Livret #4 - Écrits

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Écrits

2014


Couverture Hiroshi Sugimoto Ligurian Sea - Saviore - 1993


Contenu Le script et l’open source

Article / Philippe Morel / 2012

La place du concept dans le champs ĂŠditorial architectural Recherche / Caroline Maniaque / 2013


Le Script et l’OpenSource

Intensif numérique Phillipe Morel 2012

Le concept d’ open source fait partie d’une réalité d’époque qui place ces deux innovations comme « la standardisation plus

radicale et plus profonde que l’on ait jamais expérimentée dans l’histoire du capitalisme », celle d’ « un monde de production fait de communications, et de réseaux sociaux, de services interactifs et de langages communs standardisés ».

Dans un monde de plus en plus dématérialisé, où les notions d’échelles sont plus que jamais brouillées, où les frontières entre espace privé et environnement public tendent à s’interpénétrer, le concept d’open source prend tout son sens, dans la mesure où le savoir ne se partage plus de façon orale, mais sur diverses plateformes aux langages codifiés et unifiés. L’accès au savoir collectif se fait au moyen de ces interfaces d’échange, qui à mon sens doit être définie par une règle universelle de référencement des sources. Bien que l’approche de Guy Debord dans L’Internationale Situationniste (1967) propose un système d’open source ultra communautaire : « Tous les textes publiés dans l’IS peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés même sans indication d’origine ». Cette proposition d’ultra partage induit une évidente ironie qui vient du fait que les multiples plagiaires de G.Debord et des situationnistes n’ont jamais attendu la permission qui leur était donné. De plus, sachant que ces informations open source sont utilisées par divers acteurs de la chaine productive, un langage universelle doit être utilisé de façon bilatérale entre ces dits acteurs ; mais également, dans la mesure où nos chaines de production (et la majeur partie des étape de conception d’ailleurs), sont totalement (ou du moins partiellement) motorisées, robotisées,

standardisées ce langage doit


aussi être compris selon un échange Machine/Machine, et Homme/ Machine.

« Tous les textes publiés dans l’IS peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés même sans indication d’origine » Guy Debord

Ce nouveau moyen de communication est nécessairement un langage mathématique, le script rempli ce rôle sur diverses interfaces. Partant du postula qu’aucune forme est incalculable, indéfinissable par une ou plusieurs fonctions mathématique, Il semble légitime d’envisager la production au travers de calculs, de codes mathématique, et d’en discuter en terme de surfaces paramétriques, et de données logicomathématiques. L’invention d’un tel langage, évoluant en même temps que nos connaissances informatique, était nécessaire à l’assouvissement de notre soif de consommation, et participe dans un second temps à son développement. La vulgarisation qui en est faite, au travers de produits « grand public » tel que Facebook ou Grasshopper, l’un dans le réseau de communication intercommunautaire, l’autre dans le domaine de la programmation formelle, accélère de façon exponentielle l’accroissement du savoir collectif, l’expérimentation, le référencement, la collecte de données, l’analyse d’éléments ou de situations, la spéculations et la projection n’ont jamais été aussi accessible que depuis l’arrivé sur le marché de tel produits. De plus, l’utilisation de ces outils repousse sans cesse plus loin les limites du constructible, les théories


sont dépassées par l’expérimentation, et de ce fait de nouvelles techniques constructives sont pensées pour reproduire ce que le script propose (Un nouvel assemblage devra être développé, un principe de traçage des éléments de construction devra être imaginé etc.) et ce brassage intellectuel participe grandement de cette idée que le script, et le concept d’Open source, accélèrent de façon fulgurante les innovations. Cependant ces moyens de production et d’analyse, associé à la conception de projets architecturaux - qui de fait sont installé dans un contexte et qui ne peut et ne doit jamais être dissocié du projet initial – sont à manipuler avec d’extrêmes précautions pour le non-initié. En effet, la simplicité d’utilisation de certaines fonctions mathématiquement très complexes présentes dans un logiciel comme Rhino, ou l’aisance avec laquelle une forme évolue en réglant deux ou trois fonctions sous Mathématica, peuvent tromper l’utilisateur non-habitué à ces pratiques. La suprématie de la forme au détriment de l’usage ou de la distribution est, à mon sens un des dangers majeurs de notre époque, où l’impression bientôt primera sur l’accessibilité.

Thomas Morineau


François Dallegret – Ted’s Opera Cosmic Suit - 1968


La place du concept dans le champ Editorial architectural Article Recherche Caroline Maniaque 2013

« Les livres ne doivent pas tout à la sublimité de l’esprit qui les a conçu. Je n’ai pas peur de dire qu’ils sont matière, et matière noble, matière ordonnée, façonnée, douée de vie enfin par une technique qui est un art. Nul art n’est plus voisin de l’architecture que la typographie » Henri Focillon

Préface à Marius Audin, Le livre, son architecture,

Le champ éditorial architectural apparaît comme un nouveau média pour communiquer l’architecture. De plus en plus d’architectes font appel à des graphistes pour concevoir, de concert, ces ouvrages souvent monographiques, parfois théoriques. Les architectes les plus réputés font ainsi appel aux graphistes les plus talentueux et on voit apparaître depuis une dizaine d’années une « course à l’ouvrage », sans doute ouverte par le fameux S,M,L,X1 à la triple signature – Rem Koolhaas, OMA et Bruce Mau – et suivit de prés par Bernard Tschumi2 avec « Event City ». L’engouement suscité par ces ouvrages auprès du public - spécialisé ou non d’ailleurs – encourage les architectes à la création de ces ouvrages, c’est tout un domaine éditorial qui est en train de bouger. La bibliographie corbuséenne, constitue une référence absolue dans le domaine et Françoise Choay la décrit ainsi comme « la plus répandue et la plus lue de la littérature urbanistique3 ». Cette importance considérable de Le Corbusier dans ce domaine littéraire tire inexorablement l’analyse de certains ouvrages remarquables vers un parallèle avec L’ Œuvre complète. Ce fut notamment le cas avec S,M,L,XL qui défraya les chroniques. Le critique littéraire


néerlandais Hans Van Dijk crée une analogie entre le livre de Koolhaas et Mau avec l’œuvre de Le Corbusier et démontre qu’il s’agit de « la réunion en un seul volume de tous les textes théoriques de le Corbusier et de son Œuvre complète4 ». Une grande partie des analyses importantes faites sur S,M,L,XL démontrent ce parallèle avec l’ Œuvre complète de La Corbusier, et décrivent son utilisation de l’espace de la page imprimée pour faire ressortir sa conception de l’espace bâti. L’omniprésence des huit volumes que constituent l’Œuvre complète, dans ces analyses ne doit cependant pas faire oublier le reste de la bibliographie de le Corbusier, dont beaucoup d’ouvrages ne sont aujourd’hui plus disponible ou s’il le sont, rarement dans leurs éditions originales. La maquette du livre n’est plus forcément respectée et quand l’on connaît l’attachement de le Corbusier pour ce que Paul Valéry appelle le « physique » du livre, c’est une part de ce dernier qui disparaît. Le « physique » qui dans le cas de le Corbusier crée pourtant le livre. Sans oublier sa production antérieure, le Corbusier portait un sens fort à la réutilisation : Suivant un procédé qu’il nomma « le container unique », il conçoit « volontiers un ouvrage comme un ensemble de fragments extraits de sa bibliographie antérieure et d’articles parus dans des revues diverses, rassemblant dans un volume compact une littérature dispersée5 ».

Son ouvrage Les Plans de Paris, 1956 – 1922, publié chez Minuit en 1956, réunit en un seul ouvrage des textes et images déjà édités et reproduits en fac-similé.

1. Cecil Balmond, Informal, Londres . Berlin . Munich . New York, Prestel, 2002 Première de couverture

1/ Rem Koolhaas & Bruce Mau, S,M,L,XL, New York, The Monacelli Press,1995 - 2/ En réalité, le livre Event City de Bernard Tschumi sort en 1994 quand S,M,L,XL paraît en 1995. Cependant, la médiatisation dont fit preuve S,M,L,XL à partir de 1992, motive Bernard Tschumi à la confection de son ouvrage, qui doit concurrencer en taille, poids et contenu le très attendu S,M,L,XL. Event City apparaît cependant comme une résultante de ce que l’on nommera plus tard, L’effet S,M,L,XL3/ Françoise Choay, La Règle et le modèle, Paris, Seuil, 1996, p.317 - 4/ Hans Van Dijk, « An Anonymous Architect-Hero Is Something to Be », Archis, °7, juillet 1996, p.65. - 5/ Catherine de Smet, « La Piste Verte », Les Cahiers de la Recherche Architecturale, °13-14, Paris, Parenthèses, Juillet 2003


Il s’agit pour le Corbusier de créer une trame commune à l’ensemble de ces pages pour concevoir un ouvrage cohérent. Partant de l’affirmation de Will Novosedlick expliquant que «les architectes ont tendance à penser le mouvement dans l’espace à travers une série d’événements et [qu’] appliquer ça au séquençage d’un livre paraît une extension naturelle de leur discipline6 », un autre parallèle peut être crée. L’ouvrage Informal édité en 2002 chez Prestel par Cecil Balmond – ingénieur chez Ove Arup & Partner – apparaît comme une nouvelle forme de conceptualisation de la page blanche. Des similitudes avec la bibliographie corbuséenne sont évidemment présente mais c’est bien dans les procédés mis en œuvre que l’ouvrage doublement signé – par Cecil Balmond et Jannuzzi Smith – se distingue du principe corbuséen d’occupation de la page. Le concept que développe Jannuzzi Smith – duo de graphistes londonien – se base sur la suggestion d’une structure intrinsèque au contenu défini par Balmond. Ce dernier écrira dans une partie ‘Aknowledgments’ : « Michele Jannuzzi and Richard Smith translated the stories on the projects into an seamless innovation of text and image, adding ‘structure’ of another kind to the content7 ». L’intérêt que soulève le rapprochement de ces deux ouvrages aux discours pourtant différents – en effet quand l’un relève d’une littérature urbanistique, l’autre évoque un

discours architectural – se porte sur l’importance et la représentation que chacun porte au champ conceptuel. Une approche éminemment moderne est soulevée par le Corbusier, notamment dans la conception des Plans de Paris, cependant Balmond apportera une nouvelle réponse à la question de la place du concept dans le champ éditorial architectural.

Le livre comme objet architectural

C’est presque cinquante années qui séparent ces deux ouvrages. Les Plans de Paris, 1956 - 1922 est publié à la fin du mois d’octobre 1956, et pourtant certaines notes remontent au mois de décembre 1954. Le contrat entre l’éditeur et l’auteur est signé le 19 janvier 19558 -quelques jours après la remise par Le Corbusier d’une première maquette. Jérôme Lindon, s’occupait des relations entre le Éditions et les auteurs. Les Plans de Paris, dans leurs formes édités à l’époque semblent inclure certaines des propositions faites par Lindon, qui proposait d’éditer une « refonte » de la Ville radieuse de 1935. On constate d’ailleurs que les Plans de Paris proposent plus qu’une refonte, un véritable fac-similé d’une grande partie de la Ville radieuse, qui apparaît avec ses 33 pages réemployées dans les Plans de Paris, comme le deuxième ouvrage le plus réutilisé9. Cette demande de l’éditeur sera à l’origine de la reprise de ces pages, dont le format (30x24) est similaire à


la fois, à celui de l’Œuvre complète, de La Ville radieuse, de Merci ! Des logis, S.V.P ou encore celui de Des canons des munitions ?. Il fut ainsi aisé de sélectionner les pages pour ensuite les inclure dans la nouvelle maquette des Plans de Paris. Cependant pour que ce contenu soit cohérent, et que le lecteur ne se sente pas duper dans une telle apparition de réappropriation, Le Corbusier introduit un élément totalement neuf dans la conception de son ouvrage :

« les architectes ont

tendance à penser le mouvement dans l’espace à travers une série d’événements et [qu’] appliquer ça au séquençage d’un livre paraît une extension naturelle de leur discipline » Will Novosedlick 6/ Will Novosedlick, « The Producer as Author », Eye, °15, 1994, p.51- 52 7/ Cecil Balmond, Informal, Londres . Berlin . Munich . New York, Prestel, 2002 p. 399 8/ Contrat du 19 Janvier 1955 entre Le Corbusier et les Éditions de Minuit, représentées par Jérôme Lindon, boîte d’archives U3-2, °76 9/ 33 sur 192, soit un sixième du total des Plans de Paris. Le Corbusier réemploiera 110 pages de l’Œuvre complète (tout tomes confondus), 33 de La Ville radieuse, 19 de Des Canons, des munitions?, 4 de La Maison des hommes et 2 de Quand les cathédrales étaient blanches. Cité par Catherine de Smet, « La piste verte », op.cit.


La Piste Verte, qui viendra du début à la fin rythmer la découverte du livre, et venir sans problème s’intégrer à l’ensemble des éléments repris. Dés le sommaire, le lecteur est invité à suivre « d’abord et jusqu’au bout [cette] piste verte10 ». Il s’agit en effet d’une succession de tâches vertes – quand le reste de l’ouvrage est imprimé uniquement en noir – toujours différentes, jamais régulières qui ponctuent la lecture. Est superposé sur ces tâches, un texte manuscrit de l’auteur. Ce texte ne suit d’ailleurs pas forcément les contours de ces marques, mais apparaît véritablement comme une deuxième temporalité dans la confection de l’ouvrage. Ces éléments manuscrits rappellent en effet l’implication de l’auteur dont la participation aurait pu être remis en cause dans un tel exemple de réemploi. Le format paysage qui surprend, dans un premier temps, la main tentant de saisir l’objet, mérite également qu’on s’y attarde. Le choix du paysage n’est ici pas anodin : C’est bien 110 pages de l’Œuvre complète que Le Corbusier à l’intention de réemployer : ouvrage publié en format paysage, il est donc compréhensible que dans un soucis de faciliter et donc d’économie cette présentation soit conservé. Cependant, un parallèle avec l’album photo peut également être fait. Il s’agit d’un objet que l’on a tendance à poser sur une table pour le regarder à plusieurs, apprécier chaque image

avant de tourner magistralement la page, il s’agit d’un moment précieux et privilégié, quasi-solennel. Il ne semble pas inapproprié d’imaginer, qu’avec l’autocomplaisance coutumière à Le Corbusier, que cette recherche de solennité et de préciosité de l’instant ai pu encourager l’utilisation de ce type de format. La couverture, dont la composition ne suit pas les règles de la composition éditoriale classique, semble se rapprocher des codes de l’affiche. L’utilisation d’une typographie appartenant à la famille des « stencils », amplifie cet effet. Ce caractère, Chaillot, conçu par Marcel Jacnot en 1951, était utilisé pour la confection des affiches du Théâtre national populaire alors situé au Palais de Chaillot. C’est la seule utilisation de cette typographie, en dehors des titres des deux grandes parties de Modulor 2, dans les livres conçus directement par Le Corbusier. Il était déjà connu à l’époque l’attachement particulier de Le Corbusier pour ces « stencils » qui marquaient chaque planches et plans sortant de l’atelier de l’architecte, elle s’accorde ici parfaitement avec le propos de l’ouvrage. Ce caractère devint un véritable symbole de l’esthétique corbuséenne grâce à Jean Petit, qui mit au point un style graphique spécifique directement inspiré de l’architecte suisse11. Cartonnée, seule le dos est toilé, la couverture aux connotations ‘urbaine’ est en parfaite relation avec son contenu. La piste verte semble se dessiner, mais son


2. Le Corbusier, Les plans de Paris 1956-1922, Paris, Minuit, 1956, Première de couverture et p.24


organisation n’est pas clairement définie, c’est le quatrième de couverture qui en pose les règles. Tout comme la première, ce quatrième de couverture ne respecte aucune règle éditoriale basique mais viens suggérer, par cette forme de serpent s’enroulant autour du texte, la trame que l’on retrouvera tout le long des pages. Cette composition presque burlesque « donne le ton » quand la première « annonce la couleur12 ». Là où les Plans de Paris, apparaissent comme une refonte, ou une réorganisation de pages précédemment composées, Informal se positionne sur une toute autre idée: Celle de la transcription de l’intangible, de l’informel dans une composition typographique et un design graphique en relation étroite avec les idées et théories de l’auteur. Informal propose une découverte de la relation étroite qui se crée entre Balmond, ingénieur appelé pour la conception de structures sur divers projets, et l’architecte ou artiste en charge. L’ouvrage nous fait entrer dans ce processus, ou «design process » au moyen de schémas et d’explications de principes directeurs. Les chapitres du livre sont comme des clefs de lectures qui nous en apprennent un peu plus sur ce fameux « process ». Chaque chapitre – ou projet- éclaire un peu plus le lecteur sur les méthodes mis en œuvre, les principes décisionnels, les réflexions misent en place etc. Chacun de ces projets se concentre sur tel ou tel aspect du processus sans pour

autant paraphraser les nombreux et très documentés articles ou analyses qui ont déjà été faite sur la plupart de ces projets majeurs de l’histoire de l’architecture contemporaine. Les commentaires des projets sont dispersés dans l’espace du livre selon un ordre permettant à chacun de déployer son propre style graphique tout en conservant une continuité évidente avec le reste de l’ouvrage. Cette organisation se rapproche plus d’un livre de mathématique que d’un livre d’architecture : là où l’on a tendance à regrouper les projets par catégories ou thèmes abordés, Jannuzzi Smith regroupe les projets par correspondance de concepts abordés, d’idées véhiculées. Cette indépendance du chapitre au sein du corpus final oblige à la définition précise d’un lien unissant ces parties. Le choix de la couleur apparaît comme un élément logique, cependant la question économique inhérente à la fonction d’édition, oblige Jannuzzi Smith à rythmer l’ouvrage selon des règles précises. La recherche d’une réconciliation entre les intentions graphiques et les obligations éditoriale permit aux graphistes anglais de définir le livre en tant qu’objet. Les standards de l’édition imposent pour un livre de format moyen, environs 200 pages imprimées dans la mesure du possible en deux couleurs. L’équipe londonienne trouva avec ces obligations éditoriales, le cadre qui leur manquaient pour


donner un sens à leur composition. Ces prérequis furent étudiés, disséqués, envisagés sous une multitude d’aspect, pour finalement créer un livre de 400 pages, dont la prise en main ressemble à celle d’un roman, et dont certaines sections ne comportent certes qu’une couleur, mais où d’autres peuvent se développer avec quatre couleurs. Cette règle est établie suivant le code CMYK (Cyan, Magenta, Yellow, blacK) qui gère l’espace colorimétrique lors de l’impression. Chaque projets à ainsi son code couleur, permettant un visualisation globale de l’ouvrage sans entacher une analyse détaillée. Cette composition colorimétrique se retrouve dans l’ensemble de l’ouvrage, de la première de couverture, au quatrième de couverture, en passant par le sommaire, le dos du livre et même la tranche extérieur des feuilles. La couverture permet donc d’un seul coup d’œil de saisir graphiquement la composition de l’ouvrage selon un langage quasiprogrammatique. C’est bien le quatrième de couverture qui nous en apprend un peu plus sur ce qui attends le lecteurs à l’intérieur de l’ouvrage. Cette quatrième de couverture semble à elle seule rassembler l’ensemble des éléments et procédés utilisés dans la conception graphique de l’ouvrage. Elle nous fait entrevoir la structure profonde du livre, tout en nous exposant l’ensemble de son contenu, au moyen d’un savant jeu de couleur.

« Réaliser un livre pose un double problème tout comme l’architecture [...] Le livre comme la maison ne doit pas être seulement utile, il doit être beau, du moins agréable [...] Il y a des gens qui n’aiment le livre que pour sa couverture mais la couverture est semblable à la façade d’une maison » Theo Von Doesburg 13

10/ Le Corbusier, Les plans de Paris 19561922, Paris, Minuit, 1956, p.6 11/ Jean Petit (1927-1999), graphiste et éditeur, publia entre 1955 et 1996 une vingtaine d’ouvrage de et sur Le Corbusier. Son étroite collaboration avec Le Corbusier jusqu’en 1965, à la mort de ce dernier, permit à Jean Petit de diffuser largement l’univers graphique et c’est toute une mode qui apparaitra plus tard. Les «corbu’s stencils» deviendront une marque et un signe immédiatement reconnaissable par le grand public. 12/ Catherine de Smet, « La piste verte », op.cit. 13/ Theo Von Doesburg « Das Buch und seine Gestaltung (traduction de l’auteur : Le livre et son design) », Die Form, °4, vol 21, 1929


Ces deux objets aux messages différents semblent parfaitement maitrisé dans leur conception graphique. Jannuzzi Smith produit un livre, comme « une petite brique de savoir», dense, à l’aspect cadré, aux inspirations mathématique et programmatique. Le Corbusier quant à lui propose un ouvrage dont le contenu, outre cette ‘piste verte’ ne propose aucun contenu inédit, mais où l’originalité de la conception provient d’un nouveau mode de communication. La forme suit une ergonomie, et un langage proche du public, Les Plans de Paris semble un objet attirant, aux aspects quasifamiliaux et accessible pour un public non initié. L’ironie et l’humour dont l’architecte saupoudre son ouvrage, produit un document sensible, pur résultat de l’imaginaire de l’auteur.

couleur, on peut déterminer quelles connotations sont apportées à chacun des projets présentés.

La cohérence de ces deux objets ne peut cependant se tenir qu’au moyen d’une trame, d’une structure stricte. Cependant, avant de comprendre la trame intrinsèque à ces deux ouvrages, tentons une analyse de l’usage de la couleur par ces deux auteurs.

Le cyan quant à lui a une toute autre signification. Couleur de l’utopie, elle renferme le mystère, mais également la dignité face à la recherche que suppose cette symbolique de l’inconnu. C’est une couleur propice au calme et à la réflexion. Associé au projet Kunsthal, toujours en association avec Koolhaas, le bleu semble correspondre avec une certaine connotation de la recherche perpétuelle. Les premières lignes du chapitre nous plongent immédiatement dans les rêves de Balmond : « Trapped by a Cartesian cage I wanted to break out. The informal beckoned... That opportunity came with [...] the Kunsthal in Rotterdam15 ».

Couleur et sémiotique14 La symbolique des couleurs est primordiale pour comprendre l’utilisation de telle ou telle couleur par Jannuzzi Smith dans la conception d’Informal. Si l’on considère les valeurs symboliques attachées à chaque

Magenta: C’est la couleur de la force, de l’enthousiasme. Symbole de la virilité, il dynamise le message. Le rouge claire, porte l’énergie, le triomphe, la joie. Il est rattaché au projet de la Villa Floriac à Bordeaux avec R.Koolhaas. Balmond travailla sur un élément fondamental du projet : la structure en porte-à- faux, associer à un système de levier. C’est une technique extrêmement complexe, où chaque détail doit être méticuleusement réfléchi. C’est une réussite architecturale et technique que Koolhaas et Balmond proposent. L’explication du ‘design process’ suit cette symbolique de virilité, de réussite et de force.


3. Mapping d’Informal par Jannuzzi Smith, Source :

Jannuzzismith.com/informal, Press Pack 2013

Représentation graphique des parties dans l’ensemble de l’ouvrage, Les pages consacrées à chaque projets sont rapportées sur la surface de la première de couverture, permettant une appréhension globale du contenu. Le tableau à droite rapporte chaque couleur à son projet.

14/ Les valeurs symboliques des couleurs citées ci-dessous, sont toute issues de l’ouvrage de Pierre Duplan et Roger Jauneau, Maquette et mise en page – Conception graphique, Mise en page, Couleur et communication, Paris, Édition de l’usine, 1982, pp. 179-180 15/ Cecil Balmond, Informal, Londres, Prestel, 2002 p.59


Le violet, suggéré par ‘The Chemnitz solution’, présentant le projet du Sport Stadium Chemnitz avec Peter Kulka, est la seule ‘couleur’ qui n’en est pas vraiment une. Symbolisée par du violet, elle apparaît sous la forme d’un ciel nuageux. Le chapitre commence comme ceci : « We began with Clouds and Forest and Earth – pagan forces set against the backdrop of urban chemnitz16». Le violet est culturellement la couleur du mysticisme, de la rêverie ‘en dehors des limites terrestre’. Rattacher cette symbolique avec une couleur texturée par des nuages cadre sans doute la réflexion du lecteur, et tisse un lien évident avec les inspirations du projet, à savoir les éléments terrestres. Le jaune quant à lui, inspire la gaité, couleur de la lumière, il véhicule une ambiance tonique. Le jaune d’or ici utilisé, épanouit le concept de l’action. Il est associé dans le graphisme d’Informal au projet V&A Spiral de Londres, dessiné avec Daniel Liebeskind. En association avec le terme ‘spiral’, il suppose une véritable tornade, un projet à l’aspect conceptuel extrêmement fort. Le brun utilisé pour le Congrexpo de Lille par Rem Koolhaas toujours, est le symbole d’un quotidien simple, solide, robuste, actif et en bonne santé. C’est la couleur du réalisme, faisant souvent référence à la terre. Il sied parfaitement pour ce projet de grande échelle, au cœur de la ville de Lille.

Le projet de la gare centrale d’Arhnem avec Ben van Berkel d’UN Studio, est lui représenté en vert. Couleur immobile mais vivante, il apaise et crée une atmosphère de détente. Antinomique avec un projet de gare central, l’apaisement du voyage ne pourrait il pas être le principe fondateur de ce projet urbain? On remarque dans le mapping qu’il est fait de l’ouvrage, quatre parties en noir. L’utilisation du noir et blanc dans la conception graphique apparait comme « une contrainte ascétique dans nos média, [elle suggère] une esthétique supérieure, un intellectualisme, un élitisme certain17». Ces quatre parties (il semble que dans le schéma du mapping du contenu – image 3. - le chapitre ‘Fractal p. 265’ ne soit cependant pas représenté) sont classé comme ‘Théories’. Il s’agit là d’une très belle manipulation par les graphistes des règles inhérentes à l’édition. En effet, Jannuzzi Smith ont du jongler avec les contraintes dictées par l’éditeur en ce qui concerne les fournitures disponibles pour la conception de l’ouvrage. On voit sur l’image 4, deux schémas expliquant comment l’équipe de conception s’est arrangée de ces règles. Pour permettre une impression optimisée de chaque projet, les ressources ont dû être comptée de façon précise. En effet, la quantité d’encre notamment, ne permettant pas une impression quadri- chromique de l’ensemble des 400 pages qui devait composer l’ouvrage.


« We began with Clouds and Forest and Earth – pagan forces set against the backdrop of urban chemnitz» Cecil Balmond

16/ ibid. p.127 17 / Pierre Duplan, Roger Jauneau, Maquette et mise en page – Conception graphique, Mise en page, Couleur et communication, Paris, Édition de l’usine, 1982, p.191


Il était nécessaire de composer certaines parties uniquement en dichromie. L’utilisation du noir et blanc était d’une part obligatoire, mais parfaitement approprié à ces chapitres théoriques. L’indépendance de chacune des parties composant Informal est donc parfaitement exprimée et la cohérence de l’ensemble méticuleusement conservée. Ces savants jeux de couleurs procurent une impression de maitrise évidente de la part de l’équipe de conception. On peut également faire la même constatation dans Les Plans de Paris 1956 – 1922 de Le Corbusier. En effet, bien que l’ouvrage soit composé de pages diverses, la trame régissant l’ensemble de l’ouvrage, à savoir ‘la piste verte’ apparaît de façon très contrastée par rapport aux documents reproduits. La couleur, apposée aux côtés d’une mise en page noire et blanche, ou couleur d’accompagnement, engendre traditionnellement des coûts plus important à l’impression. En effet, elle suppose un deuxième passage dans les machines. Cependant, il s’agit ici de document repris, ce surplus se compense avec le faible coût des droits d’auteurs inhérents au fait qu’elles sont la propriété de Le Corbusier – Il est intéressant de noter que l’architecte n’attachait pas une très grande importance au référencement précis des illustrations dont il faisait usage dans sa bibliographie. La couleur d’accompagnement ici utilisée, à savoir le vert de la ‘piste’ est

un faire-valoir du noir, et ne vient jamais empêcher ou même gêner la lecture. Le vert légèrement pastel de ces compositions attire l’œil sans pour autant bloquer la découverte de la page. Une sensation d’entrainement apparaît, sans jamais supposer une obligation. Il semble que la trame de l’ouvrage de Le Corbusier soit fait de couleur, c’est le fil que l’on suit tout au long des documents récupérés. Il utilise cet effet graphique pour attirer le lecteur vers la page suivante. L’utilisation du terme ‘piste verte’ suppose cette idée.

La trame graphique, entre organisation urbaine et structure architecturale Les aplats verts, accentués par un exercice d’écriture manuscrite, évoquent un exercice pictural. Apparaissant dés les premières pages, jusque sur le quatrième de couverture, elles constituent un lien nécessaire à la technique de reprise. Le terme même de ‘reprise’ fait inévitablement penser au champ lexical de la couture. Le Corbusier luimême fait état en 1948 d’un procédé de reprise, il écrit: « le livre sera fait avec <Propos d’urbanisme>, <Maison des hommes>, <Précisions>, <Trois établissements humains>, <Manière de penser l’urbanisme>, par ‘couture’ de textes et d’images diverses18 ». L’irrégularité de l’écriture manuscrite rappel de toute évidence le fil du


couturier qui vient parcourir, à gros point, l’ouvrage, liant les feuillets et les parties entre elles – «une façon de représenter l’exercice de réparation préconisé sur le tissu urbain endommagé19 ». En effet la ville est faite par couches successives, par assemblages de ‘parties’. «Les Plans de Paris s’élaborent donc sur le modèle même de ce dont il traitent20 ». Le Corbusier met en place un système fondamentalement basé sur le sujet même qu’il traite et utilise comme liant, à l’image d’un peintre préparant ses peintures, un chemin dessiné que le lecteur retrouve sur l’ensemble des pages composant l’ouvrage. La forme organique de ces tâches, associée à une trame linéaire que forment les lignes d’écritures manuscrite, induit une organisation quasi-urbaine de l’espace cartésien de la page. La couleur vert utilisé fait immédiatement penser à la coulée verte dont Le Corbusier fait état dans la Ville radieuse. En 1956, date de parution des Plans de Paris Le Corbusier travaille à l’aménagement de la ville de Chandigarh, nouvelle capitale du Penjab, en Inde. L’organisation qu’il préconise alors pour la cité est une trame rectiligne fixe en dialogue avec les montagnes environnantes et l’agriculture présente à l’époque. Cette trame formant les axes automobiles, est agrémentée d’une deuxième trame, bien plus organique celle-ci, traversant en cœur d’ilot, l’ensemble de la grille. Cette deuxième trame spécifiquement

conçue pour les piétons, enclin à la flânerie, à la recherche de fraicheur est agrémentée d’une verdure foisonnante et libre. Cette ‘piste verte’ présente dans les Plans de Paris n’est pas sans rappeler la succession d’espace vert promis à la nouvelle ville. Cependant, Le Corbusier n’évoque jamais Chandigarh dans son ouvrage, mais il suggère très largement ces influences dans son travail éditoriale. Le propos urbain que tient Le Corbusier dans les Plans de Paris, sous une telle forme ne fait que renforcer le propos global qu’il tient. Au même titre d’ailleurs que Jannuzzi Smith qui utilise la couleur pour structurer leurs parties. Cependant les deux graphistes londoniens vont plus loin dans cette suggestion de colonne vertébrale éditoriale.

18/ Note dactylographiée du 21 mai 1948, FLC, A3-9, °4, C’est moi qui souligne. Ces notes concernaient l’éventuelle édition d’un ouvrage analogue aux Plans de Paris devant s’intituler Éléments de doctrine. 19/ Catherine de Smet, « La Piste Verte », Les Cahiers de la Recherche Architecturale, °13-14, Paris, Parenthèses, Juillet 2003 20/ Ibid.


Le livre comme extension du champ architectural, conceptualisation de la page imprimée Derrière un projet, artistique ou architectural intervient toujours un concept, qui motive les décisions, transparait dans la forme, ordonne un direction, vit au sein du projet. Ce concept prend racine durant une rencontre, une discussion, un état général, une situation sociale. Il n’est plus le fruit d’une théorie fixe et universelle, mais dépends d’un désir de fracture vis à vis de ces institutions. Des notions plus fluides, plus flexibles peuvent guider le projet, des idées comme l’interactivité, l’interconnexion, le traitement des fluides et des flux sont des idées sur lesquels peuvent reposer un nouveau principe d’organisation. Ces idées apparaissent pour certains comme le point de départ d’une réflexion sur la construction de l’espace. L’architecture apparaît pour Balmond comme un processus permettant de générer ces concepts et de dépasser les limites fixes de la structure :

« Instead of dumb skeleton, there is a network – A connective patch through patterns». Cecil Balmond, Press pack ‘Informal’, 2002, p.2

Il est important de noter que ces idéologies ont eu un impact extrêmement fort dans la conception de Informal, dont le titre semble être la synthèse des idées génératrices auxquelles se rattache Balmond dans ses projets. Un système d’alignement au sein de la page est ainsi mis en place. En effet, il est courant de voir des textes justifier à droite ou à gauche, plus rarement centré sur une ligne interne, quasi imperceptible à certains moment, mais cependant présente sur toute les pages contenant du texte, aussi court soit il. Cette « ligne de vide » apparaissant au 2/5 de la page en partant de la gauche, vient structurer les sous-titres du chapitre qui apparaît en haut de la page, l’ensemble du texte et des illustrations présent sur l’espace de la page, et également la pagination. Ce procédé graphique permet aux deux graphistes de laisser libre les coins de la page, adoucissant ainsi les angles, l’objet produit est plus attirant, plus doux, en lien directe avec l’usager qui l’a dans les mains. Cette trame relient les images entre elles et les rassemblent sous un même propos, intégrant, à la fois le lecteur et les images dans ce ‘design process’ que tente de nous transmettre l’ingénieur. Peut-on également se risquer à dire que cette ligne ‘de vide’ est un hommage à la structure du bâtiment que Balmond tente de fondre avec le concept clef

du projet sur lequel il travail ? Cette ligne invisible, immatérielle serait


4. Schéma de la répartition des couleurs au sein de l’ouvrage. Source : ibid. On voit ici comment les deux graphistes se sont arrangés des règles inhérentes à la conception d’ouvrages imprimés (partie haute). En répartissant les couleurs tout au long de l’ouvrage, et en ciblant les besoins de tel ou tel projet en terme de couleur, il fut possible de composer l’ouvrage librement.


donc un représentation graphique de l’informel, de l’intangible, en résumé du concept fort qui dirige l’ensemble de l’œuvre de Balmond : la disparition du concept dans le projet architectural. Ces deux ouvrages ont une approche conceptuelle définitivement rattachée avec les moyens de publication de leurs époques. C’est une nouvelle forme de communication qui apparaît avec le principe de reprise mis en place par Le Corbusier, et un nouveau discours qui émerge de l’œuvre de Balmond. Le concept semble prendre une part plus importante dans ce domaine éditoriale. Les architectes ont besoin de véhiculer leurs idées profondes pour se détacher de la masse. Le livre apparaît comme une vitrine, et semble prendre le pas sur la production architecturale. L’esthétique du projet ne semble plus suffire. Le livre est un nouveau projet, et permet de communiquer non plus sur le projet architectural en tant que tel, mais sur ce qui fait ce dernier : Le concept.

Thomas Morineau


5. Cecil Balmond, Informal, Londres . Berlin . Munich New York, Prestel, 2002 PP.100 -101


Thomas Morineau Thomas.morineau@gmail.com +33(0)6 88 67 65 25


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