Francesco Massa, Maureen Attali, Caroline Bridel, Dario Cellamare, Gaetano Spampinato (éds.)
avec la collaboration de Mante ⋅ Lenkaityte ⋅ Ostermann
Francesco Massa, Maureen Attali, Caroline Bridel, Dario Cellamare, Gaetano Spampinato (éds.)
avec la collaboration de Mante ⋅ Lenkaityte ⋅ Ostermann
Outils et documents
Editor : Francesco Massa
The series intends to study the Roman Empire as a “religious laboratory”, i. e., an intellectual space of development, production, and experimentation of new religious concepts. All volumes focus on the religious interactions that crossed the multicultural, multireligious, and globalized space of the Roman Empire, especially in Late Antiquity.
“ReLAB ” includes part of the results of the research project “Religious Competition in Late Antiquity : A Laboratory of New Categories, Taxonomies, and Methods”, funded by the Swiss National Science Foundation and held at the Department of History of the University of Fribourg from 2019 to 2023 (https://data. snf.ch/grants/grant/181185).
Francesco Massa, Maureen Attali, Caroline Bridel, Dario Cellamare et Gaetano Spampinato (éd.)
avec la collaboration de Mantė Lenkaitytė Ostermann
Outils et documents
Schwabe Verlag
Cette publication a été soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.
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© 2025 les auteur∙e∙s ; conception scientifique © 2025 Francesco Massa, Maureen Attali, Caroline Bridel, Dario Cellamare, Gaetano Spampinato, Mantė Lenkaitytė Ostermann, publié par Schwabe Verlag Basel, Schwabe Verlagsgruppe AG, Basel, Schweiz
Illustration couverture : Détail de la mosaïque de Ktisis (création), maison d’Eustelios, Chypre. ve siècle ©Alamy
Correctrice : Anne Kubler, Paris
Conception graphique : icona basel gmbh, Basel
Couverture : icona basel gmbh, Basel
Composition : Claudia Wild, Konstanz
Impression : Prime Rate Kft., Budapest
Printed in the EU
Informations relatives au fabricant : Schwabe Verlagsgruppe AG, Grellingerstrasse 21, CH-4052 Basel, info@schwabeverlag.ch
Personne responsable au sens de l’art. 16 GPSR : Schwabe Verlag GmbH, Marienstraße 28, D-10117 Berlin, info@schwabeverlag.de
ISBN Livre imprimé 978-3-7965-5310-3
ISBN eBook (PDF) 978-3-7965-5311-0
DOI 10.24894/ 978-3-7965-5311-0
L’e-book est identique à la version imprimée et permet la recherche plein texte. En outre, la table des matières et les titres sont reliés par des hyperliens.
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Timotin
Francesco Massa
Dario Cellamare
Francesco Massa
Maureen Attali
Mantė Lenkaitytė Ostermann
Cellamare
Dario Cellamare, Francesco Massa et Gaetano Spampinato
Maureen Attali, Dario Cellamare et Francesco Massa
Gaetano Spampinato
Gaetano Spampinato
Andrei Timotin
Mantė Lenkaitytė Ostermann
SIBYLLE
Mariangela Monaca
Pratiques
Maureen Attali et Francesco Massa
Maureen Attali
Maureen Attali
Thomas Galoppin
Fabio Spadini
Maureen Attali
Représentations du divin
Massa
Gianmarco Chiari
Mantė Lenkaitytė Ostermann 4. PUISSANCES DES
Maureen Attali 5. FIGURES PARTAGÉES
Caroline Bridel et Anne-Françoise Jaccottet
6. LE BAIN DE JÉSUS NOUVEAU-NÉ
Anne-Françoise Jaccottet
Ce volume a été réalisé dans le cadre du projet de recherche « La compétition religieuse dans l’Antiquité tardive » (ReLAB ), financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique et mené au Département d’histoire de l’Université de Fribourg de janvier 2019 à octobre 2023 (https://data.snf.ch/grants/grant/181185).
C’est le résultat d’un véritable travail collectif qui s’est construit progressivement pendant cinq ans, en alternant des séminaires d’équipe centrés sur l’analyse de documents, des conférences données par des spécialistes de l’Antiquité tardive et plus simplement – mais tout aussi efficacement – le partage d’un magnifique bureau dans les locaux de l’Institut du monde antique et byzantin de Fribourg.
Nous tenons à remercier les institutions qui ont permis la réalisation de ce projet : le Fonds national suisse de la recherche scientifique et l’Université de Fribourg, qui ont soutenu et accueilli ce projet, ainsi que l’Université de Turin, qui a offert la possibilité de conclure la recherche dans les meilleures conditions.
Nous exprimons également notre gratitude aux collègues qui ont contribué au projet avec leurs expertises, leurs conseils et leurs textes : sans les discussions, riches et généreuses, que nous avons eues durant ces cinq dernières années, ce volume n’aurait pas pu voir le jour.
Nous remercions enfin la maison d’édition Schwabe d’accueillir notre travail et plus particulièrement Arlette Neumann-Hartmann pour son suivi attentif au long du processus éditorial.
Les éditeurs et éditrices du volume
ACO E. Schwartz, J. Straub (éd.), Acta Conciliorum Oecumenicorum, Berlin, 1914.
AE L’Année épigraphique, Paris, 1888.
BA Bibliothèque Augustinienne. Œuvres de Saint Augustin, dirigée par A.-I. Bouton-Touboulic, M. Dulaey, Turnhout, 1933.
BHG F. Halkin (éd.), Bibliotheca Hagiographica Graeca, I-III , Bruxelles, 19573.
CBd The Campbell Bonner Magical Gems Database. En ligne : https://cbd. mfab.hu/.
CIG Corpus Inscriptionum Graecarum, Berlin, 1828-1877.
CIJ J. B. Frey (éd.), Corpus Inscriptionum Iudaicarum, Roma, 1936-1952.
CIL Corpus Inscriptionum Latinarum, consilio et auctoritate Academiae litterarum regiae Borussicae editum, Berlin, 1863.
CSEL Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, Wien, 1866.
CCSL Corpus Christianorum Series Latina, Turnhout, 1953.
CUF Collection des Universités de France, série grecque dirigée par J. Jouanna ; série latine dirigée par J.-B. Guillaumin, J. Scheid, Paris, 1920.
DT A. Audollent (éd.), Defixionum tabellae quotquot innotuerunt, tam in Graecis Orientis quam in totius Occidentis partibus praeter Atticas in Corpore Inscriptionum Atticarum editas, Paris, 1904.
GEMF C. A. Faraone, S. Torallas Tovar (éd.), Greek and Egyptian Magical Formularies : Text and Translation, I, Berkeley, 2022.
GV W. Peek (éd.), Griechische Vers-Inschriften, Berlin, 1955.
ICG C. Breytenbach, C. Zimmermann (éd.), Inscriptiones Christianae Graecae. A Database of Early Christian Inscriptions. En ligne : https://icg.uni-kiel. de/.
ICUR, n. s. Inscriptiones christianae urbis Romae. Nova series, Roma, 1922.
IG Inscriptiones Graecae, Berlin, 1903.
IGLS Inscriptions grecques et latines de la Syrie, Beyrouth – Paris, 1929.
IEphesos H. Wankel, C. Börker, R. Merkelbach, D. Knibbe, H. Engelmann, J. Nollé, R. Meriç, S. Şahin (éd.), Die Inschriften von Ephesos, Bonn, 1979-1984.
IK Smyrna G. Petzl (éd.), Inschriften griechischer Städte aus Kleinasien. Die Inschriften von Smyrna, Bonn, 1982-1990.
ILS H. Dessau (éd.), Inscriptiones Latinae Selectae, Berlin, 1892-1916 (rééd. 1954-1955 ; 1962).
JIGRE W. Horbury, D. Noy (éd.), Jewish Inscriptions of Graeco-Roman Egypt, with an Index of the Jewish Inscriptions of Egypt and Cyrenaica, Cambridge, 1992.
JIWE D. Noy, Jewish Inscriptions of Western Europe, Cambridge, 1993-1995.
PG J P. Migne (éd.), Patrologia Graeca = Patrologiae Cursus Completus. Series Graeca, Paris, 1856-1866.
PGM K. Preisendanz, Papyri graecae magicae. Die griechischen Zauberpapyri, 2 vol., Leipzig, 1928-1931, éd. revue par A. Henrichs, Stuttgart, 1973-1974 ; R. W. Daniel, F. Maltomini, Supplementum Magicum, 2 vol., Opladen, 1990-1992 ; H. D. Betz (éd.), The Greek Magical Papyrus in Translation, Including the Demotic Spells, Chicago – London, 1992 [1986].
P. Berol H. J. Polotsky, A. Böhlig, Kephalaia I, Hälfte 1, Lfg. 1-10, Stuttgart, 1940 ; A. B öhlig, Kephalaia I, Hälfte 2, Lfg. 11-12, Stuttgart, 1940 ; W.-P. Funk, Kephalaia I, Hälfte 2, Lfg. 13-14, Stuttgart, 1999 ; W.-P. Funk, Kephalaia I, Hälfte 2, Lfg. 15-16, Stuttgart, 2000.
P. Kell. Copt. I. Gardner, A. Alcock, W.-P. Funk (éd.), with a contribution by C. A. Hope and G. E. B owen, Papyri from Kellis, V, Coptic Documentary Texts from Kellis, I, Oxford, 1999, n°10-52.
P. Rylands C. H. Roberts (éd.), Catalogue of the Greek and Latin Papyri in the John Rylands Library, III , Theological and Literary Texts, Manchester, 1938, n°457-557.
PLRE I A. H. M. Jones, J. R. Martindale, J. Morris (éd.), The Prosopography of the Later Roman Empire, vol. 1 (A. D. 260-395), Cambridge, 1971.
PLRE II J. R. Martindale (éd.), The Prosopography of the Later Roman Empire, vol. 2 (A. D. 395-527), Cambridge, 1980.
PLRE IIIa J. R. Martindale (éd.), The Prosopography of the Later Roman Empire, vol. 3 (A. D. 527-641), A (Abandanes-ʿyāḍ ibn Ghanm), Cambridge, 1992.
RIC H. Mattingly et al. (éd.), Roman Imperial Coinage, London, 1926-1994.
RPC M. Amandry et al. (éd.), Roman Provincial Coinage Online, Oxford, 1992-. En ligne : https://rpc.ashmus.ox.ac.uk/
SC Sources Chrétiennes, collection dirigée par G. Bady, Paris, 1942.
SD C. Sánchez Natalías (éd.), Sylloge of Defixiones from the Roman West. A Comprehensive Collection of Curse Tablets from the Fourth Century BCE to the Fifth Century CE., Oxford, 2022.
SEG Supplementum Epigraphicum Graecum, Leiden, 1923.
Francesco Massa
Ce volume propose une analyse des religions de l’Antiquité tardive à la lumière des interactions qui existaient entre les divers cultes pratiqués dans les territoires de l’empire romain. Son objectif principal est de montrer comment les documents antiques illustrent les multiples dynamiques de cohabitation, de partage, de compétition ou de conflit dans lesquels s’inscrivent les religions du monde romain. Plutôt que fournir une présentation détaillée de chaque culte, l’ouvrage se concentre sur les formes d’interactions sociales et religieuses à différentes échelles du monde impérial (individus, associations, communautés civiques, pouvoir impérial, etc.). À travers l’analyse de ces relations, les chapitres abordent également la question, largement débattue, des transformations religieuses de l’Antiquité tardive, en proposant de dépasser le modèle d’une simple transition linéaire du « paganisme » au « christianisme » ou du « polythéisme » au « monothéisme ».
Le point de départ de l’enquête repose sur l’idée que l’empire romain de l’Antiquité tardive se présente comme une sorte de « laboratoire des religions », caractérisé par deux dimensions principales. Premièrement, il s’agit d’un espace multiculturel et multireligieux, où les traditions locales des cités ont depuis des siècles intégré la présence du pouvoir romain et où la diffusion des groupes chrétiens a progressivement modifié la conception et l’organisation des questions religieuses. Deuxièmement, cet empire constitue un lieu de production de nouvelles catégories religieuses et de réflexions sur la religion qui exerceront une influence décisive sur la construction de la pensée religieuse des siècles ultérieurs [→ P artie i , n o1]
L’ambition de ce projet collectif est alors de se confronter aux modèles historiographiques encore répandus dans la littérature secondaire et d’offrir quelques éléments de réflexion visant à renouveler l’analyse des interactions religieuses du monde romain tardif. Nous estimons qu’il est particulièrement important de sortir d’une vision christianocentrée de l’histoire des religions antiques, qui considère le « triomphe du christianisme » comme l’évolution naturelle de l’histoire du monde antique et comme l’aboutissement inéluctable d’un processus amorcé en contexte païen. En remettant en question ces modèles évolutionnistes [→ P artie i , n o2.2] , nous insisterons sur la difficulté, voire souvent l’impossibilité, de formuler des schémas interprétatifs univoques applicables à l’ensemble des territoires de l’empire, par-delà les différences chronologiques et géographiques [→ P artie i , n o2.3] . Lorsque l’on travaille sur l’Antiquité, il est nécessaire d’accepter que les sources dont nous disposons ne nous donnent pas toujours accès à toutes les réponses que nous souhaiterions. Comme l’a exprimé l’historien des religions états-unien Jonathan Z. Smith, lors de sa leçon inaugurale délivrée à l’Université de Chicago en mai 1974, « la tâche de l’historien est de
compliquer, pas de clarifier » et l ’histoire est « le socle concret à l’épreuve duquel juger des approches plus spéculatives et normatives sur la religion » [Smith 2014, p. 148 et 159] . Que ce soit pour l’Antiquité tardive ou pour toute autre époque, les phénomènes historiques ne sont jamais linéaires ni homogènes. Le rôle de l’historienne et de l’historien est de mettre en lumière les diverses dynamiques politiques, sociales et culturelles qui éclairent les transformations et les interactions. Si l’on regarde plus précisément l’Antiquité tardive, il faut se concentrer sur les emprunts, les transferts et les échanges qui font des religions traditionnelles polythéistes, du judaïsme et du christianisme non pas trois adversaires qui s’opposent sur un champ de bataille, mais des ensembles hybrides aux contours sans cesse redéfinis [→ P artie i , n o3.3] . Nous considérons que la question la plus intéressante et la plus utile à l’histoire des religions est celle des interférences et des réactions entraînant des métamorphoses. Il s’agit, au fond, de nous extraire de cette vision apologétique de l’histoire des religions, qui oppose un christianisme triomphant à un judaïsme résiduel et à un paganisme décadent et incapable de répondre aux attentes individuelles des sujets de l’empire. Pour ce faire, il est nécessaire d’inscrire nos analyses historiques dans deux courants d’études principaux : d ’une part, la perspective qui réintègre les diverses formes de christianisme dans les dynamiques religieuses de l’époque impériale, en les étudiant comme une composante à part entière des religions du monde romain ; d ’autre part, les approches qui renouvellent l’analyse des contacts religieux, afin d’éclairer la manière dont les situations de contact interviennent dans la formation et la définition des identités, chrétiennes en l’occurrence. Dans cette optique, l’enjeu majeur du volume est de sonder plus particulièrement les dynamiques d’ajustements, mais aussi de confrontations ou de contraintes (sociales et politiques) qui complexifient le paysage religieux de l’empire. Le volume est structuré en trois parties. La première propose une réflexion générale sur les religions de l’Antiquité tardive et sur la méthodologie suivie dans ce volume pour l’étude des interactions religieuses ; elle s’interroge plus particulièrement sur les modèles interprétatifs qui continuent d’être prégnants dans l’historiographie récente. La deuxième présente une sélection de notions fondamentales pour l’étude des religions tardo-antiques, en se concentrant sur celles qui ont été élaborées dès l’Antiquité et qui ont été façonnées et réélaborées par les auteurs tardo-antiques. La troisième approfondit une série d’études de cas, ancrées dans des contextes chronologiques et géographiques spécifiques ; elle s’organise en cinq sous-parties qui permettent de dresser un tableau des divers aspects des religions de l’Antiquité tardive (Pouvoir et institutions ; Lieux et espaces ; Figures d’autorité ; Pratiques ; Représentations du divin) [ infra , n o4] .
Le champ couvert par le volume est représenté par l’espace géographique et chronologique de l’empire romain tardo-antique. Les cultes analysés sont ceux pratiqués dans les territoires romains. La chronologie que nous avons choisie de prendre en compte s’étend de la fin du iiie siècle, marquée par la réorganisation des structures de l’empire (administration, fiscalité, armée) sous l’empereur Dioclétien (284-305), jusqu’au règne de Justinien (527-565). Ces limites temporelles cependant ne sont pas strictes : nous avons parfois remonté dans le temps lorsque cela s’avérait nécessaire pour éclairer des dynamiques importantes d’interaction religieuse, comme dans le cas de Doura-Europos. De même, nous avons dépassé
le vie siècle, lorsque des sources plus tardives semblaient utiles pour l’interprétation des phénomènes historiques, par exemple pour la définition de notions telles que « sacrifice » ou « idolâtrie ». Dans cet horizon chronologique, l’étude prend également en compte les mutations géopolitiques de l’empire, notamment dès le ve siècle, lorsque l’unité territoriale commence à s’effriter, influençant directement les discours et les rites religieux.
Bien que la période couverte par ce volume s’étende de Dioclétien à Justinien, le ive siècle constitue un observatoire privilégié pour analyser les dynamiques religieuses de l’Antiquité tardive. Par-delà les modèles interprétatifs qui seront discutés dans la Partie I du volume, il est évident qu’à cette époque l’équilibre des rapports de force entre les cultes commence à s’inverser. Cela ne signifie pas que les transformations religieuses se concluent au ive siècle par une christianisation générale de l’empire, mais de nombreux processus religieux ont débuté à partir du règne de Constantin (312-337) et de ses fils (Constantin II , Constance II et Constant).
Dans le cadre de l’espace géographique et chronologique de l’empire romain, les documents réunis mettent l’accent sur la dimension gréco-romaine de l’empire : celle-ci constitue le socle d’un multiculturalisme qui se reflète dans les dynamiques religieuses. Une telle approche permet de faire résonner les représentations et les pratiques propres de Rome avec les traditions civiques et régionales du monde romain. Elle ouvre également à une forme de comparatisme interne à un ensemble gréco-romain, donnant la possibilité d’explorer de nouveaux questionnements pour enrichir les pistes de recherches sur la période tardive.
Pour illustrer la polyphonie du « laboratoire des religions », ce volume prend en compte tous les types de sources disponibles : les textes littéraires, juridiques et conciliaires (notamment en grec et latin, mais aussi en araméen, copte, hébreu et syriaque) ; les inscriptions et les graffiti ; les représentations iconographiques sur divers supports ; la culture matérielle (les bâtiments et leurs inscriptions dans l’espace des cités, les objets, etc.). Si les textes constituent la porte d’entrée la plus évidente pour avoir accès aux représentations tardo-antiques en matière de pratiques cultuelles et d’interactions religieuses, ces documents offrent souvent une lecture orientée des phénomènes historiques, qu’ils soient contemporains ou antérieurs. C’est pourquoi notre gisement documentaire repose, lorsque cela était possible, sur un croisement entre textes, inscriptions et images, sans oublier la dimension spatiale. La multiplicité et la variété des sources sont essentielles pour décrypter les interactions puisque l’image qui en ressort n’est pas toujours cohérente : chaque document insiste sur un aspect particulier au détriment d’un autre, ce qui complexifie l’interprétation des données tardo-antiques. Cette démarche exige de saisir les enjeux propres à chaque source, d’interroger le statut et l’autorité des auteurs, afin de porter un nouveau regard sur le rôle joué par les textes, en tant que supports matériels de nouvelles constructions intellectuelles et idéologiques.
Pendant longtemps, l’histoire du monde romain après la fin du iie siècle a été interprétée comme une période de décadence, menant inexorablement à la « chute » de l ’empire en 476, avec la déposition du dernier empereur romain, Romulus (surnommé par dérision Augustulus, à savoir « petit empereur »). Cet événement a été considéré comme une fracture historique majeure dans l’histoire occidentale, au point qu’au xviiie siècle, inspirés par les
réflexions de l’humaniste Lorenzo Valla (1407-1457), Montesquieu d’abord, puis Edward Gibbon ont contribué à en faire la date charnière entre Antiquité et Moyen Âge. L’ouvrage monumental d’E. Gibbon, The Decline and Fall of the Roman Empire, publié à Londres dans les années 1770-1780, a plus particulièrement canonisé le paradigme du « siècle d’or » du iie siècle et du « déclin » de l ’empire après la dynastie des Antonins.
Aujourd’hui, il est largement reconnu que l’idée de l’effondrement de l’empire romain est une invention de l’Europe occidentale moderne [Salzman 2021 ; Arnheim 2022] . L’insistance sur l’année 476 découle en grande partie de la volonté de séparer l’histoire de l’Occident romain de celle de l’Orient. L’empire d’Orient serait alors dépourvu de son statut « romain » par l’appellation de « byzantin » (inventée au xvie siècle), alors même que les habitants de l’empire, dont la capitale était Constantinople, se sont toujours définis et désignés comme des « Romains », et que cet empire était toujours identifié comme « romain » aussi par ses voisins [Kaldellis 2012 ; Destephen 2023, p. 13] . De même, depuis une cinquantaine d’années, un nouveau modèle historiographique a remis en question l’interprétation de l’empire romain des iiie-ve siècles comme une période de décadence. La publication en 1971 de l’ouvrage The World of Late Antiquity. From Marcus Aurelius to Muhammad par l’historien irlandais Peter Brown a contribué à diffuser l’expression « Antiquité tardive » et à réévaluer les transformations politiques, sociales et religieuses de l’empire romain [Brown 1971] . S’inspirant des travaux d’autres historiens européens, entre autres Henri Pirenne en Belgique et Henri-Irénée Marrou en France, Santo Mazzarino et Arnaldo Momigliano en Italie [p. ex. Marrou 19494 ; 1977 ; Mazzarino 1959] , ainsi que des historiens de l’art germanophones comme Alois Riegl qui utilisait déjà l’expression Spätantike au début du xxe siècle [Elsner 2002] , P. Brown proposait de dépasser la périodisation traditionnelle Antiquité/Moyen Âge et de faire entrer dans la nouvelle notion d’Antiquité tardive une chronologie et une géographie plus larges. Non seulement il fallait, d’après l’historien de Princeton qui était d’abord médiéviste, étudier le monde méditerranéen jusqu’à la diffusion de l’Islam, mais il était également nécessaire d’élargir l’enquête aux peuples « autres » qui vivaient dans l’empire ou à ses marges (les peuples germains, les Perses, les Arabes, etc.) [Athanassiadi 2010, p. 22] . L’époque qu’encore en 1963 Eric R. Dodds [1975] définissait comme un « âge d’angoisse » et de crise existentielle était désormais qualifiée d’« ère d’ambition » [Brown 1978, p. 27] . Il est évident que le modèle de l’Antiquité tardive de P. Brown était largement influencé par une vision optimiste de l’histoire, dans une phase où la globalisation ne montrait que ses aspects positifs dans un monde de plus en plus interconnecté et dominé par l’idée de la « fin de l ’histoire » [Lizzi Testa 2017] . Au tournant du nouveau millénaire, le paradigme d’une Antiquité tardive « positive » a fait l’objet d’une remise en question significative [Giardina 1999] . Si un certain nombre de mises à jour du modèle brownien sont sans doute nécessaires (par exemple les excès d’une vision irénique de l’histoire et des rapports entre les religions, ou l’attention réduite au monde latinophone de l’empire), on a assisté ces dernières années à un retour des théories insistant sur les fractures de l’histoire, notamment sur l’écroulement du monde romain dans la seconde moitié du ve siècle. Les détracteurs des interprétations de P. Brown et de son école ont dénoncé une « transformation and accommodation theory » qui aurait effacé, sinon occulté, la vision traditionnelle de la chute de Rome [Rutenburg, Eckstein 2007, p. 109110] . De manière provocatrice, Wolf Liebeschuetz se demandait par exemple si ce modèle de l’Antiquité tardive multiculturelle et apaisée n’était pas devenu une forme de « politiquement correct » empêchant de parler de déclin, de crise ou de chute de l’empire. Selon lui,