

Guide du paysage culturel ViaFrancigena Pèlerinage et randonnée sur le chemin de Rome
La ViaFrancigena 70 à travers la Suisse romande jusqu’au
Grand-Saint-Bernard
Daniel Stotz
ViaFrancigena
Pèlerinage et randonnée sur le chemin de Rome
La ViaFrancigena 70 à travers la Suisse romande jusqu’au Grand-Saint-Bernard
Daniel Stotz www.weberverlag.ch
Image de couverture au recto : La ViaFrancigena à Saint-Saphorin
Photo au dos de la couverture : Vue arrière du col vers l’hospice du Grand-Saint-Bernard

Via Francigena Pèlerinage et randonnée sur le chemin
de Rome
La ViaFrancigena 70 à travers la Suisse romande jusqu’au
Grand-Saint-Bernard
Daniel Stotz
La publication de ce livre a été soute nue par :
Commission vaudoise de répartition de la Loterie Romande
Délégation valaisanne à la Loterie Romande
ViaStoria Association de soutien

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© 2025 Weber Verlag AG, CH-3645 Thun/Gwatt
Weber Verlag AG
Idée et textes : Daniel Stotz
Traduction et rédaction en français : Daniel Stotz, Beat Binder et Claude Cartier
Photos : voir crédit photo, p. 190-192
Photos de la couverture : Daniel Stotz
Gestion de l’édition : Annette Weber-Hadorn
Conception de la couverture et composition : Cornelia Wyssen
Les éditions Weber bénéficient d’une contribution structurelle de l’Office fédéral de la culture pour la période 2021-2025.
ISBN 978-3-03818-807-0 www.weberverlag.ch
Arc-et-Senans


Extrait des cartes numériques de l’IVS : en rouge, les tronçons de chemins avec une substance historique visible. Les symboles noirs représentent des murs et des bornes.
Pontarlier
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Introduction
Sur les traces des muletiers et des pèlerins
Tous les chemins mènent à Rome – et nombre d’entre eux passent par la Suisse. Cette modification du proverbe s’applique à au moins quatre des douze itinéraires culturels nationaux qui, de la frontière ou de l’étranger, traversent notre pays. Tant la ViaValtellina, de la Valteline au Montafon, que la ViaGottardo, de Bâle à Chiasso, font partie d’un réseau de transport historiquement développé pour la circulation des marchandises et des personnes en Europe. La ViaJacobi et la ViaFrancigena, en revanche, sont des sentiers ancestraux empruntés par des croyants et des personnes en quête d’un lieu de pèlerinage important. Ces itinéraires nationaux chargés d’histoire s’inscrivent dans le réseau de chemins qui, depuis des siècles, facilite le trafic transfrontalier à toutes sortes de fins. Mais la ViaSbrinz, la ViaStockalper et les deux routes du sel, la ViaSalina et la ViaRhenana, sont également liées au transit et au commerce à grande échelle. Par voie fluviale, via le lac de Constance et le Rhin, le sel des Alpes orientales parvenait dans les lieux de la Confédération, où il était indispensable à la fabrication du fromage et de la viande de bœuf ; les produits correspondants étaient ensuite acheminés en grande partie par des bêtes de somme vers les marchés du sud des Alpes. L’entrepreneur commercial Kaspar Stockalper (né en 1609), qui s’était assuré un monopole sur le sel, échangeait des mercenaires contre privilèges, droits de douane et passe-droits s’assurant ainsi une route presque privée par le col du Simplon. Les itinéraires culturels soigneusement élaborés de Suisse, dont font partie la ViaGottardo comme la ViaStockalper et la ViaFrancigena, offrent des perspectives globales sur l’histoire de la culture, de la mobilité et de l’identité de notre pays, mais ils indiquent en outre toujours les courants et les mouvements dans le périmètre des Alpes et de leurs contreforts. Les deux chemins de pèlerinage mondialement connus, l’un menant au tombeau de l’apôtre Jacques à Saint-Jacques-de-Compostelle, l’autre au siège de la curie
romaine et à la basilique Saint-Pierre, témoignent du passage de l’Imperium Romanum au christianisme en tant que religion dominante dans le système féodal médiéval. Par rapport aux voies commerciales, elles se caractérisent par des motivations totalement différentes et un contexte affectif différent de leurs utilisateurs. Le message simple qui poussait les gens à entreprendre ce long et difficile voyage ne concernait pas les marges commerciales et le profit, mais il leur offrait la perspective d’un soulagement spirituel, d’une édification, voire d’une rédemption. Dans le cas du chemin de Saint-Jacques, le Christ aurait exercé une action de réconciliation et de guérison sur les pèlerins par l’intercession de Saint-Jacques, même s’il n’est pas du tout prouvé que le tombeau de l’apôtre se trouve vraiment à Saint-Jacquesde-Compostelle. Aujourd’hui encore, le pèlerinage et la randonnée (ou le vélo) se poursuivent le long de ces vastes chemins, mais à des fréquences différentes. Alors que pour le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, environ 450 000 crédentiales de pèlerin ont été délivrées en 2023, ce chiffre s’élevait à environ 15 000 pour la Via Francigena. Compte tenu de la surcharge de nombreuses auberges et de tronçons de chemin le long du « Camino de Santiago », c’est une chance pour la « voie francigène » (littéralement « voie qui vient de France ») d’environ 1600 kilomètres à travers le sud de l’Angleterre, la France, la Suisse et l’Italie. La revitalisation de la Via Francigena doit beaucoup au boom du chemin de Saint-Jacques dans les années 1990.
Traversée variée de deux cantons romands
En comparaison avec les autres pays de passage de la Via Francigena, le tronçon suisse (désormais désigné par ViaFrancigena dans la terminologie de ViaStoria) repose sur des enquêtes particulièrement approfondies sur l’histoire du trafic. Le tracé médiéval du pèlerinage peut être re constitué à partir de récits de voyage contemporains (voir chapitre suivant). Les détails de l’itinéraire présenté dans ce guide sont toutefois le fruit des travaux de recherche et de documentation réalisés dans le cadre de l’inventaire fédéral des voies de communication historiques de la


5 Le panneau ViaFrancigena 70 indique le chemin à Saint-Maurice. 5 Le temps sur le chemin de pèlerinage peut surprendre – comme ici vers Vevey.
Suisse (IVS). Après plus de vingt ans de travaux de développement, le Conseil fédéral a mis en vigueur en 2010 l’IVS en tant qu’inventaire fédéral officiel selon l’art. 5 de la loi fédérale sur la protection de la nature et du paysage LPN (www.ivs.admin.ch/fr). L’inventaire est à ce jour un recensement unique au monde des témoins visibles de l’histoire des transports. Actuellement, l’IVS est mis à jour sous l’égide de l’Office fédéral des routes (OFROU). La documentation cartographiée recense les chemins et les routes qui sont d’importance nationale, régionale ou locale et qui présentent en partie une substance historique encore visible ; ces chemins font l’objet d’une protection particulière. Les 3750 chemins et tronçons de route peuvent être découverts au moyen du système d’information géographique (SIG) sur le site Internet correspondant map.geo. admin.ch (entrée de recherche : IVS national, IVS régional
et local). L’outil numérique permet une représentation en 3D et reproduit, outre le terrain, les murs de soutènement, les ponts et les bornes de marquage (voir illustration page 6). Ceux qui ont la possibilité d’afficher des détails cartographiques sur leur smartphone lors de leurs déplacements peuvent ainsi se plonger plus profondément dans l’histoire des anciens sentiers et routes. Le présent guide du paysage culturel repose non seulement sur l’observation visuelle de l’auteur lors de sa randonnée de Ballaigues au GrandSaint-Bernard et sur des recherches étendues, mais aussi sur l’étude de l’histoire des chemins. Pour la randonnée proprement dite ou le trajet à vélo, les ou tils pratiques de SuisseMobile, le réseau national de mobi lité douce, sont tout indiqués. La ViaFrancigena y est
6 Les traces des ornières de chariots d’une ancienne route de liaison près de Ballaigues sont extraordinairement profondes.

référencée comme itinéraire de randonnée 70. Sur le terrain, le chemin de randonnée est parfaitement balisé. Diverses pistes cyclables s’étendent en parallèle et peuvent être combinées pour former un voyage substantiel de quatre à cinq jours (voir les Informations pratiques à partir de la p. 166).
Jusqu’à il y a quelques années, le chemin de pèlerinage et de randonnée en provenance de Pontarlier passait par la frontière à Sainte-Croix. Afin d’éviter un doublement avec la ViaSalina et de se rapprocher du tracé historiquement le plus utilisé par le col de Jougne, la traversée de la frontière a été déplacée vers l’ouest. La première étape suisse commence donc à Ballaigues, dans le Jura vaudois. Le passage par ce petit col situé à environ 1000 mètres d’altitude est plus varié que l’ancien itinéraire ; un détour par le pays voisin en vaut vraiment la peine, même si Jougne est un peu difficile à atteindre. Depuis le village frontalier de Ballaigues, on se dirige vers l’est dans une vallée jurassienne encaissée. Près d’Orbe, le panorama s’ouvre sur le Gros-de-Vaud, le grenier à blé du canton ; par temps clair, c’est toute la couronne alpine qui se déploie devant nos yeux ébahis, avec le Mont Blanc trônant au-dessus de tous les sommets. Le compartiment suivant du paysage n’a rien de suisse non plus : le majestueux Léman laisse entrevoir les alpes savoyardes.
Lausanne, la métropole du Léman, est traversée de manière idyllique le long du lac, et un jour de repos vaut la peine pour visiter les différentes curiosités. Lavaux, avec ses vignobles et sa précieuse architecture villageoise, n’a pas besoin de publicité supplémentaire – et il n’est écrit nulle part que les pèlerins ne peuvent pas s’autoriser des dégustations de vin. Après avoir traversé les élégantes villes de Vevey et Montreux, le Chablais, à l’extrémité est du Léman, offre une détente bienvenue, de vastes horizons et – malheureusement – quelques kilomètres de bitume. Toujours est-il que le changement est bientôt assuré, car on traverse à nouveau des vignobles et des bosquets, et un détour par Bex promet une petite aventure, la visite d’une mine de sel historique, encore exploitée aujourd’hui.
Saint-Maurice et Martigny sont des villes marquées par l’empreinte romaine et médiévale, que l’on n’est pas pressé de laisser derrière soi. Pour certains randonneurs et cyclistes amoureux de la nature, la montée vers l’un des plus anciens cols alpins devrait être le couronnement de leur périple. La vallée de la Dranse d’Entremont se rattache à la première étape avec son cours d’eau bruyant et ses blocs de rochers recouverts de mousse. En deux étapes journalières, on atteint ainsi le Grand-Saint-Bernard, qui était plus important que la plupart des autres passages à l’époque romaine et sur lequel des restes de neige peuvent encore subsister en juillet. L’hospice accueillant reçoit depuis des siècles des pèlerins, des cyclistes et des motards, et un repas revigorant donne du courage pour poursuivre la descente vers le Val d’Aoste. Mais il reste encore des dizaines d’étapes et de kilomètres jusqu’à Rome, pour lesquels d’autres guides peuvent être utiles.
Le tracé de la Via Francigena au nord de la Suisse
Le pèlerinage de Canterbury, dans le sud de l’Angleterre, à Rome est effectué depuis plus de 1500 ans. Souvent, le voyage se poursuivait jusqu’à Jérusalem. Au début, les pèlerins pouvaient utiliser les routes romaines bien entretenues, mais au Moyen-Âge, le mauvais état des chemins, les vols et les escroqueries rendaient la progression difficile. Les premiers récits de voyage datent du sixième siècle, mais ce sont les notes de l’archevêque anglais Sigerich de 990 apr. J.-C. qui ont été les plus marquantes (voir chapitre suivant). Lors de son voyage de retour, il a dressé une liste des quatre-vingts étapes où il s’était arrêté. Aujourd’hui encore, cette source, ainsi qu’un guide rédigé par l’évêque islandais Nikulás au 12e siècle, servent d’indications historiques fiables sur le parcours.
En Angleterre, le trajet de trente kilomètres entre la ville-cathédrale de Canterbury et la côte près de Douvres suit différents chemins à travers les collines des
North Downs. En France, les villes d’Arras, de Laon, de Reims et de Besançon se distinguent de leur environnement plutôt rural par leurs joyaux culturels. Pontarlier, ancienne plaque tournante commerciale et militaire en Franche-Comté, est le dernier point d’arrêt avant que Sigerich ne franchisse le Jura à Jougne et l’actuelle frontière suisse. En ce qui concerne les mille kilomètres à travers le nord de la France, l’un des guides modernes recommande de parcourir ce tronçon, le plus long de la « voie francigène », à vélo en raison de sa monotonie. Depuis l’été 2024, les voyageurs à pied peuvent toutefois suivre un chemin de grande randonnée plus agréable, balisé sous le nom de « GR 145 ».
Un encadré dans le chapitre Informations pratiques révèle la suite de l’itinéraire au sud des Alpes.
6 Vue vers le sud depuis le col du Grand-Saint-Bernard avec l’imposant Pain de Sucre (2919 m).


Pèlerinage sur la Via Francigena, hier et aujourd’hui
Outre Jérusalem, la ville de Rome a été considérée comme un point névralgique de l’histoire du christianisme après la fin de la persécution des premiers chrétiens dans l’Empire romain vers 311 apr. J.-C. et après que l’empereur Constantin le Grand en ait fait la principale religion. Il est probable que les pèlerinages vers les tombes de Pierre et de Paul aient commencé quelques années plus tard. Les marcheurs utilisaient le réseau romain bien développé de routes commerciales et militaires, comme par exemple la Via Aurelia de Pise à Rome ou la Via Aemilia de Placentia (Plaisance) à Ariminum (Rimini). Ces routes étaient bien
5 Des pèlerins chrétiens au début du 17e siècle
pourvues en auberges (« mansiones ») et en hôpitaux, abris pour différents groupes de personnes faibles, nécessiteuses et sans abri. Certains pèlerins avaient Jérusalem pour destination, donc ils continuaient sur la Via Appia jusqu’à Brundisium (Brindisi), d’où ils partaient en bateau pour la Grèce ou directement pour la Terre Sainte.
Comme l’atteste la prière de pèlerinage d’un moine anglais du sixième siècle, les conditions se détérioraient à vue d’œil après la chute de l’Empire romain. Ce Gildas y demande la protection « contre les ennemis et les brigands, contre tous les pirates et les flibustiers de ce monde ». Les inondations, les serpents venimeux et les empoisonneurs humains semblent également avoir effrayé les pèlerins. On s’accorde très tôt sur le but et l’utilité des pèlerinages : sur la tombe de l’apôtre Pierre, on obtiendrait l’indulgence pour les péchés commis et la possibilité de s’affranchir du purgatoire au moins pour quelques années. Les motivations spirituelles ne profitaient pas seulement à l’Église romaine, mais aussi aux gérants honnêtes des auberges, aux vendeurs de souvenirs, aux escrocs professionnels et aux milliers de prostituées de Rome. Au fil des siècles, le commerce lucratif de la peur des gens a conduit à des dérives de plus en plus grossières. La rumeur, en 1300, selon laquelle le pape proclamerait une année sainte et accorderait aux pèlerins de Rome une indulgence totale des peines pour les péchés, comme cela n’existait jusqu’alors que pour les croisés, a attiré des centaines de milliers de personnes à Rome. L’afflux de pèlerins en cette année jubilaire 1450 permit au pape de commencer la construction de la nouvelle basilique Saint-Pierre et d’acquérir dans le monde entier des manuscrits coûteux pour la bibliothèque apostolique du Vatican. Les pèlerins qui ont été blessés ou qui ont même perdu la vie dans la foule en ont été les victimes. Dans le sillage de la Réforme, les pèlerinages ont fait l’objet de critiques, parmi d’autres exagérations de clercs et de moines. Martin Luther n’avait aucune sympathie pour les pèlerins de passage, et Calvin estimait qu’un pèlerinage et le fait de surmonter toutes les fatigues n’avaient jamais apporté le salut à personne, tandis que son coreligionnaire
zurichois Zwingli avait même fait interdire le pèlerinage. Le désir de rédemption, de miracles et de guérison semblait erroné aux réformateurs, car la grâce céleste ne s’obtient pas par des efforts et des actions, elle est plutôt un don de Dieu. Bien entendu, les protestants ne pouvaient pas abolir une coutume vieille de plusieurs siècles. Certains historiens supposent même que le vent contraire à la Réforme a incité de nombreuses personnes à défendre leur foi catholique dans le pèlerinage. Aujourd’hui, l’Eglise catholique romaine met moins l’accent sur la possibilité d’obtenir des indulgences, mais considère le pèlerinage comme un exercice pieux et un voyage spirituel, au cours duquel on s’engage sur un chemin intérieur vers Dieu, vers soi-même et vers la communauté, bien qu’il s’agisse toujours pour elle de pénitence et de purification. Ceux qui, pour des raisons financières ou familiales, ne peuvent pas entreprendre un pèlerinage de plusieurs mois, ont toujours la possibilité de se rendre dans un lieu saint des environs, que ce soit Einsiedeln ou Mariastein (SO). Le mot « wallfaren » (pèlerinage en français) vient du vieux haut-allemand « wallo –n » et signifiait à l’origine « errer, être instable », tandis que « pèlerin » a été emprunté au substantif latin tardif « pelegrinus » ; « peregre » désignait à l’origine tout ce qui dépassait son propre champ, en particulier l’ »ager Romanus ». Un récit de voyage datant de 994 apr. J.-C., dont le manuscrit est conservé à la British Library de Londres, est déterminant pour notre connaissance précise du chemin vers Rome depuis le royaume des Francs, le chemin des Francs, comme était également appelée la Via Francigena. Quatre ans plus tôt, l’évêque Sigéric (ou Sigerich), surnommé « le Sérieux », s’est rendu de Canterbury à Rome pour obtenir du pape son « pallium », une sorte d’étole, qui confirmait sa nomination comme archevêque. Arrivé dans la ville du pape après un difficile voyage à pied, il a visité deux douzaines d’églises en quelques jours. Sur le chemin du retour, lui-même ou l’un de ses compagnons a consigné les quatrevingts étapes de ce long voyage, sans donner la moindre indication sur les lieux d’étape numérotés. On peut cependant en déduire que le groupe de Sigéric a parcouru les
Cette pierre se trouve à la frontière entre Jougne et Ballaigues.
1600 kilomètres avec une moyenne de vingt kilomètres par jour, ce qui n’est pas une sinécure étant donné la qualité des routes.
Les étapes suisses sont consignées comme suit dans la description de Sigéric : XLIX. Petrecastel (Bourg-SaintPierre) ; L. Ursiores (Orsières) ; LI. Sce Maurici (Saint-Maurice) ; LII. Burbulei (Versvey/Yvorne) ; LIII. Vivaec (Vevey) ; LIV. Losanna (Lausanne) ; LV. Urba (Orbe) ; LVI. Antifern ; LVII. Punterlin (Pontarlier). Il semble que Sigéric ait bien franchi le Grand-Saint-Bernard, mais qu’il n’ait pas passé la nuit au col – l’hospice n’a été fondé que plus tard. Si par « Antifern », on devait entendre Yverdon, comme le supposent certains connaisseurs de la Via Francigena, l’archevêque aurait au moins suivi l’itinéraire par Sainte-Croix sur le chemin du retour. Mais si le chercheur Francis Geere a raison, Antifern est la désignation d’une villa romaine tardive près de Jougne, ce qui signifierait un itinéraire plus

18 Pèlerinage sur la Via Francigena, hier et aujourd’hui
direct, que nous suivons dans ce livre. D’autres variantes de chemin sont conservées dans un bréviaire de l’abbé islandais Nikulás datant du 12e siècle (voir p. 146).
La Via Francigena, remise en valeur, a été désignée en 1994 par l’Institut européen des itinéraires culturels, à la demande du ministère italien du tourisme, comme itinéraire culturel du Conseil de l’Europe et en 2004 comme « itinéraire culturel majeur du Conseil de l’Europe ». La mise en valeur de l’itinéraire culturel et de pèlerinage vers Rome, ainsi que son entretien et sa promotion à l’avenir, sont assurés par différentes organisations nationales et collectivités locales, des communes aux provinces en passant par les associations réunies au sein de l’European Association of the Via Francigena Ways » (EAVF, www.viefrancigene.org). En Suisse, une association à but
6 Saint-Maurice a été de tout temps une étape incontournable de la ViaFrancigena. Vue du pont et du château de Saint-Maurice par Niklaus Sprünglin

non lucratif, l’ »Association suisse de la Via Francigena », s’occupe de la renaissance du pèlerinage, en étroite coordination avec la Fondation – ViaStoria pour l’histoire du trafic. Pour l’année sainte 2025, Rome attend à nouveau des millions de voyageurs, comme lors du dernier « annus sanctus » (2000). Reste à savoir combien d’entre eux seront des passagers de trains à grande vitesse ou d’avions charters. Les pèlerins à pied représentent certainement une toute petite minorité, mais ils devraient apporter avec eux des expériences particulièrement profondes.
De Reims à Rome à pied
Bien que l’auteur de ce présent guide culturel ait parcouru chaque kilomètre de la partie suisse de la Via Francigena à pied et en chaussures de randonnée, il admet volontiers, après le parcours en Suisse, qu’il a pris le train pour rendre visite à Rome. Mais une rencontre sur la Piazza San Pietro, devant la basilique SaintPierre, l’a presque fait tomber des nues. Derrière un énorme sac à dos se cachait une femme grande et élancée qui, interrogée à ce sujet, a confirmé en riant qu’elle venait d’arriver à destination après une randonnée de plusieurs semaines. Le point de départ de la Néerlandaise José était la ville-cathédrale de Reims, et elle a parcouru ses 1664 kilomètres en 68 jours. Ce « tour de force » correspondait à un souhait qu’elle nourrissait depuis longtemps et qu’elle a pu réaliser après avoir pris sa retraite. Elle a consacré quelques semaines à la planification. Les défis étaient nombreux, car la météo jouait souvent les trouble-fête, les mètres de dénivelé à franchir jusqu’au col alpin avec le sac à dos sur la bosse s’avéraient ardus et certaines étapes s’étendaient sur plus de trente kilomètres. Comme lors des pèlerinages médiévaux, il y avait des passages inondés le long des ruisseaux à franchir, et aujourd’hui encore, on peut rencontrer des animaux sauvages, dans le cas présent un scorpion, des sangliers et des chiens féroces.
Des paysages spectaculaires, comme l’époustouflant et féerique Léman, ont compensé les efforts fournis, et la vallée d’Aoste, avec son ingénieuse régulation des eaux de montagne, a également été fantastique. Des petites villes italiennes méconnues comme Pontremoli, Sarzana et Colle di Val d’Elsa se sont révélées être des décors de carte postale. L’arrivée à Rome, après une dernière étape volontairement courte, a dû être émouvante : José a ressenti une joie immense et écrasante d’avoir réussi cette grande randonnée. A cela s’ajoutait le soulagement d’être accompagné par des bénévoles dans la basilique Saint-Pierre pour récupérer le dernier tampon pour le passeport du pèlerin.
Mais qu’est-ce qui l’a poussée à faire ce marathon ? Elle avait déjà parcouru certaines parties du chemin

Une arrivée mémorable : José sur la place Saint-Pierre de Rome
de Saint-Jacques, mais cette fois-ci, le parcours était plus difficile et elle marchait seule. Selon ses propres termes, sa motivation était de découvrir les effets d’une longue marche sur le cerveau. L’unité de l’Europe dans toute sa diversité lui tient également à cœur. « C’est une chose complexe de comprendre pourquoi une athée critique comme moi non seulement n’évite pas les lieux de rencontre religieux dans le cadre d’un pèlerinage, mais les recherche également. Ma conscience existentielle d’être dans ce voyage, de pouvoir vivre cela, est l’une des plus belles expériences de ma vie », écrit José en prenant du recul. La motivation idéaliste et politique est plutôt passée au second plan. Ce qui l’a émue, ce sont les pensées pour les moins privilégiés qu’elle – elle se qualifie elle-même de « pèlerine de la carte de crédit » ; les réfugiés doivent quitter leur maison et leur foyer sous la contrainte. Cela lui a semblé être un luxe de disposer des capacités physiques et mentales nécessaires pour effectuer avec une relative facilité un voyage qui, pour beaucoup à son âge, est difficile.
L’histoire de la Néerlandaise José n’est pas atypique des différents types et motivations du pèlerinage renaissant. Le fait que quelqu’un prenne le chemin de Rome ou de Saint-Jacques-de-Compostelle à pied ou en deux-roues, même sans motif religieux primaire, est souvent lié à des bouleversements biographiques. Il s’agit d’une possibilité parmi d’autres de marquer une rupture, de faire une pause consciente ou de s’extraire pour un certain temps du train-train quotidien ou de l’agitation de la vie professionnelle et familiale. Contrairement à un séjour dans un sanatorium, une clinique de rééducation ou de désintoxication, le pèlerinage est considéré comme « cool » dans certains cercles, et la devise « le but, c’est le chemin » est aussi plausible que rebattue. Il ne s’agit désormais plus d’indulgence et de pardon des péchés, mais de recherche du vrai soi ou d’expériences intimes dans la
nature. La plupart des randonneurs de la Via Francigena ont aussi dans leur sac à dos une certaine conscience historique et s’intéressent – comme notre pèlerine néerlandaise – aux témoignages culturels au sens large, qu’ils soient profanes ou liés à la religion chrétienne. Des haltes comme l’hospice du Grand-Saint-Bernard ou le village monastique de Romainmôtier touchent profondément même des agnostiques confirmés par leurs histoires de dévouement aux besoins humains et de volonté de prendre en compte, voire de célébrer, les dimensions intellectuelles et spirituelles de la vie.
Cette conscience historique implique aussi que nous puissions jouir sans mauvaise conscience des commodités de la mobilité douce contemporaine : des vêtements fonctionnels légers, des chaussures de randonnée bien rodées, des bâtons de trekking pratiques qui remplacent le lourd bâton de pèlerin (oui, celui-ci avait normalement une pointe en fer à la base pour pouvoir se défendre contre les prédateurs et les bandits), et enfin de la possibilité d’acheter un pique-nique spontané à l’épicerie au profit d’un sac à dos plus léger ou de réserver de temps en temps une meilleure chambre d’hôtel avec son smartphone, afin que la poussière de la journée puisse être rincée dans l’écoulement d’une douche avec pommeau tropical. Le fait que la Via Francigena permette de partager un bout de chemin avec des personnes ont les mêmes idées et d’échanger des expériences le soir à l’auberge est un avantage par rapport aux randonnées prosaïques de longue distance comme la ViaGottardo. D’un autre côté, la pèlerine moderne doit parfois s’accommoder des perturbations de la civilisation en surrégime, telles que les routes bruyantes, les kilomètres de galère à travers les zones industrielles et commerciales, les chevaliers déchaînés du VTT et les vallées alpines défigurées par des barrages. Ceux qui ont entrepris de parcourir le tronçon suisse de la Via Francigena peuvent toutefois être assurés que les itinéraires où la nature est préservée prédominent et que, comme ce guide des paysages culturels tente de le montrer, la main civilisatrice de l’homme – du paysan, du garde forestier,
Le point culminant n’est plus très loin : au Grand-SaintBernard
de l’architecte ou du cartographe – mérite aussi d’être prise en considération, tant que l’excès de civilisation ne prend pas le dessus.


Le Jura transfrontalier
Toute une époque de l’histoire de la Terre a été baptisée du nom de la chaîne de montagne appelée Jura : l’ère géologique « Jura » s’est déroulée de 200 à 145 millions d’années avant notre époque. Avec des crêtes atteignant 1700 m et des cols de 1000 m, la chaîne a érigé de redoutables obstacles pour le trafic, l’industrie et les pèlerins repentis. C’est ainsi que s’est formé le Jura : les anciennes montagnes cristallines des Vosges et de la Forêt Noire ont formé deux butoirs contre lesquels le continent africain s’est appuyé dans le cadre de son déplacement vers le nord. Les Alpes se sont alors formées et presque simultanément, il y a environ 10 à 2 millions d’années, les couches sédimentaires plus anciennes se sont également soulevées et
5 Formations calcaires dans l’Orbe, rivière près des Clées