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2. Un matrimoine créole
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Un Matrimoine créole
Matrimoine (substantif) : Ensemble de biens, de pratiques et de savoirs légués à une descendence par une femme. *
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* Définition proposée par Estelle Coppolani, écrivaine, poétesse et doctorante en littérature, dans le cadre de son projet «Portraits, autour du matrimoine réunionnais», 2020. 2
Et mon île était reine, était mère, était femme *
* Patrice Threutard, 20 désanm et d'entre tous les zanzibar, ed. Les chemins de la liberté, p.66
Dans le ventre des femmes créoles
L’origine du monde créole réside dans le ventre des femmes. Puisque ce sont elles qui enfantent et transmettent, elles sont finalement les faiseuses des êtres créoles, de la créolité. Loin de la romantisation qu’on imagine aujourd’hui, cette origine prend racine dans la violence silencieuse du métissage. Si le terme renvoie aujourd’hui à un mélange ou croisement de groupes ethniques (personnes), de races (animaux) ou de variétés (plantes), il donne à voir une réalité coloniale, un fantasme anthropologique du XVIIIe siècle.
« Issu d’une conjonction non prévue et fréquemment interdite d’espèces biologiquement distinctes, le métis apparaît volontiers sous l’aspect d’un mixte monstrueux, d’un être « contre nature » dont la difformité inclassable trahit la transgression initiale dont il est le produit. (…) Produit d’une transgression, le métis n’est pas voué seulement à la marginalité infligée aux hors–castes ; il est aussi condamné à une quête d’identité qui ne peut aboutir qu’à la déchirure intérieure, puisque revendiquer l’appartenance à l’une des deux communautés dont il tire son origine, c’est nécessairement rejeter l’autre. » 32
Si nous remontons au fondement de la population réunionnaise, selon les archives, nous pouvons noter que les premières femmes, au nombre de trois et d’origine malgache, débarquent sur l’île accompagnant sept hommes. Cependant, ces dernières semblent effacées de l’histoire coloniale. On ne dispose d’aucune iconographie d’elles, et les seules traces qui nous sont parvenues sont des descriptions faites au travers du regard masculin, souvent brutal. Desforges-Boucher offre, par exemple, le portrait virulent d’une femme indienne, Rosaire, épouse de Julien Dalleau : « plus noire qu’un Diable, et aussy ivrognesse [que son mari] est ivrogne, et si elle n’a pas l’accomplissement de toutes ces belles qualités attachées au libertinage, c’est qu’elle est trop laide et trop vieille, et que personne n’en veut. » 33
Ces premières femmes, parties en quête d’un nouveau départ, étaient souvent issues de milieux sociaux très pauvres. L’île Bourbon était alors, pour elles, la promesse d’un mariage heureux et d’une meilleure condition sociale.
32 Université de la Réunion, Métissages: Littérature-histoire, ed. Harmattan, 1992, p.6-7 33 Desforges-Boucher, Mémoire pour servir à la connaissance particulière de chacun des habitans de l’isle Bourbon par Desforges-Boucher [1710]. Ed par J. Barassin, ARS Terres Créoles, 1976.
La première trace écrite de la langue créole remonte à l’année 1724, avec le témoignage de Marie, esclave partie marrone : « moins la parti marron parce qu’Alexis l’homme de jardin l’était qui fait à moin trop l’amour. » / « Je suis partie marrone parce qu’Alexis, l’homme de jardin, me faisait trop l’amour. »34 Première voix féminine portée par l’écrit jusqu’à nous, cette trace nous permet de souligner une réalité coloniale vécue par les femmes, d’actes de viols et d’abus sexuels. Elle nous raconte aussi la résilience, la quête de liberté dans la fuite, le marronage de ces femmes, certaines devenues reines dans le royaume de l’intérieur, malgré l’occultation de leurs noms par ceux des grands marrons.
« Cimendef, marron d’origine malgache, aurait eu pour compagne Marianne. Sur la carte géographique de l’île de la Réunion, la crête qui prolonge la chaîne montagneuse du Cimendef dans le cirque de Mafate porte son nom. L’écrivain Boris Gamaleya nomme la compagne de Cimendef Raharianne, nom d’origine malgache. (…) Dans le texte de C.H. Leal, Marianne est une guerrière qui se bat contre les colons aux côtés de son compagnon Cimendef. » 35
Et tandis que les marrones s’évadent dans les montagnes, d’autres femmes deviennent actrices d’une transmission créole, en marronage de la pensée, d’un imaginaire et d’une oralité singulière au sein des maisons des Maîtres.
34 Cité par Chaudenson en 1981, p.3, extrait du rapport d’un jugement rendu entre 1714 et 1723. 35 Marie-Ange Payet, La femme dans le marronnage à La Réunion, Société de plantation, histoire et mémoires de l’esclavage à La Réunion, Musée Historique de Villèle, 2021, p.5.

Vi souvien Mo nénène adoré Le ti bouké kou la donn a mwin Na lontan kli lé fané Si vi souvien kom sa lé loin Ti flèr fané, ti flèr aimé Di a mwin touzour, kok sék lamour *
Te souviens-tu Ma nénène adorée Le petit bouquet que tu m'as offert Il y a longtemps qu'il est fâné Te souviens-tu, comme cela fait longtemps Petite fleur fânée, petite fleure aimée, Dis-moi toujours, ce que c'est l'amour
* Extrait de « Ti fleur fanée » de Georges Fourcade (1930)
Les pratiques orales créoles prennent souvent place à l’intérieur des quartiers, des maisons. Dans les familles aisées, la passation de mémoire est assurée par la nénène. C’est une femme noire, esclave, mère. Présente dans l’intimité des familles réunionnaises depuis l’époque de l’esclavage et le début de la population mascarine, elle assure un rôle de coéducation et apprend aux enfants les rudiments du langage, de l’alimentation ainsi que les codes du comportement. Son rôle dans la transmission des histoires et des contes réunionnais est primordial.
«Jadis, à La Réunion, les femmes allaitaient massivement leurs enfants. Les pratiques de mise en nourrice, fréquentes en Europe, ne semblent pas avoir été très courantes dans la population, si ce n’est dans certaines familles de la haute bourgeoisie blanche qui confiaient les bébés à des nénènes créoles. Le rôle de ces femmes dans la transmission des savoirs de la couche populaire à la frange aisée de la population est capital: ce sont elles, qui, en apprenant aux enfants qu’elles nourrissaient et élevaient, ce qu’elles savaient des propriétés de l’univers végétal comme des techniques du corps, ont contribué à la mise en place d’un patrimoine culturel commun.» 36
Selon Christian Jalma37, la nénène est au fondement de la société réunionnaise, comme zarboutan38 de notre identité. C’est elle qui a fait le lien entre les différentes cultures présentes sur l’île, de l’époque coloniale jusqu’à aujourd’hui. En effet, elle assure la création d’un fonds culturel commun, en créolisation de la société mascarine. La langue créole, telle qu’elle nous a été inculquée et avant même qu’elle soit appelée créole, trouve finalement son origine auprès de la nénène. Puisque c’est elle qui enseigne le langage à l’enfant, elle serait allée récupérer des « mots de survie » dans
36 Laurence Pourchez, Extrait de Comportements alimentaires, petite enfance et grande distribution: incorporation de nouvelles normes à l’île de La Réunion, Journal des anthropologues, n° 106-107, 2006, p. 145-167. 37 Christian Jalma, dit Pink Floyd, est un plasticien, poète, musicien, né le 28 septembre 1961 à Saint-Denis (île de la Réunion). Selon Carpanin Marimoutou, il est l’auteur d’une œuvre poétique novatrice où la problématique identitaire (collective et individuelle) est interrogée dans toutes ses perspectives à partir d’un travail fondamental sur les langues, le langage, le corps du langage, la voix et la musique des langues, l’errance du parleur et des paroles, le poids sémantique des silences, des répétitions et des lapsus. 38 Zarboutan : vient du français « arc boutant » (maçonnerie en forme d’arc qui soutient un mur de l’extérieur), anciennement poteau de soutien des cases créoles, devenu un mot symbole de solidité, d’appui, de soutien.
les campements d’esclaves, dans les maisons des Maîtres, afin de par la suite les transmettre. Le poète soutient alors que la langue créole c’est d’abord et avant tout la langue nénène. 39 Les nénènes n’ont en effet pas seulement cultivé et transmis la langue créole, elles l’ont poétisée sur fond de féminité, peut-être de maternité, sûrement de vulnérabilité. Dès lors, la langue créole n’est plus seulement la langue des anciens esclaves ou colons, elle est la langue des poétesses avec un mélange de tristesse, de tendresse et d’espérance de tout un peuple.
Témoignage de Françoise Guimbert, qui a été nénène à Saint-Benoît dans les années 1950 : « Je suis devenue nénène par la force des choses, étant orpheline, je n’avais pas d’autre choix que de trouver un métier. À ce moment-là les familles de gendarmes s’installaient dans la commune. J’ai été embauchée par une famille pour aider l’épouse qui avait de jeunes enfants. Ce contact m’a beaucoup apporté parce que l’échange avec la famille se faisait en se basant sur la confiance mutuelle. Je n’étais pas la seule à travailler dans ce cadre. Il y avait plusieurs familles de gendarmes qui employaient du personnel. Nous étions assez nombreux et nous nous présentions le matin tôt pour démarrer notre journée de travail. J’ai été aussi la nénène «grande sœur», où il a fallu que je m’occupe des plus jeunes de ma famille. Encore aujourd’hui, les jeunes que j’ai élevés continuent à m’appeler « nénène » et c’est une fierté pour moi de penser que j’ai pu contribuer à leur éducation, leur développement. » 40
Le mot créole nénène, renvoi également, à la Réunion, au statut de la grande soeur. Dans les années 50, on commence à travailler dès le plus jeune âge. Tandis que les garçons accompagnent leur père dans les travaux agricoles, la fille aînée, quant à elle, assiste la mère, cantonnées au foyer. La passation de mémoire et l’éducation, dans les familles moins aisées, est alors faite par ces grandes soeurs, mais aussi les mères, les grands-mères et les matantes41 .
Et comme si cette transmission intergénérationelle n’était pas suffisante, pas assez noble, au rôle de l’école, se soustrait alors la nénène d’hier et d’aujourd’hui.
39 Entretien de Christian Jalma, filmé le 24 Janvier 2020, sur une invitation de Julie Crenn et de Pascal Lièvre, dans le cadre de l’exposition HERstory au Frac Réunion (Piton Saint-Leu, du 16 au 23 novembre 2019). 40 Témoignage tiré de Dann tan nénène - mère noire, enfant blanc, Loran Hoarau et Kamboo, ed. Maison Carrère. 41 Matante : Tante, tatie.

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