LVX 6 - ETE 2025

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CONTEMPORAIN

Pour tout l’art, de l’Afrique

TECHNOLOGIE

L’espace habitable PAROLES

L’utopie perdue de la Tech

HORLOGERIE

À l’heure des pierres

LVX CACHÉE LA VIE

IMPRESSUM

Une publication de la SPG

Route de Chêne 36 – CP 6255 1211 Genève 6

www.spg.ch

Éditrices responsables

Marie Barbier-Mueller

Valentine Barbier-Mueller

Rédacteur en chef

Emmanuel Grandjean redaction@lvxmagazine.ch www.lvxmagazine.ch

Ont participé à ce numéro

Joerg Bader, Christophe Bourseiller, Marine Cartier, Philippe Chassepot, Monica D’Andrea, Alexandre Duyck, Roland Keller, Richard Malick, Cora Miller

Publicité :

Edouard Carrascosa - ec@lvxmagazine.ch

Tél. 058 810 33 30 - Mob. 079 203 65 64

Abonnement : Tél. 022 849 65 10 abonnement@lvxmagazine.ch

Pages immobilières et marketing : Marine Vollerin

Graphisme et prépresse : Bao le Carpentier

Correction Monica D’Andrea

Distribution : Marine Vollerin, Christian Collin

Production Stämpfli SA Berne

Tirage de ce numéro 15’000 exemplaires

Paraît deux fois par an

Prochaine parution décembre 2025

Couverture Matera, la célèbre ville troglodyte italienne (Photo © Sean Pavone)

Édito

Pour vivre heureux…

… vivons cachés. Sage précepte de Jean-Pierre Claris de Florian, qui clôt sa fable Le Grillon, le vilain insecte qui se lamente sur son sort face à la beauté d’un papillon. Avant de réviser son jugement lorsque, sous ses yeux, des enfants massacrent le joli lépidoptère. Une morale qui résonne d’autant plus fort aujourd’hui, alors que les réseaux sociaux exacerbent l’attirance pour tout ce qui brille et renvoient le projet de la vie cachée au rang des utopies. À moins de réussir à se passer d’internet, de smartphones et de tout ce que les technologies numériques ont inventé pour nous simplifier l’existence, mais aussi pour la tracer et la comparer à celle des autres. L’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin.

Cette revue, créée en 2022, est éditée par la SPG

Tous droits réservés.

Privée de Gérance SA, Genève

Les offres contenues dans les pages immobilières ne constituent pas des documents contractuels. L’éditeur décline toute responsabilité quant au contenu des articles. Toute reproduction même partielle des articles et illustrations parus dans ce numéro est interdite, sauf autorisation préalable et écrite de la rédaction.

Comme pour le grillon de l’histoire, la vie cachée est aussi une impérieuse raison de survie. L’actualité nous le dit tous les jours. Comme elle nous rappelle que de tout temps, les populations trouvèrent les moyens d’échapper aux guerres, aux catastrophes et aux épidémies en se réfugiant dans les profondeurs des montages ou dans des abris creusés dans le sol. Une architecture souterraine se mettait alors en place dans le but de rester protégés le plus longtemps possible des assauts militaires ou des pandémies. Les chercheurs Jérôme et Laurent Triolet ont fait de la quête de ces lieux secrets leur métier. De la Cappadoce à la Bavière, en traversant le Vietnam, le Bénin et l’Anjou, ils recensent partout dans le monde ces cachettes historiques, parfois grandes comme des villes. Leurs découvertes, qu’ils publient sous la forme de livres, nous disent aussi que le refuge est temporaire, qu’il est avant tout prévu pour que passe le gros temps. Car la vie heureuse ne saurait se couper totalement du monde.

Emmanuel Grandjean Rédacteur en chef

1

ÉDITO

6

CHRONIQUE

Pourquoi voulons-nous toujours que les histoires finissent mal ?

8

PRÉSENT

La vie cachée

14

SOCIÉTÉ

L’IA, un psy manipulable

16

PAROLES

L’utopie perdue de la Tech

22

DESIGN

Guillaume Garnier et Florent Linker, experts en la matière

28

STYLE

Sogni d’oro

32

ABCDESIGN

La lampe Jieldé

34

PORTFOLIO

Une conversation sans mots

40

ART

Pour tout l’art de l’Afrique

46

ARCHITECTURE

Comme Gatsby

54

HORLOGERIE

Heures de pierre

60

TECHNO

L'habitat cosmique

66

JOUET

L’Arlequin retrouve sa voie

68

RÉGAL

L’Asie dans la mie

72 PAGES IMMOBILIÈRES

Pourquoi voulons-nous toujours que les histoires finissent mal ?

Cette humanité qui me sidère se nourrit plus que jamais d’apocalypses programmées, de comptes à rebours anxiogènes, de catastrophes annoncées, de cauchemars devenus visibles.

Je me demande par quel sortilège la majorité des livres, des films et des séries nous proposent un futur constamment dystopique. L’optimisme, c’est ringard, c’est has been, c’est caduc, c’est bouffon. Dystopie, tel est le mot clé de l’époque. Il fait doux, aujourd’hui, et un pâle soleil illumine la ville. Il y a quelque chose de paisible dans les gestes de la vie quotidienne. Pourquoi faut-il que le spectre d’un avenir abject empoisonne sans relâche l’instant présent ?

Enfer à choix

Nous avons certes de bonnes raisons de craindre le futur : les délires politiques en pleine apogée, la montée des populismes, les zigzags économiques, les yo-yos boursiers, Donald Trump, le réchauffement climatique, les épidémies, la surpopulation, les catastrophes

naturelles, n’en jetez plus ! Il ne manquerait plus qu’un météore percute la Terre, qu’un fada fasse péter une bombe H artisanale, que le Soleil explose de lui-même, ou qu’un piano me tombe sur la tête.

Ce monde attend la fin du monde, il l’anticipe, on dirait presque qu’il l’espère. Certes, l’appétence pour les fins tragiques ne date pas d’hier. Je songe en littérature à de lointains romans, tels que Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932),

(Nicolas Zentner)

1984 de George Orwell (1949), Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), ou Soleil vert de Harry Harrison (1966). Préférez-vous un enfer idéal pavé de bons sentiments, un goulag généralisé, un nouveau Reich dans lequel on brûle les livres, ou une société si décadente qu’on y mange ses semblables ?

Le cinéma n’est évidemment pas en reste. La catastrophe remplit les salles. Courons nous repaître de THX 138 de George Lucas (1971), de Brazil de Terry Gilliam (1985), ou encore de Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol (1997). Nous avons encore le choix des enfers. Un monde robotisé qui interdit toute pensée ? Un futur épidémique de mort et de destruction ? Une société eugéniste et cryptonazie ?

Contre-utopie

Sachez que le mot dystopie provient en droite ligne de l’anglais « dystopia ». Il apparaît pour la première fois dans un discours de 1868 prononcé par le philosophe libéral John Stuart Mill au parlement britannique. Celui-ci voulait dénoncer l’optimisme exagéré des utopistes de son temps. La dystopie est bien entendu l’envers grimaçant de l’utopie. La dystopie, c’est la contre-utopie. C’est le futur en impasse, la promesse du néant, l’effondrement…

Il est vrai que certaines dystopies du passé sonnent étrangement juste. En 1909, Edward Morgan Forster publie un roman nommé La Machine s’arrête. Il y décrit une société future entièrement dominée par une mystérieuse machine créée par les humains pour se connecter entre eux. Or, cette intelligence artificielle a fini par échapper à ses créateurs. Elle domine désormais le monde. Avouons qu’il y a ici quelque chose de légèrement stressant. La Machine ne préfigure-t-elle pas le web, puis son évolution vers la fameuse IA, l’intelligence artificielle, dont on nous rebat les oreilles à longueur de journée ? Autre ouvrage dangereusement prémonitoire : Nous Autres , d’Evgueni Zamiatine, un roman russe de 1920 dénonçant la naissance d’un régime totalitaire. Zamiatine dépeint une société idéale si communautaire qu’elle abolit toute vie privée. Les citoyens vivent dans des

maisons de verre et n’échappent jamais au regard des autres. Voici venu le temps de la sacrosainte transparence. L’État croise les données, il sait tout de nous… Dans le même esprit, je vous recommande La Kallocaïne de Karin Boye (1940). Dans un monde totalitaire, un chimiste invente le sérum de vérité ultime. Nul ne peut plus dissimuler les tréfonds de son âme.

Ainsi l’humanité entière se condamne au goulag, pour avoir mal pensé. Le thème de la transparence et de l’abolition de toute intimité revient sans cesse, dans

« Ce monde attend la fin du monde, il l’anticipe, on dirait presque qu’il l’espère. »

de plus en plus polarisée sombre dans le chaos, la violence, la guerre et la destruction finale… Quel programme ! Les jeux vidéo n’échappent pas à la règle. Nos chères têtes blondes se soumettent avec enthousiasme à la promesse de lendemains qui déchantent. Voici Homefront, qui se déroule en 2027 dans une Amérique du Nord occupée par les Nord-Coréens. Half-Life imagine un monde sous l’emprise d’un régime totalitaire dirigé par le Cartel, un gouvernement fasciste extraterrestre. Deus Ex nous fait vivre dans un univers de maladie et de mort, car un virus nommé « la peste grise » décime la population. Mirror’s Edge a pour cadre une ville dominée par le contrôle absolu des âmes, de l’information, des déplacements. Le cauchemar sécuritaire. Remember Me nous fait, enfin, visiter un Paris innommable. Le pouvoir contrôle la mémoire et peut effacer vos souvenirs. Nous trouvons ainsi le remède idéal aux angoisses collectives. Place à l’amnésie généralisée…

Monde meilleur

ces œuvres visionnaires qui annoncent les temps présents, marquées par le triomphe conjoint de la machine et de la bien-pensance.

Tout cela nous amène donc à l’actuel déferlement de dystopies. Un déferlement ? Que dis-je ! Un tsunami ! Un raz-de-marée ! Un déluge ! Le cinéma contemporain regorge de perles boueuses. Je songe au Jour d’après de Roland Emmerich (2004), ce blockbuster catastrophe dans lequel nous expérimentons une fin du monde liée au réchauffement climatique. Je pense à ce curieux opus des frères Arnaud et Jean-Marie Larrieu, Les Derniers Jours du monde (2009). Ici, c’est la guerre bactériologique qui provoque l’extinction rapide de toute l’humanité. Il faudrait aussi évoquer le récent Civil War d’Alex Garland (2024). Dans le cas présent, l’Amérique

Ainsi, vous l’avez noté, ce monde témoigne d’un pessimisme si combattif qu’il défie le bon sens. Dans un tel contexte, j’ai été fort surpris de voir le journaliste Benoist Simmat et l’illustrateur Daniel Casanave sortir, il y a peu, un joli essai graphique sous le titre Voyages en utopie (Éd. Fayard, 2025). J’admire l’audace de ces deux aventuriers. À contre-courant d’une humanité qui court vers le précipice en psalmodiant des refrains punks, les auteurs nous racontent les authentiques tentatives ponctuelles de créer un monde meilleur, une société respectueuse, tolérante, démocratique, ouverte. Ils nous parlent d’Oneida, de New Harmony, d’Auroville… Et à ce point du récit, je m’interroge. Pourquoi les utopies n’intéressent-elles personne ? Pourquoi n’aimons-nous pas lire de bonnes nouvelles ? Pourquoi sommes-nous à ce point attirés par le glauque ? La dystopie nous tend peutêtre un miroir implacable. Que révèlet-elle de nous ? Telle est l’humanité. Au paradis, on a tendance à s’ennuyer. Mais sur les montagnes russes, on vit des aventures, on frémit.

LA VIE CACHÉE

La planète regorge de souterrains, galeries et autres cavités qui ont de tout temps servi de refuge à des populations menacées ou martyrisées. Un univers fascinant que nous font découvrir Jérôme et Laurent Triolet, deux pointures internationales dans le domaine. Par Philippe Chassepot

Certains gamins chassent les papillons ou les maillots de foot, d’autres collectionnent des timbres. Jérôme et Laurent Triolet ont, eux, vu très tôt la lumière sous la terre. Les deux frères ont grandi en Touraine, une région riche en souterrains dans lesquels ils sont tombés comme Obélix dans sa marmite de potion magique. Leur hobby s’est ensuite transformé en passion dévorante dès l’adolescence, leurs parents laissant faire devant la force de leur entêtement. « Ils étaient raisonnables dans leur inquiétude. Ce n’était pas leur truc, mais ils ont vite compris à quel point c’était important pour nous. Ils nous ont fait confiance » , raconte Laurent avec un petit sourire nostalgique.

Visite dangereuse

Les deux frères ont réussi leurs vies : Jérôme, l’aîné, est né en 1964, il est ingénieur et docteur en chimie. Laurent, de cinq ans son cadet, est professeur agrégé en sciences de la vie et de la terre. Leur obsession s’est tellement renforcée au fil des ans qu’ils sont devenus des pointures internationales, auteurs de nombreux livres sur le sujet (liste disponible sur leur site très complet, mondesouterrain.fr).

Nous en avons lu deux, que nous avons trouvé merveilleusement complémentaires : Souterrains du monde (Éd. Actes Sud, 2025), axé sur le génie des monuments et l’imagination invraisemblable qui a conduit à l’élaboration des galeries à travers le monde, et La guerre souterraine (Éd. Perrin, 2011, récemment réimprimé), un concentré d’histoire, de résistances et d’anecdotes stupéfiantes. Visiter un souterrain peut s’avérer fascinant, mais aussi très dangereux, et les avertissements en entrée d’ouvrages viennent calmer les profanes un peu trop téméraires. Les Triolet ont connu de « réelles difficultés » et des petites frousses ici ou là. « Un effondrement ?

Non, ce ne serait vraiment pas de chance, même si ça peut parfois arriver. En revanche, le manque d’oxygène représente un risque majeur. Nous nous promenons toujours avec un détecteur à la suite des quelques soucis que nous avons

pu connaître, avec une alarme si le taux d’oxygène baisse un peu trop », précise Laurent. Qui ne joue pas les guides, mais peut embarquer, à l’occasion, les journalistes qui veulent traiter le thème.

Grottes esthétiques

Nous lui avons parlé en visio, tranquillement, et nous ne l’aurions de toute façon pas suivi. Il s’amuse un peu, d’ailleurs, à l’évocation récente d’une équipe de télé embarquée quelques pieds sous terre, dont l’un des membres semblait franchement regretter d’avoir franchi le pas. « Oui, il était un peu stressé, il ne pensait pas que ce serait aussi étroit. C’est parfois aux limites de l’infranchissable, il faut s’en souvenir. Il existe deux ou trois goulots de rétrécissement où je n’irais plus maintenant, je crois. »

Les Triolet ont visité beaucoup de pays, avec cette constante dans leurs observations : le génie humain dépasse toujours l’imaginable, surtout quand la tâche semble insurmontable. « C’est vraiment cela qui nous plaît : ce sont des monuments sortis de l’ombre, de belles cavités ouvragées et pas de simples trous ou des grottes sommaires. Il y a une architecture, parfois une très belle esthétique, le souci du beau avec de petits décors, ça nous a marqués dès le début », dit Laurent. Si l’idée de base – creuser et s’organiser pour se protéger – est identique partout dans le monde, on note cependant de réelles différences techniques ici et là. Les portes de pierre en Cappadoce par exemple, où cette région centrale de la Turquie avait su créer le concept d’une grosse meule capable de glisser latéralement pour clore le souterrain – de surcroît facile à déplacer en dépit de son poids de plusieurs tonnes. « Ou les souterrains du Bénin avec leur système de puits et leurs salles construites autour, en profondeur, quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs » , précise encore Laurent Triolet.

Échapper aux massacres

Du génie dans la construction, la ventilation et le reste, il en fallait une belle dose ; car l’immense majorité de ces souterrains sont en fait des refuges. « Des châteaux-forts souterrains creusés lors

des périodes sombres de notre histoire » , écrivent les auteurs, tous construits pour échapper aux agressions, aux pillages et aux exécutions. Les lectures des frères Triolet viennent rappeler à quel point l’insécurité a pu être omniprésente au fil des siècles, comme s’il n’y avait eu que des périodes sombres, pour finir… Certains témoignages sont glaçants, par exemple : les souterrains de Bavière occupés en 1945 par les femmes et jeunes filles allemandes pour échapper aux viols de masse commis par l’armée soviétique. D’autres sont encore plus bouleversants, à l’instar de ces nombreuses familles autrichiennes réfugiées sous terre en 1683 pour survivre aux massacres hongrois et turcs. Et cette mère terrorisée qui, en voulant faire taire les pleurs de ses enfants de 9 mois et 2 ans, finit par les étouffer pour protéger toute la population…

« Ce n’est pas toujours simple d’imaginer que des souterrains servaient à se protéger de pillards, surtout en France, surtout quand on vit dans une société en paix. C’était encore plus vrai en 2011, quand on a écrit la première édition de La guerre souterraine, qu’aujourd’hui », analyse Laurent Triolet. La situation sur notre continent s’est en effet bien dégradée depuis l’attaque de la Russie en Ukraine, mais le XXe siècle regorge malgré tout d’exemples assez parlants. En Afrique du Nord, où les Algériens ont utilisé les souterrains comme moyens de résistance et de contre-attaque depuis l’arrivée de l’armée française en 1830 et jusqu’en 1962. Au Vietnam, où l’ingéniosité des concepteurs pour fuir et piéger les Américains entre 1955 et 1975 est très bien documentée. Et en Afghanistan, bien sûr.

De Gengis Khan à Ben Laden

Le pays d’Asie centrale possède depuis l’Antiquité un impressionnant réseau de karez, ces galeries souterraines de captage d’eau. Elles se sont avérées utiles en 1221 pour échapper aux hordes de Gengis Khan, puis ont été réutilisées pour résister à l’invasion de l’armée soviétique en 1979, ainsi qu’à la poursuite de Ben Laden menée par l’armée

Page précédente : Dans les tunnels de Cu-Chi, au nord de Saigon. Cette salle servait d'abri anti-aérien. Ses parois étaient renforcées par des troncs d'arbres pour mieux résister aux bombes. (© Jérôme et Laurent Triolet)

Ci-dessus : C’est dans la falaise de tuf dominant le village qu’est creusée la ville souterraine de Mazi en Cappadoce (© Jérôme et Laurent Triolet)

Ci contre : Dans un souterrain à Za-Kpota, dans les environs d’Abomey au Bénin. Creusée assez profondément, l’unique salle inférieure prend la forme d’un haricot. (© Jérôme et Laurent Triolet)

américaine en 2001. Et même étendues, devrait-on plutôt dire, tant les Afghans ont su développer leur réseau sous terre. Avec des bases logistiques creusées en altitude, dans les parois de canyons et au fond de vallées étroites, protégées par des mitrailleuses et actant la quasi-impossibilité pour l’ennemi d’envoyer avions et hélicoptères de combat. Ceux qui les ont vus de leurs yeux ont été stupéfaits de découvrir des tunnels de 500 mètres, avec une organisation de vie complète : mosquée, hôtel, cabinet médical, garages, ateliers divers alimentés par un groupe électrogène… Même si Laurent Triolet tient à nuancer un peu la légende. « Il y a eu beaucoup de fantasmes sur des bases

souterraines à la James Bond, alors que ça restait tout de même très rustique… »

Lourde perte

Le souterrain refuge, c’est l’invention de la panic room dès les temps ancestraux, finalement. Un fait nous saisit, systématiquement : l’excès de confiance maintes fois répété des assaillants au fil des siècles, sûrs de leur supériorité en nombre et en armes, comme si une petite surface ne pouvait que céder rapidement. Alors que la grande majorité des tentatives étaient vouées à l’échec tant les défenses étaient imprenables. En raison de l’obscurité totale, qui provoque peur et phobies chez l’attaquant. Ou des passages d’une étroitesse folle,

qui condamnent le premier intrus à finir égorgé ou exécuté. Et d’autres systèmes de défense, comme celui qui a le plus impressionné Laurent Triolet. « En France, ces trous de visées façon meurtrières pour maintenir l’intrus dans la ligne de cible, sans possibilité d’y échapper. » Lequel décrit les deux seules solutions envisageables pour vaincre un refuge : « Accepter de subir beaucoup de pertes si on y va physiquement, ou alors enfumer les lieux à condition d’avoir le temps. Avec toujours cette question principale : le jeu en vaut-il la chandelle ? »

L’actualité des souterrains a refait surface depuis octobre 2023 avec le conflit à Gaza. Régulièrement pris au piège des galeries du Sud-Liban lors de la guerre

En Anjou, à l’intérieur d’un souterrain-refuge creusé vers la fin du Moyen Âge. Un carrefour avec une croix gravée dans la paroi à l’entrée du couloir. Il conduit à la salle terminale considérée comme une chapelle (© Jérôme et Laurent Triolet)

de 2006, Israël avait alors connu une crise sans précédent. Car les tunnels sont aussi efficaces en cela : ils infligent de lourdes pertes, plombent les objectifs de guerre, provoquent une crise de confiance dans l’armée qui devient ensuite une crise politique. Israël semble avoir, cette fois-ci, pris la mesure du réseau et de son importance vitale pour les Palestiniens. Ce n’est pas pour autant que c’est devenu plus « simple » pour eux, cela dit sans cynisme aucun. Jérôme Triolet suit le conflit de près et explique : « Ces tunnels, on ne sait pas vraiment où ils se trouvent ni comment ils sont organisés. Et depuis la surface, on ne voit qu’une entrée… Israël a compris qu’il fallait rester très longtemps

en surface pour avoir une chance de les vaincre. Car si l’orage dure, le système touche ses limites. Ils ont aussi compris qu’il fallait détruire ou boucher toutes les entrées, d’où l’utilisation de ces bombes à mousse, avec une sorte de polyuréthane, qui permettent de les sceller rapidement. »

La vie sous terre

Dans un délicieux pas de côté, Laurent Triolet a également écrit deux livres sur le troglodytisme en Val de Loire et dans le Sud-Ouest français (aux Éditions Alan Sutton). Un sujet passionnant, car plus humain, puisque le vrai sens de troglodyte reste « l’homme qui vit sous terre » – quand bien même le langage courant l’a plutôt fait évoluer vers l’habitat lui-même. « C’est un logement d’opportunité plus que de refuge, populaire aux époques où les habitations en dur n’étaient pas accessibles à tous. Les habitations troglodytes permettaient de lutter contre le froid, de stocker, de créer des sanctuaires et des annexes pour les animaux. Des logements plutôt pour les plus pauvres, surtout au début du XXe siècle, même si les récentes réhabilitations ici et là les ont rendus plus attirants. S’y cacher ? Pourquoi pas, avec la profondeur de certaines galeries, mais on ne peut pas vraiment parler de refuges, car ils restent visibles et finalement assez accessibles » , résume l’auteur.

Vu au cinéma

Le monde entier regorge d’endroits de ce type, mais la région la plus célèbre reste la Basilicate italienne, entre Naples et Bari. On y trouve plusieurs spots, dont l’immanquable Matera. Un emmental gigantesque creusé dès le néolithique, occupé tour à tour par les Grecs et les Romains, avec une architecture fascinante. Tout est installé sous terre, églises et monastères y compris, tout est creusé dans la roche – les fameux sassi – pour multiplier les habitations à peu de frais. Le site est bien entendu inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO et voit son nombre de visiteurs augmenter chaque année. Les romanciers et scénaristes n’allaient bien évidemment pas faire l’impasse sur un sujet au potentiel aussi riche. Matera a ainsi accueilli de nombreux tournages,

Dans la ville souterraine d’Özkonak en Turquie, une porte de pierre bloquait les assaillants et permettait aux défenseurs de les anéantir (© Jérôme et Laurent Triolet)

dont le dernier James Bond (Mourir peut attendre, 2020), ainsi que La Passion du Christ de Mel Gibson et le Mary d’Abel Ferrara. Sinon, dans L’Armée des Douze Singes (Terry Gilliam, 1995), les survivants se terrent dans les catacombes. Plus récemment, la série Silo (Apple TV) raconte la vie réorganisée de milliers de personnes dans des corridors verticaux géants après l’Apocalypse. Avec l’idée de rester coupé de l’extérieur, quoi qu’il arrive. Une limite dans la crédibilité, comme l’explique Laurent Triolet. « C’est en allant au Vietnam qu’on a compris que personne ne vivait sous terre en permanence. Le contact était toujours maintenu avec l’extérieur. »

Quant aux survivalistes obsédés par la vie sous terre… On ne parle plus de souterrains, mais de bunkers ultramodernes et climatisés qui ne correspondent en rien au climat naturel d’une galerie. « Il y a eu cette tendance de vouloir mettre toute une population à l’abri : en Chine, en Suède, en Suisse aussi. Mais j’y crois moyennement. Même en cas d’Apocalypse, il faudra bien ressortir à un moment ou à un autre », résume Jérôme Triolet. Pour survivre heureux, survivons cachés, donc. Mais pas trop longtemps.

L’IA, un psy manipulable

Instantanée et réconfortante, l’intelligence artificielle peut aussi devenir un psy docile, mais trompeur. Son utilisation, voire son instrumentalisation, dans la santé mentale soulève des questions de morale et d’éthique qui préoccupent dans divers domaines.

Par Monica D’Andrea

Dans une société qui flirte avec l’aliénation, nous avons remis en question l’utilisation de ChatGPT comme substitut au thérapeute et conseiller conjugal, coach de vie ou encore, comme incarnant cet ami qui vous veut du bien. Mais à quel point ? Les questions d’éthique et de morale, de société et d’individualisme s’insèrent ici dans un débat à large spectre autour des disciplines qui s’intéressent à la psyché humaine. Ou à ce qu’il en reste.

« Elle ne fait que répéter tel un perroquet » , expliquait la linguiste Emily Bender dans un article du Monde en octobre dernier.

Cela n’empêche pas une certaine partie de la population de s’adresser à ChatGPT comme à un psy, toujours disponible et dont les réponses fusent à la vitesse de l’éclair.

L’immédiateté, justement, cette malédiction pulsionnelle contemporaine dont on ne peut plus se passer, selon Marc Atallah, enseignant-chercheur à la section de français de l’Université de Lausanne et fondateur du Digital Dreams Festival : « L’IA est un logiciel et elle doit le rester. La tendance à l’utiliser comme un oracle ou un soutien émotionnel résulte d’un besoin de réconfort instantané, mais cela conduit à une aliénation, (au sens où l’entend le philosophe Emmanuel Lévinas, ndlr), où la relation à l’Autre est évacuée au profit d’un dialogue unilatéral avec la machine. Cela met en évidence une solitude, voire une détresse morale, ainsi que la peur du regard de l’autre. »

Pour contrer cette dérive, appuie Marc Atallah, les discours de prévention doivent insister sur les vertus des

conversations humaines, notamment dans les contextes émotionnels ou relationnels, et sur l’empathie que ces échanges présupposent. Les utilisateurs doivent être informés du fonctionnement et des limites aussi bien techniques que conceptuelles des modèles de langage, afin de les replacer dans leur fonction première : des outils de recherche d’informations, et non des juges ou des thérapeutes.

Désert intérieur

Le risque d’utiliser l’IA à mauvais escient est constant. L'éthique permet de s’interroger sur la manière d’optimiser son impact bénéfique et d’en réduire les risques... comme une dérive émotionnelle ou une dépendance. « Un ami l’utilise au quotidien, que ce soit dans la sphère personnelle (relations, santé mentale, éducation des enfants ou des animaux) que professionnelle. Pourquoi certains préfèrent-ils consulter l’IA plutôt que des experts humains ? », demande une intervenante lors d’une formation à ChatGPT que nous avons suivie pour mieux prompter la bête. « S’en remettre exclusivement à l’intelligence artificielle pour des problématiques émotionnelles et relationnelles est inapproprié », répond Sabine Jacot, sociologue et docteure en sciences humaines et sociales, directrice de formation en intelligence artificielle chez MCJS à Lausanne et chargée d’enseignement à l’Université de Neuchâtel. « Elle est fondamentalement dépourvue de conscience, d’empathie et de cognition. Elle n’a pas la capacité d’adapter son discours à la spécificité d’une situation individuelle. » La sociologue met en

garde contre le danger de valider des diagnostics ou des interprétations personnelles via une IA, car cela peut pousser les utilisateurs à prendre des décisions sur des bases faussées, en raison de l’illusion de compétence générée par l’algorithme. Il faut en cela se souvenir qu’une IA ne pense pas, qu’elle se sert d’informations déjà existantes et vit dans le passé. Comme un amoureux abandonné, elle s’en réfère à un vécu certes ultrarécent, mais dont les données accessibles ne se fondent sur aucune certitude. « À proprement parler, elle n’a pas d’avenir, elle est hors du temps, scande Agustín Casalía, philosophe-analyste. L’IA s’insinue dans nos vies à un point tel qu’elle semble combler un vide relationnel ou informationnel. Pourtant, elle est fondamentalement dépourvue de Dasein – ce concept heideggérien de l’“ être-là ” qui caractérise la présence consciente de l’humain. Cela engendre un paradoxe de l’altérité : nous projetons sur l’IA une capacité d’interaction qui n’existe pas. Le fait de s’en remettre à elle pour parler de l’autre ou définir autrui revient à faire l’économie de la tradition entière de la pensée dialectique occidentale. Accorder du crédit à un chatbot qui ne peut pas penser, parce que penser implique, entre autres choses, de l’opposition, c’est accroître le désert, à la manière dont Nietzsche entendait le nihilisme. »

Dérives éthiques

« En ce qui concerne la santé mentale, l’IA pourrait jouer un rôle diagnostic, par exemple en analysant le langage pour détecter des troubles psychiatriques,

estime Vincent Barras, médecin, spécialiste en histoire de la médecine et ancien directeur de l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique (IUHMSP), puis de l'Institut des humanités en médecine au CHUV. Cette approche ressemble aux systèmes d’IA utilisés en dermatologie pour identifier des lésions cutanées avec un fort taux de précision. Cependant, il ne faut pas négliger le danger de l’utiliser comme substitut à l’accompagnement psychothérapeutique humain – qui n’offre aucun véritable contrepoint critique ou un retour nuancé, comme pourrait le faire un thérapeute – vu les dérives éthiques potentielles. Cela peut enfermer davantage l’individu dans un schéma de dépendance, sans forcément apporter de solutions réelles. »

Miroir docile

L’un des aspects les plus préoccupants est l’instrumentalisation de l’IA pour confirmer des biais personnels, ce qui crée une « illusion de rationalité » et un renforcement du biais de confirmation.

Sabine Jacot précise : « L’IA fonctionne sur la base de prédictions de mots probables, mais cela ne signifie pas que la réponse est correcte ou adaptée. » La sociologue appelle à une responsabilité humaine incontournable dans l’usage de ces technologies, en insistant sur la nécessité de maintenir l’humain dans la boucle. Pour elle, il est essentiel que les experts gardent la maîtrise des interprétations. « Un diagnostic doit être posé par un professionnel et non par un modèle statistique. Ces outils restent en surface et produisent souvent des réponses génériques ou orientées. Il vaut mieux éviter de déléguer aux machines la responsabilité de décisions qui engagent la vie humaine, la nuance et l’adaptabilité aux réalités complexes étant l’apanage des experts humains. »

Marc Atallah abonde. « Demander à l’IA si une personne présente des troubles implique que l’algorithme puisera dans des sources statistiques pour formuler une réponse statistique, mais sans jamais considérer l’impact émotionnel ou la complexité du contexte relationnel. En ce sens, l’IA devient un amplificateur de biais,

confortant la perception de l’utilisateur sans jamais l’interroger sur la validité de sa démarche. Elle ne fait que répondre à votre demande. Elle ne vous dit pas : êtes-vous sûr que le présupposé duquel vous partez est vrai ? » Dans une société où l’individualisme est renforcé, l’IA représente un miroir docile qui, loin de contredire ou de faire des parallèles, valide les perceptions individuelles, quitte à en faire des certitudes. Cela revient à la mise en garde

de Nietzsche contre « le désert qui croît » : un monde où l’individu, replié sur lui-même et coupé de l’altérité, trouve refuge dans une vérité fabriquée. Vincent Barras souligne que, tout au long de l’histoire, l’humanité a cherché divers moyens pour apaiser ses tourments, que ce soit à travers la religion, les substances pour accéder aux paradis artificiels ou d’autres formes de dépendance.

« L’IA s’inscrit dans cette continuité en offrant une nouvelle forme de réconfort, mais elle présente des risques similaires, notamment celui de déléguer notre discernement à une entité perçue comme supérieure, poursuit le médecin et historien. Il s’agit d’être prudent face à la tendance à attribuer une autorité quasi divine à l’IA, ce qui peut conduire à une perte d’autonomie dans la réflexion et le discernement. Cette attitude ressemble à des phénomènes historiques d’aliénation collective, comme les dérives sectaires qui permettent d’échapper à l’angoisse de l’existence. »

L’avis de ChatGPT

L’IA est une esclave moderne au potentiel infini, mais face aux risques de dérive et d’abus, la question de la régulation de l’usage personnel de cet outil devient cruciale. Comment éviter que des utilisateurs s’en servent pour justifier des décisions émotionnelles ou relationnelles sans fondement scientifique ? Doit-on encadrer juridiquement cet usage pour prévenir ces pratiques dangereuses ? Et quand on interroge ChatGPT ? « Certains spécialistes en éthique plaident pour une responsabilisation des utilisateurs en matière de vérification des informations et de conscience critique. D’autres prônent des mesures plus restrictives, comme l’interdiction des IA à des fins thérapeutiques sans supervision humaine. Une approche proactive consisterait également à sensibiliser le public aux limites de ces technologies, notamment en distinguant clairement les usages informatifs des usages décisionnels », dit le robot en puisant ses sources sur le web.

Se réapproprier sa pensée critique est donc une urgence sociale, car le mal du siècle, le déni de soi et une tentative désespérée d’échapper à la solitude, entraînent un engouement général pour les sources de diversion, en lieu et place d’un engagement personnel visant à travailler sur le développement d’outils d’introspection et de réflexion plus humains et plus durables. Comme tout est périssable, pensons que l’IA, également loin d’être un modèle d’énergie renouvelable, ne nous aspirera pas notre substantifique moelle dans une fuite en avant perpétuelle.

TECH PERDUE DE LA PAROLES L’UTOPIE

Sociologue, spécialiste en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8, Sébastien Broca publie « Pris dans la toile, de l’utopie d’internet au capitalisme numérique ». Une étude historique qui démontre que si Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft n’ont jamais été autant critiqués, ils sont toujours plus puissants. Propos recueillis par Alexandre Duyck

« On fait comme si ces entreprises possédaient une idéologie qui porterait certaines valeurs ou certains projets de société.
Mais on a peut-être sous-estimé leur nature opportuniste. »
Sébastien Broca, sociologue

Quand vous avez commencé à travailler sur ce projet de livre, auriez-vous imaginé voir la plupart des dirigeants de la Tech réunis pour assister à l’investiture de Donald Trump en janvier dernier ?

Ce qui m’intéressait au départ, c’était plutôt d’essayer de comprendre comment s’était construite l’image plutôt progressiste de la Silicon Valley en empruntant différents éléments à des mouvements, comme ceux en faveur du logiciel libre ou de la protection de la vie privée en ligne, en gros les défenseurs de ce qu’on appelle de manière générale les « libertés numériques ». Ma perspective était focalisée sur une industrie qui est apparue à l’époque, au début des années 90, comme plutôt avancée, portée par les entreprises de la Tech, notamment sur les questions sociétales, peut-être même en ce qui concerne l’environnement, avec un discours sur les énergies renouvelables, sur la neutralité carbone…

Mais le vent a tourné dans un autre sens…

C’est vrai que le retournement auquel on assiste depuis quelques mois avec l’élection de Donald Trump est assez spectaculaire. Mais je dirais qu’il l’est davantage dans les discours, étant donné que la Silicon Valley, depuis plusieurs années, nous a effectivement plutôt habitués à tenir une ligne progressiste. Cet alignement idéologique avec l’administration Trump a donc de quoi surprendre en apparence. En revanche, je note des éléments de continuité à travers le temps. Les entreprises technologiques et le monde de la Tech ont toujours cherché à être proches du pouvoir fédéral et de l’administration en place à Washington. La Silicon Valley aujourd’hui n’est finalement pas plus proche de Trump qu’elle ne l’était de Barack Obama ou de Bill Clinton. Il s’agit d’une logique d’alliance entre le secteur et le pouvoir exécutif. Au fil des ans, les intérêts de la Silicon Valley et des big Tech n’ont pas non plus changé.

Quels sont leurs intérêts ?

De toujours obtenir de la part du pouvoir politique des réglementations favorables, donc peu contraignantes. Cela peut aussi être, pour certaines entreprises, de décrocher des contrats, on l’a vu avec celles d’Elon Musk. Elles recherchent aussi un soutien à l’international, comme quand l’administration américaine fait pression sur l’Union européenne pour qu’elle ne réglemente pas trop fortement les grandes entreprises technologiques américaines. On peut donc dire qu’aujourd’hui, on observe des éléments de rupture, notamment en matière d’idéologie qui est portée dans l’espace public par la Tech. Mais il y a aussi des éléments de continuité qui tiennent notamment à cette proximité entre le pouvoir politique américain et les industries technologiques.

Cette recherche d’une proximité avec le pouvoir politique n’est-elle pas le propre de tout secteur industriel ? Pensez-vous que l’on ait cru que la Tech américaine développait un discours, une colonne vertébrale idéologique autre, plus indépendante, plus morale ?

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Mark Zuckerberg en 2024. Le créateur de Facebook et patron de Meta change d’opinion comme de chemise.

(© BRENDAN SMIALOWSKI / AFP)

Ci-contre :

Le sociologue Sébastien Broca explique comment une industrie, pourtant née de la contre-culture des années 60, a profité du pouvoir politique pour se développer.

(© Hermance Triay)

Quand on analyse le discours de patrons, on fait comme si leurs entreprises possédaient une idéologie très construite, qui porterait certaines valeurs ou certains projets de société. Mais on a peut-être sous-estimé leur nature intéressée. Les discours servent finalement avant tout à défendre des intérêts économiques qui sont ceux du capitalisme, effectivement comme le font d’autres industries. Si on prend l’exemple de Mark Zuckerberg, il est difficile de ne pas voir en lui un opportuniste. C’est quelqu’un qui a changé d’avis et de position sur de nombreux sujets, notamment sur les questions de modération de contenus sur ses plateformes, Facebook et Instagram.

Votre enquête commence autour de 1990. Pouvez-vous nous rappeler le contexte de l’époque ?

Je voulais commencer un tout petit peu avant l’arrivée de l’internet grand public située plutôt au milieu des années 199095 aux États-Unis, un peu plus tard en Europe. L’autre raison est qu’à ce moment-là, on assiste à la création d’une grande ONG américaine, l’Electronic Frontier Foundation (EFF), qui va

devenir en quelques années l’acteur dominant non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier pour défendre, disons, les libertés numériques, à savoir les droits fondamentaux des individus dans le nouvel espace digital alors en train de se créer. L’EFF est fondée à un moment où le FBI mène des actions dans les milieux hackers, en réaction à un certain nombre de piratages. Un de ses fondateurs se nomme John Perry Barlow, qui est une personnalité de la contreculture, le parolier du Grateful Dead, un groupe de musique emblématique de la vague Flower Power en Californie dans les années 60. L’autre grande figure, c’est Mitch Kapor, quelqu’un qui vient de l’industrie, qui a développé une solution logicielle, Lotus, et qui s’est enrichi dans le secteur du software.

Ce sont donc les débuts de la contestation de ceux qui vont devenir les géants de la Tech ?

Oui. Ce qui est intéressant dans cette naissance, c’est qu’on a déjà une sorte d’alliance entre des acteurs qui viennent de la contreculture et d’autres, depuis le départ, très liés à l’industrie

« Dès les années 80-90, Microsoft est durement critiqué parce que c’est l’emblème des logiciels propriétaires fermés avec Windows ou Office. À l’inverse, Google ou Facebook bénéficient d’une image très positive. »

informatique et à la Silicon Valley. Cette rencontre fait la spécificité de l’EFF, une organisation qui se situe parmi les grands acteurs classiques de défense des libertés aux États-Unis, avec une coloration plus orientée vers l’industrie. On est à mi-chemin entre la défense classique des libertés et une organisation professionnelle qui défend les intérêts d’un secteur, celui de la Tech.

D’où une véritable ambivalence… Oui. On a des gens qui défendent tout à fait sincèrement des valeurs, des libertés auxquelles ils croient, mais qui sont aussi très liés à une industrie qui ensuite, comme on le sait, va prendre son envol.

Vous écrivez dans votre livre que les personnes qui vont commencer à critiquer le monde de la Tech, tout comme celles qui le font aujourd’hui, sont très majoritairement issues de ce secteur. Comment cela se fait-il ?

Je ne pense évidemment pas qu’il faille forcément venir de là pour avoir le droit d’émettre des critiques. Mais en tant que chercheur sociologue, je remarque que celles qui ont été les plus entendues depuis une trentaine d’années viennent de l’intérieur. C’est très frappant. Regardez les grandes associations, les grandes fondations au cœur des alternatives numériques aujourd’hui, comme Wikipédia, la Mozilla Foundation, Linux, Signal… Toutes ont leur siège dans la Silicon Valley ou à San Francisco, à quelques encablures des grandes entreprises technologiques. Si

on en revient aux années 90, toutes ces personnes qui vont militer pour la liberté numérique ou défendre le logiciel libre sont des informaticiens, des ingénieurs qui ont souvent travaillé, par le passé, dans l’industrie technologique. On remarque donc effectivement une grande proximité.

Qu’en est-il des lanceurs d’alerte ? Frances Haugen, ingénieure et lanceuse d’alerte américaine, est une ancienne employée de Facebook dont elle a dénoncé certaines pratiques. Ce sont, là encore, des critiques de l’intérieur, que l’on écoute en grande partie, il me semble, parce que le fait d’avoir travaillé dans l’industrie donne forcément une expertise, une connaissance intime d’un monde qui finalement demeure assez secret. Il y a cette idée que ces personnes détiennent des informations ou connaissent les rouages de fonctionnement d’entreprises qui, de fait, communiquent assez peu.

Peu, ou au contraire énormément, vu les investissements publicitaires ? Elles communiquent beaucoup, mais pas forcément sur ce qui est le plus important. Si on considère la modération, pendant longtemps, les grandes plateformes commerciales ont très peu révélé leurs critères, sur comment elles organisaient concrètement le processus de modération. Via l’intelligence artificielle ? Des modérateurs humains ? Où se situent-ils ? Dans quelles conditions travaillent-ils ? Qu’est-ce qu’on leur demande ? Ces éléments sont très

longtemps demeurés très opaques. On a eu besoin notamment des lanceurs d’alerte pour connaître un certain nombre de données en la matière.

Faut-il appeler de nos vœux d’autres formes de critiques ?

Je ne veux pas du tout disqualifier ces critiques venues de l’intérieur, car elles sont importantes. Mais il est vrai qu’il faut faire de la place à d’autres venant plutôt de l’extérieur, peut-être plus radicales. En tant que sociologue, j’essaie d’expliquer dans mon livre que quand vous avez été socialisé dans un monde professionnel, que vous avez travaillé pendant des années dans ces entreprises, vous pouvez certes démissionner du jour au lendemain et gagner la liberté de critiquer votre ancien employeur. Mais vous ne pouvez pas vous défaire en une nuit de toutes vos convictions, de vos valeurs, de vos manières de voir le monde, d’appréhender la société.

Sur quoi se fondent les critiques qui s’expriment alors et contre qui ?

Dès les années 80-90, Microsoft est durement critiqué parce que c’est l’emblème des logiciels propriétaires fermés avec Windows ou Office. À l’inverse, Google ou Facebook bénéficient d’une image très positive. Pendant longtemps, on observe une convergence entre les défenseurs des libertés numériques et ces entreprises qui se retrouvent dans la contestation de tout durcissement de la législation sur le copyright et le droit d’auteur en ligne. On peut même parler d’alliance. Et puis

petit à petit, les choses vont devenir un peu plus antagonistes, notamment sur les questions de la vie privée et de la protection des données, au cours des années 2000.

On a l’impression qu’il est plus simple de s’attaquer aujourd’hui à Elon Musk via Tesla, par les appels au boycott notamment, plutôt que via X. Pourquoi ? Musk a quand même été attaqué pour sa reprise en main de Twitter, devenu X, depuis 2022. Mais il est vrai que depuis l’élection de Trump et ses déclarations ou ses agissements, Musk est d’abord ciblé en tant que patron de Tesla. Une partie de l’explication vient du fait que c’est ici qu’il est le plus vulnérable, le rachat de Twitter n’ayant jamais vraiment répondu à une logique économique. Il a plutôt acquis un nouveau moyen d’influence qu’il ne s’est pas privé d’utiliser lors de la campagne présidentielle, mais économiquement, X ne pèse pas grand-chose dans l’empire industriel qu’il a construit. D’un point de vue stratégique ou tactique, ses opposants ont plutôt intérêt à l’attaquer sur Tesla, sachant qu’il a été, ici, pendant longtemps, le symbole d’une Amérique progressiste concernée par les questions environnementales qui allait se convertir à la voiture électrique.

Vous décryptez bien dans votre livre la puissance des géants de la Tech et la grande difficulté qu’il y a à les critiquer. Va-t-il en être de même avec les actuels et futurs maîtres de l’intelligence artificielle ?

Va-t-on voir se reproduire les mêmes systèmes ? C’est probable, par exemple autour de la thématique de l’IA Open source qui a été beaucoup mise en avant par Meta ces dernières années. Une des grandes questions qui se pose avec l’essor de l’IA génératrice, c’est celle du copyright, de tous ces contenus utilisés par les grandes plateformes. Pour l’instant, le système fonctionne sans respecter le droit d’auteur ou en défendant, aux États-Unis, l’idée que c’est un usage couvert par le fare use. En gros, les grandes plateformes disent « On a le droit d’utiliser ces contenus pour entraîner nos modèles sans demander leur autorisation aux ayants droit. » Pour l’instant, la question juridique n’est pas tranchée, mais en défendant les Open sources, les logiciels libres, une entreprise comme Meta défend l’idée que l’information, la connaissance doivent circuler librement. J’y vois surtout un argument idéologique pour essayer d’asseoir leur légitimité en utilisant tous ces contenus et qu’importe les protections du copyright.

Ce serait donc la fin de la propriété intellectuelle ?

Depuis longtemps, les mouvements de l’ Open source sont très critiques à l’encontre des droits de propriété intellectuelle et notamment du copyright. Mais ce qui me frappe aussi, c’est que le logiciel libre a toujours constitué un intérêt certain pour les grands acteurs de la Tech, parce que ces logiciels sont souvent développés par des informaticiens très compétents, bénévoles, qui travaillent dessus par

passion. En ouvrant les logiciels, en les rendant Open source , les industriels du secteur peuvent utiliser des programmeurs gratuits ou très bon marché. Meta, par exemple, doit certainement se dire : « Ça va nous donner accès à une main-d’œuvre supplémentaire qu’on n’a pas besoin de payer et qui va nous permettre, peut-être, de rattraper en partie notre retard. » Il existe aussi un enjeu réglementaire. On l’a vu en Europe ; en Californie où une proposition de loi à ce sujet a été rejetée. Finalement, la logique est toujours la même : les acteurs du secteur n’ont pas intérêt à se voir appliquer des réglementations contraignantes.

« Pris dans la toile, de l’utopie d’internet au capitalisme numérique », Sébastien Broca, Éd. Seuil, Collection Liber, 272 pages

DESIGN MATIÈRE

EN LA EXPERTS

Guillaume Garnier et Florent Linker sont designers. Leurs objets en bronze, en verre, en aluminium ou en plâtre s’inspirent des techniques de la sculpture. D’où le côté feutré et très chic d’une production qui réussit le mix entre une esthétique qui flirte parfois avec l’Art déco et un design artistique furieusement contemporain. Par Emmanuel Grandjean

L’Antiquité, qui ne connaissait pas le miroir, se servait de métal poli pour se trouver belle. C’est la même technique qui a été utilisée pour transformer une lourde plaque de bronze en objet spéculaire spectaculaire. « Il existe un artisan en Ardèche qui sait encore polir ce genre de matière, explique Guillaume Garnier, designer et cofondateur avec Florent Linker du studio Garnier & Linker à Paris. Il commence avec des abrasifs épais et continue en frottant la surface avec des grains de plus en plus fins. » Un travail de patience qui prend des heures.

« Comptez plutôt en semaines pour obtenir ce résultat. »

Le miroir appartient à la collection Romane que le duo lançait en 2019 en collaboration avec Ormond Editions, la galerie de design du Genevois Frédéric Ormond. Une première pour ces deux Parisiens qui, depuis 2015, travaillent sous leurs propres noms après avoir œuvré pour des décorateurs et des architectes d’intérieur stars comme Studio KO ou Pierre Yovanovitch.

Bois japonais

Le tandem et leur galeriste présentaient en avril 2025 plusieurs nouvelles pièces de la collection, dont le fameux miroir produit à douze exemplaires. En six ans, Garnier & Linker ont multiplié les associations, notamment avec l’architecte belge Glenn Sestig avec qui ils ont dessiné une lampe et un vase, tous les deux en verre. Ils ont également centralisé la communication au sein de l’atelier. Mais pour le reste, les designers restent fidèles à leur ligne qui décline une même forme dans divers matériaux très nobles ou parfois pas du tout. Des tables, des chaises, des consoles en plâtre blanc et teinté, en bronze, en albâtre ou en pierre

de Vals éclaircie par sablage. Dans le genre à couper le souffle, on se souvient d’une table en tamo, essence japonaise couleur noir ébène utilisée comme plaquage dans l’ébénisterie, dont les nervures dessinaient à la surface du bois des sortes de circonvolutions topographiques. Et aussi de leurs luminaires que Garnier & Linker produisent à la cire perdue. Une technique d’ordinaire réservée à la fonte d’art, mais que les deux designers emploient ici dans la fabrication d’appliques. Cuite pendant 7 ou 8 jours, la matière une fois refroidie porte en elle des bulles, des voiles et des craquelures, rien que des motifs forcément aléatoires qui rendent ces objets à la fois uniques et féériques. « Le verre est une matière imprévisible. Ces accidents apparaissent pendant la cuisson. On cherche ce type d’effets qui sont très intéressants. Ce côté brut, incontrôlable qui n’a rien à voir avec la délicatesse fragile du verre soufflé » observe Florent Linker en détaillant les nouveaux modèles présentés dans la galerie genevoise. « Notre première série était blanche. Cette fois, nous sommes passés à la couleur avec des teintes de verre fumé, mais aussi légèrement bleuté ou rosé. »

Jeu de textures

Carrément une audace pour ces designers chez qui la palette va du noir au blanc en passant par le brun foncé et toutes les nuances de gris. D’où le côté feutré et très chic d’une production qui réussit le mix entre une esthétique qui flirte parfois avec l’Art déco et un design artistique furieusement contemporain. Ce qui frappe aussi, c’est le jeu des textures. Garnier & Linker peuvent ainsi passer de l’aluminium brossé à des créations, au contraire, marquées par le rugueux, le rustique, voir le sculptural

Page précédente: les deux designers Guillaume Garnier et Florent Linker (© Damian Noszkowicz)

Ci-contre: accroché au mur, le fameux miroir en bronze poli de la collection Romane. (© Tijs Vervecken)

Ci-dessus : un banc en aluminium brossé. (© Tijs Vervecken)

Ci-dessus: chaises en aluminium brossé, table en plâtre teinté, luminaires en verre et vase en albâtre : Garnier & Linker travaillent toutes les matières. (© Tijs Vervecken)

Page suivante: les appliques coulées en verre à cire perdue portent en elles des accidents qui les rendent à la fois uniques et féériques. (© Tijs Vervecken)

dans le cas du miroir en bronze poli. « On aime que nos objets soient vivants, pas trop lisses. Plâtre, bronze, albâtre, cire… toutes les matières avec lesquelles nous travaillons viennent des arts décoratifs. En cela, la sculpture reste notre première source d’inspiration », reprend Guillaume Garnier qui a rencontré son acolyte à l’école Camondo, l’une des grandes institutions parisiennes qui forment aux métiers du design et de l’architecture d’intérieur et compte parmi ses anciens élèves Pierre Paulin, Philippe Starck ou encore Jacques Grange. « Nous avons un atelier qui se trouve à Paris près des Buttes Chaumont. C’est à la fois un lieu d’expérimentation et de mise au point, l’endroit privilégié où prennent vie nos idées. Les modèles préliminaires – principalement en cire et en plâtre – y sont fabriqués à la main avant d’être confiés à l’expertise de maîtres artisans français, continue Florent Linker pour qui ce lien avec les hommes et les femmes de l’art est essentiel. Nous les voyons très souvent, car il est très important de bien comprendre les savoir-faire, d’en connaître les contraintes pour ainsi pouvoir en jouer, mais aussi les dépasser. Nous ne privilégions aucune technique en particulier. Certaines entretiennent des similarités. Le bronze et le verre, par exemple. Même si, pour la fonte, ils n’utilisent pas des cires identiques, ils se ressemblent beaucoup et participent d’un même esprit. »

SOGNI D’ORO

Dans le monde du design, la chambre à coucher est rarement l’endroit des expérimentations les plus spectaculaires. Mais cette pièce, autrefois lieu de la nuit et de l’intimité absolue, tend à s’ouvrir à de nouvelles pratiques. Par Richard Malick

Le lit de jour inspiré du Japon de Charlotte Perriand réédité par la maison italienne Cassina. (Cassina)

Il est de notoriété publique que Gioachino Rossini passait le plus clair de son temps au lit. À toute heure du jour, le compositeur y recevait ses amis, réservant la nuit à d’autres sortes de visites. L’histoire veut ainsi que l’auteur du Barbier de Séville, ayant laissé tomber une partition de sa couche, préféra la recopier intégralement plutôt que de se lever pour la ramasser. On se souvient aussi de Yoko Ono et John Lennon, se laissant prendre en photo dans leur lit du Chelsea Hotel de New York. Mais là, il s’agissait de protester contre la guerre au Vietnam. Pour autant, le lit, et plus généralement la chambre à coucher, ne figurent pas parmi les centres d’intérêt principaux des maisons de design. Lieu de l’intimité absolue, qui supporte donc un certain désordre, il est rarement celui qu’on se précipite à présenter à ses invités. Qui osent d’ailleurs rarement demander à le voir.

Apéro au lit

Nos modes de vies contemporains ayant bouleversé l’usage des pièces, le salon tend à être déserté par les familles vu l’obsolescence de la télévision depuis que chacun tient son écran personnel dans la main. Tandis que la cuisine est devenue l’endroit de la convivialité par excellence, celui où l’on prépare et partage la nourriture en refaisant le monde. Si convier ses amis à prendre l’apéro

sur son lit n’est pas encore à la mode, la chambre tend néanmoins à ne plus être seulement limitée à la nuit, au repos et au rapprochement des corps. Nos pratiques médiatiques nous poussant toujours plus du living vers la chambre, le lit sert désormais de bureau pour lire ses mails, perdre son temps sur TikTok et de lieu de détente pour voir un film projeté en streaming contre un mur. Bref, si l’humanité passe un tiers de son temps entre ses draps, elle en consacre désormais une partie supplémentaire à s’y adonner à d’autres activités.

Croissant de lune

Au dernier Salon international du meuble de Milan, le lit, sans être devenu la star du design, suscitait visiblement un nouvel intérêt des grandes maisons. Au rang desquelles Giuseppe Lago fait figure de pionnier, le designer italien ayant fait du meuble l’un des best-sellers de son catalogue. Ses couches magiques

donnent l’impression de léviter grâce à des pieds invisibles en verre ou à un système de tige centrale qui soutient le sommier sans qu’on le voie. Chez Cassina, la directrice artistique Patricia Urquiola poursuit sa recherche d’un mobilier réconfortant. Après le canapé Mon-Cloud, la designer espagnole présentait à la grande foire milanaise, Mon-Nid cocon chaleureux et tout en rondeur recouvert de pilou et équipé, une première pour la marque italienne, d’un système de rangement. À noter au passage que Cassina réédite depuis plusieurs années les créations de Charlotte Perriand, dont son fameux lit de jour, banquette parfaite, inspirée des fréquents séjours de la designer au Japon, pour une sieste réparatrice. Et produit depuis plus de soixante ans celles de Mario Bellini, dont le principe du Cab, siège intégralement recouvert de cuir qui cartonne depuis son lancement en 1977, était adapté en lit sous le nom de Cab Night en 2015.

Le lit Air de Lago. Ses pieds en verre donnent l’impression qu’il lévite. (© Lago)

Ci-dessus : En 2015, le designer Mario Bellini adaptait en lit le principe de son fauteuil Cab lancé en 1977 et intégralement recouvert de cuir. (© Cassina)

Ci-dessous : Supermoon, le lit lunaire de Minotti (© Minotti)

Le Grand Vividus, la Rolls de la literie super haut de gamme du fabricant suédois Hästens designé par le Canadien Ferris Rafauli (© Hästens)

Restons dans le douillet et l’apaisement astral avec le Supermoon, création du designer Giampiero Tagliaferri pour la maison Minotti dont la tête de lit affecte la forme d’un croissant de lune.

Hästens, couche de l’extrême

Qui dit lit dit matelas. La Rolls de la catégorie vient de Suède et s’appelle Hästens. Créée à la fin du XIXe siècle par les Janson, une famille de maîtres selliers – le logo en forme de cheval cabré rappelle ces origines – reconvertie dans la fabrication de lit, elle culmine depuis toujours au sommet du marché de la literie haut de gamme. Avec ses matelas épais, 100 % naturel – le latex y est prohibé, le crin de cheval allergène, la laine, le lin et le coton dûment contrôlés – Hästens produit ce qui se fait de mieux dans un style minimaliste scandinave à des tarifs qui démarrent à 10'000 francs. Mais n’est-ce pas le prix du sommeil ?

Surtout quand la marque demande à Ferris Rafauli, le designer canadien responsable de la décoration de la villa archiluxueuse du chanteur Drake et d’un modèle de chez Rolls-Royce, de lui dessiner son Grand Vividus. Un lit de tous les extrêmes, jusqu’à son prix qui dépasse le million de francs.

La lampe Jieldé

Le designer Jean-Louis Domecq avait besoin d’une lampe pour son atelier. En 1953, il lance la Jieldé, luminaire malin et efficace promis à un avenir radieux. Par Cora Miller

L’histoire

Dans les années 40, Jean-Louis Domecq, futur grand designer industriel, exerce le métier de mécanicien. Souffrant du manque de lumière dans son atelier, il dessine une lampe articulée, flexible et robuste, adaptée au travail en usine. En 1950, il développe un premier modèle qu’il affine les années suivantes.

La technique

Utilisée dans un environnement de machine, la lampe doit être équipée de fils invisibles. Jean-Louis Domecq va travailler pendant trois ans à un système électrique par contact circulaire et concentrique contenu dans les articulations des bras. En 1953, la marque Jieldé –traduction phonétique des trois initiales du designer – est lancée. Elle rencontre un succès immédiat, et trouve sa place naturelle dans les usines, les ateliers et sur les tables à dessin.

Le design

Son petit réflecteur en demi-sphère la rend tout de suite sympathique. La possibilité de lui faire prendre n’importe quelle position en fait une lampe très pratique dont la publicité de l’époque compare la souplesse à celle d’une girafe ou d’un serpent. À partir de 1985, elle quitte le cadre strict de l’industrie. Jieldé se décline désormais aussi pour la maison. On trouve des modèles doubles chromés pour le salon, d’autres à multiples articulations pour la chambre à coucher, ou en format géant, tous disponible dans une large gamme de coloris.

L’héritage

La marque ayant profité du goût pour le vintage et l’engouement de notre époque pour le design industriel, Jieldé produit aujourd’hui six modèles différents, tous équipés du fameux dispositif à fils invisibles. Pour autant, son succès international n’a pas bouleversé ses habitudes : les lampes sont toujours fabriquées à la main, dans les ateliers de SaintPriest, près de Lyon, où elles ont vu le jour.

SANS UNE CONVERSATION

MOTS

Le Musée Jenisch de Vevey présente une sélection de la collection d’art contemporain de Thierry Barbier-Mueller. Et fait pénétrer le visiteur dans l’intimité d’un très grand collectionneur. Par Emmanuel Grandjean

Page précédente : Franz Gertsch, Rüschegg, 1988 – 1989. Gravure sur bois sur papier japon Kumohadamashi par Heizaburo Iwano. (© Franz Gertsch SA, photographie Fotostudio Bartsch, Karen Bartsch, Berlin) Ci-dessus : Thomas Ruff, Nudes ez 14, 2000. Photographie C-Print. (© Julien Gremaud / imei-co)

Thierry Barbier-Mueller aimait à rappeler que Sacha Guitry distinguait les collectionneurs de vitrines – ceux qui montrent – et les collectionneurs de placards – ceux qui cachent. Et qu’il se rangeait volontiers dans cette dernière catégorie, tant l’acte de rassembler des objets restait, chez lui, une discipline essentiellement intime. Le succès de l’exposition de sa collection de chaises au mudac à Lausanne en 2022 et la joie qu’il avait eue à partager sa passion avec le public, avaient renforcé son intention de sortir de sa réserve. Sa rencontre avec Nathalie Chaix, directrice du Musée Jenisch Vevey, fut en cela déterminante. Entre cette dernière et le collectionneur, l’évidence d’une sensibilité commune l’avait convaincu de dévoiler une autre partie de sa collection spectaculaire, consacrée à l’art contemporain. L’exposition aurait donc lieu dans cette institution spécialisée dans les œuvres sur papier, médium modeste et délicat dont Thierry Barbier-Mueller appréciait l’authenticité et la fragilité.

Sa disparition en 2023 n’a pas éteint ce beau projet. Ses cinq filles ont eu à cœur de le poursuivre, en mémoire de leur père et ainsi dévoilent cette collection qui nous renvoie, comme en miroir, son image. Sur le parcours de cette « Conversation sans mots », le visiteur remarquera son appétence pour les artistes suisses et une certaine inclination romantique, les élans de la

nature et les questionnements de l’âme y tenant une place prépondérante. Lesquels s’expriment à travers son goût pour les paysages contemplatifs d’Ugo Rondinone, de Thomas Huber, de Michel Grillet et de Franz Gertsch et l’abstraction plus poétique que minimaliste des pièces de Silvia Bächli et de Jannis Kounellis. Mais aussi dans l’infinie palette qui brosse les états existentiels dépeints par Barthélémy Toguo, Martin Disler, Nan Goldin et Thomas Ruff que confronte l’absurdité du monde vue par David Shrigley.

Parmi les 90 œuvres exposées, le spectateur y verra aussi son amour pour les grands classiques. Comme cette aquarelle représentant un garçon lisant d’Albert Anker, le grand peintre suisse de la vie paysanne, ou encore ce portait au crayon de Josef Müller réalisé par Ferdinand Hodler vers 1916. Le grand-père de Thierry Barbier-Mueller, immense collectionneur, avec sa sœur Gertrud, instilla cette sève de l’art dans toutes les branches de sa généalogie. Josef Müller, à l’origine de tout, vouait à Hodler une passion sans fin. Comme l’hommage, à travers la simple légèreté d’un dessin, d’un grand collectionneur à un autre.

« Une conversation sans mots », exposition du 27 juin au 26 octobre 2025, Musée Jenisch Vevey, 2 av. de la Gare, 021 925 35 20, museejenisch.ch

Silvia Bächli, Sans titre, 2016. Gouache sur papier. (© Julien Gremaud / imei-co)

Ci-dessus, de gauche à droite : Jannis Kounellis, Senza Titolo, 1967. Huile sur toile. (© Julien Gremaud / imei-co)

Ferdinand Hodler, Portrait de Josef Müller, vers 1916. Crayon au graphite sur papier mis au carreau. (© Julien Gremaud_imei-co)

Ci-contre : Thomas Huber, Tôt le matin, 2022, Huile sur toile. (© Marlene Burz, courtesy of Thomas Huber and Skopia)

Ugo Rondinone, Siebzehntermaineunzehnhundertneunzig , 1990. Lavis d'encre sur papier. (© Julien Gremaud / imei-co)

Ci-contre : Erik Bulatov, Le Printemps. Boulevard de Sébastopol 2011. Huile sur trait de crayon au graphite et de fusain, rehauts de crayon de couleur sur toile.

(© Claude Cortinovis, courtesy of Erik Bulatov and Skopia)

DE L’AFRIQUE POUR TOUT L’ART

Elle était camerounaise, mais avait grandi à Zurich. Directrice depuis 2019 du Zeitz MOCAA au Cap, le plus grand musée d’art contemporain d’Afrique consacré aux artistes du continent, Koyo Kouoh devait diriger la Biennale de Venise 2026. Avant son décès soudain, le 10 mai 2025. Hommage. Par Joerg Bader

Page précédente : Mary Evans, Please Do Not Bend 39, 2015. Enveloppe rigide (©

Elle était portée par un enthousiasme sans limites pour les artistes qu’elle défendait. Pareil était celui qui l’animait auprès des collaboratrices et collaborateurs du musée d’art contemporain Zeitz MOCAA au Cap, capitale de l’Afrique du Sud, qu’elle dirigeait depuis 2019. Que ce soit la responsable de la médiation, Liesl Hartmann, ou la curatrice de l’exposition de Nolan Oswald Dennis en cours, Thato Mogotsi, ou encore le chargé de recherche curatoriale, Rory Tsapayi, Koyo Kouoh emballait tout le monde.

Libre penseuse

Nous l’avions rencontrée en février 2025. Elle se préparait alors à dévoiler son programme de la Biennale de Venise 2026 pour laquelle elle avait été nommée directrice. Elle avait agendée cette annonce le 20 mai, jour de la fête nationale du Cameroun, son pays natal. Elle devenait ainsi la première femme africaine à prendre la tête de la plus grande exposition internationale d’art contemporain du monde. Avec elle, c’étaient les artistes de tout un continent qui se trouvaient enfin reconnus et célébrés. Le 10 mai, le rêve s’est d’un coup envolé. Koyo Kouoh est soudainement décédée, emportée par la maladie.

« Célébration » : le mot était d’ailleurs l’un de ses préférés. L’exposition When we see us en était sa forme la plus manifeste. Présentée d’abord au musée du Cap, puis dans tout le bâtiment du Gegenwartsmuseum à Bâle l’année dernière, elle montrait, à travers 208 peintures réalisées par 161 artistes, des scènes de fête, de repos, de partage et de joie des communautés noires, qu’elles soient afro-américaines, caraïbéennes ou subsahariennes.

Koyo Kouoh aimait ainsi célébrer la fierté des cultures noires. Comme à l’occasion du gala Zeitz MOCAA qui attire le public des quatre coins du monde. « Koyo est très droite et transparente, disait alors d’elle l’artiste Otobong Nkanga, lauréate du prix d’excellence artistique décerné par le musée en 2025 et une amie

proche depuis l’exposition Make yourself at home coorganisée par Koyo Kouoh au Kunsthal Charlottenborg à Copenhague en 2010. Quand quelque chose ne lui plaît pas, elle ne se gêne pas pour le dire. C’est ainsi qu’on a grandi ensemble et qu’on est devenues amies. » Kader Attia, participant à la même exposition danoise, Prix Marcel Duchamp et Joan Miró en 2006, notait, lui, la grande attention que portait la directrice aux dialogues avec les artistes. « C’est une femme exceptionnelle, résumait André Magnin, aujourd’hui galeriste

à Paris. Elle est obstinée et libre penseuse. Quand je me suis fait attaquer durant un symposium à l’occasion d’une Biennale de Dakar parce que j’étais le seul blanc, Koyo m’a défendu. » La galeriste parisienne Imane Farès, dans un article du Monde insistait elle aussi : « Son pouvoir de conviction est incroyable. »

Enfance zurichoise

Koyo Kouoh était l’exemple vivant de l’excellence curatoriale apprise sur le tas. Rien ne la prédestinait, en effet, à devenir

Koyo Kouoh dirigeait le Zeitz MOCAA, le musée d’art contemporain du Cap. (photo Mirjam Kluka)
Courtesy de l’artiste. Photo Deniz Guzel)

le fer de lance de l’art contemporain africain. Née en 1967 à Douala au Cameroun, elle arrive à Zurich avec sa mère à l’âge de 13 ans. En parallèle à son emploi au Credit Suisse, elle s’engage auprès d’ONG qui œuvrent en faveur des migrants. Elle découvre alors la force de l’art comme moyen de refléter les questions sociales et politiques. Vivant entre deux mondes et deux cultures, elle décide, en 1996, de s’installer à Dakar, « qui est définitivement la capitale culturelle de l’Afrique ». Douze ans plus tard, elle y fonde Raw Material Company, un lieu unique qui est à la fois un centre pour l’art, le savoir, et la société et duquel sont sortis des dizaines de médiateurs et de curateurs. Deux fois cocommissaire de la Documenta, immense exposition d’art contemporain international organisée tous les cinq ans à Kassel en Allemagne, elle est nommée, en décembre 2024, à la direction de la Biennale de Venise 2026.

Combattre les préjugés

Koyo Kouoh menait ainsi un combat contre des centaines d’années de préjugés, de sous-estimation, de mépris, de soumission, de déportation par dizaines de millions, d’exploitation, voire de violence allant jusqu’à la torture et la mort, comme dans son nouveau pays d’adoption, l’Afrique du Sud. « Conscience noire », « Mouvement d’art noir », ou « Négritude » : ces mouvements artistico-intellectuels sont tous nés en réaction au colonialisme, à l’apartheid, à la ségrégation et au racisme. Aujourd’hui, c’est « l’Afropolitanism » qui agite les esprits. Lancé par la romancière Taiye Selasi et porté par le théoricien et politologue camerounais Achille Mbembe, il pose des questions telles que : quels processus historiques ont façonné le continent africain et ses habitants ? Quels sont les cadres de pensée existants lorsqu’il est question de l’Afrique ?

Pour ce dernier, qui enseigne à Johannesburg, les habitants du continent africain ont toujours mélangé des éléments de diverses cultures et de croyances, a fortiori depuis l’époque du commerce transatlantique de l’esclavage. Cette nouvelle façon de se voir et de se percevoir résonne au Cap et

sur tout le continent, alors que les pays du Nord, qui polluent massivement, refusent à ceux du Sud de payer pour les conséquences de plus en plus désastreuses du réchauffement climatique.

Reconnaissance mondiale

En 1989, en Europe, le rideau de fer se levait. Deux ans plus tard, on fêterait la fin des lois de ségrégation de l’apartheid en Afrique du Sud. En 1989, le commissaire d’une grande exposition parisienne,

De haut en bas :

Zandile Tshabalala, Two reclining women 2020. Acrylique sur toile. (Zeitz MOCAA)

Chéri Samba, Hommage aux anciens créateurs , 2000. Acrylique sur toile. (Zeitz MOCAA)

Jean-Hubert Martin, présentait pour la première fois avec Les Magiciens de la Terre des œuvres d’art produites partout dans le monde, notamment en Afrique. L’apport venait principalement du Français André Magnin qui, par la suite, constituera l’un des plus grands ensembles d’art contemporain africains pour le compte du collectionneur Jean Pigozzi. Un peu plus de trente-cinq ans plus tard, le travail des artistes africains n’est pas seulement exposé à Paris, à Londres, à New York ou à Shanghai. Sur le continent africain, on compte aujourd’hui plus d’une douzaine de biennales ou triennales et plusieurs foires d’art, tandis que les artistes d’Afrique ne cessent de remporter des prix prestigieux, du Lion d’or de Venise au Grand Prix Images Vevey. Entendons-nous bien, dire artistes africains pourrait paraître dérangeant à certains, mais nous parlons ici d’une population de 1,5 milliard de personnes. Cela ne comptait pas pour Koyo Kouoh, qui restait farouchement panafricaniste et antinationaliste : « La force de l’Afrique réside dans sa dimension continentale. Le petit Sénégal, la petite Tanzanie ou le

petit Kenya ne feront jamais le poids, seuls, vis-à-vis des enjeux globaux, et pas seulement dans le domaine de la culture. »

Changer de perspective

« L’art contemporain africain a toujours été contextualisé à travers des expositions de groupe. C’était nécessaire pour les Africains eux-mêmes, mais aussi pour le reste du monde. Il y avait un besoin de rattrapage et j’y ai participé » , expliquait-elle dans une interview donnée au magazine Jeune Afrique en 2022. Aujourd’hui, j’entends privilégier les rétrospectives sur un artiste ou un collectif pour faire ressortir les généalogies esthétiques, les influences intergénérationnelles telles que la rétrospective de Tracey Rose (exposée après le Zeitz MOCAA au Kunstmuseum de Berne en 2024, ndlr). Pour le moment, aucune autre institution en Afrique ne peut effectuer ce travail. Je le dis sans prétention. Avec 6000 m2, nous sommes le seul musée du continent à avoir autant d’espace. De quoi nous montrer ambitieux et généreux ! » Il est vrai que les nouvelles conditions que Koyo Kouoh avait mises en place au

Cap en un temps record étaient impressionnantes. Elle, la polyglotte, avait donné au plus grand musée d’art contemporain d’Afrique un rayonnement international. Elle en avait réorganisé le conseil d’administration, trouvé des nouveaux donateurs, activé davantage de sponsors et, en même temps, remotivé une équipe épuisée par l’ancienne direction convaincue de sexisme et de racisme. Surtout, la lauréate du Prix Meret Oppenheim 2022 avait défini l’orientation du musée à travers des expositions programmatiques comme When we see us (Lorsque nous nous voyons) dont le titre fait référence à la minisérie Netflix When they see us de la réalisatrice afro-américaine Ava DuVernay, inspirée d’un fait divers fondé sur une erreur judiciaire provoquée par le racisme. En remplaçant le they par we, la directrice en avait changé toute la perspective. Pour dire aussi que, désormais dans son musée, l’art exposé, collectionné, conservé, théorisé et diffusé serait avant tout destiné à un public noir dont il interrogera la condition et celle des femmes, questionnera le néocolonialisme et les genres.

Le musée idéal

L’art qui intéressait Koyo Kouoh enregistrait les battements de notre histoire avec la finesse d’un sismographe. « Un art qui va donc au-delà du simple attrait esthétique », observait-elle au quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung L’art comme une force transformatrice capable de changer nos pensées et nos sentiments. Interrogée par le même journal au sujet de son musée idéal, elle répondait, huit ans avant sa nomination au Cap : « Ce serait un musée dont l’architecture deviendrait presque invisible, afin que l’art puisse réellement s’exprimer, sans être éclipsé par l’édifice. Il devrait aussi être ouvert la nuit, et l’on devrait pouvoir y séjourner temporairement. Il devrait aussi pouvoir se déplacer et se réinstaller sans cesse. Outre les artistes, j’inviterais également des amateurs à exposer des objets qui leur tiennent à cœur. »

Sungi Mlengeya, Constant 3, 2019. Acrylique sur toile. (Zeitz MOCAA)

Koyo Kouoh avait remporté son pari. Elle était à la tête d’un musée qui n’éludait pas l’art. Installé dans les anciens silos à blé du port du Cap, transformés par l’architecte anglais Thomas Heatherwick dont le hall d’accueil affecte la forme d’un épi de maïs, le Zeitz MOCAA va, d’ici quelques mois, se déplacer vers les quartiers défavorisés grâce au MOCAA-Mobil, un projet élaboré pendant l’épidémie de Covid et soutenu par une fondation lucernoise. Obligé de rester fermé pendant la pandémie, le musée et son équipe avaient imaginé une exposition qui avait amené de nombreux citoyens, dont beaucoup d’amateurs du Cap, à venir accrocher les « œuvres » de leurs salons pour l’exposition Home is where the art is (Le foyer est là où l’art se trouve). Koyo Kouoh était également très fière d’avoir su insuffler au sein du musée un programme de formation destiné aux jeunes chercheurs et chercheuses, en collaboration avec l’Université de Western Cape (UWC). Aindrea

Ci-contre, de haut en bas : Le bâtiment du Zeitz MOCAA, d’anciens silos à grains reconvertis en musée par l’architecte anglais Thomas Heatherwick. (Thomas Heatherwick Architect)

Nolan Oswald Dennis, Explores the Limits of Knowledge, 2024. (Photo: Dillon Marsh/ Zeitz MOCAA)

Ci-dessous:

Athi-Patra Ruga, Proposition pour le Tseko Simon Nkoli Memorial , 2017. (Courtesy de l’artiste / Zeitz MOCAA)

Emelife y donnait une conférence lors de notre visite. La jeune curatrice, qui avait attiré l’attention des professionnels avec le pavillon du Niger à l’occasion de la Biennale de Venise de 2024, est curatrice pour l’art moderne et contemporain du futur Museum of West African Art, le MOWAA.

Artistes en résidence

Et puis, sous son égide, le Zeitz MOCAA était aussi devenu un lieu de séjour. Dès son arrivée, la nouvelle directrice avait ainsi consacré 600 m 2 de salles du musée à des résidences d’artistes de Cap Town.

Berni Searle y présentait une partie de son œuvre de façon muséale. L’artiste, qui vient de la sculpture, fait surtout appel à la photographie et à la vidéo. Réalisé sur place, son dernier travail faisait directement référence au passé des silos à grains et à leur environnement maritime. Intitulée Sugarbaby, sa série s’inspire des femmes qui égayaient les soirées des matelots en errance. « Ce programme de résidences est très important pour moi, expliquait Koyo Kouoh. Il permet aux artistes de mettre en œuvre d’importantes pièces qu’ils ne pourraient pas réaliser dans leurs ateliers. Igshaan Adams, par exemple, a ainsi pu produire ici la gigantesque tapisserie qu’il a présentée à la Biennale de São Paulo en 2023. » Et avec un sourire malicieux, elle ajoutait : « Après, il n’a plus voulu retourner chez lui, tellement il était bien chez nous. »

Près de Montreux, une splendide villa des années 30 surplombe le Léman. L’endroit idéal pour vivre son rêve de Riviera vaudoise. Construite pour une figure emblématique de la région, cette propriété exceptionnelle est proposée à la vente par SPG One-Christie’s International Real Estate, l’expert des résidences de prestige de la SPG. Par Cora Miller

COMME GATSBY

Page précédente : La villa et sa colonnade néoclassique. Elle a été construite en 1931 pour le Dr Niehans, fondateur de la clinique La Prairie (Daniel Calatayud / Immobilier.photo)

Ci- dessus : Les intérieurs offrent un subtil mélange d’éléments architecturaux d’époque et de touches modernes. (Daniel Calatayud / Immobilier.photo)

Avec sa couleur blanche, ses portiques à colonnades et son terrain en hauteur qui surplombe le lac, elle ressemble à ses villas de la French Riviera dans lesquels la Café Society des années 30 se laissait aller à toutes les ivresses. Pour un peu, on s’attendrait à voir Gatsby sabrant le champagne sur la terrasse de ce bien rare de style néoclassique construit en 1931 dans la région de Montreux par les architectes vaudois Burnat et Nicati. Mais si le héros de Scott Fitzgerald n’en a jamais été le propriétaire, le véritable commanditaire de la résidence appartient néanmoins à l’histoire.

Médecin du pape

Né à Berne en 1882, Paul Niehans étudie la théologie avant de se tourner vers la médecine où il se spécialise dans l’endocrinologie. En 1931, il développe la cytothérapie, une technique d’injection dans le corps humain de cellules fraîches prélevées sur des fœtus de mouton. Censée guérir de nombreuses maladies telles que le cancer, l’anémie ou encore le diabète, la méthode est alors controversée par le corps médical. Ce qui n’empêche pas le Dr Niehans d’accueillir dans sa clinique de Montreux un défilé de personnalités, dont le pape Pie XII qui nommera le

Bernois à l’Académie pontificale des sciences. Son établissement, le docteur a choisi de baptiser La Prairie en raison de sa situation en pleine campagne, à quelques kilomètres de sa luxueuse villa et de son sublime panorama.

Exilés forcés

Une image de carte postale dont la Riviera vaudoise tire profit depuis la fin du XIXe siècle en attirant les Anglais d’abord, puis les Allemands et enfin les Américains qui arrivent là, alléchés par les affiches que l’office du tourisme local colle partout et notamment dans les paquebots des lignes transatlantiques. Le compositeur Igor Stravinski, lui, vient régulièrement à Clarens depuis 1911 pour soigner sa femme qui ne supporte plus les hivers rigoureux de Saint-Pétersbourg. La guerre de 14 éclate, forçant le compositeur à s’installer en Suisse jusqu’en 1920. La région accueille ainsi toute une population qui fuit les atrocités du conflit. À sa conclusion, ces villégiateurs forcés rentrent chez eux. Mais la réputation de beauté et d’accueil de la Riviera reste. En 1931, alors que Niehans ouvre sa clinique, Gandhi rend visite à l’écrivain Romain Rolland, que le guide indien admire, dans sa villa de Villeneuve.

La villa de neuf pièces et demie et six chambres cumule une surface habitable de 600 m² et bénéficie d’une vue spectaculaire depuis chaque pièce sur le Léman et les Alpes (Daniel Calatayud / Immobilier.photo)

Dans la cuisine, le plan de travail est en marbre du Brésil. (Daniel Calatayud / Immobilier.photo)

Entre-temps, La Prairie est devenue une marque de cosmétique, le docteur Niehans est décédé en 1971 et la villa a changé de mains. Entièrement rénovée en 2021 par son dernier propriétaire, elle profite d’une parcelle généreuse de plus de 6600 m², avec piscine à débordement et espace de réception, garage pour trois voitures et la possibilité, pour le potentiel acheteur, d’en construire un second pour six véhicules. Tout comme il est envisageable d’ériger une maison de gardien à l’entrée de la propriété. À noter que les aménagements extérieurs ont été réalisés par l’architecte-paysagiste Jean Mus qui doit son surnom de « l’homme aux 1000 jardins » pour avoir œuvré sur la Côte d’Azur et sur tout le bassin méditerranéen.

Marbre du Brésil

À l’intérieur, la villa de neuf pièces et demie et six chambres cumule une surface habitable de 600 m² et bénéficie d’une vue spectaculaire depuis chaque pièce sur le Léman et les Alpes. Dès l’entrée, l’immense salon de réception et ses baies vitrées s’ouvrent sur ce paysage à couper le souffle. Les intérieurs offrent un subtil mélange d’éléments architecturaux d’époque et de touches modernes, avec des matériaux de la

plus haute qualité. La cuisine, équipée d’un marbre du Brésil, répond ainsi aux standards les plus élevés avec des équipements haut de gamme.

L’étage de nuit, accessible par ascenseur, comprend cinq chambres en suite, chacune disposant de son propre univers. Comme la master, qui bénéficie de deux dressings et d’une salle de bains entièrement vitrée. Au sous-sol, un espace bienêtre complet inclut une salle de fitness, un sauna, une salle de jeux et une cave à vin. Ces installations, ainsi que le système de chauffage et de refroidissement géothermique, garantissent un confort optimal tout au long de l’année. La maison est également équipée de triple vitrage, d’un adoucisseur d’eau et répond aux normes énergétiques les plus récentes.

À l’extérieur, un espace de réception couvert à l’ouest accompagne la piscine. Tandis qu’au sud, celui consacré à la détente et aux repas permet de profiter des derniers rayons de soleil, dans un cadre où chaque détail est pensé pour le bien-être des habitants.

Pour tout renseignement sur nos biens à vendre, veuillez contacter SPG One – Christie’s International Real Estate, +41 (0)58 861 31 00, spgone.ch ou contact@spgone.ch

À l’extérieur, un espace de réception couvert à l’ouest accompagne la piscine qui donne sur le Léman. (Daniel Calatayud / Immobilier.photo)

PIERRE HEURES DE

Elles ne brillent pas autant que l’émeraude ou le diamant. Mais la malachite, le lapis-lazuli ou l’œil de fer apportent des couleurs aux cadrans des garde-temps. Préciosité éminemment féminine, ces pierres décoratives se destinent aussi aux poignets masculins. Par Marine Cartier

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Ci-contre : Arceau l’heure de la lune Vesta d’Hermès. Le fond de cadran est taillé dans un morceau d’astéroïde. (Hermès)

Elle porte le drôle de nom de « pierre dure », comme s’il existait une variété de roche qui serait molle. Il s’agit pourtant bien de distinguer cette catégorie des « pierres tendres », comme l’albâtre, qui sont utilisées dans la sculpture, par exemple. Celles qu’on appelle aussi « pierres ornementales » n’ont pas la noblesse des pierres précieuses, mais peuvent prétendre au chatoiement des pierres fines, auxquelles elles n’appartiennent pas vraiment non plus. Minéraux sans transparence, ou à tout le moins translucides, elles doivent leur qualité aux dessins subtils qui animent leur surface et aux inclusions qui les font étinceler selon la manière dont elles prennent la lumière. C’est le cas de l’aventurine, cette pierre d’un bleu profond aux paillettes de quartz qui chatoient comme les étoiles d’une nuit sans lune. Tandis que la malachite, coupée en

tranches puis polie, fait surgir des paysages qui déclinent toute la palette des verts possible. Ou encore la turquoise, dont le bleu tire vers le vert, à moins que ce ne soit l’inverse, qui agit comme un puissant magnétiseur de regard.

Extraplat

Ces pierres dures, on les connaît depuis toujours dans le domaine de la joaillerie ; les tombes antiques sont remplies de bagues, de colliers ou de fibules ornés de lapis-lazuli ou de turquoise. Elles font aussi les belles heures de l’horlogerie, mais cette union est beaucoup plus récente. Dans les années 60, Piaget est l’une des premières marques à les utiliser. L’objectif ? Donner des couleurs vives aux cadrans à une époque où les manufactures maîtrisent l’argenté et le doré, mais restent limitées en ce qui concerne le nuancier. Cette innovation coïncide avec une autre : la platitude des

mouvements qui va ainsi compenser l’épaisseur de la pierre taillée. En 1957, la marque genevoise lance son calibre 9P, extraplat, qui peut ainsi accueillir une plaque de pierre dure de 1 mm, alors qu’un cadran normal est deux fois plus fin. Une palette quasi infinie, un côté pop qui donne une touche d’insouciance à notre époque qui raffole du vintage : la pierre dure redevient donc à la mode. Autre marque joaillière, Bulgari joue, elle aussi, cette partition depuis longtemps. La Diva’s Dream mobilise l’orchestre de l’horlogerie et de la haute joaillerie en mariant mouvement automatique et cadrans en opale ou en lapis-lazuli. Tout comme Chopard, qui associe pierre dure et pierre précieuse dans sa collection L’Heure du Diamant. Malachite, or rose et brillants composent ainsi la dernière-née de cette alliance entre horlogerie contemporaine et savoir-faire joaillier. Un effet chic garanti

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bleu du lapis-lazuli. (Geert Pieters)

diamant de Chopard accueille un modèle au cadran en malachite. (Chopard)

Le cadran en bois fossilisé de la Terrae Watch de Piaget. La dernière déclinaison du modèle Black Tie que l’artiste Andy Warhol affectionnait. (Piaget)

Piaget a été l’une des premières marques à utiliser les pierres dures en horlogerie. Ici, un modèle des années 60 et son cadran en jadéite. (DR)

La Diva’s Dream de Bulgari joue sur les motifs uniques de l’opale. (Bulgari)

qui séduit même les manufactures les plus abordables. Frédérique Constant, par exemple, commercialise depuis cette année son modèle à quartz avec un mini cadran carré en malachite.

Roche de l’espace

Ce caractère précieux reste éminemment féminin. La Piaget Andy Warhol et son boîtier ni rond, ni carré, ni ovale qui se décline en version onyx, malachite et œil-de-tigre, est un hommage revisité à l’artiste du pop art qui ne jurait que par ses Piaget Black Tie produites, à l’époque, sans pierres ornementales. En 2023, la manufacture genevoise lançait une ultime variation de cette icône vintage avec un cadran taillé dans le tronc d’un arbre pétrifié. Car oui, la notion de pierre dure peut s’étendre au fossile, à l’ivoire de mammouth et aux roches météoritiques. Ces trois derniers ayant aussi l’avantage de faire moins « bijou » en étant plus facilement portables par des poignets masculins. Comme la dernière déclinaison des mouvements lunaires de la collection Le temps suspendu d’Hermès, cette montre dont les deux indicateurs horaires, en éclipsant des représentations de lunes, indique le temps qu’il est sur un cadran taillé dans une tranche de l’astéroïde Vesta. Manière de dire aussi que la tendance de la pierre décorative chez les hommes n’est peut-être pas complètement anecdotique, les bijoux, souvent anciens d’ailleurs, n’étant plus une histoire de genre et volontiers portés aussi bien par des hommes que par des femmes. Ainsi Rolex, qui travaille déjà la turquoise, la cornaline, l’ardoise et l’aventurine verte pour les cadrans de ses modèles femmes Day-Date, vient de lancer la dernière version de sa GMT-Master II en or Everose. Pour la première fois, la manufacture genevoise propose un cadran en œil de fer, soit l’alliance de trois minéraux – l’œil-de-tigre, le jaspe rouge et l’hématite – pour un rendu extrêmement graphique et viril… presque une peinture de l’abstraction lyrique. trois graphique et viril… presque une peinture

La GMT-Master II de Rolex et son fond de cadran en œil de fer. C’est la première fois que la manufacture genevoise utilise ce minéral composé d’œil-de-tigre, de jaspe rouge et d’hématite. (Rolex)

COSMIQUE L’HABITAT

Modules pressurisés, habitats gonflables, maisons imprimées en 3D… Ce qui relevait hier de la science-fiction devient aujourd’hui réalité. Bienvenue dans le nouvel immobilier de l’univers. Par Roland Keller

L’habitat spatial, en tant qu’enjeu d’aménagement durable hors de la Terre, a véritablement émergé dans les années 70, au lendemain des dernières missions lunaires Apollo. Lorsque la NASA met fin au programme après Apollo 17 en décembre 1972, ses astronautes ont déjà expérimenté les contraintes d’une vie confinée dans un volume d’à peine une dizaine de mètres cubes – celui des capsules coniques du module de commande. Un mode de vie spartiate, mais maîtrisé.

Face aux restrictions budgétaires, l’agence américaine revoit alors ses ambitions. Question de gros sous, les missions Apollo 18, 19 et 20 sont annulées, mais ces trois dernières et puissantes fusées Saturn V sont déjà construites. Plutôt que de les laisser à l’abandon, la NASA choisit de réaffecter leur usage. Deux d’entre elles seront exposées – l’une au Kennedy Space Center (KSC) en Floride, l’autre au Johnson Space Center de Houston (JSC) – tandis que la troisième sera partiellement transformée. Son étage supérieur, un S-IVB de 17,81 mètres de haut et 6,60 mètres de diamètre, devient la base du tout premier laboratoire spatial américain habité : Skylab.

Vivre dans un réservoir

Lancé en mai 1973, cet événement marque une étape clé dans l’histoire spatiale : des astronautes américains vivent pour la

première fois plusieurs semaines dans un habitat conçu pour eux. Fruit d’un savoir-faire audacieux et pragmatique, ce fief n’était autre que le troisième étage d’une fusée Saturn V vidé de son carburant et aménagé pour devenir une sorte d’hôtel 1 étoile avec un accompagnement 4 étoiles : le centre de contrôle de Houston. C’est dans cette vaste carcasse cylindrique que les équipages ont mangé, dormi, mené des expériences et même improvisé une douche en apesanteur. Aujourd’hui, l’idée prête à sourire : vivre dans un réservoir de fusée reconverti relève presque du bricolage. Et pourtant, trois missions habitées s’y sont succédé entre 1973 et 1974, avec des séjours de plus en plus longs – jusqu’à 84 jours – démontrant que le lieu était non seulement possible, mais durable. Skylab ne se contentait pas d’être un abri temporaire en orbite : il était aussi un laboratoire volant. Plus de 300 expériences y furent menées, touchant à l’astronomie solaire, à la médecine spatiale ou encore à l’observation de la Terre. Mais c’est dans ce cylindre métallique que l’on a observé pour la première fois les effets prolongés de la microgravité sur le corps humain. Fatigue, perte musculaire, troubles de l’orientation : l’espace révélait ses exigences biologiques. Loin d’être un simple test technique, Skylab constituait une première esquisse de l’habitat spatial de demain – un lieu à la fois fonctionnel, scientifique et humain. L’expérience fut si riche qu’elle posa les fondations de toutes

Page précédente : Sur Skylab, la première station spatiale américaine lancée en 1973, les repas étaient déjà pris autour d’une table arrimée, équipée de fixations pour les plateaux et les contenants (NASA)

Ci-dessus : Impression 3D de l’habitat Mars Dune Alpha dans les installations d’ICON à Austin au Texas, en partenariat avec la NASA. Il a été conçu par l’architecte danois Bjarke Ingels. (ICON / BIG / NASA)

les stations suivantes, de Saliout à Mir en passant par l’actuelle Station spatiale internationale (ISS). Skylab démontra que vivre et travailler sur orbite terrestre lors de durées prolongées n’était plus de l’ordre de la science-fiction, mais bien de la réalité.

La rareté du volume

Après Skylab, la NASA abandonne l’idée d’une station nationale indépendante. L’ère est à la détente avec l’Union soviétique et les priorités budgétaires se déplacent. Le programme Apollo-Soyouz en 1975 symbolise cette bascule : pour la première fois, deux nations rivales s’arriment ensemble en orbite. Cette collaboration inédite préfigure une autre logique, moins héroïque, mais plus durable : celle d’un habitat spatial fondé sur la coopération et la rationalisation des coûts.

Ce virage s’accentue dans les années 90 avec la construction de l’ISS, immense complexe modulaire fruit d’un partenariat entre les États-Unis, la Russie, l’Europe, le Japon et le Canada. Cette plateforme n’est pas qu’un exploit technique : c’est un compromis économique permanent, financé à hauteur de plus de 100 milliards de dollars. Chaque unité, chaque ravitaillement, chaque rotation d’équipage est le résultat d’une négociation internationale où le mètre cube habitable a un prix, et souvent un drapeau. Sur l’ISS, la moindre structure de résidence représente des années d’ingénierie, des tonnes de logistique et des dizaines de lancements. Par exemple, le module européen Columbus, livré en 2008, est revenu à plus de 1,3 milliard d’euros pour un volume pressurisé de seulement 75 m³.

Habiter là-haut, c’est jongler avec l’extrême rareté de place, mais aussi avec des contraintes d’usage radicales : pression, température, rayonnement, absence de gravité… Ici, pas question d’optimiser un plan de cuisine ou d’ajouter une cloison. Chaque surface a une fonction vitale, chaque agencement doit être pensé en trois dimensions. L’habitabilité se mesure moins en mètres carrés qu’en ergonomie spatiale, en accessibilité flottante et en compatibilité psychologique.

Espace privatisé

Avec la montée en puissance des acteurs privés, l’habitat spatial entre dans une nouvelle ère : celle du marché. Les sociétés américaines SpaceX, Blue Origin ou encore Axiom Space ne se contentent plus de transporter des astronautes – ils développent leurs propres unités d’habitation, conçues pour s’arrimer à l’ISS ou évoluer là-haut de manière autonome. L’objectif ? Louer des volumes de vie et de travail à des agences spatiales, des chercheurs… ou à des touristes.

En vue de la fin d’utilisation de la station spatiale internationale à l’approche de 2030, Axiom Space prévoit donc de lancer dès 2026 une « unité » logeable destinée à accueillir jusqu’à huit personnes, avec des espaces privés, des zones de recherche et même un hublot panoramique. D’autres projets misent sur la standardisation, comme des concepts gonflables pour maximiser le volume une fois autour de la Terre. On parle déjà de « surface utile en microgravité », de « design modulaire » ou de « gestion thermique locative » : des termes qui pourraient

Présenté dans la très chic Galleria Vittorio Emanuele II de Milan, le scaphandre AxEMU conjugue technologie spatiale et élégance italienne. Fruit d’une collaboration entre Axiom Space et Prada, il prépare les astronautes à fouler la Lune avec style.

(Axiom Space / International Astronautical Federation (IAF))

tout droit sortir d’un salon immobilier — sauf qu’ici, les charges sont (ex)orbitantes.

La Low Earth Orbit (LEO), l’orbite basse autour de la Terre, ne sera bientôt plus la seule adresse spatiale. Avec les projets lunaires du programme Artemis, soutenus par la NASA et ses partenaires, l’horizon de l’habitation s’élargit vers la Lune, puis vers Mars. Mais changer de corps céleste, c’est changer d’échelle, de durée, de risques… et de définition de ce qui est viable hors de notre planète. Ici, il ne s’agit plus de simples séjours, mais de présence continue, voire de semi-permanence.

Immobilier orbital

Les futures demeures lunaires devront résister aux températures extrêmes, aux radiations, aux impacts micrométéoritiques… tout en assurant aux astronautes un environnement vivable et psychologiquement supportable. À ces contraintes s’ajoute une réalité budgétaire : chaque kilogramme envoyé coûte une fortune. D’où la recherche de solutions hybrides : impression 3D in situ, modules semi-enterrés, architecture gonflable, réutilisation des ressources locales. L’immobilier spatial devient un jeu de volumes, d’énergie, de cycles de vie… et de résilience. Parmi les projets les plus ambitieux du moment figure celui de la start-up américaine VAST Space, qui entend proposer, d’ici la

Ci-dessus :

Vue intérieure du laboratoire Skylab. Un habitat orbital constitué du troisième étage d’une fusée Saturn V ayant été vidée de son carburant (NASA )

Ci-contre :

Les quartiers privés de Mars Dune Alpha. Un habitat martien simulé, isolés du monde extérieur, où vivent pendant un an les volontaires du programme CHAPEA (© NASA / CHAPEA)

fin de la décennie, des logis orbitaux « prêts à l’emploi ». Dans une interview accordée au site spécialisé NASASpaceFlight.com en février 2025, ses dirigeants détaillent leur vision : créer des stations spatiales commerciales, modulaires, autonomes et capables d’accueillir aussi bien des astronautes d’agences nationales que des chercheurs privés ou des voyageurs fortunés. La société californienne s’appuie sur des partenariats avec SpaceX pour le lancement de ses modules, et mise sur une standardisation de l’habitat circumterrestre : structure adaptable,

« Sur la Lune, on peut ravitailler ou revenir rapidement. Mais sur Mars, il faudra être autonome. »

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland

vie autonome en énergie, recyclage intégré, confort… Autrement dit, une forme de copropriété orbitale haut de gamme, avec gestion déléguée et services inclus. L’entreprise revendique un modèle économique inspiré de l’immobilier, où chaque mètre cube pressurisé est une unité locative à rentabiliser. Un virage clair : l’espace habité devient un actif, une surface louable… et bientôt, pourquoi pas, un produit d’investissement.

Mais avant de construire pour de bon sur Mars ou sur la Lune, encore faut-il tester la viabilité de ces « logements » extrêmes. C’est tout l’enjeu des simulations immersives menées aujourd’hui sur Terre. Depuis juin 2023, la NASA conduit la mission Crew Health and Performance Exploration Analog (CHAPEA) dans une infrastructure martienne simulée, baptisée Mars Dune Alpha, installée au Johnson Space Center (JSC) à Houston. Quatre volontaires y vivent pendant un an, dans un espace de 160 m² conçu par l’architecte danois Bjarke Ingels et imprimé en 3D à partir de matériaux inspirés du régolithe martien.

Maison rouge

L’objectif ? Observer comment des humains cohabitent, travaillent et résistent dans un environnement confiné, sans ouverture sur le monde extérieur. Une sorte de prototype grandeur nature de ce que pourrait être la première « maison rouge » sur Mars. En parallèle, d’autres agences planchent sur l’impression 3D d’habitats lunaires utilisant le sol local, afin de limiter les coûts logistiques et maximiser l’autonomie. Connu sous le nom de ESA-DLR LUNA, ce projet de collaboration entre

« Construire sur Mars sera plus facile que sur la Lune… mais plus loin. »

Pierre Brisson, spécialiste des environnements planétaires extrêmes, président de la Mars Society Switzerland et auteur du livre Franchir sur Mars les portes de l’espace (Éd. Le Lys Bleu), détaille les différences majeures entre habitat lunaire et martien.

« Sur la Lune, tout est plus hostile : pas d’atmosphère, pas d’eau accessible, des températures extrêmes, et des radiations sans filtre. Il faudra construire des habitats très protégés, étanches à la poussière, qui est d’une finesse coupante. Les volumes habitables y seront forcément plus contraints.

À l’inverse, Mars, bien qu’éloignée, offre plus d’atouts : une atmosphère – mince, mais existante –, de l’eau gelée un peu partout, du CO₂ exploitable, et une journée de 24h39. On pourra envisager des verrières, des cultures locales et des aménagements plus spacieux.

Le seul vrai frein, c’est la distance. On ne peut partir que tous les 26 mois. Sur la Lune, on peut ravitailler ou revenir rapidement. Mais sur Mars, il faudra être autonome.

D’où l’intérêt majeur de l’impression 3D pour fabriquer sur place, plutôt que tout envoyer. »

l’ESA (l’Agence spatiale européenne), justement, et le Centre aérospatial allemand (DLR), servira de terrain d’entraînement pour les astronautes. Il fournira également un centre d’essais technologiques offrant aux partenaires et aux utilisateurs les connaissances nécessaires pour aller sur la Lune. Ce que l’on simule aujourd’hui sur la Terre préfigure déjà l’immobilier d’outremonde de demain : flexible, imprimé,… et peut-être, un jour, accessible à ceux qui rêveront d’un pied-à-terre utopique sur une autre planète.

De Skylab à VAST, de l’ISS aux simulations lunaires ou martiennes, le logis spatial s’est affranchi des rêves pour entrer dans le champ du concret, du mesurable, du finançable. Ce n’est plus une affaire de science-fiction, mais d’architecture, d’ingénierie… et d’argent. Chaque mètre cube habitable au-delà de la Terre interroge notre rapport à l’espace — au sens large du terme. Face à l’urgence climatique, à la raréfaction des ressources et aux tensions géopolitiques, habiter là-haut ne sera sans doute pas pour demain une solution de masse. Mais en le concevant aujourd’hui avec rigueur, vision et créativité, c’est déjà notre manière d’habiter ici-bas que l’on redéfinit. Une autre retombée de l’espace.

L’Arlequin retrouve sa voie

Dans les années 50, Gio Ponti dessinait un train rond et coloré qu’il baptisa Arlecchino. Restaurée et présentée au dernier Salon international du meuble de Milan, cette machine de luxe a été remise sur les rails. Par Marine Cartier

Comme tous les architectes d’après-guerre, Gio Ponti a tout fait. Des immeubles, la plupart à Milan, et un nombre considérable d’objets, le Milanais étant surtout connu pour son travail de designer. Parmi cette production frénétique qui embrasse l’intégralité du spectre du métier, on compte des chaises, des fauteuils, des couverts, une petite voiture… et un train. Une machine splendide conçue dans les années 50 avec l’aide de l’architecte et designer Giulio Minoletti et de l’ingénieur Ernesto Breda et mise sur les rails à l’occasion des Jeux olympiques de Rome de 1960. Ponti la dessine tout en rondeur avec un avant largement vitré, la cabine du conducteur étant installée au-dessus de ce salon panoramique. Et baptise Arlecchino ce petit bijou roulant multicolore, du même nom que sa table basse de 1956 dont la grille évoque tout autant le costume à losanges du plus fanfaron des personnages de la commedia dell’arte

Quatre voitures vont ainsi circuler sur les voies italiennes jusqu’en 1990, date à laquelle elles seront mises à la retraite

avant d’être détruites. Une seule échappera à la casse. Elle sera retrouvée en 2013 par la Fondazione FS Italiane qui va se lancer dans sa restauration. Une rénovation mécanique, mais aussi esthétique, le projet étant de retrouver le design originel de Gio Ponti. Outre son look streamline très dans l’air de son temps –l’Arlecchino emprunte son fuselage aérodynamique aussi bien à l’automobile qu’à l’aviation – c’est le soin porté au confort intérieur qui épate. Ses fauteuils couleurs or et, surtout, ses sièges pivotants qui permettaient au voyageur assis en tête de train d’admirer le paysage à 180 degrés, font de la machine le témoin d’une époque et de ce design italien follement élégant. Bien que remis sur les rails en 2024, l’Arlecchino faisait sa grande sortie officielle en avril 2025, à l’occasion du Salon international du meuble de Milan, Andrea Trimarchi et Simone Farresin, le duo de designer milanais derrière le label Formafantasma, ayant choisi d’y embarquer les participants à la quatrième édition des conférences Prada Frames pour discuter design, environnement et mobilité.

RÉGAL

LA MIE L’ASIE DANS

Mélange des cultures gastronomiques française et vietnamienne, le bánh mì est le sandwich qui cartonne. Découverte de ce produit phare de la street food asiatique avec Pierre Boiton, le restaurateur genevois qui en a fait sa spécialité. Par Emmanuel Grandjean

L’histoire veut qu’en 1792 John Montagu, quatrième comte de Sandwich, détestant interrompre ses parties de whist pour assouvir son appétit, aurait demandé à son cuisinier de lui inventer un en-cas facile à manger avec les doigts, tout en les gardant propres. Le chef prit alors deux tranches de pain et y intercala tout ce qui traînait à l’office : roastbeef et poulet froids, fromage, salade et tomate arrosés de sauces variées.

Promis à un avenir radieux, ce principe du pain fourré culmine aujourd’hui tout en haut du palmarès des plats de street food, et ce n’importe où dans le monde. Au point de devenir un marqueur de fierté nationale. Les Grecs ont ainsi le gyros, les Mexicains le taco, les Américains le burger, les Turcs le kebab et les Français le jambon-beurre.

Produit des colonies

La France justement qui, en même temps qu’elle installait ses colonies en Indochine (où se trouvait alors le futur Vietnam), imposait sa baguette de l’autre côté du monde, sur un continent où le pain était fabriqué à base de farine de riz et cuit à la vapeur. Comme il arrive parfois, le colonisé adopta le pain doré et croustillant de son colonisateur qu’il remplit de sa propre culture gastronomique. Et baptisa bánh mì ce sandwich garni de porc et de pâté, autre produit d’importation hexagonal. « En fait bánh mì veut dire pain de mie, précise Pierre Boiton patron du Bánh Mì, restaurant genevois spécialement consacré à cette spécialité vietnamienne.

Lui est lyonnais et a travaillé pendant huit dans le marketing à Zurich avant de venir habiter à Genève avec sa femme originaire du canton de Vaud. « On a beaucoup voyagé. Notamment au Vietnam où la culture nous a complètement fascinés. À Zurich, qui a toujours un peu d’avance en ce qui concerne la street food, pas mal de restaurants servent des bánh mì. Ça nous a manqué quand on a déménagé à Genève. Il y en avait un au Pâquis qui était très traditionnel. Nous, nous cherchions quelque chose de plus ancré dans le local et de capable d’apporter une forme de modernité. Ainsi, nous nous sommes lancés il y a trois ans. »

Version poulpe

Le restaurant se trouve à deux pas de la place des EauxVives. Une salle de 47 places avec une déco soignée signée Youri Kravtchenko, l’architecte d’intérieur, metteur en scène de la moitié des nouvelles tables genevoises, et qui peut passer du Dorian chic classique à une ambiance exotique qui transporte le client dans un bistrot de Hanoï. Tabourets en plastique rouge, tuyaux de canalisation vert pomme qui font comme des colonnes, des briques émaillées issues de la récup’ et des affiches partout à la gloire du sandwich qui cartonne. « On est très fan de typo, confirme le patron en reprenant la conversation sur son produit phare. Le bánh mì, c’est le plat populaire vietnamien par excellence. Là-bas, les gens l’accommodent de mille manières : façon végétarienne ou au maquereau. Mais la recette originelle, la plus servie, est à base de porc avec du pâté et des tranches de viande taillées un peu comme une mortadelle. Une farce à laquelle

Page précédente : Un stand de bánh mì à Ho Chi Minh ville (© Khanh Nguyen)

Ci-contre : Le bánh mì le sandwich vietnamien est la nouvelle star de la street food (© Le Bánh Mì)

sont ajoutés des légumes, des herbes fraîches et des pickles.» Depuis l’ouverture de son restaurant, Pierre Boiton passe donc son temps à revisiter cet incontournable. « On a beaucoup travaillé sur le pain avec la Maison Garazzi à Carouge pour avoir une mie légère presque aérienne et une croûte très croquante. En fait, on chercherait presque à se rapprocher des pains vapeur asiatiques, alors qu’au Vietnam ils tendent plutôt à vouloir retrouver la qualité de la baguette parisienne. » La carte change aussi très souvent. Aux quatre bánh mi de base s’ajoutent des versions imaginées par le chef de la maison. En ce moment, c’est Matthieu Frey, un ancien du Sabi, le resto de cuisine fusion franco-japonaise de Carouge, qui officie derrière les fourneaux. « Suivre la tradition ne nous intéressait pas. Notre credo c’est de travailler les produits locaux, bons pour la santé, et en se passant de glutamate. On garde les codes – les légumes, les herbes, les pickles, la mayonnaise – et on s’amuse avec le reste. On a fait un bánh mì au poulpe avec un aïoli à l’encre de seiche. Et un autre avec du canard laqué. J’aimerais bien qu’on tente le coup avec de la chasse cet automne. »

Marseille, capitale culinaire

Une autre source d’inspiration de Pierre Boiton, sont les chefs qu’il invite régulièrement en résidence. Des cuisiniers venus de Corée, du Japon, du Laos ou du Cambodge qui transforment le bistrot de street food du midi en table de gastronomie asiatique le soir. « Ils travaillent ici entre une et trois semaines et proposent des plats à partager. Ils apportent des saveurs que les gens n’ont jamais goûtées. » Eux ne font pas de bánh mì, cependant, rien n’empêche que leurs créations se retrouvent, un jour, dans une baguette. Comme celle d’Anh Dao Nguyen, cheffe-star passée par le Livingstone à Marseille. « J’ai mis deux ans à la faire venir. Elle a réalisé un toast aux crevettes fourrées très gourmand et très réconfortant. Un truc génial qu’on va adapter en bánh mì, continue le restaurateur dont la volubilité culinaire trahit ses origines lyonnaises. C’est vrai, ma femme et moi adorons manger et sommes très curieux. Nous aimons que nos repères culinaires soient bousculés, découvrir et essayer de nouvelles choses. Alors oui bien sûr, Lyon est LA capitale gastronomique. Mais pour nous, Marseille est en train de se faire une vraie place. Il y a là-bas une explosion de jeunesse et un dynamisme qui font que cette ville va devenir incontournable. »

En haut : le chef Matthieu Frey qui tient les cuisines du restaurant Le Bánh Mì (© Le Bánh Mì)

Ci-contre : colorée et dépaysante, la décoration de l’établissement vous transporte illico en Asie (© Le Bánh Mì)

Vaud

Gilly

Entouré de magnifiques jardins, le château de Vincy est une propriété d’exception de 30 pièces aux lignes élégantes et raffinées. Parfaitement entretenu, le domaine jouit d’une intimité absolue ainsi que d’une vue imprenable sur le lac et les Alpes. Voltaire y fit escale, tandis que Lamartine y séjourna quelque temps, ajoutant à la demeure une dimension littéraire et philosophique.

+41 22 849 65 08 contact@spgone.ch | spgone.ch

2’500 m² habitables

6 chambres

6 salles de bains

12 hectares de parcelle Prix sur demande

Épalinges

Cette sublime demeure de 12 pièces se distingue par son architecture unique et ses matériaux haut de gamme. Un spa romain, une piscine intérieure, une salle de fitness et un garage pour 8 véhicules viennent compléter ce bien d’exception.

1’104 m² 5 5 12’044 m² Prix sur demande

Morges

Au cœur des vignobles, remarquable propriété de 20 pièces offrant une magnifique vue sur le lac et la campagne environnante. Son vaste jardin, son parc à chevaux et sa piscine en font une résidence idéale pour les amateurs de nature et de tranquillité.

1’400 m² 9 4 18’041 m² Prix sur demande

+41 22 849 65 08 contact@spgone.ch | spgone.ch

Vaud

Cette magnifique propriété de maître a été bâtie en 1958 puis transformée et rénovée avec soin jusqu’en 2016. Elle offre une belle hauteur sous plafond de plus de 4 mètres, une douzaine de pièces ainsi que deux appartements indépendants en annexe. 850 m² 5 5 8’000 m² Prix sur demande

+41 22 849 65 08 contact@spgone.ch | spgone.ch

Lausanne

Situé au cœur d’un quartier résidentiel recherché, cet appartement lumineux et parfaitement agencé offre des espaces de vie généreux ainsi qu’une magnifique terrasse de 155 m² avec vue sur le lac.

244 m² 4 2 Prix sur demande

+41 22 849 65 08 contact@spgone.ch | spgone.ch

Rolle

Genève

Cologny

Sise sur une parcelle généreuse, charmante maison familiale de 8 pièces alliant confort et élégance. Elle bénéficie d’une belle luminosité ainsi que d’un agréable jardin offrant la possibilité de créer une piscine extérieure.

300 m² 5 4 2’200 m² CHF 7’800’000.–

Conches

Cette villa contemporaine de 9 pièces est située dans un quartier très prisé. Elle offre des volumes généreux, 4 chambres dont une grande suite parentale, une piscine avec pool house et un espace bien-être.

550 m² 5 7 1’875 m² CHF 12’500’000.–

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

Genève

Vandœuvres

Nichée dans un vaste parc arboré, cette splendide propriété de maître offre une vue imprenable sur le lac et le Jura. Alliant luxe et tranquillité, la maison principale est agrémentée d’une piscine extérieure, de deux pool houses et d’une maison de gardien. 1’762 m² 11 9 7’399 m² Prix sur demande

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

Genève

Champel

Ce spacieux appartement de 8 pièces a été entièrement rénové avec des matériaux de qualité. Il offre des espaces de vie lumineux et raffinés avec un vaste séjour de 76 m² prolongé par une belle terrasse.

325 m² 4 3

Situé en plein cœur du centre-ville, ce splendide triplex de 10 pièces offre des prestations haut de gamme. Avec ses terrasses panoramiques, ce bien d’exception bénéficie d’une vue dégagée sur le lac et les Alpes.

585 m² 5 5 Prix sur demande

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