Lu si... 10

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Lu si… Opiniâtrement, paisiblement, à la folie, tendrement...

Janeczka Dabrowski

Édition décembre 2015 — n° 10 — Prix France 3,00 €

DARJEELING

J

me suis éveillée tôt, sans que la nuit ne creuse en moi de nouvelles cicatrices. Ai-je rêvé de toi ? Ai-je entendu ton rire ? Je ne me souviens de rien, hormis du vrombissement de la chaudière se mettant en branle. Sans prendre le temps de me doucher, je suis sortie, étrangement légère, mon écharpe de laine enroulée autour du cou, les mains dans les poches. J'ai marché pendant de longues minutes, à l'affût de cette nature qui se réveille, se révèle un peu plus chaque jour. Le chant matinal des oiseaux m'a rappelé ton départ, il y a quelques mois déjà, assourdissant… N’était-ce pas plutôt hier ? E

Mes pas m’ont menée vers notre café. J’ai déniché une table dans la cour, encore encombrée de larges plaques de neige sale, dépouillée de ses vignes grimpantes. Tu te rappelles combien les guêpes nous avaient assaillis cet après-midi-là ? Incapable d’entendre les bruissements des autres clients à la peau trop pâle qui se massaient dans la salle, j’ai préféré me retrouver seule avec les mots d'une autre. « On estime souvent bien mal le temps qu'il nous reste. On jette tout sans avoir pu aller jusqu'au bout*. » Partir en voyage intérieur, sillonner une ville qui m’a vue naître, mais qui n’a pas révélé tous ses mystères et oublier cette autre, dans laquelle nous avions fini par nous déchirer. Se départir un à un des souvenirs d'une relation, sans doute condamnée dès le premier regard échangé. Je commande un thé, celui que tu préfères. Des volutes s’esquissent dans l'air encore frais ; chaque gorgée me semble moins chaude que la précédente. L'amour s'effrite-t-il avec chaque baiser posé sur les lèvres de l'autre, chaque caresse abandonnée sur un corps ? Les minutes s’effilochent. Presque sur la pointe des pieds, le serveur apporte un nouveau réservoir métallique rempli d'eau bouillante. Peut-être a-t-il deviné que je ne quitterais pas les lieux avant d'avoir terminé mon livre, que personne ne m’attend, que j'avais laissé mon téléphone sur la table de chevet, qu'il ne sonnerait pas encore aujourd'hui ? J’ai repris ma lecture. « La fleuriste s’apprête à ouvrir son kiosque pour la première fois de la saison. Il n'est pas encore dix heures. J'ai la journée devant moi et la vie au complet en dedans. » …/...


…/... Je referme le roman, dépose un billet sur le zinc. Un moment, mon regard se noie dans celui du propriétaire des lieux. Quelques bouffées de nostalgie se dissipent dans l'air saturé d’effluves de torréfaction. Tente-t-il, lui aussi, d’oublier une ancienne flamme ? « Belle journée à vous ! » Quelques mètres plus loin, de façon presque automatique, je pousse la porte à tambour, descends les marches et retrouve un quai cent fois foulé. Je laisse le livre sur un banc déserté. Je n’en ai plus besoin. Lucie Renaud *Mélissa Verreault, V oyage léger

RÊVE BRUN Il reste Un fond de café dans ma tasse Couleur de bois lointain Odeur de matin d'ici Un trait de nacre à la surface

Il reste Pour moi seule un liquide magique Dans l'humble récipient Mes lèvres sur le bord Pour les dernières gouttes

Il restera D'infimes traces Comme des souvenirs familiers Tendres et ténus Sur les fraîches parois Un rêve brun du proche et du lointain À mon chevet

Ninou Dubois

Françoise Millot

LE MOT DE LA RÉDACTION

SOMMAIRE Darjeeling Rêve brun L’attention au détail Ceci n’est pas une théière La collectionneuse Les mots pour le dire Chez Nonette Tango Commande ce que tu veux Tafé Express Les mots fumants du dictionnaire Mr Wood Une tasse de thé Café filtre Papou Allergie

Lucie Renaud Ninou Dubois Janeczka Dabrowski Michel Westrade Philippe Godet Armelle Mabondzo Corinne Saint-Mleux Nathalie Ventura Caro Mennesson Llerena Tamara Piralian Stéphane Branger Charles Duttine Louis Maillé Irène Ceglinski Anne Voyer Ghislaine Balland Janeczka Dabrowski

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Lu si… est le reflet de ceux qui l’ont fait naître et exister, anciens et tout nouveaux compagnons de dessins, photos et écriture. Les contraintes qui ont suivi la Sélection 2014, financières puis personnelles, ont ralenti notre rythme d’édition et nous ont amenés à réfléchir à notre projet. L’année 2015 a aussi été marquée par un travail plus local avec le développement d’ateliers d’écriture. Pour 2016, nous envisageons une édition de Lu si… version web, audio et imprimable qui s’articulerait autour d’un artiste, de ses œuvres et son univers. Un questionnaire à la Proust autour duquel graviteraient nos propres textes. Les ateliers perdureront. Nous sommes évidemment à l’affût de nouveaux projets. Pour connaître la suite de l’aventure, vous pouvez nous retrouver sur :

 ass.autourducourt@gmail.com http:// assautourducourt.canalblog.com Sans oublier notre page Facebook ! Toute l’équipe vous souhaite une excellente année 2016. À bientôt...

Caro Mennesson Llerena 2


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

L’ATTENTION

D

AU DÉTAIL

que je l’avais vue, j’avais tout de suite su. Il n’y avait pas eu besoin de mots. ÈS

Elle prit place en face de moi. J’étais abasourdi. Le brouhaha des clients dans ce café bondé emplissait mes tympans comme du bruit blanc. Je ne comprenais rien de ce qui se disait. Et ça m’était égal. Laissant de côté mon expresso, je l’ai observée, étudiée, scrutée. La même personne, décidément. Blonde, cheveux mi-longs, lustrés. Un regard d’un azur pur, souligné d’un trait cendré. Des lèvres douces, pleines, rehaussées d’une pointe de rouge à lèvres. Elle se remit une mèche de cheveux derrière l’oreille d’un geste anodin, nonchalant. Ses nouvelles boucles en argent se balançaient légèrement, captant les quelques rayons de soleil qui filtraient à travers la vitre. Ce bijou  un motif un peu bohémien, en filigrane  lui allait très bien. C’était bien la même personne que je connaissais, que j’avais vue la veille au soir. Cependant, elle paraissait tellement différente : le regard plus brillant, les joues plus rosées, les traits plus sereins. Et ces nouvelles boucles d’oreilles que lui avait offertes mon meilleur pote la semaine passée. Elle m’a souri gentiment, d’un air presque contrit, puis s’est levée. Je n’avais rien entendu. Ce qu’elle m’avait dit, je n’en avais pas besoin. J’avais compris. Le bourdonnement des conversations continuait autour de moi. L’éclat de ses boucles d’oreilles restait incrusté dans mes yeux. Dès que je l’avais vue, j’avais tout de suite su. Il n’y avait pas eu besoin de mots. Texte et photographie - Janeczka Dabrowski 3


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

CECI N’EST PAS UNE THÉIÈRE

C Caro Mennesson Llerena

OMME

d’habitude, ce soir-là, avant que l’on se quitte, Ève prépare

du thé.

C’est une véritable alchimiste. Je me demande par quel miracle elle obtient ce breuvage qui évoque à la fois le goût des gâteaux aux raisins, le parfum des vignes en fleurs, la saveur de grenade, la douceur du miel et du lait confondus, les fugaces odeurs du safran marié à la baie de mandragore, et par-dessus tout, la caresse dominante de la figue relevée d’un soupçon de poivre, harmonie où je retrouve le goût de ses tétons. Le thé d’Ève est écriture à travers laquelle on peut se dire ; il est langage nécessaire à toutes les nuances du vivre, du ressenti, un poème disant l’émoi, contant la terre au ciel. Grand voyageur, il nous veut explorateurs d’étranges lointains, d’Orients inexplorés. La théière dans laquelle s’épanouissent ces parfums est en porcelaine de Meisen. Sur ses flancs à l’ivoire mat, elle arbore des fleurs, à peine roses, qui serpentent comme tatouages ténus sur une fine épaule. Amoureuse, elle est prête, elle attend ce liquide, ces arômes qui la pénétreront, lui chuchoteront l’amour, féconderont un lai à la manière d’Aquitaine. Cette nuit, comme chaque fois que j’ai goûté à ce philtre, je rêve pour nous à un grand lit parfumé de toutes les douceurs du thé et tes seins ont saveur de figue poivrée. De temps à autre, m’apparaît une table basse, juste là pour exposer une théière. Sa porcelaine a couleur de ta chair, d’un blanc translucide. Un fin nuage de parfums à la fois légers et capiteux s’en échappe. Je te perds, te cherche, te trouve, me réveille, mécontent, avide. J’ai soif. Vers sept heures, ma mère me réveille. Je descends l’escalier tant bien que mal, la tête mal assurée. Sur la table de la salle à manger est posée une théière, semblable à celle utilisée par Ève, des cookies, des brownies, tout ce que j’aime ou qu’elle s’imagine que j’aime. Maman prévoit tout, ne laisse rien au hasard. Les longs cheveux noirs, le visage allongé, elle est très belle, me regarde avec tendresse, me dit : « Bois, ça va te faire du bien. » Mais pourquoi ce thé ce matin, elle qui ne jure que par le café ? La théière est là, avec ses fleurs pâles, à peine esquissées sur l’ovale d’une fine porcelaine. Je pense au ventre d’Ève, légèrement bombé. Me reviennent les senteurs de la nuit. « Bois, mon chéri, ça va refroidir. » Je verse dans la tasse un liquide jaunâtre, ne sens rien que l’encaustique des meubles qui me cernent. Je bois une première gorgée. Non, ceci n’est pas une théière.

Michel Westrade 4


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

LA COLLECTIONNEUSE

U

jour, tandis que nous nous rhabillions après la sieste, Hélène subtilisa une de mes chaussettes et l’enfouit dans la vaste poche de sa robe. Elle affirma que ce serait pour elle une sorte de talisman qu’elle pourrait triturer à sa guise en pensant à moi. Cette idée étrange me contraria un peu, car il s’agissait d’une de mes paires favorites, des beiges finement rayées de noir, avec les extrémités jaune d’or, mais après tout, que valait une chaussette en regard de l’amour, même si elle provenait d’un fleuron de la bonneterie troyenne. N

Cet été-là, j’avais pris l’habitude de venir chez elle en début d’après-midi. J’aimais la maison d’Hélène. Je m’y sentais comme chez moi, et déjà, je fantasmais sur un avenir de couple. Invariablement, aussitôt arrivé, elle me proposait un breuvage assez incongru pour la saison : une tisane. Elle ouvrait une mallette d’osier d’où s’échappaient de suaves senteurs herbacées. Elle détaillait longuement la vingtaine de sachets froissés qu’elle avait fait venir de Pontarlier par colis spécial, une véritable collection, dont les parfums se mêlaient allègrement. Pendant que l’eau bouillait, je furetais dans sa cuisine, découvrant çà et là des objets en ribambelle. Dans un tiroir gisaient des dizaines de flacons identiques contenant une grande variété d’épices. Sur une étagère, Hélène avait disposé toutes les fèves récupérées depuis des années dans les galettes des rois. Sur le rebord de la fenêtre, s’alignaient une bonne douzaine de moulins à poivre. Dans la salle de bain, je constatais que les flacons de gel-douche envahissaient le bord de sa baignoire. « Tu es une sacrée collectionneuse », m’amusai-je. Elle ne se laissa pas distraire. La confection de la tisane était en effet l’occasion d’un cérémonial, dont Hélène s’acquittait avec des gestes d’une grande délicatesse, en parfaite contradiction avec les propos insanes qu’elle murmurait à mon oreille lorsque nous étions au lit. Je me plaisais à la regarder faire. Elle déposait dans un filtre de papier quelques pincées d’un mélange de feuilles et de fleurs séchées. Elle disposait le filtre au centre d’une tisanière de verre transparent, puis versait l’eau bouillante. Je m’étonnais à chaque fois des couleurs étranges qu’arborait l’infusion. Je me souviens notamment du bleu roi qu’afficha aussitôt trempée une mixture abondamment florale. Le plus amusant était que la couleur changeait. Ainsi ce bleu se mua bientôt en un vert clair fluorescent, qui lui-même devint émeraude avant de se fixer sur un orangé assez profond. Cette instabilité aiguisait ma soif de découverte, me faisant oublier que j’aurais sans doute préféré une bière bien fraiche. Hélène versa le breuvage dans des bols de porcelaine fine. Nous attendîmes qu’il refroidisse un peu, avant de le déguster à petites gorgées, sans sucre et sans miel. Si je me souviens particulièrement de cette tisane facétieuse, c’est que nous la savourâmes le jour où Hélène m’envoya étourdiment chercher un mouchoir dans le tiroir de sa commode. La curiosité me fit alors ouvrir une boîte à chaussures qui s’y trouvait. Elle contenait une grande quantité de chaussettes orphelines, parmi lesquelles je reconnus aisément la mienne. Je dois bien avouer que cette collection-ci ne me plut pas beaucoup.

Texte et photographie - Philippe Godet 5


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

LES MOTS POUR LE DIRE

T

ou chocolat ? Sur le point de donner à son fils la tasse de café, Jean sent les mots se bousculer dans sa tête. Et puis comme un trou noir. Il ne sait plus. Oh, pas bien grave : son silence est passé inaperçu, le geste est compris et le breuvage promptement goûté. HÉ

Il est fort, ton café ! Tu aurais un peu de sucre ? Sur le point de prendre alors le bocal de farine, il perd pied, submergé par une vague d’angoisse. Le « sucre » dans le café, impossible évidemment ! Alors, le sucre, il l’a appelé comment ? Et il l’a rangé où ?

Papa, ça va ? Oui, oui, ça va, ça va aller. Juste un moment d’égarement. Tout va rentrer dans l’ordre. Il bafouille à grand-peine : « Tu sais où c’est. Sers-toi. » Et s’il avait atteint un point de non-retour ? Si c’était trop tard désormais ? Retraité et veuf depuis quelques années, il se lassait de son quotidien solitaire et sans surprises. Un jour, il s’était souvenu d’un conte lu bien des années auparavant. Un homme vivant seul avait décidé de changer les noms des choses. C’était amusant et, surtout, cela lui permettait de changer d’univers, jusqu’au jour où il n’avait plus pu communiquer avec les autres… Pauvre idiot, avait conclu Jean, qui avait évacué le récit de sa mémoire. Et puis, l’histoire lui était revenue récemment. Ça ne manquait pas de piquant, après tout. Sans trop d’efforts, il pouvait lui aussi pimenter un peu sa vie. Créer un monde nouveau sans partir de chez lui. Il saurait néanmoins s’arrêter à temps, se rappeler et retrouver le juste nom des choses pour comprendre et être compris. Et s’il s’était trompé ? S’il était tombé dans le même piège ? Il avait cru apporter un peu d’humour, de sang neuf à sa vie. Mais l’inverse se produisait. Il avait souhaité fuir l’ennui. Ce faisant, il jouait avec le feu. Si bien qu’il risquait de s’isoler des autres, de s’enfoncer dans l’isolement et de sombrer peut-être dans la folie. Il se ressaisit et entrevoit comme un nouvel espoir, un possible qui le remplit d’une joie d’enfant. Réapprendre les mots, leur sens et leur portée, redécouvrir la richesse du langage et sa valeur : pont indispensable et si précieux vers les autres.

Michel Westrade

Il lève les yeux vers son fils, lutte pour trouver les mots, y parvient enfin : « Et si tu m’offrais un dictionnaire pour Noël ? »

Armelle Mabondzo 6


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CHEZ NONETTE

M

A camionnette stationnée, je m’avance doucement, à pied, vers le petit groupe de maisons anciennes, aux volets bleus et aux façades grises faisant l’angle de deux ruelles, au pied de la tour. Le chèvrefeuille laisse apercevoir la porte entrouverte de ce café, qui ne semble pas en être un. Comment savoir qu’un établissement de licence quatre se cache derrière un écran vert et de délicates roses blanches. Parfum délicat que je ne retrouve pas à l’intérieur, car un nuage de fumée de cigarettes m’enveloppe aussitôt que je franchis le seuil de la vieille porte aux boiseries lourdes à la peinture écaillée. Je m’assois au comptoir de formica rouge, après avoir fait la bise à la patronne. Son lieu porte son prénom. Accrochées aux murs enduits de chaux, d’étranges compositions florales et photographiques, réalisées par un artiste du coin, semblent danser. Rosé pamplemousse me voici, boisson favorite commandée dans ce petit café original et chaleureux. Quelques tables en formica vert, quelques vieilles chaises en chêne, parquet au sol, loupiotes aux coins éclairant à peine, nombreuses plantes vertes devant les deux seules vieilles fenêtres, et surtout ancien poêle à bois norvégien en fonte noir au milieu de la pièce, qui réchauffe l’atmosphère. La patronne choisit un verre-ballon sur son étagère en verre blanc simplement posée sur son comptoir, observe sa transparence à la faible lumière de la fenêtre, ouvre son vieux réfrigérateur repeint de rouge acrylique, y prend une brique de véritable jus de pamplemousse, remplit à moitié le verre, puis y verse un petit vin rosé de Touraine bien frais. Par la même occasion, elle se sert un ballon de rouge et nous trinquons. Avec délice, j’absorbe une gorgée de ce breuvage qui me rappelle le Sud, les cigales, la garrigue, le thym sauvage et la sarriette, la caresse du soleil sur mon nez. Entre alors le premier habitué. Trépidant, la queue ballante, il se dirige fissa vers la cuisine, derrière le bar, en espérant trouver un petit encas de dernière minute… dans la poubelle : Lulu, robe couleur de feu, yeux vifs et langue pendante, très sympathique et affectueux, Lulu le toutou de Léon, son maître, qui ne tarde à venir et à offrir sa tournée. S’ensuit l’arrivée remarquée de Dédé et de ses sacrées moustaches blanches. Il sourit en les caressant, ôte son galure, et lui aussi paye sa tournée. Aussi en suis-je à mon troisième ballon de rosé pamplemousse, vrai rosé pamplemousse, et non de cette espèce toute préparée, bien chimique, vendue dans les supermarchés quand l’été approche. Je vais m’arrêter là, et rentrer chez moi. Le temps de dire bonsoir, l’ambiance va monter, d’autres habitués arriveront et le vin coulera dans les verres !

Corinne Saint-Mleux 7


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TANGO

L

images défilent, et, le front abandonné contre la vitre du train, je navigue sur des vagues de territoires inconnus. De longs dégradés verts. Des plongées de nuages frôlant des collines dont je fixe à peine la forme. Elle est enivrante cette impression de posséder totalement un paysage, puis de le perdre doucement, en passant au suivant. Au suivant, chantait le poète, au suivant. Depuis toujours, je ne fais que flirter avec l’envie du suivant, incapable de jouir d’un bonheur présent, toujours en attente d’un ailleurs, d’un meilleur, d’un parfait à faire cogner les battements de mon âme. De mes voyages en train, j’aime le tressaillement de la vitesse contre mon corps et aussi cette liberté de puiser, dans le regard neuf des autres passagers, la force de me donner des airs de quelqu’un d’autre. Perdre mon regard gris sous le masque de la séduction ou celui de l’innocence. Un jeu à faire passer le temps et à ranger mes désordres d’enfant. ES

L’arrêt. Le quai vide. Les corps s’agitent et s’engouffrent avec un instinct de survie supérieur dans le circuit de l’existence. Moi, en suspens dans un semi-rêve, descendant instinctivement une petite valise noire du portebagages voisin. Les verrières de la gare de Lyon ne donnent leur lumière qu’au faîte de la journée or, le jour se meurt. Je suis assise à la table d’une brasserie et je l’espère. L’attente. Une tasse d’un café plus noir que ses yeux posée en bordure de table. Il a dit qu’il serait là. Et ma gorge se serre doucement comme lorsque j’étais enfant et que je comprenais en suivant les regards qui ne s’arrêtaient pas sur moi que je ne serais jamais la préférée. Je me réfugie dans l’idée que les élèves de son cours de piano ont eu du retard. Je sors une vieille partition de Brahms, où il a annoté les doigtés de la main gauche. Je ferme les yeux pour chercher le délicieux frisson de son rire au matin. Soudain, mon regard glisse sur elle, sa jupe trop longue, ses bracelets trop nombreux, trop brillants. Ses yeux bleus, souillés par les caniveaux de la vie s’accrochent à moi. Elle s’avance pour demander quelques pièces. Je lui offre de s’asseoir, puis, avec cet odieux sentiment de me croire quelqu’un de bien vrillé au ventre, je commande un sandwich. Elle mange sans rien dire. Puis, avant de partir, jette un œil sur les dépôts du brouet mal filtré au fond de ma tasse. Elle prend ma main, me regarde avec intensité et lâche quelques mots : « Le serpent, le serpent dans ta tasse,

Les battements de mon cœur qui s’affolent. Mon regard qui dérape sur la bordure des quais, qui accroche le vide parce qu’il lui est de toute façon destiné. Ma main qui arrête une larme, puis deux. Le quai est toujours vide et ma tête collée contre la vitre d’un train repartant vers le Sud. Peut-être est-il venu finalement. Trop tard. Sous la lumière artificielle d’un wagon de seconde classe, je rêve déjà au suivant.

Bénédicte de Sousa

c’est la trahison, la trahison pour toi. Méfie-toi ».

Nathalie Ventura 8


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

COMMANDE CE QUE TU VEUX

J

le laisse à sa conversation téléphonique. À droite, trois maisons se terrent à flanc de montagne. Pierres sombres contre arêtes coupantes. « L’escale rêvée » est peinte sur un panneau délavé. Je me dirige vers une lumière pâlotte qui se dessine derrière le carreau. Le restaurant sera peut-être ouvert. E

Je m’assois près d’une fenêtre grise. La salle est plongée dans la pénombre à l’instar de cette route encaissée entre des blocs durs, tranchants. Longues voies qui descendent ou grimpent sans fin, sinueuses, charriant des camions et des caravanes poussives. La patronne me tend une carte tapée à la machine. Les tâches de graisse y dessinent un curieux planisphère. Il est seize heures ; je n’ai pas faim. La porte s’ouvre et se referme ; j’essuie une larme. Malgré un été qui se veut précoce, un vent cinglant balaye notre route depuis l’entrée en zone de montagne. Une deuxième larme vient, une troisième ; je sais que ce n’est pas à cause du froid. C’est lui. L’autre. L’absent. Il s'était assis face à moi et m’avait posé cette question transparente : « Qu’est-ce que tu prends ? » J’avais choisi un Viandox. Un thé ou un café aurait signifié une nuit blanche, les tisanes en sachet m’auraient laissé un goût de carton en bouche. Un chocolat après une semaine de rosé et de repas entre amis que les années avaient éloignés m’aurait soulevé le cœur. Yann avait eu ce petit sourire en coin que je détestais et que, sans doute, je craignais. Plus tard, en surprenant une conversation sur le parking du Campanile, je l’entendis rire au téléphone : « Un Viandox, imagine… Ridicule. » Et plus tard, bien plus tard, je sus que son interlocutrice s’appelait Astrid, qu’il l’aimait déjà. Je le quittai très vite, au retour. Je ne savais pas encore qu’il me trompait. Mais son Viandox moqueur m’était resté sur le cœur.

Bénédicte de Sousa

Je lève la main et montre une ligne sur l’ardoise. Si j’osais, je m’avouerais que « L’escale rêvée » est celle qui avait vu le petit sourire en coin de Yann poindre. Témoin à peine oublié de mon incapacité à me conformer aux codes des relations homme-femme : compliments, romantisme, rébellions parfois nécessaires. Qui me laissait en miettes. Mon dernier mec s’approche de moi, lui aussi ne quitte jamais son portable. « Un vin chaud aux épices, je vais rêver de tes baisers. » Soudain, il redevient sérieux. Va-t-il lui aussi me laisser sur le bord de ma route ? Tandis que la patronne dépose devant lui une tasse fumante, je le vois rougir « Chérie, je suis désolé, j’ai commandé un Viandox ». À mesure que je savoure chaque gorgée colorée d’orange et d’épices, l’endroit semble s’éclairer ; un feu d’été a été allumé dans la cheminée. J’ai soudain une furieuse envie de rire. Aux éclats.

Caro Mennesson Llerena 9


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J

TAFÉ

’ATTENDS mon tour. Je sens le poids des autres sur moi. Dehors les voitures filent sous la lune, filent vers la plage. En ce début de mois d’août la chaleur écrase les vacanciers. Plusieurs se sont déjà arrêtés chez nous, s’assoient les yeux dans le vague et commandent :  Un café s’il vous plaît.  Un expresso, merci.  Un café serré, monsieur  Un double, pas de souci. Ils font leur possible pour les servir rapidement car je vois que la fatigue les gagne. Ils sortent leurs portables, vont aux toilettes, disent deux mots au serveur, histoire de se tenir éveillés. On est situé au bord de la route. Les phares zèbrent de leur lumière blanche le bord de la Nationale. Je commence à me sentir un peu mieux, plusieurs sont partis. J’espère tellement être utile avant la fermeture. Hier j’étais encore enfermé dans la machine. J’ai entendu des cris, un bruit strident et puis plus rien. Quelques minutes plus tard des hommes en bleu sont venus demander des bouillons chauds… J’attends mon tour avec impatience. Je vois les mains qui tirent, poussent, tapent encore et encore. La machine à café soupire.  Plus que trois et nous allons fermer !  Moi, un crème s’il vous plaît.  Avec une larme de lait, merci.

Il est entré tenant par la main un petit garçon d’environ trois ans. Il a souri et s’est assis. L’enfant s’est installé sur ses genoux, a passé un bras autour de son cou. L’homme a déposé un baiser sur sa joue en lui murmurant quelque chose à l’oreille. Le garçon s’est levé précipitamment, hissé, ses yeux atteignaient à peine le comptoir.  S’il te plaît Monsieur, un jus pomme et un tafé.  Un café, chéri, un café, dit le père.  Tout de suite mon p’tit gars.  Ah ! C’est mon tour enfin, je vais rentrer dans cet homme. Je vois bien qu’il a besoin de moi, il frotte son visage énergiquement, étire ses jambes tout en soupirant. Bientôt une heure du matin. Il est le dernier, comme moi.  En m’apportant, le serveur heurte le pied d’une chaise, je vacille.  Voilà, enfin je suis à lui. Il me hume, j’adore cette sensation. Puis d’un geste vif m’aspire. Je glisse d’un coup dans son tube digestif et m’applique à déposer toute ma caféine sur les cellules fatiguées de son cerveau. Il se lève d’un bond, règle, prend son fils dans ses bras et regagne sa voiture. La route droite s’enfonce dans l’horizon. Le petit s’est endormi. Papa chantonne.  Je sens que je dois entrer en action car ses yeux commencent à se fermer par intermittence. J’active son cœur qui palpite, je tire sur ses prunelles… Je l’entends qui dit : « Plus que cent kilomètres et dodo ! » Soudain un grand fracas, des éclairs de tôle éclaboussent les arbres environnants. De toutes mes forces restantes car je suis maintenant tout petit dans le fond de son estomac, je maintiens ses yeux ouverts. Sur la voie de gauche il entraperçoit l’accident, ses mains sont prises d’un léger tremblement. Une heure plus tard la voiture s’engage dans un chemin campagnard et s’arrête devant une petite maison. Une fenêtre est encore éclairée. Une femme enveloppée d’un châle bleu vient à sa rencontre. Tamara Piralian 10


Caro Mennesson Llerena

THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

EXPRESS

L

paysages défilaient derrière la vitre de la voiture Bar-TGV. Bryan était resté debout, car il y avait trop de monde pour trouver une place assise. Le bar était ouvert depuis une demi-heure seulement. Le café qu’il buvait lui semblait assez insipide. Un café capsule, le genre de truc à la mode que les gens ont même chez eux et qu’il détestait. Ajoutez à ça, le goût du gobelet en carton et celui de la touillette en bois et le tableau est parfait. Parfaitement dégueulasse. Et en plus, le prix. Mais il n’y avait pas le choix si on voulait boire un café ou enfin une boisson chaude qui lui ressemble. ES

Bryan avait pris le TGV à Paris gare de Lyon ce matin-là. Arrivé en avance, ce qui n’était pas son habitude, il avait eu le temps d’en prendre un autre dans un petit kiosque en bout des quais. Le café y était bon. La jeune serveuse, blonde aux cheveux longs et yeux noisette, sans doute une étudiante, l’avait servi avec un sourire. Il s’était fait aborder par un homme, probablement un Roumain, qui lui avait demandé : « Un café, s’il vous plaît ». Pas d’argent pour une fois, alors il avait fait signe à la serveuse d’en refaire un. L’homme l’avait remercié plusieurs fois et souhaité : « Bon voyage. » Puis il avait disparu avec le gobelet et une poignée de petites buchettes de sucre. Drôle de rencontre. Bryan avait pensé à cette détresse ; être loin de chez soi, en espérant un avenir meilleur et, en fait, se retrouver dans une situation pire, obligé de mendier, être méprisé et suspecté en permanence. Le train était parti à 10 h 49, à l’heure. Bryan regardait les paysages qui défilaient à une vitesse hallucinante. Très vite, Paris et la banlieue avaient disparu, laissant place à la campagne et à de petits villages qu'il apercevait de loin. Il ne s’était jamais renseigné sur le parcours exact de la ligne. Sa destination était la gare TGV d’Avignon, où il faudrait prendre encore un TER pour regagner le centre. L’odeur des cafés des autres voyageurs planait autour de lui et on déballait les sandwichs sous vide. Un tabouret s’étant libéré, Bryan s’était assis. Il regardait l’écran de son téléphone portable, étonné d’avoir du réseau. Pourtant aucun appel, aucun message. Le café lui laissait un goût amer dans le fond de la gorge. Peut-être aurait-il dû mettre plus de sucre ? Surtout dans ce genre de boisson imposture caféinée. Un verre d’eau aurait été le bienvenu aussi. Mais retourner faire la queue, pour l’instant, il n’en avait pas le courage. Perdu dans ses pensées, son regard alternait sur les paysages et les voyageurs du bar. Il sursauta à l’annonce de l’arrivée en gare d’Avignon TGV. Il devait récupérer sa valise qui n’était pas très loin. Un sourire illumina son visage. Une poignée de minutes et il s'offrirait un café délicieux en terrasse de la vieille ville.

Stéphane Branger 11


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

LES MOTS FUMANTS DU DICTIONNAIRE

I

L s’ennuyait ferme au fond de la salle d’étude. Le surveillant n’aimait pas qu’on ne fasse rien. Il fallait donner l’impression de travailler. Rien ne valait le dictionnaire pour donner l’illusion. Il tournait les pages et le pion était rassuré. Il aimait ainsi se perdre à travers les feuilles de ce gros volume. De vrais romans, tous ces mots alignés de la langue française. De quoi rêvasser et s’échapper de cette maudite salle d’étude. Aujourd’hui, il s’était arrêté par hasard, entre « Cafardeux » et « Café-concert », sur le mot « Café ». Cafardeux, c’est sûr, il l’était en ce moment. Emprisonné, dans un internat privé, en classe de collège où l’on doit subir des heures d’étude, on ne peut que ressentir le cafard. Et lui se disait que plus tard quand il serait grand, il irait mener une vie tourbillonnante au café-concert, même s’il ne savait pas très bien ce que c’était ! Il était en train de détailler la rubrique du mot « Café » : « graine du caféier qui fournit une boisson tonique. » Rien qu’en lisant cette définition, il ressentait l’arôme odorant du bol de café du matin, sa senteur pénétrante, son brûlant parfum et la brume douce qui s’en échappe. Et la rubrique déclinait toutes sortes d’images aux couleurs exotiques : plantations de café, moka, mazagran, café grillé ou torréfié… Il aimait également parcourir et savourer chacune des expressions. « Couleur café au lait »… il pensait à son meilleur copain dont les parents, un couple mixte, avaient produit un beau mélange. « C’est fort de café »… un prof lui avait dit cela à propos d’une remarque qu’il avait osé dire en cours. Et il ne l’avait pas comprise. « Café littéraire »… Là aussi, c’est sûr, il irait un jour quand il serait grand et qu’il serait une personnalité reconnue ! Et puis, en tout petit, caché dans la rubrique, il lut : « Tache de vin ou de café » ou encore « voir Nævus ou Envie ». Il fallait consulter ces autres rubriques. Avec un dictionnaire, quand on est sur une page, c’est parti, on voyage d’un mot à un autre. On n’en finit pas ! De belles échappées pleines de promesses.

À « Tache de café », le dictionnaire lui apprit qu’on nommait ainsi « une marque que présente le corps de certains nouveau-nés et que l’on croyait être le signe d’une envie de la mère ». Sa mère, il n’en avait pas. Il était « orphelin », un mot qu’on prononçait tout bas à son propos et qu’il avait maintes fois consulté. Jamais, il ne saurait ce qu’avait désiré sa mère quand elle l’avait porté. Mais il avait, là, au creux de son bras, cette marque, cette petite tache de café, une empreinte qui ne s’efface pas, qu’il garde tout près de son cœur et qu’il n’oubliera jamais. Charles Duttine 12


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

MR. WOOD

Cela faisait trois ans que Mr. Wood n’avait pas prononcé un mot. Il leva les yeux vers la demi-douzaine d’hommes massée autour de lui, observa un instant l’air anxieux qui liait chacun d’eux, et replongea dans le noir infini de son café.  Laissez-le au moins finir.

Bertille Mallié

«

 Il va falloir y aller Mr. Wood.

Attablé, vautré, le dos formant l’ultime côté du triangle constitué par le dossier et le siège, il avait la main à plat sur la table, et le regard, le regard éternellement collé à sa tasse. Il bougea légèrement la main, et la rapprocha de son visage. Pour son dernier café, on lui avait envoyé des fèves d’El Diviso, l’exploitation colombienne où il avait travaillé pendant deux ans avant de rentrer dans l’Arizona, et de découvrir Marie. Le goût, aussi sombre que la couleur du café, envahit sa bouche, doux comme la femme qu’il avait aimée, et cruel, comme les dix années qui avaient précédé.

 Encore une gorgée, Mr. Wood ? Insidieux également, âcre comme l’enfer des jaloux, et brûlant comme la mort, donnée et reçue par les hommes. En dessous pourtant, encore quelque chose de flatteur, une consolation. Il but à nouveau, mais éloigna la tasse de ses lèvres, comme si elle l’avait brusquement indigné.  Bon Dieu, mon père, vous pensez qu’il y a de ça là-haut ? L’assemblée se figea.  Il n’y a rien, Mr. Wood, « Il n’y a ni œuvre, ni plan, ni connaissance, ni sagesse dans la tombe. »

Un des gardiens jeta un œil au directeur, qui vérifia sa montre. Mr. Wood but une autre gorgée, mais cette fois-ci, le vide qu’il redoutait s’insinua dans sa bouche, et le blanc apparut au fond de la tasse, à peine taché par les dernières gouttes de café.  L’injection doit commencer à 13 h 52. Il va falloir y aller, Mr. Wood. »

Texte et photographie de Louis Maillé 13


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

C

Michel Westrade

"UNE TASSE DE THÉ" ’ÉTAIT jeudi, jour de réception de la cousine Lucas. Jeanne pria la bonne de bien serrer son corset afin de souligner la finesse de sa taille, puis elle passa un élégant chemisier. Le col, bordé de dentelle, cachait les baleines qui lui donnaient une tenue irréprochable mais meurtrissaient son cou. Une fois prête, elle prit la main d’Amélie, raide dans sa robe empesée. Toutes deux enfilèrent l’avenue-du-Bois afin de gagner l’hôtel particulier de la vieille parente. Au coup de sonnette, la domestique ouvrit, puis les conduisit au salon. La cousine entourée de ses « visites » tendit sa joue grumeleuse pour un baiser hâtif et pria la mère et la fille de s’asseoir. Une théière et une chocolatière reposaient sur un vaste plateau d’assiettes remplies de gâteaux bariolés.  Que prendrez-vous, ma chère, du thé ou du chocolat.  Du thé ma cousine, articula doucement la jeune femme, intimidée par le décorum, le regard, attiré par un imposant tableau, œuvre d’un peintre en vogue, couvert d’un voile car il représentait un nu jugé indécent par sa propriétaire. Tandis que le liquide doré remplissait la tasse, la cousine reprit :  Il paraît que l’Exposition universelle est un succès. Les pavillons ont rendu les quais méconnaissables. Un murmure approbateur appuya sa remarque.  J’ai appris que l’on avait reconstitué un village africain, lança une invitée. Avec de véritables indigènes. Un bébé y serait né, il y a quelques jours. Toutes gloussèrent. On irait voir le bébé, comme autrefois, la Cour se déplaçait pour assister à l’insolite spectacle des hystériques consignées à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre.  Votre mari doit être satisfait, ma petite Jeanne, avança la cousine. Jeanne sentit les regards de ces femmes converger vers elle.  L’époux de Jeanne est gouverneur, ajouta sa parente pour clarifier son propos.  Gouverneur, chère madame. Quelle chance que de participer à l’épanouissement de ces pays lointains ! fit remarquer une convive. Du respect mêlé à un fond de jalousie flottait au-dessus de la théière, point focal de ce goûter mondain. Amélie, indifférente, avait terminé sa tasse de chocolat et s’empiffrait de petits fours qui lui collaient aux doigts. Jeanne, flattée, reprit une tasse de thé pour se donner de l’élan et raconta des anecdotes piquantes sur l’outremer. Elle était fière d’être le point de mire de l’assemblée. La cousine qui se taisait et observait attentivement la scène lança soudain :  Il paraît que votre mari, ce bon Augustin, est la cause d’un différend entre les ministères des Colonies et des Affaires étrangères. Il aurait commis une indélicatesse à l’endroit d’un ministre ou d’un consul. On le rappelle en France pour s’expliquer. Je le plains, conclut-elle sur un soupir. L’assistance dégrisée se transforma aussitôt en tribunal. « Est-il vrai, Madame ? » s’enquit une provinciale. « Quelle contrariété pour vous. Une carrière est si vite brisée », ajouta-t-elle perfidement. Jeanne posa la tasse qu’elle tenait encore et murmura :  Effectivement il rentre, mais pour prendre de nouvelles fonctions.  Lesquelles, ma cousine ? s’enquit Mme Lucas sèchement.  Je ne le sais encore mais je vous tiendrai informée. Il se fait tard, nous devons rentrer. Elle remercia, salua à la ronde avec une grâce mêlée d’humilité et saisit la main de la fillette. Dans la rue, la petite qui percevait l’indignation de sa mère blessée s’écria :  Maman, vous détestez le thé et la cousine Lucas. Alors pourquoi allez-vous chez elle tous les jeudis ?  Par devoir, ma chérie.  Quand je serai grande, reprit l’enfant, je n’irai pas boire ce que je n’aime pas chez ceux qui ne m’aiment pas.  Tu feras comme tu voudras Amélie, répondit avec lassitude la jeune femme qui sentait que le liquide comprimé par le corset ne passait pas et qu’elle aurait encore une migraine.

Irène Ceglinski 14


THÉ - CAFÉ - CHOCOLAT…

J

CAFÉ FILTRE E

veux mon café brûlant mais je le bois toujours froid.

Val Tilu photographie

Je commence par le prendre entre mes mains pour sentir sa chaleur, puis de la main droite, je le remue avec la cuillère lentement, méthodiquement. Même si je ne mets pas de sucre ! Ainsi je crée un tourbillon crème et noir qui me captive, et me plonge dans la béatitude. Je suis aspirée par ce trou noir, il me vide l’esprit, me calme, me tranquillise. Quand enfin j’ai la tête froide, mon café l’est aussi. Je bois alors mes pensées bien filtrées.

Anne Voyer TEXTE LIBRE

PAPOU la maîtresse lui avait demandé de faire une rédaction sur la personne qu’elle aimait le plus. Elle avait longuement réfléchi en mastiquant son crayon et elle avait procédé par élimination. Ce ne pouvait pas être son père – elle ne le connaissait pas – ni sa mère – elle criait trop – ni sa demi-sœur – elle voulait toujours la commander – alors, ça serait Papou ! Il serait content, Papou, quand elle lui lirait sa jolie rédaction. Elle commencerait comme ça : « Papou a la peau douce et quand je suis triste, c’est à lui que je raconte mes chagrins... »

À

L’ÉCOLE,

Une semaine plus tard, la maîtresse rendit les rédactions, elle avait eu un « Très bien ». La maîtresse avait même lu sa rédaction devant toute la classe. Elle en était tellement fière qu’elle en parla à sa mère dès que celle-ci rentra du travail. Alors, tu me la lis ta rédaction ? avait demandé sa mère. L’enfant avait hésité un instant, mais l’orgueil l’avait emporté sur l’appréhension. Elle l’avait lue avec application, s’attachant à articuler chaque mot et à mettre le ton, comme la maîtresse le lui avait appris. Elle était tellement contente de sa lecture qu’elle ne comprit pas pourquoi sa mère était partie furieuse en criant. « Un hamster ! Non mais vraiment ! On te demande qui est la personne que tu aimes le plus et tu parles de ton hamster ! Qu’est-ce qu’elle va croire ta maîtresse ? Que ton hamster s’occupe mieux de toi que ta mère ? » Ghislaine Balland Rédaction Auteurs : Ghislaine Balland - Stéphane Branger - Irène Ceglinski - Janeczka Dabrowski - Ninou Dubois - Charles Duttine - Philippe Godet - Armelle Mabondzo - Louis Maillé - Caro Mennesson Llerena - Tamara Piralian - Lucie Renaud - Corinne Saint-Mleux - Nathalie Ventura - Anne Voyer - Michel Westrade Illustrateur : Fabian Latorre - Bénédicte de Sousa  Photographes : Janeczka Dabrowski - Philippe Godet - Bertille Mallié - Caro Mennesson Llerena - Françoise Millot Lucie Renaud - Val Tilu - Michel Westrade  Correcteurs : Flora Mennesson - Isabelle Mennesson - Jean-Claude Laplanche - Jean-Claude Wullaert Rédacteur en chef : Caro Mennesson / Rédactrice : Lucie Renaud / Coordinatrice : Nathalie Ventura / Comptabilité - secrétariat : Anne Voyer

Webmestre Oscar Lacayo Composition Caro Mennesson - Flora Mennesson - Lucie Renaud - Anne Voyer Lu si…

Édité par Autour du court, association régie par la loi 1901. Le Pain Perdu 18340 Plaimpied Givaudins ass.autourducourt@gmail.com http://assautourducourt.canalblog.com https://www.facebook.com/ass.autour.du.court/

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TEXTE LIBRE

ALLERGIE

L

A chose s’était déclarée peu après son retour de Bornéo. Elle avait passé d’excellentes vacances, exotiques, dépaysantes... Un voyage que l’on ne fait qu’une fois dans une vie. Elle avait vu la jungle équatoriale, s’était retrouvée nez à nez avec un orang-outan, s’était perdue sur des îles paradisiaques, avait navigué sur le fleuve Kinabatangan, avait savouré des teh tarik... Aucun problème ne s’était déclaré là-bas. Au contraire, elle avait même trouvé qu’elle s’était bien adaptée à la chaleur, aux conditions rudimentaires. Elle se serait bien vue rester quelques semaines de plus. Puis une fois de retour, plusieurs symptômes s’étaient déclarés. Maux de tête, nausées, hausses soudaines de température avaient au final débouché sur des démangeaisons, des plaques rouges et blanches, comme de l’urticaire. Elle avait dû sortir abruptement de la réunion à laquelle elle assistait pour se ruer chez le médecin. Une fois chez elle, elle avait repassé son séjour à Bornéo dans sa tête. S’était-elle fait piquer par un insecte, mordre par une araignée ? Elle avait pourtant été prudente... Elle s’examina sur toutes les coutures pour retrouver les traces d’une activité suspecte. En vain. Il ne lui restait qu’à continuer son traitement. Le lendemain, une nouvelle crise se déclara, encore plus violente que la première. Elle s’affola complètement. Son imagination lui faisait défiler des dizaines de scénarios, certains loufoques, d’autres étrangement plausibles, bien que frisant la science-fiction. Elle retourna voir le médecin, qui lui expliqua que la violence et la soudaineté de ces crises pouvaient faire penser à une réaction allergique. Dès lors, elle surveilla de près ce qu’elle mangeait, ce qu’elle faisait, ce qu’elle portait, ce qu’elle touchait. Elle rejouait les journées précédentes dans son esprit, essayait de trouver un indice sur ce qui avait pu déclencher cette réaction. Elle ne dormit quasiment pas de la nuit. Le lendemain, la journée fut étonnement tranquille. Elle passa son temps à dormir pour rattraper sa nuit blanche. Elle commençait à penser que cette histoire d’allergie était peut-être juste une erreur. Un petit bug dans le programme. Puis lundi, une fois de retour au travail, une autre crise lui fit quitter les lieux presque immédiatement. Elle fut hospitalisée pour une journée. La crise ne dura que quelques heures. Ses fonctions vitales étant stables, on la laissa retourner chez elle. Elle ne savait plus où donner de la tête. Elle avait l’impression de devenir folle. Le lendemain, elle se prépara : elle ne mit que des vêtements de coton, se lava avec du savon au pH neutre, ne but que de l’eau plate et enfila des gants ainsi qu’un masque chirurgical. Arrivée sur son lieu de travail, elle prit place dans son bureau et nettoya toutes les surfaces à l’aide de lingettes antiseptiques. Elle était parée. Du moins, elle le croyait. Après une demi-heure sans son masque, les plaques rouges étaient revenues et avec elles, une sensation d’étouffement. Tout son corps était enflé, comme rempli d’eau. De nouveau, ruée vers l’hôpital et examinée. Lorsque les résultats revinrent, ils étaient tous négatifs. Il fallut se rendre à l’évidence : elle était devenue allergique au travail.

Janeczka Dabrowski 16


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