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Introduction
Chapitre 3
Accroître la productivité du secteur informel
Pierre Nguimkeu et Cedric Okou
Introduction
Quelque 82 % de la population pauvre d’Afrique subsaharienne vit encore dans les zones rurales, subsistant principalement grâce à l’agriculture. En comparaison des autres régions du monde, le marché du travail informel et le nombre d’entreprises informelles y sont les plus importants et prédominent. Dans la plupart des pays subsahariens, le travail informel constituait environ 89 % de l’emploi entre 2000 et 2016 : 89 % au Sénégal, 81 % au Tchad et 63 % au Togo. L’entrepreneuriat demeure majoritairement informel, représentant à peu près 90 % des activités : selon le recensement des entreprises réalisé en 2016, 97 % d’entre elles sont informelles au Sénégal1. La taille même de l’économie informelle dans la région implique plusieurs difficultés. Comparativement à celles du secteur formel, les exploitations agricoles, les entreprises et la main-d’œuvre du secteur informel disposent d’un mauvais accès à l’information sur les marchés des intrants, des connaissances et des extrants, souffrent d’une plus faible productivité et ont des revenus limités. Afin de relever le défi de l’informalité, le Rapport sur le développement dans le monde 2019 (RDM 2019) plaide pour la création d’emplois privés stables dans le secteur formel pour les pauvres (Banque mondiale, 2019d). La mise en application de cette recommandation, formulée selon une perspective globale et de long terme, a eu un succès limité et ne prend peut-être pas pleinement en compte les besoins et difficultés immédiats des entreprises et travailleurs informels en Afrique.
Dans ce contexte, ce chapitre a pour objectif de traiter les questions suivantes : • Quelles sont les caractéristiques propres à l’économie informelle en Afrique subsaharienne en comparaison des autres régions ?
• Comment les politiques relatives à l’informalité peuvent-elles mieux cibler les circonstances de l’Afrique subsaharienne, au-delà des réformes en faveur de la formalisation à long terme formulées dans le RDM 2019 ? • Comment tirer parti des technologies numériques afin d’affronter les difficultés et de réaliser le potentiel des entreprises et travailleurs informels en
Afrique subsaharienne ?
Ce chapitre vient compléter et contextualiser les mesures présentées dans le RDM 2019. Dans son traitement des difficultés de l’informalité en Afrique subsaharienne, l’analyse adopte un point de vue à l’horizon temporel multiple. Elle établit une distinction entre, d’une part, les mesures de formalisation visant à amorcer la transition des entreprises et travailleurs informels vers l’économie formelle, qui n’ont eu jusqu’à présent qu’un succès limité, et, d’autre part, les mesures à court et moyen terme centrées sur l’amélioration de la productivité des petites entreprises, exploitations agricoles et travailleurs non qualifiés du secteur informel. La mise en œuvre de mesures d’accroissement de la productivité dans le secteur informel semble plus réaliste à court et moyen terme. À long terme, les entreprises informelles plus productives chercheront probablement à se formaliser à mesure qu’elles grandiront et en percevront les avantages.
Le RDM 2019 traite, dans les grandes lignes, de la création d’emplois stables dans le secteur formel et des politiques de formalisation – notamment la réduction des coûts d’enregistrement, la rationalisation fiscale, le soutien au capital humain, l’investissement dans la formation et le versement des salaires par voie électronique – à titre de solutions aux problèmes de l’économie informelle, souvent qualifiée d’« économie grise ». L’objectif premier des réformes courantes en faveur de la formalisation est de parvenir à la transition des unités de maind’œuvre et de production informelles vers le secteur formel au moyen d’un éventail d’incitations et d’outils d’application. Néanmoins, les preuves empiriques suggèrent que les politiques de formalisation mises en œuvre dans les pays en développement en général et d’Afrique subsaharienne en particulier n’ont, au mieux, exercé qu’une influence bénéfique modeste au regard de leurs coûts. Par exemple, les réformes de formalisation des points de vente multiservice ont entraîné, tout au plus, une augmentation de 5 % des enregistrements d’entreprises en Colombie et au Mexique, tandis que ces mesures de formalisation ont réduit le nombre de ces enregistrements au Brésil (Bruhn et McKenzie, 2014). Dans une récente étude expérimentale randomisée, Benhassine et al. (2018) montrent qu’un ensemble complet de mesures de formalisation – comprenant des incitations à l’enregistrement, un service de consultation et de formation pour les entreprises ainsi qu’une assistance fiscale et bancaire – avait engendré une hausse du taux de formalisation de seulement 16,3 % au Bénin pour des coûts d’intervention prohibitifs.
Afin de comprendre le succès assez limité des réformes en faveur de la formalisation, il convient de considérer celle-ci comme un processus graduel plutôt que comme une expérience ponctuelle. Nombre d’actions de formalisation sont réversibles, étant donné qu’entreprises et travailleurs soupèsent constamment le rapport entre, d’une part, les gains et avantages que procure la formalisation en matière d’accès élargi au marché, d’assouplissement des conditions de financement et de services d’assistance complémentaires et, d’autre part, les coûts et aspects dissuasifs, à savoir la fiscalité, les coûts d’homologation afférents et la déclaration des employés. Le secteur informel en Afrique subsaharienne se compose de petites et grandes entreprises opérant de manière informelle. À cet égard, il faudra probablement du temps avant que la formalisation ne s’y concrétise, et elle pourrait ne pas être généralisée, bien qu’elle puisse être efficace pour de grandes entreprises informelles, y compris à moyen terme, ainsi que le relèvent Benjamin et Mbaye (2012a). En conséquence, une question-clé en matière de développement est de savoir quelles mesures concrètes peuvent être mises en œuvre en attendant, c’està-dire à court et moyen terme. Au vu de l’omniprésence de l’informalité en Afrique subsaharienne et des obstacles à la formalisation, nous considérons dans ce chapitre que les interventions politiques s’attachant davantage à tirer parti des unités à faible productivité sont plus susceptibles de réussir à réaliser le potentiel de l’économie informelle. À court et moyen terme, les interventions politiques encourageant la productivité peuvent aider à stimuler la productivité des entreprises informelles aux côtés de politiques visant à améliorer les compétences des travailleurs, comme cela a été exposé au chapitre 2. En outre, une meilleure application des politiques peut encourager la transition de grandes entreprises informelles vers le secteur formel. À long terme, un environnement propice aux affaires et une juste mise en œuvre des politiques aideront probablement certaines entreprises informelles productives à croître et, en définitive, à devenir formelles à mesure qu’elles percevront que les gains du fonctionnement formel sont supérieurs aux coûts (Grimm, Knorringa et Lay, 2012).
Le RDM 2109 ne traite pas en détail les obstacles au crédit que rencontrent habituellement les petites entreprises en Afrique subsaharienne, ni comment il est possible de tirer profit des technologies numériques pour contourner ces difficultés. Intrinsèquement révolutionnaires, les technologies numériques sont présentées comme un catalyseur essentiel de la croissance économique. Leur adoption offre une trajectoire potentiellement très différente dans les pays à revenu élevé et à marché émergent, où la population sait lire et écrire et a au moins des notions minimales de calcul, à la différence des pays subsahariens à faible revenu, où une part importante de la population est encore quasi analphabète et ne sait pas ou presque pas compter.
L’économie numérique fournit aux entreprises et travailleurs d’Afrique subsaharienne, y compris ceux des secteurs informels, l’occasion de réorienter les marchés en minimisant l’asymétrie d’information, ce qui présente des avantages pluridimensionnels, notamment celui de faciliter la formalisation. En reliant davantage d’entreprises informelles aux consommateurs, les technologies numériques peuvent renforcer l’épine dorsale des économies subsahariennes. Dans les environnements à faible revenu, les technologies numériques destinées aux peu qualifiés – par le biais de vidéos éducatives, écrans tactiles à activation vocale et applications faciles d’utilisation – peuvent autonomiser les travailleurs informels peu qualifiés afin qu’ils soient en mesure de réaliser des tâches requérant davantage de compétences et apprennent en travaillant. Ces technologies peuvent permettre aux travailleurs qui ne disposent pas de garanties mais sont capables de constituer une petite épargne d’accéder à des produits de crédit et d’assurance sur la base de leurs antécédents d’épargne et d’achats, et de trouver de meilleurs emplois avec le temps. La numérisation crée déjà de nouvelles opportunités pour les plus petites entreprises et exploitations agricoles informelles, qui peuvent accéder à des réseaux et marchés plus étendus. Au Kenya, les femmes travaillant dans le secteur informel peuvent obtenir des crédits mobiles, acheter des produits alimentaires auprès d’un plus large réseau d’agriculteurs afin de les revendre sur les marchés locaux, et donc investir et épargner davantage. Un autre exemple est celui de l’utilisation de plateformes de réseaux sociaux telles qu’Instagram, Twitter et WhatsApp pour faire la promotion de biens et services auprès d’un plus large éventail de clients moyennant un coût minimal en comparaison des magasins physiques.
Afin de soutenir l’objectif politique à long terme de formalisation, sont examinées dans le présent chapitre d’autres voies qui, à court et moyen terme, peuvent réalistement entraîner un accroissement de la productivité des travailleurs et des entreprises du secteur informel. L’étude accorde une place centrale à l’économie numérique, laquelle peut générer des gains de productivité considérables. Nous présentons dans ce chapitre une vue d’ensemble sur les marchés des affaires et du travail en Afrique subsaharienne, caractérisés par un important secteur informel, et mettons en évidence leurs défis et opportunités. Nous mettons en évidence les principales tendances de l’offre et de la demande sur le marché du travail dans le contexte de grande informalité propre à la région. Cette démarche permet d’affiner notre compréhension du rôle des technologies numériques dans l’augmentation de la productivité des entreprises informelles. Nous examinons comment la numérisation peut libérer le potentiel entrepreneurial des unités informelles, encourageant de la sorte une croissance durable et inclusive en Afrique subsaharienne. Dans la mesure où l’accès au crédit est l’un des obstacles fondamentaux à l’entrepreneuriat en Afrique subsaharienne, nous analysons en quoi l’adoption et la