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Métiers anciens d’Anniviers
patrimoine
La disparition des anciens métiers d’Anniviers
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le dernier cordonnier
Lucien Epiney, le dernier cordonnier d’Anniviers, avait une tannerie dans la rue principale de Grimentz; son fils Simon se souvient à quel point ça sentait mauvais dans le quartier. Les paysans apportaient au cordonnier les dépouilles de leurs bêtes pour qu’il puisse élaborer le cuir indispensable à la fabrication des souliers.
Depuis 1949, son atelier était situé au cœur du vieux village. Lucien inventait des modèles uniques pour des gens uniques : spécialisé en chaussure orthopédique, il était capable de réaliser avec minutie un soulier inhabituel en ne s’aidant que d’un schéma dessiné par un médecin. Il travaillait avec deux docteurs à Sierre. Simon se rappelle d’une jeune et jolie fille qui entra un jour dans l’atelier de son père : l’un de ses pieds était normal, et l’autre était tristement tourné à l’envers. Sa jambe toute tordue avait été déformée par la polio. Lucien lui fabriqua une paire de chaussures sur mesure : ce travail l’occupa durant toute une semaine et coûta 800 frs, une fortune à l’époque.
Le cordonnier disposait aussi d’une rentrée d’argent stable grâce à un contrat avec l’armée : il devait fabriquer 300 paires de souliers par année pour les soldats et recevait un salaire. C’était pour lui extraordinaire. A partir de 1951, cette besogne l’accapara tous les hivers durant près de vingt ans. En plus d’inventer des pièces originales orthopédiques et de fabriquer ou réparer les chaussures militaires, Lucien ressemelait, clouait, cousait, rafistolait, et reformait le cuir pour les habitants de la vallée. Il avait appris le métier aux Haudères avant d’installer son atelier à Grimentz. Alors qu’il était encore en formation dans le val d’Hérens en 1948, il passa un jour le col de Torrent à pied pour rejoindre le val d’Anniviers. C’était en plein hiver, à Nouvel An, mais il ne voulut pas faire tout le tour par Sion. Et il n’y avait pas un millimètre de neige en haut du col, à 2916 mètres !
Personne ne rapportera plus d’imputrescibles souliers 60 ans plus tard Simon Epiney a religieusement conservé l’atelier de son père : les vieux outils sont disposés sur la petite table en bois patinée, à côté du tabouret en cuir usé par des années de labeur, comme si Lucien venait de les quitter. Simon me montre une incroyable chaussure jaune et brune en peau de veau. On croirait la dernière création d’un grand couturier italien. Cet objet improbable est en fait le travail d’examen de fin d’apprentissage de Lucien en 1949 ! Sur une étagère, d’antiques patins à glace à visser inventés par Lucien côtoient une série de cloches de vaches. Le cordonnier a réalisé des centaines de courroies en cuir pour sonnettes: les motifs complexes, variés et originaux, sont un mélange de broderies en lanières de cuir de cochon, de dessins à la peinture, d’étoiles clouées et de cuir gaufré. A côté, une paire d’inusables souliers en cuir rigide attirent le regard : ils furent fabriqués à la main par Lucien et conçus sur mesure en 1955 pour Madame Brunner. Il y a quelques années, cette dame, nonagénaire, surgit un jour dans le magasin de Simon. Elle venait lui rapporter la paire de chaussures… 60 ans plus tard ! Elle en avait usé les semelles sur les chemins du monde et même traversé l’Himalaya avec. Les souliers, toujours vaillants, revenaient enfin sur leur lieu de naissance à Grimentz. Lucien a continué à exercer son art jusqu’à la fin, il y a deux ans. Personne n’a pris sa suite, bien qu’il ait formé deux apprentis durant sa carrière. Aujourd’hui, les chaussures sont fabriquées par l’industrie et ne sont plus destinées à durer toute une vie. Il devient difficile de les réparer, car elles sont conçues pour être rapidement jetées: ainsi, on en achètera de nouvelles. On ne peut plus ressemeler. Personne ne rapportera plus d’imputrescibles souliers 60 ans plus tard, après les avoir chaussés à travers la planète.
Toute l’année sur la route Dans la cave de Christian Vouardoux à Grimentz, une paire de souliers d’enfant est accrochée aux murs, entre des tonneaux de vin et une meule de fromage datant de 1984. Ces minuscules chaussures appartenaient à Denise Epiney, sa mère, née en
Lucien Epiney, cordonnier de Grimentz
Rte de Grimentz 1, Vissoie



L’atelier du cordonnier
1932. Le cuir est dur comme le roc, cruel. La semelle est en bois, usée, avec des clous pour ne pas glisser. Denise parcourait les chemins de la vallée avec ces petits souliers. Un jour, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, elle partit quêter depuis Ayer, traversa le pont suspendu, arriva à Vercorin, descendit en plaine, puis remonta à CransMontana, pour enfin revenir à Ayer et rejoindre encore le soir-même leur mayen à Mottec. Tout cela avec ces souliers si rigides et ces semelles en bois. Les Anniviards marchaient vite et ils allaient loin, toute l’année sur la route. On dit même que le nom d’Anniviers pourrait venir de là, du terme latin anni via. Le remuage usait les semelles, de la plaine au village, du village au mayen et du mayen à l’alpage, pour produire le fromage, le pain, la viande, les légumes et le vin. Le soulier était précieux et l’argent était rare. La chaussure devait durer plutôt qu’être confortable. On l’usait jusqu’au bout. Les Anniviards produisaient presque tout ce dont ils avaient besoin. Mais qui fabriquait les souliers ? Les premiers cordonniers étaient ambulants, comme les rémouleurs ou les magnins. Ils passaient de village en village pour proposer leurs services. Des villageois apprirent ensuite le métier et l’exercèrent, au début comme activité accessoire seulement, comme Daniel Melly à Ayer en 1936. A cette époque-là, toutes les étapes de la confection de la chaussure, de la semelle aux lacets, étaient réalisées à la main, sans machine. Puis les usines remplacèrent petit à petit les artisans. La création à la main devint trop onéreuse. La chaussure prête à jeter était née. Il coûte aujourd’hui moins cher de mettre ses souliers à la poubelle et d’en racheter une paire plutôt que de les réparer. Le métier de cordonnier disparaît au profit des industries et des cargos. On ne peut plus acheter des chaussures qui dureront toute notre vie à un artisan juste de l’autre côté de la rue.
Le métier de cordonnier est pourtant l’un des plus vieux du monde. Le terme cordonnier est issu d’un mot de l’ancien français du XIIème siècle, cordoan, désignant l’artisan qui travaillait le cuir de Cordoue, une ville espagnole dont le cuir était autrefois très réputé. Les saints patrons des cordonniers, les frères Crépin et Crépinien, venus de Rome, fabriquaient des chaussures pour les riches comme pour les pauvres, mais ne faisaient pas payer ces derniers. Ils furent martyrisés sur ordre de l’empereur Maximien vers 285. Le savoir-faire des cordonniers est très ancien, comme en témoigne la momie glacière d’Oetzi, recrachée par un glacier entre l’Autriche et l’Italie. Oetzi, le chasseur congelé de l’an 3500 avant Jésus-Christ, portait déjà des chaussures, constituées d’une base en cuir rattachée par des coutures à une sorte de chausson. On pense même qu’il y a 15 000 ans, des chasseurs portaient déjà des bottes en peaux et fourrures d’animaux. La chaussure en cuir cousue ou clouée nous a donc accompagnés durant toutes nos migrations pendant 15 000 ans, et aujourd’hui nous risquons de perdre ce précieux savoir, celui de fabriquer nos souliers à la main.

Pauline Archambault


