiel culturel et historique. Notre relation à l’Histoire a évolué, les enjeux architecturaux ne sont peut-être pas aussi complexes qu’à l’époque et le futur n’est aujourd’hui plus envisagé comme un terrain à conquérir comme support d’expériences et d’innovation mais apparaît incertain, vêtu d’une crainte écologique préoccupant notre société : le ton a changé et la voix des avant-garde a perdu sa puissance et sa vigueur d’autrefois.21 Charles Jencks défend néanmoins un modèle qui, comme on l’a vu, correspond à une période historique précise, bien différente de l’actuelle. Ce changement de paradigme devrait offrir au manifeste l’opportunité de lui aussi basculer vers une autre détermination. Si le texte manifestaire manifeste en premier lieu l’action d’un groupe à un moment T en réaction à un autre moment T-1, il paraît tout à fait logique que sa définition intrinsèque évolue elle aussi en corrélation avec l’époque dans laquelle il s’inscrit. Comme l’avance Felicity D. Scott, « un tel processus pourrait servir à souligner le besoin de nouvelles définitions, s’écartant intentionnellement de la violence alarmiste de Jencks et de l’établissement de nouvelles normes. Car le manifeste semble bien être un archaïsme qui pourrait garder une fonction contemporaine, ce qui nous amène aussi à nous demander ce qu’il adviendrait du manifeste arrchitectural et comment pourrait-il être défini autrement ».22 A travers donc l’ambiguité et la complexité de l’affectation manifestaire d’un texte, on observe que cette qualification a et continue aujourd’hui à subir quelques glissements sémentiques.

Ces derniers s’expliquent notamment par de nombreux phénomènes et théories purement littéraires. Effectivement, certains critères d’affectation de genres littéraires sont par exemple développés dans les Leçons professées à l’École normale supérieure sur L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature en 1914 par Ferdinand Brunetière. La fixation d’un genre littéraire à un texte comme celui du manifeste par exemple semble tout d’abord dépendre de « conditions de stabilité qui [lui] assur[e] une existence, non plus seulement théorique, mais historique [...] une existence individuelle, une existence comparable à la vôtre ou à la mienne, avec un commencement, un milieu et une fin. »23. Néanmoins, l’existence du genre ne survit pas inéluctablement au temps et à l’Histoire. Il arrive

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– [Xaverious College à Borgherout par META architectuurbureau , Anvers, Belgique, 2020]

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— [manifeste META, META architectuurbureau, Niklaas Deboutte et Eric Soors, Anvers, 1991]

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donc d’après Brunetière, « un moment dans l’évolution d’un genre, où la somme des caractères instables l’emporte sur celle des caractères stables, et où, si l’on peut ainsi dire, le composé qu’il était se dissout. Sous quelles influences ? ou, en d’autres termes, quels sont les Modificateurs des genres ! »23. Ces modificateurs de genres et ces caractères instables peuvent par exemple se caractériser par un déplacement de paradigme, historique ou politique, ou tout simplement un changement de société avec lesquels le genre manifestaire apprend et est soumis à une adaptation presque obligatoire. Ici aussi plusieurs théories s’affrontent depuis plusieurs siècles, certaines prônant la pureté du genre comme pricipal critère d’évaluation et d’affectation, délaissant la possibilité d’une évolution ou métamorphose cependant factuellement bien observables historiquement.

Mais, encore une fois, les gigantesques changements sociétales de ces dernières décennies ont également eu un impact certain sur les qualifications des genres littéraires : « L’un des paradoxes constitutifs de notre époque moderne est la concomitance – apparemment sereine – d’une perpétuelle diversification d’une part, et d’une combinaison menée souvent jusqu’à l’agglutination, de l’autre »24. Les différentes variables et la sur-multiplication des textes font de l’affectation de genre littéraire une mission dorénavant presque impossible là où les frontières s’effacent davantage. De plus, l’importance au genre portée par le public autrefois s’est vue remplacée par une indifférence vis-à-vis des critères de genre comme « facteur de la capacité d’une oeuvre à s’adresser à un public défini »25. Autrement dit, le poids de la réception de l’oeuvre manifestaire ne dépendrait plus aujourd’hui de son affectation en tant que manifeste : la qualification formelle vaudrait moins que la préoccupation pour le contenu en lui-même, devenu dominante26. Les frontières de la mondialisation d’aujourd’hui sont effectivement abordées non pas comme réelles limites mais au contraire comme possibilité de « transgression, d’échanges et d’hybridation ». L’affectation manifestaire est donc en fait une réalité complexe, non uniquement syntaxique mais à aborder soit à partir du spectre de la qualification stricte du genre, et donc de la pureté comme critère d’évalutation, soit en prenant compte l’inéluctable hybridation, conséquences de la multiplicité des caractères instables de définition de genre et d’un multiculturalisme de plus en plus présent. Si l’on considère la première proposition, le manifeste historique comme on l’entend, représenté par des textes comme celui de Sant’Elia par exemple, semble bel et bien avoir disparu, laissant place à un modèle alternatif qui aurait en effet été inspiré par le genre maifestaire. Néanmoins si l’on considère la deuxième proposition, autorisant une liberté d’évolution et d’hybridation des genres, alors des textes comme le Manifeste META, et la plupart des textes contemporains se revediquant comme manifeste, ont une place entièrement légitime dans la caractérisation manifestaire.

Dorénavant, à une époque contemporaine inévitablement saturée par la masse d’information produite, l’existence de faits concrets est de plus en plus importante. L’architecture semble alors plus intuitive et évidente pour le plus grand nombre, physiquement et sensiblement saisie par le public mais cette appropriation spatiale du bâti est-elle bien réellement plus limpide à approcher, en tant qu’être physique, que le manifeste littéraire ?

Le manifeste bâti Appliquée à l’architecture concrète, la question du manifeste introduit cependant de nombreuses autres interrogations. De fait, la traduction bâti du manifeste pourrait en premier lieu présupposer les sujets de la chronologie et de son rapport direct avec le texte. Le premier cas d’approche serait donc d’envisager le manifeste bâti comme une traduction formelle du texte auquel il est relié : la villa Savoye du Corbusier paraît par exemple incarner les Cinq points d’une architecture nouvelle, énoncé 3 ans avant le début du chantier. Cela pose déjà la question que Bernard Tschumi explicite : « le manifeste précède-t-il l’évènement qu’il annonce, l’accompagne-t-il ou le suit-il ? Ecrivez-vous le Petit livre rouge

20

– [24MARTIN Mircea, La théorie des genres littéraires naguère et maintenant, Université de Bucarest, Bucarest, 2019] – [25Ibid] – [26Ibid]

21 – [27Bernard Tschumi, Architectural Manifestos, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, New-York, 2014]

– [28Ibid]

– [29Masahiro IEMURA, Arcosanti - Utopie : l’influence de l’utopie sur le réel, 2016]

avant ou après avoir gagné la révolution ? »27. Seulement, cette première interrogation intuitive induit déjà à une question plus large : le manifeste bâti doit-il obligatoirement découler d’un texte manifestaire pour justement devenir manifeste ou peut-il l’être de lui-même ? La complexité de cette interrogation repose avant tout sur le caractère évident d’une oeuvre face à l’appropriation du public. Effectivement, là où l’oeuvre littéraire repose sur une suite logique de phrases, de déclarations et de propositions plus ou moins évidentes, surtout lorsqu’il s’agit d’un manifeste, le projet architectural, lui, est très souvent abordé de manière bien plus subjective, sensoriel et expérimentale. Autrement dit, bien que l’architetcture concrète semble être bien plus facilement appréhendable par le public, ou du moins abordable, comme existence physique, sa communication de concepts et ses postures critiques paraîssent elles beaucoup moins explicites en elles-mêmes que l’oeuvre littéraire manifeste, si elle agit en complète indépendance. Il s’agit donc ensuite d’essayer de comprendre si, en tant que manifeste bâti, un projet architectural possède, ou non, les mêmes caractéristiques que l’oeuvre littéraire dont l’archétype a été exploré plus tôt. Pratique injonctive, combat d’un ordre établi, clarté du discours, appel au collectif et au rassemblement : ces critères peuvent-ils être rassemblés dans le cadre du projet architectural ? Sont-ils capables d’affecter une qualification manifestaire à une architecture et si oui, est-ce suffisant ? Tschumi déclare lui par exemple que « n’importe quel projet proposant un contenu clair, innovant et provocateur est déjà une sorte de manifeste. Invente un concept et il deviendra un manifeste ! ».28 Alors, afin de comprendre les enjeux déployés dans le cadre d’une architecture manifeste, il est important de décortiquer un projet qui se dévoile, au premier abord, comme tel. C’est par exemple le cas d’Arcosanti, ville laboratoire développé au milieu de l’Arizona par Paolo Soleri, débutée en 1972 et toujours en expansion aujourd’hui, presque 10 ans après la mort de l’architecte. Né en 1919 à Turin, Soleri obtient son diplôme en 1946 à l’Ecole polytechnique de Turin avant de partir aux Etats-Unis en 1947 afin de réaliser un stage chez Frank Lloyd Wright en Arizona. Il retourne ensuite en Italie trois ans plus tard avant de revenir aux EtatsUnis en 1955 où il commence à développer ses projets personnels.

Tout d’abord, le contexte d’apparition du projet est ici aussi une composante essentielle à la compréhension du projet. Au début des années 70, le modèle de société de consommation capitaliste américain se mondialise et le modèle de développement urbain, avec une explosion de l’utilisation de l’automobile, évolue aussi de manière conséquente avec une croissance démographique et un étalement urbain de plus en plus important. En effet, l’industrie automobile, majeure à l’époque, eut une forte influence politique sur l’urbanisme. A cette époque, Soleri débutedonc sa carrière en parallèle de l’émergence de nouvelles idéologies capitaliste et consumériste dans une société moderne d’après-guerre. C’est également au même moment que les minorités américaines ont commencé leur résistance contre ce modèle sociétal. Le mouvement des droits civiques par les africains américains prend également son élan pendant les années 1960 au même moment où Soleri achète un vaste espace dans le désert de l’Arizona et y déménage pour réaliser son utopie, loin de la banlieue américaine, symbole de richesse et de ségrégation. La construction de son utopie semble alors avoir pour but de créer une nouvelle société qui se base sur un ordre innovant. En effet, « dans le vaste désert, les races, les matières et les statuts sociaux ne signifient rien et tous les gens sont égaux.

Tout le monde doit s’entraider. Il semble que P.Soleri a conçu son utopie non seulement contre la société basée sur le capitalisme et le consumérisme mais aussi contre la ségrégation raciale et l’indifférence aux autres »29. C’est donc dans cet engouement de la contre-culture que Soleri commence à développer sa notion d’Arcologie. Cette dernière, néologisme de la contraction d’architecture et écologie, ne réinterroge pas uniquement la place de l’architecture mais bel et bien la totalité du système sociétal de l’époque, puisée dans l’étude des plantes et des organismes animaux.

Soleri projette donc un projet de société globale qui trouve ses fondations dans l’architecture. L’arcologie proposerait alors une alternative à la surconsommation en incorporant à la société un mode de vie plus in

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23

– [schéma des théories de Paolo Soleri]

24

– [axonométrie d’Arcosanti]

25

26

27

– [photographie d’Arcosanti]

”

telligent et durable.

Dans la nature, à mesure qu’un organisme évolue, sa complexité augmente et il devient également un système plus compact ou miniaturisé. De même, une ville devrait fonctionner comme un système vivant. L’arcologie, l’architecture et l’écologie en tant que processus intégral, est capable de démontrer une réponse positive à les nombreux problèmes de civilisation urbaine, de population, de pollution, d’épuisement des ressources énergétiques et naturelles, de pénurie alimentaire et de qualité de vie.L’Arcologie reconnaît la nécessité d’une réorganisation radicale du paysage urbain tentaculaire en villes denses, intégrées et tridimensionnelles afin de soutenir les activités complexes qui soutiennent la culture humaine. La ville est l’instrument nécessaire à l’évolution de l’humanité.30

28

”

Pour cela, Soleri pense par exemple un système urbain humain concentré et organisé tout en insistant sur l’importance de mettre fin au système de développement urbain horizontal et de minimiser l’impact de l’Homme sur l’environnement dans lequel il s’inscrit. Ce système, auto-suffisant et ne dépendant d’aucune autre ville, est donc réellement fondé sur le fonctionnement organique de la nature autrement dit, une concentration d’entités intimement liées, évoluant en symbiose totale, modulées par les flux d’énergies créés par les habitants : « la précision est présente dans le développement des organismes pour obtenir une meilleure efficacité de fonctionnement »31. Toutes ces théories développées à partir de la notion d’Arcologie sont donc incarnées par le projet bâti de l’Arconsanti. Débuté en 1972, cette ville-laboratoire, toujours en chantier, accueille encore aujourd’hui quelques centaines d’habitants. Plus de 8000 volontaires ont participé au lancement du chantier qui s’avère n’être qu’à 3% du projet initial, néanmoins, l’idéologie et le caractère manifeste de l’œuvre ne peuvent être niés. En effet, les résidents eux-mêmes refusent l’appellation d’« utopie urbaine » tant le projet représente pour eux un réel engagement et mode de vie refusant un ordre établi. Des critères urbanistiques prédéfinis sont par ailleurs annoncés dès le départ : -

Proximité Echelle humaine et echelle urbaine Enveloppe écologique Moindre consommation Agriculture urbaine Frugalité élégante Occasion pédagogique

La totalité des circulations est prévu pour bannir l’automobile et privilégier les déplacements pédestres à travers une organisation spatiale refusant catégoriquement le système de quartiers traditionels et la compartimentation des espaces qui, d’après Soleri, ne génère que des inégalités et donc une forme de ségrégation sociale. L’emplacement et l’orientation des bâtiments sont également essentiels. De nombreuses structures ont été placées sous terre afin d’être isolées naturellement pour la modération de leurs températures intérieures tout au long de l’année. Soleri a également conçu des absides orientées vers le sud comme collecteurs passifs d’énergie. Ainsi, l’Arcologie et Arcosanti, en tant que manifestes, émanent d’une volonté architecturale de recréer la ville à l’image de valeurs humaines élevées et de la conscience en équilibre et en harmonie avec la vie non humaine et humaine en considérant cette dernière à plus forte densité comme un avantage pour l’existence humaine si elle est bien faite.

La complexité du sujet qu’aborde la notion de manifeste bâti réside dans la relation que tisse le projet concret avec le réel, absente dans l’œuvre littéraire. Ce dialogue avec la réalité engendre inévitablement une vague de questionnements et de nouveaux enjeux qui pourraient réinterroger la réelle existence du manifeste bâti. Si l’on prend le cas de Soleri et de sa ville-laboratoire, par exemple, on observe bel et bien un nombre de critères qui pourraient qualifier ce projet de manifeste. Effectivement, le projet ne souhaite pas améliorer les villes existantes mais plutôt de construire de nouvelles fondations théoriques de la composition urbaine et social en s’attaquant et en s’opposant directement à un ordre et un

– [30McCullough L., Conversations with Paolo Soleri (Princeton Architectural Press), 2012]

– [31Masahiro Iemura, Arcosanti - Utopie : l’influence de l’utopie sur le réel,op. cit.]

29

système établi. En réaction, le projet révèle des arguments et des propositions concrètes injonctives, claires et innovantes. On retrouve donc le schéma classique du manifeste dans la démarche et la production même du projet : état d’un ordre établi, opposition, déclaration et recherches théoriques (Arcologie : La ville à l’image de l’homme) et manifeste, ici, Arcosanti. Néanmoins, le concret, lui, rencontre alors plusieurs facteurs qui pourraient remettre en cause ou du moins qui marqueraient une différence significative avec le manifeste comme œuvre littéraire. Son existence même en tant que réel influe sur son caractère manifeste et Arcosanti en est l’exemple parfait premièrement par le fait que la construction n’est toujours pas finie. Comment pouvons-nous alors être certains que le contenu manifestaire du projet initial soit identique à celui encore observable aujourd’hui ? Autrement dit, pour une traduction bâtie, le temps est un facteur primordial à prendre en compte, plus important à priori que pour le manifeste littéraire. En effet, la question de la durée de vie du bâtiment, de sa conservation, sa restauration ou sa rénovation sont primordiales car la valeur intrinsèque du projet ne doit pas être modifiée ou perdue par la réalité physique de la société et du monde. Il s’agit également du débat de la rencontre entre la théorie et la pratique qui pourrait être questionné également pour Sant’Elia au début du 20e siècle : la traduction bâtie du manifeste de l’architecture futuriste ressemblerait-il à l’œuvre théorique originale ?

Là où le manifeste littéraire peut se permettre, grâce au pouvoir des mots et de l’imagination, une prise de position réellement violente et rebelle, la traduction bâtie doit, elle, composer dans un système inévitablement déjà existant. L’objectif serait donc de s’isoler complètement afin de s’éloigner le plus possible du risque de composer à partir d’un système déjà présent et c’est ce que Soleri a engagé en installant son projet au milieu du désert de l’Arizona par exemple. Ici encore plus, ce projet porte un statut particulier dans le sens où il est en lui-même un véritable laboratoire, un pôle de recherche au service de l’Arcologie. Son statut en cours est une situation qui pourrait s’apparenter à la construction même d’un manifeste qui ne le deviendra réellement que lorsqu’il sera achevé cependant, c’est justement l’effet de la temporalité sur l’architecture qui entraîne cette évolution permanente de cette dernière. Autrement dit, l’architecture manifeste n’est-elle pas constamment en train d’écrire et de construire son propre manifeste ? Mais, on pourrait également appliquer la même réflexion au manifeste littéraire dans le sens où un texte est également soumis à l’espace, aux traductions, aux époques, il est physiquement réinterprété au cours de l’Histoire comme l’architecture bâti l’est sensoriellement aussi. Encore une fois, depuis la difficulté déjà présente d’affirmer des critères d’évaluation du genre manifeste littéraire, l’appliquer à l’architecture bâti l’est tout autant si ce n’est plus au regard de la multiplicité des caractères variables et incertains applicables au domaine construit, à sa compréhension, son évidence et son appropriation.

D’autres arguments peuvent également être avancés. Dans l’environnement architectural, il semble être nécessaire de questionner l’unique appropriation de la criticité par le domaine construit. Autrement dit, il ne semble pas inutile de considérer la pratique architecturale critique comme n’étant pas uniquement à vocation d’être un jour concrétisée.

Or, le caractère critique du manifeste semble être essentiel et primordial comme condition d’existence de ce dernier. Si l’on essaie de définir le contenu du manifeste architectural comme simple objet littéraire, le manifeste apparait alors presque systématiquement comme un support critique. Cependant, si l’architecture est sans cesse propositionnelle, pourrait-elle donc toujours contenir le potentiel d’expression de valeurs critiques ? ou alors, le manifeste peut-il être architecturalement critique si l’on considère qu’il ne se présente que sous forme de projection littéraire vouée à le demeurer ? Michael Speaks, lui, à travers sa critique de la « criticité » en 2005, intitulée After Theory, lance un appel à abandonner complètement la théorie sociale critique parce qu’elle étouffe l’innovation, et prône l’intégration d’une pensée architecturale principalement reliée à la pratique architecturale. Si nous acceptons donc l’hypothèseque la pensée critique architecturale ne doit se manifester que par sa

pratique concrète, peut-être devons-nous alors aborder de manières différentes le manifeste comme objet littéraire et celui comme objet architecturale bâti. Le manifeste comme contre-proposition à un ordre établi peut donc interroger sa propre légitimité à être pertinent s’il n’a pas comme objectif de porter à long terme la perspective d’un projet concret.

Même s’il est important de le mentionner pour alimenter le débat, il paraît justement trop contraignant et peu honnête de ne considérer capable de porter un caractère critique et manifeste uniquement les pratiques architecturales concrètes dans le sens où l’Histoire même de l’architecture est et a toujours été enrichie par toutes les entités théoriques développées jusqu’ici.

30

Tous ces exemples incarnent déjà en eux l’étroite complexité que les critères d’affectation de genre, leur inscription historique et leur réalité d’existence rendent possible. La définition de critères d’affectation est aujourd’hui un exercice presque impossible à résoudre tant la diversité de moyens d’expression est grande.

L’âge du manifeste est fini. Les grandes idéologies sont mortes

”

[...] Mais quoi à propos d’aujourd’hui ? De nos jours […] n’importe qui peut publier sa lamentation sur internet. Le manifeste est de retour ! […] Au début du xxie siècle, il y a tant de manifestes potentiels qu’il y a de personnes – internet le rend possible32

”

Même si Marinetti écrivait que « les manifestes, en se cumulant, se détruisent entre eux », il apparaît plutôt qu’en se cumulant, la diversité des existences se multiplie même si le manifeste historique en tant que tel semble bel et bien avoir disparu au regard des œuvres actuelles qui n’ont presque plus rien à voir que ce soit par rapport au contenu, à l’intensité, à l’engagement ou encore à la communication, avec les manifestes traditionnels. Les manifestes contemporains sont donc devenus une constellation presque infinie de points de vue, témoins de la transition « du texte collectif relevant de la polémique et d’une théorie militaire du pouvoir symbolique, à un geste de prise de parole individuelle dans une arène publique »33. Si l’on n’est plus dans la recherche d’une véritable force de frappe, cette multiplication de manifestes témoigne alors de l’apparition d’un exercice de style manifeste. L’ensemble des auteurs cités jusqu’ici proposent d’ailleurs des réflexions sur ce retour métamorphosé du manifeste, le rapport à la forme, à la distribution et au contenu, des critères responsables et identifiés comme composantes variables de la caractérisation manifestaire d’une œuvre, qu’elle soit littéraire ou architecturale. Avec les manifestes rétroactifs, on a déjà observé la possibilité d’une déclinaison et d’une hybridation du genre qui pourrait en théorie être décliné autant de fois qu’il existe d’entités alors, toutes ces nouvelles formes de manifestes témoignent d’une ère du manifeste « après le manifeste ». L’objectif de ce travail a alors été de croiser les complexités d’existence du manifeste en tant qu’objet littéraire et celles que l’architecture en tant que pratique concrète ajoute tout en dégageant un certain nombre de réflexions et d’interrogations. Si le manifeste de l’architecture futuriste représente à lui seul le parfait archétype du manifeste historique, le manifeste META témoigne lui par exemple de l’évolution de la caractérisation des critères du genre manifeste. Ces définitions de genre ne cessent d’évoluer et de s’hybrider en créant des échos de plus en plus complexes venant briser la linéarité du culte du manifeste et des différents récits qu’il parviendrait à porter. Ces sujets sont évidemment

– [32Justin McGuirk, Icon of the Month. The Manifesto, Icon, 2007, p. 36]

– [33Viviana Birolli, Building the Manifesto: From Antonio Sant’Elia’s La Città Nuova to the Contemporary Architectural Manifesto, op.cit.]

31

liés à des questions primordiales et centrales à l’architecture à savoir le rapport entre la théorie et la critique, la question de la temporalité, de l’héritage historique, du patrimoine, de la pratique présente, de la prospective et de la définition du futur.

”

– [34Ibid]

S’il y a un aspect commun à ces reprises du manifeste, il s’agit en effet de leur rôle dans l’articulation et l’évolution des rapports que les architectes du passé ou du présent instituent entre représentation et réalisation architecturale, architecture comme discipline pratique et comme démarche théorique.34

”

L’organisme manifestaire semble alors couver une sorte de laboratoire universel où sont expérimentés modèles théoriques, contre-culture, partis-pris discursifs et architecture injonctive. Que ce soit comme outil d’insurrection, de déclaration, d’appel ou tout simplement comme énonciation d’un programme, les manifestes littéraires et traductions bâties représentent un ensemble hétéroclite de tentatives d’argumenter et d’affirmer une ou plusieurs postures critiques. Si l’on défend l’idée portée par le manifeste avant même le format, on observe donc ces dernières décennies un réel manque de catégories critiques capables d’encadrer des formes contrevenantes aux définitions historiques du genre. Le manifeste reste censément un genre voué à une perpétuelle requalification, en quête d’identité, de caractérisation et de recherche d’affectations, aussi nombreuses que les sujets et enjeux emparés par ces apparitions et expressions critiques manifestes.

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Bibliographie | Antonio Sant’Elia, Le manifeste de l’architecture futuriste, Milan, 11 juillet 1914 | Antonio Sant’Elia, Manifeste, Milan, mai 1914 | Bernard Tschumi, Architectural Manifestos, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, New-York, 2014 | Charles Jencks, The Volcano and the Tablet, dans Theories and Manifestos of Contemporary Architecture, édité par C.Jenks et K. Kropf, Londres, 1997 | Claude Abastado, Introduction à l’analyse des manifestes, Paris, 1980 | Felicity D. Scott, Tournaments, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, New-York, 2014 | Ferdinand Brunetière, L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature, dans, Leçons professées à l’École normale supérieure, Paris, 1914 | Filippo Tomaso Marinetti, Le Manifeste du futurisme, Gazzeta dell’Emilia, Bologne , 1909 | Hélène Jannière, La critique architecturale, objet de recherche, 2009 | Juan M. Otxotorena, Contemporary architecture annd the manifesto genre, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, New-York, 2014 | Justin McGuirk, Icon of the Month. The Manifesto, Icon, 2007 | Masahiro IEMURA, Arcosanti - Utopie : l’influence de l’utopie sur le réel, 2016 | Mark Wigley, Manifesto fever, dans After the manifesto, édité par C.Buckley, NewYork, 2014 | Martin Mircea, La théorie des genres littéraires naguère et maintenant, Université de Bucarest, Bucarest, 2019 | McCullough L., Conversations with Paolo Soleri (Princeton Architectural Press), 2012 | META architectuurbureau, manifeste META, par Niklaas Deboutte et Eric Soors, Anvers, 1991 | Murray Fraser, Introduction : the cultural context of critical architecture, dans Jane Rendell, Jonathan Hill, Mark Dorrian, Murray Fraser, Critical Architecture, London: Routledge, 2007 | Régis Debray, Qu’est-ce qu’un manifeste littéraire ?, 1994 | Rem Koolhaas, New York Délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, 1978 | Robert Venturi, Learning from Las Vegas, 1972 | Serge Marel, Manifestes avant-gardistes : la rupture entre politique et société, Lignes n° 40, 2013 | Tristan Tzara, Manifeste dada, Milan, mai 1918

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Iconographie | Première publication du manifeste du futurisme dans le Figaro : https://patertaciturnus.files.wordpress.com/2014/11/figaro-futurisme.jpg | Umberto Boccioni, A Futurist evening in Milan, encre, 1911 : https://img.wikioo.org/ADC/Art-ImgScreen-1.nsf/O/A-8XZ3KX/$FILE/Umberto_boccioni-a_futurist_evening_in_milan.Jpg | World Trade Center de Bruxelles par le bureau Groupe Structures, 1972 : https://www.51n4e.com/media/pages/reflections/education-from-insideout/1069324175-1589445877/051b-wtc.jpg | Huis Van Roosmalen par Bob van Reeth : https://www.architectuur-fotograaf.eu/portfolio/antwerpen/_fdv0892 | Xaverious College à Borgherout par META architectuurbureau , Anvers, Belgique, 2020 : ttps://divisare-res.cloudinary.com/images/dpr_3.0,f_auto,q_auto,w_400/ v1590760332/tzivhwbrrswjxmqhgwrm/meta-architectuurbureau-bvba-filip-dujardin-new-kindergarten-for-the-xaverius-college-in-borgerhout.jpg | schéma des théories de Paolo Soleri : https://organicisminarchitecture.files.wordpress.com/2013/11/arcology-4.jpg | axonométrie d’Arcosanti : https://journals.openedition.org/belgeo/docannexe/image/16803/img-2.png | photographie d’Arcosanti : https://bloximages.chicago2.vip.townnews.com/tucson.com/content/tncms/assets/v3/editorial/2/87/28790f44-3c8e-5645-834a-897d483b5a50/5cd61ad864a23.image. jpg?crop=996%2C997%2C388%2C86&resize=1200%2C1201&order=crop%2Cresize