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CONTRIBUTIONS À LA PHILOLOGIE CLASSIQUE

Anne Andenmatten, Kevin Bovier

Josias Simler

Vallesiae Descriptio –Description du Valais

Introduction, traduction et notes

Sapheneia

Contributions à la philologie classique

Collection dirigée par David Amherdt, Karin Schlapbach et Thomas Schmidt

Volume 25

Josias Simler

Vallesiae

Descriptio –Description du Valais

Introduction, traduction et notes

Schwabe Verlag

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ISBN Livre imprimé 978-3-7965-5331-8

ISBN eBook (PDF) 978-3-7965-5334-9

DOI 10.24894/ 978-3-7965-5334-9

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C’est dans la touffeur et l’angoisse de l’été de la COVID , en 2020, que commence ce travail sur la Vallesiae Descriptio de Josias Simler. Aucun des éditeurs du présent ouvrage ne sait alors que l’autre travaille sur le même texte. Ce n’est pas le hasard ou le destin qui nous a réunis autour de cette « Description du Valais », mais le rapport annuel de l’Institut du monde antique et byzantin de l’université de Fribourg (IAB), résultat du travail de Nicole Papaux, secrétaire de l’IAB, et de plusieurs assistants-doctorants. Qu’ils soient donc ici les premiers remerciés.

Nous poursuivons donc le travail à deux à partir de 2021, bien souvent sur notre temps libre. En août de la même année, l’État du Valais nous accorde une bourse de soutien à la recherche « Vallesiana », ce qui nous permet d’écrire, pour la revue Vallesia, un article sur le portrait de l’évêque Mathieu Schiner dans la Vallesiae Descriptio. C’est finalement en cette fin d’année 2024, soit 450 ans après la parution de la première édition de la Vallesiae Descriptio, que s’achève notre labeur. Nous espérons que le lecteur aura plaisir à découvrir cette œuvre typiquement humaniste et cependant profondément originale.

Nous remercions Margarethe Billerbeck, David Amherdt, Chantal AmmannDoubliez et Albert Praz d’avoir relu avec soin notre traduction, nos notes et notre introduction, ainsi que Kathrin Utz Tremp et Ernst Tremp de nous avoir aidés à lire correctement l’allemand de Johannes Stumpf. Merci également au chanoine Olivier Roduit d’avoir vérifié ce qui concerne l’abbaye de Saint-Maurice. Nos remerciements vont aussi à Gerlinde Huber-Rebenich, qui a relu notre manuscrit et rédigé une expertise en vue de la publication. Il va de soi que nous prenons la responsabilité pleine et entière des erreurs et lacunes restantes.

Notre gratitude va au Fonds national suisse de la recherche scientifique, qui a pris en charge l’ensemble des frais de publication du présent ouvrage.

Nous témoignons enfin notre reconnaissance aux responsables de la collection Sapheneia, à Arlette Neumann et à la maison d’édition Schwabe pour leur remarquable travail éditorial.

Anne Andenmatten et Kevin Bovier

Fribourg, le 13 décembre 2024

Introduction

La ville de Zurich a produit et accueilli un grand nombre d’érudits de valeur au XVIe siècle, tels les Zwingli, Bullinger, Gwalther, Gessner, Bibliander…1 Josias Simler n’est certainement pas le dernier d’entre eux, bien qu’il soit peu connu des chercheurs et du grand public. Son œuvre, pourtant, est loin d’être négligeable, en plus d’être très variée. Si nous nous intéressons ici à cet humaniste, c’est parce qu’il est le premier à consacrer une œuvre exclusivement au Valais. D’autres avant lui avaient écrit sur le Vieux-Pays, mais de manière plus brève, dans des ouvrages traitant de la Suisse, voire du monde entier, et souvent en allemand. L’œuvre latine de Simler a rendu la géographie et l’histoire du Valais accessibles au public érudit de toute l’Europe, et non plus seulement de l’espace germanique : c’était d’ailleurs l’ambition de son auteur. À notre tour, nous souhaitons faire découvrir au lecteur d’aujourd’hui cette œuvre singulière, fruit du labeur et du génie propres de Simler, bien sûr, mais aussi des recherches menées par d’autres humanistes qui l’ont précédé. Il n’est dès lors pas exagéré d’affirmer que cette « Description du Valais » résulte de plusieurs décennies d’investigations érudites et qu’elle est représentative de l’esprit humaniste de l’époque.

I Vie et œuvres de Josias Simler

Josias Simler2 (1530–1576), issu d’une famille de Rheinau, est né à Kappel am Albis dans le canton de Zurich. Il est le fils de Verena Huser et de Peter Simler, ancien prieur du monastère cistercien de Kappel, converti à la Réforme par son ami Heinrich Bullinger (1526), qui y exerçait alors la charge de maître d’école. Bullinger devient d’ailleurs le parrain de Josias. Le jeune garçon suit d’abord les leçons de son père, devenu entre-temps maître de l’école latine de Kappel, avant de partir étudier la théologie, la philologie, les mathématiques et les sciences naturelles à Bâle et à Strasbourg. De retour à Zurich, tandis qu’il achève ses études, il prêche déjà dans les paroisses rurales voisines et enseigne dans les écoles de la ville. Il remplace notamment Conrad Gessner, que la maladie empêche de dispenser ses leçons de mathématiques. Il devient alors professeur de théologie du Nouveau Testament au Carolinum de Zurich (dès 1552), pasteur à Zollikon (1552–1557), puis diacre de Rudolf Gwalther à Saint-Pierre de Zurich (dès 1557). En 1560, il reprend par intérim l’enseignement de Theodor Bibliander, puis succède à son ami Pierre Martyr Vermigli comme professeur de théologie de l’Ancien Testament

1 Ces humanistes et certaines de leurs œuvres sont étudiés par David Amherdt, Clemens Schlip et Kevin Bovier sur le portail Humanistica Helvetica (https://humanistica-helvetica.unifr. ch/fr; consulté le 13.12.2024).

2 Stucki 1577 a rédigé la première biographie de Simler peu après sa mort. Parmi les biographies modernes, on peut citer von Wyss 1855 ; von Wyss 1892a ; Coolidge 1904, p. cxlvii–clxv ; Feller / Bonjour 1979, p. 160–163 ; Steinitzer 1984 ; Bächtold 2010 ; Schmid 2011 ; Moser 2017.

(1562)3 et devient scolarque (1564). En 1551, il se marie avec Elisabetha, fille d’Heinrich Bullinger, puis, après la mort de sa première épouse, avec Magdalena, fille de Rudolf Gwalther et de Regula Zwingli, qui lui donne trois fils et une fille. Ces différentes unions témoignent des liens étroits qu’il a tissés avec les figures majeures de la Réforme zurichoise.

De 1556 à la fin de sa vie, Simler traduit en latin de nombreux ouvrages théologiques rédigés en allemand, notamment ceux de Bullinger, et produit lui-même des œuvres théologiques, souvent polémiques, afin de soutenir la Réforme, affermir la doctrine de la Trinité et défendre l’Église zurichoise contre les attaques.4 Il rédige aussi les biographies de ses amis Pierre Martyr Vermigli, Conrad Gessner et Heinrich Bullinger.5 Toutefois il connaît surtout un grand succès avec ses ouvrages géographiques et historiques sur la Suisse : un paradoxe, si l’on songe qu’il n’a que rarement quitté Zurich à cause de son état de santé précaire.6 C’est donc essentiellement grâce à ses lectures et à ses relations avec d’autres intellectuels en Suisse et à l’étranger qu’il obtient les renseignements nécessaires à la rédaction de ses œuvres historico-géographiques. À partir de 1561, Simler s’intéresse à l’histoire suisse et le réformateur Heinrich Bullinger le met en contact avec l’historien glaronnais Aegidius Tschudi (1505–1572), resté fidèle au catholicisme.7 Ce dernier est connu comme épigraphiste, numismate et collectionneur d’antiquités. Grâce à ses fonctions officielles de landammann, il bénéficie d’un accès étendu aux archives. Simler lui fait part de sa volonté d’écrire une histoire des Confédérés et lui soumet des extraits qui rencontrent son approbation. Il le sollicite notamment pour relire attentivement son manuscrit de la Vallesiae descriptio, comme nous l’apprend leur correspondance. Tschudi communique à son ami quelques suggestions d’amélioration et des corrections à apporter, signalées dans notre édition.8 Ils forment le projet de publier la chronique suisse de Tschudi simultanément en allemand et dans la traduction latine de Simler. Mais lorsque Tschudi meurt en 1572, l’œuvre n’est pas achevée et ses héritiers refusent de céder les manuscrits à Simler, qui doit poursuivre ses recherches de manière indépendante.

3 Bächtold 1999, p. 32.

4 Ses œuvres théologiques sont listées dans Bächtold 2010.

5 Voir Backus 2008, p. 66–71 (Vermigli), 83–90 (Bullinger), 97–101 (Gessner).

6 Son biographe Johann Wilhelm Stucki relève que la goutte le retient pour ainsi dire enchaîné à son lit. Les douleurs, qu’il supporte patiemment, provoquent des insomnies propres à la méditation et à l’étude (Stucki 1577, fol. 7r).

7 Aegidius Tschudi, considéré comme le « père de l’histoire helvétique » depuis le XVIIIe siècle (Sieber 2022). Sur Tschudi, voir aussi Stettler 2001.

8 Voir les lettres de Tschudi à Simler dans Vogel 1856. Simler suit les suggestions de son correspondant dans bien des cas. Toutefois, il ne tient pas compte de la distinction entre pagus et vicus que lui recommande Tschudi dans sa lettre du 27 juillet 1568. En effet, il utilise tantôt pagus, tantôt vicus pour désigner des villages, comme au fol. 12v : alter pagus iacet Ulrica nomine ou au fol. 13v : infra Laxum vicum.

Simler s’attelle dès lors à rédiger une description et une histoire de la Confédération jusqu’en 1519.9 Il utilise les matériaux collectés pendant plus de dix ans et d’autres informations fournies par ses amis Johannes Haller10 à Berne, Johannes Kessler11 à Saint-Gall, Hans Im Thurn12 à Schaffhouse, Ulrich Campell13 aux Grisons, Thomas Platter14 à Bâle et Pierre Pithou15 à Paris. Toutefois, comme ce projet de grande envergure avance très lentement, Simler ne publie, dans un premier temps (1574), que la partie concernant le Valais et lui donne le nom de Vallesiae Descriptio. Cette œuvre est accompagnée d’un traité pionnier sur les études alpines, le Commentarius de Alpibus, que l’auteur prétend avoir rédigé à la hâte.16 À la même période, en 1575, il publie l’édition et le commentaire de la Cosmographie de Julius Honorius (confondu avec Aethicus Ister)17 et de l’Itinerarium Antonini, une liste tardo-antique de trajets et d’étapes le long des voies romaines.18 Dès 1573, il rédige en deux livres un bref exposé de l’histoire de la Confédération et de ses institutions. Cet ouvrage, intitulé De Republica Helvetiorum et paru en 1576,

9 Le manuscrit de cette œuvre intitulée Antiquitatum Helveticarum libri III est conservé à la Zentralbibliothek de Zurich, sous les cotes A102 à A105. Le dernier des quatre volumes contient aussi plusieurs lettres de Tschudi à Simler.

10 Johannes Haller (1523–1575), zwinglien convaincu, premier doyen de l’Église bernoise, éditeur des sermons de Bullinger, commentateur du décret de Gratien et chroniqueur. Voir van Wijnkoop Lüthi 2021 ; Guggisberg 1966.

11 Johannes Kessler (1502/3–1574), enseignant et pasteur de Saint-Gall soutenu par le bourgmestre Joachim Vadian, correspondant de Bullinger, auteur d’une chronique intitulée Sabbata. Voir Bächtold 2007.

12 Hans Im Thurn (1535–1611), issu d’une riche famille de Schaffhouse, seigneur de Thayngen, juge puis président du tribunal criminel, membre du Petit Conseil, bailli de différentes communes du canton. Voir Landolt 2008.

13 Ulrich Campell, appelé aussi Durich Chiampell (1510–1582), prédicateur réformé des Grisons, auteur d’ouvrages topographiques et historiographiques sur cette région parus au XIXe siècle. Il traduit en romanche les Psaumes, des chants religieux et des drames bibliques. Voir Bonorand 2005. Pour les liens entre Simler et Campell, voir l’introduction de Florian Hitz à son édition de la Raetiae alpestris topographica descriptio de Campell (Hitz 2022). Hitz souligne que Campell est le seul collaborateur désigné par Simler à avoir effectivement écrit une contribution (Hitz 2022, p. E17–E19).

14 Sur ce personnage, voir la section III.3.

15 Pierre Pithou (1539–1596), né à Troyes, avocat et humaniste calviniste, séjourne à Bâle où il rencontre Boniface Amerbach, puis dès le printemps 1570 à Zurich, où il se lie d’amitié avec Simler. Il est l’auteur d’un grand nombre de travaux d’érudition. À son sujet, voir Zuber 1984, p. 331–332 ; Rosanbo 1928 et 1929, en particulier 1929, p. 327 pour les relations entre Pithou et Simler.

16 Simler 1574, fol. [*6]r. Ce traité est édité et traduit en français par Coolidge 1904 et traduit en allemand par Steinitzer 1984. Voir aussi en ligne les extraits présentés et traduits par Bovier / Absil 2024.

17 Voir à ce sujet Clark 2018, p. 77–85.

18 Voir Itinerarium Antonini (Cuntz / Wirth 1990).

est traduit en plusieurs langues et réédité à de nombreuses reprises jusqu’en 1738.19 Il contribue à forger durablement l’image de la Suisse et de son système politique auprès des élites européennes. Simler ne prit cependant jamais la mesure de son succès, puisqu’il meurt quelques jours avant la parution de son « best-seller ».

II La Vallesiae Descriptio ou Description du Valais

La Vallesiae Descriptio est imprimée à Zurich en 1574 par le typographe Christoph Froschauer le Jeune.20 Elle se compose d’une épître dédicatoire (fol. *2r–[*8]r) adressée par Simler à l’évêque de Sion Hildebrand de Riedmatten,21 des deux livres de la description du Valais (livre I : fol. 1r–35v ; livre II : fol. 36r–64v), du mémoire sur les Alpes (fol. 65r–134r) et, en appendice, de textes en lien avec l’histoire du Valais (fol. 135r–151r). Cet appendice, précédé d’une autre épître dédicatoire (fol. 135v–137r) de Simler à l’abbé de Saint-Maurice Martin II de Plastro,22 contient le récit du martyre de la légion thébaine par Eucher de Lyon (Martyrium S. Mauritii et sociorum eius ex veteri martyrologio descriptum, fol. 137v–140r), un éloge de l’évêque de Sion Mathieu Schiner (fol. 140v–142v) tiré des « Éloges des hommes de guerre illustres » (Elogia virorum bellica virtute illustrium) de Paolo Giovio et un traité sur les eaux thermales du Valais (De Sedunorum thermis et aliis fontibus medicatis liber, fol. 143r–151r) rédigé par l’apothicaire de Sion Kaspar Ambühl.23 Le volume se clôt sur un index des auteurs antiques cités (Loci auctorum in his libris declarati aut recitati, fol. 151v–[152r]).

La Vallesiae Descriptio se présente comme le premier élément d’une œuvre plus ambitieuse consacrée à l’histoire de la Suisse, comme évoqué ci-dessus. Pour justifier sa dédicace à l’évêque de Sion, Simler met en avant la vaste culture de celui-ci24 et ses qualités de bon gouvernement. Cet éloge, quoique convenu, ne manque pas de sincérité. Les qualités de juriste de l’évêque se manifestent en effet

19 Sur cette œuvre et son contenu, voir Reibstein 1949 ; Feller / Bonjour 1979, p. 161–162 ; Maissen 2008, p. 60–70 ; Amherdt 2023c, avec présentation et traduction du début des livres I et II et des passages sur Fribourg. Il existe une traduction moderne du De Republica Helvetiorum en italien : Simler (Carena / Ostinelli 1999).

20 Sur Christoph Froschauer le Jeune (1532–1585), voir Reske 2015, p. 1133.

21 Né vers 1530, Hildebrand de Riedmatten est d’abord chanoine de Sion dès 1550, puis sacriste, dès le 21 janvier 1558. Il est élu évêque le 22 juin 1565 et le reste jusqu’à sa mort le 4 décembre 1604 : voir HS I/5, p. 244–246.

22 Martin de Plastro (Duplâtre), de Bugey-en-Bresse (Ain), abbé de 1572 à sa mort en 1587. Voir HS IV/1, p. 451–452.

23 Sur Kaspar Ambühl dit Collinus (1520–1560/1561), élève de Thomas Platter et ami de Conrad Gessner, voir Ammann 2001. Sur son De thermis, voir Bovier 2024a.

24 Hildebrand de Riedmatten a fait ses études à Bâle, à Cologne et à Paris (Santschi 1968, p. 194).

dans le renouvellement des statuts du Valais entrepris sous son égide, en 1571.25 En outre, l’attitude d’Hildebrand de Riedmatten à l’égard des protestants du Valais –pragmatisme et tolérance selon certains, passivité et faiblesse selon d’autres –, est susceptible de plaire à un réformé tel que Josias Simler.26

Dans la préface, Simler expose ses intentions et sa méthode de travail. Il souhaite offrir un équivalent latin à la description historique et topographique de la Suisse de Johannes Stumpf 27 (Gemeiner loblicher Eydgnoschafft Stetten, Landen und Völckeren Chronikwirdiger thaaten beschreybung), parue en 1547–1548. Il prétend ainsi la rendre accessible aux étrangers non germanophones et répondre à la demande pressante de plusieurs de ses amis. Devant l’ampleur de cette entreprise et sentant ses forces décliner, il décide de ne publier qu’une partie « comme détachée du reste du corpus »,28 celle qui concerne le Valais, afin d’inciter d’autres auteurs à poursuivre sa tâche :

Du reste, pour offrir un avant-goût de mon entreprise et de mon projet aux hommes de notre temps, je publie à présent deux livres sur le Valais, dans l’espoir que je puisse peut-être, par mon travail et mon étude ainsi que par mon exemple, inciter les hommes instruits et éloquents, que de nos jours, par la grâce de Dieu, la Suisse possède en grand nombre, à entreprendre la même étude. En effet, si j’atteins cet objectif, je leur céderai le pas spontanément et très volontiers, et leur transmettrai le flambeau. À supposer que d’autres ne veuillent pas se charger de ce fardeau, je saurai que mon projet plaît aux hommes de bien et j’aurai profité de leur aide et de leurs conseils. J’ai néanmoins décidé de poursuivre dans la voie où je me suis engagé aussi longtemps que mes forces me le permettent.29

25 Ces statuts, établis en 1571 et caractérisés par leur concision et leur clarté, se fondent en grande partie sur ceux du cardinal Mathieu Schiner de 1511–1514 et restent en vigueur jusqu’à la promulgation du Code civil du canton du Valais en 1854 ; voir Heusler 1890, p. 266–340, no 180 ; Carlen 1955, p. 47–50.

26 Sous son épiscopat, le protestantisme connaît son apogée en Valais, à Sion et à Loèche : voir von Roten 1991b, p. 39–54 ; Fayard Duchêne 2006, p. 64–66.

27 Johannes Stumpf (1500–1576/7), né à Bruchsal, converti à la Réforme par Zwingli, épouse la fille du chroniqueur zurichois Heinrich Brennwald. Cette description de la Suisse est son œuvre principale. Elle est le fruit d’une étroite collaboration avec plusieurs savants et de voyages qu’il entreprend pour consulter les archives et visiter le pays. Pour sa biographie, voir Feller / Bonjour 1979, p. 144–153 ; Gagliardi / Müller / Büsser 1952, p. I–XII.

28 Simler 1574, fol. *4r : Atque ego eo libentius partem hanc mei operis a reliquo corpore quasi avulsam publicare volui. Sauf indication contraire, la traduction des passages en latin est de notre fait.

29 Simler 1574, fol. *3r : Caeterum ut huius nostri conatus et instituti gustum aliquem nostris hominibus praeberem, libros duos de Vallesia hoc tempore in publicum edidi, si forte meo labore et studio atque etiam exemplo, viros doctos et eloquentes, quales hodie Dei beneficio Helvetia habet plurimos, ad idem studium excitare possem. Id enim si effecero sponte libensque illis cedam et hanc lampada tradam. Quod si alii id onus subire nolint et meum hoc institutum viris bonis placere cognovero et eorum ope et consilio adiutus fuero, constitui nihilominus in cursu caepto pergere quamdiu vires suppetunt.

Pourquoi Simler jette-t-il son dévolu sur le Valais ? Il nous éclaire à demi-mot dans la préface en insistant sur la longue histoire du Valais, déjà mentionné dans la Guerre des Gaules de César, ce qui n’est pas pour déplaire à un humaniste.30 Ses relations étroites avec les Valaisans venus étudier à Zurich ont sans doute été décisives dans son choix de parler en premier du Valais, comme le révèle un passage de l’épître dédicatoire qui figure dans le manuscrit original, mais n’est pas reproduit dans la version imprimée :

De plus, ayant rédigé depuis quelques années cette description du Valais pour être agréable à quelques nobles jeunes gens de Sion31 qui séjournaient alors chez moi, et l’ayant envoyée pour examen à quelques amis en Valais, j’appris que mon opuscule avait été mis sous les yeux de Ta Clémence et qu’elle n’avait pas caché que mon intention de faire connaître le Valais ne lui déplaisait pas.32

Sa curiosité pour le Valais s’inscrit aussi dans un intérêt plus vaste pour la montagne et les Alpes,33 dont témoigne la présence du Commentarius de Alpibus à la suite de la Vallesiae Descriptio. En effet, les régions alpines, relativement méconnues, fascinent alors les humanistes. C’est à cette époque que se développent certaines sciences comme la botanique, la zoologie, la minéralogie ou encore l’hydrographie (bien qu’elles ne soient pas encore désignées sous ces noms).34 Simler traduit cet enthousiasme avec un certain lyrisme dans la préface :

30 Simler 1574, fol. *5r–v : Multa enim in hac regione quae angusta videtur memoratu digna occurrunt, etenim hanc ipsam vallem tres populi antiquitus inhabitarunt : Seduni, Viberi, Veragri ad quos Romani rerum domini non dedignati sint in has Alpes colonias mittere (« En effet, dans cette région qui semble étroite se présentent bien des choses dignes de mémoire. Et de fait, dans l’Antiquité, trois peuples habitèrent cette vallée : les Sédunes, les Ubères et les Véragres. Chez eux, dans les Alpes, les Romains, maîtres du monde, ne dédaignèrent pas d’envoyer des colonies »).

31 Les deux fils du notaire sédunois Jean Jordan, fils illégitime de l’évêque Jean Jordan (1548–1565), étudient à Zurich. Jean et Nicolas Jordan sont immatriculés à la haute école de Zurich (Schola Tigurina) en 1565, à l’époque où Simler rédige la Descriptio : voir Possa 1940, p. 70–71. Simler fait allusion à ces deux jeunes hommes lorsqu’il parle de l’évêque Jean Jordan dans la Vallesiae Descriptio, fol. 64r : [Iohannis Iordani] e filio nepotes egregiae spei iuvenes Seduni agunt.

32 Zentralbibliothek de Zurich, ms F 46, p. 356 (nous reprenons ici, en la modifiant, la traduction de Coolidge 1904, p. 24–25) : Praeterea cum ante annos aliquot hanc Valesiae descriptionem confecissem in gratiam nobilium quorundam adolescentium e Sedunis, qui tum mecum versabantur, et eandem amicis aliquot in Valesia inspiciendam misissem, intellexi meum libellum Clementiae Tuae tum quoque oblatum fuisse, eamque non obscure ostendisse meam voluntatem illustrandae Valesiae sibi non ingratam esse

33 Sur l’enthousiasme des humanistes pour la montagne, voir Steinitzer 1984, p. 16–30 ; Korenjak 2017 ; Barton 2017 ; Gal 2018.

34 On peut songer aussi aux importants travaux du naturaliste Conrad Gessner (1516–1565), ami de Simler. À son sujet, voir Amherdt 2023a ; pour plus de détails, voir Leu 2016.

De plus, des merveilles admirables de la nature s’offrent partout à la contemplation dans cette région, mais surtout dans les montagnes très élevées qui entourent le Valais de toutes parts. Nos compatriotes ont pour la plupart perdu leur capacité de s’en émerveiller à force de les voir quotidiennement, mais les étrangers sont frappés de stupeur à la seule vue des Alpes, et les choses que nous avons négligées à cause de l’habitude, eux les tiennent pour des prodiges. Et il faut certes admirer la force de la nature : elle a élevé ces montagnes à une telle altitude, a couvert leurs sommets de neiges éternelles et de glace persistante, en fait jaillir de si grands cours d’eau vers toutes les parties du monde ; elle engendre, sous les neiges elles-mêmes qui fondent à peine au milieu de l’été, un tel nombre et une telle variété de plantes bénéfiques pour la santé, connues nulle part ailleurs, et d’excellents pâturages ; elle produit tant d’arbres de haute taille, nourrit d’innombrables bêtes dans les rochers et, en quelque sorte, dans les neiges elles-mêmes.35

Cet émerveillement pour la nature transparaît particulièrement dans le premier livre, qui est consacré à la description géographique du Valais. L’auteur commence par décrire les frontières et la situation géographique du Valais, ses ressources naturelles, en donnant l’image d’une région dont les habitants parviennent à tirer un heureux parti malgré de rudes conditions de vie. Il traite ensuite du mode de vie de ses habitants et expose son système administratif. Puis il décrit le Valais en suivant le cours du Rhône, dizain par dizain,36 en mentionnant les localités, cours d’eau et montagnes rencontrés au passage, ainsi que les curiosités locales assorties d’explications historiques et toponymiques parfois assez développées.

Le second livre traite essentiellement de l’histoire du Valais depuis la bataille d’Octodure (57 av. J.-C.) jusqu’à l’époque de l’évêque dédicataire, Hildebrand de Riedmatten. Ce livre débute par une longue citation de la Guerre des Gaules de César37 qui raconte la conquête du Valais par les Romains, achevée sous Auguste. Pour la période chrétienne, Simler relate le martyre de la légion thébaine, puis l’histoire de l’évêché de Sion. Comme il manque de sources sur les vies des premiers évêques, il les insère dans un récit historique plus global (les dernières décennies de l’Empire romain ; le royaume de Burgondie, puis de Bourgogne).

35 Simler 1574, fol. *5v–*6r : Ad haec admiranda naturae miracula passim in tota regione, maxime tamen in altissimis montibus quibus undique Vallesia cingitur, se contemplanda offerunt. Apud nostros quidem homines pleraque propter quotidianam consuetudinem admirationem amiserunt, sed exteri homines etiam ad ipsum Alpium conspectum obstupescunt et ea quae nos propter consuetudinem negligimus, illi pro miraculis habent. Et est certe admiranda vis naturae, quae hos montes in tantam altitudinem extulit, eorum vertices nivibus perrennantibus et glacie perpetua texit, tanta flumina ex illis in omnes orbis partes effundit et sub ipsis nivibus quae vix media aestate solvuntur, tot et tam varias herbas salutiferas nusquam alibi notas optimaque pascua gignit, tot arbores proceras producit, innumeras feras in rupibus et ipsis quodamodo nivibus alit.

36 Nom des anciennes subdivisions territoriales et administratives du comté, puis de la république du Valais, au nombre de sept. La Constitution de 1848 remplace le terme de « dizain » par celui de « district » (Siggen-Bruttin 2015). Voir aussi la n. 71 de notre traduction.

37 César, Guerre des Gaules 3,1,4–3,6,5.

Pour le reste, il suit le catalogue des évêques tel qu’il se présente chez Stumpf.38 À partir de Guichard Tavel (évêque de 1342 à 1375), Simler organise son récit sous la forme d’une succession de biographies plus détaillées de chaque évêque. Le reste de ce livre s’apparente donc à une galerie de portraits.

III Les principales sources de la Vallesiae Descriptio

La Vallesiae Descriptio est le fruit de la collaboration de plusieurs humanistes, dont Simler est le maître d’œuvre et le concepteur. Le sujet étant très vaste, il s’appuie sur les travaux de ses prédécesseurs et reçoit de l’aide dans différents domaines. Cette collaboration s’étend sur plusieurs années et franchit les barrières confessionnelles. C’est une méthode de travail typique de la Renaissance, où la figure de l’auteur s’efface pour laisser la première place au sujet.

Dans l’épître dédicatoire à l’évêque de Sion, Josias Simler cite les trois sources principales de sa Vallesiae Descriptio : Johannes Stumpf, Sebastian Münster et Thomas Platter.

1 Johannes Stumpf

Encouragé par son beau-père Heinrich Brennwald,39 Stumpf s’est consacré à d’intenses recherches et travaux historiographiques. Sa première grande œuvre, la Schweizer- und Reformationschronik, 40 est transmise par un manuscrit en deux volumes rédigé de sa main. Elle contient d’abord une copie de la chronique de Brennwald accompagnée de nombreuses modifications et additions, puis sa continuation par Stumpf pour les années 1507 à 1534. Elle se divise en 9 livres ;41 la partie rédigée par Stumpf seul se limite aux livres 7 à 9. Elle suit un ordre chronologique. La Schweizerchronik a servi de préparation à la seconde grande œuvre de Stumpf, la Gemeiner loblicher Eydgnoschafft […] beschreybung, véritablement représentative du savoir historique du XVIe siècle.42 Elle doit aussi beaucoup au travail de Brennwald.43 Divisée en 13 livres, cette fois-ci selon un ordre topographique, cette chronique présente l’histoire suisse depuis l’époque de César jusqu’à 1540. Elle contient de magnifiques cartes, dessinées par l’auteur lui-même, et des vues

38 Stumpf 1548, fol. 338b. Voir Santschi 1969, p. 158.

39 Voir Feller / Bonjour 1979, p. 55–57 ; Gagliardi / Müller / Büsser 1952, p. XII–XIII.

40 Nous la désignerons désormais sous le nom simplifié de Schweizerchronik. Voir l’édition de Gagliardi / Müller / Büsser 1952, en particulier l’introduction, p. I–XL ; Feller / Bonjour 1979, p. 146.

41 Voir la structure et le contenu chez Gagliardi / Müller / Büsser 1952, p. XXXIII–XXXIV.

42 Voir Feller / Bonjour 1979, p. 144–153 ; Santschi 1969, p. 153.

43 Stumpf 1548, fol. 114, déclare avoir beaucoup emprunté à Heinrich Brennwald : « Ein fleyssiger historicus… ».

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