Lu si ... 7

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Lu si… Opiniâtrement, paisiblement, à la folie, tendrement... Édition novembre 2013 — n° 7 — Prix France 3,00 €

TEXTES LIBRES

RAPPROCHEMENT AROMATIQUE

I

était une fois une fragrance de désert qui rêvait d'un arôme de brise marine. Il était une fois un arôme de brise marine qui rêvait d'une fragrance de désert. Amours impossibles ? Oui, jusqu'au jour où, réchauffement climatique aidant, l’arôme de brise marine se mit à gagner, en silence, 2 centimètres vers le sud, puis 3 centimètres, 4 centimètres, 5 mètres, 6 kilomètres. Bref, un jour, cet arôme de brise marine arriva sur la pointe des pieds, aux portes du désert. L

– Toc toc, fit-il. – Entrez, dit le chameau. Ma maîtresse, la fragrance de désert, vous attend. Le repas de noces aussi.

Bernadette Bodson-Mary

Photo : Patrick Cassagnes

Les mets étaient faits de senteurs de cèdre, de citronnelle, de pamplemousse, de poivres divers, de curcuma et de vétiver. Des effluves de ce que certains appellent le plaisir flottaient au-dessus des corbeilles de roses des sables posées sur les tables des mille et une et deux et trois nuits. Miracles et mirages. L’arôme de brise marine et la fragrance de désert furent heureux. Mais un jour, cette dernière attrapa le mal de mer…


LE

V

MOT DE LA RÉDACTION

Hugo écrivait « Tout bruit écouté longtemps devient une voix ». Voilà peut-être pourquoi nous avons pensé articuler ce numéro de Lu si autour du bruit, qu’il soit réel ou intérieur, violence ou bourdonnement, soulagement ou déchirement, fureur comme chez Faulkner ou presque rien comme chez Shakespeare Nous sommes heureux d’accueillir en nos pages de nouveaux auteurs qui, inspirés par le thème, ont dû superposer à la trame bruitiste de leur imaginaire cliquetis de touches d’ordinateur ou crissement de la plume sur une page vierge pour nous transmettre leur nouvelle. Contrepoint de sonorités, symphonie minimaliste qui saura vous rejoindre sans aucun doute. ICTOR

Presque sans bruit, Lu si poursuit sa route, croisant ici et là ses lecteurs, tendant la main pour en rejoindre d’autres, rêvant à des projets rassembleurs autour de l’écriture qui verront bientôt le jour. Déjà, nous sommes en train de mettre sur pied un calendrier nouveau genre, qui vous offrira douze micro-nouvelles de cinquante mots, trois pour chaque saison, auxquelles se juxtaposeront photos, dessins, illustrations. Un objet que vous voudrez épingler sur votre frigo ou laisser traîner sur votre bureau, histoire d’y puiser une respiration, une inspiration. Lucie Renaud

SOMMAIRE Clic Clac Brrrrrr Chuuut

Plonk

Bong

Criiiii ha Mwa

ha !

Smac

TEXTES

LIBRES

Rapprochement aromatique La main perdue Là-bas

Bernadette Bodson-Mary Michèle Vilet Fabienne Rivayran

p. 1 p. 15 p. 16

Armelle Mabonzo Francis Denis Stéphane Branger Philippe Godet Corinne Saint-Mleux Ghislaine Balland Anne Voyer Caro Mennesson Olivier Grandjean Guy Blanchard

p. 3 p. 4 p. 5 p. 6 p. 7 p. 8 p. 8 p. 9 p. 10 p. 11

Caro Mennesson Ghislaine Balland Fabienne Rivayran

p. 12/13 p. 13 p. 14

DOSSIER SPECIAL— BRUIT(S) Le bruit est couleur Falaise J’entends le bruit des trains Désherbage Les bruits de mon village Sans bruits La photo Une théorie du bruit blanc Sa vie est un roman Bruits sont vie RUBRIQUES Sur le divan Courrier du cœur Un peu beaucoup à la folie

2


LE

Ç

BRUIT(S)

BRUIT EST COULEUR

hurle dans sa tête : bruits de révolte et de haine, de fureur et de désespoir. Elle ferme les yeux. A

Confusion des sens. Que ne donnerait-elle pour se rendre aveugle à la misère et à la crasse qui l’environnent ? Les rues jonchées d’immondices. L’air noir d’une pollution moite et nauséabonde. Arbres, maisons, hommes, femmes et enfants couverts d’une poussière collante. Les mouches qui s’agglutinent sur le poisson et la viande et qu’on ne prend plus la peine de chasser. L’indifférence aux insectes et aux rats que les déchets attirent jusque dans les maisons. Et quelles maisons ! Inachevées, en ruines. Stigmates de la guerre. Des tôles sur des pans de mur faits de bric et de broc. La misère est hideuse. Elle ne voudrait plus qu’entendre. Entendre les bruits de la ville. Rires généreux. Soukouss1 insouciant. Klaxons discordants des taxis impatients. Appels des femmes au marché. Brouhaha de leurs bavardages. Bruits de vie, de joie, de paix. Et pourtant… Ses yeux s’ouvrent sur la splendeur des étoffes, le disque rouge du soleil qui, dans sa descente brève, baigne la terre d’une lumière douce et tendre. La vieille femme cassée en deux sur son bâton va louer son Dieu, malgré tout. Le jeune infirme qui n’a cessé d’espérer, se traîne vers le sanctuaire. Et puis se laisser pénétrer par les odeurs des plats que l’on prépare dehors sur le foyer. Savourer les mets aux parfums inattendus et envoûtants.

Patrica Lévy-Bénoliel

C’est donc cela qu’il faut comprendre : choisir la vie par tous les sens. Choisir de rester disponible. Accueillir ce qui auparavant dérangeait. Accepter les failles de monde nouveau pour mieux en embrasser les richesses.

Armelle Mabondzo

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Soukouss : danse originaire de l’ex-Zaïre et également dansée au CongoBrazzaville 3


BRUIT(S)

FALAISE Baigneuse au soleil rouge

L

petit s'était avancé sans rien dire jusqu'au bord de la falaise, avait regardé les mouettes se laisser glisser et porter par le vent au-dessus du bleu vert des vagues, mousses d'écume et senteur d'iode. E

Il venait d'écarter les bras pour se lancer dans le vide, les yeux grands ouverts, sans un cri. Les parents ont dévalé les flancs herbeux en poussant des cris de désespoir. Ils se sont collés l'un à l'autre au bord de l'indicible, plongeant leur regard dans le gouffre vertigineux à la recherche du petit corps écrasé sur les rochers. Le vent prenait dans leurs cheveux, les fixant tous deux comme sur la photo jaunie d'un vieux magazine. Ils avaient mal, mal en dedans et mal autour d'eux. Au loin, sur la mer zébrée d'argent et de soleil, un navire en partance promettait plein de bonheur à sa cargaison de touristes en mal d'exotisme. Extrait du recueil Le château des dieux (non publié)

Texte et illustration : Francis Denis 4


J’ENTENDS

BRUIT(S)

LE BRUIT DES TRAINS

J

’ÉCOUTE le bruit des trains… c’est si peu et c’est beaucoup. J’ai laissé dans ma poche les fiches horaires que je viens de prendre à l’accueil. Pas d’hésitation dans le geste de la main, la destination est précise. En tout cas pour une partie du voyage, car après il y aura correspondance donc forcément une part d’incertitude. Je ressens une vague somnolence, peut-être un excès de fatigue dû à la chaleur. Un train est arrivé en gare avec l’annonce des haut-parleurs, mais je n’ai rien retenu. J’écoute le bruit des trains… neuf ans que je n’étais pas revenu ici prendre un café. Ils ont réaménagé le hall, mais ça ne me semble pas tellement différent. Sauf la disparition de la photocopieuse et de la machine qui faisait les cartes de visites. C’est ici que je les faisais, entre deux voyages, entre deux déplacements professionnels. Cela me semble tellement loin, tellement proche, comme une absence à ma propre vie. Un peu plus d’agitation dans le hall. Des jeunes viennent d’arriver, belges ou néerlandais, quelque chose comme ça. J’écoute le bruit des trains… ce lieu pourrait être un refuge. Pas seulement contre la pluie et le froid. Un type m’avait demandé vingt centimes pour prendre un café. Encore un train qui arrive, mais ça ne va pas durer très longtemps… « Veuillez emprunter le passage souterrain… » Suis-je venu trop tard ? Les bancs sont vides. Je n’ai pas le courage de me lever pour aller voir sur le quai. Les annonces défilent en format automatique. Viendra-t-elle ? Est-elle venue ? Soudain le vide me gagne. J’ai bien l’impression de ne plus rien comprendre. J’écoute le bruit des trains… ou plutôt une vague rumeur qui m’atteint maintenant. Un ronronnement de locomotive, peut-être la manœuvre d’un convoi pour le lendemain. Le premier train de 6 h 14 pour Tours, le précédent pour Paris n’existe plus. Ni les trains de nuit qui permettaient de faire l’axe Lyon-Nantes quand tout est endormi. Ces flashs reviennent comme une double vie. Quelqu’un tousse derrière moi. La serveuse parle à une autre fille, je sens que la fermeture est proche. Une voyageuse semble égarée et fait les cent pas dans le hall en traînant une valise. Peut-être qu’elle aussi, on l’a oubliée. J’écoute le bruit des trains… enfin leurs murmures au loin. Des bruits de freins, de crissements, d’air comprimé... C’est foutu pour ce soir. Pas la peine d’insister. Mais demain cela sera sans doute pareil. Alors à quoi bon attendre ? La seule rencontre possible, c’est celle de la bouteille de whisky que j’ai croisée tout à l’heure, en arrivant dans les allées du magasin. La réalité c’est bien celle-là… « Pour assurer votre sécurité, ne traversez pas les… » Il va bien falloir partir. Partir avant de se faire virer. Même gentiment. Mais partir quand même.

Texte et illustration : Stéphane Branger 5


BRUIT(S)

DÉSHERBAGE

V

une douce journée d’avril. Il fait beau. La campagne est riante, les chardonnerets donnent de la voix, ainsi que le coq du voisin. Albert est au jardin. Il s’est muni d’une griffe, d’une serfouette, d’un sécateur et de gants renforcés. Il entreprend de désherber le parterre de campanules et d’achillées, entre les deux poiriers, tâche délicate et frustrante, tant il est difficile d’avoir raison des racines traçantes du chiendent, sans parler des aimables épines de cirses. Albert peste et râle. Il sait déjà que le combat est perdu d’avance. OICI

Soudain le calme est troublé par un bruit énorme, catastrophique, complètement incongru dans cet environnement habitué au silence. Un bruit comme Albert n’en a encore jamais entendu. Un bruit à la fois puissant comme le tonnerre et mouvant comme celui d’un troupeau lancé au galop. En pensant cela, Albert se remémore une incursion aventureuse dans un pré fleuri, sur la crête du Hohneck. Il avait aperçu in extremis les vaches se mettant à courir, et il avait eu juste le temps de se tapir au creux d’un repli de terrain providentiel, s’attendant à tout moment à périr sous le piétinement de dizaines de sabots furieux. Pour l’heure, il ne s’agit pas de bovins affolés mais de tout autre chose. Albert lève les yeux et aperçoit un essaim en train de prendre son envol depuis une haute branche du noyer voisin. La nuée d’insectes vrombissants tourne, indécise, autour de l’arbre, n’étant pas encore fixée sur la direction à prendre. Des dizaines d’abeilles se sont échappées de la masse et virevoltent en tous sens, à quelques mètres à peine de la platebande où travaille Albert. Il sourit : les journaux qu’il a lus, évoquant une possible disparition des abeilles, semblent bien alarmistes. Mais son sourire disparait bien vite, aussitôt remplacé par une grimace de douleur. Il a été piqué au bras. Maintenant les insectes tournent autour de lui. Il perçoit leurs bourdonnements menaçants. Par réflexe il ferme les yeux et fait de grands moulinets pour chasser les importuns. Il a beau avoir appris qu’il ne faut surtout pas agir ainsi, il ne parvient pas à s’en empêcher. Alors des dizaines de dards se plantent dans la chair d’Albert. Chaque parcelle de son corps devient en un éclair un nid de douleur. Et si j’étais allergique, s’inquiète-t-il. Il a peur. Il se met à courir. Les abeilles le piquent. Il se précipite vers la maison. Encore dix mètres. Il court. Plus que huit. Il trébuche. Zut. Cinq mètres. Bientôt sauvé. Il ne lui vient pas à l’idée que les insectes vindicatifs le suivront à l’intérieur. Un dernier effort. Mais il s’essouffle. Il défaille. Les abeilles l’aiguillonnent de plus belle. Il a peur. Il ne voit plus rien. Il ne parvient pas à atteindre la porte. La lutte est inégale. La frayeur est la plus forte. Son cœur le lâche. À l’instant où il s’éteint, Albert s’inquiète encore de ne pas avoir fini de désherber les campanules. Texte et photographie : Philippe Godet 6


BRUIT(S)

LES

BRUITS DE MON VILLAGE

J

’ENTENDS le glas. La pression atmosphérique est basse, la lumière lasse. Ce bruit me glace le sang. Je suis seule, dans ma maison face à l’église. Le cortège arrive, lentement, très doucement ; l’âme trépasse. Sous un ciel gris, la bruine raye légèrement le paysage. J’entends le glas, notes sourdes et lourdes. J’attends que ça passe. J’entends le glas et les vibrations graves se mêlent au crépitement léger de mon poêle. Le chat, sur sa chaise, fixe la flamme. Si moi je vois du rouge et entends du noir, lui, dans sa boîte, ne voit plus rien. Il entend. Peut-être. Il ne ressent plus rien. Percevoir ce froid qui monte le long du dos et engourdit les mains. Sentir cet air très frais chargé d’humidité qui poisse le visage et rougit le bout du nez. Attendre qu’un rayon de soleil perce la chape grise du ciel sur cette nature endormie. J’entends le glas. Ce glas qui résonne seul dans le village. Le cortège est dehors. Les autres, s’enferment et restent au chaud, attendent que ça passe. Ce glas vous rappelle que la vie et la mort sont intimement mêlés. Des harmoniques se croisent et se répandent sur tout le village et la campagne alentour, comme une nappe lugubre recouvrant nos envies les plus folles. La mort est là, un petit rappel (au passage), pour nous calmer, nous prévenir et nous démunir. Je le vois derrière les voilages, et je me dis : « Encore un ! – Qui est-ce ? – Je ne sais pas. Cette fois-ci, je n’ai rien trouvé dans ma boîte aux lettres. » Puis le cortège disparaît de mes fenêtres blanches. J’entends le glas, cette musique glaciale à dix mètres de chez moi, encore et encore, qui vibre au son du trépas. Un jour peut-être, sûrement. Un jour, sans doute, si je reste au village, il sonnera pour moi. Alors j’entendrai, peut-être, le glas. Mon sang sera déjà glacé. Le poêle ne rougira plus, plus pour moi. Texte et illustration : Corinne Saint-Mleux 7


BRUIT(S)

SANS

I

BRUITS

Patrick Cassagnes

avait toujours voulu se faire oublier. Enfant, il s’installait dans la niche du chien et passait le plus clair de son temps à jouer l’absent ; adulte, il aimait à porter un masque neutre qui le rendait presque invisible.

LA Clic

Clic Clic

C

PHOTO

L

Il mit fin à ses jours un samedi soir à 20 heures. Personne ne remarqua son absence, pas même ses proches, distraits par le bruit de leur vie.

Ghislaine Balland

Clic

Clic

'ÉTAIT un jour pas comme les autres, un jour où l'ensemble de la famille était réunie. Enfin, presque toutes les branches étaient représentées.

Chacun d'entre eux faisait taire sa haine viscérale, celle-là même qui viendrait doucement au rythme des bouteilles éclusées. Alors, avant que le linge soit lavé il fallait faire la photo. Pas facile de faire tenir une si grande famille dans un aussi petit cadre ! Tout le monde était en place, le photographe était un pro pour l'occasion. Tous arboraient le sourire des grands jours. Encore quelques instants de patience… et ils pourraient se ruer sur le buffet. La pellicule se coinça, quelques vannes fusèrent, l'appareil était bloqué ! Certains se voulurent bien plus malins que le pro, bref tout le monde s'en mêla. Clic clac, la photo était dans la boîte, celle-là même qu'on ne voulait pas prendre. Qui fut prise. Elle montrait à tous leur véritable visage, le vrai visage de la famille !!! Anne Voyer

Rédaction Auteurs : Ghislaine Balland - Bernadette Bodson-Mary - Guy Blanchard - Francis Denis - Philippe Godet - Olivier Grandjean - Stéphane Branger - Armelle Mabondzo - Caro Mennesson - Fabienne Rivayran - Corinne Saint-Mleux - Michèle Vilet - Anne Voyer Illustrateurs : Adrien Bougrat - Patrick Cassagnes - Francis Denis - Stéphane Branger - Patricia Lévy-Bénoliel - Corinne Saint-Mleux Photographes : Patrick Cassagnes - Philippe Godet - Pastelle - Val Tilu Correcteurs : Isabelle Mennesson - Lucie Renaud - Jean-Claude Wullaert Rédacteur en chef : Caro Mennesson / Rédactrice : Lucie Renaud / Coordinatrice : Nathalie Ventura / Comptabilité : Oscar Lacayo Webmestre Oscar Lacayo Composition Caro Mennesson - Flora Mennesson - Lucie Renaud - 18 Mégad’ram (Jean-Claude Laplanche - Tony Content)

Lu si…

Édité par Autour du court, association régie par la loi 1901. Le Pain Perdu 18340 Plaimpied Givaudins

email : lusi@nouvelles-courtes.com / site web : www.nouvelles-courtes.com 8


BRUIT(S)

UNE

B

EAU

THÉORIE DU BRUIT BLANC mec ce prof. Mais insupportable.

Sa gueule de jeune premier ne masque pas ses inflexions méprisantes, ses piques incessantes et sa suffisance quand il s’adresse à nous. Je semble néanmoins la seule dans l’assistance à penser cela. Beau Mec est brillant, le salaud. Il multiplie contributions et publications . Certains de ses bouquins en sont à leur troisième tirage, son Phd d’Harvard bien en évidence sur la jaquette. Avec, en préambule, la kyrielle des facs, toujours plus nombreuses, où il officie. La liste des nanas qui sont passées entre ses bras est tout aussi impressionnante. Comme l’inintelligibilité de ses cours. Des flèches qui se bousculent et des abréviations qui apparaissent ex nihilo. Pourtant rien n’altère son succès, tant la perspective d’être remarqué par lui est séduisante. Matin calamiteux – Arrivée en amphi avec une demi-heure de retard et une gueule de déterrée. Cela n’avait pas échappé à Beau Mec qui s’était emparé de la première occasion pour chercher à me coincer. « Mademoiselle, un bruit blanc, ça vous inspire ? » À la vitesse à laquelle il avait effacé, malmené, torturé la pauvre équation, ça ne risquait pas. J’avais opté pour un silence appuyé ponctué de cette réflexion a posteriori plutôt idiote : « Je ne proposerai qu’un exemple d’étude. L’amour est-il un bruit blanc ? Avec une somme des espérances nulle, il y a fort à parier que oui. » Beau Mec m’avait fixée ; je n’avais pas baissé les yeux. Le cours avait repris. En arrivant en retard, j’avais surpris une conversation : à l’évidence sa femme venait de le virer. En finance, on apprend vite le prix de l’information. J’avais oublié l’incident, continué mon master, décroché mon doctorat. Je pouvais dès lors démarrer une honnête carrière d’enseignante. Je testais en parallèle ma théorie amoureuse sur le bruit blanc, sans grand succès ; aventure après aventure, l’espérance que l’une d’entre elles dure un peu plus ne s’effaçait qu’à peine. J’ai trente ans et Beau Mec se tient devant moi. Responsable de master, directeur de département et futur président de fac, il étudie mon dossier. Je ne dis rien, je ne suis pas désespérée, l’université du Mirail me tend les bras. Néanmoins, s’il me faut choisir, je préfère rester.

Patrica Lévy-Bénoliel

Beau Mec se lève, l’entretien est fini. Je m’apprête à sortir quand brutalement : « Je vous engage. Je ne vous ai pas oubliée, Mademoiselle Baliport, pas plus que vos hypothèses extravagantes sur l’amour en possible bruit blanc. Vous croyez toujours que les espérances sont nulles dans ce domaine ? Au demeurant, vous avez la réputation d’être une excellente enseignante. Ce que l’on ne peut pas dire de tout le monde, n’est-ce pas ? » Le demisourire qui suit reflète alors une surprenante et agréable dose d'autodérision. Qu’il m’ait depuis invitée à dîner et que j’aie accepté ne vous étonnera pas. En théorie des jeux, ma stratégie a toujours été de considérer l’instant présent indépendamment de l’instant suivant afin d’aboutir à une situation optimale. Caro Mennesson 9


BRUIT(S)

SA

V

VIE EST UN ROMAN

seul et coupé du monde pouvait rendre austère, craintif et parfois même hargneux. Joseph savait qu’aucun de ces adjectifs ne le concernait. Contrairement aux autres, cet isolement, il l’avait choisi, revendiqué. Il avait tellement subi les discours inconsistants d’un patron archaïque qu’il avait voulu s’éloigner. Pendant ses années de labeur, il avait imaginé sa vie d’après. Désormais, parvenu à l’objectif fixé, il se savait invulnérable. IVRE

Il était 21 heures. L’intérieur baignait dans la pénombre. Seule la chambre restait éclairée. Allongé tout habillé, le regard baissé, Joseph voyageait sans contrainte, avec pour seul guide une lampe de chevet. Plonger dans la lecture l’apaisait. Calmement, sa main tourna la page. Depuis qu’il était retraité, Joseph vivait au rythme des livres qu’il terminait chaque jour. Il ne changeait plus d’habits et ne quittait sa chambre que pour se rendre à la cuisine lorsque la faim le tiraillait. Alors, il sautait du lit, enfilait ses mules, marchait jusqu’au frigidaire puis revenait les bras chargés de victuailles qui finissaient sur la descente de lit. Ce livre faisait 350 pages. Il en restait donc 216. Joseph devait les lire ce soir avant de dormir. C’était une obligation. Demain il passerait à un autre. Chaque jour marquait le début d’une nouvelle aventure qui durait la journée et se terminait au mot « fin ». Aujourd’hui, la promenade était encore plus passionnante que les précédentes. Comme lui, cet homme vivait seul au milieu du désert, sans autres compagnons de route que ses pensées. Joseph aimait cet homme. Dès les premières phrases, il s’était reconnu. Brusquement le livre tomba. Le visage de Joseph bascula en avant. Il s’était assoupi. Seulement deux minutes s’écoulèrent avant qu’il ne rouvrît les paupières. Non, il ne fallait pas dormir ! Dans cet ouvrage, son futur était écrit. Il devait savoir ce qu’il adviendrait de lui. Il se concentra, reprit la lecture. Derrière les remparts, le héros scrutait l’horizon sablonneux, espérant voir surgir ne serait-ce qu’un oiseau qui troublerait son quotidien ; soudain un craquement le fit sursauter. Joseph leva les yeux au plafond puis éclata de rire. Il referma le livre et le jeta violemment. Non, finalement, cette histoire n’était pas la sienne ! Cette scène était irréelle. Aucun bruit n’était violent au point de le faire ainsi sursauter. Bien qu’abattu, Joseph alla ramasser le livre lamentablement étalé sur le parquet. Le terminer au plus vite lui permettrait de savoir si oui ou non la vie relatée avait quelque chose à voir avec la sienne. Sans plus attendre, il reprit la lecture. Ne sachant comment réagir face à une attaque invisible, le héros s’était retranché dans la cave du fort. Il avait fermé à clef et éteint la lumière. C’est alors qu’un bruit strident vint briser le calme de la maison de Joseph. Il lâcha le livre et alla se cacher sous les draps. De la sueur perlait sur son front dégarni. Olivier Grandjean 10


BRUIT(S)

BRUITS

SONT VIE

Albert, doyen de la famille, rentre du fond de son jardin à petits pas sûrs, contrôlant en passant les rangées de légumes verdissants et fleurissants, dignes acteurs de la renaissance du printemps. Son ouïe encore très fine savoure les discrètes symphonies du vent dans les feuillages et les chorales gazouillantes des petits oiseaux heureux de goûter aux premières semences. Une sérénité se dégage du moment, troublée par l’explosion de coups de klaxon sonores à souhait et par le grondement d’un moteur dans son dernier effort avant l’arrêt. Albert reconnaît l’appel jovial de Francis. Mais son fils ne tarde pas à vibrer d’autorité pour calmer les cris et mouvements intempestifs de ses enfants ravis de s’approprier l’espace en apparence illimité de la campagne. Albert porte instinctivement ses mains à ses oreilles sensibles à une telle hausse de décibels. « Nous sommes venus te chercher pour que tu voies notre appartement, nous habitons maintenant à cinq kilomètres d’ici. C’est bien ! – Oui, répond l’ancêtre en embrassant son fils, ils crient toujours comme cela ? » Il accueille les bisous des trois enfants. « Ils sont fous de joie de te connaître et de découvrir ton domaine », sourit Francis.

Photographies : Patrick Cassagnes

Ils partent dans la voiture dont l’ambiance rappelle un car de colonie de vacances, rires et chansons tirant soupirs à l’aïeul. Si proche de son « paradis », l’enfer des rues bruyantes le déstabilise. La satisfaction d’arriver à l’immeuble est pondérée par des jeunes rivalisant d’exploits au guidon de leurs « mob » sans… pot ! Le haussement d’épaules et les reproches de Francis n’influencent en rien le comportement de la bande. Les claquements de portes, les mouvements de l’ascenseur, la sonnerie du portable de Francis, une sortie de poubelle et une perceuse à l’étage, une tondeuse alentour, le passage d’un train si proche… pas un bruit ne manque pour toucher le cœur d’Albert. « Bof, ce doit être l’âge ! », pense-t-il. « C’est bien chez toi, dit-il avec humour à Francis, au moins on ne s’ennuie pas. On ne risque pas de s’endormir. – Viens, allons à l’appart. Tu verras, il est insonorisé… » Ouf, quelle bonne idée ! Guy Blanchard 11


RUBRIQUES

SUR LE DIVAN

CONFIDENCES

E

D’UN

caresse le tissu vert amande du divan. Elle l’avait imaginé lentement usé au fil de vies qui se seraient dévidées. Mais seuls les chuchotis du vieux tilleul lui avaient fidèlement tenu compagnie. LSA

Sur son bureau, la plaque dorée que la pluie n’a pas réussi à abîmer : Elsa Lebrun, psychologue et psychanalyste. Elle se souvient de ce jour de mars, printemps naissant et timides cerisiers en fleurs, quand un artisan l’avait vissée juste à côté du 2 rouillé. Le soir, Marco l’avait accueillie avec une bouteille de champagne. Son regard se pose sur le bureau et rencontre le portrait, seul rescapé. Marco… Elsa soupire. Depuis un an, leur relation s’étiole. Les patients qui sonnent à sa porte ont toujours été rares ; elle a même dû faire quelques heures dans un collège privé pour assurer les fins de mois. La plaque dorée et le portrait rejoignent les diplômes soigneusement emballés. « Dernier carton avant liquidation ! », prononce-elle tout haut. L’ombre du tilleul s’est faite plus douce. Ne restent que le divan, une chaise, quatre murs nus. Marco… Au fond, il les tient pour responsables, elle et son entêtement à conserver ce cabinet qui n’avait apporté que désillusions et factures. Ne pas pouvoir partir en vacances, en week-end. Différer tous nos projets. Autant de reproches feutrés qui s’étaient heurtés à l’obstination d’Elsa. Un mardi, elle avait poussé la porte du cabinet. Ouvert son agenda en laissant refroidir son thé. Aucun rendez-vous noté. Les pages suivantes demeureraient vierges de toute manière. Le téléphone était resté muet. La nuit avait empli la pièce. Elle était restée là, immobile, jusqu’au coup de fil insistant de Marco. Un peu plus tard, elle lui annonçait qu’elle arrêtait son activité. Dans cette banlieue parisienne effacée, orpheline en journée de ces habitants, un psy ordinaire avait-il sa place ?

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RUBRIQUES COURRIER DU COEUR

Homme imparfait cherche femme parfaite afin de compléter son éducation. Ghislaine Balland

VIEUX TILLEUL Un enfant dévale les escaliers. Les cartons ont rempli le coffre de la voiture. Elsa, qui a fini d’accrocher la nouvelle série de photographies en noir et blanc, arrange le désordre nonchalant du plaid jeté sur le divan. Un bouquet de fleurs, des plantes vertes. Les sonates de Scarlatti attendent Gabrielle, première cliente de la journée, et son compagnon au regard terni par l’âge, au corps usé. Ensuite il y aura JeanPierre, Vanessa… La nouvelle plaque brille. Elle a mis un temps infini pour trouver l’intitulé Doudouthérapie, soigner l’enfance. Un coup de sonnette bref. Elsa ouvre. Gabrielle se tient bien droite sur le canapé, Amédée à ses côtés. Elsa lui sourit, un carnet de notes sur les genoux. « Bienvenue à vous deux. On commence ? Racontez-moi donc un peu votre première rencontre. » Gabrielle hésite puis sa voix usée dévide le passé. La première rencontre n’a pas d’histoire : un bébé endormi, une peluche claire déposée dans le berceau de famille. Autre image, une gamine de trois ans couleur sépia frotte ses peines contre la fourrure douce de celui qu’elle serre contre elle. Le même compagnon en peluche qui sera remisé plus tard dans un grenier. Jusqu’à ce qu’elle voit la plaque toute neuve d’Elsa. Qu’elle aille fouiller ce grenier obscur, là où elle l’avait oublié. Qui sait si elle pourrait renouer avec ce temps qui avait filé avec l’enfance et ses souvenirs… La fenêtre ouverte sur l’été laisse entrer les confidences du vieux tilleul. Dans quelques semaines, après la dernière séance, celle où passé et présent se réconcilient, Elsa tendra à une Gabrielle souriante une photo d’elle et d’Amédée en noir et blanc, toute neuve. Par la fenêtre ouverte, Elsa verra le couple repartir d’un pas plus léger. Elle lèvera la tête vers le vieux tilleul et lui confiera : « Amédée le lapin a bien mal vieilli. » Dans le chuchotis joyeux de l’arbre, elle croira deviner son rire complice. Caro Mennesson

Val Tilu photographies 13


RUBRIQUES UN PEU BEAUCOUP À LA FOLIE

E

MBRASSE-MOI.

S’il te plaît, embrasse-moi. Arrête de crier. Je n’ai rien fait. Je ne comprends pas ce que tu dis.

Embrasse-moi. Lâche mon bras, tu me fais mal. Ce n’est pas de moi que tu parles. Cette fille qui t’a mis en colère, ce n’est pas moi. J’essaie toujours de te faire plaisir parce que je t’aime. Mais toi, tu ne le vois pas. Tu veux encore autre chose que je ne peux pas te donner. Embrasse-moi. Ne te laisse pas emporter par ta colère, accroche-toi, tout peut encore s’arrêter. Embrasse-moi. Je voudrais tant que tu effaces d’un baiser tout le mal que tu m’as fait. Je voudrais tant voir à nouveau ton beau visage souriant et sentir ta main si douce sur mon épaule.

EMBRASSE-MOI

Où est passé le jeune homme qui m’a charmée d’un baiser ? Je n’ai pas vu le monstre que tu es devenu. Je te regarde, rouge de rage, tu cries, tu craches toutes ces horreurs qui tombent sur moi. À coups de poing, à coups de pied, tu cognes ta haine et ton désespoir. Et c’est moi qui saigne.

Pastelle

Fabienne Rivayran

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Patrick. Cassagnes

TEXTES LIBRES

LA

MAIN

PERDUE

L

d’un échauffement au théâtre, Augusto nous a proposé un jeu appelé « La main perdue ». Cet exercice a suscité en moi beaucoup d’émotion. Je ne m’y attendais pas. ORS

Pour commencer, yeux fermés, nous devions marcher lentement, pieds nus sur le plancher, tandis que sa voix, pour nous détacher du contingent et susciter notre imaginaire, suggérait que nous arrivions sur une planète inconnue : arbres balancés par la brise, buissons de fleurs, oiseaux colorés. Dans un deuxième temps, il fallait d’abord, bras en avant, rencontrer les mains de quelqu’un, les toucher, les palper, découvrir doucement paumes, doigts, poignets, sans aller plus loin que le coude. Ensuite, se séparer et reprendre la marche solitaire. Alors que je venais de capter les mains fortes et douces d’un homme ! Quel regret ! Augusto a alors proposé une nouvelle phase de jeu : essayer, yeux toujours clos, de retrouver les mêmes mains. Nous nous sommes mis à tâtonner de l’un à l’autre, à rencontrer des mains de toutes sortes et à les quitter rapidement si ce n’étaient pas celles-là. Notre sens du toucher s’était singulièrement affiné, nous percevions plus vite les différences. Mais cette exploration, m’a-t-il semblé, a duré trop peu de temps pour que j’arrive à identifier les mains qui m’avaient tant troublée. Au final, nous nous sommes quittés et avons repris pendant quelques instants nos déambulations. Le jeu terminé, nous avons pu rouvrir les yeux. Je suis restée sur place, décontenancée, à scruter les visages, les corps des partenaires masculins. Cet exercice avait réveillé mon désir dormant. Depuis de longues années, je vivais seule, après des ruptures douloureuses qui m’avaient prévenue contre la vie en couple. Et voilà que ces mains d’hommes avaient surgi comme pour me sortir de la torpeur. Ah ! Les retrouver ! Mais je n’ai jamais su quel homme j’avais rencontré. Lui n’a jamais su quelle femme il avait rencontrée. Après le jeu, les réflexions ont fusé : – J’ai retrouvé les mains ! – J’hésite, mais je crois bien que c’étaient les mêmes ! – Bien sûr que je les ai retrouvées ! J’en étais sûr d’avance ! J’ai regardé chaque homme du cercle : Lequel de ces neuf-là avait-il été l’objet éphémère de mon désir ? Celui que, dès le début de la semaine, j’avais remarqué ? Ni lui ni moi n’en saurions rien, le stage se terminait aujourd’hui. La tristesse m’a alors envahie. Il est vrai qu’au début du jeu, je m’étais répété en mon for intérieur : « Dans ce groupe d’une vingtaine de personnes, mes chances sont quasi nulles de rencontrer un partenaire pour la vie. » Je suis rentrée chez moi broyant du noir, tiraillée : Fallait-il renoncer au grand amour une fois pour toutes ? Fallait-il rallumer en moi la petite flamme de l’espoir au risque d’attendre, attendre… Comment savoir ce que je voulais ? Le théâtre m’avait pourtant appris le principe de l’intention, capital quand on apprend à improviser. Et dans la vie, je n’arriverais pas à cerner ma propre intention ? Cet état d’âme, j’aurais pu l’appeler aussi yearning, un mot où se mêlent espoir, nostalgie, désir, tout ce dont j’avais soif sans pouvoir le définir. Michèle Vilet 15


TEXTES LIBRES

LÀ-BAS

I

y a son Algérie. Il est né sur cette terre que ses parents considéraient comme leur. Il y a grandi. Il a marché sur le sol sec et poussiéreux. Dans son œil d’enfant, le bleu du ciel, l’ocre de la pierre, le vert des cultures arrachées à l’aridité des sols par la force du travail. À son oreille, les aboiements des chiens de ferme, les ordres donnés aux ouvriers, le rire des femmes, le vacarme des machines agricoles, le brouhaha de la ville, parfois. Et le silence du soir qui tombe sur la plaine. L

Une enfance joyeuse, peut-être insouciante. C’est ce que je perçois, quand il raconte son Algérie. Il ne parle pas de l’Algérie en général, il cite des endroits bien précis. Il dit « à la ferme », « Bel Abbès », « Tiaret ». Son Algérie se réduit à quelques centaines de kilomètres carrés, la maison familiale, le village, la ville proche, l’école, le collège. Il raconte les bêtises de l’enfance, la cuisine de sa mère, le respect du père. Il raconte les copains, les oncles, les cousins. Et les chiens, les bêtes, les champs. Une enfance ordinaire, presque commune. Et il y a mon Algérie. Qui n’est pas la mienne, d’ailleurs. C’est un pays comme les autres, présent sur les cartes de géographie étudiées à l’école. L’Algérie fait partie des pays du Maghreb, capitale Alger… Il y a l’Algérie des livres d’histoire, Algérie française pour un temps… Il y a l’Algérie des journaux et des flashs d’information, avec la douleur de cette guerre sans nom, les attentats, les massacres dans les villages… Il y a pour lui le déchirement d’un départ, l’abandon forcé d’une partie de sa vie, la plus précieuse, l’enfance, avec son bagage de couleurs et d’émotions. Les valises sont restées là-bas, dans la cour d’une ferme. La ferme est restée là-bas, le village est resté là-bas, la terre est restée là-bas. Et les souvenirs. Il y a pour moi un pays en souffrance, égaré dans son histoire. Un pays dépouillé d’une partie de sa mémoire. Il y a pour moi la honte de ce pillage.

Robert à Tiaret

Il y a pour lui et pour moi une rencontre fragile aux frontières d’un pays perdu. Un pays qu’il ne reconnaît plus, un pays que je ne connaîtrai jamais. De cette blessure toujours ouverte au bord de son cœur, il ne se plaint pas. Il se souvient d’une parcelle de paradis. Et je me souviens avec lui.

Fabienne Rivayran 16


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