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4. Quand l'immatériel devient matériel
from Fénwar i fann zékli, Zékli i fann fonnkèr - Mémoire de recherche en Design Produit d'Ambre Maillot
Quand l'immatériel devient matériel
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« Andrew Jones soutient que la notion de la matérialité inclut à la fois « la composante matérielle ou physique de notre environnement » et « la manière dont ces propriétés matérielles sont inscrites dans les projets de vie des humains ». (…) Graves-Brown déclare que leur objet commun réside dans le fait de comprendre « de quelle manière la nature matérielle du monde qui nous entoure est appropriée par l’humanité ». Et dans des termes presque identiques, Josha Pollard explique que « par matérialité il entend la manière dont la nature matérielle du monde est prise en compte, appropriée et impliquée dans les projets humains ». Dans chaque cas, la matérialité semble présenter deux faces. D’un côté, la physicalité brute de la « nature matérielle » du monde et, de l’autre, l’organisation sociale historique d’êtres humains qui, en s’appropriant cette physicalité pour leurs propres fins, sont supposés projeter sur elle leur propre projet et signification, transformant ainsi le matériau brut en artefacts aux formes bien dessinées. » 49
En basant notre définition de la matérialité sur celle que propose Tim Ingold, on pourrait se demander : qu’est-ce qui constitue l’univers formel du matrimoine réunionnais ? Quelle est sa « nature matérielle » ? S’il y a un potentiel de création, créer à partir du vide paraît en revanche plus difficile. Sur quoi se baser, quelles sont les pistes matérielles au sein de cette immatérialité ? En effet, la langue dans son oralité et l’imaginaire créole présentent une forme de tangibilité, comme s’ils tentaient de s’extraire de leur condition orale. Ces derniers existent au sein d’espaces, ils perdurent dans nos mémoires lorsque que nous nous imprégnons d’un contexte, d’un lieu, d’une pièce, d’une maison, d’un jardin. Et tandis que ces mots s’échappent, ils tentent de s’extraire en mandaré, en tissage, en tissus.
49 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, ed. Dehors (2017), p.70-71
imaginaire (masculin) : Espace de pensée propre à l’être humain, indistinct de sa représentation du monde, dans lequel il peut créer, superposer, surimposer, sublimer des choses et des événements dans la réalité.
L’imaginaire de la langue créole, c’est aussi le contenu de l’oralité, ce sont les secrets qui sont murmurés aux creux des oreilles, ce sont les noms Kalla et Jean50, ce sont ces paysages murmurés de nos sirandanes. L’imaginaire créole puise en majeure partie dans les fondements de la langue créole. Par son contexte de création, il s’est fondé sur un contexte visuel parlant. Entre les paysages de l’île et le contexte maritime de la traite négrière, les mots portent des histoires, des images. Fénwar, ou quand le noir est fait, représente la nuit ou l’obscurité. Bardzour, ou le bord du jour, représente l’aube ou le lever du soleil. L’étymologie de la langue créole est alors image, mais également plurielle, représentant les différentes éthnies qui la constituent. Moun (une personne, quelqu’un, un individu) vient des langues bantoues muntu, du français monde ou du normand mounde. Des ponts sont finalement créés entre ces mondes éloignés, et des similitudes sont trouvées dans la différence.
Nous pourrions évoquer les toponymes de l’île de la Réunion, chargés d’histoire, notamment à l’intérieur de l’île, où le royaume marron s’était développé à l’origine. En contraste avec les littoraux portant les noms et les statues des anciens colons, les montagnes portent les noms des rois et des reines marrons. Parfois, ces noms racontent la vie de cette communauté, comme l’illustre Bémaho (aux nombreux Mahots - arbre aux multiples usages, entre ses jeunes pousses comestibles, son bois qui sert à la construction, et ses fleurs qui une fois séchées décorent les coiffes) ou Bélouve (aux nombreux pièges - ici pour arrêter les chasseurs de marrons). Parfois, ces noms commémorent les chefs marrons et portent leurs noms, comme Dimitile, ou Ilet Cimandal (début d’une expression malgache : « tsy mandefitra manana ny rariny » ou celui qui ne plie pas, qui ne cède pas quand il est dans son bon droit). Une véritable cartographie légendaire pourrait alors être établie, tandis que les montagnes racontent nos histoires.
50 Références aux célèbres contes créoles Grand-mère Kal et Ti-Jean.
Cet imaginaire pourrait devenir alors matière à échange, à créer pour un.e designer. Au travers de cette étymologie plurielle et imagée, ici résiderait sûrement une forme de transmission matérielle, visible, possible. L’histoire peut se montrer, peut prendre forme dans les noms et les images qu’il déclenche.
Et cet imaginaire ne cesse de croître. En effet, des mots créoles continuent à ce jour d’être inventés. Daniel Honoré, écrivain, conteur et militant pour la langue créole réunionnaise a écrit un dictionnaire intitulé « Moféknet » ou « les mots que l’on fait naître », qui est une proposition de néologismes créoles. Ce dernier est une réaction face à la dilution de la langue créole, comme une façon de réenrichir le vocabulaire insulaire. En effet, le statut de la langue créole, tout comme la créolité, étant ouvert et vivant, permet des réinterprétations, une liberté dans l’usage et finalement, sa fabrication.
Et si cet imaginaire n’est pas figé, il prend racine non pas seulement dans les mots et les textes, mais également dans les mains de ceux qui la pratiquent, dans les plantes qui dansent dans leurs paumes.
depuis longtemps déjà je ne vois guère que le ploiement des branches la ligne dentelée des brèdes tant je tiens au loin les fureurs comme la menace de la mer
s'il me revient de descendre pour voler les provisions des plaines les outils pour pallier l'infortune j'applique à mes pas quelque couverture de vent ou bien un vêtement d'ombrage et très vite je me hâte de regagner les hauteurs
mon flanc peu à peu a pris l'aspect rugueux du versant est mes aisselles l'arôme âcre du chanvre travaillé mon ventre la rondeur de ces moutonnements relayant les plateaux par trop populeux
un matin mes deux bras ont même ouvert je crois une rivière qu'alimente depuis la complicité des fantômes et de l'orage à la saison des pluies Cimandef bien-aimé sait orienter nos songes les graines de fano alignent leurs secrets sikidy de lumière sur un sol de poussière ainsi nous voyons clair dans l'avenir des nôtres
de ce côté du promontoire on me dit reine je porte haut Rahariane que les vents ont enroulé nouvellement à ma suite du nom pierreux de Marianne *
* Estelle Coppolani, Raharianne, Marrons, légendes des Cimes,
« Le textile est le premier texte de l’humanité. L’art textile raconte une histoire, par-delà les mers. » 52
Du latin textus (tissu, trame, texte), les mots texte et tissu partagent la même étymologie. Dans les deux cas, il s’agit de relier tous les éléments constitutifs de ce qui fait sens en ce monde dans un même ensemble signifiant. En effet, le tissage porte témoignage, il raconte des récits. À la Réunion, il porte la poésie féminine. En raison des nombreux micro-climats présents sur l’île, il existe une pluralité de savoir-faire liés au tissage et au tressage. Au coeur du cirque de Salazie, les femmes tressent de la pay chouchou53 ; dans les hauts de l’Entre-Deux, elles tressent le choka54 ; dans le cirque de Cilaos, on retrouve le célèbre jour de Cilaos55 .
Le plus répandu est le tressage du vacoa56, bien qu’il soit concentré sur la bande littorale Sud-Est, où la plante a longtemps été utilisée comme brise-vent, notamment pour protéger les plantations de vanille. À l’origine, les techniques de tressage viennent des Malgaches, qui font partie des premiers habitants de l’île. Traditionellement, la femme tresse au sein de l’espace privé de la maison, souvent en extérieur, sous la varangue. Aujourd’hui, les femmes se regroupent dans des associations de quartiers, dont le contexte est proche de l’espace domestique. Cette activité est à la fois un passe-temps, à l’issue des tâches ménagères, et la possibilité d’une source de revenus d’appoint.
51 Mandaré : terme créole, d’origine malgache, qui signifie tressage. 52 Myriam Dao, Tisser du lien, Décolonilisons les arts ! sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, ed. l’Arche, 2018, p. 28 53 Paille végétale issue d’une plante dont le fruit est la chayote, ou christophine. Dans les Mascareignes, elle est appelée Chouchou et pousse en abondance dans certaines zones humides. 54 Nom donné, à la Réunion, à plusieurs espèces végétales relevant de la famille des agavacées. 55 La broderie de Cilaos, ou jour de Cilaos, est un type de broderie d’art pratiqué à Cilaos, sur l’île de La Réunion. Cette broderie traditionnelle est faite sur un tissu de coton blanc, initialement avec du fil également blanc. 56 Le vacoa (Pandanus utilis) dit aussi pinpin, est une plante originaire des rivages de l’océan Indien. Ses feuilles sont utilisées dans l’artisanat et son fruit est comestible.

(fig. 11 : La Réunion : une femme tressant le vacoa, 1950-1960)
À la page suivante : fig. 13 : La varangue, 1860.
Comme prétexte, okip la min po fé koz la boush57, le travail des mains s’accompagne de murmures, de chants, de rires, d’oralité. Ces brodeuses, tresseuses, mandareuses racontent avec leurs mains et leurs voix, entremêlant les brins de leurs souvenirs. Sous la varangue, elles demeurent là, l’esprit en vavang58 à l’ombre des Fanjans59 et des tôles ondulées. Et finalement, l’espace domestique devient espace d’oralité, car c’est là que se construit l’imaginaire créole.
Si l’acte de tressage est classé au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco, ce n’est pas le cas des objets tressés, matériels. Ils sont utilitaires et répondent à des besoins spécifiques anciens : des chapeaux pour se protéger du soleil, des contenants pour les fruits et légumes du jardin, des bertels60 et paniers pour les transporter. La sézi, ou la natte, est un objet social important. Il symbolise l’union et le partage, et est utilisé dans le rituel de pacification des esprits par les afro-malgaches, qu’on appelle Bat Sézi, originaire du Sud de Madagascar. Le van est également un objet tressé en vacoa s’ancrant fortement dans l’espace de la varangue.
57 S’occuper les mains pour délier la langue. 58 Vavang : errance 59 Le Fanjan est une fougère arborescente endémique de la Réunion. 60 Le bertel est un sac à dos traditionnel réunionnais tressé à la main.



« Cet outil féminin est utilisé pour la cuisine, trier les bons grains et les mauvais, vanner le riz pour chasser la poussière, écosser les haricots, préparer les plantes pour les tisanes, faire sécher les herbes, refroidir le café grillé à plusieurs mains et à plusieurs voix. Car c’est aussi le moment de la rencontre sous la tonnelle de chouchoux, l’échange et le partage des secrets, des douleurs et des bonheurs, lieu de transmission de grand-mère à mère et de mère en fille. Il fait le lien entre le dehors, le jardin ou le champ et l’intime, la préparation de la cuisine remplie des gestes d’amour pour sa famille. » 61
L’acte de tisser apparaît finalement comme un facteur de transmission important. Dans les communautés afromalgaches de l’île, l’art de tisser les cheveux représente un moment de partage entre les femmes, notamment entre les filles et leurs mères. Il est alors indéniablement lié à l’acte de parole. Comment expliquer que fonder la discussion dans un contexte d’activité pratique ait pour effet de lui conférer une qualité toute différente ? Comment expliquer que la richesse de l’oralité prend naissance au moment précis où les mains et les doigts s’entremêlent sur un support extérieur à la voix ?
L’art de tisser pourrait alors permettre un dispositif narratif, créole. Le design aurait ainsi finalement la même fonction que le texte, que le mandaré. Il raconterait, mettrait en forme des pensées, des fonnkèr. Il les offrirait à voir au monde, au travers de l’usage des mains.
À la page suivante : fig. 14 : Coiffure betsileo, 1895 et fig. 15 : Un van en vacoa (Île de la Réunion) © Clément Suzanne, 2010.
61 Entretien avec Isabelle Hoarau-Joly, Afrique, Portraits de Femmes, Femmes au-delà des Mers, 2013.


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