"À la mémoire de nos h̶é̶r̶o̶s̶ bourreaux"

Page 1


À la mémoire de nos héros

2020, place Richebé, Lille

Le 20 juin 2020, environ deux cents personnes manifestent devant la statue du général Faidherbe. Elles se sont réunies à l'appel de la campagne << Faidherbe doit tomber >>, pour réclamer le retrait de la statue de ce militaire français du 19e siècle.

Louis Faidherbe est une figure emblématique de la colonisation.

Envoyé en 1852 en Afrique de l'Ouest, il transforme l'actuel Sénégal en une vaste colonie française et acquiert, à Paris, le statut de colon-bâtisseur.

Mais plusieurs historiens rappellent qu'au Sénégal, sous ses ordres, des villages entiers ont été anéantis.

Les militants qui réclament le déboulonnage de sa statue s'inspirent du mouvement

Né aux États-Unis, en 2013, pour dénoncer les violences policières contre les Noirs...

Black Lives Matter a tristement regagné en vigueur en 2020, après la mort de George Floyd, un Afro-Américain étouffé sous le genou d'un policier blanc.

Les vies des Noirs comptent*.

On assiste alors un peu partout dans le monde à des déboulonnages de statues de personnages liés à la traite des Noirs et à la colonisation.

Les manifestants dénoncent aussi la persistance d'une idéologie coloniale qui instille le racisme dans les institutions, l'économie, la société ou la culture.

2020, Lille

Black Lives Matter balaie donc également la France. Des statues sont contestées lors de manifestations, comme celle de Faidherbe.

Avenue Bugeaud, Paris, 16e arrondissement

Ce lourd passé colonial est bien présent dans l'espace public français.

Thomas Robert Bugeaud est un militaire français. Il est nommé gouverneur général en Algérie, en 1840.

À cette époque, l'Algérie est fragmentée en plusieurs territoires autonomes, et la France s'est lancée dans la conquête de cette terre d'Afrique du Nord.

... mais aussi enfumer les Algériens réfugiés dans des grottes pour les asphyxier.

Pour soumettre les populations, Bugeaud recourt à la stratégie de la terre br ûlée : incendier les récoltes pour affamer les gens...

Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards !

S'il est tenu pour responsable du massacre de milliers d'Algériens...

... il est malgré tout célébré en France pour la conquête de l'Algérie, devenue territoire français en 1848.

Intersection des rues David-Gradis et Paul-Broca, à Bordeaux

David Gradis est né à Bordeaux en 1665.

Devenu négociant en vins et spiritueux, il établit des comptoirs à Saint-Domingue et à la Martinique.

À cette époque, des milliers de bateaux sont envoyés en Afrique de l'Ouest pour y échanger, contre leur cargaison, des captifs africains.

Ils sont envoyés en Amérique ou aux Antilles, où ils sont réduits en esclavage et forcés au travail dans les plantations.

Le fruit de leur travail - le sucre, le cotonrepart vers l'Europe pour y être vendu. Ce commerce triangulaire a déraciné 15 à 20 millions d'Africains*.

Selon l'ONU.

Les bateaux de l'entreprise Gradis ont transporté des centaines d'esclaves.

Paul Broca, lui, était un médecin très renommé du 19 e siècle.

Le déboulonnage des statues

Mais en 1731, il est nommé bourgeois de Bordeaux pour avoir participé à l'activité économique de la ville.

Passionné par l'étude des crânes, il a aussi défendu des thèses racistes sur la supériorité des Blancs sur les Noirs.

C'est lui qui a localisé l'aire du langage dans le cortex cérébral.

Ses théories ont servi de caution scientifique à la colonisation.

Jamais un peuple à la peau noire n'a pu s'élever spontanément jusqu'à la civilisation.

Depuis des décennies, des militants demandent que la France cesse d'honorer ces personnages qui symbolisent à leurs yeux les crimes de la colonisation ou de l'esclavage et blessent la mémoire des victimes et de leurs descendants.

Juin 2020, à l'Élysée

Face à l'ampleur du mouvement, Emmanuel Macron est amené à s'exprimer.

Ils veulent que ces rues et statues soient débaptisées et déboulonnées, ou complétées par une plaque bien visible.

Ces monuments sont loin d'être neutres. Commandés à des artistes par une autorité politique pour glorifier une personnalité, ils répondent à un cahier des charges précis.

La République n'effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire.

Elle n'oubliera aucune de ses oeuvres.

Elle ne déboulonnera pas de statue.

C'est également le pouvoir politique qui décide de leur emplacement.

Emmanuel Macron Président de la République française

Les statues ont une mission politique,

On a beaucoup reproché aux militants de juger des personnalités des siècles passés avec leur regard de jeunes de 2020.

Le déboulonnage des statues

celle de transmettre des valeurs à travers la célébration d'une personnalité prise en exemple.

Sarah Gensburger, sociologue, spécialiste des politiques de mémoire

rendre présents, dans l'espace public qui perdure, des personnages incarnant des causes et valeurs qui avaient cours lorsque ces monuments ont été érigés.

Mais c'est précisément le but d'une commémoration et d'une statue :

En France, le président n'a pas de pouvoir sur les statues. Ce sont les mairies qui décident de leur sort.

Et ce n'est pas la première fois que des statues y sont déboulonnées et détruites.

C'est vrai. À Paris, après la révolution de 1789 puis l'abolition de la monarchie absolue, un vent de colère s'abat sur les symboles de la royauté.

Des historiens affirment que la République s'est construite en déboulonnant les statues.

La loi votée par l'Assemblée législative en 1792 le justifie ainsi :

Les principes sacrés de la Liberté et de l´Égalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l´orgueil, aux préjugés et à la tyrannie.

Elle trônait sur la place Louis-XV, qui est rebaptisée place de la Concorde.

France

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, là encore, l'espace public tente de gommer les traces d'un passé honteux.

1792, Paris

La statue de Louis XV est mise à terre sous les vivats.

De nombreux monuments en bronze qui symbolisent l'Ancien Régime sont visés.

1944, Saint-Denis (93)

La rue du Maréchal-Pétain, qui a collaboré avec le régime nazi, redevient la rue de la République.

1944,

Le déboulonnage des statues

1856, Fort-de-France

Cette fille de riches planteurs est accusée d'avoir incité son mari à y rétablir l'esclavage en 1802. En Martinique, la statue de Joséphine de Beauharnais, première épouse de l'empereur Napoléon Bonaparte, a longtemps suscité un fort ressentiment.

1974, Fort-de-France

Le maire de la ville, Aimé Césaire, célèbre poète anticolonialiste, déplace la statue dans un endroit jugé plus discret.

Sans son large socle de granit et sa grille ouvragée.

Le nom de l'impératrice gravé sur le piédestal est martelé.

1991, Fort-de-France

Mais la statue est décapitée.

Aimé Césaire décide alors de la laisser en l'état.

2020, Fort-de-France

La statue est finalement détruite par des activistes.

Karfa Diallo, fondateur de l'association Mémoires et Partages, milite pour qu'il y ait des plaques explicatives.

Il a en partie obtenu gain de cause à Bordeaux, où des pancartes explicatives ont été apposées sur cinq noms de rue, dont la rue David-Gradis.

Lorsque les statues sont déboulonnées, elles sont souvent envoyées dans des musées.

Ces lieux sont bien moins fréquentés que la rue.

On ne peut pas accepter que des bourreaux soient célébrés en héros.

RUE DAVID GRADIS (1665-1751)

La firme David Gradis et C ie a armé deux cent vingt et un navires pour les colonies de 1718 à 1789 dont dix pour la traite des Noirs. La firme gérée par la même famille depuis l’origine se maintint jusqu’au 20 e siècle. En 1724, David Gradis acheta près du cours de la Marne un terrain qui devint le premier cimetière juif de Bordeaux. C’est à ce titre, parce que ses descendants furent aussi des notables bordelais, que son nom a été donné à cette rue.

L'espace public est donc le meilleur endroit pour faire de la pédagogie.

Nous plaidons pour rajouter du sens plutôt que d'en enlever.

Décoloniser n'est pas effacer.

Karfa Diallo fait toutefois une exception : le centre de neurosciences Paul-Broca, inauguré à Bordeaux en 2017.

Il plaide pour que ce nom soit changé.

2021, Richmond, État de Virginie, États-Unis

À l'étranger, les débats ont été plus vifs. Avec parfois des issues bien plus radicales.

Le déboulonnage des statues

Une plaque explicative ne suffirait pas, car comment justifier auprès de notre jeunesse que ce nom ait été choisi en 2017...

... en toute connaissance de cause ?

C'est choquant !

Statue du général Lee

Pendant la guerre de Sécession (1861-1865), il s'est battu contre l'interdiction de l'esclavage.

Certains pays ont choisi de faire tomber les statues les plus controversées en leur réservant des sorts différents.

7 juin 2020, Bristol, sud-ouest de l'Angleterre

Arrachée de son piédestal, traînée au port, la statue d'Edward Colston est jetée dans l'Avon.

Edward Colston est impliqué dans la traite de près de 1OO OOO esclaves au 17e siècle.

Repêchée, la statue a ensuite été exposée dans un musée de la ville.

Les traces de la colère des militants n'ont pas été effacées : la statue est présentée en position allongée, recouverte de graffitis.

Juin 2020, Londres

Le déboulonnage des statues

“La diversité de notre capitale est sa plus grande force. Pourtant, nos statues, le nom des rues et des espaces publics reflètent une époque révolue.

C'est une vérité désagréable, notre nation et notre ville doivent une grande part de leur richesse au commerce des esclaves et notre espace public en porte le témoignage.

Il ordonne le démontage de la statue de Robert Milligan, planteur esclavagiste du 18e siècle. Puis, le maire de Londres publie une étude quatre mois plus tard...

... qui démontre que 1 % des sculptures présentes à Londres sont dédiées à la mémoire de personnes non blanches.

Sadiq Khan annonce alors que 1 million de livres sterling (environ 1,2 million d'euros) sera dépensé pour que les monuments de Londres reflètent davantage la diversité de sa population.

Sadiq Khan, maire de la capitale anglaise

2019, Bordeaux

Aujourd'hui, on s'oriente davantage vers des monuments en hommage à des personnalités ordinaires ou victimes de l'histoire,

Mais que mettre à la place ?

Une personne peut-elle être exemplaire en tout point ?

Faut-il continuer à valoriser la figure d'un héros individuel ?

comme la statue de l'esclave affranchie Modeste Testas.

Faut-il tourner le dos à cette culture des grands hommes ?

Autre exemple, le sort réservé à la statue du docteur James Marion Sims.

Sarah Gensburger
2018, New York

Considéré comme l'un des fondateurs de la gynécologie moderne, ce médecin a mené ses expériences sur des esclaves noires, souvent sans anesthésie.

Le déboulonnage des statues

Contestée, sa statue a été enlevée en avril du célèbre

Central Park, à New York.

Mais elle n'a été ni détruite ni conservée dans un musée. Elle a été installée sur la tombe de Sims, où un piédestal réduit explique son histoire.

Une manière de la replacer dans une sphère plus privée.

Pour perfectionner sa technique, il est allé jusqu'à opérer la même femme 30 fois.

À son ancien emplacement, il a été décidé, après concertation avec la population, que la statue d'une femme noire intitulée << la Victoire au-delà de Sims >> y serait installée.

Une oeuvre de la sculptrice afro-américaine Vinnie Bagwell.

2022, Berlin

L'Allemagne a, elle aussi, opté pour le remplacement de symboles par d'autres.

Le déboulonnage des statues

La place Gustav-Nachtigal, du nom de l'explorateur chargé, à la fin du 19 e siècle, de planter le drapeau allemand sur le Cameroun et le Togo...

... a été rebaptisée Manga-Bell, en hommage au couple royal des Daoulas, dans l'actuel Cameroun.

Rudolf Douala Manga Bell avait été exécuté en 1914 pour s'être opposé aux colons allemands.

Face à ces nombreux exemples à l'étranger, comment expliquer que le débat semble s'être embourbé en France ?

Les villes affirment qu'il est compliqué de débaptiser les noms des avenues car cela reviendrait à changer de nombreuses adresses postales.

Sarah Gensburger

2023, Paris

Après avoir longtemps hésité, la mairie de Paris annonce qu'elle veut débaptiser l'avenue Bugeaud.

Laurence Patrice, adjointe communiste à la mairie de Paris, chargée de la mémoire et du monde combattant

Jérémy Redler, maire du 16e arrondissement, évoque, lui, << l'horreur administrative que représente un tel changement pour les riverains >>

On propose de régler son cas au général Bugeaud. C'est un changement d'usage, mais...

... plutôt que d'habiter une rue qui porte le nom d'un bourreau, il vaut mieux habiter une rue qui porte le nom d'un héros.

Cela n'avait pourtant pas empêché la mairie de Paris de rebaptiser, en 2011, une partie de la rue Sébastien-Bottin en hommage à l'éditeur Gaston Gallimard.

Si le débat n'a pas vraiment eu lieu en France, c'est aussi parce que nous avons un attachement très fort à la République, notre système d'organisation politique.

Or, ces manifestations s'en prennent aux personnages que la République a hissés au rang de héros, comme Faidherbe.

Sarah Gensburger

Le déboulonnage des statues

Les activistes confrontent donc la République à l'un de ses visages les plus sombres, puisque ce régime est aussi celui qui a colonisé.

Remettre en cause des statues qui glorifient ses héros supposerait de faire un examen de conscience sur la colonisation. Nous en sommes loin.

C'est-à-dire l'idée que tous les citoyens ont les mêmes droits et sont traités de manière égalitaire par la République.

Pour de nombreux dirigeants politiques, s'attaquer à ces statues revient aussi à s'en prendre à une autre valeur très forte en France : l'universalisme républicain.

Dans les faits, des études soulignent que la loi ne s'applique pas à tous de la même façon.

Les discriminations liées à la couleur de peau, au genre, à la religion, etc. existent et s'entrecroisent parfois.

En contestant ces figures de la République, ces militants ont été accusés de communautarisme et d'agir au nom d'identités particulières.

Les dirigeants français ont eu peur de céder à un mouvement venu des États-Unis.

Ces accusations de communautarisme ont gâté le débat.

Cette absence de volonté politique pour décoloniser notre espace public concerne tous les blocs politiques.

Ce n'est pas étonnant, car l'entreprise coloniale a en son temps été soutenue à gauche comme à droite.

Et il leur est difficile de regarder ce passé en face.

La France ne devrait pas ignorer ce mouvement planétaire de notre jeunesse. Pourtant, nos dirigeants regardent toujours ailleurs.

Karfa Diallo
“À la mémoire de nos héros bourreaux”

Reportage paru dans TOPO #46 en mars 2024, par Claire Rainfroy et Vincent Bergier.

Ce sujet vous a été offert par

La revue d’actu en BD qui ne se prend pas (trop) au sérieux fait le pari d’associer la bande dessinée au journalisme, pour raconter le monde tel qu’il est aujourd’hui, et donner les clés du monde tel qu’il pourrait être demain.

Retrouvez tous nos numéros et albums sur notre boutique en ligne boutique.4revues.fr

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.