LVX 2 - PRINTEMPS 2023

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PRÉSENT

Le blob, créature à tout faire

AMOUR

Un philosophe dans le boudoir

HORLOGERIE

Les designers du temps

N ° 2 • PRINTEMPS 2023 LVX
YOKAI L’ESPRIT JAPON

IMPRESSUM

Une publication de la Société Privée de Gérance

Route de Chêne 36 – CP 6255

1211 Genève 6 www.spg-rytz.ch

Éditrices responsables

Marie Barbier-Mueller

Valentine Barbier-Mueller

Rédacteur en chef

Emmanuel Grandjean redaction@lvxmagazine.ch www.lvxmagazine.ch

Ont participé à ce numéro : Joseph Arbiss, Christophe Bourseiller, Marine Cartier, Philippe Chassepot, Monica D’Andrea, Alexandre Duyck, Cora Miller, Julie Rambal, Viviane Reybier

Publicité :

Edouard Carrascosa - ec@lvxmagazine.ch

Tél. 058 810 33 30 - Mob. 079 203 65 64

Abonnement : Tél. 022 849 65 10 abonnement@lvxmagazine.ch

Pages immobilières et marketing :

Marine Vollerin

Graphisme et prépresse :

Bao le Carpentier

Correction : Monica D’Andrea

Distribution : Marine Vollerin, Julien Grandjean

Production : Stämpfli SA Berne

Tirage de ce numéro 15’000 exemplaires

Paraît deux fois par an Prochaine parution novembre 2023

Couverture Nongyo, le yōkai sirène par Shigeru Mizuki (© Mizuki Productions)

Édito

Champignon magique

On imagine mal l’émotion de Galilée découvrant les anneaux de Saturne en observant le ciel étoilé de Florence, ou celle d’Einstein chamboulant, dans son petit appartement de Berne, l’étude de la physique avec sa théorie de la relativité restreinte. La capacité d’étonnement de la science est en cela fascinante. Dans une société qui vit blasée à force de tout savoir immédiatement, elle seule, avec l’art, est encore capable d’enchantement. Le mystère à résoudre en ce moment est une sorte de champignon. Ou plutôt un organisme unicellulaire bien plus âgé que les dinosaures – il a fêté son milliard d’années – et qui nous survivra coûte que coûte. Cette résistance intrigue, mais aussi le fait que le physarum polycephalum, aussi connu sous le nom de blob, peut apprendre, et sans doute mémoriser, alors qu’il est dépourvu de cerveau.

Cette revue, créée en 2022, est éditée par le groupe SPG-Rytz, composé de la Société Privée de Gérance SA et de Rytz & Cie SA

Tous droits réservés.

© 2023 Société Privée de Gérance SA, Genève

La science se penche donc sur cette créature qui supporte d’être plongée dans un bain d’azote liquide, à -196 degrés, et dont les déplacements, traduits en algorithmes, inspirent les ingénieurs dans l’élaboration des réseaux ferroviaires. L’idée ? Que le blob et sa gestion optimale de la mobilité apportent des solutions pour réduire l’empreinte carbone de nos infrastructures de communication. Encore mieux : l’entité, après avoir vieilli, peut rajeunir. Elle peut aussi se mettre en sommeil pendant des années ce qui la rend quasiment immortelle. Le fantasme de la fontaine de Jouvence à portée de microscope. Surtout, le blob fait l’objet d’expériences participatives. En 2021, le CNRS enrôlait 10’000 volontaires, notamment dans les écoles, pour observer les réactions de la chose au réchauffement climatique. Pendant que Thomas Pesquet l’embarquait dans l’espace pour étudier son comportement dans un milieu en apesanteur et sans atmosphère. L’astronaute et l’animal étaient revenus du voyage frais comme des gardons. Les enfants avaient adoré. Encore un exploit du blob : éveiller la jeunesse aux émerveillements de la science.

Les offres contenues dans les pages immobilières ne constituent pas des documents contractuels. L’éditeur décline toute responsabilité quant au contenu des articles. Toute reproduction même partielle des articles et illustrations parus dans ce numéro est interdite, sauf autorisation préalable et écrite de la rédaction.

Printemps 2023 1

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ÉDITO

6

CHRONIQUE

Do you speak Wall Street frangliche ?

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PRÉSENT

Docteure Blob

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SOCIÉTÉ

La chimie fait la danse de la pluie

24

STYLE

Cristina Celestino ose le ton

31

ABCDESIGN

Le fauteuil Barcelona

18

PAROLES

Emanuele Coccia, la philosophie dans le boudoir

32

ART

Yōkai, fais-moi peur !

LVX MAGAZINE 2 SOMMAIRE
(© PERRIER-JOUËT)
(Science History Images / Alamy Stock Photo) (Audrey Dussutour CRNS)
Richard Mosse 02 Mar 14 Jul 37-39 rue des Bains, Geneva varenne.art (© point-of-views.ch) )

38

VOCATION

C’est le peintre qui prend la mer

44

À Cuarnens, la vie de château ARCHITECTURE

52

HORLOGERIE

Designers du temps

58

TECHNOSOPHIE

ChatGPT, l’écriture automatique

62

JOUET

Le ciel est à vous

64

RÉGAL

Une bible pour la Suisse et ses délices

CORPS

68 Retrouver le sommeil

72

PAGES IMMOBILIÈRES

LVX MAGAZINE 4
(Keystone)
SOMMAIRE
(Antal Thoma) (Christophe Senehi)

L’EXCELLENCE DU SAVOIR-FAIRE JAPONAIS

LE NOUVEAU MAZDA CX-60

HYBRIDE RECHARGEABLE

Découvrez le concept japonais du Ma, qui célèbre la beauté et la sérénité d’un intérieur sobre, dans un habitacle où chaque élément de design a sa raison d’être. Des matériaux travaillés avec soin, comme le bois d’érable véritable, le cuir de qualité supérieure, les textiles japonais et les détails chromés, sont associés en parfaite harmonie dans un véhicule entièrement conçu autour de son conducteur. Si nous accordons autant de soin aux détails, imaginez les émotions que vous ressentirez au volant du nouveau Mazda CX-60. mazda.ch/cx-60

Mazda CX-60 e-Skyactiv PHEV 327 AWD, consommation 1,5 l + 23,0 kWh/100 km, CO2 33 g/km, efficacité énergétique D.
DRIVE TOGETHER

Do you speak Wall Street frangliche ?

Je crois pouvoir énoncer, sans grand risque de m’égarer, que les Anglo-Saxons sont de nos jours les grands winners du monde nouveau, car ils ont réussi, au fil du temps, à nous imposer de façon doucereuse ce mystérieux idiome nommé le franglais. « Donnez-moi madame s’il vous plaît du ketchup pour mon hamburger et du gazoline pour mon chopper », chantait

naguère William Sheller, qui ajoutait : « C’est une affaire de feeling ». Pardon mon affair , William, mais tu es damn right. Tu es le king. Hier, je soutenais mon équipe de foot préférée (vous notez ? Foot et non pas pied). Curieusement désormais je la « supporte ». Oui, car, causer français, pratiquer l’alexandrin et user de l’imparfait du subjonctif, c’est complètement outdated. Je

dirais même plus, c’est d’un ringard absolu. OK boomer! comme disent des affiches placardées dans le métro parisien : « Apprenez le Wall Street English », en fast learning bien sûr, dans le but de manager sa life, et de provoquer dans tous les cas un puissant cashflow. Passons du lose au win, devenons des business angels, des managers, des senior vipis , des CEOs (prononcer sihoz). Boostons nos carreer opportunities, que diable ! Fuck la routine ! Soyons overbookés… La vie, c’est win-win. Surtout quand on s’ouvre aux joies de l’open space et du coworking

Langage d’entreprise

Il faut admettre au passage que, depuis fort longtemps, l’entreprise est devenue le cheval de Troie du franglais. Lors de mon dernier call, on m’a imposé une deadline. Du coup, j’ai fait une to-do-list En fin de compte, on a fait un colunch pour booster le process et empowerer les teams. De toute manière, si on veut benchmarker, il faut d’abord brainstormer, c’est une évidence crystal clear. Si je souhaite par ailleurs gérer mon personal branding, je dois pratiquer assidument le team building, dans le dessein de devenir un peu plus corporate. Je ne dois pas hésiter par exemple à forwarder

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Par Christophe Bourseiller, comédien, journaliste et essayiste
CE MONDE M’ÉTONNE
(Nicolas Zentner)

un mail, s’il me semble utile au workshop

Il est même parfois nécessaire de switcher les points de vue. Open your mind! Mais un doute m’étreint. Qu’adviendrait-il si d’aventure je craquais nerveusement ?

Je n’aimerais, ni faire un burn-out, ni m’enfoncer dans un bore-out — c’est-à-dire une crise d’ennui — qui me ferait perdre mes skills et ferait chuter mes stats

Si maintenant je déplace le curseur, de l’entreprise vintage vers les start-up et l’univers du web, je m’aperçois que la victoire anglo-saxonne y est encore plus flagrante. Un simple abstract suffit. En un pitch comme en cent, si je n’use point de mots étatsuniens, je ne suis ni dans la cool attitude, ni dans la hype. Bref je suis complètement out. Je suis un has been, un loser, un no life. Bref, l’aurez-vous colligé ? Je suis mainstream, à ma plus grande honte. Le rouge me monte au front et je vais endurer un buzz négatif.

Souscrivons,

bon sang !

Je m’en vais donc évoquer doctement le big data, le bitcoin, la blockchain, le cloud qui, bien entendu, gère la supply chain, le cloud computing, et à l’évidence le QR Code, le crowdsourcing, sans oublier le crowdfunding. Ce mot, crowdfunding est particulièrement intéressant dans la mesure où je le trouve extrêmement laid, surtout quand on le prononce « à la française » : « crodefoundigne ». Et que désigne-t-il le crowdfunding ? Un financement participatif sur internet. Or, il existe un mot français qu’aucun internaute n’emploie curieusement jamais : la souscription. Ben oui, le crowdfunding, c’est une souscription. Mais soyons honnêtes. « Souscription », ça pue l’hospice. Alors que « crodefoundigne », au contraire, ça sent l’odeur spicy de la conquête spatiale. On se croirait dans un shuttle. On est boosté

Toujours dans le numérique, on parle beaucoup des followers sur les réseaux sociaux, mais aussi des hashtags et c’est tout un art de choisir le hashtag ad hoc. Pour ce faire, je vais browser l’open data, l’open source, le streaming, les podcasts et, bien entendu, le net. Il est vrai que sur le web, on tchatte énormément, mais pas toujours avec la tchatche. Naguère,

j’effectuais une recherche sur une personnalité historique, en feuilletant de lourdes et poussiéreuses encyclopédies dans la pénombre de bibliothèques semblables à des cathédrales douillettes. Aujourd’hui, la personnalité historique, oh pardon, le people, je le googlise Et si je suis un sale harceleur, je n’hésite pas à stalker ma victime. Pourquoi ? Because elle ne m’a pas accordé un date Hélas, ce ne sera jamais une fuck-friend Et je n’aurai jamais besoin de pimper notre relation, au moyen, par exemple, de sex

zapper ? Dans tous les cas, attention à l’ aquaplanning . C’est tout un art, en somme, de surfer sur la wave, à égale distance entre le feel good, l’infotainment et le news fishing, enfin je crois. Quoiqu’il en soit, un hit se doit d’être placé en prime time, ou à tout le moins en access prime time. Ma seule et unique crainte serait de devenir un jour addict aux news Bref, je me dois d’être aware

Hélas, l’awareness est un horizon lointain. Pour oser un jour espérer l’atteindre, je dois sans cesse m’updater, voire m’upgrader, dans le but bien légitime de caresser éternellement la vibe

Mais comment diantre pourrais-je m’upgrader ? En modifiant complètement mon dress code. La question du look devient en effet centrale. Blazer ou trenchcoat ? Mon cœur balance. Attention ! Je ne dois surtout pas m’habiller cheap Mais oserais-je un piercing, ou même un branding ? Je le confesse, j’ai du mal à me customiser, mais j’y travaille. Le tout, c’est de ne pas paraître borderline. Il y a ici comme un vrai challenge

Bataille perdue

toys. De toute façon, je préfère le cocooning. Et si je veux emmener ma sex partner en vacances, je peux soit opter pour un bed and breakfast, soit prendre le risque du woofing

Surfer sur la «wave»

L’important, sur les social networks c’est d’avoir des milliers, des millions de friends, asap, c’est-à-dire as soon as possible (aussitôt que possible). Et si on n’y parvient pas, gare au LOL, qui signifie laughing out loud (rire aux éclats).

Autrefois, j’écoutais mon idole à la radio. Aujourd’hui, je l’uploade en streaming sur mon smartphone, ce qui me permet de la stocker dans mon cloud en open data

N’est-ce pas bigrement flashy ?

Le journalisme est également quelque peu impacté. Si je décroche un scoop, je vais devoir en faire un push, pour qu’il devient une feature, voire une headline Mais comment vais-je dealer les fakes news ? Devrais-je tout bonnement les

Il serait tentant de conclure, sous la forme d’une punchline, que la langue de Rousseau et de Voltaire, c’est devenu garbage, bullshit et compagnie. Le français, est-ce désormais du spam et devrions-nous le larguer, un peu comme on largue un date peu kinky après l’avoir butterflyé ? Ceci pourrait constituer un bon sujet de conversation pour un brunch, précédant un shopping, et, pourquoi pas un brushing. Je profiterais de l’occasion pour dégoter un spot de fooding. Il est bon d’alterner : tantôt la junk food, tantôt la street food qui s’avère souvent beaucoup plus healthy. L’important, c’est la dimension finger licking

Hier, je faisais un tract pour appeler à une manif dans la rue. Aujourd’hui, je préviens mes followers que j’organise un flashmob dans le métavers. Et si vous ne me croyez pas, consultez une cellule de fact ckecking. Elle vous permettra de corriger votre storytelling, de cesser d’être un control freak, et de devenir tout à la fois un pure player et un coach woke. Et c’est ainsi qu’en douceur, les Anglo-Saxons ont gagné la battle du speak

7 Printemps 2023 CE MONDE M’ÉTONNE
« Hier, je faisais un tract pour appeler à une manif dans la rue. Aujourd’hui, je préviens mes followers que j’organise un flash-mob dans le métavers . »

DOCTEURE

BLOB

La biologiste française Audrey Dussutour a longtemps étudié les sociétés de fourmis. Elle s’intéresse désormais au blob, ce champignon gluant dépourvu de cerveau, mais à l’intelligence phénoménale. Son étude pourrait réduire l’empreinte carbone des réseaux de communication.

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Ci-dessus et page suivante : Audrey Dussutour. Le blob, un organisme unicellulaire fascinant vieux d’1 milliard d’années et qui prend toutes les formes. (CNRS)

Àpremière vue, il ressemble à des œufs brouillés un peu visqueux. Il n’a ni bouche ni estomac, mais 720 sexes. Certains n’hésitent pas à le qualifier de « génie sans cerveau », car même s’il ne possède pas cette masse nerveuse, il peut apprendre et sans doute mémoriser des informations. Depuis deux ans, le physarum polycephalum est surtout devenu l’objet d’un véritable culte, ses arborescences au tracé poétique se retrouvant jusque sur des t-shirts. Plus connu sous le nom de blob, cet organisme unicellulaire de la famille des myxomycètes (du grec « champignons

gluants ») a même redonné le goût des sciences aux enfants et suivi l’astronaute Thomas Pesquet dans l’espace à la fin de l’année 2021. Une renommée qu’il doit beaucoup à Audrey Dussutour, celle qui lui a offert son surnom inspiré d’un nanar des années 50 et qui l’ausculte depuis 2008.

Animal de compagnie

Directrice de recherche au centre de cognition animale du CNRS, à Toulouse, cette biologiste multiprimée a la passion contagieuse chaque fois qu’elle en parle. Et elle en parle beaucoup. Outre ses fonctions chronophages de chercheuse,

Audrey Dussutour s’est donné pour mission, bénévole, de faire de la médiation scientifique. Conférences dans les écoles, les maisons de retraite ou les prisons, tutos sur YouTube, elle partage inlassablement ses découvertes sur le blob, comme un humain évoquerait avec émerveillement la moindre prouesse de son animal de compagnie. Le tout avec une patience sans faille teintée d’un humour joyeux. « Je n’ai jamais autant appris que depuis que je fais de la communication scientifique, confie-t-elle d’ailleurs. Parce que régulièrement, je suis bloquée par certaines questions étranges, dont je n’ai

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pas les réponses, alors que je le devrais. Donc je retourne au labo fouiner dans la littérature. Et ces questions sans réponse sur le blob viennent souvent des enfants. »

Sa dernière colle ? Est-ce qu’un blob assoupi résiste à l’azote liquide ? « Je n’en avais aucune idée. Alors j’ai tenté l’expérience afin de pouvoir répondre en différé à cet enfant. J’ai appris que le blob résistait à l’azote liquide. C’est vrai qu’en dormance, il résiste à tout, mais quand même, il y a peu de choses qui résistent à -196 degrés. »

Restes d’alien

Après Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob, paru en poche (Éd. J’ai lu), Audrey Dussutour vient de publier Moi le blob (Éd. HumenSciences),

un ouvrage illustré par Simon Bailly, et destiné au public « qui lit le moins », les ados. Un bel objet pédagogique où la vie du blob ressemble à une épopée fantastique, à commencer par sa découverte. Si le physarum polycephalum est apparu il y a presque 1 milliard d’années, les naturalistes ne l’ont repéré qu’il y a trois siècles sous leurs pieds, longtemps sans réussir à le classer dans le monde vivant, alors divisé en deux catégories : animale et végétale.

Déjection de bestiole ? Éponge terrestre ? Champignon ? Toutes les spéculations ont été de mise. En 1990, les observations s’affinent et le blob échoit dans la bande des protistes : « Un groupe fourre-tout où se côtoient des espèces très différentes, telles que les algues rouges, les amibes

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Dans son laboratoire du centre de la cognition animale du CNRS à Toulouse, la chercheuse met le blob à l’épreuve. (CNRS)

mangeuses de cerveau naegleria fowleri, les levures de bière saccharomyces cerevisiae et le parasite responsable de la maladie du sommeil trypanosoma brucei », précise Audrey Dussutour dans l’ouvrage.

Le blob trouve enfin sa véritable famille en 2000, grâce à une autre chercheuse, celle des amibozoaires, qui regroupe 5000 espèces unicellulaires globalement inoffensives. Comme tout le règne du vivant, l’humanité et le blob partagent même un ancêtre commun prénommé LUCA, pour last universal common ancestor : le dernier ancêtre commun universel, vieux de presque 4 milliards d’années.

Après son observation dans un jardin texan, en 1973, le blob passe pour des restes d’un alien. The Washington Post

publie un article. Au Japon, à la même époque, l’empereur Hirohito, passionné de myxomycètes depuis des décennies, lui a déjà consacré un ouvrage savant. En 1987, le chercheur Toshiyuki Nakagaki, autre sommité du blob, le soumet aussi à ses premiers tests de QI. Avant qu’Audrey Dussutour ne soit à son tour contaminée par cette curiosité inconditionnelle pour l’organisme unicellulaire

Jeunesse éternelle

Dans les sous-bois et l’ombre des jardins, son biotope favori, la créature visqueuse, dont l’objectif premier est de se reproduire, peut atteindre jusqu’à 10 mètres carrés, tandis que ses déchets améliorent la fertilité́ des sols. En laboratoire, l’éthologiste poursuit ses recherches en

soumettant le blob à toutes les péripéties. Dernièrement, elle a découvert ses fascinantes capacités liées au vieillissement. « On a démontré que le blob, après avoir vieilli, était capable de réjuvénation, détaille-t-elle. On a aussi montré qu’un blob âgé, en fusionnant avec un jeune blob, peut récupérer sa jeunesse. C’est assez incroyable. »

La chercheuse s’est également attelée à un projet lié à la réduction de l’empreinte carbone des réseaux de communication, en s’en remettant à l’intelligence du blob pour trouver des solutions moins énergivores. « Mon collègue Toshiyuki Nakagaki a démontré que le blob pouvait mieux optimiser des réseaux ferroviaires que des ingénieurs, et nous demandons de nouveau au blob de prédire des

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Le blob, «un génie sans cerveau » qui n’a ni bouche ni estomac, mais 720 sexes.

(STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

chemins optimisés, en lui soumettant des parcours avec obstacles. Le but étant de traduire son comportement en algorithme, afin de pouvoir ensuite produire des solutions. » Audrey Dussutour avait d’ailleurs déjà excellé en modélisant des « algorithmes fourmis », étudiant cette fois la faculté des insectes à ne jamais provoquer d’embouteillage, même à des densités d’individus très élevées. « C’est un peu la même thématique qu’avec le blob, poursuit-elle, car ce sont des organismes qui ont en commun ce qu’on appelle une résolution distribuée des problèmes : il n’y a pas de contrôle centralisé. Chez la fourmi, cela repose sur l’intelligence collective et la solution émerge du groupe. Chez le blob, qui n’a pas de cerveau, c’est un peu le même système. C’est comme une colonie géante de noyaux. » Résultat ? Une adaptation continuelle avec la faculté de toujours trouver les solutions optimales.

Passion fourmi

La passion de la nature est venue tôt chez la biologiste, élevée dans une maison de l’Aveyron pleine d’animaux. « C’était une vraie ménagerie chez moi. Nous avions des hérissons apprivoisés, des chèvres, des brebis, des hamsters… et j’aimais déjà beaucoup les insectes, notamment les grillons, que je trouvais magnifiques. J’ai très vite compris qu’ils étaient cannibales quand on les mettait ensemble. » Durant ses études supérieures, elle se spécialise d’abord dans le fonctionnement des abeilles, avant de découvrir qu’elle est allergique à leurs piqûres et qu’un choc anaphylactique pourrait lui être fatal. Elle étudie finalement les fourmis, ses premières amours, auxquelles elle a également consacré un récent essai, avec le chercheur en neuroéthologie Antoine Wystrach : L’Odyssée des fourmis (Éd. Grasset).

Capables d’engendrer de l’ordre dans le désordre, ces petits insectes semblent fasciner les non-initiés, autant que le blob. « On aime souvent comparer les sociétés de fourmis aux sociétés humaines, mais en réalité, on devrait les comparer à une cellule familiale, puisqu’une colonie est une famille, avec la reine qui est la mère de toutes les fourmis, analyse la biologiste. Et ces fourmis ont un but commun qui est la survie de la colonie, avec beaucoup d’altruisme et de sacrifices. Or, les sociétés humaines n’ont pas vraiment cet objectif. »

Le réchauffement climatique en imposera-t-il un ? Spécialiste de l’étude du comportement animal à travers l’éthologie, Audrey Dussutour se trouve aux premières loges pour constater les déséquilibres de plus en plus alarmants de la nature. À commencer par la prolifération de fourmis inédites en Europe qui n’assurent pas les mêmes fonctions que les autochtones, et parfois les anéantissent. Ainsi, après la fourmi d’Argentine, l’apparition récente de la fourmi électrique, inquiète. Par souci de sensibilisation, la chercheuse s’est lancée dans un énième projet citoyen avec le blob, en fournissant à 10’000 volontaires deux espèces du spécimen, l’une résistante à la chaleur, l’autre non : « L’idée était de montrer que la perte d’une espèce a une influence sur l’autre espèce, et que c’est tout l’écosystème qu’il faut protéger. Je trouve que ça a pas mal marché. Les gens devaient chauffer les blobs pour simuler des vagues de chaleur. Ils ont vu la souffrance de l’organisme, et les méfaits de ces changements de température. » Le blob ? Pas de cerveau, mais un sacré sens du devoir. Comme sa maîtresse.

« Moi le blob », 2022, Éd. HumenSciences, 248 pages

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PRÉSENT

La chimie fait la danse de la pluie

pour faire pleuvoir. Une solution aussi inquiétante que la sécheresse.

Météo Suisse en est certaine : « La période allant de mai à mi-août 2022 a régionalement été la plus sèche des 140 dernières années en Suisse. Il manque l’équivalent de presque deux mois d’été normaux de pluie en Suisse romande. La normalisation pourrait prendre des mois. » Telle était la teneur d’un communiqué publié le 16 août 2022. Année après année, il pleut de moins en moins en Europe, notamment au printemps et en été, affectant l’agriculture, la vigne, l’élevage, mais aussi le tourisme et parfois, notamment en

Grande-Bretagne ou en France, l’alimentation en eau potable des foyers.

Argent, sodium et acétone Faudra-t-il recourir un jour sur le Vieux-Continent à certaines méthodes employées ailleurs pour faire pleuvoir ? On ne l’espère pas, tant ces expériences pour provoquer la pluie font froid dans le dos. Car après avoir si profondément détraqué le climat, au point qu’il ne pleut plus ici et bien trop abondamment ailleurs, nous sommes en train de jouer aux apprentis sorciers en lançant des expérimentations grandeur nature pour

provoquer l’acte de pleuvoir partout à travers le monde, ou presque. En Afrique, un pays aussi pauvre que le Niger, où la sécheresse chronique provoque de graves crises alimentaires, on tente de faire pleuvoir par les miracles de la chimie. La technologie dite des « pluies provoquées » consiste à introduire, à l’aide d’un avion, des produits dans les nuages. On parle notamment d’un mélange d’argent, de sodium et d’acétone. Interrogé par le quotidien français Le Monde, Katiellou Gaptia Lawan, directeur de la météorologie nigérienne qui pilote l’opération avec le consortium

LVX MAGAZINE 16 SOCIÉTÉ
Il ne pleut plus ? Allons ensemencer les nuages… À travers le monde, notamment en Chine, des produits chimiques sont largués dans le ciel

chimique est la même. En Iran, aux ÉtatsUnis, à Singapour, en Chine, ce sont des roquettes remplies d’iodure d’argent ou d’azote liquide qui sont tirées en direction des nuages afin de provoquer, en réaction, des changements de phase au sein des gouttelettes d’eau qu’ils contiennent. L’idée est de faire pleuvoir plus que ce qu’il pleut, voire de faire pleuvoir tout court. Les Émirats arabes unis sont l’un des pays les plus secs du monde : la pluviométrie annuelle y est en moyenne de 120 ml, contre 1470 en Suisse. Dès le début des années 2000, les autorités ont commencé à aller titiller les nuages à l’aide d’avions. « Il peut arriver qu’il ne tombe, sous forme de précipitations, que 40 à 50% du potentiel de

mélange de chlorure de potassium (70% de la composition), chlorure de sodium, magnésium et d’autres matières, essentiellement du sel. « Ces sels capturent l’humidité, augmentent sa concentration et forment une poche de pluie qui se perce et se transforme en précipitations », ajoute Omar Aly Azeedi.

Arme de guerre

C’est en Chine que les opérations prennent le plus d’ampleur, et ce depuis des années. Le gouvernement a estimé se donner jusqu’à 2025 pour être capable de contrôler la météo sur la moitié de son territoire. Soit 5,5 millions de kilomètres carrés couverts. La Chine, depuis la fin des années 2010, investit des centaines de millions d’euros dans

? Certainement pas. Quant aux précipitations ? Provoquées ou pas par des solutions chimiques, cellesci ne sont pas infinies. Faire pleuvoir ici entraîne qu’il ne pleuvra pas ailleurs. On n’imagine pas les conséquences à moyen terme de cette autre maîtrise du ciel. Priver un pays ennemi de pluies ; au contraire, déclencher sur son territoire des trombes d’eau. On le sait, l’eau constituera la principale ressource pour laquelle l’humanité risque de s’affronter dans les décennies à venir. L’eau qui reste à la surface du globe, synonyme de vie ou de mort ; l’eau des océans qui délimite des frontières cache d’autres ressources en profondeur. Mais aussi, désormais, l’eau qui tombe, ou pas, du ciel.

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( © PERRIER-JOUËT)

EMANUELE COCCIA, LA PHILOSOPHIE

Brillantissime et décomplexé, le philosophe italien a choqué ses étudiants à Harvard en leur proposant un séminaire sur la mode. Il en a tiré un livre, coécrit avec Alessandro Michele, l’ancien directeur artistique de Gucci, qui sortira cette année en plusieurs langues. Ce semestre, Emanuele Coccia donne un cours sur l’amour à l’Institut national de l’histoire de l’art à Paris, où il nous reçoit, dans son bureau.

PAROLES

Comment abordez-vous la question de l’amour dans votre cours ?

J’ai commencé par la question de la famille. Comment l’amour définit-il la structure sociale ? Je fais des recherches sur ce qu’a été la famille, mais surtout ce qu’elle pourrait être. Historiquement, toute l’organisation sociale s’est faite autour de la transmission filiale du patrimoine, qui passait de père en fils. C’est l’une des raisons de la domination masculine. Il est compliqué aujourd’hui d’imaginer quelque chose de différent, qui s’éloignerait de ce modèle. Comment inventer un rapport érotique de la parentalité, par exemple, libre du modèle traditionnel ?

Un modèle érotique de la parentalité ?

Oui, à partir des années 80, les couples se sont libérés de cette double injonction patrimoniale et parentale. Personne, désormais, ne se met en couple pour transmettre un patrimoine ou se reproduire, mais bien parce qu’il est amoureux. Ce que la sociologie a appelé la « relation pure » et qui rend effectivement les relations amoureuses bien plus fragiles, l’amour étant désormais le seul socle. Les homosexuels ont été les premiers à élaborer ce modèle. La plupart des relations hétérosexuelles sont fondées sur un modèle homosexuel, sans qu’on le sache forcément. En revanche, dès que la notion de parentalité apparaît dans un couple, on revient à des modèles archi-traditionnels. On n’arrive pas à imaginer un mode de parentalité autre, à structurer d’une manière institutionnelle une parentalité différente. Même la parentalité homosexuelle reste très traditionnelle, monogamique.

Vous mentionnez, dans votre tribune du journal « Libération », votre mère née en 1952. Avez-vous grandi dans un environnement familial traditionnel ?

Ma mère avait clairement le pouvoir à la maison, c’est elle qui dominait. Elle avait décidé d’envoyer ma sœur dans un lycée classique d’élite où l’on apprenait le grec et le latin. Quant à mon frère et moi, elle nous a dit qu’on serait incapables d’aller à l’université, il valait mieux qu’on apprenne un métier. Pourtant elle était institutrice dans notre école ; elle voyait bien qu’on était brillants.

C’est comme ça que vous vous êtes retrouvés dans un lycée agricole, perdu en pleine campagne ?

Oui, j’ai choisi d’étudier les plantes, car je ne voyais pas l’intérêt d’étudier l’âme humaine. Les non-humains me paraissaient bien plus intéressants. Au départ, je n’aimais pas forcément la nature, mais après cinq ans d’études, oui, j’ai appris à l’aimer. Cela m’a valu d’être déclaré inapte au service militaire en Italie. L’examinateur m’a demandé si j’aimais ma mère. Quand je lui ai répondu que non, il devait déjà me trouver suspect, mais lorsqu’il m’a demandé si j’aimais les fleurs et que je lui ai répondu oui…, il ne faisait aucun doute à ses yeux que j’étais homosexuel et il m’a recalé !

Heureusement, les choses ont bien évolué depuis ! Adolescent, aimiez-vous déjà la mode ?

Non. La région où j’ai grandi en Italie est connue pour son

savoir-faire dans le domaine de la chaussure, notamment pour la haute couture. Une des branches de la famille de ma mère y a toujours travaillé. Mon grand-père s’y était essayé, mais il a échoué. Il est devenu instituteur à la place, en élevant tous ses enfants dans le mépris le plus absolu de la mode. Chez nous, un habit griffé était le mal incarné !

Ironie de l’histoire, vous écrivez maintenant sur la mode et allez bientôt sortir un livre avec Alessandro Michele, l’ancien directeur artistique de Gucci.

Oui, ma mère m’a dit : « Tu n’iras pas à l’université », donc je suis devenu prof de fac. Idem pour la mode, quand je suis allé regarder de ce côté, je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout cette horreur qu’on m’avait défendu d’approcher, que

c’était même un sujet intéressant… À mon arrivée à Paris, je suis devenu proche du créateur Azzedine Alaïa et de sa collaboratrice Carla Sozzani.

Comment les avez-vous rencontrés ?

Azzedine avait demandé à un ami commun de lui présenter les trois ou quatre jeunes les plus intéressants de Paris. L’artiste Camille Henrot, le philosophe Tristan Garcia et moi-même avons été convoqués. Nous avons dîné dans la cuisine d’Azzedine qui était d’une sympathie incroyable. Carla Sozzani est arrivée le soir même et nous sommes devenus immédiatement proches. Tous les deux ont énormément compté pour moi. C’est grâce à Azzedine que j’ai pu porter un nouveau regard sur la mode en l’observant de l’intérieur. Rencontrer les acteurs de ce milieu efface les préjugés que même ceux qui écrivent sur la mode ne peuvent s’empêcher d’avoir. Cela a été décisif pour moi : depuis, la mode est l’un de mes plus grands centres d’intérêt. D’ailleurs, j’ai appelé ma fille Colette pour pouvoir l’appeler Coco comme Chanel qui s’appelait en fait Gabrielle. L’abréviation de Colette c’est Coco. Je l’appelle ainsi.

Pourquoi Coco Chanel ?

Parce qu’elle représente la femme libre par excellence ! Elle a fondé la mode moderne avec l’idée de l’autonomie féminine. Elle a collaboré avec les nazis, certes, mais c’était une personnalité incroyable.

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Est-ce grâce à Azzedine Alaïa que vous avez rencontré l’artiste Adel Abdessemed ?

Non, Adel a lu mon livre La Vie sensible et il a commencé à m’appeler. Ne le connaissant pas, je ne lui répondais pas. Quelqu’un m’a dit qu’il était un artiste très important et que je devrais absolument le rencontrer. Ce que j’ai fait et nous nous sommes beaucoup vus à une époque. Je lui dois, entre autres choses, le fait d’avoir commencé à écrire, à travailler et à discuter avec les artistes. Un dialogue que je poursuis actuellement avec Pierre Huygues et Phillipe Parreno. C’est grâce à Adel et aux artistes que j’ai commencé à organiser des expositions. Mon job consiste presque plus à travailler pour l’art et dans l’art qu’à donner des cours à la fac. Une fois que vous avez connu la liberté, l’imagination du milieu de l’art, c’est compliqué de rester à l’université, de rester dans un monde qui vient du XIXe siècle.

Dans quel sens ?

En France, les sciences humaines ont toujours été du côté de la réaction. Elles n’ont jamais accepté ni la modernité ni le contemporain. On y éduque les étudiants avec l’idée qu’accepter la réalité telle qu’elle est trahit un manque de pensée. On leur fait croire qu’il suffit de dire non au réel pour pouvoir commencer à penser. Les universités n’arrivent pas à être de leur temps. Ce préjugé du fait que la parole prime sur l’image contribue à produire une sorte d’analphabétisation hallucinante de l’image. Plus personne ne connaît l’histoire de la photo, du cinéma, ni ce que cela signifie de produire un message par l’image. Alors que notre culture contemporaine passe par elle.

Avant cela, vous avez étudié la philosophie et la théologie médiévale. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir ces champs d’études ?

J’ai décidé d’étudier la philosophie parce que ce n’est pas une discipline, mais juste une manière de dire « je m’intéresse à tout et je dois tout étudier », tout en sachant que je n’y arriverai jamais. Le mot philosophe signifie cela : que vous resterez toujours un amateur, sans jamais atteindre la connaissance totale d’un savoir. C’est une relation au savoir qui passe par le désir et non par un maître, une méthode, une transmission… Ce qui vous rend à la fois libre et esclave. C’est comme une passion amoureuse… déchaînée… La philosophie est un état obsessionnel du savoir dont il est impossible de se libérer.

Et votre intérêt pour le Moyen Âge ?

J’étais tombé amoureux d’un poème médiéval italien, Donna me prega, écrit par Le Cavalcanti, un contemporain de Dante. On disait ce poème influencé par l’averroïsme. Comme je voulais absolument le comprendre, j’ai commencé à étudier l’averroïsme et j’ai fini par faire une thèse sur Averroès. J’ai enchaîné avec un doctorat en paléographie médiévale (l’étude de manuscrits, ndlr) parce qu’il est impossible d’étudier la philosophie médiévale sans connaître la théologie. Ma famille étant très catholique, c’était une manière de déconstruire un peu ce passé qui est aussi, en partie, celui de la culture italienne. Le plus intéressant

avec la théologie médiévale, c’est son côté science-fiction. Les gens croient qu’il y a un morceau de pain – que jamais personne n’appelle ainsi – qui se transforme en la chair d’un homme mort, chair qu’ils mangent chaque dimanche. Sans parler des êtres ailés qui volent partout… En fait, tout cela c’est de la BD. C’était plus marrant pour moi de faire de la philosophie où les gens posaient des questions totalement absurdes que d’étudier des périodes qui s’interrogeaient sur la raison humaine, la nature de l’homme, etc. Ce surréalisme métaphysique m’a passionné et me passionne encore parce qu’il est très éloigné de notre monde. Cette distance sidérale par rapport à l’expérience commune me plaît énormément.

En quoi cette théologie est-elle si éloignée de nos préoccupations actuelles ?

On a coutume de dire que la théologie médiévale a fondé le monde auquel nous appartenons. Je n’y crois pas, même s’il y a des filiations ponctuelles. Notre monde est également une science-fiction, mais une version très différente. Comprendre le monde dans lequel nous sommes comme si nous avions été catapultés sur une planète totalement différente et que nous serions là comme Adam et Eve, à nommer les choses qui nous entourent et à mourir en avalant un fruit empoisonné, ça n’a plus rien à voir avec le christianisme. Le Dieu de la Création, aujourd’hui, n’a plus aucun sens. Qui pourrait encore croire à la résurrection des morts ?

En Inde, l’idée de réincarnation reste pourtant un pilier de la société.

Penser la réincarnation nous semble plus logique, l’écologie d’ailleurs nous y invite. Mais pas la résurrection qui dit : « Vous mourez et vous reprenez le même corps que vous habitiez ». Cette idée que votre âme entretient une relation éternelle avec votre corps est complètement folle. En cela, la résurrection est un drôle de mythe. Claude Lévi-Strauss disait que pour comprendre un mythe, il fallait identifier de quel autre il en était la transformation. Dans le cas de la résurrection, le christianisme confirme cette idée. Elle est la modification de la théorie juive de la réincarnation qui prévalait dans l’Antiquité autour de la Méditerranée. Elle offre la possibilité de se réincarner une seule fois et uniquement dans la chair humaine – pas dans celle des animaux – qui était la vôtre avant de mourir. Il y a une relation d’intimité forte entre l’âme et le corps. De fait, le christianisme a fondé cette idée inconsciente qu’il y aurait une distinction charnelle abyssale entre les humains et les non-humains. Ce qui les différencie, ce n’est pas l’âme, mais la chair. La chair des plantes et des animaux ne peut pas ressusciter. Vous pouvez la jeter, la manger, bref en faire ce que vous voulez. Leur corps n’est pas sacré, leur chair n’est pas sacrée. Alors qu’en Inde, ou dans n’importe quel autre contexte qui accepte la réincarnation, il est interdit de consommer de la viande animale, car elle contient des traces d’humanité. Il n’y a pas de barrière, d’abîme, entre l’humain et l’animal.

Avec votre frère jumeau disparu il y a vingt ans, vous jouiez à reconnaître le visage de l’un et de l’autre sur une photo

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accrochée chez vos parents. Souvent, vous n’arriviez pas à vous distinguer. Dans votre dernier livre, Philosophie de la maison, vous racontez être retombé sur cette image et qu’elle mettait en exergue votre deuil impossible…

Le deuil est une chose étrange, on ne le thématise pas. La philosophe Vinciane

Despret a écrit un livre magnifique, Au bonheur des morts, dans lequel elle fait cette remarque très juste : on n’a plus de rites en Europe depuis que le christianisme est en perte de vitesse. Sans mythe, chacun doit donc inventer sa propre ritualité. Et la chose dont elle s’est aperçue, c’est que le rapport aux morts s’est intensifié. Une fois que la personne aimée n’est plus là, vous entretenez avec elle un rapport quotidien qui fait que sa présence ne s’efface pas. Au contraire, elle devient même plus importante qu’avant. Le rapport avec les morts qui nous sont chers, c’est quelque chose qui nous accompagne. J’ai fait le deuil de mon frère parce que cela remonte à vingt ans. Et c’est vrai qu’il y a cet accompagnement, que nos disparus sont toujours présents, d’une manière ou d’une autre, davantage que ce que l’on pourrait imaginer ou qu’on serait prêts à avouer. Parce qu’on ne dit pas qu’on parle avec les morts, sinon ce serait considéré comme inquiétant. Alors qu’en fait tout le monde le fait, tout le temps !

Vous évoquez aussi sa mémoire en faisant un lien entre la gémellité et la maison. Pourriez-vous nous l’expliquer ?

Pour moi, la maison était mon frère, c’était l’espace où habitait Matteo. Au fond, ma véritable famille était mon frère et rentrer à la maison était la meilleure façon de le retrouver. Je n’aimais pas mes parents que je considérais plutôt comme ceux de mon frère, comme s’ils appartenaient à un deuxième cercle d’intimité !

C’est comme si vous étiez une structure au sein de la structure avec votre frère ?

Oui, il y avait lui, puis les autres. En fait, j’ai l’impression que la maison ou l’appartement, quel qu’il soit, produit une espèce de rapport de gémellité entre les conjoints ou les personnes et les choses qui y cohabitent. Comme si, au fond,

toute maison recelait une espèce de radioactivité gémellaire et que partager un espace avec quelqu’un conduisait à un échange, une transformation transgénique qui fait que vous finissez plus ou moins par avoir les mêmes gênes…

Vivre avec quelqu’un, ce serait donc devenir son jumeau ?

Oui, c’est hallucinant. Regardez les couples : l’homme et la femme deviennent une seule et même chose. La définition du mariage est en cela assez intéressante. Du point de vue juridique romain, il s’agit de produire une seule vie. De faire de deux vies une seule.

Dès que vous tombez amoureux, vous avez apparemment une tendance « quasi pathologique » (ce sont vos mots) à vous identifier à l’objet de votre amour ? C’est compliqué, en effet, quand on a cette tendance-là. Croire qu’on ne peut comprendre l’autre qu’en devenant son jumeau ou sa jumelle. Mais chaque acte véritable d’amour relève un peu de cet ordre-là, non ? Pour Freud, aimer quelqu’un signifie s’identifier à lui – que l’on a, d’une certaine façon, sculpté en son âme l’image de la personne aimée. Selon lui, le surmoi se produit à partir de cette identification. Ce qui fait de tout acte d’amour un acte d’aliénation, une perte de soi. Cela l’amène à dire qu’un chagrin d’amour peut provoquer une tendance suicidaire, qu’il appelle la mélancolie, où l’on aurait tendance à se rabaisser, parce qu’on aurait intériorisé la personne aimée. Une fois celle-ci partie, la disparition de l’autre devient une disparition de soimême et la haine que l’on porte à l’autre…

… se retourne contre soi. Sa découverte qu’il étend ensuite à toute chose ? En faisant de l’amour le fondement de toute l’anthropologie contemporaine, Freud est la personne la plus radicale de la modernité. Pour lui, on devient sujet quand on aime. Cela sous-entend penser une subjectivité de soi comme étant très fragile, parce que dès lors que vous n’aimez pas, vous n’avez plus de subjectivité. Si vous n’arrivez pas à aimer quelque chose dans le monde, vous vous effondrez.

Si on devient le jumeau de l’autre en tombant amoureux, que devient l’altérité ?

Cette altérité à l’envers est justement le problème. Quand on devient le jumeau de l’autre, on ne sait plus qui l’on est, ni ce que l’on fait…

Parce que l’amour sous-entend une distance quand même, non ?

Oui, oui, c’est pour ça que je parlais de pathologie (rires)

Ce n’est pas un peu fort comme mot, pathologie ?

C’est très compliqué l’amour ! Toute la littérature ne parle que de sa difficulté !

Ne nous aurait-t-elle pas d’ailleurs conditionnés à percevoir l’amour comme étant forcément malheureux ?

Certes, dès le Moyen Âge, on trouve des romans ou des poèmes d’amour sur la mort de la femme ou son assassinat. Que ce soit chez Pétrarque, Goethe ou Proust, la femme est condamnée à mourir. Un miroir de la domination masculine. Le problème est que pendant des siècles, l’amour était une expérience extraconjugale, qui n’était pas destinée à être institutionnalisée. La domination masculine s’est fondée sur des contraintes matérielles également, donc ce n’est pas qu’une question culturelle. La femme n’était pas libre d’aimer. Ces romans qui nous frappent par l’esprit de toute-puissance des hommes étaient au fond le reflet d’une société dans laquelle la femme libre était soit vouée à la mort, soit au sacrifice, car il n’y avait pas de place pour sa liberté.

Maintenant que les femmes commencent à peine à trouver leur place, on entend que les hommes auraient du mal à trouver la leur…

Dans les années 90, la sociologie avait déjà prévu les féminicides dans le sens d’une réaction. Les femmes ne sont pas encore libérées, donc le combat reste d’actualité. Par ailleurs, la réflexion manque dès qu’il s’agit d’imaginer une société post-patriarcale. À quoi ressemblerait une relation amoureuse sans aucune domination ? Serait-ce une

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relation monogamique ou pas ? La monogamie est-elle liée au patriarcat ? Quelle forme prend-elle quand elle n’est plus liée à la domination d’un genre sur l’autre ? Ces questions se posent davantage après #MeToo, notamment aux ÉtatsUnis où toute une génération de chercheuses travaille sur l’ambiguïté du sexe, mais cela reste compliqué… De son côté, la communauté homosexuelle masculine a repensé une relation matrimoniale qui n’est plus basée sur la monogamie.

Et dans le monde hétérosexuel ?

La monogamie reste un modèle très classique, où la relation amoureuse est

pensée comme fondée sur la relation sexuelle. Et à l’inverse, celle-ci est encore envisagée comme étant liée à une relation amoureuse. D’où la difficulté de libérer la relation sexuelle de ce schéma. Le mode hétérosexuel reste majoritaire et hégémonique, être en couple signifie empêcher l’autre d’avoir des relations sexuelles ailleurs.

Votre nouveau champ de recherche semble être l’amour. Est-ce le sujet de votre prochain livre ?

Oui, mais je ne sais pas si j’arriverai à écrire sur ce sujet, parce que c’est très compliqué : il n’y a pas de matériel. J’ai

commencé à lire des romans écrits par des femmes de 30 ou 40 ans pour avoir des exemples : ce sont surtout des amours très toxiques.

Il faut vous mettre à la recherche appliquée, aux travaux pratiques… Je l’ai fait, mais cela ne mène pas très loin… De toute façon, cela ne fonctionne pas très bien à la première personne… L’expérience des autres m’est nécessaire pour écrire.

« Philosophie de la maison, l’espace domestique et le bonheur », Emanuele Coccia, 2021, Éd. Rivages, 150 pages.

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(Say Who / Valentin Le Cron)

CRISTINA CELESTINO OSE LE TON

Inspirée par le design apparu entre les années 30 et 80, la designer et architecte d’intérieur de Pordenone aime les objets et les environnements pastel. Rencontre avec un esprit libre et original, digne héritière de l’élégance italienne.  Par

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Elle est une femme particulière, aux goûts certains, aux toiles de fond variées et à l’expérience éclectique. Les couleurs pastel qu’elle affectionne pourraient apparenter Cristina Celestino à India Mahdavi, une grande de l’architecture d’intérieur que la designer italienne, née dans la ville de Pordenone, au nord de l’Italie, admire.

Étudiante à la Faculté d’architecture de l’Université de Venise, dont elle est diplômée, Cristina Celestino se découvre alors un penchant pour le design d’intérieur. « Les deux activités sont liées, je ne pourrais pas les séparer. Pour moi, l’architecture et l’architecture d’intérieur sont spéculaires, se reflètent l’une l’autre comme dans un miroir. J’aime étudier et approfondir les questions du design du siècle

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Page précédente : La collection « Frisée », dessinée pour l’éditeur de meubles Billiani. (Mattia Balsamini Studio) Ci-dessus : Les carreaux en terre cuite « Illusione». Un jeu d’optique pour la maison Fornace Brioni. (Mattia Balsamini Studio)
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Cristina Celestino dans son studio de Milan. (Davide Lovatti)
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Page suivante : Une chambre de l’hôtel Palazzo Avino à Ravello, décorée par la designer italienne. (Davide Lovatti)

dernier en mettant l’accent sur la production apparue entre les années 30 et 80. Ces périodes témoignent de grands bouleversements et de changements culturels qui ont amené à la création de chefsd’œuvre de la part de designers connus et moins connus », explique celle qui a redessiné les boutiques Fendi et celles du chausseur haut de gamme Sergio Rossi.

Signes de la nature

Son parcours démarre en 2005. Entrepreneuse, elle crée Attico Design six ans plus tard, en 2011, avant de devenir indépendante en 2013, dans la ville sacrée du design italien, Milan, sous l’égide de Cristina Celestino Studio. Depuis lors, elle apporte sa patte reconnaissable entre toutes à des hôtels, à des appartements pour des clients privilégiés, à des boutiques ou encore à la maison italienne de céramique artisanale Fornace Brioni, pour qui elle compose depuis

cinq ans des carreaux ou des objets de décoration tels que des vases ou des structures décoratives aux dessins particuliers. « C’est une marque historique, certes, mais qui regarde constamment vers l’avenir. Qu’il s’agisse de décoration ou d’architecture d’intérieur, ma démarche en termes de projets est toujours la même. La recherche, l’intuition et ma capacité innée à marier les genres et les époques sont caractéristiques de cette approche. » Son inspiration ? « Le monde tout entier. Il est représentatif des innombrables activités sensibles et émotionnelles dont est capable chaque être humain. Mais il est difficile pour moi de faire des distinctions. Mon inspiration provient de pensées, de mouvances, de l’histoire, mais aussi de dialogues et du fruit de longues pérégrinations personnelles. Les signes de la nature exotique et sauvage m’émeuvent particulièrement. J’y ressens comme une force qui me pousse à revenir à quelque

chose d’ancestral. Les histoires humaines liées à un certain type d’artisanat me touchent également, tout comme les savoir-faire qui disparaissent. »

Création libre

Si l’exploration des territoires, la géométrie, la nature et les monuments historiques servent, parmi tant de choses, de point de départ à sa création, Cristina Celestino opère librement, sans contraintes. « Comme ma fille Bianca qui a 9 ans : un esprit libre et original. » Lorsqu’il s’agit de réinterpréter l’identité d’une marque, elle ne se laisse ni enfermer dans les carcans académiques ni emporter par ses goûts personnels. « Les directions créatives que je prends, comme pour Fornace Brioni ou Billiani, suivent une ligne dictée par l’association instaurée entre la maison en question et moi. À la base, il y a une stratégie partagée que l’on revisite tous les six mois, afin de rester

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Ci-dessus et page suivante : Le motif « Boboli» pour la maison Fornace Brioni avec qui Cristina Celestino travaille depuis cinq ans. (Mattia Balsamini Studio)

Dans le studio de la designer. Sur et autour de la table « Caryllon » éditée par Thonet, quelques-unes de ses créations : les chaises « Frisée », le vase en marbre « Lollo » et la coupe en verre « Parure » (Davide Lovatti Studio)

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réactifs sur le marché et de s’adapter aux exigences commerciales des entreprises. Parfois, il faut faire des compromis bien sûr, mais la plupart du temps, les produits créés sont les résultats de longues réflexions, de discussions sur les matériaux et des échanges avec les artisans qui fabriquent les objets décoratifs et les pièces de mobilier. Nous accomplissons un grand travail collectif. Pas besoin de consulter des machines pour y arriver. »

Modernisme brésilien

Cristina Celestino est attentive aux détails, aux couleurs, à l’harmonie. Dans sa recherche en vue d’un projet, elle provoque des rencontres chromatiques inattendues et tend à délimiter des espaces de travail bien personnels. « Plus que de parler de style ou des caractéristiques qui me distingueraient, je dirais que chaque projet ou objet résulte toujours d’un travail en soi qui suit son propre chemin, d’un échange avec le client dont les idées passent au filtre de mon histoire et de mon expérience personnelle. » Une manière de réinterpréter le projet qu’elle a en mains, à l’instar de sa dernière réalisation, qui la passionne : « Le flagship store de Sergio Rossi sur la via della Spiga à Milan m’a énormément plu. Tout comme mon travail réalisé avec Giovanni di Maio sur les céramiques ou encore les ameublements dessinés pour l’éditeur de design brésilien Etel qui revisitent le modernisme brésilien en suivant le parcours des traditions, des migrations culturelles et esthétiques. Tous ces projets sont si différents. Mais chacun m’ouvre un nouvel univers fascinant. »

De haut en bas : Une mosaïque de coquilles en terre cuite créée pour Fornace Brioni. «Capriccio», un design inspiré des années 80 pour le même éditeur. (Mattia Balsamini Studio)

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« Earring Table », table basse en marbre pour la collection Fendi Casa. (Cristina Celestino)

Le fauteuil Barcelona

Il appartient à ces sièges reconnaissables au premier coup d’œil. Créé en 1929 par Ludwig Mies van der Rohe et Lilly Reich pour le pavillon allemand de l’Exposition internationale de Barcelone, ce fauteuil est en fait un trône.

Par Marine Cartier

Leçon du Bauhaus

Architecte et designer allemand, Ludwig Mies van der Rohe crée, avec Lilly Reich, ce fauteuil une année avant de prendre la direction du Bauhaus à Dessau, l’école d’art décoratif fondée en 1919 par Walter Gropius. En conflit avec le gouvernement nazi qui fait fermer l’institution en 1933, il s’exile en 1938 aux États-Unis, où il va mener l’essentiel de sa carrière jusqu’à sa mort en 1969.

Symbole du pouvoir

Ses pieds incurvés en forme de « X » rappellent ceux des sièges curules sur lesquels les hauts dignitaires de la Rome antique gouvernaient l’empire. Une citation qui affirme le statut symbolique de ce fauteuil destiné à recevoir les séants royaux de la monarchie espagnole. Un trône toujours édité par la maison américaine Knoll.

Lilly Reich

Son nom n’est apparu qu’au milieu des années 90, cinquante ans après sa mort. Et pourtant. Lilly Reich et Ludwig Mies van der Rohe, couple à la ville comme au travail, dessinent, ensemble, de nombreux objets et projets d’architecture d’intérieur. Dont la Barcelona. De la même manière que le nom de Charlotte Perriand est aujourd’hui indissociable des meubles de Le Corbusier, celui de Lilly Reich accompagne désormais les productions design autrefois signées par le seul Mies.

Modernisme épuré

En 1928, le gouvernement allemand commande à Mies van der Rohe et Lilly Reich la réalisation de son pavillon pour l’Exposition internationale de Barcelone de 1929. Leurs idées modernistes ont le vent en poupe. L’architecture épurée de Mies préconise un certain minimalisme concrétisé par la généralisation du plan libre. L’influence du petit bâtiment sera immense. Détruit après l’exposition, il sera reconstruit en 1983 à l’identique et au même endroit, avec à l’intérieur les fameux fauteuils Barcelona créés spécialement pour lui.

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YŌKAI, FAIS-MOI PEUR !

Des croyances, des créatures surnaturelles et des fables à faire trembler les murs des maisons. Tradition séculaire au Japon, les yōkai restent cependant plus à la mode que jamais grâce aux mangas et aux « animes » qui leur donnent une jeunesse éternelle. Par Philippe Chassepot

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Pour tout apprendre sur les yōkai, le mieux serait de voler jusqu’au Mononoke Museum à Miyoshi, dans le sud du Japon. On y contemplerait alors la collection constituée par Yumoto Koichi, l’auteur le plus reconnu sur le sujet, qui balaie quatre siècles de création artistique. Autre façon de voyager, plus rapide et moins coûteuse : plonger dans les 520 pages de Yōkai, créatures et esprits surnaturels du Japon (Éd. de la Martinière), beau livre aussi dense que raffiné sur la façon dont ont été illustrés ces drôles de… ces drôles de quoi, d’ailleurs ? On refusera ici de les requalifier en « monstres », une traduction française trop inexacte alors qu’ils mélangent des notions aussi diverses que contradictoires. Sont-ce des esprits, des démons, des fantômes, des entités indéfinissables ?

Objets révoltés

Gardons plutôt l’appellation originale, yōkai, chapeau plat sur le o. À l’origine, ces créatures chimériques représentaient les tourments inexpliqués dont souffraient les Japonais. Il fallait bien tenter d’expliquer le monde, avec les

moyens du bord, et les yōkai offraient une solution bien pratique en attendant l’arrivée de la science. Avec une imagination sans limites et des exemples très divers. Ainsi l’abura-akago, cet être aux traits enfantins qui adore lécher l’huile de la lampe dans l’obscurité. Ou l’akaname, qui aime se repaître de la crasse des baignoires – un message clair lancé aux maîtresses de maison négligentes. Ou encore la yuki-onna, femme des neiges et femme fatale, dernière apparition pour les hommes coincés dans une tempête. Et que dire de la terrifiante histoire du katawa-guruma (une-roue), qui erre de nuit dans un village et vole la jambe de l’enfant d’une femme trop curieuse...

Des récits sans limites, donc, tout comme cette croyance nationale japonaise : toute chose possède un esprit qui exige des humains qu’ils se montrent respectueux du moindre objet. Des ustensiles peuvent ainsi entrer dans une rage folle s’ils estiment qu’on leur a manqué d’égard, et se transforment pour venir tourmenter ceux qui les ont insultés. Passé l’âge de 100 ans, ils deviennent des tsukumogami — une autre espèce de yōkai — telles une spatule à

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En 1844, l’artiste Utagawa Kuniyoshi illustre le combat de Takiyasha, la sorcière, contre un yōkai squelette. (DR)

Ci-contre : Shigeru Mizuki a remis les yōkai au cœur de la création contemporaine japonaise. L’artiste illustre ici les Funa Yûrei, ces âmes des noyés dont on dit qu’ils font chavirer les bateaux de passage (© Mizuki Productions)

riz transformée en harpe ou une marmite qui se laisse pousser des bras. Mais on reste ici loin de la terreur pure ou de la culpabilisation à l’œuvre dans d’autres sociétés avec leurs vampires, loups-garous et autres ogres dépourvus de toute empathie. Tout est possible avec un yōkai : il peut déclencher des catastrophes comme offrir chance et prospérité. « La notion de bien et de mal reste très abstraite, car ils sont comme nous, une espèce à deux visages : bienfaiteurs ou extrêmement dangereux, généreux ou reflets de nos plus bas instincts. Ils sont aussi à l’image de la nature japonaise, généreuse et violente à la fois », nous dit Éric Faure.

Souvenirs des anciens Français, comme son nom le sous-entend, Éric Faure est aussi un passeur idéal à l’histoire singulière. Au début des années 90, soucieux d’effectuer une coopération plutôt qu’un service militaire en caserne, il a accepté un poste vacant à l’institut franco-japonais de Kyoto. Il n’est plus jamais reparti, et après trente ans de vie dans l’archipel, le voilà parfaitement bilingue, professeur de français dans les Universités de

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En haut : Les yōkai sont toujours très présents dans la culture populaire japonaise. Comme ici dans le manga Demon Slayer. (Shūeisha) En bas : Images bouffonnes de lieux célèbres de Tokyo (Tōkyō Kaika Kyōga Meisho) (Nobuhiro Sakamoto et Kyosuke Sasaki)

Ritsumeikan et de Doshisha, et docteur après sa thèse en anthropologie religieuse. Porté par le supplément d’âme propre aux exilés, il s’est jeté à cerveau perdu dans l’histoire des yōkai et de leurs légendes, a posé une multitude de questions sur des tonnes de détails, car il devinait une forme d’urgence : « Il existait beaucoup de représentations orales, mais hélas ! de moins en moins de gens au courant de certaines histoires et significations. J’ai beaucoup parlé aux personnes âgées, j’ai compilé des documents, sauvegardé des récits… », ajoute-t-il.

Vrais et faux démons

Il a aussi écrit plusieurs livres, le dernier en date titré Cinquante histoires de yōkais, pour la série Japon légendaire des Éditions L’Harmattan. La clé du succès, selon lui : la transmission au fil des siècles. Orale, certes, mais aussi par les recueils de nouvelles, les pièces de théâtre (nô et kabuki), les gravures sur bois, les catalogues et estampes… Et la transmission, aujourd’hui encore : « Celle qui se fait par les médias contemporains tels les anime, les jeux vidéo, les mangas. Demon Slayer, par exemple, s’appuie sur de vieilles légendes remises au goût du jour. Il reprend les codes des oni, les yōkai originels, même s’il est aussi influencé par Dracula et The Walking Dead. Et du coup, il réveille l’intérêt des jeunes générations. C’est typique du processus de construction d’un nouveau yōkai : il se développe au fil des modes, on lui ajoute des pouvoirs, la liberté de création est totale. Et elle a toujours existé. »

Et combien sont-elles, ces créatures d’un autre monde ? « C’est la pire des questions ! rigole-t-il. Parce qu’il y a les vrais et les faux yōkai. Les vrais sont des entités surnaturelles auxquelles les gens croyaient vraiment. Et puis on en a imaginé plein de nouveaux après le XVIIIe siècle, ce qui a déclenché un véritable boom et décuplé leur nombre. Du coup, on en a des milliers, voire des millions, maintenant. Parce que les formes sont différentes selon les régions et les villages, il y en a des nationaux et des locaux… Mais si voulez vraiment un chiffre, l’anthropologue Murakami Kenji a sorti une encyclopédie en 2005 et il en a répertorié 1592 avec un nom. »

Peur de la malédiction

Un passé riche, un avenir qui s’annonce radieux, et surtout, un présent fascinant tant les yōkai restent importants dans la vie quotidienne. Éric Faure aurait des centaines d’exemples à nous narrer. En version courte : « L’arrivée du printemps correspond au 3 février selon l’ancien calendrier, et ce jour-là, on peut assister à un exorcisme dans toutes les maisons japonaises pour chasser

les démons. Ça permet aussi aux enfants de garder le lien avec les yōkai. Moi aussi je l’ai fait, porter un masque de oni avec les enfants qui me jetaient des fèves pour me chasser, symboliquement. Près de la crèche de ma fille, il y a un sanctuaire caché par un rideau d’arbres et construit à l’endroit même où un yōkai avait été détruit. Aujourd’hui encore, des gens vont déposer des offrandes et se recueillir pour se prémunir contre une éventuelle malédiction. Ça me fascinait au début, et quand je leur demandais s’ils y croyaient, j’avais souvent une réponse très pascalienne : ‹ Je n’en sais rien, mais je ne prends pas de risques ! › »

C’est parfois moins tranquille, telle cette histoire de la fin des années 80, quand plusieurs personnes se sont plaintes d’avoir été attaquées par une femme avec un masque chirurgical.

« Elle abordait les gens, enlevait son masque et arborait un sourire à la Joker, jusqu’aux oreilles, en demandant : est-ce que vous me trouvez belle ? Et si vous disiez oui, elle vous traitait de menteur et vous courait après avec un couteau de cuisine. » L’histoire s’est diffusée, a été relayée par les médias, pour devenir une psychose nationale avec des comités de parents d’élèves qui escortaient les enfants jusqu’à l’école. « L’idée, derrière ça, c’est de créer une histoire en fonction d’un besoin, et celle-ci est apparue à l’époque du boom de la chirurgie esthétique. Il y a aussi celle de la petite fille qui apparaissait dans les toilettes des écoles primaires, ça coïncidait avec la vague de suicide des enfants et les brimades dans les écoles. Ou le chien à face humaine, lié à la mode des animaux domestiques. Chaque fois, le processus génère l’apparition d’un nouveau yōkai. C’est comme une remise à jour, pour fustiger certains des aspects de la société. C’est très japonais, cette ‹ yokaisation › de tout », dit encore Éric Faure. Sans surprise, le Covid a déclenché un boom des ventes d’amulettes pour se protéger des oni, et des temples se sont remis à en fabriquer alors qu’ils avaient arrêté, faute de demande…

Yōkai, créatures et esprits surnaturels du Japon, Éd. de la Martinière, 520 pages

Éric Faure, Japon légendaireCinquante histoires de yōkais, Éd. de L’Harmattan, 256 pages

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« L’étrange histoire de Kamikiri, le démon coupeur de cheveux ». Une estampe de 1868 de Yoshifuji Utagawa. (DR)
ART
Rouleau illustré de la Parade nocturne des cent démons. (Hyakki Yagyō emaki) (Nobuhiro Sakamoto et Kyosuke Sasaki) Une estampe de 1880 représentant Tsuchigumo, le yōkai araignée, par l’artiste Yoshitoshi Taiso. (Science History Images / Alamy Stock Photo)

C’EST LE PEINTRE LA MER

QUI PREND

On les appelle les POM, ces peintres officiels de la Marine française nommés par le ministre des Armées. Créé en 1830, ce corps d’artistes compte dans ses rangs des célébrités, comme le photographe Yann-Arthus Bertrand ou le comédien Jacques Perrin. Mais aussi six femmes. Par Alexandre Duyck

VOCATION

C’est une tradition dont seule la France a le secret : les POM. Rien à voir avec les fruits, mais bien davantage avec les embruns, l’iode, l’air marin, le grand large. Les POM sont les peintres officiels de la Marine. Une corporation unique au monde, créée il y a près de deux cents ans, quand, en 1830, la jeune Monarchie de Juillet inscrivit pour la première fois deux peintres dans l’annuaire de la Marine, Louis-Philippe Crépin et Théodore Gudin, en les déclarant « attachés au ministère de la Marine ». Une décision à l’origine du corps des peintres de la Marine tel qu’il existe encore de nos jours, réglementé par un décret de 1920 autorisant le ministre à décerner le titre de « Peintre de département de la Marine ». À l’époque, le contrat durait cinq ans. Aujourd’hui, les POM, comme on les surnomme, sont nommés à vie. Attention, rien de folklorique dans cette affaire tout à fait sérieuse. Demandez à n’importe quel Breton comment il considère un artiste classé POM et vous verrez ses yeux s’écarquiller de respect et d’émotion. Les peintres de la Marine sont nommés

très officiellement par le ministre des Armées, sur proposition du jury du Salon biennal de la Marine à Paris. Ce dernier, composé d’une quinzaine de personnalités du monde de la mer ou de l’art, est présidé par un officier général, nommé par le chef d’État-Major de la Marine. Le jury sélectionne les artistes qui seront présentés au salon. À l’issue de cette manifestation, il peut nommer de nouveaux artistes, s’il le juge nécessaire ou utile, et selon le nombre de places disponibles. Quand il s’est présenté pour la première fois, Jacques Rohaut a subi une cruelle désillusion. Cet avocat parisien réputé, excellent peintre par ailleurs, n’avait même pas vu ses œuvres être accrochées pour la sélection finale. Recalé ! Qu’à cela ne tienne, il revient l’année suivante et cette fois-ci, il est sélectionné et primé. « C’est mon ami Christoff Debusschère, lui-même peintre renommé et POM, qui m’a convaincu de me présenter, explique-t-il. On se connaissait depuis des années, il m’a dit : ‹ Tu devrais venir, c’est formidable ! › Quand j’ai été sélectionné, les

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L’étrave fumante du « Primauguet » en mer de Norvège par Jean-Perre Arcile. (JP Arcile , Peintre Officiel de la Marine)

Ci-contre :

Une seiche en bronze du sculpteur Jean Lemonnier. (Jean Lemonnier , Peintre Officiel de la Marine)

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choses ont changé pour moi. J’ai obtenu une forme de reconnaissance. J’ai arrêté mon activité d’avocat pour ne plus faire que de la peinture, les gens me disaient : ‹ Ah ! vous êtes peintre officiel de la Marine ? Ah oui, quand même ! › »

À la table du commandant

Aujourd’hui, Jacques Rohaut est le président de l’association des peintres officiels de la Marine, qui a fêté ses 50 ans en 2021. Ce qu’il apprécie le plus dans son statut de POM, c’est la possibilité de voyager, même s’il souffre d’un terrible mal de mer. Les peintres peuvent en effet embarquer à bord des navires de la Marine nationale, y compris le porte-avions Charles-de-Gaulle, et partir au bout du monde avec les militaires français. Jacques Rohaut a ainsi pu se rendre à Tahiti, à Abu Dhabi, au Sénégal, en Angleterre, en Irlande… Les POM, qui ne sont pas rémunérés, peuvent toutefois voyager gratuitement et découvrir les mers du monde entier. « Voyager pour peindre, pouvoir embarquer, c’est tellement formidable ! Vous partez avec votre boîte de peinture, et vous découvrez d’autres horizons, d’autres lumières… »

À bord, les POM portent l’uniforme, mais pas de galons sur leurs épaulettes, même s’ils ont droit au rang d’officier. Ils sont

Ci-contre : « Le Phoenix à Concarneau » par Anne Smith, l’une des six femmes peintres officielles de la Marine.

(Anne Smith , Peintre Officiel de la Marine)

Ci-dessous : « L’arrivée de la goélette à Brest » par Jacques Rohaut. Peintre talentueux, il a abandonné sa carrière d’avocat pour partir en mission artistique avec la Marine.

(Jacques Rohaut , Peintre Officiel de la Marine)

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VOCATION

appelés maître par les matelots, ce que Jacques Rohaut ignorait. « Comme j’étais avocat et que tout le monde m’appelait maître, j’ai cru que j’étais très connu comme juriste, avant de me rendre compte que c’était l’appellation des peintres !  », sourit-il. Autre privilège, les POM dînent à la table du commandant. « L’équipage est toujours extrêmement accueillant et curieux, assure-til. On croise des gens passionnés. » Comment explique-t-il une telle longévité pour cette coutume franco-française ? « Il existe une grande tradition de culture artistique chez les officiers de Marine. Il y a aussi un véritable attachement au titre, qui confère un vrai prestige. »

Ouvrir la porte du port

Bien sûr, tous les POM partagent une passion commune, celle de la mer, qui permet à des personnalités et à des tempéraments très divers de se connaître et de s’estimer, en bref, de faire corps. Ils ont aussi à cœur de participer aux opérations navales (sauf en temps de guerre), aux missions de découverte, d’en garder mémoire et de témoigner, dessinant ou peignant les paysages ou les profils de côte, les hommes, la faune et la flore. Jean Lemonnier, peintre officiel de la Marine, est aussi sculpteur. L’homme se délecte à modeler les espèces maritimes. Comme l’expliquent les responsables de la galerie L’Estuaire à Honfleur, en Normandie, qui l’ont exposé récemment, « les oiseaux, les loutres, les ours ont sa prédilection. Mais il ne se contente pas de sculpter cette faune familière au succès assuré. Il se plaît à réaliser des poissons, des pieuvres, des raies, réussissant à immortaliser la vie des grands fonds océaniques. » Né en 1950, l’artiste explique de son côté que « le plus compliqué est de trouver le mouvement. Si on l’attrape, il vous emporte jusqu’à la fin »

Peintre à 100% depuis 2000, installé en Bretagne, Jean

Lemonnier se souvient avoir postulé, « comme tous les POM », devant un jury composé des professionnels de la mer et de la culture. Et d’avoir été sélectionné en 2005, la même année que le célèbre photographe Yann Arthus-Bertrand, lui aussi peintre officiel de la Marine tout comme l’ancien navigateur, le dessinateur Titouan Lamazou, le peintre et illustrateur de presse Nicolas Vial ou le réalisateur et comédien Jacques Perrin, décédé en 2022. L’artiste s’en souvient parfaitement : « J’ai éprouvé un grand sentiment de bonheur, le titre allait faciliter le contact avec les professionnels de la mer, ouvrir plus grand la porte du port. »

Lemonnier raconte à quel point sa vie a été enrichie par de nouvelles connaissances apprises des gens de mer et des autres artistes. « J’embarque, découvrant le large, les pratiques maritimes, mais aussi le mystère et la beauté de l’océan. Avant d’être POM, mon travail concernait seulement le rivage, les ports, les réserves naturelles… » À ses yeux, la tradition doit perdurer, car les

œuvres de chaque génération de POM « sondent et reflètent les actualités de la mer et de la Marine »

Rares sont les femmes peintres officielles. Sur les 34 artistes promues depuis l’an 2000, seulement six femmes. Anne Smith, élue en 2005 (elle n’est alors que la troisième à être nommée) en fait partie. Autodidacte née à Londres en 1959, la peintre et sculptrice (la confrérie s’est ouverte au fil des ans aux sculpteurs, photographes dessinateurs, graveurs…) travaille dans un style figuratif « avec une préférence pour le thème animalier à titre professionnel depuis 1980 »

Elle vit elle aussi en Bretagne, dans le Morbihan. C’est un amiral qui, après avoir vu son travail dans une galerie de Concarneau, lui a conseillé de postuler. Il lui a fallu dix années pour être acceptée et décrocher le fameux titre. « J’ai d’abord été frappée de stupeur », reconnaît-elle. Puis d’un sentiment de grande joie, la fierté d’appartenir à ce corps d’artistes prestigieux. « C’est intimidant d’embarquer sur un bateau militaire la première fois. Le port de l’uniforme, le grade d’officier… » Son premier embarquement se déroula à bord d’un sous-marin.  « C’est une spécificité française qui perdure depuis deux cents ans avec ses traditions, confie-telle La possibilité de partager la vie du bord avec les marins et celle de nos confrères artistes avec qui je partage l’amour de la mer, la solidarité et l’humilité face aux éléments marins. Recevoir des artistes à bord des bateaux de guerre démontre aussi une grande preuve de confiance envers nous. »

Signé par l’ancre

Elle raconte qu’intégrer les POM change tout. « Du jour au lendemain, on est propulsé dans une autre vie, la solitude de l’atelier est ponctuée par les embarquements et les escales. Notre univers marin s’élargit vers des contrées lointaines, des mers magnifiques. Le fait de signer nos œuvres avec l’ancre donne aussi un plus auprès des officiers et amateurs d’art. » La Marine nationale possède en effet un droit de priorité sur les œuvres lorsqu’elles sont mises en vente, et depuis plusieurs années, tous les carrés des officiers de nouvelles frégates sont décorés d’au moins une œuvre. Mais si la Marine ne fait pas d’offre d’acquisition, les POM sont libres de vendre leurs travaux comme bon leur semble. À condition de toujours apposer leur signature officielle, l’ancre de marine qui, comme l’explique l’amiral Michel Tripier, « témoigne du don qui habite certains artistes, leur permet de maintenir un navire dans ses lignes d’eau, de gonfler les voiles, de fouetter les embruns, de friser les vagues, d’ourler les sillages, de faire flamber les reflets, bref de nous donner par une œuvre, pourtant inanimée, ce spectacle des formes sans cesse en train de changer… » On ne saurait mieux dire, par mille sabords !

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Les peintres officiels de la Marine ne s’expriment pas qu’avec des tableaux. Les POM comptent aussi dans leurs rangs des sculpteurs et des photographes comme Jean Gaumy (en haut) et Thierry des Ouches (en bas). (Jean Gaumy , Peintre Officiel de la Marine / Thierry des Ouches , Peintre Officiel de la Marine)

LA VIE

DE

CHÂTEAU

ARCHITECTURE
ARCHITECTURE 46

Pour le repérer, c’est très simple : il faut aller à Cuarnens et viser le clocher de l’église. Le château se trouve là, un peu au-dessus, caché de la rue par une haie bien entretenue et la barrière infranchissable des frondaisons luxuriantes. On parle de château, mais on devrait plutôt dire une maison de maître cossue qui présente la particularité d’être presque carrée.

L’architecte du Roi Soleil

Comme souvent, le plan de la bâtisse raconte le passage du temps. Son état actuel date des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais certains vestiges, dont une tour carrée, sont sans doute plus anciens, vraisemblablement du XVIe siècle. Principale maison du village, elle a gardé une authenticité qui témoigne de la vie modeste des seigneurs de ces époques, qui vivaient près des gens de la terre. Historiquement, c’est très probablement la famille de Gingins, propriétaire de la seigneurie de Cuarnens durant un siècle, de 1573 à 1672, qui construisit le château. Samuel de Gingins l’ayant hypothéqué, il devint momentanément propriété de la famille de Tavel. Celle-ci vendit la maison en 1677 aux Chandieu dont Charles officiera en qualité de lieutenant général des gardes suisses de Louis XIV. C’est lui qui bâtira, en 1696 à deux kilomètres de là, le château de l’Isle sur des plans de Jules Hardouin-Mansard, architecte en chef du Roi Soleil, pour qui il construisit, à Versailles, la galerie des Glaces et le Grand Trianon.

À Cuarnens, une plaque de cheminée datée de 1700 aux armes de la famille de Chandieu les confirme en qualité de propriétaires. Ladite plaque existe en deux exemplaires, Frédéric de Chandieu ayant épousé sa cousine Suzanne. La dernière des Chandieu épousa un Mestral d’Arrufens dont les enfants vendirent alors le château et le domaine en 1804 à une famille

Page précédente : Un corridor du château et son sol en pierre du Jura. (Christophe Senehi) Ci-contre : En bas de l’escalier, un salon avec sa galerie des ancêtres. (Christophe Senehi)

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ARCHITECTURE
À Cuarnens se cache un château dont les pierres centenaires racontent l’histoire de ce village vaudois.
Un bijou du patrimoine romand, proposé à la vente par SPG One –Christie’s International Real Estate, l’expert des résidences de prestige du groupe SPG-Rytz.
ARCHITECTURE

Chappuis. Dès lors, et jusqu’à son rachat en 1971, le château eut une affectation rurale

Jardins à la française et héliport

En 1972 et 1973, d’importants travaux furent entrepris pour rendre le bâtiment habitable toute l’année. Ils ont notamment consisté en une réfection de la toiture et de la charpente à trois étages, sans pilier vertical. Les poutres maîtresses, taillées dans un seul tronc, ont une portée de 22 mètres. En 2000, le propriétaire actuel relança une vaste campagne de rénovation et de transformations avec des matériaux haut de gamme, voués à redonner à la maison un confort et une élégance sans précédent.

Avec plus de 950 m2 habitables, le château dispose de magnifiques pièces de réception (avec boiseries, cheminées et parquets), d’une cuisine professionnelle, d’un bureau et d’une grande salle de chasse. La partie nuit, à l’étage, est répartie en 4 chambres en suite avec salle de bains et dressing, ainsi qu’une vaste bibliothèque en duplex. Les combles sont aménagés en espace de rangement. À l’intérieur, on trouve également un poêle du XVIIIe siècle, vraisemblablement en faïence

d’Yverdon, une cheminée dont le manteau est soutenu par une colonne angulaire et une magnifique balustrade dont les motifs ont certainement été inspirés par les ferronniers d’art genevois. Sans oublier le splendide escalier construit à la règle d’or et les dallages en pierre du Jura. La galerie s’ouvre sur les quatre points cardinaux, selon une distribution simple et efficace. Le rural a également été entièrement restauré et dispose notamment d’un logement de gardien et de très beaux espaces pouvant être transformés en spa, en fitness et en piscine intérieure. Un soin particulier a également été apporté aux aménagements paysagers. La parcelle de 2,5 ha avec ses jardins taillés à la française et sa fontaine d’apparat compte aussi un verger, diverses terres agricoles, ainsi qu’un héliport. Sans oublier le pavillon pour les invités qui offre, sur deux niveaux, un salon, deux chambres à coucher et une salle à manger donnant sur une terrasse couverte et

Pour tout renseignement sur nos biens à vendre, veuillez contacter SPG One – Christie’s International Real Estate, +41 (0)22 849 65 08, spgone.ch ou contact@spgone.ch

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un jardin privatif. Page précédente: Une alcôve confortable décorée avec un papier peint romantique. (Christophe Senehi) Ci-dessus: La salle de bains avec sa baignoire spectaculaire et son décor royal. (Cyril Menut)
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ARCHITECTURE
Le jardin à la française avec ses haies bien entretenues et sa fontaine d’apparat. d’apparat (Cyril Menut / Page suivante Christophe Senehi)

DESIGNERS

TEMPS

Royal Oak, Mach 2000, Santos…

Derrière chaque grande montre se cache un grand designer. Petites histoires de huit garde-temps dont le style a su traverser les modes. Par Joseph

HORLOGERIE
Arbiss À gauche: L’artiste et designer zurichois Max Bill, auteur du Chronoscope pour Junghans. (Keystone) À droite : Gérald Genta, « l’homme aux 100’000 montres », designer de la fameuse Royal Oak pour Audemars Piguet et de la Nautilus pour Patek Philippe. (DR)

DU TEMPS

Il y a d’un côté le designer horloger qui en général ne fait que ça, souvent tenu à cette discrétion extrême qui prévaut aux secrets industriels. Et de l’autre tout le contraire, le designer qui touche à l’horlogerie, mais qui le plus souvent s’occupe d’autre chose, et dont la marque qui l’emploie met le nom en avant. Il y a donc desi gner et designer, deux pros d’un même métier dont les talents se croisent finale ment rarement. Sans doute parce que dessiner une montre, c’est en connaître intimement la mécanique temporelle, ce qui peut prendre toute une vie. Huit exemples de cette horlogerie de desi gner sur lequel le temps n’a pas de prise.

Elle porte deux noms prestigieux. Le premier est Brésilien et pionnier de l’aviation. Le second est parisien et horloger-joaillier. Les deux hommes se connaissent, au point qu’Alberto Santos-Dumont demande à son ami Louis Cartier de lui fabriquer une montre qu’il pourrait facilement consulter lorsqu’il est en l’air. Avec l’aide de l’horlo ger allemand Hans Wilsdorf (qui créera quelques années plus tard la marque Rolex), Cartier invente donc, en 1904, une montre-bracelet spécialement pour l’aviateur. Le principe du garde-temps au poignet existe déjà, mais jugé trop féminin, les hommes le portent peu. Cartier le modernise et fait de la Santos, montre carrée et virile, le modèle à suivre. L’histoire veut que sa forme et ses vis apparentes rappellent la tour Eiffel lorsqu’on l’observe depuis le bas, pile entre ses piliers, la tête levée. Un hommage à une prouesse industrielle, mais aussi au pilote brésilien qui, en 1901, tournait en dirigeable autour de la Dame de fer pour battre des records de vitesse.

La Royal Oak de Gérald Genta

Salon de l’horlogerie de Bâle, 1971. Georges Golay, patron d’Audemars Piguet, est en difficulté : il lui faut absolument proposer un modèle à la fois chic et sportif qui plaise au marché italien. Gérald Genta est dans les parages. Le designer genevois affiche à son palmarès les succès de la Constellation pour Omega et de la Golden Ellipse pour Patek Philippe. L’histoire veut qu’il dessine en une nuit une montre octogonale d’un genre nouveau. Tout en acier, à une époque où le prix de l’or flambe, elle affiche une carrure résolument mâle avec son boîtier à vis inspiré par les casques des plongeurs en eaux profondes. Il lui donne le nom de Royal Oak, ce chêne royal dans lequel Charles II d’Angleterre se réfugia pour échapper aux partisans d’Olivier Cromwell, et dont la Royal Navy baptisa plusieurs de ses bâtiments. La montre plaît. En 1974, Giovanni Agnelli, patron de Fiat, se fait photographier avec à son poignet. Carton plein. Le triomphe sera tel que la Royal Oak deviendra indissociable d’Audemars Piguet.

LVX MAGAZINE 54
HORLOGERIE
La Santos de Louis Cartier

La r5.5 de Jasper Morrison

Jasper Morisson avait déjà relooké en édition super limitée la Ceramica Chronograph de Rado. En 2009, la collaboration entre la marque suisse et le designer britannique aboutissait à cette version chrono revisitée de la r5.5. Une montre toute simple, toute carrée, tout en céramique et qui reprend le pari stylistique du designer pour qui la normalité sert de credo. Une beauté pure qui cache un mouvement automatique et assume son petit côté rétro eighties. La marque a gardé la forme, mais arrêté la production de l’objet horloger. Rado a, depuis lors, élargi son champ en confiant le True Square à d’autres designers (les Italiens de Formafantasma, les Suisses de Big Game) pour en faire des collectors en éditons limitées.

« So wenig Design wie möglich ». Le moins de design possible. Le dernier des dix points du « bon design » édicté au milieu des années 70 par Dieter Rams résume l’affaire : le métier de designer consiste à viser l’essentiel, à ne jamais oublier qu’en face d’un objet, il y a toujours un usager. Le designer allemand va ainsi appliquer ce principe à l’entreprise Braun, dont il sera pendant trente ans le responsable du look des produits. Des rasoirs, des phonographes (dont le fameux SK-4), des transistors, des projecteurs à diapos, mais aussi des réveils de voyage et une série de montres à quartz à qui il va imposer sa ligne rigoureuse et minimaliste.

La Reverso de Jacques-David Lecoultre

Pour le joueur de polo, c’est une déconvenue notoire : un coup de maillet mal placé, le rebond incontrôlable de la balle, et voilà la jolie montre réduite en miettes. Une mésaventure coûteuse que les officiers britanniques de l’Armée des Indes de 1930 ne connaissent que trop bien. Distributeur d’horlogerie suisse à la recherche de nouveaux marchés, César de Trey s’intéresse à cette clientèle qui ne regarde pas à la dépense. Pragmatique, mais pas horloger, il imagine un garde-temps incassable à cadran escamotable. Une bonne idée qu’il confie à Jacques-David LeCoultre propriétaire de la manufacture qui porte son nom. LeCoultre a besoin d’un technicien astucieux. Il demande un nom à Edmond Jaeger, spécialiste de compteurs automobiles à qui il fournit ses premiers chronographes, et avec lequel il s’associera en 1937. Il lui donne celui de René-Alfred Chauvot, ingénieur français de talent qui dépose au mois de mars 1931 la demande de brevet « d’une montre capable de glisser dans son support et de se retourner complètement ». De Trey et LeCoultre rachètent l’invention baptisée Reverso, quelques mois plus tard. Ils feront de cet objet au design élégant et très Art déco le best of absolu de Jaeger-LeCoultre.

55 HORLOGERIE
La BN0035 de Dieter Rams

La Mach 2000 de Roger Tallon

Des téléviseurs, une brosse à dents, l’intérieur des TGV… Roger Tallon, c’est l’exemple du designer industriel qui a réenchanté les années Pompidou. En 1974, il dessine la Mach 2000 pour la marque française Lip. Le fabricant horloger sort d’une année d’occupation de son usine par des ouvriers en colère refusant de lâcher les ateliers. Son repreneur demande alors à six designers de créer les nouveaux modèles qui relanceront les affaires. Tallon dessinera ce chrono à quartz caractérisé par son look asymétrique et ses gros boutons colorés alignés sur le côté. De dépôt de bilan en rachat successif, Lip existe toujours. Comme la grosse montre, toujours disponible sur le site internet du manufacturier.

Le Record Chronograph d’Achille Castiglioni

Si on devait citer les maîtres du design italien d’avant Memphis, on dirait en vrac Enzo Mari, Vico Magistretti, Gae Aulenti, Bruno Munari, Gio Ponti. Et bien sûr, Achille Castiglioni, le père de la lampe Arco, qui inventa un fauteuil-icône à par tir d’une tôle de tracteur. En 2000, Alessi lui commande une montre à quartz. Le designer décède deux ans plus tard, laissant le projet de garde-temps dans un tiroir. En 2013, le fabricant de design lance finalement sur le marché ce Re cord Chronograph qui joue sur les ronds et dont les index élégants portent la si gnature du graphiste suisse Max Huber.

Le Chronoscope de Max Bill

Il a été artiste, architecte, politicien, mais aussi designer et directeur d’école, tentant de relancer à Ulm l’esprit du Bauhaus de Dessau où il a suivi les cours de Walter Gropius. Max Bill, pédagogue de la forme, celui pour qui l’art est une affaire de division mathématique et de proportion géométrique, crée en 1961 une collection de montres pour la marque allemande Junghans, dont ce modèle large et très fin avec des boutons poussoirs de chronographe et une graduation qui perturbe à peine son cadran blanc. Plus qu’une montre automatique, un instrument de mesure du temps. Un grand classique dont le nom résonne comme un objet scientifique : le Chronoscope.

LVX MAGAZINE 56 HORLOGERIE
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(Christian Gralingen)

AUTOMATIQUE ÉCRITURE

Le programme en ligne ChatGPT est capable de rédiger des textes, des articles, des poèmes et même des chansons. Mais il manque à la machine le supplément d’âme pour écrire comme un être humain. Par Alexandre Duyck

Printemps 2023 59 TECHNOSOPHIE

C’est le cauchemar de tout journaliste, à commencer par l’auteur de ces lignes. Mais aussi de tout rédacteur en chef, qui ne saura plus si son employé a vraiment écrit le texte commandé. C’est le cauchemar de tous les auteurs, des éditeurs, mais aussi des enseignants du monde entier. Comment savoir si le devoir a été rédigé par l’élève ou par la machine ? Et cette fois-ci, on ne parle pas de simple copier-coller qu’il serait facile de retrouver en cherchant sur Google. Là, aucune trace ne sera laissée par l’ordinateur.

L’innovation a fait le tour du monde depuis le lancement de sa nouvelle version très fortement améliorée, le 30 novembre 2022. ChatGPT (prononcez « gipiti », pour « Chat », en anglais « conversation » et Generative Pre-trained Transformer) est la nouvelle star de l’intelligence artificielle. Le principe ? Vous créez un compte, posez une question et la machine vous rédige un texte, argumenté, clair, sans fautes d’orthographe et en français si vous le demandez. ChatGPT peut même composer des chansons, des poèmes, des dissertations, trouver les accords de votre air préféré, écrire des courriels d’excuse ou des cartes d’anniversaire. Pour le moment, tout est gratuit, mais les chercheurs spécialisés en intelligence artificielle ne parieraient pas trop sur la poursuite de ce modèle : avec un coût de fonctionnement proche des 8 millions de dollars par jour (7,4 millions de francs), on voit mal comment ChatGPT pourrait ne pas devenir rapidement payant.

Dans toutes les langues  L’expérience est sidérante. Posez-lui n’importe quelle question, notamment d’actualité, la machine répond. Demandez-lui à quoi elle sert, voici sa réponse : « Je suis un programme informatique conçu pour répondre à vos questions et aider à résoudre vos problèmes. » Demandez-lui combien de langues elle parle : « Je suis un modèle de langage entraîné par Open AI, donc je ne parle pas vraiment de langues. Mon but est de générer du texte à la demande en utilisant une intelligence artificielle de pointe. »

Faut-il croire la machine sur parole ? Des tests ont démontré qu’elle était parfaitement polyglotte : anglais, espagnol, français, portugais, coréen…

Combien de lycéens ou d’étudiants vont-ils se jeter sur elle pour rédiger leurs dissertations ? À eux d’être juste assez malins pour ne pas poser la même question, sans quoi ils présenteront tous la même copie. Ce sera peut-être là l’une des limites de l’usage de l’innovation lancée par Open AI, entreprise implantée à San Francisco. Son fonctionnement repose sur des suppositions probabilistes, dans une séquence logique formée sur des milliards de données aspirées d’internet. Une enquête du magazine américain Time Magazine a révélé les dessous des méthodes d’apprentissage de cette intelligence artificielle. L’IA est entraînée et enregistre des centaines de milliards de mots

extraits du web, constituant ainsi un vaste référentiel du langage humain. Sa technologie est fondée sur GPT-3.5, une version améliorée de GPT-3, le plus grand modèle de langage jamais entraîné, avec 175 milliards de paramètres. Certes, celle-ci est connue depuis longtemps des chercheurs spécialisés. Mais c’est la première fois qu’un outil aussi puissant est livré au grand public par le biais d’une interface en ligne. Baptiste Robert se définit comme un hacker éthique, expert en cybercriminalité et dans l’Osint (Open Source Intelligence), le renseignement en source ouverte. « ChatGPT est une innovation

Baptiste Robert, expert en cybercriminalité

énorme, sans contexte. Elle bouleverse l’état des lieux de l’intelligence artificielle. C’est vrai que pour certains textes qui ne sont pas très compliqués, ses créations sont intéressantes. On peut faire des merveilles avec, faire gagner beaucoup de temps comme résumer un livre qu’on n’a pas le temps de lire, explique le spécialiste en repérage de failles de sécurité numériques. Mais pour ce qui est d’analyser des situations plus complexes, elle montre ses limites. Des experts l’ont fait parler de la guerre en Ukraine, elle a raconté n’importe quoi. Il faut tout de même lui tenir la main. Je ne suis pas certain que cet outil remplace l’humain. »

Tous les chercheurs ne s’accordent pas sur le sujet. Dans un article du Monde, le physicien et philosophe Alexei Grinbaum explique que « ChatGPT est un énorme pas en avant. C’est un concurrent majeur pour les métiers créatifs ou les activités d’écriture de petits essais par des élèves ». Lui aimerait simplement qu’un « filigrane » informatique figure dans les textes produits par l’IA pour attester qu’ils n’ont pas été écrits par un humain, une piste qu’OpenAI étudierait. De son côté, Daniela Rus, directrice du laboratoire d’informatique et d’intelligence artificielle du

LVX MAGAZINE 60 TECHNOSOPHIE
« Des experts ont fait parler ChatGPT de la guerre en Ukraine. Il a raconté n’importe quoi. Je ne suis pas certain que cet outil remplace l’humain. »

Massachusetts Institute of Technology de Boston, émet davantage de réserves : « Chat GPT est surprenant et puissant, mais fait parfois des erreurs ou manque de nuance. Il est loin de pouvoir vous piquer votre job. »

Chanson qui pue  Entrepreneur, spécialiste des médias sociaux, enseignant à Sciences Po Paris, Fabrice Epelbouin est moins optimiste quant à l’avenir, au hasard, d’une partie de la profession de journaliste. « L’écriture des textes est si facile, c’est extraordinaire ! C’est la même chose pour les métiers de l’écriture en général. L’autre jour, en utilisant ChatGPT et un autre outil pour dessiner, j’ai créé un conte pour enfants qui tient vraiment la route en une heure seulement ! Après, ce qui va se produire, ce sera une remise en cause de certaines pratiques, comme on l’a vu dans l’industrie avec l’arrivée des robots. »

Un qui n’en a pas peur, c’est le comédien Benjamin Cuche. Invité récemment de la RTS, il expliquait même avoir conçu un nouveau spectacle, joué à Vevey, en collaboration avec non pas

l’habituel Barbezat, son compère, mais ChatGPT… « Je vais lui demander telle chose, faire des démonstrations que tout ce que je vais dire aura été échangé avec Chat, comme je l’aurais fait avec un auteur. Un dialogue, un ‹ fais-le-moi à la manière de ›… Au fond, c’est comme un dialogue avec soi-même. »

L’avenir dira si l’intelligence artificielle se montrera aussi perspicace, aussi utile que ses inventeurs l’affirment. Tout dépendra de l’usage que les uns et les autres en feront. Mais il semble peu probable que les grands créateurs de notre époque soient remplacés par la machine. Un internaute néo-zélandais a eu la malencontreuse idée de demander à ChatGPT de lui composer une chanson « dans le style de Nick Cave ». Et surtout de faire parvenir le résultat à la star australienne. Laquelle n’a guère goûté l’expérience, qualifiant le résultat de « foutage de gueule » (bullshit dans le texte) et de « mauvaise parodie de ce qu’est un être humain ». Ajoutant, à l’égard de Mark, le fan en question : « Qui peut prédire le futur ? Si j’en juge par cette chanson ‹ dans le style de Nick Cave ›, tout ceci ne me dit rien de bon, cher Mark. L’apocalypse est en route. Cette chanson pue. »

Printemps 2023 61 (Christian
Gralingen)
LVX MAGAZINE 62

Acheter un hélicoptère aussi facilement qu’une voiture ! Décidément, la disruption se niche partout, même dans les secteurs les plus improbables. Cette promesse du ciel, c’est le pari de l’ingénieur britannique Jason Hill, créateur de Hill Helicopters qui veut mettre le vol privé à la portée du plus grand nombre. Disons à ceux capables de payer 667’000 francs suisses le HX50, seul modèle du fabricant anglais qui prévoit ses premières livraisons en 2024. Presque une paille, en fait, le prix d’une Bugatti très musclée. En comparaison, le H160 d’Airbus s’affiche entre 10 et 15 millions d’euros.

Très design, la belle machine de cinq places est emportée par le turbomoteur GT50 de 400 chevaux, spécifiquement conçu pour l’appareil et qui consomme 130 litres à l’heure (en hélicoptère on ne compte pas en 100 km). De quoi rejoindre Zurich en vitesse de croisière (140 nœuds, soit 260 km/h), avec un plein. Et pour la facture carbone ? On verra au retour.

Mais le grand intérêt de l’engin réside ailleurs. Sur son site internet qui permet de personnaliser l’hélicoptère comme vous

Printemps 2023 63
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LA SUISSE

ET SES DÉLICES

Le journaliste gastronomique Paul Imhof dresse l’inventaire de notre patrimoine culinaire dans un gros ouvrage passionnant et pantagruélique.

RÉGAL
Par Emmanuel Grandjean
LA

(Antal

Ci-dessus

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Ci-dessus

(Antal

Il est coutume de trouver l’herbe toujours plus verte chez son voisin. La Suisse particulièrement, qui se désole dès qu’elle se regarde. En matière de gastronomie, notamment. Il faut dire que notre pays est cerné de fins becs : la France et sa cuisine inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, ou l’Italie dont n’importe quel plat de n’importe quelle trattoria est à se relever la nuit.

Qui dit cuisine, dit aussi produit. Nations gourmandes, la France et l’Italie sont en soi des géographies de délices. Chez nous, en revanche, l’étroitesse d’un territoire montagnard sans contact avec la mer limite forcément les expériences gustatives. Parmi nos spécialités, on cite volontiers la viande séchée

du Valais et des Grisons, le gruyère et l’emmenthal, le saucisson vaudois, les läckerli de Bâle… La liste s’arrête souvent là. Et pourtant.

Deux kilos sept cents

C’est ignorer que notre pays, outre le fait qu’il compte le plus de restaurants étoilés au monde par nombre d’habitant, est aussi une source inépuisable de traditions gastronomiques. Encore faut-il le savoir. Entre 2005 et 2008, la Confédération et les Cantons ont commandé un inventaire du patrimoine gastronomique suisse. Un comité d’experts y avait recensé et examiné quelque 400 produits. Le résultat de ces recherches, consultable en ligne, a ensuite été publié en cinq volumes, mais uniquement en langue allemande.

RÉGAL
Page précédente : Un morceau de Tigest, une viande séchée du canton d’Uri. Thoma) à gauche : L’absinthe, la fée verte du Jura. Thoma) à droite : La Solothurner Torte, aux noisettes, au japonais et à la crème au beurre.
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Thoma)

L’année dernière, ces données ont été compilées, augmentées et réunies dans un seul gros livre de 720 pages, en français et en allemand, illustré par les photos léchées d’Antal Thoma. Une bible de deux kilos et sept cent trente-deux grammes exactement, à laquelle s’est attelé pendant plusieurs années Paul Imhof, journaliste gastronomique alémanique. « Les seuls charcutiers ont créé au cours des siècles plus de 400 variétés de saucisses et de boudins, explique l’auteur dans sa préface. Chacune de ces saucisses, que ce soit le cervelas, célèbre dans tout le pays, le cicitt, longue et fine saucisse de chèvre du Valmaggia, le saucisson vaudois ou la liongia engiadinaisa, rappelle à tout charcutier son origine et l’héritage qu’elle porte. »

Le livre se découpe par région et par canton. Les chapitres démarrent avec la Suisse alémanique et se terminent par le Tessin. Pour figurer à l’intérieur, il faut respecter quelques règles élémentaires : que le produit existe depuis quarante ans, qu’il soit fabriqué en Suisse et toujours consommé. Pour ses recherches, Paul Imhof a pu se fonder sur l’Inventaire du patrimoine gastronomique suisse. En bon journaliste, il est aussi parti sur le terrain pour vérifier quelques détails, consulter un nombre impressionnant d’archives et récupérer des anecdotes au sujet de certains des 450 produits dont il relate les origines et le destin.

Le plaisir de cet inventaire est aussi qu’il apporte un exotisme de proximité, chaque lecteur s’étonnant des spécialités des cantons les plus éloignés de chez lui (à Zoug on ignore sans doute ce qu’est la Marmite de l’Escalade). Lequel découvre que les boulangeries d’Appenzell vendent en période de landsgemeinde les très imprononçables landsgmendchrempfli, chausson fourré aux noisettes. Ou encore que la fuatscha grassa d’Engadine (traduisez « tarte grasse ») est une galette fabriquée avec 500 grammes de beurre qui tient au ventre, mais saute surtout aux hanches.

Pages savantes

Le Patrimoine culinaire suisse tord également le cou à quelques idées reçues. On a toujours cru que la meringue avait été inventée par le confiseur italien Gasparini à Meiringen, dans le canton de Berne, ville également célèbre pour être celle où disparut Sherlock Holmes. Une légende bien entretenue, qui fait la fortune touristique de ce coin de l’Oberland, mais qu’aucun document n’atteste. Il faut deux pages savantes à Paul Imhof pour tenter de démêler cet imbroglio : Gasparini, pâtissier suisse à vrai dire, aurait rejoint en France en 1720 la cour de l’ex-roi de Pologne en exil. Venu du village allemand de Mehrinyghen, le confiseur aurait ainsi baptisé « meringue » sa création. Une autre histoire prétend que le Suisse n’a rien à y faire, que c’est François Masselot, chef cuisinier de Philippe d’Orléans, frère cadet de Louis XV,

qui en serait l’inventeur. Bref, personne ne sait vraiment. Reste la légende qui vaut sans doute mieux que les disputes d’experts.

Cône qui sent

Il faut à Paul Imhof presque autant de pages pour raconter le schabziger, fromage glaronnais étonnant et odoriférant. En forme de cône de couleur verte, ce « sérac à râper » (la traduction littérale de son nom) appartient aux bizarreries culinaires helvétiques qu’il faut avoir goûtées au moins une fois dans sa vie. Au rayon des autres étrangetés, on trouve à Zurich des tabakrolle, pâtisserie cylindrique creuse et frite à base de pâte d’amande et dont le nom viendrait de sa forme rappelant les rouleaux dans lesquels, autrefois, le tabac se vendait. La saga autour de la « tête au choco » et de son appellation est également à ne pas manquer dans cet ouvrage qui ose mêler le savoir-faire du terroir à la nourriture industrielle. Et consacre des entrées aussi bien au boutefas qu’à la moutarde Thomy (dont la recette reste inchangée depuis 1907), au bonbon Sugus (dont les Chinois raffolent pendant le Nouvel An, son idéogramme symbolisant la chance), au Nescafé, à la limonade Pepita et son perroquet ou à la tête de moine, star des planchettes de l’apéro depuis l’invention de la girolle en 1981. Sans oublier, bien sûr, l’incontournable Cenovis, que seuls ceux qui ont grandi avec peuvent raisonnablement apprécier.

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Paul Imhof, Le patrimoine culinaire suisse, Éditions Infolio, photographies d’Antal Thoma, 720 pages
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RETROUVER LE SOMMEIL

On dort une heure et demie de moins depuis un siècle. La faute à notre société industrialisée, qui nous sursollicite le jour et nous empêche de nous réparer la nuit. Le point sur un mal qui tenaille l’humanité depuis l’Antiquité, avec le professeur Raphaël Heinzer, spécialiste du sommeil au CHUV à Lausanne.

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Le sommeil, sa qualité, sa durée idéale, les règles à mettre en place pour un minimum de confort nocturne : voilà un enjeu de bien-être devenu essentiel au sein de nos sociétés modernes, trop agitées et trop connectées. Un souci uniquement contemporain ? Quelques plongées dans le passé montrent plutôt qu’il a toujours obsédé l’humanité, un peu comme le temps qu’il va faire demain. Par exemple : au XVIIe siècle, un médecin français rapportait que 20% de ses patients se plaignaient d’insomnie. Les premières médications identifiées pour mieux dormir remontent à l’Antiquité. C’est ce qu’on peut apprendre en se baladant au fil des pages de Je rêve de dormir (Éd. Favre), coécrit par les professeurs Raphaël Heinzer et José Haba-Rubio, tous deux spécialistes de la question.

Cerveau en alerte

Un ouvrage qui vient aussi remettre en cause pas mal d’idées arrêtées. On dormirait mieux la tête au nord ? La pleine lune serait synonyme de sommeil perturbé ? Les diverses recherches n’ont jamais fourni de preuve scientifique pour ces affirmations, qui pourtant traversent les générations. De même : la sieste n’est pas recommandée pour tout le monde, et la phase de sommeil profond, la plus importante, a lieu au début du sommeil, peu importe si c’est avant ou après minuit. Également bon à savoir : on vit tous entre vingt et trente épisodes de réveils nocturnes, la plupart si courts que le cerveau n’a même pas le temps de les enregistrer. Sans doute un héritage de l’obsession sécuritaire des siècles précédents, quand il fallait dormir d’un seul œil... Et les deux auteurs rappellent aussi l’existence de l’insomnie paradoxale, soit la mauvaise perception de son sommeil. On peut être persuadé de ne pas avoir dormi du tout alors qu’en fait si, plus ou moins. Ou comment se faire du mal tout seul...

Il fallait parler avec Raphaël Heinzer, qui dirige le centre du sommeil au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), à Lausanne, pour mieux faire le tri entre faits établis, croyances anxiogènes et recettes de grand-mère. Parmi les règles incontournables, on peut valider celles-ci : éviter les stimulants l’après-midi, y compris le thé ; respecter des horaires réguliers pour le coucher et le lever, parce que le cerveau n’aime rien tant que la routine. Éviter de lutter si le réveil nocturne est trop

intense, et plutôt se tourner vers la musique ou la lecture en attendant le prochain cycle de sommeil. Ou encore, éviter les bains chauds tard le soir. Mais que pense-t-il, par exemple, de la prise de mélatonine en gélules, une pratique de plus en plus répandue ? « La mélatonine est une hormone qui joue le rôle de chef d’orchestre des rythmes du sommeil. Elle est en relation directe avec notre horloge interne et la rétine de nos yeux qui capte la lumière, explique le professeur. Si on change de fuseau horaire, quelques jours sont alors nécessaires pour nous adapter et la mélatonine aide à mettre plus vite à l’heure notre horloge interne. Elle peut aussi avoir un petit effet somnifère chez les plus de 50 ans qui subissent des réveils nocturnes. Elle peut même aider les adolescents, dont le dérèglement de l’horloge interne les incite à se coucher plus tard. Mais sinon, je ne vois pas l’intérêt d’en prendre. »

Raphaël Heinzer ne voit aucun inconvénient, en revanche, à un usage régulier ou systématique des bouchons d’oreille, qui sauvent tant de nuits quand l’environnement se fait trop bruyant. « Notre cerveau continue à analyser pendant le sommeil, et les afférences sensorielles de l’extérieur sont toujours présentes. On a plus de chance de se réveiller s’il y a des bruits inhabituels ou menaçants. Il peut être bon de s’isoler pour éviter que notre cerveau travaille toute la nuit », estime-t-il.

Cercle vicieux

Rien de neuf en revanche sur le front des écrans numériques, quand bien même certaines études très récentes semblaient douter de leur influence néfaste. Le professeur Heinzer n’a pas changé d’avis, il reste offensif contre la lumière bleue. « Elle est très active sur notre rétine et transmet les informations à notre horloge interne. La lumière des écrans fait croire à notre cerveau que c’est encore le jour et l’empêche de sécréter de la mélatonine. » On estime qu’entre 5 et 10% des plus de 40 ans consomment régulièrement des somnifères. On aurait pu espérer qu’avec les progrès de la recherche, ces derniers auraient perdu de leurs effets secondaires. Mais si l’arrivée d’un tout nouveau médicament sur le marché suisse (le Quviviq) semble plein de promesses, rien n’a bougé pour les somnifères classiques. « Ils créent toujours une dépendance, surtout si on les utilise sur plus de deux semaines, parce que l’arrêt de leur prise crée un effet rebond qui va rendre le patient plus insomniaque qu’initialement. On en voit

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certains qui en prennent depuis quinze ans : sans doute que le médicament ne fait plus vraiment effet, mais c’est le fait de l’arrêter qui pourrait ici poser un problème », rappelle le professeur du CHUV.

Une précision d’importance, car en dehors des apnées du sommeil, les plaintes principales concernent justement la rumination – un autre mot pour dire insomnie. Plutôt que plonger tête la première dans le gouffre sans fin de la médication, mieux vaudrait se lancer dans les thérapies cognitives et comportementales, plus efficaces à long terme, et surtout plus définitives, sans effets secondaires. « La rumination est un cercle vicieux, comme une insomnie autoentretenue par un état d’hyperéveil qui ne fait que rajouter de la pression. La partie la plus importante, selon moi, c’est d’amener les gens à diminuer le temps passé au lit. Ça peut effrayer ceux qui veulent dormir plus, mais c’est nécessaire dans un premier temps. On leur interdit toute présence dans le lit en dehors d’horaires définis, et même s’ils accumulent d’abord une petite dette de sommeil et une certaine fatigue, après une semaine, ils se réjouiront d’aller se coucher et on pourra ensuite allonger leur temps de sommeil. Et chacun finit par trouver son rythme », reprend Raphaël Heinzer. Qui aime également déconstruire certaines idées reçues et gommer la culpabilité qui va avec : non, une seule mauvaise nuit n’est pas forcément synonyme de performances moindres le lendemain, et tous les malheurs de la vie ne sont pas la conséquence d’un sommeil délicat.

« Jambes impatientes »

Le sommeil est un sujet à entrées multiples, et chacune mériterait un long développement. Pour faire court tout en balayant large, ajoutons que le syndrome des « jambes impatientes » (qui se caractérise par une envie quasiment irrépressible de bouger les jambes, généralement le soir en position assise ou couchée) n’est pas une fatalité. Les causes sont souvent identifiées et il existe quatre types de médicaments efficaces si les symptômes persistent (« Des gens nous ont écrit des lettres de deux pages pour nous dire à quel point ce type de traitement avait changé leur vie », jure notre professeur). Les gadgets genre bagues et montres connectées ? Pas très justes, déjà, et certains

deviennent tellement accro que ça les perturbe plus qu’autre chose – une obsession qui porte un nom : l’orthosomnie. Alors qu’il existe un moyen simple pour mesurer son ressenti, selon Raphaël Heinzer : « Si on se sent plutôt bien au réveil et qu’on n’a pas de coups de fatigue dans la journée, ça veut dire qu’on a bien dormi. »

Chambre à part

Si le thème de la qualité du sommeil est de moins en moins éludé, il garde tout de même ses petits tabous. Ainsi pour les couples : la bascule vers des nuits en lits séparés ou en couettes individuelles n’est pas une option pour de nombreux mauvais dormeurs. Le directeur au CHUV le remarque parfois lors de ses consultations : « Certains vont s’inquiéter de l’image qu’ils renvoient, et qu’on dise que leur amour s’est envolé ou qu’ils n’ont plus de vie intime. » Comme une évidence, les bons dormeurs n’ont pas à s’interroger sur leur comportement. Toutes les pistes suggérées ici le sont uniquement pour ceux qui reconnaissent des difficultés dans leur sommeil. Mais il faut savoir écouter son horloge biologique, une honnêteté parfois compliquée à installer dans une société qui fonctionne 24 h/24, notamment pour ceux qui ont besoin de dormir beaucoup. Les statistiques sont d’ailleurs effarantes : le temps de sommeil a diminué d’une heure et demie depuis un siècle dans les pays industrialisés. La faute à l’apparition de la lumière artificielle pour tous, bien évidemment (Edison a inventé l’ampoule électrique en 1879), et aux distractions accessibles le soir, un phénomène très nouveau à l’échelle de l’humanité. Il serait tentant d’imaginer que la tendance va s’accentuer au fil des ans, des recherches et de la folie d’un monde moderne qui court bien trop vite désormais. Mais pas pour le professeur Heinzer. « On va probablement atteindre un plateau. On peut certes se passer transitoirement du sommeil léger, mais les sommeils profond et paradoxal sont vraiment nécessaires. Ils ont trop d’actions réparatrices pour optimiser le fonctionnement du cerveau. On en a besoin pour favoriser notre immunité, consolider notre mémoire, stabiliser nos émotions et éliminer les déchets neurotoxiques de notre cerveau. » Les fantasmes transhumanistes vont peut-être trouver à l’avenir une limite infranchissable.

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