20_La dernière pluie

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elles ne portent qu’elles-mêmes ces phrases me sortent du ventre ne disent pas grand chose

sinon que j’ai toujours mal à petites doses que chaque point perce ma gorge je n’en mets jamais quand j’écris

c’est que j’arrête avant de m’enfoncer sois mon ami·e viens me déchirer ça fait deux mois qu’il a plu

Éditorial fragmenté

sinon c’est que j’arrête

3 octobre 2022

Éditorial fragmenté

ta clavicule / c’est assez grand tes yeux mi-clos / c’est assez grand

Vickie Grondin et Alphiya Joncas, Il fait bleu

à l’heure rose tu me laisses entrer dans ton souffle. ta nuque est une maison amie. ici je peux être petite.

quand tu penches la tête ta peau se serre entre ta mâchoire et ta clavicule. c’est là que je respire, tandis que tu ériges un fort avec les draps. tu y as installé des nuages : autant de textures que dans la glace du golfe l’hiver. tu traces les couleurs ce qui gonfle du bout des doigts. tu es petit aussi : sous la couette je peux te protéger. ici novembre n’entrera pas.

la lumière est froide sur les murs, mais ta peau a déjà récolté toute la pluie. tu dis c’est pour remplir tes paumes et arroser les fleurs qui poussent entre tes épaules.

la chambre se suffit ouverte sur le matin.

nous n’irons pas à la montagne. à la place je cartographie les plis de ton visage.

Lavoie 10 octobre 2022

Éditorial fragmenté

Les cris, Les pleurs.

La pluie, Une fleur.

Le lys blanc repose sur la table.

L’homme le regarde.

Les gouttes.

Le rythme des gouttes.

Tout résonne.

Il est perdu.

Un bruissement.

Il tourne la tête, Il Le voit.

Ses muscles se relâchent.

Il s’est retrouvé.

Une naissance. Une éclaircie.

La dernière pluie, Pour un petit moment du moins.

Kjelsen 17 octobre 2022

Irina

Éditorial fragmenté

boule croquée il y a maladresse des songes côtes cassées du mauvais bord la pluie érige quelque part un homme nu reprend l’équilibre un pied à la fois après la grande chute empreintes rouge-lait bourdonnent les nèfles fruits permis second profil pétri de boue d’argile se vautre une distance à la fois deux fruitcakes au service des papilles de l’estomac s’arquent au ciel du même côté flancs tâtés ils pressent là où ça fait mal se rendent au jardin une fois de plus

sous la dernière pluie ils s’ébauchent par coups de langue

24 octobre 2022

César Al-Zawahra

Petite hypoxie 10

Gabrielle Blain-Rochat

Léthargie 12

Catherine Légaré

Deux minutes au café du coin 13

Emmy Baldin

Sèche tes pleurs 16

Anouk Lefebvre

Semence de désert 17

Elisabeth Sprimont

Le chat acadien et autres poèmes 20

Leonardo Ruiz-Díaz

Un peu de pluie et le silence m’avalent 24

Laurie Daoust-St-Jacques

Empreinte 26

Marianne Collette

Sainte-Anna de l’Immaculée Ignorance

Rosemarie Savignac

Le carré blanc

Lola Arrouasse

Déluge

Frédérike Clermont

Mes muses mouillées

Roxanne Quessy

Fragments pour monomaniaques...

Morgan Lajoie

Petite hypoxie

Ce matin, les fils qui retiennent tous les pans du ciel capitulent. Les points abdiquent un à un dans ce bruit d’arme qu’on décharge. La courtepointe disloquée se gonfle d’eau sale et vient se fendre contre mon crâne. Le liquide brunâtre se mêle au rouge de mon nez et de mes joues, fait fondre ma face de petit pantin à ressort, rouille le mécanisme et gâche la chanson.

Sur la rue grouillante de mouettes en famine et de trentenaires en lycra, la pluie s’abat, mimant un rideau de velours qui tomberait sur une scène. Les gouttes s’infiltrent dans les nids de poule et dans mes poches. Puis, le silence se dépose sur nos têtes comme un drap, donnant l’illusion d’un chapiteau biscornu nous enveloppant. Les yeux aux cils agglutinés et lourds des passant·e·s se cherchent, se fouillent.

Il y a de ces choses qu’on souhaite, qu’on espère, qu’on attend. Et il y a celles qui nous attendent nous, patientes, bonnes joueuses.

Je traîne mon corps épais entre ceux, béats, des gens et des bêtes, qui semblent avoir échappé leur avidité dans une poubelle dont la gueule nauséabonde bave sur le trottoir. Je regarde et marche au-devant de moi, de quelques pas. Je cherche la porte verte, celle qui mène à l’escalier long et brusque, à la chaleur du soleil qui, clair et paresseux, se prend dans les stores et s’étend mollement sur le frigo. Qui mène à l’odeur de musc et de bananes tachées d’ocre. Qui mène à toi.

J’entre dans la chambre et ma gorge se fait nœud, oreilles de lapin, boucle et double boucle. L’eau est entrée par la fenêtre, et ton corps endormi gît dans une immense flaque. Tes dessins sont trempés et recrachent leur encre bleue sur le sol.

Enfant, je m’imagine la voiture de mes parents qui dérape, s’échoue dans une rivière en déchirant la clôture qui nous en séparait. J’apprends que, lors de ce genre de chute, la pression du liquide contre l’habitacle peut rendre

impossible l’ouverture des portières, la fuite. Lorsqu’on roule sur un chemin particulièrement arpenté, mes doigts s’agrippent à la manivelle en plastique servant à faire descendre la vitre. Quand la voiture est remplacée par une autre, un modèle aux fonctions électriques, je panique. Je m’imagine son ventre se gonfler d’eau, je m’imagine devoir casser toutes les fenêtres. Je retiens mon souffle pour évaluer le temps à ma disposition pour tirer toute ma famille jusqu’à la surface. Je m’imagine responsable. Enfant, j’ai tout à perdre.

Dans ta chambre en naufrage, je me hisse jusqu’à toi. Ton visage en sommeil émerge, nonchalant. Tu me dis bonjour et ma main te cherche depuis hier.

Je te dis que la mienne te cherche depuis la première fois que le ciel s’est ouvert. Depuis la première pleine lune, la première luciole, la première fois qu’un poisson m’a frôlé la cuisse dans un lac. Ma main te cherche depuis la première fois que celle d’un inconnu m’a frôlé la cuisse dans une soirée, et que je me suis réfugiée dans le lit de ma mère. Qu’une luciole a frôlé un poisson et que je me suis réfugiée dans un lac.

Tu m’encercles de tes bras agiles et fiables. Mes mains se posent sur le tissu mouillé de ta robe. Elles bégaient au ménisque de ta peau, de ta culotte en coton blanc. Tu m’offres ce sourire de carnassier gentil, celui que je devrai plus tard chercher au coin de toutes les bouches. Tu déposes de petits cailloux au sol, m’apprends la marche à suivre. Je pense aux baignades glacées à Saint-Élie, à Cap-Chat. Quand nos gestes s’épuisent, je pense à la serviette râpeuse et chaude qui enserrait mon corps transi et ma chair de poule, après.

Je regarde au sol, tes dessins qui s’assèchent, le papier qui gondole déjà. La peau de mes doigts se détend, son fripement s’efface en douceur. Bientôt, l’air se réchauffe.

Tu déposes ta voix contre la mienne. Je comprends qu’elle laissera dans ma gorge une soif nouvelle, impérieuse.

Une soif qu’il me faudra apprendre.

Léthargie

Les filles sont des gouttes dans tes yeux et leurs corps coulent entre tes draps. Noyée dans les vagues de tes cuisses, tu me fais mal, même les lèvres au repos.

Nous sommes le bouquet de la nouvelle année, fleuri à même les eaux fraîches et le soleil ardent. La douceur, nous l’avons cultivée entre les racines de celles et ceux qui nous habités, avant. Tes pluies serpentent mes jambes, laissent la détresse de nos souvenirs pousser dans les terres humides.

Trop d’averses passent je n’ai plus de place dans mon ventre pour te nourrir.

J’existe en hiver, tes doigts craquent au creux de nos reins glacés. Quand tu déposes ton corps sur le mien, je suis immortelle.

Les saisons sont des fragments de mémoire où les os deviennent première neige.

Laisse-moi m’évader sur ton épaule caniculaire. Je dois m’étendre à tes côtés, mes feuilles tombent et je cherche à m’endormir où l’eau me berce. Nous serons des milliers à caresser de nouveaux espoirs.

La lune nous enrobe, nous avons besoin d’obscurité pour nous reconstruire et d’un dernier orage sur nos pétales. Ferme les yeux. Nous disparaissons.

J’aurai en bouche tous les mots qui ont effacé ce qui reste de nous.

Deux minutes au café du coin

Je regarde la pluie frapper les grandes vitrines. Elles sont pleines de fantômes, décorées pour l’Halloween. Sally et Thom entrent.

Sally et Thom sont des habitué·e·s, iels viennent ici pour perdre leur temps. Ici, c’est un lieu de passage. Ce n’est pas un café très populaire, ni un café cool où les gens se dévisagent. Quand le propriétaire l’a ouvert, c’était ce qu’il voulait, un café bien ordinaire dans lequel on se sent bien. On y sert du bon café, on y joue de la bonne musique, il ne fait ni trop chaud ni trop froid, juste bien.

Sally et Thom rient, s’embrassent, font exprès de se piler dessus, entament une petite danse malhabile et flattent la serveuse pour ses choix musicaux. Iels commandent deux allongés, s’assoient et continuent de rire, de s’embrasser, de s’emporter.

Près d’elleux se trouve un journaliste qui vient souvent ici réviser ses articles. Il est incapable de se concentrer, trop captivé par les rires amoureux de Sally et de Thom. Rien ne l’empêcherait de les interrompre, de leur demander de faire moins de bruit. Mais il ne le fera pas, personne ne le fait.

Sally et Thom sont jeunes, iels n’ont pas encore franchi la barre des vingt-cinq ans. Iels ne savent pas encore quelles grandes déceptions les attendent, quels rêves devront être oubliés. Iels les conservent précieusement, iels y croient et ont raison de le faire.

Sally et Thom choisissent une place, toujours la même, celle sur le bord de la fenêtre, celle où je vois encore la pluie frapper. Plutôt que de s’asseoir au comptoir, iels ont choisi une table pour avoir plus de place, pour s’étendre comme iels veulent. Sally est assise sur lui. Elle l’embrasse la bouche grande ouverte, comme pour l’avaler. Je sais que Sally le voudrait. Elle voudrait le sentir glisser dans son corps et le digérer. Elle voudrait le lécher comme la crème glacée qu’elle mangeait hier. Elle voudrait qu’il fasse la même chose avec elle.

Sally rit d’instinct quand Thom la regarde, comme une petite bombe à retardement qui attendrait ses yeux pour sauter. Elle baisse la tête pour lui lire son horoscope, il sourit avant même qu’elle ne parle, les yeux dans l’abîme.

Puis Thom lui raconte des anecdotes qu’elle trouve extraordinaires, il la bombarde de bisous, il mord sa joue en se retenant de l’arracher. Thom ne fait rien de modéré, rien d’insignifiant, rien qui puisse paraître banal, parce qu’il sait que Sally n’aime pas la banalité.

Tout à coup, partout dans le café, ça sent la cannelle et la citrouille sucrée. Sally crie de joie : « Les biscuits d’Halloween sont de retour! » Thom se lève, tout sourire, et en commande deux. Sally fixe ses mains qui tremblent légèrement, consciente que Thom vit déjà en elle.

Il vient se rasseoir et la regarde être toute contente, se disant que ça vaut cher, une joie si facile. Les deux ne se retournent pas pour regarder autour, iels ne le feront jamais. Comme d’habitude, Sally ne finit pas son café, ne relève pas les yeux pour voir plus loin. Elle aime cet endroit, sans se poser de questions, sans savoir que les autres le trouvent laid, fade, terriblement ordinaire.

Elle sent son cœur s’élargir et pomper fort. Elle a mal aux pointes des joues, mais elle rit encore. La serveuse qui prépare leurs cafés se dit, en les regardant, qu’elle n’a jamais aimé, finalement.

Sally et Thom s’aiment tellement, ils s’imaginent déjà le visage et les noms de leurs enfants. Kevin ou Romy, iels hésitent encore. Sally se dit que si tout va bien, iels vivront une bonne vie, heureuse, avec juste assez de misère pour se tisser serré·e·s.

Il pleut encore plus fort dehors et mon cœur palpite de caféine. Je me retourne et regarde ma fille, qui semble s’ennuyer. Je lui prends la main, puis elle me dit :

— Maman, est-ce qu’on y va ?

Ma fille n’est donc pas encore sous le charme de cet endroit. Mais je pense

que ça viendra. Je regarde à nouveau les deux jeunes gens sur le bord de la fenêtre. Je les envie, je m’ennuie d’elleux. Prenant une dernière gorgée de mon café à moitié plein, je réponds :

— Oui, Romy, encore deux minutes.

Anouk Lefebvre

Sèche tes pleurs

personne ne dort et je marche marche à deux pas parfois trois rien ne m’empêche de me craquer sur la table m’exploser sur le mur tacher le sang sans faire de bruit pour ne pas réveiller coco qui ne dort pas l’œil ouvert sur mes plaies

tout le monde les regarde

je ne pense pas pouvoir calmer le méchant il coule sur le plancher de sa chambre je dois recoller les fissures rester tranquille je dois laisser les larmes couper ma joue sans bruits mais je hurle et mes yeux s’écarquillent sans que je puisse voir les ouvertures

chérie calme-toi touche comme c’est beau j’ai jamais vu une fille pleurer autant

arrête de parler prends ma tête fracasse-la contre la haine de mon corps je veux sortir de moi sortir de moi sortir de moi dortir de mpi sirtor de mij firtor te woi

Semence de désert

Elisabeth Sprimont

Je suis de nature impatiente et bouillonnante. Je suis certaine que vous auriez beaucoup aimé me connaître. J’accueille tous les moments, heureux ou malheureux, que la vie m’offre. Et chaque parcelle de mon corps respire cette vie qu’on m’a donnée. Les épreuves ne sont pas toujours faciles à accepter mais elles m’ont endurcie et me permettent aujourd’hui de trouver un goût encore plus intense dans les moments simples de la vie. Un rayon de soleil. Un oiseau qui chante. Le vent sur mon visage. Les gouttes de pluie, fraîches, qui tombent, une à une, apaisant ma soif. La rosée du matin qui se colle à mes lèvres et m’enivre. Puis, tout doucement, laisser les premières chaleurs du jour raviver mes sens et m’ouvrir en toute conscience au monde.

Aujourd’hui, je regarde autour de moi. Et je suis seule dans ce désert d’âmes perdues. La colère m’a rongée, longtemps. Pieds et poings liés à cette terre, je n’ai pu m’échapper. Et je sais que ma destinée est celle que j’ai sous les yeux. Que le temps est long parfois à savoir ce qui nous attend. Je ne peux m’empêcher de penser à celui qu’on appelle « Notre Créateur ». Tant de beau dans tant d’horreurs. Tant de bon dans tant de mauvais. J’ai longtemps lutté et je me suis révoltée. Parfois fait les mauvais choix. Dépendante du bon vouloir de l’Univers et malgré ma volonté, impuissante aux grandes idées qui étaient les miennes puisqu’inexorablement clouée à mon lopin de terre. Ce serait mensonge que dire que je n’ai pas de regrets. Mais au terme de ma vie, je pense pouvoir dire que j’ai toujours cherché le bon dans chacun de mes actes. J’attends aujourd’hui le jour libérateur qui me ramènera vers les miens et qui mettra un terme au supplice de cette vie sans plus d’espoir.

Pourtant, ce matin, le soleil brille. Un vent doux fait chanter la nature. Tout est calme. On pourrait croire aux premières lumières du printemps. J’ai longtemps pensé que j’étais folle et que mes calculs étaient erronés. Maman m’avait bien appris que si j’avais le moindre doute, il fallait regarder le soleil et estimer la douceur de la brise. Mais maman n’est plus là. Et la brise me

semble toujours identique quand elle ne passe pas soudainement d’un état à l’autre. Nous avons mis du temps, beaucoup de temps à comprendre. Il n’y a plus de brise. Il n’y a plus le rythme du soleil. Ils nous l’ont pris. Ils n’ont pas compris que nous c’était également eux. Que tout était lié. Et quand l’enfant à côté de moi s’éveille aux appels du soleil alors qu’il est trop tôt, mon cœur crie. La guerre des leurres a sonné. Et vous savez que quand notre processus de croissance s’est engagé, il est déjà trop tard. Accepteriez-vous que l’on prenne votre enfance ? Qu’on vous oblige à sauter les étapes de votre développement ? Qu’on vous jette nu en pleine tempête de neige ? Combien encore devront payer pour votre frénésie ? Mais quand l’un d’entre nous s’éteint, c’est une part de vous-même qui disparaît. Vous l’apprendrez à vos dépens.

Malgré mon ardeur à crier cette injustice, je n’ai aucune haine. Oui, je ne vous en veux pas. Finalement, qui est à blâmer ? L’Homme qui, dans sa quête insensée du bonheur, plonge à corps perdu dans l’immensité des plaisirs et des besoins qu’on lui crée ? Non, je dirais même que je comprends cet acharné du travail quotidien qui souhaite se libérer le temps d’un moment vers un peu de légèreté. Qui sommes-nous pour le juger ? Qui sommesnous pour imposer la juste conduite ? Et malgré mon agonie, je refuse un combat livré avec vos armes et votre mentalité. Je refuse d’assujettir à mon tour qui que ce soit au nom de la bien-pensance de ma lutte.

Je me sens si seule dans ce champ vide. Dernier témoin de notre espèce. La soif me rend brumeuse. Mes idées se cognent dans ma tête. J’essaie de me concentrer sur l’instant présent et de vous livrer un ultime message. Dans le fond, je ne suis qu’une simple brindille ballotée au vent. Habituellement, je me prépare pour un long sommeil réparateur et que de mon hibernation naisse la vie. Mais voilà des jours que je n’ai pas vu le froid. Voilà des jours que je n’ai pas vu une seule goutte de pluie. Moi qui la redoutais par peur de vieillir de bonne heure, voilà qu’aujourd’hui je la réclame de toutes mes forces. Comme quoi, on n’a jamais ce qu’on veut ! Comme quoi, le « mal » permet peut-être le « bien » et que c’est là l’équilibre des choses. Peut-être que notre perception du bien et du mal dépend de l’angle sous lequel on le regarde. Aujourd’hui, je me prépare pour une nuit sans fin. Et c’est peutêtre mieux comme ça. C’est dur de rester bon quand le combat est long. Et je ne souhaite pas basculer.

Tout autour de moi s’essouffle. Le battement de la vie ralentit. La nature a rendu les armes. Je sens toutefois les prémices d’une vague d’humidité arriver. L’univers nous fait le cadeau suprême. Une dernière pluie.

Je pense à mes semences qui ne donneront jamais naissance. Mes racines s’assèchent et malgré moi, mon cœur avec elles. C’est cruel, presque absurde, de s’éteindre dans la fleur de l’âge débordant de rêves simples. Vivre entouré des siens. S’écorcher avec le grand amour. Fleurir. Et surtout, se retrouver dans le regard de l’être qui vous prolonge. Aura-t-il mes couleurs ou son odeur ? Sa force ou ma douceur ?

Comment résister quand il ne vous reste plus rien ? Quand votre force innée de survie ne pourra plus jamais atteindre son but. L’abri mutilé ne permet plus, nulle part, de recommencer. De renaître. Plus loin. Sur une terre fertile et accueillante. Dehors, désormais, n’est plus que Chaos. Je vacille et me résigne devant le Cosmos endeuillé.

Une dernière pluie. C’est comme une dernière danse avant le grand départ. Un dernier baiser avant un adieu. Et c’est dans votre cœur ami et généreux que j’espère maintenant faire éclore ses couleurs et mon odeur.

La dernière pluie. Je souris. Et je décide de me souvenir. Des yeux qui m’ont admirée. Des mains qui m’ont caressée. Des personnes qui ont aimé mon parfum et de tous ceux qui ont apprécié ma délicatesse. Mon espoir est de ramener au cœur des choses l’essence même de ce que nous sommes et de ce qui nous lie. Sans force mais avec amour. Avec fermeté mais sans contrainte. La vie. Et je prie pour qu’ils entendent ma prière. Notre prière. Le monde est un ensemble harmonieux qui se répond et qui cohabite en paix. Ne l’oubliez pas car je crois que vous n’avez pas encore appris à faire tomber la pluie.

Le chat acadien et autres poèmes

chambre avec vue

de temps en temps tu fais renaître les cavaliers rouges de l’automne les feuilles s’empilent vaguement sur mon visage et poussent encore tandis que l’envoûtante tiédeur de la nuit soulève tous les rideaux d’octobre

chambre la pluie tu te dresses au-dessus de moi comme si tu allais suspendre des soleils au fin fond de la nuit un attrape-rêve qu’on a ramené du Mexique dehors l’été indien les pavés réduits à sécheresse sur mon corps tes jambes – modestement écartées –et une fine pluie dorée

nocturne [après avoir fait la vaisselle]

et encore une fois la plaie de ton absence cette nuit trémière qui s’allonge noire puissante sur moi qui me serre la vie cette dictature du non-être – volupté pluviale sans toi je ne deviens qu’une éponge à ombres

cette nuit je pleus

huitième méridien

pour toi qui trouve dans l’acupuncture une façon de parler de soi – intimement –en ce temps d’orage où chaque goutte est une aiguille une blessure imminente au cœur même des feuillaisons dans l’infime quiétude de tant et tant de prières c’est le ciel qui se répète et nous rapporte – tout en chuchotant –un vaste catalogue des anges

sans toi la pluie est une bête dramatique une bobine de film qui tourne en rond et qui tourne dans le même sens que la montre l’heure de notre dernier rendez-vous – la pluie un chapeau érigé sur la terrasse d’un bistrot – deux pumpkin spice latte, s’il vous plaît –un chapeau et un chandail qui se parlent à voix basse on dirait des anges à voix basse on dirait un trésor

une confession quasi orthopédique car ça fait mal au dos de se redresser et de marcher en dehors du café sans toi

sous la pluie rétive d’un automne à l’envers où je ne retrouve plus mes pas car j’ai perdu mes pieds

j’ai même oublié le nom du chat qui nous servait de repère pour savoir à quel coin de rue il fallait tourner pour retrouver la station de métro Acadie c’était toujours le même chat qui nous suivait – de long en large mais sous couvert –à dire vrai, la pluie est un nom félin qui m’échappe une séquence de film où les passantes sentent toutes le café à la citrouille et mes narines multipliées s’écrasent une à une sur les murs de ce labyrinthe d’aromates que tu as laissé en moi

Il m’eût suffi d’un miaulement

Un peu de pluie et le silence m’avalent

partir de chez ma mère à vingt-deux ans, partir habiter à huit minutes à pied de chez ma mère. je suis une femme avec plein de problèmes de femme ; j’ai trop de vêtements, je suis parfois jalouse des autres femmes, j’entends un bruit la nuit et la peur me coupe le souffle comme si pendant un moment j’étais morte.

un matelas sur le plancher, quatre jeunes garçons qui cherchent un mort, nos sexes blasés. te faire monter le rouge aux joues les temps de grand carême. les saisons meurtrières, une terrasse au gong de minuit, ces matins où tu crèves mon sang. mais ton or qui illumine le monde — ta chaleur est le monde. tu tombes amoureux d’une façon qui ne se voit pas.

il y a de ces nuits où le ciel reste bleu. dormir avec le toutou de mon enfance ne fait plus le même effet. la fièvre de mes mains guette un visage sur l’oreiller. je ne veux plus payer pour de l’alcool, j’aurais dû embrasser mon meilleur ami à seize ans, j’ai peur de lire Zola et de ne pas pouvoir ressortir de son livre. le temps rafle ce que je n’ai pas, il fait toujours plus chaud, l’aube me balaie sur son passage, je chavire sur ma taie blanche.

je traque et tue un par un les maringouins dans ma chambre

seule la femelle pique les cadavres m’émeuvent *

quelques fatigues et cinq livres de cendres me font blasphémer les plus splendides perles de mon corps. je n’ai ni club ni glorieux ancêtre ni personne dans mon lit queen. si je cherche le père en moi je me bute au portrait des jours qui usent mes yeux et percent mes chaussettes. beaucoup de belles bouches mais peu de dents droites.

je pense aux ombres qui sont les mêmes là-bas ou dans mes draps. il y a sûrement un enfant quelque part qui n’a pas été trouvé à cache-cache.

*

je fume la nuit, je fixe un avion. un peu de pluie et le silence m’avalent. un homme répare le lampadaire qui plombe mon balcon.

l’impératif c’est l’inflammation de mes cellules ce sont mes capucines qui ne meurent pas l’hiver c’est mon nom qu’on fige sur la couverture d’un livre tiré à mille copies.

une traînée de Genesis se répand dans la rue comme un parfum qui flotte dans l’air. je fixe un autre avion. quelqu’un m’observe en retour par son hublot.

Empreinte

Papa m’a donné un petit coffret. C’était ta boîte à bijoux. Vingt ans plus tard, j’y retrouve des restes de ton parfum. Une odeur poudreuse, pastel, qui se mélange à la poussière et au bois.

J’avais presque un an quand tu es décédée. On avait devancé mon anniversaire : tu voulais être certaine d’y être. J’aurais aimé m’en rappeler.

Le petit coffret ne grince pas quand on l’ouvre. C’est un objet tissé de chuchotis. Quelqu’un l’a peint en vert olive. La teinture cache à peine les fibres du bois. Je me demande quelles traces viennent de l’arbre, lesquelles sont des coups de pinceau et lesquelles ont pu être laissées par tes ongles. Pas de vernis : le coffret a la douce texture de son odeur.

Je ne sais pas si la boîte t’a appartenu longtemps. Dans combien de temps aura-t-elle été plus à moi qu’à toi?

À l’intérieur, il y a une montre cassée. Le bracelet de cuir a séché en un cercle étroit : tu avais de petits poignets. Le contour du cadran est vertde-gris mais sous la lunette, les aiguilles ont gardé leur brillance. Elle s’est arrêtée à quatre heures vingt-six.

Tout au fond, un morceau de papier journal plié en deux. Sa couleur jaunie est la même que celle de tes livres de recettes. Le papier est doux comme la farine, sa fragilité goûte l’extrait de vanille. C’est le seul objet du coffret que tu n’as jamais touché. Pourtant, c’est dans ses fibres que ton parfum s’est le mieux conservé. Il en va de même pour mes souvenirs de toi, qui, après plus de vingt ans n’existent que par des mots qui ne sont pas les miens.

POISSANT, Estelle 1937-2001

À Laval, le 29 avril 2001, à l’âge de 64 ans, est décédée Mme Estelle Poissant, épouse de Jacques. Outre son époux, elle laisse dans le deuil ses enfants, Richard, Daniel ; ses petits-enfants bien aimés : Frédéric et Marianne ; ses frères et sœurs, beaux-frères, belles-sœurs, ainsi que de nombreux parents et amis. À sa demande, elle ne sera pas exposée. Une cérémonie religieuse en présence des cendres aura lieu à l’église St-Vincent de Paul, à Laval, le jeudi 3 mai 2001 à 14 h.

Ça me fait étrange de voir mon nom dans le journal. Il me semble que ça lui donne un son différent. Je ne peux pas m’appeler moi-même ; ma voix de lecture m’évite, je suis silencieuse. C’est surtout par la voix des autres qu’on existe. Pour moi, ton nom est lumineux. J’ignore ce qu’il m’aurait évoqué si je t’avais connue.

Au fond de la boîte, je trouve deux de tes bagues. L’une d’entre elles a un chaton de fleurs dorées. Elle me fait. Je regarde ma main qui la porte et j’y cherche ta main. Papa dit qu’il arrive à te trouver dans mon visage.

Parfois, je me demande dans quels objets je me déposerai un jour.

Sainte-Anna de l’Immaculée Ignorance

Rosemarie Savignac

Une chambre d’hôtel, quelque part au Maryland. Golden hour.

Il y a deux Anna, identiques ou presque : Anna-avant qui ne sait encore rien et Anna-après qui, elle, sait tout, subit tout. Sur scène, il n’y a pour l’instant que la deuxième : on la distingue de la première par ses yeux pochés, son visage crispé et sa robe tachée. Elle fait face à la grande fenêtre de la chambre, la joue appuyée contre la vitre.

ANNA-APRÈS

C’est la dernière soirée d’Anna, le dernier coucher de soleil, la dernière pluie. Je la vois qui remonte lentement South Street, sans se douter de ce qui l’attend. Ce soir, il y aura rupture : elle recevra le coup de téléphone qui la transformera à jamais. (Voix qui chevrote :) « Anna, is that you? I-I-I don’t know how to say it… It’s your mom… She died last night. » (Voix normale, d’un ton las :) Oh my, transformer à jamais, how dramatic.

Un temps, durant lequel Anna-après regarde le monde se mouvoir depuis la fenêtre du neuvième étage.

ANNA-APRÈS

Profite de ces derniers moments, Sainte-Anna de l’Immaculée Ignorance. Rentre à l’hôtel, prends l’ascenseur. Monte les neuf étages, longe le couloir puis ouvre la porte.

Sur ces mots, Anna-avant entre dans la chambre en fredonnant. Elle lance un veston sur le lit, dépose un sac à main sur la commode. Elle ouvre la penderie, fait crisser les cintres sur la tringle, à la recherche d’une tenue pour la soirée. Elle extirpe une robe, la pose sur son corps pour l’évaluer.

ANNA-APRÈS

Si j’avais su comme on dit la plupart du temps sans dire ce qui aurait dû être su au juste, si j’avais su même si on ne peut prédire l’inconcevable, même si

on ne peut mettre une date de péremption sur son innocence ni calculer avec certitude la durée, la valeur d’une vie… Et toi, Anna-d’avant-la-mort, si tu savais, que ferais-tu?

Anna-avant, satisfaite de son choix, retire son pantalon et sa chemise qu’elle abandonne sur le lit. Elle enfile des bas de nylon et la robe puis remonte la fermeture Éclair contre son flanc droit. Elle se regarde dans le miroir plein pied.

Anna-après fait toujours face à la fenêtre tandis que son double du passé s’active derrière elle. Elle n’a pas besoin de regarder : elle sait ce qu’elle fait, elle sait ce qu’elle ne fait pas. Elles ont déjà été la même personne avant qu’une douleur sans précédent, une souffrance nucléaire les déchire.

ANNA-APRÈS

Les choses qui t’inquiétaient, qui t’intéressaient jusqu’ici, elles seront futiles demain. La vigueur de ton corps, l’élaboration de tes pensées alors que maman, elle… (Voix qui casse.) Demain, tu ne penseras qu’à respirer – être capable de respirer malgré la charge immense, comme un bloc de béton, qui pèsera sur ta poitrine.

Anna-avant se poste devant le miroir de la salle de bain. Elle coiffe ses longs cheveux de soie, les attache en queue de cheval. Elle crème son visage, tapote délicatement le contour de ses yeux.

ANNA-APRÈS

Je me rappelle à peine votre dernière conversation : pas une dispute ni une déclaration d’amour, seulement ces quelques mots sans importance, des idées échangées à bâtons rompus sur les cadeaux de Noël ou la température. Tu ne sais encore rien, ma pauvre Anna, mais si tu savais, décrocherais-tu le téléphone pour lui parler une dernière fois? Lui dirais-tu ta crainte de rester à jamais dans son ombre? Ta peur de ne pas savoir la rendre fière?

Anna-avant se maquille.

ANNA-APRÈS

Avant, le lit était défait, des vêtements gisaient sur la couette, tu avais posé des cartes postales sur la table de chevet. Demain matin, le lit sera toujours

défait, les vêtements sur la couette et j’aurai vomi sur la moquette. Te maquillerais-tu si tu savais?

Anna-avant se rapproche du miroir et presse ses lèvres l’un contre l’autre pour estomper le rouge. Elle sourit à son reflet.

ANNA-APRÈS

Tu es belle, tu es loin. J’aurais voulu rester pour toujours avec toi, Anna de l’insouciance. Mais toi, toi et ta naïveté, toi et ton bonheur tranquille, toi et ton mascara, vous êtes voués à disparaître, à vous liquéfier… Bientôt, il ne restera plus que moi, aigrie et maculée.

Anna-avant est prête pour la dernière soirée de sa vie telle qu’elle la connaît. Elle s’assoit sur le lit, lace ses bottillons. Elle enfile un trench-coat et prend son sac. La deuxième Anna, celle du futur, regarde sa montre, calcule le temps qu’il reste.

ANNA-APRÈS

Maman t’a tout donné. Elle t’a donné la liberté de choisir et de te tromper, de partir loin et de revenir. Aurais-tu dit « merci » ou « Je t’aime »? Tellement banals, Anna, tu pourrais faire mieux! Quels mots choisir quand ce sont les derniers? Maman t’a donné son nom et sa langue. Lui aurais-tu promis de reprendre ses luttes, de perpétuer son héritage?

La main sur la poignée de la porte, Anna-avant vient pour quitter la chambre d’hôtel, mais se ravise. Elle retourne sur ses pas pour récupérer un parapluie. C’est alors que la sonnerie de son cellulaire retentit. Pendant qu’Anna-avant fouille dans son sac à la recherche de son téléphone, Anna-après se détache finalement de la fenêtre. Dans un même mouvement, les deux Anna se rejoignent et s’assoient sur le lit pour ne redevenir plus qu’une, Anna de l’instant présent.

ANNA Hello?

dehors ni pluie ni vent si je dis dehors c’est que je suis dedans de ma fenêtre je vois un carré blanc un carré blanc beau débile bégaie sur le sol gris sous ma fenêtre et ça n’en finit plus de débouler sur la chaussée sur la courbure du monde des hommes marchent tête baissée dans leur col V ils ont des carrés noirs sous leurs souliers dorés j’irai bouler un autre jour ça roule trop vite pour moi je passe mon tour

au pas de la porte j’attends j’attends le léger souffle peut-être j’irais chercher le pain peut-être je passerais le périph sur le dos des voitures je pourrai voir venir je parlerai beaucoup j’aimerai à la racine la main sur l’eau des fleuves les bourgeons dans la gorge j’aurai de la teneur une surface continue et mon carré débile je l’aurais empaillé couvé à l’intérieur

Le carré blanc

à l’intérieur

j’ai mon carré de lit et ma carrée de chambre

j’ai mes grandes fenêtres et ma carrée de mère

j’ai mon bureau et mon placard en sang

j’ai passé un coup de fil

j’ai regardé devant

si on va sur le carré on meurt

c’est tout ce qu’on apprend

nous devrions avaler les tempêtes seul·e·s

vêtements au sol nous échapper du froid des eaux pour nous vêtir de notre humidité brûlante jouir du tonnerre aveuglé·e·s par l’odeur d’une sève conifères écrasés en travers des routes nous créerons des étincelles revivre la radio le moteur du frigo boire une bière dégoulinant·e·s

dans le ventre des draps nous noierons l’habitation

avalerons le souffle de nos peaux

tempête et silence

plus aucun bruit sourd grisonnement électrique dans les murs

plus de lumière juste l’eau juste les arbres en travers de la rue

et le linge détrempé qu’on se presse d’enlever

entre tes paumes naissent nos parcelles des soupirs qu’entre tes jambes ma tête repose un été rimouskois une fin de déluge sur l’haleine du fleuve

Mes muses mouillées

Roxanne Quessy

Ci-gît ma mère. Son fief est l’espace sensible entre mes mots et je lui concède par obsession littéraire. Elle ressemble à une sainte et à un seigneur. Dans toutes les figures, je suis une enfant malléable au service de sa narration. Les mères mortes manifestent leur fierté différemment, accouchant tardivement de louanges funestes. J’hérite de ses traces dans toutes les phrases que je prononce, je racle ma gorge et y sort un joyeux éloge. À la fin de mon discours, je me penche sur elle et m’y verse une dernière fois.

Elle domine couchée dans un arrangement de géraniums. Autour d’elle s’affairent des masses de gens marqués par autre chose que les métaphores jaillissant de son décès. Ses amis me saisissent comme si j’étais une évidence, des traits ronds reconnus dans un même visage. Toutes les bouches l’appellent par un nom juvénile et je remarque qu’elle n’en portait pas d’autre. Elle est vaste, belle et profonde mais sa mort est ma limite étroite. Son linceul est une robe soleil choisie par mon frère. Elle est tombée malade en pleine canicule et j’étais proie à des malaises. Il n’y avait plus d’eau pour la pleurer et j’ai souri.

Écrire sur ma mère est une transe minutieuse. Mon vocabulaire est âcre et j’ai la bouche ouverte. Mes paupières sont lestes, montées jusqu’au ciel. Mes cils se retournent et se collent gracieusement à mon front trempé d’images sur la fin de sa vie. Je m’éteins excédée comme dans les tableaux chrétiens. Je meurs avec mon art. Quand la délivrance vient me figer dans une expression vitreuse, j’arrête de cligner.

Je la voyais encore m’aimer. Elle avait de petits yeux bruns bitumineux et me regardait dormir.

J’ai la peau tantôt jaune, tantôt porcelaine. Je ne bouge plus quand je pense à ma mère. Mon souffle dépouillé se coupe sur l’expression de mes dernières idées originales. L’exercice cathartique de mon deuil fige ma bouche en un

dernier sourire. Tous mes mots sont ivres et je suis crucifiée. Je ne sais plus écrire et on donnera mon corps à la littérature. Alléluia.

Je me donne en cadeau et je deviens sa mère. J’étudie sa respiration perchée sur un grand bébé inerte en pyjama rose. Mes soins maniaques me donnent un air stoïque qu’elle méprise. J’aime caresser sa tête et elle me renvoie des sourires taquins. Ses pleurs me tétanisent quand ils remplacent les miens.

Étendue dans l’ampleur de sa mort, je ressemble à une poupée russe renfermant d’autres femmes. Je suis immature et ma mère est dans sa fille creuse ; nous vivons toutes en moi. J’ai eu l’amabilité de m’ouvrir et m’exhiber. Sous ma peine de bois, ma grand-mère nichée et préservée. Je n’avais que dixneuf ans. Je les trouve pesantes et j’aimerais vous les montrer.

Elle n’a jamais écrit mais elle traînait un spectre comme le mien. Le sien jouait au baseball et avait un tempérament docile. Son père lui a appris les rudiments du deuil multigénérationnel. Elle me l’a prêté enfant et je lui ai adressé toutes mes lettres. Nous étions unis par le désir naïf de se raconter. Je trouvais son parent martyre doux et stimulant. Meurtrie, elle feint d’oublier son père en lui mettant des chapeaux. Quand je lui ai demandé qui il était, elle m’a dit qu’elle ne se rappelait plus et s’est penchée pour cacher ses larmes d’enfant. J’étais consternée que la mort l’inspire aussi peu.

Je sauverai la prochaine les mains jointes sur mes entrailles dans une prière tranquille. Ma fille hédoniste. Je l’aimerai à l’écart de notre prédisposition naturelle à mourir. En ma fille, le premier élan de l’allégresse, l’absolution dans l’hérédité. J’étais prête à m’abstenir mais ma mère m’oblige à nous léguer. J’ai juré d’aimer et nous serons pieuses, toutes les trois à genoux devant notre histoire familiale.

La dernière fois que j’ai pleuré ma mère, j’ai imbibé mes pages et j’ai joui. J’avais le torrent facile dans lequel se vautrait l’envie de vivre. Mon deuil s’est prosterné pour céder une part de sa place à ceux qui restent. Il a fait un beau salut et j’ai senti le besoin d’applaudir. J’étais partout et je me suis noyée.

Fragments pour monomaniaques et autres hystériques

sur mon tiktok une averse de tirages au tarot m’informe des probabilités d’un amour réciproque vois-tu l’algorithme a compris que je veux y croire un peu trop fort et maintenant les recettes pour student on a budget ont cédé leur place à une magie de fortune sortilège dont le but faussement occulte est de me garder rivée à mon téléphone malgré quoi je consomme goulûment ce junk food spirituel parce que boulimique je tente de me remplir là où je suis vide

11 h 11 je t’écris pour que tu lises entre les lignes digitales de ma limérence ton dernier message date j’attends pour que tu mesures l’absence en espérant t’insuffler mon obsession mais je suis seule à arpenter ce point de fuite toi tes choses sont en ordre même tes bibittes sont clean bien rangées comme ton appart tes finances ton enfance il n’y a que moi pour entretenir cette voie unique celle qui dévie pour toujours se revenir et bouffer sa queue

sur facebook je lis le témoignage d’une femme ayant cessé de consommer son sevrage commence là où le regard des autres s’arrête car les dépendances quelles qu’elles soient sont le symptôme d’autre chose il lui aura fallu s’exiler sur la lune à des kilomètres de ces yeux qui réitèrent son corps seulement là elle aura pu guérir loin des hommes loin des problèmes loin des hommes elle est devenue sujet astronaute de fortune dans son scaphandre elle n’est plus désirable tant mieux pour elle

j’orchestre les synchronicités pour toi une constellation de coïncidences se déroulant comme un tapis de bienvenue mais le ciel est pudeur cette nuit et se garde de flasher ses étoiles je te regarde ne pas me regarder dans ce brouillard épais de vieux patterns

le ressenti ne ment pas le froid s’installe j’ai publié un poème en story instagram parce qu’à défaut d’habiter ta tête je peux au moins habiter ton feed mais qu’importe le lieu que je tente de prendre d’assaut il faudrait y monter le chauffage je crève de manque de chaleur

une nuit je rêve que nous sommes en voiture ensemble tandis que tu conduis tu m’avoues boire pour oublier tes ex au réveil je blâme l’éclipse celle des astres calquée sur la tienne *

ni toi ni mon téléphone ne se laissent oublier un tintement et tes mots pixels réveillent l’écran en éclats le cadran affiche 5 h 55 chiffre transitoire chiffre leçon de vie tu me demandes comment je vais je réponds ça va novembre ça va mercure rétrograde et tu me parles de la guerre en Ukraine avant de me lag un vu ma guerre à moi elle est dans ma tête

le pendule d’un coach spirituel m’assure que tu penses à moi je renonce à interpréter le message vu sans réponse t’invente une vie d’excuses au quotidien catastrophe présage de ton silence tout pour ne pas m’avouer que sur la liste de tes priorités j’occupe la place de cette tâche qu’on procrastine jusqu’à l’hiver comme changer ses pneus ou rappeler sa mère tout pour ne pas voir que tant que le soleil étale sa lumière tu as mieux à faire

et tu continues de stalker ma story l’icône de ton profil en satellite la course de ton orbite aussi imprévisible que mon propre tarot lui aussi en a assez d’entendre parler de toi mais la météo de mes humeurs est invariable elle s’accorde toujours selon ton désir je tire encore passé présent futur et dans l’ambiguïté des épées je me taille une prévision à la hauteur de mon angoisse

si je savais vivre je serais une jeune fille cruelle1 mais je ne suis que la cible de notifications durement manifestées la consommatrice chronique de mes fantasmes formatés portrait soixante secondes sur fond de son original une muse virtuelle monomaniaque manic pixel nightmare girl la chose au bout qui reçoit passive comme les feuilles au moment du gel

le diagnostic de la voyante entre mes mains est catégorique je dois retrouver mon énergie féminine divine je descends la chute de commentaires à la recherche d’une marche à suivre m’allume un lampion et me masturbe en essayant de penser à quelqu’un d’autre

j’attends toujours un signe qui ne se lise pas dans les astres ou la trajectoire des gouttes de pluie mais je ne sais pas vivre je l’ai dit seulement passer en boucle ce film à géométrie élastique et où tu joues le beau rôle moi je coule au gré de mon devenir ophélie j’ai le courage de celleux qui cherchent le confort dans le hasard des horloges et les miettes de table par amour je plonge le puits sans fond de mon feed sa lumière bleue projetée contre le soir de ma chambre me dessine un halo artificiel seule place où je sois mystique puisque de ta bouche nulle louange ni culte ni offrande et toujours rien qui n’annonce l’état du ciel de demain

1 Carole David, Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles, Montréal, Les Herbes rouges, 2012, p. 17.

COMITÉ ÉDITORIAL

Amélie Ducharme

Madeline Tessier

Florence Lavoie

Juliette Lapointe-Roy

Irina Kjelsen

César Al-Zawahra

Marie Chartrand-Caulet

ILLUSTRATIONS

Sara Pruneau Bélanger @saraprune

Amélie Ducharme @frombootoyou

CONCEPTION GRAPHIQUE

ET MISE EN PAGE

Florence Lavoie

RÉVISION LINGUISTIQUE

Florence Lavoie

IMPRIMÉ CHEZ

Le Caïus du livre 2177 rue Masson, local 111 Montréal, H2H 1B1 (514) 524-9542

Dépôt légal 2023 Bibliothèque et archives Canada Bibliothèque et archives nationales du Québec ISSN 1929-8552 (imprimé)

LIEU COMMUN REMERCIE

Le Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill ainsi que l’ADELFIES et l’AGELF

2023, Tous droits réservés

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