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MENSUEL POUR LA SCIENCE
Rédacteur en chef : François Lassagne
Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier
Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly
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HORS-SĂRIE POUR LA SCIENCE
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Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
Directeur marketing et développement : Frédéric-Alexandre Talec
Chef de produit marketing : Ferdinand Moncaut
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Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande
Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud BruguiÚre et Isabelle Bouchery
Assistante administrative : Finoana Andriamialisoa
Directrice des ressources humaines : Olivia Le Prévost
Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho
Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon
Ont également participé à ce numéro : Isabelle Bellin, Hervé Bocherens, Clémentine Laurens, Julien
Mena, François Parcy, Charlotte Roemer, Charline Zeitoun
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SCIENTIFIC AMERICAN
Editor in chief : Laura Helmuth
President : Kimberly Lau 2024. ScientiïŹc American, une division de Springer Nature America, Inc
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François Lassagne Rédacteur en chef
QUESTIONS EXISTENTIELLES Depuis 1960, le cĂ©lĂšbre programme Seti (Search for extra-terrestrial intelligence) darde lâoreille de ses radiotĂ©lescopes vers le ciel, Ă lâĂ©coute dâhypothĂ©tiques signatures Ă©lectromagnĂ©tiques de civilisations extraterrestres avancĂ©es. Parmi les astronomes poursuivant cette quĂȘte, certains sâattendent Ă ce que de telles signatures Ă©manent non pas dâĂȘtres de chair, mais de crĂ©atures artiïŹcielles, lâĂ©volution (biologique, puis technologique et culturelle) devant tendanciellement mener Ă un univers « postbiologique ».
Une autre hypothĂšse, vivace dans la communautĂ© du programme Seti, dont lâhistorienne des sciences Rebecca Charbonneau retrace les liens avec les angoisses existentielles de la guerre froide, est celle du Grand Filtre. Des transitions Ă©volutives hautement improbables devraient se produire pour engendrer une civilisation repĂ©rable par sa signature technologique. LâhumanitĂ© a-t-elle dĂ©jĂ franchi ce ïŹltre Ă©volutif, ou est-il devant elle (et avec lui le risque de ne pas y survivre, par autodestruction â nuclĂ©aire, climatiqueâŠ) ?
Nul ne sait ce que nous rĂ©servera notre Ă©volution. « Je ne suis pas capable de dire oĂč va lâĂ©volution », reconnaĂźt le systĂ©maticien Guillaume Lecointre. Ă qui nous avons exposĂ© les Ă©tonnants travaux de recherche prĂ©sentĂ©s dans ce numĂ©ro, qui sâattachent Ă mettre en Ă©vidence comment les processus Ă©volutionnaires â sur Terre comme ailleurs â sont susceptibles de se mettre en place. Des expĂ©riences de microïŹuidique, dâun cĂŽtĂ©, des automates cellulaires de nouvelle gĂ©nĂ©ration analysĂ©s par lâIA, de lâautre, font apparaĂźtre des processus de diversiïŹcation et de sĂ©lection. Ă propos de ces derniers travaux, Guillaume Lecointre estime quâil est probable que se manifeste bien là « une forme dâĂ©volution non biologique ». Ces recherches originales nous Ă©clairent assurĂ©ment sur les prĂ©mices des mĂ©canismes primordiaux du vivant et, par lĂ , sur lâorigine de la vie. Laissent-elles entrevoir, par extension, la possibilitĂ© de lâĂ©mergence dâintelligences non biologiques ? La rĂ©ponse viendra peut-ĂȘtre dâun discret signal prĂ©sent dans les donnĂ©es reçues par un radiotĂ©lescope⊠n
s OMMAIRE ACTUALITĂS P. 6
ĂCHOS DES LABOS
âą Un pas vers un systĂšme de traduction universel ?
⹠Les moustiques envahissants coûtent cher
âą La vraie naissance de lâĂ©quitation
âą Titan fait des vagues
âą Une nouvelle forme de lymphocytes T identiïŹĂ©e
âą De lâordre chez les choux
P. 16
LES LIVRES DU MOIS
P. 18
DISPUTES
ENVIRONNEMENTALES
El Niño a bon dos
Catherine Aubertin
P. 20
LES SCIENCES Ă LA LOUPE
Les « intermédiaires » de la recherche
Yves Gingras
GRANDS FORMATS P. 50
GĂOLOGIE MARINE
DES TSUNAMIS DANS UN GRAIN DE SABLE
Ăric Chaumillon
Certains tsunamis sont provoquĂ©s par des sĂ©ismes de pĂ©riodicitĂ© connue. Retrouver les traces dâun tsunami ancien et du sĂ©isme associĂ© permettrait donc dâĂ©valuer sa pĂ©riode de retour Lâanalyse de grains de sable dans les Petites Antilles ouvre aujourdâhui cette perspectiveâŠ
P. 56
PHYSICOCHIMIE
LES ĂLĂMENTS
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Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot
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SUPERLOURDS BOXENT HORS CATĂGORIE
Stephanie Pappas
Avec plus de cent protons, les atomes extrĂȘmes bousculent lâordre Ă©tabli par le tableau pĂ©riodique des Ă©lĂ©ments. Le dĂ©ïŹ dâĂ©tudier leurs propriĂ©tĂ©s chimiques rĂ©vĂšle de nombreuses surprises
P. 64
ĂCOLOGIE
AGRICULTURE ET POLLINISATEURS : VERS UNE NOUVELLE ALLIANCE ?
Emmanuelle Porcher, Clélia Sirami et Thibault Gandara
La conservation des pollinisateurs est susceptible de largement bĂ©nĂ©ïŹcier Ă lâagriculture. Câest ce que prouvent de rĂ©cents travaux, qui rĂ©vĂšlent les multiples interactions de ces animaux et des productions agricoles.
P. 72 HISTOIRE DES SCIENCES
SETI : ENTRE GUERRE FROIDE ET QUĂTE
EXISTENTIELLE
Rebecca Charbonneau
La recherche dâintelligence extraterrestre a incarnĂ©, Ă bien des Ă©gards, les tensions des annĂ©es 1960. La course aux armements nuclĂ©aires a fortement imprĂ©gnĂ© ses rĂ©ïŹexions
N° 562 / Août 2024
P. 22 COMMENT LâĂVOLUTION A ĂMERGĂ P. 24
CHIMIE
LES PREMIERS PAS DE LâĂVOLUTION EN LABORATOIRE
Philippe Nghe et Grégoire Danger
RecrĂ©er sur une puce de quelques centimĂštres les conditions minimales pour quâĂ©merge une Ă©volution de type darwinien, mission impossible ? Pas sĂ»râŠ
P. 34
INFORMATIQUE
QUAND LâIA EXPLORE LES PRĂMICES DâUNE VIE ARTIFICIELLE
Clément Moulin-Frier, Gautier Hamon et Pierre-Yves Oudeyer
Comment les Ă©lĂ©ments dâun environnement, interagissant localement, peuvent-ils sâautoorganiser pour former de premiers individus, puis se diversiïŹer ? Une nouvelle gĂ©nĂ©ration dâautomates cellulaires, couplĂ©e Ă des algorithmes dâIA , ouvre des pistes inĂ©dites de rĂ©ponse.
P. 44
ĂPISTĂMOLOGIE
« IL FAUT PENSER LâĂVOLUTION
AU SENS LARGE »
Entretien avec Guillaume Lecointre
Quâest-ce que lâĂ©volution et comment lâapprĂ©hende-t-on aujourdâhui, avec le recul ? Portrait dâun phĂ©nomĂšne dont on ne cesse de renouveler les contours
RENDEZ-VOUS P. 80
LOGIQUE & CALCUL LâHYPERCALCUL
EST-IL
PARADOXAL ?
Jean-Paul Delahaye
Les mathĂ©matiques autorisent des calculs inïŹnis, et certains champs de la physique semblent, eux aussi, en avoir besoin
Mais quel sens donner à de telles opérations ?
P. 86
ART & SCIENCE
Des stĂšles dâexception
LoĂŻc Mangin
P. 88
IDĂES DE PHYSIQUE
Le secret du chant des sirĂšnes
Jean-Michel Courty et Ădouard Kierlik
P. 92
CHRONIQUES DE LâĂVOLUTION
DâoĂč viennent les baobabs ?
Hervé Le Guyader
P. 96
SCIENCE & GASTRONOMIE
Des roux et des couleurs
Hervé This
P. 98
Ă PICORER
COMMENT LâĂVOLUTION A ĂMERGĂ Comme le suggĂšre le systĂ©maticien Guillaume Lecointre (p. 44), il nây a pas de vivant sans Ă©volution, car celle-ci contribue Ă le dĂ©ïŹnir. Comprendre comment les processus Ă©volutionnaires se sont mis en place, câest donc comprendre, aussi, comment la vie a Ă©mergĂ©. De nouveaux outils facilitent aujourdâhui lâexploration de ces mĂ©canismes primordiaux. Des expĂ©riences de microïŹuidique (p. 24), dâun cĂŽtĂ©, des automates cellulaires de nouvelle gĂ©nĂ©ration analysĂ©s par lâIA (p. 34), de lâautre, font apparaĂźtre des processus de diversiïŹcation et de sĂ©lection. Ces prĂ©mices dâune Ă©volution non biologique Ă©clairent le vivant.
Les premiers pas de lâĂ©volution en laboratoire RecrĂ©er sur une puce de quelques centimĂštres les conditions minimales pour quâĂ©merge une Ă©volution de type darwinien, mission impossible ? Pas sĂ»râŠ
Câ est un fait. Trouver de la matiĂšre organique dans notre galaxie et dans notre SystĂšme solaire nâest pas un problĂšme Quâil sâagisse dâanalyses de mĂ©tĂ©orites, comĂštes ou astĂ©roĂŻdes, ou dâexpĂ©riences en laboratoire recrĂ©ant des mĂ©langes molĂ©culaires primitifs pour reconstituer la matiĂšre provenant de ces corps, la conclusion est sans appel Plusieurs millions de molĂ©cules organiques â câest-Ă dire comportant des atomes de carbone et dâhydrogĂšne, voire dâautres comme lâoxygĂšne ou lâazote â sont produites lors des rĂ©actions ayant cours durant la formation dâun systĂšme planĂ©taire Et les observations de diïŹĂ©rents environnements astrophysiques montrent que la matiĂšre organique est bien prĂ©sente dans de nombreux objets de notre galaxie, des nuages molĂ©culaires denses Ă lâorigine des systĂšmes planĂ©taires jusquâĂ la surface de planĂštes de notre SystĂšme solaire et de leurs satellites
Du fait de cette abondance de matiĂšre organique, on pourrait penser que la vie telle quâon la connaĂźt sur Terre â Ă savoir la capacitĂ© de se reproduire et dâĂ©voluer âdevrait ĂȘtre rĂ©pandue. Cependant, les missions spatiales qui sont allĂ©es Ă la rencontre de diïŹĂ©rents objets de notre SystĂšme solaire nâont rapportĂ© ni preuve ni mĂȘme indice de la prĂ©sence de systĂšmes vivants ailleurs que sur notre planĂšte. Nous essayons donc de comprendre, en alliant nos compĂ©tences, si dâautres environnements sont susceptibles dâavoir menĂ© Ă lâĂ©mergence de systĂšmes chimiques prĂ©sentant les mĂȘmes propriĂ©tĂ©s que la vie terrestre Et ainsi, enïŹn, de rĂ©pondre Ă cette question fondamentale : la vie existe-t-elle ou a-t-elle existĂ© ailleurs que sur Terre, ou apparaĂźtra-t-elle un jour sur une autre planĂšte ?
Lâabondance de matiĂšre organique dans notre galaxie suggĂšre que celle-ci est insuïŹsante, Ă elle seule, pour produire la vie MĂȘme si, essentiellement, les systĂšmes vivants lâutilisent, la vie nâest pas que la somme des Ă©lĂ©ments organiques qui la composent Elle requiert quâun ensemble de molĂ©cules interagissent pour constituer des systĂšmes chimiques prĂ©sentant une forme dâorganisation, en interaction forte avec leur environnement proche Câest pourquoi nous pensons que la question qui se pose vĂ©ritablement nâest pas de comprendre comment des briques
LâESSENTIEL > Un organisme vivant est un systĂšme chimique autoentretenu capable dâĂ©volution au sens darwinien du terme.
> Pour comprendre comment celle-ci est apparue, une piste consiste à rechercher les conditions minimales nécessaires à son émergence.
> La microïŹuidique permet de tester une multitude dâhypothĂšses en parallĂšle dans des milliers dâespaces microscopiques conïŹnĂ©s mimant des milieux prĂ©biotiques.
> Des expĂ©riences commencent ainsi Ă produire des formes rudimentaires dâĂ©volution.
LES AUTEURS PHILIPPE NGHE maĂźtre de confĂ©rences Ă lâESPCI Paris - PSL
GRĂGOIRE DANGER professeur de chimie Ă lâuniversitĂ© dâAix-Marseille
BIOGRAPHIE GrĂ©goire Danger dirige lâĂ©quipe Astro du laboratoire de Physique des interactions ioniques et molĂ©culaires (Piim) Ă lâuniversitĂ© dâAix-Marseille. Avec ses collĂšgues, il recrĂ©e des mĂ©langes molĂ©culaires et Ă©tudie leurs propriĂ©tĂ©s pour essayer de comprendre lâorigine des objets de notre SystĂšme solaire et de leur matiĂšre organique.
Philippe Nghe dirige lâĂ©quipe Biophysique et Ă©volution du laboratoire Chimie biologie innovation de lâĂcole supĂ©rieure de physique et chimie industrielles de la ville de Paris. Il tente dâapprĂ©hender lâĂ©mergence de lâĂ©volution en partant de molĂ©cules dĂ©jĂ relativement complexes, issues des processus Ă©tudiĂ©s au laboratoire Piim.
RĂ©seau de microcanaux permettant dâalimenter des chambres de rĂ©actions chimiques en continu. Chaque chambre mesure quelques millimĂštres de cĂŽtĂ©.
du vivant se forment, mais plutĂŽt comment des mĂ©langes molĂ©culaires dâune grande diversitĂ© rĂ©agissent pour prĂ©senter des caractĂ©ristiques de systĂšmes vivants, câest-Ă -dire la capacitĂ© de se reproduire et dâĂ©voluer au sens darwinien du terme.
QUELLES CONDITIONS POUR ĂVOLUER ? Cette forme dâĂ©volution se met en place lorsquâune combinaison de facteurs est prĂ©sente : la reproduction avec transmission, les variations hĂ©ritables et la sĂ©lection fondĂ©e sur ces variations , qui entraĂźne la domination , dans les populations, des entitĂ©s les plus aptes Ă rĂ©sister et Ă se multiplier Puisque la matiĂšre organique est susceptible de se former dans de nombreux environnements, notre hypothĂšse centrale est que ce sont les conditions physiques de ces environnements qui orientent la chimie. Câest ce que nous voyons dans notre laboratoire Ă Marseille , oĂč les expĂ©riences simulant les environnements sur Titan , un satellite de Saturne , montrent une chimie riche, mais diïŹĂ©rente de celle des ocĂ©ans ou des simulations de la surface dâEurope, une lune de Jupiter, ou encore des comĂštes ou astĂ©roĂŻdes de notre systĂšme planĂ©taire Nous pensons que lâenvironnement de la Terre primitive Ă©tait particulier, en ceci quâil abritait non seulement des conditions nĂ©cessaires Ă la prĂ©sence de matiĂšre organique, mais aussi dâautres qui permettaient une autoorganisation de cette matiĂšre et lâĂ©mergence dâune chimie propice Ă lâapparition dâune Ă©volution de type darwinien
Une condition essentielle est, selon nous, la prĂ©sence dâune source dâĂ©nergie â par exemple
des photons dans le domaine du visible ou de lâultraviolet â qui active les molĂ©cules organiques , augmentant ainsi leur rĂ©activitĂ© et donc leur capacitĂ© dâautoorganisation. Dans cette vision , les rĂ©actions produites maintiennent ou augmentent le niveau dâorganisation des molĂ©cules tout en libĂ©rant des dĂ©chets chimiques dans lâenvironnement. Une telle dynamique est compatible avec les principes de la thermodynamique, la branche de la physique qui dĂ©crit lâĂ©volution des grands ensembles de molĂ©cules Ă lâaide de grandeurs macroscopiques, comme la tempĂ©rature ou la pression En particulier, elle est en accord avec le second principe, qui stipule que tout systĂšme voit son dĂ©sordre â mesurĂ© par une grandeur physique, lâ« entropie » â augmenter au ïŹl du temps Certes, prise seule, lâorganisation de molĂ©cules en systĂšmes chimiques semble aller Ă lâencontre de ce principe, car organiser les molĂ©cules augmente lâordre. Mais il est tout Ă fait plausible que le couplage de tels systĂšmes avec lâenvironnement assure une augmentation globale de lâentropie du couple : le systĂšme chimique consomme de lâĂ©nergie pour son fonctionnement et le maintien ou lâaugmentation de son organisation (diminution de lâentropie), mais il rejette des produits plus stables dans lâenvironnement (augmentation de lâentropie).
Une autre condition essentielle est la capacitĂ© des systĂšmes Ă se reproduire En termes chimiques, on parle dâ« autocatalyse ». Lors dâune catalyse simple, un catalyseur extĂ©rieur Ă la rĂ©action accĂ©lĂšre celle-ci et est rĂ©cupĂ©rĂ© Ă la ïŹn Le nombre total de catalyseurs est donc conservĂ© Dans un processus autocatalytique, les produits de la rĂ©action sont les catalyseurs : ce sont eux qui favorisent leur propre formation Ă partir de ressources, si bien que leur nombre augmente Câest pour cette raison quâil sâagit de lâanalogue chimique de la reproduction.
Un systĂšme autocatalytique ouvert , qui consomme des composĂ©s prĂ©sents dans lâenvironnement et y rejette des produits de rĂ©action, est ainsi capable de maintenir son Ă©tat constant, grĂące Ă un Ă©quilibre dynamique entre dĂ©gradation et rĂ©gĂ©nĂ©ration , mais aussi de croĂźtre si les conditions le permettent, voire de se diviser si sa gĂ©omĂ©trie le structure en un compartiment physique Or câest en croissant, câest-Ă -dire en restant dans un Ă©tat hors Ă©quilibre oĂč il consomme et produit continĂ»ment des composĂ©s chimiques, quâil est susceptible dâentrer en concurrence avec dâautres systĂšmes pour lâutilisation des ressources. Une nouvelle question se dessine donc quant Ă la quĂȘte des origines de la vie Quels environnements permettraient lâapparition de systĂšmes chimiques capables de rester loin de leur Ă©quilibre et de se reproduire, deux caractĂ©ristiques susceptibles de mener Ă lâĂ©mergence
© Reza
Kowsari
Production de 24 émulsions WXY di érentes
Chacune est constituĂ©e de petites gouttes dâeau (dans lâhuile) contenant une combinaison unique de fragments ARN WXY et une Ă©tiquette ARN unique.
DES RĂACTIONS AUTOCATALYTIQUES DANS DES GOUTTES Pour comprendre quels types de rĂ©seaux de rĂ©actions autocatalytiques seraient susceptibles de faire Ă©merger des propriĂ©tĂ©s de variation, reproduction di Ă©rentielle et hĂ©rĂ©ditĂ©, les auteurs ont créé plus de 16 000 mĂ©langes distincts dâARN dans des gouttes dâeau en suspension dans de lâhuile. Chacune servait de microrĂ©acteur reconstituant une sorte de soupe primitive miniature, isolĂ©e des autres. En sĂ©quençant les ARN produits, ils ont retracĂ© la dynamique de chaque rĂ©action, goutte par goutte, grĂące Ă un systĂšme dâĂ©tiquetage.
Incubation
WXY
ARN WXY avec terminaisons aléatoires
WXY
Fusion des gouttes
Toutes les gouttes sont injectées dans un dispositif microfluidique. Un champ électrique déclenche la fusion de une à cinq petites gouttes avec une grosse, par électrocoalescence.
Production dâune Ă©mulsion Z
Ses gouttes dâeau (dans lâhuile), plus grosses, contiennent des fragments dâARN Z.
PrĂ©paration dâune Ă©mulsion de codes-barres
Division des gouttes WXYZ
Les gouttes passent dans un dispositif microfluidique qui les scinde en petites gouttes.
De grosses gouttes dâeau (dans lâhuile) sont produites. Chacune contient une bille dâhydrogel recouverte dâune molĂ©cule dâADN spĂ©cifique, le « code-barres », ainsi que des substances qui dĂ©clenchent la transcription inverse des ARN en ADN.
Association dâun code-barres Ă chaque petite goutte WXYZ
Par électrocoalescence, chaque petite goutte WXYZ fusionne avec une autre portant un code-barres.
ARN WXYZ et étiquettes ARN spécifiques de la goutte
Les gouttes obtenues incubent pendant une heure Ă 48 °C. Dans chacune, des ARN WXYZ se forment et catalysent la formation dâautres ARN WXYZ.
Transcription et identification
Dans chaque goutte obtenue, les ARN WXYZ et les ARN Ă©tiquettes sont convertis en ADN et le code-barres sâassocie Ă chaque brin obtenu.
Séquençage et analyse
Toutes les gouttes sont rassemblĂ©es et lâĂ©mulsion est brisĂ©e. LâADN libĂ©rĂ© est sĂ©quencĂ© et analysĂ©. Les combinaisons uniques de codes-barres et dâĂ©tiquettes permettent de dĂ©terminer dans quelle goutte un ARN WXYZ a Ă©tĂ© produit.
Goutte 1
Goutte 2
Goutte 3
ADN WXYZ et étiquettes ADN spécifiques de la goutte
ARN
ARN
ARN WXY
ARN Z
dâune sĂ©lectivitĂ©, et donc dâune Ă©volution de type darwinien ? Cette question, ce sont deux chimistes, Robert Pascal, alors Ă lâuniversitĂ© de Montpellier, et Addy Pross, Ă lâuniversitĂ© BenGourion du NĂ©guev, en IsraĂ«l, qui lâont formulĂ©e au dĂ©but des annĂ©es 2010 en sâappuyant sur une approche thĂ©orique de lâorigine de la vie et sur les derniĂšres dĂ©couvertes en chimie des systĂšmes Elle a complĂštement modiïŹĂ© notre vision du problĂšme.
LES PROCESSUS, PLUS IMPORTANTS QUE LES MOLĂCULES Ă lâĂ©poque â et aujourdâhui encore â, la plupart des recherches en astrobiologie et notamment en chimie prĂ©biotique se focalisaient sur la comprĂ©hension de lâĂ©mergence des biomolĂ©cules (par exemple les protĂ©ines, les ARN ou les lipides), des fonctionnalitĂ©s quâon leur connaĂźt et de leurs possibles interactions Nous-mĂȘmes nous intĂ©ressions alors Ă comprendre comment, dans un environnement aqueux reprĂ©sentatif de ceux de la Terre primitive, nous pouvions activer les acides aminĂ©s (les constituants des protĂ©ines) pour obtenir une premiĂšre phase dâautoorganisation et mener Ă la formation de premiers peptides ( des chaĂźnes dâacides aminĂ©s ). Cependant , nombre de ces recherches â y compris les nĂŽtres â tendaient Ă diriger les conditions environnementales pour mener Ă des rĂ©sultats rĂ©pondant aux questions posĂ©es.
Nous nous focalisons sur les conditions nĂ©cessaires Ă lâĂ©mergence dâune sĂ©lectivitĂ© ÂŁ Lâapproche thĂ©orique de Robert Pascal et Addy Pross nous a poussĂ©s Ă aller au-delĂ des simples formations de molĂ©cules et des conditions propices Ă leur apparition. Depuis, nous pensons que la notion de molĂ©cule prĂ©biotique ne doit pas ĂȘtre dĂ©ïŹnie uniquement vis-Ă -vis de sa nature (sâagit-il ou non dâune brique du vivant ?), mais doit aussi prendre en compte son environnement et la capacitĂ© de celui-ci Ă amorcer un processus dâautoorganisation Reste Ă
dĂ©terminer quels sont, concrĂštement, les paramĂštres minimaux nĂ©cessaires Ă un environnement pour quâune chimie prĂ©biotique y Ă©merge Câest pourquoi nous dĂ©veloppons une nouvelle approche expĂ©rimentale visant Ă comprendre lâĂ©mergence des propriĂ©tĂ©s qui caractĂ©risent les systĂšmes vivants, Ă savoir la reproduction des entitĂ©s et leur capacitĂ© dâĂ©volution Notre point de dĂ©part est la diversitĂ© molĂ©culaire qui a Ă©tĂ© et est prĂ©sente dans de nombreux environnements, mais nous inversons le problĂšme. Nous nous focalisons non plus sur la chimie qui aurait menĂ© aux biomolĂ©cules , mais sur les conditions environnementales nĂ©cessaires Ă lâĂ©mergence dâune sĂ©lectivitĂ© au sein de leur diversitĂ© susceptible de conduire Ă lâapparition de systĂšmes chimiques particuliers En eïŹet, il est tout Ă fait possible que des molĂ©cules et des conditions environnementales distinctes mĂšnent Ă lâĂ©mergence dâune sĂ©lectivitĂ© par des processus identiques. Pour comprendre comment les conditions dâun environnement impactent lâĂ©volution dâune diversitĂ© molĂ©culaire, il faut tester un nombre important de paramĂštres. Pour cela, nous utilisons la microïŹuidique, qui nous permet de parallĂ©liser les expĂ©riences. La microïŹuidique est la science des Ă©coulements Ă des Ă©chelles caractĂ©ristiques allant du micromĂštre au millimĂštre Les techniques de microfabrication, issues de la microĂ©lectronique, oïŹrent la possibilitĂ© de rĂ©aliser des dispositifs de canaux et de chambres microïŹuidiques Ă façon. Sur une mĂȘme puce de quelques centimĂštres de cĂŽtĂ©, on est ainsi capable de produire des milliers, voire des millions de « rĂ©acteurs chimiques » miniaturisĂ©s â des espaces sĂ©parĂ©s les uns des autres, comme de petites chambres, des canaux, ou encore des gouttelettes, connectĂ©s Ă diverses sources de composĂ©s chimiques dâintĂ©rĂȘt prĂ©biotique et oĂč se produiront parallĂšlement des rĂ©actions. Il devient alors possible dâintroduire des variations dâaciditĂ©, de salinitĂ©, de concentration de certains composĂ©s simples, comme le dioxyde de carbone, et dâexaminer lâimpact de ces variations sur chaque rĂ©acteur.
DES MILLIERS DE MONDES Ă ARN DANS DES GOUTTES Ă lâĂcole supĂ©rieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris, nous avons utilisĂ© cette technique pour avancer dans notre quĂȘte des conditions propices Ă lâapparition de capacitĂ©s Ă©volutives Ă partir de rĂ©actions autocatalytiques Pour cela, nous avons fait un petit bond dans le temps prĂ©biotique et la complexitĂ© molĂ©culaire en partant non pas de petites molĂ©cules organiques comme des acides aminĂ©s, mais de petites chaĂźnes dâARN dĂ©jĂ formĂ©es
Une hypothĂšse majeure pour lâapparition de la vie, en eïŹet, est celle dâun « monde Ă ARN », qui stipule que les processus dâautoreproduction
ont plutĂŽt commencĂ© avec des molĂ©cules dâARN catalytiques et non avec de lâADN ou des protĂ©ines PrĂ©sents dans toutes les branches de lâarbre du vivant , les ARN ( acides ribonuclĂ©iques) ont diverses fonctions â supports temporaires de lâinformation gĂ©nĂ©tique, rĂ©gulateurs de lâexpression des gĂšnes, catalyseurs de rĂ©actions⊠â qui en font des candidats idĂ©aux pour ce premier rĂŽle
Ă lâheure actuelle, la formation et la polymĂ©risation dâARN Ă partir de petites molĂ©cules organiques constituent une question activement Ă©tudiĂ©e par dâautres groupes de recherche, et nous avons donc fait ici lâhypothĂšse que des processus chimiques ont, Ă un moment du temps prĂ©biotique, conduit Ă leur apparition Ce qui nous oïŹrait un grand avantage : disposer dâun systĂšme autocatalytique En eïŹet, certains ARN sont capables de catalyser leur propre formation par le biais de
rĂ©seaux de rĂ©actions catalytiques ne faisant intervenir que des ARN. En fusionnant alĂ©atoirement des gouttes dâeau dans lâhuile, chacune contenant diïŹĂ©rents cocktails dâARN, nous avons créé plus de 16 000 mĂ©langes distincts dâARN rĂ©agissant entre eux Chaque goutte servait de microrĂ©acteur reconstituant une sorte de soupe primitive miniature, isolĂ©e des autres Nous avons ensuite sĂ©quencĂ© lâensemble des ARN produits dans ces microrĂ©acteurs et, grĂące Ă un systĂšme dâĂ©tiquetage, nous avons retracĂ© la dynamique de chacune des rĂ©actions, goutte par goutte (voir lâencadrĂ© page 27) Ainsi, nous avons pu dĂ©duire des lois rĂ©gissant les rĂ©seaux de rĂ©actions autocatalytiques En particulier, nous avons montrĂ© que si, dans une mĂȘme goutte, plusieurs rĂ©actions conduisent Ă la synthĂšse dâun mĂȘme ARN, alors cet ARN se reproduit plus vite En dâautres termes, la redondance
UNE FORME DE SĂLECTION AMORCĂE DANS DES GOUTTES
Les premiĂšres rĂ©actions autocatalytiques se sont probablement produites dans des microcavitĂ©s de roches ou dans des protocellules. En encapsulant dans des gouttes dâeau en suspension dans lâhuile la rĂ©action formose, une rĂ©action autocatalytique qui produit des sucres Ă partir de formaldĂ©hyde, les auteurs ont tentĂ© de mimer de telles conditions. Dans ce systĂšme, les gouttes Ă©changeaient les petites molĂ©cules, comme le formaldĂ©hyde, mais pas les sucres. Celles oĂč la rĂ©action formose sâest amorcĂ©e ont pris le dessus sur les autres.
Goutte A Goutte B
La rĂ©action formose sâamorce dans les gouttes porteuses de glycolaldĂ©hyde, comme la goutte A.
Au dĂ©but de lâexpĂ©rience, les gouttes de type A (en gris) et de type B (en vert) ont toutes la mĂȘme taille.
Glycolaldéhyde (sucre, 2C)
Aldotétrose (sucre, 4C)
La réaction a formé des sucres, donc la goutte A contient moins de formaldéhyde. Cela entraßne un flux de formaldéhyde de B vers A.
Puis la taille des gouttes A augmente et celle des gouttes B diminue. Les exceptions visibles sont dues Ă la fusion accidentelle de deux gouttes A et B.
(molécule à 1 atome de carbone C)
Dihydroxyacétone (sucre, 3C)
La rĂ©action formose est autocatalytique : Ă chaque fois quâelle utilise une molĂ©cule de glycolaldĂ©hyde, elle en produit deux.
Les sucres ne sâĂ©changent pas, car ils sont trop gros. Donc le nombre de molĂ©cules carbonĂ©es augmente dans la goutte A. Par consĂ©quent, de lâeau de la goutte B la rejoint, ce qui Ă©quilibre la concentration totale de molĂ©cules (osmose).
50 ”m
Toutes les gouttes passent ensuite dans un dispositif microfluidique qui scinde les plus grosses en deux et réunit toutes les gouttes ensuite. La population de gouttes A double ainsi par rapport à celle des gouttes B.
H2O
Formaldéhyde
Fragments complĂ©mentaires de lâARN Aâ
Ligase
ARN « modÚle » A
des chemins de synthĂšse favorise une reproduction plus rapide des ARN prĂ©biotiques. De plus, cette redondance augmente aussi leur rĂ©silience aux perturbations environnementales (lorsquâon ajoutait un ARN supplĂ©mentaire dans les gouttes, celui-ci perturbait moins le rĂ©seau de rĂ©actions dans celles oĂč il y avait redondance des chemins de synthĂšse).
Cela illustre un nouveau type dâapproche pour lâĂ©tude des origines. PlutĂŽt que dâessayer de contraindre un scĂ©nario trĂšs ciblĂ© Ă partir de donnĂ©es gĂ©ologiques localisĂ©es (par exemple lâapparition de mĂ©tabolismes primordiaux par oxydorĂ©duction dans des cheminĂ©es hydrothermales), nous explorons de trĂšs nombreuses conditions avec aussi peu dâa priori que possible aïŹn dâidentiïŹer celles qui sont propices Ă lâautoorganisation chimique Ce nâest quâune fois ces conditions identiïŹĂ©es quâon se demande si elles correspondent Ă des environnements de la Terre primitive ou dâune exoplanĂšte. Ce type dâapproche nous semble indispensable, car la marge dâincertitude sur les conditions primordiales terrestres est trĂšs grande Cela est dâautant plus vrai lorsquâon Ă©largit la question Ă celle de la vie sur une autre planĂšte De plus, mĂȘme si on ïŹxe un scĂ©nario planĂ©taire, la diversitĂ© gĂ©ographique des milieux reste potentiellement trĂšs grande : cheminĂ©es hydrothermales, volcans, ocĂ©ans, roches souterraines ou en surface, et les interfaces entre ces milieux.
DES ROCHES AUX PROTOCELLULES Nous utilisons dâailleurs aussi la microïŹuidique pour reconstituer des conditions physiques proches des milieux naturels pertinents pour les origines Les Ă©prouvettes et dispositifs habituels de laboratoire restent Ă©loignĂ©s des milieux prĂ©biotiques que sont ,
2-Des molĂ©cules dâARN interagissent avec la ligase.
Fragments complĂ©mentaires de lâARN A
1-Le milieu contient divers fragments dâARN, dont A et des fragments complĂ©mentaires de A.
Une base nucléique est éliminée lors de la réaction
par exemple, les pores dans les roches ou les cheminĂ©es hydrothermales, qui conïŹnent les rĂ©actions Ă lâĂ©chelle typique du micromĂštre
Les rĂ©actions chimiques y ont lieu de maniĂšre radicalement di ïŹ Ă©rente , et ce pour de multiples raisons. Tout dâabord, les parois jouent un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant Ă ces Ă©chelles du fait de lâadsorption de certains composĂ©s chimiques, ou encore de la catalyse de certaines rĂ©actions par des minĂ©raux exposĂ©s Ă leur surface Le conïŹnement modiïŹe aussi la physique des Ă©coulements : il nây a pas de turbulence Le mĂ©lange sâeïŹectue donc uniquement par diïŹusion, de maniĂšre beaucoup plus lente que dans une Ă©prouvette
Par ailleurs, des milieux comme les cheminĂ©es hydrothermales sont le lieu de forts gradients de tempĂ©rature et de concentration qui, Ă ces Ă©chelles, tendent Ă sĂ©parer les composĂ©s et Ă crĂ©er spontanĂ©ment de nombreuses niches chimiques. Ainsi, en 2024, des collĂšgues de lâuniversitĂ© Louis-et-Maximilien, Ă Munich, ont montrĂ© quâun milieu poreux ouvert, lorsquâil est soumis Ă un gradient de tempĂ©rature , engendre de telles niches chimiques, oĂč chaque pore contient un mĂ©lange distinct Cela est dĂ» Ă la migration diïŹĂ©rentielle des molĂ©cules dans ce gradient conïŹnĂ© Par consĂ©quent, les roches servent en quelque sorte de laboratoire naturel dans lequel une grande variĂ©tĂ© de soupes primitives sont testĂ©es. Ce qui soulĂšve la question dâun possible continuum entre ces milieux gĂ©ologiques organisĂ©s et les cellules telles quâon les connaĂźt Existe-t-il des compartiments non vivants qui montreraient certaines propriĂ©tĂ©s des cellules vivantes, de la façon la plus rudimentaire qui soit ? SchĂ©matiquement, une cellule biologique est un rĂ©acteur ouvert, avec des ïŹux entrants et sortants, qui transforme la matiĂšre premiĂšre
4-La ligase et les ARN se séparent.
3-LâARN A et deux fragments complĂ©mentaires de cet ARN finissent par se retrouver dans le centre catalytique de la ligase, qui lie alors les deux fragments selon le modĂšle A.
ARN Aâ
5-Le milieu contient dĂ©sormais deux exemplaires dâARN A (et un exemplaire de son complĂ©mentaire Aâ).
amenĂ©e par les ïŹux entrants en de nouveaux produits â un processus assimilable au mĂ©tabolisme, dans son sens le plus large De maniĂšre similaire, on peut imaginer un milieu abiotique oĂč des Ă©coulements viendraient nourrir en continu une cavitĂ© qui serait le siĂšge de rĂ©actions chimiques, dont les produits se dĂ©verseraient dans une autre cavitĂ© ou un milieu ouvert.
Pour nous rapprocher encore plus du vivant, nous avons imaginĂ© non pas une cavitĂ©, mais une protocellule artiïŹcielle, munie dâun mĂ©tabolisme primordial modĂšle â une rĂ©action autocatalytique Notre hypothĂšse Ă©tait quâun tel systĂšme Ă©tait susceptible, sous certaines conditions physicochimiques , de conduire directement aux Ă©tapes suivantes, câest-Ă -dire Ă la croissance des protocellules et Ă leur sĂ©lection Nous avons encapsulĂ© dans des gouttes dâeau la rĂ©action « formose », une rĂ©action autocatalytique produisant des sucres Ă partir de formaldĂ©hyde , une molĂ©cule disponible en quantitĂ© dans lâespace (voir lâencadrĂ© page 29)
Ces gouttes sont elles-mĂȘmes plongĂ©es dans un milieu liquide huileux, Ă travers lequel elles Ă©changent les molĂ©cules de petite taille telles que le formaldĂ©hyde, mais pas les sucres plus gros. Les gouttes constituent alors des rĂ©acteurs semi-permĂ©ables, de la mĂȘme maniĂšre que les membranes des cellules laissent entrer certains composĂ©s mais pas dâautres
Nous avons montrĂ© que les gouttes contenant des rĂ©actions autocatalytiques eïŹcaces croissent au dĂ©triment des autres en pompant leurs ressources et leur solvant par osmose
Ainsi, par le simple couplage dâune rĂ©action chimique et dâun transport diffĂ©rentiel de molĂ©cules, on voit Ă©merger une dynamique similaire Ă la sĂ©lection naturelle, oĂč certaines entitĂ©s croissent au dĂ©triment dâautres par compĂ©tition pour les ressources Nous avons
6-Des molĂ©cules dâARN interagissent avec la ligase. 8-La ligase et les ARN se sĂ©parent.
7-LâARN Aâ et deux fragments complĂ©mentaires de cet ARN finissent par se retrouver dans le centre catalytique de la ligase, qui lie les deux fragments selon le modĂšle Aâ.
mĂȘme montrĂ© comment des forces dâĂ©coulement, telles celles qui existent dans des environnements naturels, divisent les plus grosses gouttes mais pas les plus petites. Cela induit une multiplication des protocellules les plus eïŹcaces, ce qui rĂ©alise ïŹnalement une propriĂ©tĂ© fondamentale de lâĂ©volution darwinienne : la multiplication diffĂ©rentielle des entitĂ©s les mieux adaptĂ©es
Cette expĂ©rience est une preuve que de nouvelles mĂ©thodes dâĂ©tude des origines sont possibles. Elle montre que des conditions hors Ă©quilibre sont susceptibles de donner des processus dâautoorganisation analogues au mĂ©tabolisme et dâinduire par lĂ mĂȘme des propriĂ©tĂ©s nĂ©cessaires Ă lâĂ©volution
LâĂMERGENCE DE LâĂVOLUTION On vient de dĂ©crire comment de simples rĂ©actions chimiques acquiĂšrent des propriĂ©tĂ©s similaires Ă celles des cellules, Ă condition dâĂȘtre compartimentĂ©es dans des rĂ©acteurs ouverts et de possĂ©der des dynamiques intrinsĂšques comme lâautocatalyse. LâĂ©tape majeure est ensuite de comprendre comment lâĂ©volution darwinienne a commencĂ©. Toute la diïŹcultĂ© rĂ©side dans le fait quâau dĂ©but, ce mĂ©canisme devait ĂȘtre diïŹĂ©rent de lâĂ©volution telle quâon la connaĂźt En eïŹet, cette derniĂšre requiert des molĂ©cules organisĂ©es de maniĂšre extrĂȘmement Ă©laborĂ©e, comme les polymĂ©rases de lâADN, des enzymes qui recopient lâADN. JusquâĂ prĂ©sent, les recherches sâĂ©taient concentrĂ©es sur la rĂ©alisation de polymĂ©rases primitives de lâARN, dont lâapparition aurait marquĂ© le dĂ©but de lâĂ©volution avant mĂȘme que lâADN devienne le support du gĂ©nome Force est de constater que ces objets sont trop complexes pour ĂȘtre apparus spontanĂ©ment
9-Le milieu contient dĂ©sormais deux exemplaires dâARN A, et un exemplaire de son complĂ©mentaire Aâ.
DE LâHĂRĂDITĂ PAR LIGATURE Comment dupliquer un ARN dans une soupe primitive ne contenant pas de molĂ©cule complexe ? Un ARN est une molĂ©cule constituĂ©e dâun enchaĂźnement de quatre constituants (des bases nuclĂ©iques). Le dupliquer est simple quand on dispose dâune polymĂ©rase, une molĂ©cule Ă©laborĂ©e qui construit le brin « complĂ©mentaire » de lâARN (elle associe Ă chaque base sa complĂ©mentaire : une des trois autres bases, avec qui elle a une afïŹnitĂ© particuliĂšre). Sans polymĂ©rase, une autre piste consiste Ă supposer la prĂ©sence dâune ligase dans la soupe primitive : un petit fragment dâARN capable de lier deux fragments dâARN. Les auteurs espĂšrent y parvenir, notamment en imposant des cycles de tempĂ©rature pour sĂ©parer ou assembler les ARN complĂ©mentaires.
( par « spontanĂ©ment », on entend ici quâune sĂ©quence spĂ©cifique parmi une myriade de sĂ©quences alĂ©atoires dâARN dĂ©clenche un processus de polymĂ©risation autoentretenu). De plus , on nâa pas encore dĂ©couvert de telles molĂ©cules, ni dans la nature ni par lâingĂ©nierie. Notre parti pris est donc dâenvisager des formes dâĂ©volution plus graduelles, qui se seraient mises en place Ă partir de mĂ©langes complexes Nous envisageons mĂȘme un scĂ©nario plus extrĂȘme, oĂč lâĂ©volution aurait commencĂ© avec la prĂ©sence de chaĂźnes dâARN, ADN ou peptides.
DĂšs la ïŹn des annĂ©es 1970, le biologiste amĂ©ricain Stuart KauïŹman et dâautres chercheurs avaient formulĂ© des hypothĂšses dâautoorganisation collective pour lâorigine de la vie, mais celles-ci Ă©taient restĂ©es thĂ©oriques Ătant donnĂ© les nouveaux moyens expĂ©rimentaux Ă disposition aujourdâhui, nous nous donnons dĂ©sormais pour tĂąche de formuler concrĂštement des Ă©tapes graduelles dâautoorganisation chimique et de les tester Pour cela, nous proposons dâenvisager des modes Ă©volutionnaires plus rudimentaires que lâĂ©volution au sens darwinien, oĂč seulement certaines de ses propriĂ©tĂ©s (la reproduction avec transmission, les variations hĂ©ritables et la sĂ©lection) sont Ă lâĆuvre. Si par exemple nous dĂ©couvrons des rĂ©actions autocatalytiques Ă partir de petites molĂ©cules, nous pourrons envisager un processus cumulatif oĂč une premiĂšre rĂ©action sâentretient, puis oĂč, au hasard des rĂ©actions, une molĂ©cule rare apparaĂźt et met en route une nouvelle rĂ©action autoentretenue, et ainsi de suite. On connaĂźt dĂ©jĂ trĂšs bien une rĂ©action autocatalytique susceptible de se produire dans lâespace : la rĂ©action formose Mais aucune rĂ©action autocatalytique amorcĂ©e Ă partir de ses produits nâa encore Ă©tĂ© dĂ©crite Dans un rĂ©acteur nourri en continu par les composĂ©s permettant entre autres la rĂ©action formose, nous cherchons lâapparition de nouveaux systĂšmes autocatalytiques analogues Ceux - ci sâaccumuleraient alors ou entreraient en compĂ©tition pour des ressources, conduisant Ă la disparition de lâun au proïŹt de lâautre. Cette dynamique serait une forme rudimentaire dâĂ©volution dans un rĂ©acteur chimique , oĂč
diïŹ Ă©rents mĂ©langes autoentretenus se succĂšdent au cours du temps. Une telle dĂ©couverte serait une vĂ©ritable percĂ©e, car pour lâinstant, la rĂ©action formose est la seule connue qui fasse croĂźtre des molĂ©cules par ajouts successifs dâatomes de carbone, Ă lâinstar du mĂ©tabolisme On saurait alors si la notion de mĂ©tabolisme est spĂ©ciïŹque au vivant ou assez universelle pour que des formes primitives aient Ă©voluĂ© vers celles que
Notre but ultime : nous rapprocher dâun scĂ©nario oĂč une soupe chimique sâorganise elle-mĂȘme ÂŁ Les coacervats, des sortes de protocellules constituĂ©es dâARN (ci-dessous en gris) et de peptides (en ocre) autoassemblĂ©s, forment des gouttes partiellement permĂ©ables assez denses pour hĂ©berger des rĂ©actions entre ARN et prĂ©server la composition chimique en leur intĂ©rieur.
lâon connaĂźt aujourdâhui Si au contraire on ne trouvait aucune alternative autocatalytique Ă celles dĂ©jĂ identiïŹĂ©es, cela suggĂ©rerait dâĂ©tudier des conditions initiales diïŹĂ©rentes, mais irait aussi dans le sens dâun dĂ©but de lâĂ©volution centrĂ© sur la gĂ©nĂ©tique. Dâailleurs, parallĂšlement, nous Ă©tudions aussi ce scĂ©nario en partant de petits fragments dâARN Cette approche se situe Ă mi-chemin entre lâautoorganisation Ă partir de petites molĂ©cules organiques et lâhypothĂšse classique dâapparition dâun grand ARN catalytique ayant une activitĂ© polymĂ©rase. Pour amorcer lâĂ©volution, nous avons besoin de combiner plusieurs ingrĂ©dients : une dynamique particuliĂšre des rĂ©actions entre fragments dâARN â qui doivent dĂ©montrer des propriĂ©tĂ©s de variation, reproduction, hĂ©rĂ©ditĂ© â et des populations de protocellules dont la survie dĂ©pend des rĂ©actions quâelles contiennent
UNE HĂRĂDITĂ SANS POLYMĂRASE ?
En lâĂ©tat, nous disposons dâARN capables dâautocatalyse, sous la forme dâun systĂšme oĂč des ARN catalytiques dĂ©jĂ formĂ©s favorisent leur propre production Ă partir dâautres fragments dâARN, un peu comme dans lâexpĂ©rience dĂ©crite plus haut. De plus, nous avons rĂ©cemment montrĂ© que ces ARN sont capables de diversiïŹer dâautres ARN en les recombinant entre eux Nous arrivons donc Ă implĂ©menter deux caractĂ©ristiques de lâĂ©volution
darwinienne â la reproduction et la variation â, mais il nous manque lâhĂ©rĂ©ditĂ©
LâhĂ©rĂ©ditĂ© est une propriĂ©tĂ© relativement Ă©vidente si on peut recopier des sĂ©quences Ă lâaide dâune polymĂ©rase. Mais elle est bien moins facile Ă obtenir dans les systĂšmes plus rudimentaires que nous Ă©tudions, sans polymĂ©rase. Nous nous attelons actuellement Ă rĂ©aliser des ampliïŹcations de sĂ©quences par ligature de fragments dâARN (voir la ïŹgure pages 30-31) Nous nây parvenons pas encore, car nous devons cibler la bonne fenĂȘtre de conditions de rĂ©action et comprendre quels mĂ©langes de sĂ©quences se prĂȘtent Ă une telle ampliïŹcation, mais nous avons bon espoir dây arriver bientĂŽt
Pour achever la mise en place dâune Ă©volution rudimentaire, il ne restera alors plus quâĂ encapsuler ces rĂ©actions dans des protocellules, puis Ă les mettre en compĂ©tition Dans un premier temps, nous utiliserons la microïŹuidique pour recrĂ©er artiïŹciellement des populations de gouttes, qui seront incubĂ©es, divisĂ©es, triĂ©es et alimentĂ©es en nouveaux substrats Cette approche nous permettra de comprendre les conditions pour intĂ©grer des propriĂ©tĂ©s Ă©volutives dans de grandes populations de protocellules Mais notre but ultime est de nous rapprocher dâun scĂ©nario oĂč une soupe de composĂ©s chimiques sâorganise elle-mĂȘme, sans intervention expĂ©rimentale autre que les variations de conditions ou les ïŹux qui pourraient venir dâun environnement naturel. Pour ceci, nous testons actuellement des coacervats, qui sont des protocellules constituĂ©es de peptides et de fragments dâARN autoassemblĂ©s
Les coacervats pourraient ĂȘtre une Ă©tape intermĂ©diaire entre des compartiments formĂ©s par lâenvironnement, comme les pores dans les
Des coacervats, observĂ©s en microscopie optique Ă transmission (Ă gauche) et Ă ïŹuorescence (Ă droite). On voit que les molĂ©cules dâARN (ici repĂ©rĂ©es Ă lâaide dâun marqueur ïŹuorescent) sont uniformĂ©ment rĂ©parties dans ces assemblages.
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roches, et les cellules avec des membranes. En eïŹet, ils forment des gouttes partiellement permĂ©ables, sans membrane, mais suïŹsamment denses pour abriter des rĂ©actions entre ARN et prĂ©server la composition chimique locale . Nous avons dĂ©jĂ des indices prometteurs sur leur capacitĂ© Ă rĂ©aliser une dynamique de sĂ©lection naturelle , car nous observons que certains conservent leur intĂ©gritĂ© alors que dâautres disparaissent en fonction des ARN quâils contiennent lorsque la concentration en sels augmente sous lâeïŹet de lâĂ©vaporation, par exemple sous lâeïŹet de lâensoleillement
En intĂ©grant les propriĂ©tĂ©s darwiniennes de reproduction, dâhĂ©rĂ©ditĂ©, de variation et de sĂ©lection Ă partir de petits ARN, nous espĂ©rons apporter la preuve que des formes primitives dâĂ©volution existent . Sur cette base , nous aurions la possibilitĂ© dâun cĂŽtĂ© de chercher Ă estimer la probabilitĂ© dâapparition de tels systĂšmes en dĂ©terminant les sĂ©quences dâARN permettant les rĂ©actions sous-jacentes Ă lâĂ©volution et, de lâautre, dâĂ©tudier comment cette Ă©volution rudimentaire peut conduire Ă lâĂ©volution biologique
LĂ encore, cette quĂȘte se rĂ©vĂ©lera peut-ĂȘtre infructueuse Cela indiquerait la nĂ©cessitĂ© de considĂ©rer des mĂ©langes plus complexes, oĂč lâARN est couplĂ© Ă des acides aminĂ©s et Ă des peptides dĂšs les premiers stades de lâĂ©volution, par autoassemblage comme dans les coacervats et par des rĂ©actions chimiques croisĂ©es qui augmenteraient leur diversitĂ© et leur eïŹcacitĂ©. Dans tous les cas, que nous soyons amenĂ©s Ă restreindre ou, au contraire, Ă Ă©largir le spectre des possibles , nous saurons mieux rĂ©pondre Ă la question : la vie ailleurs doit-elle ressembler Ă la nĂŽtre ? n
Des tsunamis dans un grain de sable Certains tsunamis sont provoquĂ©s par des sĂ©ismes se produisant de maniĂšre cyclique. DĂšs lors, retrouver la trace dâun tsunami ancien, et celle du sĂ©isme associĂ©, offrirait la possibilitĂ© dâĂ©valuer sa pĂ©riode de retour en un lieu donnĂ©. Lâanalyse de grains de sable dans les Petites Antilles ouvre aujourdâhui cette perspectiveâŠ
Environ 900 millions de personnes, soit plus dâun terrien sur dix, rĂ©sidaient en 2023 dans des zones littorales basses. Ces littoraux, de moins de 10 mĂštres dâaltitude par rapport au niveau de la mer, sont particuliĂšrement sensibles Ă lâĂ©lĂ©vation lente et globale du niveau des mers liĂ©e au rĂ©chauïŹement climatique Ils sont aussi les plus touchĂ©s par les submersions rapides et locales produites par les tempĂȘtes et les tsunamis Or ces alĂ©as naturels catastrophiques provoquent parfois la mort de centaines de milliers de personnes en quelques heures, comme le rappellent de triste mĂ©moire les 500 000 morts en 1970 aprĂšs le cyclone Bhola dans le golfe du Bengale et les 250 000 disparus en 2004, Ă la suite du grand tsunami de lâocĂ©an Indien. Ravageant notamment les plages de Phuket, en ThaĂŻlande, celui-ci ïŹt lâobjet dâune large couverture mĂ©diatique et mĂȘme dâun ïŹlm, Hereafter (Au-delĂ ), en 2010. Immenses vagues susceptibles dâatteindre
plusieurs dizaines de mĂštres de haut sur la cĂŽte et se propageant jusquâĂ 800 ou 900 kilomĂštres/ heure au large, les tsunamis sont aussi spectaculaires que dĂ©vastateurs. Anticiper lâarrivĂ©e de ces catastrophes , longtemps Ă lâavance, donnerait la possibilitĂ© de limiter les coĂ»ts humains LâidĂ©e peut sembler paradoxale : brefs, brutaux, les tsunamis ne sont- ils pas justement parmi les plus imprĂ©visibles des ïŹĂ©aux naturels ? Sauf que⊠au cours des derniĂšres dĂ©cennies, les tsunamis les plus ravageurs ont Ă©tĂ© provoquĂ©s par des mĂ©gasĂ©ismes â comme en  2004 Ă Sumatra , en  2010 au Chili et en  2011 au Japon â, et ces sĂ©ismes peuvent se produire de maniĂšre cyclique (lire lâencadrĂ© page 52).
ARCHIVES SĂDIMENTAIRES Si tel est le cas, mieux connaĂźtre la pĂ©riode dite « de retour », câest-Ă -dire le temps moyen sĂ©parant un Ă©vĂ©nement du suivant, permettrait de postuler le prochain Ă©vĂ©nement probable Mais pour ce faire, il faut bien entendu disposer dâun grand nombre dâoccurrences Or les tsunamis de grande ampleur ne sont â heureusement â pas frĂ©quents⊠Et les archives historiques, limitĂ©es Ă environ cinq cents ans en Europe, Ă mille ans en Chine, et absentes dans bien des rĂ©gions, ne couvrent gĂ©nĂ©ralement pas dâassez longues pĂ©riodes
LâESSENTIEL
> Les tsunamis les plus dĂ©vastateurs des derniĂšres dĂ©cennies ont Ă©tĂ© provoquĂ©s par des sĂ©ismes susceptibles de se produire de maniĂšre cyclique. Mais les archives historiques sont trop limitĂ©es pour tenter dâĂ©valuer leur pĂ©riode de retour.
> Les carottes prélevées dans le sol, « archives » sédimentaires, peuvent aider. La violente submersion marine que provoque un tsunami laisse en e et un dépÎt singulier sur les littoraux.
Mais il est di cile de le distinguer de ceux liĂ©s aux submersions dues Ă des tempĂȘtes.
> Dans les Petites Antilles, des chercheurs ont prĂ©levĂ© une carotte dont lâanalyse par microtomographie 3D â donnant accĂšs jusquâĂ lâorientation des grains de sable ! â semble fournir un inespĂ©rĂ© sĂ©same pour distinguer tempĂȘtes et tsunamis et, peut-ĂȘtre, complĂ©ter le catalogue de ces vagues mortelles et de leur potentiel retour.
Il faut donc se tourner de maniĂšre plus systĂ©matique vers les sĂ©diments, « archives » utilisĂ©es depuis longtemps pour reconstituer lâhistoire de la Terre. En charriant gravillons grossiers et autres fragments (de coquillages, par exemple) dispersĂ©s dans un mĂ©lange de sable et de boue, les tsunamis laissent en eïŹet une trace de leur passage par des dĂ©pĂŽts singuliers au sein de lâempilement des sĂ©diments littoraux. Les carottes sĂ©dimentaires, prĂ©lĂšvements pouvant atteindre plusieurs mĂštres de profondeur, en tĂ©moignent. La potentielle rĂ©gularitĂ© des grands tsunamis y est donc inscrite⊠mais de maniĂšre peu lisible. Et pour cause : la violence des tempĂȘtes est elle aussi susceptible de provoquer des submersions marines laissant des dĂ©pĂŽts similaires Ă ceux des tsunamis. Pour faire la part des choses, une nouvelle discipline a donc Ă©mergĂ© : la sĂ©dimentologie des submersions marines.
LâAUTEUR
ĂRIC CHAUMILLON gĂ©omorphologue, professeur Ă lâuniversitĂ© de La Rochelle et chercheur au laboratoire Littoral environnement et sociĂ©tĂ©s (CNRS), Ă La Rochelle
Pour mieux comprendre ces diffĂ©rents types de raz-de-marĂ©e, reprenons pas Ă pas le mode opĂ©ratoire des « usual suspects » qui les provoquent. Dans le cas des tempĂȘtes, trois causes principales conduisent Ă une Ă©lĂ©vation rapide du niveau de la mer de plusieurs mĂštres. La plus connue est la chute de pression qui accompagne la tempĂȘte et fait sâĂ©lever la surface de lâeau Il y a aussi le frottement du vent sur la mer. Plus la profondeur dâeau est petite, plus le vent entraĂźne lâeau dans sa direction Et enïŹn, il y a les vagues : leur dĂ©ferlement induit une force vers la cĂŽte qui conduit Ă une Ă©lĂ©vation de la mer. En sâĂ©talant sur la cĂŽte, elles contribuent encore aux submersions Les
vagues dites « infragravitaires » (de frĂ©quence basse, avec des crĂȘtes sĂ©parĂ©es de 25 secondes au moins), peuvent Ă©galement provoquer des Ă©lĂ©vations du plan dâeau de plusieurs minutes, tels de petits tsunamis Ce sont elles qui surprennent les estivants en inondant la plage⊠Dans le cas des tsunamis de grande ampleur, comme ceux de Sumatra et du Japon, il faut plutĂŽt aller voir du cĂŽtĂ© de la lithosphĂšre Cette enveloppe rigide, qui forme la couche rocheuse la plus superïŹcielle de notre planĂšte, est subdivisĂ©e en une mosaĂŻque de plaques, les plaques tectoniques Celles-ci bougent les unes par rapport aux autres en rĂ©ponse aux mouvements de convection de lâĂ©pais manteau terrestre sur lequel elles reposent Des forces considĂ©rables sâaccumulent parfois Ă leurs limites durant des siĂšcles ou des millĂ©naires. Ces plaques « encaissent » en eïŹet les dĂ©formations de maniĂšre Ă©lastique⊠jusquâĂ ce quâelles atteignent un seuil de rupture : câest le sĂ©isme. Sâil a lieu au fond de la mer, il est Ă mĂȘme dâentraĂźner le dĂ©placement brutal du plancher ocĂ©anique et la formation dâune vague
VAGUES DE 25 MĂTRES Au large, cette vague se caractĂ©rise par une trĂšs grande longueur dâonde (distance entre deux crĂȘtes successives), qui peut atteindre des centaines de kilomĂštres, et une faible amplitude (demi-hauteur entre la crĂȘte et le creux), dĂ©passant rarement le mĂštre Un navire en pleine mer la percevra Ă peine⊠Mais, en se rapprochant de la cĂŽte, les eaux devenant peu profondes, la vague est freinĂ©e, elle se comprime, sa longueur dâonde diminue, et son amplitude augmente brutalement Un « mur » dâeau progresse alors Ă grande vitesse : câest le tsunami Le niveau de la mer Ă la cĂŽte a par exemple atteint une hauteur de 25 mĂštres au-dessus du niveau normal lors du grand tsunami de lâocĂ©an Indien de 2004. Quâil sâagisse dâun tsunami ou dâune tempĂȘte, que deviennent les sĂ©diments lors dâune
TEMPĂTE
Terme gĂ©nĂ©ral dĂ©signant une perturbation atmosphĂ©rique importante caractĂ©risĂ©e par un vent violent, souvent accompagnĂ© de prĂ©cipitations et, en mer ou sur un lac, par de fortes vagues. On parle plutĂŽt de cyclone si le phĂ©nomĂšne sĂ©vit dans lâocĂ©an Indien et le PaciïŹque sud ; dâouragan en Atlantique nord et dans le PaciïŹque nord-est ; de typhon dans le PaciïŹque nord-ouest.
TSUNAMI
Terme japonais qualiïŹant une sĂ©rie de vagues de pĂ©riode extrĂȘmement longue se propageant Ă travers lâocĂ©an, engendrĂ©es par des mouvements du sol essentiellement dus Ă des sĂ©ismes sous-marins. Ils peuvent aussi ĂȘtre provoquĂ©s par des Ă©ruptions volcaniques sous-marines, des glissements de terrain, ou mĂȘme par la chute dâobjets extraterrestres comme les mĂ©tĂ©orites.
submersion marine ? Lors de la phase dâinondation (uprush), ils sont transportĂ©s vers le continent et se trouver piĂ©gĂ©s dans des dĂ©pressions topographiques comme les lagunes (voir la ïŹgure page 53, en haut) Quand lâeau se retire (backwash), ils sont au contraire entraĂźnĂ©s vers le large et se retrouvent dans la zone dâavantcĂŽte , plus ou moins calme , oĂč ils risquent dâĂȘtre ultĂ©rieurement remaniĂ©s par les vagues (voir la ïŹgure page 53, en bas). Ă cet Ă©gard, les lagunes littorales oïŹrent donc une situation idĂ©ale pour prĂ©server les archives sĂ©dimentaires En temps normal, seuls sây dĂ©posent de ïŹnes poussiĂšres et particules, transportĂ©es par les petits aïŹuents cĂŽtiers ou par le vent, ainsi que de la matiĂšre organique issue de plantes, des coquilles de mollusques ou de microorganismes Cette sĂ©dimentation lagunaire ordinaire se distingue ainsi nettement des sĂ©diments dĂ©posĂ©s quand une submersion marine inonde brutalement la lagune
Issus de la plage, de la plage sous-marine et de la dune, ceux-ci sont en eïŹet composĂ©s de grains plus grossiers, sâavĂšrent parfois riches en coquilles et en restes de faunes marines, et montrent une signature marine dans leur composition chimique Pour dater ces diïŹĂ©rentes couches sĂ©dimentaires, qui « enregistrent » le passage des submersions marines, on utilise principalement des mĂ©thodes radiochronologiques Le carbone 14, pour les pĂ©riodes remontant Ă plusieurs siĂšcles ou plusieurs millĂ©naires Le plomb 210 et le cĂ©sium 137, pour celles remontant au XXe siĂšcle Mais pour achever de les identiïŹer, il reste Ă rĂ©soudre le problĂšme le plus Ă©pineux : comment distinguer parmi ces dĂ©pĂŽts ceux issus de tsunamis de ceux issus de tempĂȘtes ? Quelques spĂ©cialistes sây sont essayĂ©s Citons notamment les travaux de Futoshi Nanayama (2000), de James GoïŹ (2004) et de Robert A Morton (2007). GrĂące Ă lâobservation de dĂ©pĂŽts rĂ©cents dont on connaĂźt la cause (tsunami ou tempĂȘte), ils ont Ă©bauchĂ© des critĂšres
CYCLES SISMIQUES
Alternance entre les pĂ©riodes dâaccumulation de contraintes et les pĂ©riodes de rupture le long dâune faille (fracture de la croĂ»te terrestre oĂč sâaccumulent des contraintes). Dans un cas idĂ©al, la quantitĂ© de contrainte cumulable avant que ne se produise une rupture (seuil supĂ©rieur) est toujours la mĂȘme avant de retomber Ă un mĂȘme niveau initial (seuil infĂ©rieur) : câest le modĂšle pĂ©riodique. Mais souvent, le fonctionnement dâune faille est bien plus complexe avec des ruptures en clusters pĂ©riodiques ou des super-cycles englobant plusieurs cycles.
de diffĂ©renciation ( voir la figure page  55) Ceux-ci sont notamment liĂ©s Ă lâintervalle de temps qui sĂ©pare le passage de deux crĂȘtes dâune vague (la pĂ©riode). Beaucoup plus grand dans le cas des tsunamis que dans celui des tempĂȘtes , il implique une inondation plus longue et une masse dâeau bien plus importante. Les vagues de tsunami ont donc un pouvoir Ă©rosif plus important, donnant une eau plus turbide, avec plus de sĂ©diments remis en suspension, et impliquant lâarrachage de fragments de la surface sur laquelle se propage lâimpressionnant « mur » dâeau De fait, dans les dĂ©pĂŽts de tsunamis, les chercheurs ont observĂ© des dĂ©bris de vase consolidĂ©e arrachĂ©s par la vague, puis redĂ©posĂ©s en une sorte de galet avec les autres sĂ©diments Ils ont aussi constatĂ© la prĂ©sence frĂ©quente de lits de boue (constituĂ©e de limons) intercalĂ©s entre les lits sableux dĂ©posĂ©s par les vagues successives Ces traits caractĂ©ristiques ont nourri quelques espoirs et hypothĂšses Mais ils nâont in ïŹne pas fourni de critĂšre universel pour distinguer les dĂ©pĂŽts de tsunamis de ceux des tempĂȘtes
Ce qui nous semblait le plus prometteur, câĂ©tait dâaller comparer sur un mĂȘme site des dĂ©pĂŽts de sĂ©diments issus des deux types de phĂ©nomĂšnes Une telle situation permet en effet dâĂ©carter des diffĂ©rences qui pourraient ĂȘtre liĂ©es Ă lâenvironnement Pour ce faire , notre Ă©quipe a misĂ© sur lâarchipel des Petites Antilles, longue chaĂźne insulaire qui borde la mer des CaraĂŻbes. Sujet aux cyclones et aux tempĂȘtes, il est constituĂ© de nombreuses Ăźles volcaniques en raison de lâenfoncement de la plaque nord - amĂ©ricaine sous la plaque caraĂŻbe ( phĂ©nomĂšne de subduction ). Ă la di ïŹ Ă©rence des autres zones de subduction , comme le Japon, lâIndonĂ©sie, le Chili ou les Ăźles AlĂ©outiennes (au sud-ouest de lâAlaska), il nây avait pas de preuves historiques de grands tsunamis dans cet archipel . Est- ce parce que les archives historiques sont trop courtes ? Ou parce que cette zone prĂ©sente un fonctionnement singulier ? Peu probable ,
UN PAL ĂOTSUNAMI EN SAVOIE Il y a environ 11 700 ans, juste aprĂšs la derniĂšre glaciation, un glissement subaquatique dans le paisible lac dâAiguebelette, en Savoie, aurait dĂ©clenchĂ© un tsunami de prĂšs de 3,5 mĂštres de haut. Câest le rĂ©cent rĂ©sultat de Muhammad Naveed Zafar, doctorant ( laboratoires Lama et Edytem), et de Pierre Sabatier (Edytem Ă©galement), avec le concours dâune Ă©quipe internationale mĂȘlant gĂ©ologie et maths appliquĂ©es. AprĂšs avoir Ă©tudiĂ© la bathymĂ©trie du lac (mesure des di Ă©rentes profondeurs), les chercheurs ont cartographiĂ© le glissement, prĂ©levĂ© une carotte et localisĂ© son origine. Lâanalyse du dĂ©pĂŽt associĂ©, dâenviron un mĂštre, et sa datation au carbone 14 ont conïŹrmĂ© lâorigine sismique de lâĂ©vĂ©nement. Une modĂ©lisation, permettant de simuler le glissement et la potentielle vague associĂ©e, a ensuite permis de valider la thĂšse du palĂ©otsunami, rare dans des eaux intĂ©rieures. Dâautres grands lacs pĂ©rialpins, comme celui du Bourget, oĂč dâautres palĂ©otsunamis ont Ă©tĂ© identiïŹĂ©s, font actuellement lâobjet dâĂ©tudes du mĂȘme type. Elles devraient aider Ă anticiper de futurs risques similaires.
CHARLINE ZEITOUN, journaliste scientiïŹque
Lorsque lâeau dĂ©ferle, Ă la suite dâune tempĂȘte ou dâun tsunami, les sĂ©diments sont transportĂ©s vers le continent lors de la phase dâinondation (en haut) et sont susceptibles dâĂȘtre piĂ©gĂ©s dans des dĂ©pressions topographiques, comme les lagunes. Quand lâeau se retire, ils sont au contraire entraĂźnĂ©s vers le large et se retrouvent dans la zone dâavant-cĂŽte, plus ou moins calme, oĂč ils risquent dâĂȘtre ultĂ©rieurement remaniĂ©s par les vagues (en bas).
Sédiments (grossiers/fins)
Ărosion
Lagune Dune Plage Avant-cĂŽte
quand on considĂšre certains indices Ă©vocateurs de vagues extrĂȘmes sur lâĂźle dâAnegada, une des Ăźles Vierges britanniques, dites Ăles du Vent⊠à cet Ă©gard, que penser des deux cents blocs de coraux, datĂ©s dâune pĂ©riode allant environ de lâan  1200 Ă lâan  1480, dispersĂ©s jusquâĂ des centaines de mĂštres du rivage de cette Ăźle ?
Selon une Ă©tude rĂ©alisĂ©e par le gĂ©ologue amĂ©ricain Brian Atwater et ses collĂšgues, en 2017, lâun dâeux aïŹche un volume de prĂšs dâun mĂštre cube⊠Pour les fragmenter et les transporter de la mer jusquâĂ lâĂźle, les cyclones Ă©taient-ils vraiment les seuls responsables ? Ou bien Ă©taitce lâĆuvre de tsunamis ?
Pour le savoir, notre Ă©quipe a organisĂ© plusieurs campagnes aux Antilles Nous avons opĂ©rĂ© en domaine oïŹshore, au large, Ă bord dâun navire ocĂ©anographique, et en domaine cĂŽtier, dans les lagunes et les mangroves, Ă partir de plus petites embarcations dont un catamaran et une barge de carottages. Depuis 2018, nous avons ainsi conduit quatre campagnes de terrain du nord au sud de lâarchipel, dâAnguilla jusquâaux Grenadines Le but Ă©tait de prĂ©lever des carottes sĂ©dimentaires et, quand câĂ©tait possible, de rĂ©aliser des mesures sismiques pour identiïŹer les meilleurs sites Ă carotter. Bien que localisĂ©es dans des Ăźles qui semblent idylliques , nos opĂ©rations se sont souvent heurtĂ©es Ă de grandes diïŹcultĂ©s PĂ©nĂ©trer dans les mangroves sâest parfois avĂ©rĂ© impossible. Certaines lagunes Ă©taient couvertes de croĂ»tes de sel. Des dĂ©bris de bois et des dĂ©chets anthropiques entravaient aussi notre progression et le transport des petites embarcations dâoĂč nous rĂ©alisions les carottages Les vents, parfois violents, empĂȘchaient la prospection gĂ©ophysique ou lâaccĂšs par la mer aux lagunes Il fallait donc transporter Ă la main le matĂ©riel qui, mĂȘme
allĂ©gĂ©, devait ĂȘtre suïŹsamment consĂ©quent pour pouvoir Ă©chantillonner des sĂ©diments sur plus dâun mĂštre
LE TRĂSOR DE SCRUB Une lagune, situĂ©e sur lâĂźle de Scrub, sâest rĂ©vĂ©lĂ©e particuliĂšrement intĂ©ressante⊠Cette Ăźle, dĂ©serte, situĂ©e au nord-est de lâĂźle principale dâAnguilla, est lâune des plus septentrionales des Petites Antilles. Nous avons dĂ» mouiller notre catamaran sous le vent de cette Ăźle trĂšs exposĂ©e aux vagues. Une fois sur la plage, il ne restait plus quâĂ acheminer le matĂ©riel Ă pied dans les diïŹĂ©rentes lagunes et Ă y rĂ©aliser les prĂ©lĂšvements Dans ces conditions, la pĂ©nĂ©tration comme lâextraction de la carotte se fait Ă la main, ce qui suppose une Ă©quipe qui nâa pas peur de se mouiller, de marcher dans la vase et de faire beaucoup dâeïŹorts physiques. Mais ce fut payant ! La carotte sĂ©dimentaire que nous avons prĂ©levĂ©e dans la lagune occidentale a rĂ©vĂ©lĂ© la chronique des submersions marines sur les 1 600 derniĂšres annĂ©es. RĂ©sultat : il y en eut vingt-cinq, qui ont chacune laissĂ© un lit de sable marin attestĂ© par la prĂ©sence de microorganismes marins carbonatĂ©s, des foraminifĂšres
Le plus rĂ©cent de ces lits de sable est associĂ© au violent cyclone Donna qui a frappĂ© les Ăles du Vent en 1960. Deux autres, que nous avons appelĂ©s L17 et L14, ont retenu notre attention Le second, qui contient un galet de vase et semble donc ĂȘtre liĂ© Ă un tsunami, est datĂ© entre 1652 et 1810. Il correspondrait donc au tsunami transatlantique qui a ravagĂ© Lisbonne le 1er novembre 1755, faisant jusquâĂ 100 000 victimes et dĂ©cimant ainsi plus du tiers de la population de la riche citĂ© portuaire du XVIIIe siĂšcle. DĂ©jĂ dĂ©crit par des rĂ©cits historiques depuis la Barbade jusquâĂ Cuba, nous savons quâil a Ă©tĂ© produit par un sĂ©isme en dehors de la zone de subduction des Antilles (voir la ïŹgure ci-contre)
Restait lâĂ©trange lit sableux L17, encore plus ancien, datĂ© entre 1365 et 1470. Son Ă©paisseur, bien plus grande que celles des autres lits mis au jour dans notre carotte sĂ©dimentaire, suggĂšre une submersion dâune ampleur exceptionnelle. En fait, il contient deux lits de vase qui impliquent une forte Ă©rosion et la remise en suspension des sĂ©diments Il est donc liĂ© Ă un phĂ©nomĂšne de grande Ă©nergie, avec des alternances de vagues sĂ©parĂ©es par des pĂ©riodes calmes pendant lesquelles se dĂ©pose la vase. Et sâil sâagissait de la mĂȘme submersion que celle qui a arrachĂ© et transportĂ© les fameux blocs de coraux dispersĂ©s autour de lâĂźle dâAnegada ? Avait-on lĂ trouvĂ© la trace dâun tsunami exceptionnel et inĂ©dit ?
La dĂ©couverte potentielle Ă©tait dâimportance. Nous avons donc entrepris une modĂ©lisation des tsunamis susceptibles dâĂȘtre produits par les plus grands sĂ©ismes capables dâaïŹecter la zone de subduction des Petites Antilles Seules deux configurations produisent des
vagues suïŹsamment hautes pour inonder Ă la fois lâĂźle de Scrub et celle dâAnegada, situĂ©e Ă une bonne trentaine de kilomĂštres au nord-est La premiĂšre est un sĂ©isme le long de failles superficielles dues au flĂ©chissement de la plaque nord - amĂ©ricaine qui plonge sous la plaque caraĂŻbe Mais elle correspondrait Ă une submersion peu importante, incompatible avec lâĂ©paisseur du dĂ©pĂŽt La seconde est un mĂ©gasĂ©isme le long de la zone de frottement entre les deux plaques Selon nos modĂ©lisations, une rupture profonde de 9 kilomĂštres , avec un dĂ©placement de 20 mĂštres, le long dâune faille de 100 par 200 kilomĂštres entre les deux plaques, suïŹsait pour engendrer des vagues assez hautes (environ 5 mĂštres) pour inonder plusieurs fois lâĂźle de Scrub. Toutes ces grandeurs sont cohĂ©rentes et rĂ©alistes avec les caractĂ©ristiques des lieux Ce scĂ©nario-lĂ Ă©tait plausible. Notre carotte sĂ©dimentaire de lâĂźle de Scrub matĂ©rialisait donc la situation idĂ©ale et exceptionnelle que nous Ă©tions venus chercher Nous avions en eïŹet dans un mĂȘme enregistrement millĂ©naire Ă la fois des dĂ©pĂŽts de tempĂȘtes, un dĂ©pĂŽt de grand tsunami, celui de Lisbonne, et trĂšs probablement celui dâun tsunami ancien, prĂ©colombien , inconnu jusquâalors . Nous avons donc saisi cette opportunitĂ© pour tester une technique innovante en sĂ©dimentologie : la microtomographie, systĂšme dâimagerie en 3D par tomographie Ă rayons X . Ses images en trois dimensions oïŹrent une telle rĂ©solution quâil devient possible de distinguer les grains de sable et mĂȘme leur orientation dans lâespace , les grains nâĂ©tant en e ïŹ et nullement sphĂ©riques et prĂ©sentant le plus souvent un allongement (voir la ïŹgure page suivante)
Ăle de Scrub
Océan Atlantique
Océan Pacifique
Une carotte sĂ©dimentaire prĂ©levĂ©e dans la lagune occidentale de lâĂźle dĂ©serte de Scrub, lâune des plus septentrionales des Petites Antilles, a rĂ©vĂ©lĂ© la chronique des submersions marines sur les 1 600 derniĂšres annĂ©es.
Submersions
Ouragan Donna
FaciĂšs riche en matiĂšre organique
Tsunami de Lisbonne
Tsunami précolombien
Il est possible de relier les diffĂ©rents types de sĂ©diments observĂ©s aux diffĂ©rents types de submersions survenues sur lâĂźle de Scrub (ci-contre). La caractĂ©risation de lâorientation des grains de sable (ci-dessus, reconstituĂ©e en 3D) donne la possibilitĂ© de discriminer tempĂȘtes et tsunamis.
+ â FaciĂšs riche en grains carbonatĂ©s
de bois ou feuilles
Quâallaient rĂ©vĂ©ler les trois dĂ©pĂŽts scrutĂ©s Ă si haute rĂ©solution ? Des diïŹĂ©rences proprement spectaculaires⊠Dans le dĂ©pĂŽt associĂ© au cyclone Donna, les grains sont dispersĂ©s et se succĂšdent selon des orientations diïŹĂ©rentes, suggĂ©rant une mise en place par une succession de vagues (probablement infragravitaires). En revanche, la fabrique sĂ©dimentaire (orientation des grains dans le dĂ©pĂŽt) observĂ©e dans les deux dĂ©pĂŽts de tsunami est beaucoup plus homogĂšne , montrant une orientation bien marquĂ©e, imprimĂ©e par une vague longue et puissante. Un autre Ă©chantillon liĂ© au supposĂ© tsunami prĂ©colombien, dĂ©couvert par notre Ă©quipe en 2019 sur lâĂźle de Saint-Martin et dont nous avons publiĂ© lâanalyse en avril dernier, conïŹrme cette disposition spatiale. Elle atteste dâun dĂ©pĂŽt rapide, aprĂšs lâinondation causĂ©e par une vague de tsunami, avec des grains alignĂ©s dans le sens du courant, en toute cohĂ©rence avec de prĂ©cĂ©dentes analyses de dĂ©pĂŽts de tsunamis aux Ăźles Marquises rĂ©alisĂ©es par tomographie par RaphaĂ«l Paris et ses collĂšgues, en 2020. Il en va de mĂȘme en ce qui concerne quatre autres dĂ©pĂŽts de tsunami similaires que nous avons par ailleurs mis en Ă©vidence Ă SaintMartin sur les 3 500 derniĂšres annĂ©es, rallongeant dâautant le calendrier des palĂ©otsunamis dans cette partie de lâarc antillais. Ces rĂ©sultats sont bien sĂ»r prĂ©liminaires Mais la tomographie par rayons X pourrait bien
FaciĂšs riche en coquilles Tapis algaire
Coquilles entiĂšres
constituer une mĂ©thode clĂ© pour fournir un prĂ©cieux critĂšre de distinction entre les dĂ©pĂŽts sĂ©dimentaires liĂ©s aux tempĂȘtes et ceux liĂ©s aux tsunamis. Cela contribuerait Ă complĂ©ter et aïŹner le catalogue des tsunamis dont les archives sĂ©dimentaires sont encore largement parcellaires pour nombre de raisons Parmi elles, citons les incertitudes dans les datations, les lacunes liĂ©es Ă lâĂ©rosion des sĂ©diments anciens par les Ă©vĂ©nements les plus violents, la raretĂ© des sites propices aux enregistrements, et, bien sĂ»r, les confusions possibles avec les enregistrements des cyclones. Il est donc urgent de multiplier ces Ă©tudes pour pouvoir faire des corrĂ©lations entre diïŹĂ©rents sites et montrer des convergences dans les enregistrements sĂ©dimentaires. Les tsunamis Ă©tant censĂ©s toucher des zones gĂ©ographiques plus larges que les tempĂȘtes, Ă lâinstar de celui de lâocĂ©an Indien en 2004, la corrĂ©lation dâenregistrements de submersions Ă de grandes distances pourrait par exemple conïŹrmer leur origine tsunamigĂ©nique . Ă partir dâarchives plus complĂštes et en partie redondantes , nous pourrions disposer enïŹn de chroniques robustes permettant dâestimer avec plus de prĂ©cision les pĂ©riodes de retour des tsunamis de grande ampleur dans diïŹĂ©rents contextes Il deviendrait alors plus rĂ©aliste dâanticiper leur survenue Ă lâavance Et de mieux se prĂ©parer Ă une catastrophe future n
BIBLIOGRAPHIE S. C. Fabbri et al., Deciphering the sedimentary imprint of tsunamis and storms in the Lesser Antilles (Saint Martin) : A 3500-year record in a coastal lagoon, Marine Geology, 2024.
M. Biguenet et al., Distinguishing between tsunamis and hurricanes in the same sedimentary record using X-ray tomography, Marine Geology, 2022.
L. Cordrie et al., A Megathrust earthquake as source of a Pre-Colombian tsunami in Lesser Antilles : Insight from sediment deposits and tsunami modeling, Earth-Science Reviews, 2022.
M. Biguenet et al., A 1600 year-long sedimentary record of tsunamis and hurricanes in the Lesser Antilles (Scrub Island, Anguilla), Sedimentary Geology, 2021.
LâESSENTIEL
> La structure du tableau périodique des éléments permet en principe de prévoir les propriétés des atomes. Mais les éléments superlourds ne semblent pas se plier à ses rÚgles. En cause, des e ets relativistes sur les électrons qui entourent les noyaux.
> Les chercheurs essayent de repousser les limites de la physique
et de la chimie en produisant des éléments toujours plus lourds ou en essayant de mesurer les propriétés de ceux qui émergent dans les accélérateurs.
> En astrophysique, les Ă©lĂ©ments superlourds laissent peut-ĂȘtre aussi une signature dans les collisions dâĂ©toiles Ă neutrons.
LâAUTRICE
STEPHANIE PAPPAS journaliste scientiïŹque pour, notamment, ScientiïŹc American
Les Ă©lĂ©ments superlourds boxent hors catĂ©gorie Avec plus de cent protons, les atomes extrĂȘmes bousculent lâordre Ă©tabli par le tableau pĂ©riodique des Ă©lĂ©ments. Le dĂ©ïŹ dâĂ©tudier leurs propriĂ©tĂ©s chimiques rĂ©vĂšle de nombreuses surprises.
ĂlâextrĂ©mitĂ© du tableau pĂ©riodique se trouve une rĂ©gion oĂč les Ă©lĂ©ments ne se comportent pas comme prĂ©vu Ă partir du numĂ©ro atomique  104 ( le rutherfordium, qui contient donc 104 protons), on pĂ©nĂštre dans le domaine des Ă©lĂ©ments dits « superlourds » . AprĂšs le rutherfordium viennent le dubnium, le seaborgium, le bohrium et dâautres Ă©lĂ©ments plus Ă©tranges les uns que les autres, jusquâau plus lourd jamais créé, lâoganesson, lâĂ©lĂ©ment 118. Ces poids lourds nâont jamais Ă©tĂ© observĂ©s dans la nature, tant ils sont instables. Leurs noyaux, gorgĂ©s de protons et de neutrons, se brisent par des phĂ©nomĂšnes de ïŹssion ou de dĂ©sintĂ©gration radioactive en une inïŹme fraction de seconde aprĂšs leur formation. DĂšs lors, pour les Ă©tudier, les scientiïŹques les synthĂ©tisent dans des expĂ©riences contrĂŽlĂ©es en laboratoire La patience est cependant de mise : depuis 2002, aprĂšs la premiĂšre crĂ©ation rĂ©ussie dâun noyau dâoganesson (nommĂ© dâaprĂšs Iouri Oganessian, qui dirigeait lâĂ©quipe liĂ©e Ă sa dĂ©couverte), les chercheurs ont dĂ©clarĂ© en avoir fabriquĂ© en tout et pour tout cinq exemplaires
Ils nâen continuent pas moins de dĂ©velopper des techniques destinĂ©es Ă lâexploration de cette rĂ©gion si mal connue du tableau pĂ©riodique Ces Ă©lĂ©ments prĂ©sentent une multitude de propriĂ©tĂ©s Ă©tranges remettant parfois en question les rĂšgles de la chimie. Le tableau pĂ©riodique a, de ce point de vue, jouĂ© un rĂŽle historique et structurant pour interprĂ©ter les caractĂ©ristiques des Ă©lĂ©ments La place de lâun dâeux, en fonction de sa ligne et de sa colonne, permet dâanticiper ses propriĂ©tĂ©s chimiques et donc sa façon de rĂ©agir avec dâautres Ă©lĂ©ments. Mais, aux conïŹns du tableau, des anomalies Ă©mergent. « Quelles sont les limites conceptuelles du tableau ? Quelles sont les limites de la physique atomique et de la chimie telles que nous les connaissons ? » sâinterroge Witold Nazarewicz, physicien nuclĂ©aire et responsable scientiïŹque de la FRIB (Facility for rare isotope beams, lâInstallation pour les faisceaux dâisotopes rares, de lâuniversitĂ© dâĂtat du Michigan).
Les éléments superlourds sont produits dans des accélérateurs à raison de quelques atomes par semaine, voire beaucoup moins.
Dans un couloir du laboratoire amĂ©ricain Lawrence-Berkeley (LBNL), Ă quelques pas de lâune des rares infrastructures dans le monde capables de produire des atomes superlourds, une aïŹche imprimĂ©e reprĂ©sente chaque Ă©lĂ©ment (comme dans le tableau pĂ©riodique), accompagnĂ© de ses isotopes (câest-Ă -dire tous les noyaux ayant le mĂȘme nombre de protons, mais un nombre diïŹĂ©rent de neutrons). Ce graphique regroupe toutes les informations connues sur la structure nuclĂ©aire et la dĂ©sintĂ©gration des Ă©lĂ©ments et de leurs isotopes. Ce document est « vivant » : il y a une faute de frappe dans le titre et les bords de lâaïŹche sont dĂ©chirĂ©s ; il a Ă©tĂ© enrichi avec des annotations au feutre pour ajouter toutes les dĂ©couvertes ayant eu lieu aprĂšs son impression en 2006. Dans un domaine oĂč il faut parfois une semaine pour crĂ©er un seul exemplaire de lâatome qui intĂ©resse les chercheurs, il est important de pouvoir consigner les progrĂšs rĂ©alisĂ©s. « Tout le monde aime ces notes manuscrites, explique Jacklyn Gates, qui dirige le groupe des Ă©lĂ©ments lourds du LBNL Si nous devions imprimer ce document Ă partir de 2023 », « ⊠ça ne serait pas aussi amusant », ïŹnit Jennifer Pore, une de ses collĂšgues. Avec son Ă©quipe, Jacklyn Gates synthĂ©tise des Ă©lĂ©ments superlourds en fracassant des atomes ordinaires dans un cyclotron large de 2,2 mĂštres â un accĂ©lĂ©rateur de particules en forme de tambour La construction du cyclotron a commencĂ© en 1958, aprĂšs que les retombĂ©es
des premiĂšres explosions de bombes nuclĂ©aires ont fait apparaĂźtre de nouveaux Ă©lĂ©ments radioactifs tels que le fermium (numĂ©ro atomique 100). Une grande partie du cyclotron dâorigine subsiste aujourdâhui : dans la salle de contrĂŽle, des cadrans argentĂ©s qui nâauraient pas dĂ©pareillĂ© dans un ïŹlm de lâĂ©poque de la guerre froide cĂŽtoient des panneaux beiges des annĂ©es 1980 et des pavĂ©s de boutons bleus installĂ©s lors des mises Ă jour les plus rĂ©centes. Ă partir de la ïŹn des annĂ©es 1950, la compĂ©tition pour dĂ©couvrir de nouveaux Ă©lĂ©ments est devenue aussi brĂ»lante que les faisceaux dâions utilisĂ©s pour les fabriquer En 1969, le cyclotron du LBNL synthĂ©tisait son premier Ă©lĂ©ment superlourd, le rutherfordium (nommĂ© dâaprĂšs le physicien Ernest Rutherford, qui a contribuĂ© Ă expliquer la structure des atomes). Cet Ă©lĂ©ment avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© créé quelques annĂ©es auparavant au JINR (lâInstitut uniïŹĂ© russe de recherche nuclĂ©aire), Ă Doubna. Les nombreux conïŹits pour attribuer la primeur sur les nouveaux Ă©lĂ©ments , principalement entre le laboratoire de Berkeley et le JINR , sont aujourdâhui connus sous le nom de « guerre des transfermiens »
LA COURSE AUX ĂLĂMENTS Projectile
Calcium
20 protons
28 neutrons
PRODUIRE UN ĂLĂMENT SUPERLOURD
Disque cible
Faisceau dâions Fusion Cible
protons
neutrons
Noyau instable
protons
2 neutrons
ĂlĂ©ment superlourd
114 protons
LâAllemagne est entrĂ©e dans la danse dans les annĂ©es 1980 avec son institut de recherche nuclĂ©aire, le GSI (Gesellschaft fĂŒr Schwerionenforschung, ou Centre de recherche sur les ions lourds). Les nombres atomiques ont continuĂ© de croĂźtre et les trois Ă©quipes se sont partagĂ© les droits de nommer ces Ă©lĂ©ments jusquâau copernicium (Ă©lĂ©ment 112, en lâhonneur de Nicolas Copernic), dĂ©couvert en 1996. En 1999, des chercheurs du LBNL ont annoncĂ© lâidentiïŹcation de lâĂ©lĂ©ment 118, avant de se rĂ©tracter aprĂšs avoir constatĂ© que lâun de leurs scientiïŹques avait fabriquĂ© des preuves En 2004, lâInstitut japonais de recherche physique et chimique (Riken) a synthĂ©tisĂ© lâĂ©lĂ©ment 113, le nihonium, qui veut dire « Japon » en langue nipponne Bien que lâĂ©lĂ©ment 118 soit le plus lourd jamais produit, lâĂ©lĂ©ment le plus rĂ©cemment dĂ©couvert est en fait le 117, le tennesse, par le JINR en 2010. Les scientiïŹques Ă lâorigine de cette dĂ©couverte lâont baptisĂ© en rĂ©fĂ©rence Ă lâĂtat amĂ©ricain du Tennessee, oĂč se trouvent plusieurs instituts ayant jouĂ© un rĂŽle clĂ© dans ces expĂ©riences. La course Ă la synthĂšse dâĂ©lĂ©ments toujours plus lourds se poursuit encore aujourdâhui, et pas seulement parce que les chercheurs qui y parviennent ont le droit de nommer le nouvel entrant dans le tableau pĂ©riodique Une autre motivation est thĂ©orique : certains isotopes formeraient un hypothĂ©tique « Ăźlot de stabilitĂ© » dont les reprĂ©sentants ne se dĂ©sintĂ©greraient pas aussitĂŽt « Certaines thĂ©ories prĂ©voient des demi-vies dâun an, voire de 1 000 jours »,
DES ĂLĂMENTS SUPERLOURDS AU GANIL Le Ganil (Grand accĂ©lĂ©rateur national dâions lourds), Ă Caen, lancera en 2026 une nouvelle installation parmi les plus performantes du monde pour la recherche des Ă©lĂ©ments superlourds. LâĂ©tude de ces Ă©lĂ©ments, et plus gĂ©nĂ©ralement des Ă©vĂ©nements rares en physique nuclĂ©aire, requiert des performances expĂ©rimentales spĂ©ciïŹques de trĂšs haut niveau. Et en premier lieu un faisceau dâions lourds trĂšs intense, de maniĂšre Ă maximiser le nombre de rĂ©actions de production. En e et, la grande majoritĂ© des interactions entre le faisceau et la cible ne produisent pas le noyau dâintĂ©rĂȘt : dans le cas de lâoganesson, il faut envoyer en moyenne un milliard de milliards de noyaux de calcium sur la cible de californium pour espĂ©rer former un noyau dâoganesson par fusion nuclĂ©aire. LâaccĂ©lĂ©rateur linĂ©aire supraconducteur de lâinstallation Spiral2 fournira dans ce but des faisceaux trĂšs intenses avec plus de 1013 ions par seconde, ce qui donnerait environ un
atome dâoganesson par jour, par exemple. Pour prendre en charge des faisceaux aussi intenses, il faut un dispositif capable de sĂ©lectionner les rares noyaux dâintĂ©rĂȘt et de rejeter lâimmense majoritĂ© des noyaux parasites. Câest avec ces objectifs quâa Ă©tĂ© conçu le Super SĂ©parateur SpectromĂštre S3, en cours de construction. Il sera Ă©quipĂ© dâune cible rotative tournant Ă 3 000 tours par minute, pour supporter lâimpact du faisceau incident, suivie, sur 30 mĂštres de longueur, de deux Ă©tages de sĂ©paration : le premier bloque la majeure partie du faisceau qui a traversĂ© la cible sans produire de rĂ©action nuclĂ©aire ; le second rĂ©alise une sĂ©lection ïŹne des noyaux dâintĂ©rĂȘt pour les transmettre avec une grande e cacitĂ© tout en rejetant les noyaux non dĂ©sirĂ©s qui auraient franchi le premier niveau. Dans cette partie, la combinaison dâun dipĂŽle Ă©lectrique et dâun dipĂŽle magnĂ©tique dĂ©termine en vol la masse des ions. S3 est le premier dispositif du monde Ă utiliser ce type de mesure pour lâĂ©tude des noyaux superlourds. Cette mesure de masse
explique Hiromitsu Haba, physicien et directeur du groupe de chimie nuclĂ©aire au Riken, qui traque lâĂ©lĂ©ment 119.
Pour lâinstant, les rivages de lâĂźlot de stabilitĂ© nâont pas Ă©tĂ© atteints Le dĂ©ïŹ rĂ©side dans la fabrication des Ă©lĂ©ments superlourds, qui est loin dâĂȘtre simple Les chercheurs y parviennent en bombardant un matĂ©riau cible avec un faisceau dâions lourds (dans ce cas, de gros noyaux atomiques dĂ©pourvus dâune partie de leurs Ă©lectrons ) dans lâespoir de surmonter la rĂ©pulsion Ă©lectrostatique entre deux noyaux chargĂ©s positivement et de les forcer Ă fusionner Au LBNL , la source du faisceau dâions combine des microondes et des champs magnĂ©tiques puissants de sorte Ă arracher des Ă©lectrons Ă un Ă©lĂ©ment choisi ( souvent du calcium ou de lâargon dans les expĂ©riences de Jacklyn Gates). Les ions qui en rĂ©sultent sont acheminĂ©s vers le cyclotron, qui les accĂ©lĂšre et augmente progressivement lâĂ©nergie du faisceau
Ă la sortie de lâaccĂ©lĂ©rateur, les techniciens de la salle de contrĂŽle dirigent le faisceau grĂące Ă des champs Ă©lectrostatiques vers diïŹĂ©rentes salles oĂč sont installĂ©s les dispositifs expĂ©rimentaux. Ces derniers sont Ă©quipĂ©s de cibles qui prennent parfois la forme de ïŹnes feuilles de mĂ©tal dâun diamĂštre Ă©quivalent Ă celle dâune petite assiette « Les cibles sont mises en rotation pour Ă©viter que le faisceau ne frappe toujours le mĂȘme point pendant trop longtemps Elles fondraient sous lâintensitĂ© du bombardement par
de haute rĂ©solution combinĂ©e Ă une transmission Ă©levĂ©e des noyaux superlourds est possible grĂące Ă des aimants supraconducteurs innovants qui assurent la focalisation des noyaux tout au long de la ligne. Ce sont des aimants quadripolaires trĂšs larges (30 centimĂštres de diamĂštre), munis dâaimants de corrections sextupolaires et octupolaires. En bout de ligne, deux instruments sont prĂ©vus pour Ă©tudier les noyaux transmis : le dĂ©tecteur Sirius, a ectĂ© Ă la mesure prĂ©cise des dĂ©croissances radioactives des noyaux superlourds, ou bien S3-LEB pour lâanalyse de ces noyaux par spectroscopie laser ou par mesure de masses dâultra-haute rĂ©solution. EnïŹn, Ă partir de 2030, le projet Newgain dotera lâaccĂ©lĂ©rateur linĂ©aire de Spiral2 dâune nouvelle source dâions et dâun nouvel injecteur permettant dâaccĂ©lĂ©rer des faisceaux dâions lourds â jusquâĂ lâuranium âparmi les plus intenses du monde.
ANTOINE DROUART physicien au CEA
les ions arrivant Ă grande vitesse », explique Jacklyn Gates. La composition de la cible dĂ©pend de la quantitĂ© de protons que les chercheurs souhaitent obtenir dans le produit final Par exemple, pour fabriquer du ïŹerovium (114 protons, du nom du physicien russe Gueorgui Fliorov, fondateur du JINR), ils doivent bombarder du plutonium (94 protons) avec du calcium (20 protons). Pour fabriquer lâoganesson, les scientiïŹques projettent du calcium sur du californium (98 protons). Plus il y a de neutrons dans les ions du faisceau, plus il y en a dans le produit ïŹnal, ce qui permet de crĂ©er des isotopes encore plus lourds.
DES ĂVĂNEMENTS RARES La plupart du temps, les particules du faisceau traversent la cible sans aucune interaction nuclĂ©aire Mais avec 6 000 milliards de projectiles arrivant sur la cible par seconde, une collision entre noyaux est inĂ©vitable Lorsque les conditions sont rĂ©unies, la collision rapproche assez les deux noyaux pour conduire Ă leur fusion et Ă la crĂ©ation dâun nouvel atome superlourd, se dĂ©plaçant Ă prĂšs de 600 000 mĂštres par seconde. Pour ralentir ce bolide, les chercheurs le font pĂ©nĂ©trer dans de lâhĂ©lium gazeux et des champs Ă©lectriques qui composent un piĂšge oĂč les propriĂ©tĂ©s de cet Ă©lĂ©ment seront mesurĂ©es. Les physiciens injectent parfois dâautres gaz pour voir quels types de rĂ©actions chimiques le
nouveau venu rĂ©alise avant de se dĂ©sintĂ©grer « Mais cela nâest possible que si lâĂ©lĂ©ment a une demi-vie assez longue, de lâordre dâune demiseconde par exemple » , prĂ©cise Christoph DĂŒllmann, chef du groupe de recherche sur la chimie des Ă©lĂ©ments superlourds au GSI. Quand lâĂ©lĂ©ment superlourd se dĂ©sintĂšgre, il Ă©met typiquement des particules alpha , câest-Ă -dire des paquets de deux protons et deux neutrons liĂ©s ensemble. Câest en analysant la trajectoire des particules alpha dans les dĂ©tecteurs et les autres produits de la dĂ©sintĂ©gration que les chercheurs dĂ©terminent la composition de lâatome dâorigine et les rĂ©actions que ce dernier a eïŹectuĂ©es
Du point de vue des propriĂ©tĂ©s chimiques, lâĂ©lĂ©ment le plus lourd que les physiciens ont Ă©tudiĂ© est le ïŹerovium (114), car les Ă©lĂ©ments suivants ne sont pas créés en assez grande quantitĂ© ou prĂ©sentent des durĂ©es de vies trop courtes pour rĂ©aliser des expĂ©riences adĂ©quates « Nous sommes en mesure de produire du ïŹerovium Ă raison dâenviron trois atomes par jour, raconte Christoph DĂŒllmann Une expĂ©rience typique prend environ un mois pour collecter assez de donnĂ©es, car tous les atomes fabriquĂ©s ne parviennent pas au dĂ©tecteur oĂč sont menĂ©es les rĂ©actions chimiques, et tous les atomes qui y parviennent ne sont pas toujours dĂ©tectĂ©s »
NI NOBLE NI GAZEUX Une poignĂ©e dâatomes suïŹt parfois pour rĂ©vĂ©ler beaucoup de choses Avant que le ïŹerovium ne soit synthĂ©tisĂ©, certains thĂ©oriciens prĂ©voyaient quâil se comporterait comme un gaz noble, câest-Ă -dire quâil serait inerte et non rĂ©actif, tandis que dâautres suggĂ©raient quâil se comporterait comme un mĂ©tal En 2022, une Ă©quipe a observĂ© quelque chose de plus Ă©trange Ă tempĂ©rature ambiante, le ïŹerovium forme une liaison forte avec lâor, ce qui est trĂšs diïŹĂ©rent du comportement dâun gaz noble Il se lie aussi Ă lâor Ă la tempĂ©rature de lâazote liquide (â 196 °C). Mais, curieusement, Ă des tempĂ©ratures intermĂ©diaires, lâĂ©lĂ©ment ne rĂ©agit pas. Quant Ă lâoganesson, il se retrouve dans le tableau pĂ©riodique avec les gaz nobles, mais les chercheurs pensent quâil nâest ni noble ni gazeux. Peter Schwerdtfeger, de lâuniversitĂ© Massey, en Nouvelle-ZĂ©lande, et ses collĂšgues postulent quâil sâagit probablement dâun solide Ă tempĂ©rature ambiante , qui passe Ă lâĂ©tat liquide vers 52 °C. Tous ces comportements atypiques sâexpliqueraient grĂące Ă la dynamique des Ă©lectrons dans ces atomes Cette dynamique est expliquĂ©e par la mĂ©canique quantique qui indique que les Ă©lectrons occupent des niveaux dâĂ©nergie connus sous le nom de « couches », chacune pouvant contenir un nombre diïŹĂ©rent de particules (2 Ă©lectrons sur la couche la plus
interne, puis 8, 18, 32, etc.). Chaque couche reprĂ©sente une distance spĂ©ciïŹque par rapport au noyau, bien que lâĂ©lectron ne suive pas une trajectoire circulaire autour du noyau. Si on prend en compte la nature ondulatoire des Ă©lectrons, ceux-ci sont dĂ©crits par une fonction de probabilitĂ© de prĂ©sence (nommĂ©e « orbitale ») dont la forme ressemble Ă un haltĂšre, un beignet, une goutte dâeau, etc
Plus un noyau est lourd, plus les Ă©lectrons â notamment ceux des couches internes â sont attirĂ©s prĂšs du noyau et sa surabondance en protons chargĂ©s positivement Lâespace dont les Ă©lectrons disposent pour circuler est donc plus faible En raison du principe dâincertitude, qui stipule que la position et la vitesse dâune particule ne peuvent ĂȘtre connues avec prĂ©cision au mĂȘme moment, cette rĂ©duction de lâespace des Ă©lectrons signifie que leur vitesse augmente par une sorte de bascule des lois physiques fondamentales. Pour les gros atomes, les Ă©lectrons voyagent presque Ă la vitesse de la lumiĂšre . Comme le suggĂšre la thĂ©orie de la relativitĂ© restreinte dâEinstein, les objets qui se dĂ©placent aussi vite gagnent en masse, ce qui a des consĂ©quences bizarres sur les propriĂ©tĂ©s de lâĂ©lĂ©ment.
Ces eïŹets relativistes se manifestent mĂȘme dans les Ă©lĂ©ments plus connus du tableau pĂ©riodique Lâor est jaune parce que ces eïŹets rĂ©duisent lâĂ©cart entre deux de ses couches Ă©lectroniques, ce qui modiïŹe lĂ©gĂšrement les longueurs dâonde de la lumiĂšre que lâĂ©lĂ©ment absorbe et rĂ©ïŹĂ©chit
Les eïŹets relativistes ne jouent cependant pas un rĂŽle important dans le comportement chimique de la plupart des Ă©lĂ©ments lĂ©gers En eïŹet, les Ă©lectrons des couches externes (oĂč il peut ne pas y avoir assez dâĂ©lectrons pour remplir complĂštement la couche) sont responsables de lâĂ©tablissement de liaisons chimiques avec dâautres atomes. Or ils sont moins soumis aux eïŹets relativistes Dans le tableau pĂ©riodique, les Ă©lĂ©ments dâune mĂȘme colonne ont la mĂȘme composition sur leurs couches externes,
QUELQUES EXEMPLES DE FORMES DâORBITALES ĂLECTRONIQUES ce qui permet de prĂ©voir quâils ont les mĂȘmes comportements chimiques.
« Le tableau périodique est censé vous indiquer les tendances chimiques », explique
Jennifer Pore Or pour les Ă©lĂ©ments les plus lourds , dans lesquels les e ïŹ ets relativistes commencent Ă dominer, ce nâest plus nĂ©cessairement vrai . En  2018, lâĂ©quipe de Peter Schwerdtfeger a dĂ©couvert quâen raison de ces eïŹets, le nuage dâĂ©lectrons de lâoganesson ressemble Ă une grande tache ïŹoue sans distinction majeure entre les couches.
MĂȘme en dehors du territoire des superlourds, les chimistes sâinterrogent sur la place de certains Ă©lĂ©ments dans le tableau pĂ©riodique
Depuis 2015, un groupe de travail de lâUnion internationale de chimie pure et appliquĂ©e arbitre un dĂ©bat sur les Ă©lĂ©ments qui devraient ïŹgurer dans la troisiĂšme colonne du tableau : le lanthane et lâactinium (Ă©lĂ©ments 57 et 89) ou le lutĂ©cium et le lawrencium (71 et 103). Le dĂ©bat est centrĂ© sur les Ă©lectrons qui se comportent mal : en raison dâeïŹets relativistes, les Ă©lectrons les plus externes en orbite autour de ces Ă©lĂ©ments ne sont pas lĂ oĂč ils devraient ĂȘtre selon le tableau pĂ©riodique AprĂšs neuf ans dâexamen officiel , il nây a toujours pas de consensus sur la maniĂšre de regrouper ces Ă©lĂ©ments. Ces problĂšmes deviennent de plus en plus pressants pour les Ă©lĂ©ments les plus lourds du tableau. « Nous essayons de dĂ©terminer oĂč cette organisation commence Ă sâeïŹondrer et oĂč le tableau pĂ©riodique cesse dâĂȘtre utile », explique Jacklyn Gates
Outre une fenĂȘtre sur les limites de la chimie, la danse des Ă©lectrons donne aussi un aperçu de la dynamique du noyau dans les situations les plus extrĂȘmes Dans un noyau gorgĂ© de protons et de neutrons, les interactions entre ses particules dĂ©forment souvent sa forme, qui sâĂ©carte de la reprĂ©sentation stĂ©rĂ©otypĂ©e de la boule homogĂšne. Selon Michael Block, physicien au GSI, la plupart des Ă©lĂ©ments superlourds Ă©tudiĂ©s jusquâĂ prĂ©sent ont un noyau oblong en forme de ballon de rugby En thĂ©orie, les Ă©lĂ©ments plus lourds qui nâont pas encore Ă©tĂ© synthĂ©tisĂ©s pourraient avoir des noyaux en forme de soucoupes volantes ou mĂȘme de bulles, avec une densitĂ© trĂšs faible au centre Les scientiïŹques « voient » ces formes en mesurant les minuscules changements dans les orbitales des Ă©lectrons : celles-ci sont aïŹectĂ©es par la distribution des charges positives dans le noyau « Cela nous permet de dĂ©terminer la taille et la forme du noyau », explique le chercheur
Au-delĂ de sa forme, la structure du noyau est la clĂ© pour savoir sâil sera possible un jour de synthĂ©tiser un Ă©lĂ©ment superlourd stable. Certains nombres de protons et de neutrons ( collectivement appelĂ©s « nuclĂ©ons » ) sont connus sous le nom de « nombres magiques », car les noyaux qui en sont dotĂ©s prĂ©sentent
QUELQUES EXEMPLES DE FORMES DE NOYAUX une durĂ©e de vie exceptionnellement longue Comme les Ă©lectrons, les nuclĂ©ons occupent des couches, et ces nombres magiques reprĂ©sentent les valeurs pour lesquelles les couches nuclĂ©aires sont remplies, ce qui confĂšre une relative stabilitĂ© . LâĂźlot de stabilitĂ© , que les chercheurs espĂšrent trouver avec un isotope superlourd encore inconnu, serait le rĂ©sultat dâune « double magie » â des nombres complĂ©tant des couches Ă la fois pour les protons et les neutrons
MIRAGE OU RĂALITĂ ? La question de savoir si lâĂźlot de stabilitĂ© existe vraiment reste ouverte, car les noyaux les plus lourds prĂ©fĂšrent peut-ĂȘtre se fragmenter que sâaccommoder de nombres magiques de nuclĂ©ons La ïŹssion pourrait briser le rĂȘve des physiciens Alors quâavec la dĂ©sintĂ©gration alpha, les noyaux se dĂ©lestent progressivement de leurs nuclĂ©ons, avec la ïŹssion, câest une perte soudaine et radicale « Selon les modĂšles, les prĂ©dictions diïŹĂšrent quant au nombre de nuclĂ©ons qui peuvent sâaccumuler dans un noyau avant que la ïŹssion ne devienne inĂ©vitable », explique Witold Nazarewicz Les thĂ©oriciens tentent dâĂ©valuer cette limite pour dĂ©terminer la taille maximale des noyaux Les limites sâexplorent Ă©galement dans une autre direction Pour ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un Ă©lĂ©ment, un noyau doit survivre pendant au moins 10 â 14 seconde, le temps nĂ©cessaire pour que les Ă©lectrons sây accrochent et forment un atome Mais en thĂ©orie, la durĂ©e de vie dâun noyau peut ĂȘtre aussi courte que 10 â 21 seconde. « Dans lâintervalle inïŹnitĂ©simal entre ces deux dĂ©finitions , on trouverait des noyaux sans nuages dâĂ©lectrons, incapables de faire de la chimie, prĂ©cise Witold Nazarewicz Lâordre du tableau pĂ©riodique se brise avec les Ă©lĂ©ments les plus lourds La question est de savoir oĂč lâon rompt complĂštement avec la chimie »
Ce texte est une adaptation de lâarticle Superheavy Elements Are Breaking the Periodic Table, publiĂ© par ScientiïŹc American en juin 2024.
Une tout autre façon dâaborder la question des Ă©lĂ©ments superlourds est de les chercher dans lâespace Les Ă©lĂ©ments plus lourds que le fer (numĂ©ro atomique 26) se forment dans la nature par un processus appelĂ© « capture rapide de neutrons » , qui se produit souvent lors dâĂ©vĂ©nements cataclysmiques tels que la collision de deux Ă©toiles Ă neutrons.
Selon Gabriel MartĂnez-Pinedo, astrophysicien au GSI , si des Ă©lĂ©ments superlourds sont apparus naturellement dans lâUnivers, ils lâont probablement Ă©tĂ© dans la fusion dâĂ©toiles Ă neutrons, et par la capture rapide de neutrons ( Ă©galement connue sous le nom de « processus r »). Dans cette rĂ©action, le noyau de dĂ©part sâempare des neutrons libres Ă proximitĂ© de lui , il gagne rapidement en nuclĂ©ons et forme un ion lourd. Ce processus se dĂ©roule dans des environnements oĂč les neutrons circulent librement, ce qui explique
AUX CONFINS DU TABLEAU Le chimiste russe Dmitri MendeleĂŻev en propose une premiĂšre version en 1869. Les Ă©lĂ©ments sont organisĂ©s par leur nombre de protons et, sur une colonne, ils ont le mĂȘme nombre dâĂ©lectrons disponibles pour Ă©tablir des liaisons chimiques, ce qui leur confĂšre des propriĂ©tĂ©s communes. Depuis quelques annĂ©es, les scientiïŹques ont synthĂ©tisĂ© des Ă©lĂ©ments superlourds. Ces derniers ne respectent pas toujours les rĂšgles du tableau et de la chimie. Certains, qui devraient ĂȘtre des gaz inertes, se rĂ©vĂšlent ïŹnalement ĂȘtre des solides qui interagissent.
Ălements superlourds
pourquoi les fusions dâĂ©toiles Ă neutrons sont des endroits propices
En 2017, les scientiïŹques ont observĂ© pour la premiĂšre fois une fusion dâĂ©toiles Ă neutrons en dĂ©tectant les ondes gravitationnelles Ă©mises par cet Ă©vĂ©nement « Avec ces donnĂ©es, nous avons eu la toute premiĂšre conïŹrmation que le processus r sâopĂšre eïŹectivement lors de la fusion de deux Ă©toiles Ă neutrons », explique Gabriel MartĂnez-Pinedo Les chercheurs ont dĂ©tectĂ© des isotopes de lanthanides (numĂ©ros atomiques 57 Ă 71) lors de cet Ă©vĂ©nement, mais sans pouvoir les identiïŹer avec plus de prĂ©cision Pour reconnaĂźtre la prĂ©sence dâĂ©lĂ©ments superlourds, les chercheurs devront dâabord dĂ©terminer leur signature, câest-Ă -dire les longueurs dâonde quâils absorbent ou Ă©mettent, puis ĂȘtre en mesure de les extraire de ce que Gabriel MartĂnez-Pinedo appelle la complexe « soupe dâĂ©lĂ©ments » qui se forme lors dâune collision dâĂ©toiles Ă neutrons
En dĂ©cembre 2023, cependant, des astronomes ont signalĂ© que certaines Ă©toiles contenaient des quantitĂ©s anormalement Ă©levĂ©es de plusieurs Ă©lĂ©ments plus lĂ©gers , tels que le ruthĂ©nium, le rhodium, le palladium et lâargent. Ces Ă©lĂ©ments pourraient ĂȘtre surreprĂ©sentĂ©s parce quâils rĂ©sultent de la ïŹssion dâĂ©lĂ©ments lourds ou superlourds Ce scĂ©nario suggĂšre que des noyaux comportant jusquâĂ 260 protons et neutrons pourraient se constituer par le biais du processus r.
TRAQUE COSMIQUE MĂȘme si les Ă©lĂ©ments superlourds créés lors des fusions dâĂ©toiles Ă neutrons se dĂ©sintĂšgrent trĂšs vite, le fait de savoir quâils existent aiderait les scientiïŹques Ă Ă©crire lâhistoire de la matiĂšre dans lâUnivers , souligne Gabriel MartĂnez-Pinedo. De nouveaux observatoires, tels que le tĂ©lescope
Numéro
Symbole Nom de lâĂ©lĂ©ment
Masse atomique (en unités de masse atomique unifiée)
Année de découverte
examineront dâautres Ă©vĂ©nements cosmiques capables de produire des Ă©lĂ©ments superlourds . Et de nouveaux dĂ©tecteurs dâondes gravitationnelles porteront leur regard sur des distances beaucoup plus grandes et avec une plus grande prĂ©cision
Dans lâinstallation dâisotopes rares de lâuniversitĂ© du Michigan, un nouveau faisceau Ă haute Ă©nergie promet dâapporter de nouvelles informations sur le processus r en introduisant plus de neutrons dans les isotopes quâil nâa jamais Ă©tĂ© possible de le faire auparavant . Il ne sâagit pas de nouveaux superlourds , mais de versions renforcĂ©es dâĂ©lĂ©ments plus lĂ©gers. En fĂ©vrier  2024, les chercheurs ont annoncĂ© quâils avaient créé des isotopes lourds de thulium, dâytterbium et de lutĂ©cium en nâutilisant quâune fraction de la puissance maximale prĂ©vue pour leurs faisceaux Avec leur dispositif lancĂ© Ă plein rĂ©gime , ils devraient ĂȘtre en mesure de
produire le type dâisotopes qui se dĂ©sintĂšgrent ïŹnalement en mĂ©taux stables plus lourds, tels que lâor. « Cela devrait ouvrir la voie Ă la fabrication de certains isotopes intĂ©ressants pour lâastrophysique », dĂ©clare Brad Sherrill, coauteur de lâĂ©tude
Entre-temps, dâautres scientiïŹques dans le monde cherchent Ă©galement Ă augmenter la puissance de leurs faisceaux dâions et de leurs cibles pour dĂ©passer lâĂ©lĂ©ment 118. Le GSI disposera bientĂŽt dâun accĂ©lĂ©rateur de nouvelle gĂ©nĂ©ration pour la synthĂšse des superlourds EnïŹn, au LBNL, Jacklyn Gates et son Ă©quipe mettent en place des instruments pour mesurer avec une plus grande prĂ©cision la masse dâun seul atome
Ces nouveaux outils devraient permettre de mieux cerner les contours de la chimie des éléments superlourds . « Dans ce domaine , déclare Peter Schwerdtfeger, nous sommes constamment surpris » n
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C. DĂŒllmann et M. Block, La course aux superĂ©lĂ©ments, Pour la Science n° 496, 2019.
LâAUTEUR LOĂC MANGIN
rédacteur en chef adjoint à Pour la Science
IDES STĂLES DâEXCEPTION Le musĂ©e Fenaille, Ă Rodez, met Ă lâhonneur le spectaculaire mĂ©galithisme Ă©thiopien, en prĂ©sentant notamment des Ćuvres de lâartiste allemand Alfons Bayrle.
maginez un paysage vallonnĂ©, oĂč des collines arborĂ©es se succĂšdent Ă perte de vue⊠LâAveyron ? Non, presque, lâĂthiopie, dans le sud du pays, sur les contreforts orientaux de la vallĂ©e du Rift LĂ , un homme , assis sur un tabouret , manie ses pinceaux et ses pastels pour reprĂ©senter un bloc de pierre taillĂ©e rĂ©cemment dĂ©couvert Lâartiste en question est lâAllemand Alfons ( dit Alf ) Bayrle, qui sĂ©journa notamment Ă Paris Ă la ïŹn des annĂ©es 1920, oĂč il frĂ©quenta Giorgio de Chirico, Raoul Dufy, Aristide Maillol, Henri Matisse, Pablo Picasso⊠Son style, rĂ©solument ïŹguratif, se situe entre le cubisme et le « cĂ©zanisme ». Et en 1934, il embarqua avec lâethnologue Adolf Ellegard Jensen, pour une mission dâexploration de la rĂ©gion, la deuxiĂšme aprĂšs celle du dĂ©couvreur, le pĂšre AzaĂŻs En eïŹet, une dizaine dâannĂ©es plus tĂŽt, celui-ci, soutenu notamment par le ras Tafari, qui deviendra lâempereur HailĂ© SĂ©lassiĂ©, parcourut ces rĂ©gions de ce qui Ă©tait encore un empire pour y rendre compte du patrimoine archĂ©ologique En quoi consiste-t-il ?
Rien de moins quâenviron 10 000 stĂšles, pour ne parler que de celles quâon a mises au jour. Elles sont rĂ©parties en quelque 130 sites (mais la rĂ©gion nâa pas encore Ă©tĂ© entiĂšrement prospectĂ©e), qui forment lâextrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale dâun « corridor mĂ©galithique » traversant tout le pays et dont les vestiges phares, patrimoine mondial de lâhumanitĂ©, sont les grands obĂ©lisques dâAksum (Ă la frontiĂšre avec lâĂrythrĂ©e) ou encore les stĂšles Ă Ă©pĂ©es de Tiya, dans le centre du pays.
LâĂ©quipe de Jensen rapporta du pays Gedeo, Ă lâest du lac Abaya, notamment
du site de Tuto Fela, plus de 500 photographies, plusieurs dessins de Bayrle et 17 stĂšles aujourdâhui conservĂ©es au musĂ©e des cultures du monde, Ă Francfort. Une dizaine dâentre elles a fait le voyage jusquâĂ Rodez, dans lâAveyron, oĂč le musĂ©e Fenaille consacre une exposition dâampleur Ă ce mĂ©galithisme Ă©thiopien, en prĂ©sentant Ă©galement clichĂ©s, objets locaux et, donc, de nombreuses Ćuvres de Bayrle (voir la reproduction page cicontre). Sur celles-ci, on distingue des caractĂ©ristiques communes, comme les oriïŹces marquant les yeux et les narines, et un nombril protubĂ©rant. Que sait-on de ces stĂšles ?
Dâabord, essentiellement taillĂ©es dans de lâignimbrite (une roche dâorigine volcanique nĂ©e de la compression des rejets dâune nuĂ©e ardente), elles se rĂ©partissent en deux types, les phalliques, largement majoritaires, et les anthropomorphes. Les premiĂšres, disposĂ©es en lignes simples ou doubles, forment en certains endroits des « champs de stĂšles ». Les secondes sont regroupĂ©es sur de grands entassements de pierres (des cairns) et marquent lâemplacement de sĂ©pultures, des restes osseux Ă©tant enfouis sous leur base.
Des datations au carbone 14 de ces vestiges ont rĂ©vĂ©lĂ© que ces stĂšles anthropomorphes ont Ă©tĂ© Ă©rigĂ©es entre le XIIe et le XVIe siĂšcle. Quant aux mĂ©galithes phalliques, en lâabsence de restes Ă dater, lâincertitude demeure. Quelques analyses, notamment dâĂ©chantillons de charbon, suggĂšrent une pĂ©riode comprise entre le IIe et le VIIIe siĂšcle, mais rien ne permet de conclure dĂ©finitivement. En 2023, la fouille du site de Soditi a resserrĂ© la pĂ©riode entre le Ve et le VIIe siĂšcle.
Câest que depuis le voyage de Bayrle, les expĂ©ditions se sont poursuivies tant le patrimoine est exceptionnel et les questions en suspens nombreuses. Francis Anfray, directeur de lâInstitut Ă©thiopien dâarchĂ©ologie, le visita en 1965 tandis que lâarchĂ©ologue Roger Joussaume y mena dâimportantes fouilles entre 2002 et 2010. Et depuis 2018, la mission pluridisciplinaire Abaya, coordonnĂ©e par Vincent Ard (CNRS) et Anne-Lise Goujon (CFEE), et Ă laquelle lâinstitution ruthĂ©noise participe, a pris le relais.
Lâune des questions brĂ»lantes, et non des moindres, est dâidentiïŹer les populations qui ont Ă©rigĂ© ces mĂ©galithes, car leur trace se perd au XVIe siĂšcle, quand des bouleversements sociopolitiques, notamment la guerre entre les sultanats musulmans et le royaume chrĂ©tien, ont altĂ©rĂ© les identitĂ©s culturelles et eïŹacĂ© de la mĂ©moire collective lâorigine de ces sites.
Le prochain dĂ©part est prĂ©vu pour fĂ©vrier 2025, alors quâen septembre 2023, le paysage culturel du Gedeo a Ă©tĂ© inscrit sur la liste du patrimoine mondial. PeutĂȘtre y aura-t-il Ă nouveau un artiste, comme Bayrle, dont les Ćuvres conservent Ă ce jour une importance capitale dâun point de vue aussi bien scientifique quâartistique. n
« Ăthiopie, la vallĂ©e des stĂšles », au musĂ©e Fenaille, Ă Rodez (12), jusquâau 3 novembre 2024. musee-fenaille.rodezagglo.fr
Lâauteur a publiĂ© : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science⊠(Belin, 2018)
LES AUTEURS JEAN-MICHEL
COURTY ET ĂDOUARD KIERLIK professeurs de physique Ă Sorbonne UniversitĂ©, Ă Paris
LE SECRET DU CHANT DES SIRĂNES Pour Ă©me re des sons, plusieurs dispositifs, notamment les sirĂšnes dâalarme, sont fondĂ©s non pas sur des vibrations ou des oscillations, mais sur des rotations ingĂ©nieusement exploitĂ©es.
Ăchaque premier mercredi du mois retentit le son caractĂ©ristique des sirĂšnes du systĂšme dâalerte et dâinformation des populations que lâon dĂ©clenche pour en vĂ©riïŹer le bon fonctionnement Mais comment ce son est-il gĂ©nĂ©rĂ© ? Le dispositif trĂšs particulier fait partie dâune famille dâappareils qui ont comme point commun de produire des sons au moyen de roues percĂ©es ou dentĂ©es. InventĂ©s Ă lâorigine pour eïŹectuer des mesures de frĂ©quences sonores Ă partir de la vitesse de rotation des roues, ils sont aussi capables dâĂ©mettre des sons trĂšs puissants
Si nous associons spontanĂ©ment la notion de note et de hauteur aux sons Ă©mis par des instruments de musique ou Ă la voix, nous pouvons aussi le faire pour de nombreux sons que nous rencontrons dans notre vie quotidienne, par exemple ceux que produisent des insectes volants, des moteurs oĂč mĂȘme le bruit dâune rĂąpe
LA RĂPĂTITION FAIT LA NOTE La note pure dâun diapason correspond Ă une variation sinusoĂŻdale de la pression de lâair. Mais point besoin dâavoir des oscillations sinusoĂŻdales pour entendre une note : il suïŹt de la rĂ©pĂ©tition pĂ©riodique dâun mĂȘme motif sonore Plus la rĂ©pĂ©tition est rapide et plus le son est aigu. Celui, grave, du hanneton correspond Ă des battements de ses ailes avec une frĂ©quence de 50 hertz (Hz), câest-Ă -dire 50 fois par seconde ; le vrombissement de la mouche
est entre 200 et 300 Hz, tandis que celui dĂ©sagrĂ©ablement aigu du moustique sâĂ©tale de 600 Ă 2 300 Hz selon les espĂšces. DĂšs quâun bruit est rĂ©pĂ©tĂ© Ă une frĂ©quence qui dĂ©passe quelques dizaines de hertz, notre oreille et notre cerveau perçoivent une note. Et nous y sommes tellement entraĂźnĂ©s quâil suffit mĂȘme de quelques bruits identiques trĂšs rapprochĂ©s pour que lâassociation se fasse Vous pouvez lâexpĂ©rimenter en tapant sur une table avec vos ongles Pour ce faire, la paume de la main est dirigĂ©e vers le bas et les doigts sont relĂąchĂ©s et ïŹĂ©chis pour courber les derniĂšres phalanges Ă la verticale. On abaisse alors la main de sorte que les ongles tapent sur la table les uns aprĂšs les autres Selon lâinclinaison et la rapiditĂ© du geste, on entendra des notes diïŹĂ©rentes. Une autre expĂ©rience particuliĂšrement simple permet de produire sur le mĂȘme
© Illustrations de Bruno Vacaro
Roue dentée
Carton
Pour faire une note, rien de plus simple ! Un Ă©crou dans un ballon (Ă droite) ou bien, comme FĂ©lix Savart le proposa, des roues dentĂ©es en rotation contre lesquelles sâappuie un morceau de carton (Ă gauche).
principe une grande variĂ©tĂ© de notes Il suïŹt de placer un Ă©crou dans un ballon de baudruche dĂ©gonïŹĂ© puis de le gonïŹer et de le fermer (voir la ïŹgure ci-dessus) En donnant un mouvement circulaire suïŹsamment ample au ballon, on peut faire rouler lâĂ©crou sur sa tranche. Ă chaque fois quâil bascule sur une de ses arĂȘtes, il vient frapper la surface du ballon et Ă©met un clac La rĂ©pĂ©tition rapide de ces clacs engendre un son qui peut couvrir toute la hauteur de la gamme, des plus graves aux plus aigus, en choisissant des Ă©crous de tailles diïŹĂ©rentes et en ajustant la vitesse de rotation. Câest cette idĂ©e dâutiliser des claquements successifs quâa eue le physicien anglais Robert Hooke pour gĂ©nĂ©rer des sons de frĂ©quence connue. Avec son dispositif, il va dĂ©montrer en 1681 Ă la Royal Society la relation entre la hauteur dâune
Ăcrou
Compteur
UN BRUIT DE CAGNIARD Dans la sirĂšne de CagniardLatour, un ïŹux dâair comprimĂ© met en rotation un disque perforĂ© placĂ© au-dessus dâun autre, ïŹxe celui-lĂ . Le gaz, en Ă©tant alternativement bloquĂ© ou libre de sâĂ©couler, crĂ©e des variations de pression de lâair qui ne sont pas autre chose que des sons. Les compteurs placĂ©s au-dessus du dispositif indiquent le nombre de tours, et donc la frĂ©quence. Air comprimĂ©
note et sa frĂ©quence Ce systĂšme sera repris dans les annĂ©es 1830 par le physicien Français FĂ©lix Savart, qui lui donnera son nom : la roue de Savart Lâappareil est constituĂ© de roues dentĂ©es (voir la ïŹgure ci-dessus, Ă gauche) Pour Ă©mettre une note, on maintient un morceau de carton fort contre lâune de ces derniĂšres en rotation. Cette carte est repoussĂ©e par les dents, elle ploie et, une fois relĂąchĂ©e, elle revient frapper la dent suivante.
LA BASE DU TELHARMONIUM Pour des expériences de démonstration, le diamÚtre des roues est de 5 à 6 centimÚtres Un dispositif a en général plusieurs roues dont le nombre de dents varie typiquement de 48 à 90. En les faisant tourner à une vitesse de rotation connue, on détermine la fréquence des clacs. Félix Savart, en fabriquant des roues
Disque en rotation
Disque fixe
de laiton de grand diamĂštre et ïŹnement dentĂ©es, a rĂ©ussi Ă produire des sons de frĂ©quences allant jusquâĂ 24 000 Hz, câestĂ -dire dans le domaine des ultrasons
Si au lieu de mettre une carte sur les dents de la roue, on place un Ă©lectroaimant Ă proximitĂ©, on rĂ©alise une roue phonique, inventĂ©e en 1896 par lâamĂ©ricain Thaddeus Cahill pour son instrument de musique, le telharmonium LâidĂ©e est la mĂȘme que pour les micros des guitares Ă©lectriques. On fait passer un courant dans lâĂ©lectroaimant Lorsque la dent de la roue sâapproche du
Les auteurs ont notamment publié : En avant la physique !, une sélection de leurs chroniques (Belin, 2017).
Ballon
noyau de lâĂ©lectroaimant, elle change par induction le comportement Ă©lectrique de ce dernier et provoque une modulation de la tension Ă©lectrique Ă la mĂȘme frĂ©quence que celle du dĂ©ïŹlement des dents Dans ce dispositif, lâextrĂ©mitĂ© des dents est aplatie et ce sont un moteur Ă©lectrique et une boĂźte de vitesses qui permettent de contrĂŽler la vitesse de rotation Il faut alors transformer la modulation du signal Ă©lectrique en signal sonore et avoir suïŹsamment de roues et de vitesses de rotation pour couvrir, comme un piano, sept octaves. HĂ©las , lâinstrument qui en a rĂ©sultĂ© mesurait une vingtaine de mĂštres de long et pesait 200 tonnes Il nâa guĂšre rencontrĂ© de succĂšs
EN QUĂTE DE PUISSANCE Tous ces dispositifs ne produisent pas des sons trĂšs puissants. Pour y remĂ©dier, on peut utiliser une sirĂšne, câest-Ă -dire un appareil avec un disque tournant percĂ© de trous qui ont pour eïŹet de laisser passer et de bloquer pĂ©riodiquement un jet dâair comprimĂ© Les modulations de pression associĂ©es au signal sonore sont ici créées directement Ă lâaide dâair comprimĂ© et non pas par le mouvement pĂ©riodique dâune surface comme avec un hautparleur. Câest ce qui permet dâavoir trĂšs facilement une intensitĂ© sonore importante, en jouant sur le dĂ©bit dâair. Câest en 1819 que lâingĂ©nieur et physicien français Charles Cagniard de La Tour invente ce mĂ©canisme , nommĂ© « sirĂšne de Cagniard-Latour », dans le but de mesurer les frĂ©quences acoustiques Dans son invention, la partie centrale est composĂ©e de deux disques, percĂ©s tous deux de trous Ă©quidistants, et superposĂ©s sur un axe qui passe par leurs centres (voir la ïŹgure page prĂ©cĂ©dente) Lâun des disques , le stator, est fixe tandis que lâautre disque, le rotor, placĂ© au-dessus, tourne. Le stator ferme la partie supĂ©rieure dâun cylindre alimentĂ© par-dessous par de lâair sous pression. La rotation du rotor provoque lâouverture et la fermeture pĂ©riodique des trous et câest la variation pĂ©riodique de la pression Ă lâoriïŹce de ces trous qui produit la note. Petite astuce : les trous sont percĂ©s en biais. Par consĂ©quent, le passage de lâair provoque et accĂ©lĂšre la rotation du disque. Le rotor est reliĂ© mĂ©caniquement Ă un compte - tour afin de mesurer la vitesse de rotation du disque et dâen dĂ©duire la frĂ©quence Ă©mise FĂącheuse contrepartie : comme la rotation est engendrĂ©e par le passage de lâair, il est difficile de fixer trĂšs prĂ©cisĂ©ment la
LES SIRĂNES DU MERCREDI Lâalarme qui retentit chaque premier mercredi du mois rĂ©sulte de la rotation dâun cylindre usinĂ©, dotĂ© de palettes, dans un autre ajourĂ©. Lâair est ainsi, comme dans la sirĂšne de Cagniard-Latour ou la sirĂšne Ă main ci-dessous, pĂ©riodiquement bloquĂ© puis libĂ©rĂ©. Pour se faire entendre dâun bout Ă lâautre de la ville, le dispositif est complĂ©tĂ© par des cĂŽnes qui font fonction de haut-parleurs.
Poignée
Ouverture
vitesse de rotation. De plus, on crĂ©e une corrĂ©lation entre lâintensitĂ© sonore et la vitesse de rotation : plus la pression de lâair comprimĂ© est importante, plus le disque tourne vite. Autrement dit, plus le son est aigu, plus il est intense Câest dâailleurs cette propriĂ©tĂ© qui a donnĂ© lâidĂ©e dâen faire le dispositif dâalerte des populations tel que nous le connaissons aujourdâhui
LE « CHANT » DES SIRĂNES Dans ces sirĂšnes dâalarme, le son est produit par deux cylindres concentriques, avec le rotor Ă lâintĂ©rieur et le stator Ă lâextĂ©rieur (voir la ïŹgure ci-dessus) Ces deux cylindres sont percĂ©s dâouvertures rectangulaires Lâair est bloquĂ© quand ces fenĂȘtres sont face aux parties pleines de lâautre cylindre et il passe quand les fenĂȘtres sont en vis-Ă -vis Le cylindre central a une face ouverte vers lâextĂ©rieur, tandis que lâautre est muni de palettes qui entraĂźnent lâair, le mettent en rotation et crĂ©ent ainsi une pompe centrifuge Ce rotor est mis en rotation par un moteur pour les sirĂšnes puissantes ou une manivelle pour les alarmes Ă main. Dans ce dernier cas, un mĂ©canisme dâengrenages permet de multiplier typiquement par 25 la vitesse de rotation de la main Si on a des cylindres Ă huit ouvertures chacun, faire un tour par seconde produira une note Ă 200 Hz, parfaitement audible. Pour les sirĂšnes dâalarme Ă moteur, pour ampliïŹer le son, chaque ouverture du stator est munie dâun haut-parleur Ă pavillon EïŹet garanti : toute la ville peut lâentendre n
Palette
BIBLIOGRAPHIE
H. Bouasse, Acoustique générale : ondes aériennes, Delagrave, 1926.
SUR LE WEB
J.-M. Courty et E. Kierlik, « Des bruits et des sons » , spectacle scientiïŹque disponible sur la chaĂźne YouTube du CNRS, 2023. youtu.be/RFVmcV_2TWM
J.-M. Courty, « Lâincroyable secret du chant des sirĂšnes » , chaĂźne YouTube Merci la physique, 2023. youtu.be/p3mjIxxwsI4
Cet encart dâinformation est mis Ă disposition gratuitement au titre de lâarticle L. 541-10-18 du code de lâenvironnement. Cet encart est Ă©laborĂ© par CITEO.
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