Je te fixe. Ça me donne du pouvoir, j'ai l'impression. Tu me l'as demandé, mais ça me donne du pouvoir. J'observe tes mains râpées s 'affairant dans tous les sens, tes cheveux secs et poussiéreux, ton nez majestueux surplombant ton œuvre. Régulièrement, tu tournes la tête, et là, toutes les crampes de mon corps figé en valent la peine, car mes yeux rencontrent les tiens, sombres et durs comme une nuit d'hiver. Un frisson parcourt mon ventre dénudé.
Tu t'éreintes à la tâche, et j'attends. J'attends que tu fasses de moi une entité immortelle, admirée par des êtres que je ne rencontrerai jamais. Tout ce qu'ils sauront de moi, c 'est la façon dont tu choisiras de me représenter. Ce n 'est pas seulement moi qu'ils verront, ça sera surtout notre amour. L'œuvre est presque prête, elle devient plus lisse, plus organique; tu graves chacune de mes cicatrices, chacun de mes grains de beauté. J'aime ton attention aux détails. Tu sais que ma beauté réside dans ce qui doit être observé minutieusement.
« Aïe ! ». Tu lâches ton outil et ramènes ta main près de ton corps. Au contact de la terre, le métal produit un bruit épais qui résonne dans mon crâne. Très vite, je perds l'objet de vue, couvert par le rouge de ton sang. Mais tu n ' as pas l'air de trop t'en occuper. Ton visage exprime un désarroi intense. Ton regard passe de ta main à mes yeux, tu me communiques ton anxiété, puis tu te mets à scruter la pierre sculptée. Tu oublies complètement ta blessure, et tu prends la statue par la taille. « Non, non... ». Je me lève de mon banc. J'enjambe la flaque grandissante à tes pieds et je regarde ce qui te cause tant de soucis.
Dans une de ses côtes, ton mauvais geste a créé une indentation. Ce n 'est pas laid, ça suit les lignes de son corps, ça s'incorpore dans le grain de sa peau. Le sang que tu y laisses donne à l'entaille l'air d'une blessure réelle. Je touche ma côte nue, non indentée, chaude et douce.
Je ressens un certain malaise; je ne suis plus celle que tu aimes, celle que tu veux représenter. Cette statue ne vaut plus rien si elle n 'est pas moi. Tes beaux yeux se remplissent de larmes.
Je ramasse l'outil couvert de sang. Je ne l'essuie même pas, parce que c 'est le tien. Sa côte droite est entaillée, la mienne ne l'est pas. D'un geste rapide et léger, presque délicat, j'arrache un petit bout de peau de ma taille. À présent, la statue et moi avons le même corps, nos sangs coulent suivant la même ligne, jusqu'au sol. Tu ne sais pas comment réagir, alors je souris, prends ton visage entre mes mains, et pose un baiser sur ton front moite. Personne ne se doutera de rien.
Irina Kjelsen 18 novembre 2023
Éditorial fragmenté – dedans c 'est fragile
festin de Noël vous me dites
à ton âge on connaît pas ça t’as deux bras deux jambes une tête sur les épaules contiens-toi ton corps est sain est-ce que je choque ô parfaite famille quand la tête débalance et les vagues chimiques avalent et ma deuxième paire d’yeux observe d’en haut en tout lieu vos droitures à la con dans l’unicité du décor un bouton reste détaché du col de papa et maman mal fardée commence à fondre et mon cœur bat au diapason des pulsions de mort
la première se jeter dans la gueule du père pour qu’il se la ferme la deuxième se perforer une oreille avec le nez de la mère qui le met partout la troisième le coin du plafond près du sapin où je m ’accrocherai où ma tête deviendra boule mauve achevant la pléthore colorée des boules plastiques et tout le long malgré mes cris tus funèbres et en arrière-plan vous écouterez les clochettes du joyeux temps des fêtes
César Al-Zawahra 21 décembre 2023
Éditorial fragmenté – Une civilisation antique
Est-ce que vous pensez à ça vous, les civilisations du passé ? Non, hein ? Pourtant elles étaient bel et bien là, vivantes, resplendissantes, débordant de vie et d’innovations. De nouveauté.
Mais personne n ’ y pense une fois que c ’est fini.
Est-ce que vous pensez que les gens de ces civilisations pensaient qu ’elles allaient tomber un jour ? Non, hein ? Quand on est plein dedans, on ne pense jamais que ça va finir. L’âge d’or. Un âge d’innocence et de jouissance.
Une relation prend fin. C’est une civilisation qui déchoit. T’as l’impression que tout s’écroule autour de toi. Le sol est dénivelé. Les tours s ’effondrent et les maisons tombent et les égouts se remplissent de débris et y ’ a de la saleté partout et toute la merde cachée qui s’était accumulée remonte à la surface et plus rien ne va. Les repères tombent.
Catastrophe.
Quand c ’est une civilisation qui tombe, c ’est la fin du monde ! Mais quand une relation prend fin, on n ’ en fait pas un gros plat. Il n ’ y a pas de quoi s’inquiéter ! Franchement ! Reviens-en. Alors que tout s’écroule et que les repères se perdent.
La craque dans le mur a causé l’effondrement final.
Je ne peux plus être ici. Je ne peux plus être à côté d’eux. Une flemme s ’empare de mes poumons et se propage par mon œsophage jusque dans mes joues. Ils ne comprennent pas et ne veulent même pas essayer. Mes mains me démangent. Un courant d’air froid derrière moi. Tant pis, la porte claque derrière moi.
Alexandra Girlovan 27 décembre 2023
L'importance de bien accrocher son manteau 13
Claudie Létourneau
Nausée conforme 18
Alix Lerasle
Poème d'amour que je ne reconnais pas 24
Alice Wasinski
Ma mère, c 'est mon cercueil 27
Catherine Légaré
Canis Lupus 30
Joanna Farajian
La bouchée de trop 33
Maude Desbois
Le dragon 38
Anna Ayanoglou
Hommage à Jacques Prévert 40
Nour Desrousseaux
Lumière au tableau 43
Nathalie Rondeau
L'importance de bien accrocher son manteau
Claudie Létourneau
La capacité des gens à mener une vie parfaitement normale et à être relativement heureux est à la fois fascinante et effrayante.
J’ai essayé de leur laisser le bénéfice du doute, à tout ce beau monde, en me disant que j’étais peut-être celle qui n ’avais rien compris. C’étaient peut-être eux les lucides qui savaient bien vivre. Alors, j’ai essayé yoga, jogging, broderie, pâtisserie, toute-activité-de-millénialeblasée. Je n ’ y ai pas trouvé mon compte. Je ne me suis pas découverte une raison de vivre entre deux nœuds en point de croix. Au contraire, je me suis dit : « ça ne peut pas être juste ça ».
Et puis, j’ai fait ta connaissance. Tu rêvais d’une famille, de posséder un terrain en campagne, de vivre en retrait. Tu étais douceur, compréhension, amour. Toi aussi, tu avais ce sentiment d’insatisfaction face à l’existence. Tu avais cessé d’attendre et tu étais reconnaissant que je croise ton chemin. Si, auparavant, nous n ’avions pas su trouver ce qui chasserait notre déprime, nous savions dorénavant qu ’ensemble, nous étions à l’abri de tout. Tu as calmé ma crise existentielle, tu m ’ as apaisé tout entière ; la vie commençait doucement à prendre son sens. *** – Où est-ce que ça te fait mal ? me demande ma psychologue.
Je la regarde, interloquée.
– Les victimes de violence conjugale parlent souvent de leurs blessures psychologiques comme des maux physiques. Certaines vont dire qu ’elles ont l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans le ventre, d’autres vont dire que c ’est comme si elles s’étaient faites grafignées dans le dos, poursuit-elle.
J’embrasse la pièce du regard avant de répondre :
– Il y a des morceaux de moi un peu partout. On m ’ a démembrée.
Comment lui raconter qu ’ au fil des mois, ton sourire a insidieusement laissé sa place à une mauvaise humeur qui ne t’a plus quittée ? Comment expliquer à ma famille qui te chérissait qu ’ au moment où nous mettions le pied dans la maison, tu devenais cet être froid qui faisait crisper mes muscles à ton approche ? Qu’il t’arrivait de garder le silence des jours durant ? Que j’étais constamment en état d’alerte ? Avec toi, la question n’était plus si l’épée de Damoclès allait me frapper, mais quand.
Le son de tes pneus qui crissaient sur le gravier, qui me faisait danser sur mes pieds jusqu’à ce que tu entres, est devenu source de sueurs. Un jour, tu t’es mis à courir dans le but d’attraper Puce. Pas assez rapide pour attraper la chatte qui se cachait sous le mobilier, tu as renversé la base de lit et as déplacé les meubles dans l’espoir de la capturer et de lui faire je-ne-sais-quoi. Les yeux fermés, je n ’ai osé bouger ni respirer. La terreur me tenait en place, me laissait imaginer devoir ramasser le cadavre de ma chatte, devoir expliquer sa
disparition à mes proches, devoir te couvrir, encore, te défendre de cette colère dont je te croyais victime plus que moi. C’en était trop : après cet incident, et à la suite de la recommandation d’une travailleuse sociale, j’ai convenu d’un code avec une amie.
Je vivais déjà, depuis des mois, avec le sentiment constant de n’être qu ’ une moins que rien, inadéquate en toute occasion. Quand un simple manteau mal accroché provoque crise et insultes, tu commences à penser qu ’ on se fout bien de comment tu agis, finalement. J’étais déchirée de l’intérieur, détachée de l’existence, du moment présent. Je n ’avais plus d’énergie pour sourire, encore moins d’efforts à consacrer à tes exigences toujours plus élevées. J’étais devenue immunisée à tes remontrances que j’appréhendais tel un marteau annonçant ma sentence. Je flottais dans un état de neutralité continu ; dans un monde où tout va mal, plus rien n ’ a d’importance.
Ce soir-là, je t’ai regardé lancer des objets, je t’ai écouté me traiter de tous les noms, crier à en apeurer Puce, roulée en boule dans le coin du salon. J’étais hors de mon corps, seul moyen d’éviter de réaliser que je me désintégrais petit à petit. Je ne ressentais plus rien. Pas même de la tristesse pour toi qui fondais en larmes devant moi : « Tu ne comprends pas, j’ai envie de mourir aux deux jours à cause de toi. » Tu m ’ as menacé, m’interdisant d’appeler la police sous prétexte que cela détruirait ta carrière. Tout ceci faisait pitié et pourtant, pour la première fois depuis des mois, j’ai eu envie de rire.
Ça n ’ a pas duré bien longtemps. L’embryon de rire a laissé place à l’effroi lorsque tu t’es approché pour me flatter la cuisse. Les yeux noirs, le regard indéchiffrable, tu m ’ as dit :
« Tu as peur que je te frappe, c ’est ça ? Voyons, mon amour, tu me fais de la peine, tu pensais vraiment que j’allais te frapper ? » Tu chuchotais presque, faisant référence au tressaillement incontrôlable qui m ’avait traversée alors que tu t’agitais devant moi en criant, quelques secondes plus tôt. Ç’a toujours été ton truc de me blâmer pour quelque chose que tu avais fait. Tes mots magiques ont fonctionné une fois de plus, puisque je me suis sentie coupable d’avoir sursauté. « Tu ne pensais toujours pas que l’homme qui t’aime allait te taper ? ». Je crois vraiment que tu m ’aurais frappé si j’avais osé répondre la vérité : « Oui ».
Le pire, ça a été de te mettre à la porte. On dira ce qu ’ on voudra, mais les manipulateurs en ton genre ont vraiment le tour pour être à la fois martyr et bourreau. J’avais beau avoir peur de toi, paradoxalement, tu étais le seul à pouvoir me rassurer et me faire sentir mieux. Je restais sans cesse accrochée à la pensée que tu n’étais pas comme ça avant, qu ’il y avait des problèmes de colère dans ta famille et que ce n’était pas ta faute. La réponse, pourtant simple, a pris des mois à faire son chemin jusque dans mon cerveau : les crises de colère dont je te croyais victime étaient en fait ta façon de garder le contrôle. Tu étais à la fois beau et contrôlant, généreux et manipulateur, attentionné et violent. Encore aujourd’hui, Puce bondit au moindre geste brusque. Je dis Puce, mais même moi je n ’accroche plus mes manteaux de la même façon. Je sursaute dès qu ’ une voiture entre dans l’allée. Je me fige lorsque quelqu’un monte le ton. Je ne me laisse plus traîner dans la maison. Plus depuis que ta voix s ’est imprimée dans ma tête. Cette voix qui m ’ a fait regretter d’être au monde.
Dans mes moments de faiblesse, il m ’arrive de me demander si j’aurais pu agir autrement. Si j’avais été meilleure, tu ne m ’aurais pas ignoré pendant des jours; si j’avais mieux élevé Puce, tu ne t’en serais pas pris à elle; si j’avais été plus à mon affaire, tu ne m ’aurais pas fait sentir coupable; si j’avais été différente, tu aurais agi différemment.
Au-delà des silences, des cris, des pleurs et des différends, je crois que ce que je ne digère toujours pas, c ’est de t’avoir aimé jusqu’à la toute fin.
Nausée conforme
dès le début ils pensaient que tu serais blonde tu serais grande que tu serais drôle sage tu dormirais huit heures sans bruit dès le début ils pensaient que tu serais comme eux comme leurs idées leurs défauts rêvent que tu aurais ses yeux des joues des fesses de magazines des sourires ils te pensaient tout au haut des seins des fossettes bonjour monsieur merci madame et cette ligne des hanches parfaite ils te pensaient
Alix Lerasle
dans la gorge des litres de lait blanc de beurre de crème
lèche tes doigts de farine lèche tes doigts de ta place mesurée autour de la table
nourris-toi pour faire parler ta mère épaissis de manger sois dans la juste forme ne pas être à l’étroit dans les rayons des supermarchés ne pas être brindille sous le poids d’un homme nourris-toi pour ne pas mourir pour ne pas vaciller comme une flamme légère dans le reflet des vitres ils te pensaient dès le début à la forme rêvée sur les photos de famille la place que tu prendrais entre leurs mains
te modèlent
tes hanches pressées entre deux pouces princesse te serrent la taille
parfaite nourris-toi moque
médecins qui te décortiquent
ne leur reste pas entre les pattes
trouve un envol nourris-toi épaissis
par les seins par les formes qui font les femmes nourris-toi pliée aux convenances avale la norme ronde et maigre
sur le bout de tes doigts vernis la petite lueur
mesure tes cuisses avec tes mains
mesure ton ventre avec tes mains
mesure ton sexe avec tes mains
tu = le contour de toi
même
ce qui rentre en toi les concerne
ce que tu endures à l’intérieur ils s ’ en fichent
lèche tes doigts de sourire
tout le monde se moque de ton appétit
tout le monde se mêle de ton poids
nouent leurs entrailles dans les tiennes dans les nœuds d’opinion
raillent les doigts jusqu’à la glotte
repas de famille inspection détaillée
nourris-toi ma fille bon sang qu ’est-ce que tu bouffes lèche tes doigts de grimaces
la voix reste à sa place
reste dans gorge graduée de verre doseur regarde
toutes tes émotions au compte-goutte à la balance
nourris-toi à la balance
ton interlocutrice
ton miroir
mâche tes doigts de colère
de toute façon qu ’est-ce que ça change épaissie par le premier jour des règles
dans la culotte épaissie la crasse qui te recouvre du sang sur le blanc du carrelage
sur tes doigts
pisse du sang pendant cinq jours
ravale tes émotions ravale tes excès tes pilules
est-ce que ça nous fatigue oui ça nous fatigue plie-toi en deux sur ta douleur
nourris-toi éponge le sang
sois animale sois reine
sois nourrie de grâce et de douceur
sois l’ombre la silhouette
sage autour de la table
sans rien dire faire avec
nourris-toi pour épaissir le jour qui passe entre tes côtes pour chasser l’ombre
nourris-toi pour leur montrer qu ’elles ont eu tort pour leur prouver l’amour des mères qui se déchirent à se moquer te passent les mains sur le cul les mains sur tes hanches trop ou ce n ’est pas assez endors-toi près du goût de la honte lèche-toi les lèvres les babines amères tu n ’ es rien tu n ’ es pas suffisante sommeille sur le goût du cauchemar des corps assaillis de convenances berce-toi dans mon cou dans ma nuque tu ne pèses rien repose-toi de sourire repose-toi de compter laisse tomber tout ton poids toutes leurs pensées frottées sur ta peau comme épines nourris-toi de plaisir
demain tu t’échappes
demain lointaine le poids des mots n ’est rien berce-toi dors
demain tu t’échappes dors
demain éventrer les balances les ombres et vomir le conforme
Poème d'amour que je ne reconnais pas
Alice Wasinski
IMPERFECTION TAILLADE
BLESSURE PANSEMENT MAIN
CICATRICE CREVASSE COULIS
goutte goutte goutte
écrasement
écrasement
écrasements
dépôts de cendre dans les yeux
Un pavé de trottoir une louve blonde du sucre sur la dent
De quoi as-tu besoin mon amour florissant
moi je sonde
je scrute
je gratte
je frotte
tous tes visages sur ma chair de poule
Et tu as mes écouteurs et c ’est mal de penser à ton sexe
j’abandonne vacille
beauté sexe langue mot maladroit
et quand l’eau me vient à la bouche et quand ton sexe me vient à la bouche
colère immangeable / / / colère blues
mon paysage prend peu à peu l’ampleur d’une gorge déployée
jaillissent des paillettes qui polluent la vue
paupières brillent yeux brillent poèmes brillent je les avale en quantité
Le paysage a disparu
Il n ’ y a plus d’ombre
Le paysage et ta veste
sentent le pamplemousse
mes doigts gelés
chipotent à mon coeur, à une clé USB
j’ai beaucoup de boulot
le bus et ses allers-retours
me font perdre
la notion du temps
Si je déchire le paysage son cuir craque
Catherine Légaré
Ma mère, c 'est mon cerceuil
Ma mère me raconte sa vie une dernière fois couchée morte sous un arbre où les poèmes tombent et tous mes espoirs aussi
C’est une femme-serpent
Enfant elle mordait mes orteils la nuit pour me garder éveillée et pleurer dans ma bouche
Souvent je nageais à contre-courant pour me sortir à petit feu du calvaire où elle me replongeait tout le temps et du vide envahissant de son existence
J’ai été conçue dans la marée de ses secrets
C’est difficile de grandir dans les mensonges et de se garder les lèvres motus cousues
J’ai été battue au bras de fer par elle et ses illusions
Retenir son souffle par les deux bouts de la chandelle
Inspire
Mais n ’expire jamais
La voir lécher le four pour manger à sa faim et gratter le fond des tiroirs à la recherche d’une parcelle de lumière entre les vieilles cennes noires oubliées
J’ai dormi toute ma vie sur le sol de la pauvreté sans couverture les yeux ouverts
Les misérables vont toujours rester par terre et mourir avec leurs mères
*
Je suis une adulte aigrie par l’ombre de ma mère
J’ai mal au cœur chaque fois qu ’ on me regarde je sais que c ’est le reflet d’elle que les gens voient
Lave ta face avec de la poussière souris fais une belle grimace
le monde entier t’observe
reste dans tes larmes
personne n ’ a pitié des invisibles
Les filles de mères pauvres seront toujours les filles de mères pauvres
* Je n ’ai jamais existé j’ai toujours été ma mère
Orpheline
je suis l’exuvie de son passé
Nous sommes victimes des générations précédentes qui se reproduisent comme des miroirs sans fin
Il n ’ y a aucune issue pour les gens de même famille
Les pauvres d’hier seront les pauvres de demain
L’important ce n ’est pas d’où tu viens
Mais où allons-nous quand il n ’ y a nulle part où aller, maman ?
Canis Lupus
À l’heure qui se déchire entre chien et loup,
Le bétail passe, jalousement protégé
Par le berger promettant sa sécurité
Et par le chien fidèle qui les suit partout.
L’attention de l’animal est soudain happée
Par une forme émergeante de la pénombre.
Le prédateur fuit, le chien talonne son ombre
Jusqu’à un étang qui s’étend tout près du pré.
Les deux canidés se poursuivent jusqu’au lac,
Le loup fugitif disparaît de la surface.
Le chien s ’approche du bord, aperçoit sa face
Qui le guette sous l’eau, prêt pour la contre-attaque.
Là, la tête mouillée émerge grimaçante,
Le chien bondit en arrière, les dents grinçantes.
« Laisse nos moutons tranquilles, loup ! Va chasser
D’autres bêtes que la nature t’a laissées !
– Vos moutons ! s ’exclame le loup. Puis-je savoir
Pourquoi ils sont les vôtres, comment en avoir ?
– Un loup guidant des moutons, ce serait à voir !
Pourquoi pas ? Vous les menez bien à l’abattoir !
Joanna Farajian
Ton troupeau doit être si fier de sa mascotte,
Cet animal épilé qui tondrait un œuf,
Qui nourrit un carnivore avec des biscottes,
Filant ses mensonges comme un filet de bœuf !
Moins organisé qu ’ une émeute, son cerveau
Nous range du côté des pires animaux.
Il croit avoir aboli la loi du plus fort
Et prétend ne pas être un animal – quel sort !
Pour te conformer à ces viles singeries
De créature civilisée dont je ris,
Je te vois presque paître ; quels efforts tu fais !
Un fidèle qui jeûne face à un buffet !
Fidèle ! un euphémisme pour ta servitude
Qui remonte à ton époque de chiot peureux ;
Joyeux ! Bonne humeur aveugle ! Quelle autre attitude
Dépeindrait mieux l’expression imbécile heureux ?
Sois une digne bête sans qu ’ on ne t’en traite,
Refuse la poudre avec laquelle on t’allaite.
Elle te monte aux yeux et attaque ta tête :
La vertu n ’est pas naturelle, enfin, arrête !
Tu substitues cette substance à la vraie viande,
Mais ce subtil tu-ne-sais-quoi qui te commande
T’obsède des moutons ; tu flaires, malheureux,
Leur odeur charnelle et les dévores des yeux.
Le jour, tu brasses parmi eux, couvert de grâces ;
Après avoir compté les brebis, tu embrasses
Leur cou gras avec la fureur de tes canines …
Et tu t’éveilles, terrifié de tes cousines.
Tu crois que toi, tu peux être ton propre maître ?
Regarde la jolie bidoche en train de paître
Qui te tente et t’inspire des pulsions … Peut-être
Que tu es moins sage que tu peux le paraître …
Tu connais l’origine du profond mal-être
Allongeant ton ombre aux crépuscules champêtres.
La Fontaine me condamne sans me connaitre,
Mais tu es plus blâmable, rongé de salpêtre :
Tu as renié la lignée de tes ancêtres.
Flaire ce sentiment que t’a appris le prêtre,
Baisse la tête, ô serviteur loyal au maître, Ô protecteur d’agneaux, ô chien fidèle, ô traitre ! »
Là, le berger rassemble sa petite école.
La cloche pastorale avale les paroles
De l’animal monologuant face au marais ;
Le chien salive en s’éloignant de son reflet.
La bouchée de trop
Maude Desbois
Tout a commencé par l’achat d’un bas collant. Appelons la protagoniste Marie, pour le bien de ce texte.
Marie doit se procurer un collant pour aller avec sa robe du réveillon de Noël. Elle veut faire un effort, sortir de son linge souple et confortable (lire ici: linge mou) pour flasher un peu, se sentir belle, que tante Johanne lui dise aussi combien elle est mignonne dans sa jolie robe. Marie a, disons, 40 ans, deux enfants. « Un de chaque », comme dirait oncle Marcel.
En bref, Marie ne s ’est pas acheté de nouvelle paire de collants depuis des lustres. Elle réutilise ceux qu ’elle possède depuis l’ère universitaire, qui ressemblent maintenant à une constellation de petites boules de peluches. Elle rassemble donc son courage pour aller s ’ en procurer une paire de tout neufs; se rend au magasin, choisit ce qu ’elle croit être le bon format en fonction de son poids et de sa taille, puis rentre à la maison, bien fière d’avoir accompli sa besogne. Marie sort ledit objet de son emballage de carton, et décide de l’enfiler.
Marie croyait pourtant avoir bien choisi.
Elle tire, s 'essouffle, grogne, jure; l’enlève pour reprendre depuis la pointe de ses orteils en s ’assurant de bien les étirer, sans toutefois les déchirer (la ligne est mince entre les deux). Elle arrive finalement,
de peine et de misère, jusqu’en haut de son ventre et lâche, dans un soupir bruyant, l’élastique qui claque sur sa peau. Elle a l’impression d’avoir été plastifiée. Elle peine à se mouvoir, à respirer; elle craint même d’entendre le tissu distendu se déchirer si elle s 'assoit. Elle risque un coup d'œil au miroir. Son estime dégringole jusqu’à la pointe de son petit orteil confiné dans cet amalgame de dérivés de pétrole. Marie se dit qu’il est impossible d’être aussi inconfortable, qu’il doit y avoir erreur sur la taille. Elle reprend le carton au fond du bac de recyclage et le scrute. Gainant. Le mot en petits caractères qu ’elle n ’avait pas vu.
La gaine, autrefois symbole de droiture, de fermeté d’âme et de mœurs, issu de l’univers masculin et militaire.
Gainant, synonyme de: rentre-moi ce bourrelet que je ne saurais voir; au même titre que les push-up bras et autres soutiens-gorge à cerceaux rigides, servant ultimement à uniformiser les poitrines de toutes les femmes, dans la forme de celle de notre bien-aimée Barbie. La gaine, outil de modelage pour rendre la silhouette plus belle et désirable.
Alors, rentre le ventre et sourit ma chérie, c ’est Noël !
Marie retire l’objet de torture de sur sa peau et le laisse choir sur le sol, gagnée d’un mal-être qu ’elle n ’espérait pas trouver caché dans ce petit paquet soyeux. Elle voulait seulement se donner une dégaine de femme bien-dans-sa-peau, être belle dans sa robe de soir de fête.
Les déclinaisons de l'inconfort se poursuivent et pourraient aller comme suit:
« J’ai vraiment pris du poids, doux Jésus ! Mon Dieu que je suis vieille et que je fais dur. On dirait que ça commence à plisser de partout. Mais j’ai quand même eu deux enfants, là. Je sens juste le gras sous ma peau quand je bouge. Suffira de ne pas manger avant d’aller au party. Je vois tout ce qui déborde des élastiques qui serrent mon corps. Je pourrais aussi manger moins sur place, sinon je vais exploser avec ça sur le dos. Ma résolution : faire du sport, manger moins, boire plus de jus verts. Pas de dessert, c ’est sûr ! Feu le sucre à la crème de grandmaman. Je suis convaincue que mon oncle Serge va encore me tapoter le ventre en me demandant: "Il est pour quand le prochain ?". Ah, maintenant que j’y pense, j’ai vu passer une plante sur Internet qui vient de je-sais-plus-où et qui fait des miracles pour perdre du poids. C’est tout naturel en plus. Je pourrais peutêtre m ’ en acheter. Ma tante Micheline va assurément me prendre par les épaules pour me répéter: "Elle est faite forte c’te p’tite fille-là !". La joie. Ça me serre dans le ventre quand je me regarde. Je me dégoûte. Et, chose certaine, ma mère va me parler de la dernière mode alimentaire révolutionnaire qui m 'aidera sûrement. Je me sens comme une merde. »
La spirale de Marie est enclenchée et sera difficile à taire.
Je pourrais m ’arrêter là, à ce qui semble évident. Mais j’ai envie de mettre la table pour un autre genre de récit. Celui qui demeure invisible lorsqu’on ne s ’ y attarde pas.
« Être bien. Bien dans ma peau, dans mon corps. Oui, je le veux1. »
Continuellement bombardé·es de la manière la plus insidieuse à l’évidence obscène qui nous passe tout de même sous le nez. Des normes de beauté imposées par notre société, en passant par le marketing et l'industrie de la minceur, tout y est afin que nous ayons cet intarissable désir de remodeler nos vies.
Difficile de croire que c ’est une machinerie lourde et bien ficelée qui nous pousse à nous détester à ce point. À côté du mercantilisme illimité, le véritable fondement du bien-être ne fait pas le poids.
À faire défiler son fil Instagram, à toute heure du jour et de la nuit, Marie se laisse prendre au jeu de ces influenceuses qui la dégoûtent autant qu ’elles la fascinent. Obsession morbide dont elle se gave au même rythme qu ’elle engouffre un paquet de biscuits les soirs moins glorieux. Ces femmes sans âge semblent détenir le secret du bonheur à même leur corps sculpté, huilé et bronzé, toujours si libres dans leurs habits légers, leurs décors épurés. Le reflet d’un idéal préfabriqué qu ’elle voudrait pouvoir acheter dans une boîte, prêt-àporter.
La bouchée de trop, suivie d’une culpabilité dont elle goûte l’amertume chaque fois, l’épuise. La solitude gagne du terrain sur les sorties entre amis qui génèrent une trop grande anxiété.
1 Lire en sous-texte : tout en correspondant à la norme, le plus rapidement possible, puisqu’il apparaît moins douloureux de s ’ y plier que de tenter de me satisfaire d’être qui je suis
Marie se déconnecte de ce qui la sauverait probablement d’ellemême, plongée dans un déni à demi assumé, un brouillard qui se densifie, se laissant contrôler plus aisément par ce qui se trouve à l’extérieur, sans trouver le chemin de ce qui réside en elle.
Assise sur son lit, faisant face au miroir, Marie trouve bien triste d’être dérangée par si peu, finalement. Qu’une simple gaine lui donne l’impression d’être passée au microscope, disséquant chaque cellule adipeuse abritée sous sa peau. La pleine conscience nous amène à prendre le temps de tout percevoir, faisant rouler les aliments sur nos lèvres, dans notre bouche, pour mieux les goûter. Marie sent chacune des particules qui pénètrent son corps, oui. Elle maîtrise parfaitement l’hyperconscience à temps plein. Elle est de celles qui rient en lançant « J’aurai juste à courir plus demain! », qui comptent machinalement ce qui se retrouve dans leur assiette. Parce que, pour elle, c ’est Noël tous les jours.
Nous sommes-nous laissés formater par la société? Est-ce que nous nous retrouvons maintenant si loin de ce qu ’est l’humain, que nos repères se sont dilués, assimilés par la tendance, dans une obsolescence programmée de clichés? Il y a certes plus d’une ombre au tableau, sans l’ombre d’un doute.
Dans la noirceur translucide du bas collant de Marie, on peut lire les blessures collectives et individuelles qu’il nous reste encore à transcender. Dans la banalité de cet instant passé devant son miroir, on voit l’inévitable besoin de connecter aux autres et à elle-même, avec un autre langage que celui de l’étau du corps.
Le dragon
Une nuit, réveil à la douleur immense. Yeux fermés / yeux ouverts, une image s’impressionne : un dragon, lourd, à terre celui qu ’ a terrassé Saint-Georges ?
On avait cette icône dans la salle à manger : Saint-Georges impérieux sur son cheval, dans le coin droit, en bas, le dragon, gueule ouverte.
Mais les mesures sont altérées. Dans le noir de la chambre, le dragon occupe tout entier ma vision.
Il est tué.
Il ne bougera plus. Ne bougeant plus, il ne pourra plus nuire et pourtant, de cet état, je ne ressens nul soulagement, nul sentiment d’orgueil est-ce moi, à vrai dire qui l’ai tué ? ou on l’a tué pour moi ?
Anna Ayanoglou
Sa gravité m ’accable.
Il me demeure un poids qui surpasse toutes les forces que j’aurai jamais lui vaincu, je lui suis enchaînée, encore.
Hommage à Jacques Prévert, ode à la créativité enfantine
Nour Desrousseaux
Au dehors, le vieux chêne secoue ses branches au gré du vent, les nuages glissent doucement dans le ciel. Le soleil caresse de ses rayons le visage de Jacques. Tout l’appelle vers le dehors, il voudrait fuir cette classe suffocante avec cet instituteur sévère qui le déteste. Lui, il en est certain, est fait pour être marin et parcourir les océans.
Pourquoi insistons-nous pour l’enfermer alors que tout son être tend vers la mer ?
« Jacques ! Au tableau ! Vous allez me résoudre ce problème, ça vous apprendra à rêvasser ! »
Jacques soupire et abandonne à regret sa place près de la fenêtre. Coincé entre le radiateur et le pupitre de son camarade, il s ’ y sentait en sécurité. Il saisit la craie que lui tend son professeur. Jacques, le souffle court, le front perlé de sueur et les jambes qui tremblent voit les chiffres se dresser, implacables, sur le tableau noir. Peut-être a-t-il déjà aperçu ce problème, peut-être l’a-t-il déjà résolu tout seul, chez lui. Il fouille les recoins de sa mémoire. En vain. Il entend l’instituteur s’impatienter. Il le sent se rapprocher.
Mais plus il regarde le problème, plus il a l’impression que les chiffres et les caractères frétillent et se déforment.
Jacques s ’approche pour mieux voir. Il lui semble que ce 2 n ’est plus tout à fait un 2 à présent, on dirait davantage un bec d’oiseau. Ni une ni deux, Jacques en affine les contours. Et puis, ce 4, ce 4 présente bien toutes les caractéristiques d’un nez de Cyrano. À bien y regarder, un = a toujours été les premiers barreaux d’une échelle, celle que Jacques rêverait d’emprunter pour s ’enfuir et rejoindre la mer. Un x bien arrondi présente les esquisses d’une paire de lunettes, les lunettes rondes posées sur le nez courbé du maitre. Son imagination galopante a vite fait de transformer le sévère tableau, celui des problèmes d’arithmétique, des dictées du jeudi, des consignes et des retenues, en une peinture baignée de lumière. Il y dessine un gigantesque oiseau, à l’œil vif, aux plumes chatoyantes, au gosier profond, prêt à engloutir le monde. Dans ce moment hors du temps, Jacques oublie pendant un instant l’ombre de l’instituteur qui se rapproche dangereusement de son œuvre.
Mais l’oiseau se décolle de sa prison de verre, et s ’envole dans la classe, il étend ses ailes multicolores au-dessus des regards ébahis des élèves. Il tournoie, profite de cette liberté nouvelle. L’ombre s ’agite, gronde, se gonfle, se fait plus importante. Grossissant à vue d’œil, elle essaie d’attraper le volatile. Elle étend ses bras de poussière, poussière de craie et d’épluchures de taille-crayon. Une lutte féroce entre l’ombre et l’oiseau s ’ensuit. L’ombre tente plusieurs fois de tordre le coup de l’oiseau ; celui-ci bat violemment des ailes et pousse des cris perçants. Soudain, le bec de l’oiseau déchire les contours de son adversaire.
De cette déchirure sortent des milliers de copies corrigées au rouge, des petits mots confisqués, des dessins, des origamis, des billes, des fusées-cartouches, des devoirs oubliés, des bouts de craies cassés, des boutons de blouse, une paire de lunettes, les confettis du mardi gras, les affiches de la kermesse. Une explosion de couleurs. Une voix douce se fait entendre : « Aujourd’hui, les enfants, nous allons parler de poésie. »
En cas de doute : toujours badigeonner le tableau noir.
Lumière au tableau
Silhouette furtive, mouvante, obsédante
Nathalie Rondeau
Une trace éphémère dans l’histoire de mes croyances
L’incertitude n ’est qu ’ un rappel à mon obscurcissement
Un ombrage de plus à mon plein rayonnement
Mes chimères n ’ont plus à me tracer de contour
La pénombre affichée doit prendre la sortie de secours
Car elle sera toujours froide, opaque et trop noire
Elle qui me ramènera sans cesse à mes fantômes
J’en appelle donc au soleil pour chasser ce brouillard
À la clarté pour éradiquer ces ténèbres
À mon désir pour rallumer ma flamme, mon feu sacré