Lu si ... 4

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Lu si… version orange... Édition novembre 2012 — n° 4 — Prix France 2,20 €

SAINT–LUC

V

OILÀ.

Le dernier jour.

Sarah arborait un sourire apaisé. Malgré les traits fatigués, meurtris par les longues allées et venues à l'hôpital, elle trouvait la force de s'attarder encore un peu. Pour saluer les infirmières. Offrir quelques mots d'encouragement à celles pour qui le chemin serait encore long. J'avais du mal à comprendre tout ce qui se chuchotait entre elles. Comme si elles se racontaient des secrets. Il y avait quelquefois des larmes, et elles s'embrassaient tellement fort. Des sœurs d'existence que la vie a mises au bord de l'abîme. Comme si l'ivresse d'un coin de ciel bleu suffisait à leur faire croire qu'elle avait vaincu la bête immonde. Je la suivais à distance. En silence. Comme une ombre. Inexistant. Je ne faisais pas partie de leur intimité. Leur complicité. Leur souffrance. J'étais tellement heureux de la ramener à la maison. Et l'idée que j'allais pouvoir me réveiller la nuit et la voir dormir paisiblement me donnait toute la patience du monde. J'allais enfin pouvoir oublier les froides chaises marron et orange de la salle d'attente synonyme de peurs et d'angoisses. Où j'avais passé tant d'heures. Et pleuré tant de fois.

Photographie

et texte :

Armando Ribeiro.

Licence pour usage personnel


U

LE

MOT DE LA RÉDACTION

an, un an déjà, et nous vous présentons le quatrième numéro. Un contenu plus fourni, de nouveaux coups de crayon, de nouvelles plumes, accompagnés de la même volonté : donner une fenêtre au texte court, accorder à la brièveté du récit un autre éclairage que celui du web ou de l’anecdotique. Montrer que dans un univers où tout se twitte, se zappe, s’échange et s’efface, le propos court peut apporter une profondeur et une couleur de langue différente, méconnue mais ô combien riche. N

Un an et s’aventurer vers des thèmes plus ardus. Une photographie pour la phase test, un sujet de saison automnal avec la pomme, des thèmes fédérateurs, musique ou promesse, pour cette fois-ci lancer un thème quand même osé pour un magazine en noir et blanc « Orange ». Les pages qui suivent vous donneront un aperçu des frontières mouvantes et si étendues de nos imaginaires. Un mot, en apparence si simple et tant d’échos naissent en nous. Un an, et certains ont associé leur nom à cette année littéraire. Juste prolongement du travail, du talent des auteurs qui participent à ce défi, jeune certes, mais déjà plus assuré. Un an, surtout, et vous êtes là, encore et nous vous en remercions.

Caro Mennesson

SOMMAIRE TEXTES

LIBRES

La concession La tache L’ombre a tourné De toutes façons

DOSSIER

Janeczka Dabrowski Danalyia Anna de Sandre Didier Jacquot

p. 3 p. 4 p. 5 p. 6

Armando Ribeiro Ghislaine Balland Berthoise Colette Nys-Mazure Adrienne Janeczka Dabrowski Nathalie Ventura Caro Mennesson Lucie Renaud Armelle Mabondzo Philippe Godet Guy Blanchard

p. 1 p. 7 p. 8 p. 9 p. 10 p. 11 p. 12 p. 13 p. 14 p. 15 p. 16 p. 17

Catherine Orsa Caro Mennesson Sébastien Lecain

p. 18 p. 19 p. 20

SPÉCIAL

Saint-Luc La robe orange IKB 66, 1961 Un zeste Cherchez l’erreur Extra orange Peroxydée Un ciel orange Pieds nus dans l’aube Les couleurs de l’errance Sanguine Peau d’orange

RUBRIQUES Petit traité du quotidien Lu si… fait sa rentrée littéraire Courrier du cœur Licence pour usage personnel

2


LA

V

CONCESSION

tout ce qui me reste de la concession de mon grand-père, achetée il y a de cela soixante ans, dans un petit village sur le chemin de Sihanoukville. OICI

Qu’est-ce-qui avait bien pu amener un entrepreneur portugais à vouloir s’installer dans un coin reculé de la campagne cambodgienne ? L’atmosphère moite et tropicale, lourde de mystère, de croyances, sans parler d’une certaine dose de kitsch ? Peut-être mon avô1 s’était-il fait ensorceler par les charmes d’une beauté khmère à la peau dorée et fruitée comme une mangue bien mûre. J’entends sa voix flûtée, je vois ses longs cheveux, ses yeux noirs de jais ; dans ses gestes, la grâce d’une danseuse Apsara2. Soixante ans plus tard, je me retrouve, par hasard, en terre cambodgienne, sans avoir voulu le moins du monde suivre les traces de mon grand-père. En vacances dans le royaume des Merveilles3, sur la route de Kompong Saom4, les rizières défilent sur ma droite, puis les habitations sur pilotis, vieilles, délabrées. Des enfants jouent nus dans la nature ; à côté, des grandmères au krama5 vissé sur la tête ; des vaches maigrichonnes qui ne mangent quasiment rien et n’en donnent pas plus ; des routes de terre, envahies de nids-de-poule... Bref, la campagne dans toute sa luxuriance, sa verdure... sa pauvreté. Malgré le soleil aveuglant, l’atmosphère est conforme à mes attentes : la jungle tropicale semble recéler bien des légendes. Ici, le temps s’est arrêté ; le feuillage en mouvance cache des natures mortes, oubliées depuis longtemps déjà. À cet endroit où se mélangent le présent et le passé, j’aperçois la maison d’albâtre, la maison fantôme. Aucun doute, c’est bien la même. Le bus continue sa route et en un clin d’œil, elle s’est évaporée, dissimulée derrière les palmiers... Ai-je été victime d’un mirage ? Je n’en saurai jamais rien. Janeczka Dabrowski

1

Grand-père en portugais Apsara en khmer veut dire “déesse”. La danse Apsara est connue pour ses mouvements lents et gracieux 3 Le surnom donné au Cambodge 4 Sihanoukville 5 Écharpe khmère typique, à carreaux ou rayures 2

3


LA

E

TACHE

est arrivée la première, s’est assise à la terrasse du café. Ils ne se sont pas vus depuis longtemps. La dernière fois, il faisait chaud et, sur sa robe, elle se souvient, cette petite tache. Elle avait peur qu’il ne la remarque, mais non, il ne regardait qu’elle… Dans sa voix, hier, quelque chose de nouveau, une intonation qu’elle ne lui connaissait pas… LLE

Elle écrase la rondelle de citron, au fond de sa tasse. Cinq heures et il n’est pas là. Il était si ponctuel autrefois !... Elle essaie de se rappeler leur dernier rendez-vous, mais ne revoit que cette tache sur sa robe blanche. Elle allait être en retard. Elle avait dû recoudre un bouton en toute hâte. Geste maladroit, piqûre au bout du doigt, puis ce goût fade et métallique sur sa langue. Dehors seulement, elle avait vu le petit point rouge, près du bouton recousu. Et c’est cet unique détail qui lui reste aujourd’hui… Il est assis en face d’elle, lui prend une main entre les siennes, scrute son regard avec une sorte de violence. – Ça fait si longtemps, murmure-t-il, comment avons-nous pu…Tu m’as beaucoup manqué, tu sais. – Toi aussi, tu m’as manqué, s’entend-elle répondre. Mais elle n’en est pas si sûre, à présent… J’essayais, ajoute-t-elle, de me rappeler notre dernière rencontre et je n’y arrivais pas. Les mains qui étreignaient la sienne se desserrent. Le buste qui se penchait vers elle se redresse et s’adosse à la chaise. Il sourit, l’air satisfait de lui-même. – Notre dernière rencontre ? C’est facile : c’était en mai, il faisait chaud, tu avais relevé tes cheveux et tu portais cet ensemble bleu en lin !… Quelle assurance, dans sa voix ! Oui, c’était cela, hier au téléphone, cette suffisance qu’elle ne lui avait jamais connue. Il semble si content de lui ; c’est comme s’il avait grandi soudain, sur sa chaise… – Vraiment, tu ne te rappelles pas ? demande-t-il avec une légère condescendance. Non, vraiment, c’est comme un grand silence. Mais ce n’est pas si grave… Elle se lève : – Excuse-moi un instant, il faut que je téléphone. Elle entre dans le café, va jusqu’à la caisse, règle les consommations puis sort par l’autre porte. Sur le boulevard, elle marche lentement. Et soudain, le souvenir surgit, se déplie au rythme de ses pas… C’était en juin. Ils avaient dîné à La Coupole… « Tu sais, je crois que nous prenons trop d’habitudes et ce n’est pas bon », avait-elle osé dire au moment du dessert. Il avait répondu : « Oui, depuis quelque temps, c’est vrai, j’ai des envies d’aventures, c’est mauvais signe. » Puis ils étaient allés au cinéma, voir le dernier Woody Allen. Ils avaient beaucoup ri. Plus tard, sur l’avenue, ils se serraient l’un contre l’autre, comme pour ne pas se perdre… Chez elle, elle avait dit : « Je préfère dormir seule, cette nuit. » Et dès qu’il fut parti, elle avait enlevé sa robe et tenté de faire disparaître la tache… Danalyia

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L’OMBRE

A TOURNÉ

«J

’AI du mal à décrire ce moment où William Cosne a décidé de ne plus venir nous voir. Je visualise très bien le gros insecte noir grâce au soleil d’automne rasant le mur derrière son visage tourné. Et puis, la trace laissée sur le crépi après le bruit sec et mou de son espadrille était légère, alors pourquoi ne pas dire que c’était tout autre chose : le ricochet d’un caillou de l’allée après une marche arrière un peu brusque, l’empreinte d’une vieille pluie, ou pourquoi pas le choc d’une balle de caoutchouc noire, lancée avec force et précision ? J’ai servi à nouveau à la tablée des verres d’antésite et de jurançon, et le beau-père riait toujours, jambes écartées et tapant sur ses cuisses, Madeleine voulait absolument aider au service et ne servait à rien, accablée par la chaleur et les descentes remarquées de son mari ; mon frère faisait semblant de lire le mode d’emploi d’un nouveau jouet pour sa fille, et les chats toléraient le chien de Belle-Maman en le tenant à distance raisonnable, l’un couché de tout son long près de la table du jardin, et l’autre sur le rebord de la fenêtre, prêt à lui sauter au garrot s'il tentait de mettre son museau dans l'assiette de charcuterie. J’ai remercié William pour son "courage" mais il savait que les insectes ne m’indisposaient pas. Je crois que c’est là que j’ai su – les pieds nus dans l’herbe brûlée par l’été et lourde des excuses que je ne lui ferai pas – qu’il n’exposerait plus au village ni ses toiles ni ses manques de force et d’appétit. Deux, trois, quatre jours passeront, remplis de gestes du quotidien que j'exécuterai avec peine, puis ce sera un silence plus insistant, de l’autre côté de sa porte, qui me donnera l’alerte. Je m’étonnerai de ne pas avoir entendu le bruit du portail et je trouverai probablement les clefs de sa voiture sous le pot fendu de l’aloès (il sait que je passe bientôt mon permis de conduire). Je regarde la ligne de son dos et de sa nuque tranchée par son tee-shirt rouge et je serre les poings. Je ne sais pas retenir, empêcher ou forcer, mais je sais que les proches cessent de l’être avec la volonté et le retour des lundis. L’ombre a tourné. Les invités miment le contenu d’une conversation vulgaire et stérile. L’horizon bouché par les toits sera demain à la même place... Moi aussi, probablement. » Anna de Sandre

5


DE

TOUTES FAÇONS

I

1

a enfoncé ses mains dans ses poches, comme ça. Et il a dit de toutes façons... J'ai très bien entendu les trois petits points. Ils erraient dans ses yeux. Comme un réseau routier aux abords d’une ville, routes et bretelles qui se mêlent et dont on se demande de quels nœuds ils sont les lacets. L

Il a lâché son de toutes façons et n'est pas allé plus loin. Sans doute que pour lui, tout était dit. En vérité, tout commençait. L'autre vie. L'autre rive. Pas le choix. J'avais décidé de ne pas le lâcher d'une semelle. Parfois, on est des guetteurs de moments. On suspend notre Francis Beurrier vol pour être là quand il le faudra. Nous avions les jetons, lui et moi, c’était évident même si bien sûr, ce n’était pas pour les mêmes raisons. Les trois petits points hurlaient. De toutes façons c'est comme ça. De toutes façons je vais crever aussi. De toutes façons ça ne sert à rien. De toutes façons je n'avais que lui alors maintenant qu'il n'est plus là. De toutes façons j'ai froid. De toutes façons ce que j'ai transmis ça n'a pas duré. De toutes façons je n'ai plus rien. De toutes façons j'ai tout perdu. De toutes façons j'ai pas faim. De toutes façons… J'ai mis mes mains dans les poches, peut-être par mimétisme. Peut-être pour comprendre. Peut-être parce que nous étions enveloppés d'une couverture de glace. J'avais peur qu'il ne décide d'en finir avec sa vie qui n'avait plus beaucoup de sens, déjà qu'elle n'en avait pas beaucoup. Il n'y a pas d'heure pour avoir peur de la mort. Même si c'est la mort des autres, c'est toujours un peu la sienne. Il regardait fixement un caillou. Parfois l'eau. Je craignais que les trois petits points ne lui donnent envie de sauter. Je ne savais pas s'il était de ce genre-là. On ne connaît pas assez les gens, finalement. J'en suis sûr, il n'a pas dormi depuis longtemps. Je me demande si une journée peut durer plusieurs jours, comme ça. Je me dis que des nuits aussi peuvent durer plusieurs jours. Peut-être même toute une vie. Je sais qu'il lutte, et je pense qu'il en est à un stade où la question n'est pas comment je lutte mais est-ce que je continue à lutter. Pour qui ? Pour quoi ? Il se cherche là-dedans, tout perdu, immense et tout petit, c'est dingue le poids de 21 grammes, c'est fou l'immense. Je me demande à quel arbre il s'accroche pour ne pas tomber, dans quel horizon il se réfugie pour tenir. Je prends des médocs quand même il a ajouté. Ça m'aide à tenir. De toutes façons... Il n'a pas tort. Ça ou autre chose. Va pour la chimie. Passer le temps. Quand on a des fractures, on a des béquilles, c'est ainsi. Je ne sais même pas s'il est en colère. Didier Jacquot 1

Note de la rédaction : si l’expression « de toute façon » est celle que nous estimons légitime, l’Académie Française accepte l’utilisation de la forme « de toutes façons ». Nous avons donc laissé la version de l’auteur. Licence pour usage personnel

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DOSSIER

O

RANGE.

Orange… adjectif, nom propre ou commun...

Tant de possibles dans ce mot usuel qui voudrait sonner rond et sans équivoque. Ce pourrait être orange comme la couleur qui se décline avec des accents de jaune, rouge, brun et une pointe d’or. Orange comme le fruit. Ou comme une entreprise de télécommunications. Une ville du sud de la France. Ou d’Australie, certaines aux États-Unis, un fleuve d’Afrique... Ou comme ce Guillaume d’Orange qui, venu des Pays-Bas, régna de l’autre côté de la Manche. Quelles histoires colorées, tournoyantes, abruptes ou irrationnelles ont bien pu s’animer sous la plume des auteurs de Lu si…? À vous de les découvrir dans les pages orangées de notre dossier du mois.

LA

E

ROBE ORANGE

fit un tour sur elle-même, un deuxième et un troisième. Son frère la regardait, imperturbable. Au bout de quelques secondes elle lui posa la fameuse question : « Alors, comment tu me trouves ? » LLE

Il resta silencieux. « Alors ? », insista-t-elle. « L’orange, ça te va pas du tout ! »

Ni une ni deux, elle retira sa robe, la jeta au sol et quitta la pièce.

La robe gisait sur la moquette, éplorée. Le jeune homme s’approcha d’elle, la ramassa, la lissa pour faire disparaître les plis du dépit, la mit devant lui et il se contempla longuement dans le miroir. Cette couleur lui allait à merveille.

Armando Ribeiro

Il ferma la porte de la chambre à clef, enfila la robe de sa sœur et il se contempla, satisfait. On eût dit qu’elle était faite pour lui. Il virevolta, un tour, deux tours, trois tours, en souriant à son image. Un jour, il la mettrait et il sortirait avec, juste pour voir… Ghislaine Balland

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DOSSIER

S

IKB 66, 1961

1

honnête, je n'ai rien contre le bleu. Un bleu riche en pigment, c'est quand même drôlement chouette. Tellement chouette qu'Yves Klein a breveté le truc. S'il veut que ce bleu-là ne soit qu'à lui, tant pis, tant mieux, je m'en fiche un peu. OYONS

Mais je crois qu'il aurait pu aussi après quelques essais, approfondir l'orange. Il a de la gueule, vous ne trouvez pas, cet orange ?

Yves Klein (1928-1962) : Monochrome orange, juin 1955 Pigment pur et résine synthétique sur toile. 50 x 150 cm. Musée National d’Art Moderne Paris

L'an dernier, j'étais allée au Jardin des Plantes et avais découvert M. Chevreul, un chimiste qui s'est penché sur la théorie des couleurs. Comme quoi, certaines couleurs pâtissent de la proximité d'autres couleurs. Enfin un truc vachement puissant qu'il a couché dans des écrits pour les tapissiers des Gobelins. Il avait aussi une petite collec' perso' de pigments purs.

Je dois être une pauvre esthète, mais je fus plus émerveillée par ces bocaux que par les toiles d'Yves Klein. Il peut bien aller se rhabiller.

Berthoise 1

IKB 66 ou International Klein Blue 66 : œuvre appartenant aux monochromes de la période bleue d’Yves Klein (1955 – 1962)

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UN

DOSSIER

ZESTE

Mon premier est un métal précieux Mon second est un habitant des cieux Mon tout est un fruit délicieux.

– – – –

C’est quoi, tu devines? Tais-toi ! Je conduis. Mais Papa, on est arrêté. Tais-toi !

Patrick Cassagnes

Voix âpre des mauvais jours, mains crispées sur le volant. Oriane pressent l’orage. Mon premier est un métal précieux Mon second est un habitant des cieux Mon tout est un fruit délicieux.

– Maman, tu as deviné ? – Quoi ? Ah oui, non, ma chérie, je n’ai pas entendu. Ma chérie. Ils disent n’importe quoi ; ils ne font pas attention à moi. Ils sont de vilaine humeur depuis le départ. Maman voulait la mer, Papa la montagne, alors on va chez la maman de Maman en Normandie et tout le monde est fâché, sauf moi. J’aime Mamy et la campagne. Tout est vert et sucré. Je me roule dans l’herbe, je me cache derrière les buissons, je grimpe au pommier. Mamy cuisine de délicieux gâteaux au zeste d’orange. On dirait de l’alcool, mais bien sûr elle n’en met pas pour les enfants ; c’est l’écorce du fruit qui donne cette impression, dit-elle. Tiens ! Elle devinera certainement, elle. On ne voit pas la fin du bouchon. Papa somnole. Maman se ronge les ongles. Si c’était moi ! Depuis le début du voyage, ils ne se sont pas dit un mot. J’essaie de les dérider avec mes devinettes. Raté. Maman est une « jolie femme éclatante », murmurent les amis, mais quand elle râle, elle est décolorée, fermée, pas belle du tout. J’ai dû m’endormir dans le bouchon ; lorsque j’ouvre les yeux, il fait noir. Maman a sans doute téléphoné à Mamy car son sourire nous guette près de la barrière. Elle soulève mes 6 ans tout neufs. Elle est forte. Elle dit Mon amour et c’est vrai, je le sens. Mamy remarque la tête des parents, elle décrète : – Demain je reste avec Oriane et vous partez en amoureux. Nous, on aime être rien qu’à deux. Trop fatigués pour répondre, ils montent immédiatement sans toucher au cake préparé par Mamy. Moi, j’ai faim. Je commence Mon premier est un métal précieux / Mon second… est un habitant des cieux conclut Mamy en riant. – Tu sais, Oriane, on y jouait déjà dans ma cour de récréation. D’ailleurs, cette charade me rappelle que j’aurais voulu t’appeler Orange. – Orange plutôt qu’Oriane ? – J’aimais ce que Sartre avait écrit de Florence ; j’aurais aimé inventer la même chose avec Orange. – C’était quoi ? – Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois. Et l’étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du FLEUVE, la douce ardeur fauve de l’OR et, pour finir, s’abandonne avec DÉCENCE et prolonge indéfiniment par l’affaiblissement continu de l’E muet son épanouissement plein de réserve. – On le fait ? – Ma petite-fille ! répond Mamy émue. Elle est rouge comme une orange.

Colette Nys-Mazure 9


DOSSIER

M

CHERCHEZ

L’ERREUR

amie Isabel croit très fort aux vertus de l’orange. « Mets de l'orange dans ta vie », me conseille-telle un matin où elle porte justement un pyjama de cette teinte. ON

« C'est une couleur qui ne me va pas du tout », lui dis-je. « Il me donne une mine blafarde, limite verdâtre. » C'est du moins ce qu'il m'avait semblé apercevoir dans le miroir de la salle de bains, il y a une quinzaine d'années, ou peut-être vingt, la première et la dernière fois que j'avais mis un pull orange. Depuis, il dort dans l’armoire. Même les mites n’en veulent pas. Isabel avait dû fouiller tous les placards de ma cuisine pour dénicher une tasse teintée d’un peu d'orange et y verser le café de son petit déjeuner. La veille, à son arrivée, elle m’avait offert un porte-clés. Orange, bien sûr. Mais comme je n'irradiais pas assez de joie de vivre, selon elle, le porte-clés seul ne suffirait pas. Alors ce matin, pour lui faire plaisir, et aussi peut-être un peu comme Niels Bohr, à qui on demandait avec étonnement en voyant le fer à cheval qui était cloué au-dessus de sa porte: – Comment ? Un grand scientifique comme toi croit en ce genre de superstitions ? Et qui avait répondu : – Il paraît que ça aide même si on n’y croit pas… Ce matin, donc, "avec son ciel si gris qu'un canal s'est pendu"1, je ressors de dessous la pile le pull orange. Les mites n'en ont toujours pas voulu. Je m'en suis courageusement revêtue et ne me suis pas regardée dans le miroir. Au travail, quelques collègues m’ont complimentée, croyant que j’arborais un vêtement neuf. – Il est joli, ton nouveau pull ! me dit Karine, qui est assise en face de moi. – C’est une couleur qui ne me va pas, lui ai-je resservi, comme je venais de le dire aux deux autres juste avant elle. – Ah mais si ! Si, si ! Ça te donne du peps ! Du « peps » ! Le vilain mot est encore tombé. Comment peut-on, quand on est correctrice et Quality Control Manager, utiliser un mot qui ne se trouve même pas dans le Petit Robert ? - Tu trouves ? ai-je demandé d’un air probablement si sceptique qu’elle s’est cru obligée de monter d’une octave dans le registre laudatif : – Ab-so-lu-ment ! Tu devrais en porter plus souvent ! Le reste de la journée, j’étudie l’effet « peps » de mon pull orange sans rien ressentir de particulier. – C’est toi, le seul orange qui me donne du « peps », dis-je le soir en retrouvant mon chat Pipo, sa fourrure d’un beau roux fauve et son œil borgne. Puis le téléphone sonne. – C’est moi, dit mon amie Grete d’une voix méconnaissable. Je l’entends prendre son inspiration puis elle me dit : – J’ai le cancer du sein. Je crois que je vais remettre définitivement ce pull au placard. 1

Merci Jacques Brel, pour ton Plat pays (qui est le mien).

Licence pour usage personnel

Adrienne 10


EXTRA

D

DOSSIER

ORANGE

’AUSSI loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé en orange. Je croyais que c’était le cas pour tout le monde, jusqu’à ce qu’une amie me glisse un jour :

– J’ai fait un rêve hier soir, tu sais, un de ceux en noir et blanc... Non, je ne savais pas, et a priori je ne saurai jamais. Des rêves en noir et blanc, quelle tristesse. Je préfère de loin la couleur, même monochrome. Après cette conversation, je n’ai plus osé parler de mes rêves, qui, en plus d’être orange, se révélèrent également étranges. Une fois sur deux, je revois des scènes de ma vie, mais d’un point de vue extérieur. La scène ne se déroule jamais comme dans mes souvenirs, mais plutôt comme dans une sorte de réalité alternative ou une autre dimension. Durant mon adolescence, ces rêves sont devenus de plus en plus frappants. Outre l’aspect visuel, j’étais également capable de sentir certaines odeurs bien précises : celle piquante des celle amère des oranges, celle terreuse des feuilles d’automne, bûches en train de brûler, celle appétissante de la soupe de potirons sortie du feu. Toutefois certains des rêves que je faisais étaient si réalistes que le sommeil me fuyait les nuits suivantes. Malgré ma fatigue, je n’arrivais pas à en parler, par crainte de me faire mettre à l’écart ; plus que tout, je n’aurais pas supporté de perdre ce don. Un matin au petit déjeuner, ma mère est apparue ; les traits accusés par la fatigue, elle semblait tout d’un coup très vieille. Ma grand-mère et moi avons mangé en silence pendant que mon père regardait les infos. Un bulletin nous informa alors qu’un train avait déraillé dans un pays d’Europe de l’Est, provoquant la mort d’une centaine de personnes. Ma mère avait alors éteint le poste. Au retour de l’école, ma grand-mère et moi avons reparlé de cet incident. Elle m’a demandé si les rêves que je faisais étaient « extraordinaires ». C’est le mot qu’elle a employé, extraordinaire. Hors de l’ordinaire. Un doux euphémisme. Elle m’a alors avoué que je n’étais pas la seule dans la famille à être née avec cette faculté. Toute notre lignée de femmes, sans doute depuis la nuit des temps, possédait cette particularité étrange de rêver en orange. Elle me confia que ma mère avait rêvé d’un train qui déraillait. Mon instinct ne m’avait pas trompée – en la voyant éteindre la télé, j’avais immédiatement pensé à cela. Quelquefois, la vivacité et la précision de ces rêves la hantaient pendant plusieurs semaines. Devant mon regard effrayé, elle me rassura : certains songes pouvaient également être époustouflants de beauté. Et parfois, les rêves prémonitoires se faisaient plus rares, surtout si la « relève » était assurée. Quinze ans plus tard, mes rêves sont toujours aussi vifs et de plus en plus fréquents. A croire que je rêve pour deux.. Janeczka Dabrowski 11


DOSSIER

J

PEROXYDÉE

me suis relevée et le ciel n'avait déjà plus la même couleur. Les branches du saule frémissaient et l'ombre grandissante qu'elles dessinaient sur la terrasse marquait la fin de la journée. J'aime ce temps calme, juste avant le soir. J'aurais voulu me balancer doucement, passer mes mains dans l'herbe, tresser une couronne de pâquerettes, mais Stéphane a crié depuis la maison : E

Tu ne vas pas passer la journée allongée dans ce hamac ! Je savais que je l'énervais mais j'ai décidé de ne pas y penser. Pendant de longues minutes, j'ai détaillé chaque recoin du jardin. Les volets vert tendre, la margelle du puits que j'avais faïencée, les framboisiers qui produiraient fin août. Il a hurlé : Isabelle et Thomas arrivent dans une demi-heure, tu pourrais m'aider à mettre la table et préparer l'apéritif ! C'est risible cette manière qu'il a de s'agiter, cette colère rentrée, ce trépignement infantile. Je l'ai regardé. Il était encore beau, mais pas irrésistible. Ou peut-être ne l'était-il plus pour moi. J'ai repensé à la première fois, au charme incroyable qu'il dégageait. Un mirage. Il s'est finalement révélé fade, une coquille vide. Trop tard. Nous étions mariés. J'ai attrapé mon châle et les clefs de la voiture. Il ne m'a pas entendue partir. Le vent s'est levé et quelques gouttes de pluie sont venues voiler le pare-brise. Au bout de la rue, j'ai croisé une ombre : la Mégane bleu électrique de Thomas. Mes mains ont tremblé, mais ils ne m'ont pas vue. Lui, concentré. Elle, se remaquillant. C'est donc la dernière image que je garderai de cette vie-là : les cheveux d'Isabelle, cet orange criard, résultat malheureux de colorations et décolorations bon marché successives. La tignasse vulgaire de la « sorcière rousse » que Stéphane serre contre lui depuis des mois. Nathalie Ventura

Licence pour usage personnel

12


UN

C

DOSSIER

CIEL ORANGE

ciel était si orange que je cherchais un soleil bleu et une lune qui soit double. Tu n’étais déjà plus là. Au loin, une ville flottante se perdait dans les lueurs de mille lanternes. Une nuée de poissons avait jailli hors des flots moirés. La barque glissait sans bruit sur le fleuve. E

De là-bas, j’ai rapporté ces graines rouges dont j’ai oublié le nom. Durant des heures, elles ont coloré l’huile. Maintenant, les morceaux de viande dorent dans la poêle. Ajouter les fines tranches translucides, la coriandre parfumée. La cuillère en bois va et vient, docile, faisant chanter les épices : un soupçon de cumin, une pincée de poivre, ne pas oublier le paprika. Sur le feu voisin, l’ail soigneusement écrasé épouse les grains de riz. L’eau frémit et s’évapore. Déposer des lamelles de poivrons, un jaune trop vif, un rouge qui ne l’est plus. Dans une quinzaine de minutes, le premier couple s’installera dans le salon. Avec un peu de retard, le coup de sonnette des Bertin, tes collègues. Où es-tu ? Le plat a enfin cette couleur rouille que je lui ai connue là-bas. Je me souviens, ces graines, on les appelle achiote1. Le ciel était orange, je demandais une nuit transparente, ta présence auprès de moi. Le bateau m’avait déposée sur le quai, j’ai rejoint la pension Marquita. Le sommeil me fuyait. Trop d’esquisses, de crayons, de pastels gras. Trop de couleurs dans ce pays d’oiseaux et de papillons irréels, aux couchers de soleil éclatants. Une contrée sans nuance aucune.

Fabiana Alvarez del Villar

Je dépose une once de safran sur les gambas. La chair des tomates se gonfle de sucs odorants. Le bourdonnement de mon portable trouble le refrain de la sauteuse et les accents de merengue de mon poste éraillé. Je sais que c’est toi.

Dans le salon, j’ai accroché le portrait de Paco, le perroquet témoin de nos amours. Il régnait sur le restaurant tenu par Flores Marquita et ses deux nièces. Sur la toile vierge, j’ai tracé un contour sec, jeté des aplats rouge orangé, une touche de jaune, de blanc, une plume bleue. L’œil demeure, noir et malicieux. Capter la démesure d’un ciel orange, d’un soleil que tout bas l’on sait bleu. Un jour à l’aube basse, tu as surgi de la forêt épaisse et sans fin dont tu étudiais la flore. Tu étais là. Fendre la gousse de vanille, faire naître un caramel translucide aux accents suaves. Le verser sur la crème au goût de pêches fondantes. Je sens ta main sur ma hanche, ta bouche dans mon cou. Tu caresses mon bras et cette tache de peinture, orange. Dans quelques minutes, les Chenier seront là. Tu t’es changé, tu as versé un vin doré dans une carafe. Ta voix de basse s’exclame. « Paco, le perroquet de la pension Marquita. Tu as su… C’est exactement lui. » Un pays où le ciel est si orange que le soleil doit être bleu et les couleurs, les amours presque insaisissables. Caro Mennesson 1

Achiote : rocou 13


DOSSIER

PIEDS

NUS DANS L’AUBE

U

dernière fois. Avant de descendre, elle avait vérifié le contenu de son sac à dos. Son chandail de laine à torsades, sa gourde d’eau, son journal intime, un petit sachet rempli de pastilles pastel ; tout y était. Elle avait jeté un bref coup d’œil à sa mère, endormie devant la télévision, ses pantoufles informes aux pieds, une bouteille de vodka presque vide à la main, le polaroïd fané de B pris le soir de leur rencontre gisant à ses pieds. NE

Un samedi après-midi, il avait débarqué avec sa valise éventrée, sa pile de vinyles country et ses immondes bottes à bout carré. Parfois, il venait la chercher à l’école et lui payait une orangeade. Pour son dixième anniversaire, il lui avait bandé les yeux et passé aux pieds la paire de Converse qui l’avait fait rêver pendant des semaines. Il avait plaqué un baiser mouillé au creux de son cou. Elle n’y avait pas fait attention. L’été suivant, elle s’était assise sur ses genoux, avant de déballer une courte jupe plissée mandarine et une camisole à bretelles fines. Un soir, il s’était offert à lui masser le dos. Il avait alors remonté sa robe de nuit, celle avec les capucines. Elle était à demi assoupie quand elle l’avait entendu ahaner et senti sur elle un liquide poisseux. « Rendors-toi, c’est seulement une huile spéciale que j’utilise », lui avait-il soufflé à l’oreille. Une nuit d’octobre, échauffé par l’alcool, il était entré en hurlant dans sa chambre. Les mots avaient claqué, comme ses talons : « Déshabille-toi. » Jamais elle ne pourrait oublier la douleur cuisante quand il s’était enfoncé en elle. Elle avait fini par s’endormir, pelotonnée sur elle-même, à bout de larmes. Elle avait tenté d’en parler à sa mère, mais celle-ci l’avait aussitôt traitée de jalouse, de menteuse, de traînée. Elle s’était résignée à consigner ces visites nocturnes dans son journal intime. La dernière fois. Elle avait fait attention de ne pas claquer la porte de la véranda en sortant, prié que le chien du voisin l’ignore. Elle avait tourné la clé et embrayé la marche arrière du nouveau camion de B, sa plus grande fierté. Quand il s’était retiré dans sa chambre, assommé par l’ampleur de sa jouissance, elle avait rapidement enfilé ses vêtements, chaussé ses tennis, ignorant le sperme suintant encore entre ses jambes, ultime preuve. Elle avait filé vers la grande ville, se mêlant au trafic de véhicules lourds. Après une heure, elle avait coupé le contact. Avec méthode, elle avait ouvert son sac, contemplé les comprimés multicolores, en avait fait descendre une première poignée avec une longue gorgée d’eau. Avant de partir, elle les avait comptées minutieusement : 82. Le nombre de fois qu’il l’avait prise de force depuis trois ans. Une fois les cachets avalés, elle avait enlevé ses tennis et s’était glissée sous le plaid, à l’arrière de la cabine. Des phares balayaient la nuit de temps en temps. Personne ne s’arrêterait ; cela n’avait plus aucune importance. Elle avait laissé le poison se distiller dans ses veines, senti ses membres s’alourdir, son souffle ralentir. Sa tête enfin libérée, elle s’était laissé porter. Papillon rejoignant l’aube safranée. Lucie Renaud

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LES

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COULEURS DE L’ERRANCE

DOSSIER

t'es réveillé ce matin avec le soleil. Un jour beau et calme, semblable à ceux qui l'ont précédé. Sous le ciel tropical gris bleuté qui domine la ville ; sans surprise, sans incident.. U

On entendait parler de combats. La communauté internationale s'était accordée pour qualifier de démocratiques les dernières élections, organisées par le président sortant, même s’il risquait son poste. De fait, son opposant avait été appelé à le remplacer. Colère. Soutenu par son allié occidental de toujours, le perdant avait organisé la rébellion. Homme du Nord, il voulait également se venger du Sud qui contrôlait de nouveau la capitale. Son rival avait aussitôt sollicité l'aide d'un autre pays riche. Soutiens volontiers accordés car les ressources minérales de ton pays étaient considérables. Rumeurs de combats, mais ta ville, au Sud, en semble si éloignée. Sous la lumière encore blanche du soleil, tu participes aux travaux quotidiens. Lessive, vaisselle, tu te laves, t'habilles et rejoins les tiens pour le petit déjeuner familial. On parle de la journée à venir, des maîtres que l'on aime, de ceux qui vous tourmentent. Ignorées, les menaces de guerre. Et vous partez, tes frères et sœurs et toi. Il fait bon marcher dans la fraîcheur du matin. Et la poussière jaune du chemin, humide, n'imprègne pas encore peaux et habits. Rassemblement des écoliers. Tout se déroule comme à l'accoutumée, quand soudain, la porte s'ouvre et l'on vous hurle de courir, de partir, de vous cacher : l'attaque est imminente. Tu te joins au flot des enfants effrayés et tu cours. Tu ne sais comment, tu as retrouvé tes frères et sœurs dans la cohue. Vous fuyez. Au loin, des fumées s'élèvent. Lorsque vous approchez de votre maison, stupeur : il n'y a plus rien. Des murs calcinés. Tout le reste n'est que cendres. Tes parents, déjà sur les lieux, interdits, atterrés. Pourquoi ? Soulagement pourtant : vous, vous êtes vivants. Mais alors, c'est pour vous qu'ils étaient venus ? Tu les détestes et tout en toi crie vengeance. Mais le temps est compté. Tu es démuni, ils sont puissants et peuvent revenir à tout moment. Il faut fuir la ville, partir, courir, sans rien d'autre que les habits que vous portez. Vous vous cachez dans la forêt qui vous accueille. Vous nourrit. Profusion de verdure généreuse. Cruelle aussi : moustiques porteurs de fièvres. Eaux qui torturent les intestins. Tu as perdu la notion du temps. Depuis quand errez-vous ? Un mois ? Un an ? Tous les jours se ressemblent. Une seule préoccupation : survivre. Un jour, vous atteignez un village. Habité. Tu vois des hommes et des femmes fouiller des décombres, élever des murs. Vous interrogez. La guerre est finie. Tu peux rentrer chez toi. Chez toi ? Que veulent dire ces mots désormais ? Vous n'avez plus rien. Et tu sais qu'il vous faudra tout reconstruire. Acceptation pourtant. La survie dans l'errance t'a enseigné le prix et la fragilité de la vie. Tu sais que vous pourrez rebâtir et continuer. Vous atteignez votre parcelle dévastée et l'espoir grandit en toi, alors que le cercle parfait du soleil couchant enveloppe la ville d'une lumière orange. Armelle Mabondzo

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DOSSIER

SANGUINE

C

matin-là était notre dernier. Son dernier, en fait. La radio parlait à notre place, comme elle fait toujours. C’était bien pratique puisque nous n’avions rien à nous dire. Je savais pertinemment que je mangeais salement. Je la provoquai un peu, laissant du café dégouliner sur mon menton. Du regard je cherchai sa réprobation, mais en fus pour mes frais, Mathilde demeura impassible. Puis, je la vis se saisir d’une orange dans le compotier, une sanguine. De l’ongle du pouce, elle en incisa l’écorce. Elle imaginait peut-être pouvoir la soulever aisément, la détacher de la chair. Bien sûr il n’en fut rien. Elle dut lutter contre le fruit. Un combat âpre. On ne pouvait se fier à cette peau si mince et tendre, qui ne se détachait pas du tout. L’ongle de Mathilde produisait de la charpie. Le jus jaillissait, acide, jusque sur son visage, et par réflexe elle fermait vivement les yeux, anticipant la douleur. Ce jus était d’un rouge profond, comme du sang. E

Nous nous regardâmes. Peut-être était-ce la dernière fois. Je crus lire en elle de la déception, un zeste de reproche, une expression de sa fragilité. Il y avait du repentir, aussi, quelque chose comme de l’humilité. Quant à moi, j’étais cruel. Aucun regard n’effacerait ce qui avait été fait. Elle m’avait trompé, elle devait payer. Elle était comme une orange sanguine : lisse et luisante. J’allais me saisir d’elle, d’un ongle expert inciser sa peau. Je me délecterais du jaillissement de son sang. Serait-il acide ? Mais non, bien sûr, cela ne se passerait pas ainsi. Je ne suis pas homme à faire de la charpie. Je suis tranchant, elle ne manquait pas une occasion de m’en faire la remarque. « Te rends-tu compte de ce que tu as dit ? Tu pourrais prendre des gants, avoir plus d’égards ! » Tais-toi. Les autres matins, il me revenait de préparer les jus d’agrumes. Je tranchais le fruit d’un coup net d’acier effilé, puis j’utilisais un appareil électrique pour exprimer le jus. C’était net et sans bavure. Ce jour-là pourtant, je n’avais pas concocté de jus de fruit, elle devrait se débrouiller. Ce jus dégoulinant partout, son pouce enfoncé dans la pulpe, tout cela était trivial et me dégoûtait. Je ne regrettais rien. Je ne ferais pas un geste pour enrayer le cours des choses. D’ailleurs je ne pouvais pas, c’était trop tard. Mathilde ne serait pas tranchée. Elle serait abattue le jour-même d’une balle tirée froidement. C’était le contrat. J’avais payé pour ça. Philippe Godet

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PEAU D’ORANGE

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DOSSIER

se réveilla, nerveuse, fébrile au souvenir d’une nuit peuplée de rêves fantastiques. Elle y évoluait au milieu d’une végétation non pas agressive mais assurément très subjective dans la beauté et l’originalité du monde. Des fleurs géantes abritaient des arbres nains d’un soleil qui dansait, tournait et se prosternait devant une lune bien audacieuse en plein jour. Les fruits jouent la carte de la démesure, la petite cerise se faisant plus grosse que l’ananas. LISE

Elle porta la main à sa tête en ébullition, sa nuque semblait investie d’une armée de fourmis et son visage en chaleur palpitait plein de vie. Décidée à se lever, Elise quitta ses rêves et les draps humides. Elle se rafraîchit à la salle de bains qui avait ce matin le réel caractère d’une oasis ; bienvenue et fort utile. Était-ce son rêve ou la réalité ? La finesse de la peau de ses joues, de son front, son menton présentait à cet instant des micro-boursouflures légèrement colorées. Elle essuya le miroir avec la serviette pensant à un défaut du reflet. Pas d’effet, que lui est-il donc arrivé ? Elise courut chez son esthéticienne qui la rassura avec calme et d’un sourire convaincu. – Depuis combien de temps observez-vous ces agressions ? – Ce matin et… – Ce matin, pour une telle « peau d’orange » ! Un effet de stress intense sans doute. – « Peau d’orange ! » – Oui, son effet granuleux, le toucher et la teinte, ne laissent aucun doute. Rassurez-vous, j’ai une crème anti-capitons qui fera l’affaire. Elise n’entendait plus, sa tête était orange, cette orange, seul cadeau de son Noël quand elle était enfant. Le merveilleux, le sublime, son rêve était vie et elle en faisait partie. – Eh mademoiselle, vous m’entendez ? Visiblement vous êtes aux anges mais pensez à vous… comme vous vous aimez. Guy Blanchard

À L’AFFICHE

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exposition et la couverture du cinquième roman de Sébastien Fritsch « Se retenir aux brindilles » paru le 6 novembre aux éditions Fin mars début avril. L’occasion de découvrir en couleur le travail de Val Tilu, présente dans nos pages depuis les débuts de Lu si... NE

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SA IT AUSSI A F … I S LU

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RENTRÉE LITTÉRAIRE

de Sandre vit actuellement dans le SudOuest. Avec une prédilection pour l’art du bref, elle écrit principalement des histoires pour la jeunesse et de la poésie, et ponctuellement des romans et des nouvelles. NNA

Cette année est paru un recueil de poèmes « Un régal d’herbes mouillées », aux éditions Les carnets du dessert de lune, ainsi que son album jeunesse « Iris et l’escalier », chez Gallimard .

Aux éditions Kirographaires

Une passion pour la route.

« Caravan », un premier roman par Philippe Godet.

Un cadavre, une fuite en Italie sur fond de jazz.

L’auteur vit actuellement dans le Poitou.

À paraître aux éditions Mijade, « Les questions de Lucas » de Colette Nys-Mazure

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a 12 ans ; au cours des vacances de Noël, un événement vient bouleverser sa vie. Il est à l’âge où tout pose question. Il souffre de ne pas être « un type simple». La mort comme l’amour ou le quotidien le mettent au défi. Avec tendresse et lucidité, il pose un regard curieux sur les membres de sa famille proche ou éloignée, ses amis, les visiteurs de passage. De janvier à août, au gré des rencontres, des plaisirs et des peines, il cherche son chemin à lui, et ce n’est pas simple effectivement. UCAS

Colette Nys-Mazure est née et réside en Belgique. Auteur d’une trentaine de livres, essais, livres, nouvelles, recueils de poèmes, son œuvre est empreinte d’une grande musicalité, la poésie est sa langue maternelle. Dans ses pages, notre quotidien est dépouillé de sa banalité et une autre quête, essentielle, est mise à nu. Colette Nys-Mazure vient aussi de publier aux côtés de Camille Cherillon et Françoise Lison-Leroy « Encore un quart d’heure » aux éditions l’Esperluète. Licence pour usage personnel

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PETIT TRAITÉ DU QUOTIDIEN

M

chagrin. Il s'est fait la malle en pleine nuit. L'oreiller. La couverture s'est blottie contre l'autre. Le ronfleur. Le chat s'est peloté près de votre tête. Poils de chat plein la bouche (beurk !). ATIN

Vous vous levez, hagarde. Il manque un chausson à l'appel. Vous vous ruez sous la douche. À clochepied. L'eau glacée vous saisit et vous grognez (mauvaise pioche !). Shampooing dans les yeux, irrités. Irritée ! Miroir. Un double vous contemple : œil glauque et teint blafard. Le sèche-cheveux rend l'âme. Odeur de cochon grillé dans la frange. Et le petit poilu toujours affamé vous contemple avec colère en clamant son désespoir. Maaaaouuuuh ! Chignon branlant et maquillage de clown. Point de concentration. Trop de frustration. Collant qui file : ce sera une journée sans... (collant). Le grille-pain n'a pas voulu griller, le vieux croûton s'est noyé dans le café. Pas de fruit et plus de confiture. Le lait est pour les enfants et les croquettes pour le chat. Vous sortez enfin. La grille au pied d'un platane dévore votre talon. Quant à l'autre chaussure.... ahhhhhh... paraît que ça porte bonheur. Le soleil est doux et caressant comme un foulard de soie et le ciel d'un bleu rêveur à faire pâlir d'envie un impressionniste. Alors, tout soudainement, vous vous marrez. Quoi faire d'autre, hein ? Texte et illustration Catherine Orsa

Rédaction Auteurs : Adrienne - Ghislaine Balland – Berthoise - Guy Blanchard - Janeczka Dabrowski - Danalyia - Anna de Sandre - Philippe Godet - Didier Jacquot - Sébastien Lecain - Armelle Mabondzo - Caro Mennesson - Colette Nys-Mazure - Catherine Orsa - Lucie Renaud - Armando Ribeiro - Nathalie Ventura Illustrateurs : Fabiana Alvarez del Villar Celaya - Adrien Bougrat - Patrick Cassagnes - Fabian Latorre - Catherine Orsa Photographes : Francis Beurrier - Armando Ribeiro - Val Tilu Correcteurs : Adrienne - Nicole Maupas - Isabelle Mennesson - Sébastien Marcheteau - Jean-Claude Wullaert Rédacteur en chef : Caro Mennesson / Rédactrice : Lucie Renaud / Coordinatrice : Nathalie Ventura / Comptabilité : Oscar Lacayo / Flora Mennesson Webmestre Oscar Lacayo Composition Caro Mennesson - Flora Mennesson - Lucie Renaud - 18 Mégad’ram (Jean-Claude Laplanche)

Lu si…

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DU CŒUR R E I R R U CO

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sommes colère, nous sommes passions. Nos réveils entremêlés, nos sommeils croisés. Tu m’allumes, je me consume. Douce euphorie que cette vision entre les premières lueurs du jour. La beauté n’a de sens que pour celui qui sait la distinguer. Comme un junkie il me suffit de poser les yeux sur elle pour avoir ma dose. OUS

Nous vivons l’instant, le sourire carnassier aux lèvres. Nous terrassons quiconque nous rencontre sur le champ de bataille, nous brûlons du même feu qui nous consume, laissant libre cours à cette passion qui nous anime.

Catherine Orsa

Si ceci était un rêve il n’y aurait rien à rajouter, notre ciel serait toujours bleu et nos pieds bien ancrés dans le sol. Rien de plus concret et c’est bien ce qui nous disperse. Nous ne vivons pas comme eux, nous avons décroché de ce concept de bonheur lambda, pas pour un ailleurs mais pour le sublimer à notre façon nous pouvons paraître semblables aux autres mais au fond tellement différents. Il nous suffit d’un nom pour sourire, d’un mot pour rire, d’un problème pour exploser. Nous sommes intenses, entiers. Les volutes de fumée se dissipent, ne masquant plus cette complicité derrière une addiction à la nicotine. Il ne reste rien d’autre que ses yeux plongés dans le vide. Dieu qu’elle est belle, perdue dans ses pensées, ce léger pli se dessinant dans le coin de son sourire. Capturer son âme sur une pellicule numérique ne m’offrirait rien de plus que le souvenir que je me suis déjà approprié. Je ne saurais la peindre autrement qu’avec des mots, et pourtant, la voir ainsi, rallumant la flamme de son poison, son regard insistant, ce sourire incisif, entre la passion et l’amour. Je lui suis dévoué, je perdrai tout sens de la mesure pour cette femme, car un seul de ses battements de cils suffit à anéantir toute volonté. Je l’aime, parce qu’elle me comprend, me retient, me dévore, fait partie de moi, comme elle a toujours si bien su le faire et continuera toujours de le faire. Je ne saurais jamais lui témoigner ce que je ressens, et pourtant, ici encore j’ai envie de lui prouver, par mes lèvres sur son cou, contre les siennes, que le temps se fige lorsque sa peau effleure la mienne. Sébastien Lecain

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