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Marin d’eau douce
PROFESSIONS LIÉES À LA MOBILITÉ La résidence secondaire d’un marin d’eau douce
Roland Fessler est l’un des rares Suisses aux commandes d’un chaland sur le Rhin. Ce capitaine de 63 ans appartient à une race en voie de disparition, car le secteur de la navigation fluviale manque de main-d’œuvre. Nous avons passé quelques heures en sa compagnie, entre grues portuaires et écluses.
TEXTE JULIANE LUTZ | PHOTOS EMANUEL FREUDIGER
En fait, l’Eiger-Nordwand était censé avoir déjà largué les amarres. Mais Roland Fessler vient d’apprendre que les papiers d’un conteneur déjà chargé ne sont pas complets. Ce capitaine de 63 ans travaille sur des bateaux de navigation fluviale depuis 1974 et, depuis 30 ans, c’est lui qui donne les ordres, de sorte que ce genre de contretemps ne le perturbe plus. Il déplace son convoi contre le mur du quai afin de laisser la place à un navire entrant, pour déchargement, dans le port de Bâle-
Petit-Huningue.
Les choses se passent de manière détendue dans la cabine du skipper – Roland Fessler se fait appeler ainsi plutôt que capitaine. Il est pieds nus, porte un pantalon de travail et un pull à l’effigie de son employeur, la compagnie maritime néerlandaise Danser. Avant de partir, nous croisons Christian Kotter. Ce jeune Allemand est le second capitaine de l’Eiger-Nordwand. Tous deux se relaient à la barre durant quatre semaines, avant qu’un autre équipage ne monte à bord pendant un mois. Christian a intégré le métier un peu par hasard, alors que Roland, natif d’Hombrechtikon (ZH), a toujours été fasciné par les navires depuis sa plus tendre enfance. «Mais, à l’époque, je ne trouvais pas la navigation sur le lac de Zurich particulièrement excitante. J’avais de plus grandes ambitions en tête», avoue-t-il. Il a postulé auprès de la Schweizer Reederei, qui était alors la plus grande compagnie suisse de navigation sur le Rhin. Il a été engagé, et a débuté comme mousse, avant de gravir peu à peu tous les échelons. Les documents nécessaires sont enfin prêts. Christian Fessler en informe l’équipage par radio. Les marins lui signalent que les cordages sont défaits. Le skipper pousse les commandes du moteur vers l’avant, et c’est parti. Durant cette manœuvre, les moteurs passent au diesel. Le reste du temps, l’Eiger-Nordwand fonctionne au gaz naturel liquéfié (GNL), ce qui protège l’environnement des particules fines. 21 000 litres de GNL sont nécessaires pour le trajet habituel Bâle-Anvers. Le porte-conteneurs et son millier de tonnes se mettent en mouvement vers 14 h 20. A 5 km/h. Les conteneurs sont empilés en deux couches. Si l’embarcation était entièrement chargée, avec les barges de poussage qui le précèdent et sa capacité de 342 conteneurs (de 20 pieds), son poids total atteindrait 3722 tonnes. En face, un autre des 4 cargos rhénans appartenant à Danser pénètre dans le port, ce qui engendre une nouvelle attente. Six autres bateliers indépendants, pour la plupart néerlandais, naviguent également pour le compte de la compagnie maritime. Chaque année, Danser transporte ainsi 25 000 conteneurs depuis et vers la Suisse.
Des piétons gênants
Naviguer sur un fleuve vous donne une perspective différente des choses. Exemple: les piétons profitent de la passerelle qui enjambe le Rhin, à Weil am Rhein. Mais pour Roland Fessler, il s’agit d’un obstacle particulièrement gênant. «Une fois que nous avons empilé plusieurs conteneurs les uns sur les autres, nous rehaussons la cabine. Mais pour se faufiler sous la passerelle,
Roland Fessler dans la cabine de pilotage. Ce capitaine de 63 ans a passé presque toute sa carrière professionnelle sur le Rhin.

La passerelle de Weil am Rhein est pratique pour les piétons, mais contraignante pour les chalands.

nous devons l’abaisser et, durant ce laps de temps, nous ne voyons presque plus rien.»
Beaucoup de temps libre
Après toutes ces années, Roland Fessler apprécie toujours les panoramas variés qu’il aperçoit de sa cabine. «Et j’ai le privilège de bénéficier de quatre semaines de congé d’affilée», ajoute-t-il. Mais il appartient, dit-il, à une espèce en voie d’extinction, alors que son navire passe devant le port de Weil am Rhein. «Il ne doit guère rester que trois ou quatre Suisses qui travaillent sur les chalands du Rhin. Le métier n’est plus apprécié car on passe beaucoup de temps loin de chez soi.» La compagnie avoue qu’il y a pénurie de travailleurs qualifiés, en particulier dans le domaine du transport 24 heures sur 24.
Lorsqu’on lui demande comment il parvient à concilier travail et vie privée, Roland Fessler répond que sa compagne doit faire preuve de compréhension et accepter de se retrouver souvent seule à la maison. «Ou peut-être qu’elle se réjouit lorsque je m’en vais», plaisante-t-il. Ce père

«Il ne reste guère que trois ou quatre Suisses sur les chalands du Rhin.»
Roland Fessler, Skipper

Le petit bassin de l’écluse d’Ottmarsheim mesure 12 m de large et le chaland 11,45 m. Autant dire du pilotage de précision…

de deux enfants adultes. Et comment se passe l’entente des cinq hommes à bord? «Il y a certes parfois des frictions, mais nous pouvons également nous réfugier dans notre cabine, au cas où.» Et puis, dit-il, l’équipe actuelle est formidable, tout le monde est prévenant.
Roland Fessler contacte le barrage de régulation de Märkt, là où le Rhin se scinde en deux, entre le Grand Canal d’Alsace, à gauche, et le Vieux Rhin, à droite. Bien qu’il se soit annoncé, le signal est toujours au rouge. Il ne passera au vert qu’après un second rappel. «Nous avons parfois connu des situations où les éclusiers s’étaient endormis durant les trajets de nuit», raconte-t-il.
Pilotage de précision
Il faut environ 30 minutes pour entrer et sortir des écluses. Côté français, ce sont huit écluses qui devraient être franchies, car le Rhin descend d’environ 245 m entre Bâle et Anvers. En regardant derrière nous, l’énorme centrale hydroélectrique de Kembs apparaît maintenant toute petite.
A l’écluse d’Ottmarsheim, l’imposant convoi – 178 m de long et 11,45 m de large – se voit attribuer le petit bassin, qui ne fait que 12 m de large. Un marin, debout à l’avant du chaland, signale par radio au capitaine la marge de manœuvre dont il dispose pour placer l’Eiger-Nordwand dans cet étroit passage. La vie à bord semble réellement être un long fleuve tranquille. «Le calme dépend toujours de ce que l’on s’apprête à croiser», avoue le skipper. L’un des plus grands défis, dit-il, c’est le vent. «A Anvers, les marchandises sont principalement traitées sur l’Escaut. Tout y est plat et soumis au vent. Lorsque celui-ci est fort, tout est chahuté.» Et lorsque la manœuvre s’effectue à marée basse, ou haute, et que le vent et l’eau viennent du mauvais côté, il faut savoir garder son calme.
Sur notre gauche, nous apercevons des cheminées et des grues – le port industriel d’Ottmarsheim constitue la seconde étape du trajet. Strasbourg et Nimègue suivront, avant le déchargement à Anvers vendredi. Durant le weekend, le fret est chargé et, s’il y a de la place, d’autres conteneurs seront encore hissés à bord à Rotterdam, le lundi et le mardi. Après cela, c’est le retour, dans le sens de la «montée». Peu après 7 h, l’Eiger-Nordwand accoste à Ottmarsheim. Les journalistes débarquent et douze autres conteneurs sont chargés. ◆

Dans le port industriel d’Ottmarsheim, la seconde étape du trajet, 12 autres conteneurs sont chargés à bord.