POUR LA SCIENCE #562 ‱ AOUT 2024

Page 1


Mathématiques

PARADOXES ET ILLUSIONS DE L’HYPERCALCUL

Géophysique

Écologie

Une sĂ©lection d’articles les plus rĂ©cents

Une archive mise en avant

La revue de presse de la rédaction

Pour s’inscrire, ïŹ‚ashez ce QR Code

MENSUEL POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef : François Lassagne

Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier

Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

Stagiaire : Caroline Barathon

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe

Directeur marketing et développement : Frédéric-Alexandre Talec

Chef de produit marketing : Ferdinand Moncaut

Directrice artistique : Céline Lapert

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande

Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud BruguiÚre et Isabelle Bouchery

Assistante administrative : Finoana Andriamialisoa

Directrice des ressources humaines : Olivia Le Prévost

Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho

Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon

Ont également participé à ce numéro : Isabelle Bellin, Hervé Bocherens, Clémentine Laurens, Julien

Mena, François Parcy, Charlotte Roemer, Charline Zeitoun

PUBLICITÉ France

stephanie jullien@pourlascience fr

ABONNEMENTS

https ://www pourlascience fr/abonnements/ Courriel : serviceclients@groupepourlascience fr

Tél. : 01 86 70 01 76

Du lundi au vendredi de 8 h 30 Ă  12 h 30 et de 13 h 30 Ă  16 h 30

Adresse postale :

Service abonnement groupe Pour la Science 20 rue Rouget-de-Lisle 92 130 Issy-les-Moulineaux.

Tarif d’abonnement Formule IntĂ©grale 1 an (12 numĂ©ros du magazine + 4 numĂ©ros Hors-SĂ©rie + accĂšs au site) : 99 euros

Europe / Reste du monde : consulter https ://www pourlascience fr/abonnements/

DIFFUSION

Contact rĂ©servĂ© aux dĂ©positaires et diïŹ€useurs de presse – TBS SERVICES

Tél : 01 40 94 22 23

DISTRIBUTION

MLP

ISSN 0 153-4092

Commission paritaire n° 0927K82 079

DĂ©pĂŽt lĂ©gal : 5636 – AoĂ»t 2024

N° d’édition : M077 0562-01 www.pourlascience.fr

170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris

Tél 01 55 42 84 00

SCIENTIFIC AMERICAN

Editor in chief : Laura Helmuth

President : Kimberly Lau 2024. ScientiïŹc American, une division de Springer Nature America, Inc

Soumis aux lois et traitĂ©s nationaux et internationaux sur la propriĂ©tĂ© intellectuelle Tous droits rĂ©servĂ©s UtilisĂ© sous licence Aucune partie de ce numĂ©ro ne peut ĂȘtre reproduite par un procĂ©dĂ© mĂ©canique, photographique ou Ă©lectronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockĂ©e dans un systĂšme d’extraction, transmise ou copiĂ©e d’une autre maniĂšre pour un usage public ou privĂ© sans l’autorisation Ă©crite de l’éditeur La marque et le nom commercial «ScientiïŹc American» sont la propriĂ©tĂ© de ScientiïŹc American, Inc Licence accordĂ©e Ă  «Pour la Science SARL» © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intĂ©gralement ou partiellement la prĂ©sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).

Origine du papier : Autriche

Taux de ïŹbres recyclĂ©es : 30 %

« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

Imprimé en France

Maury Imprimeur SA Malesherbes N° d’imprimeur : 279055

François Lassagne Rédacteur en chef

QUESTIONS EXISTENTIELLES

Depuis 1960, le cĂ©lĂšbre programme Seti (Search for extra-terrestrial intelligence) darde l’oreille de ses radiotĂ©lescopes vers le ciel, Ă  l’écoute d’hypothĂ©tiques signatures Ă©lectromagnĂ©tiques de civilisations extraterrestres avancĂ©es. Parmi les astronomes poursuivant cette quĂȘte, certains s’attendent Ă  ce que de telles signatures Ă©manent non pas d’ĂȘtres de chair, mais de crĂ©atures artiïŹcielles, l’évolution (biologique, puis technologique et culturelle) devant tendanciellement mener Ă  un univers « postbiologique ».

Une autre hypothĂšse, vivace dans la communautĂ© du programme Seti, dont l’historienne des sciences Rebecca Charbonneau retrace les liens avec les angoisses existentielles de la guerre froide, est celle du Grand Filtre. Des transitions Ă©volutives hautement improbables devraient se produire pour engendrer une civilisation repĂ©rable par sa signature technologique. L’humanitĂ© a-t-elle dĂ©jĂ  franchi ce ïŹltre Ă©volutif, ou est-il devant elle (et avec lui le risque de ne pas y survivre, par autodestruction – nuclĂ©aire, climatique
) ?

Nul ne sait ce que nous rĂ©servera notre Ă©volution. « Je ne suis pas capable de dire oĂč va l’évolution », reconnaĂźt le systĂ©maticien Guillaume Lecointre. À qui nous avons exposĂ© les Ă©tonnants travaux de recherche prĂ©sentĂ©s dans ce numĂ©ro, qui s’attachent Ă  mettre en Ă©vidence comment les processus Ă©volutionnaires – sur Terre comme ailleurs – sont susceptibles de se mettre en place. Des expĂ©riences de microïŹ‚uidique, d’un cĂŽtĂ©, des automates cellulaires de nouvelle gĂ©nĂ©ration analysĂ©s par l’IA, de l’autre, font apparaĂźtre des processus de diversiïŹcation et de sĂ©lection. À propos de ces derniers travaux, Guillaume Lecointre estime qu’il est probable que se manifeste bien lĂ  « une forme d’évolution non biologique ». Ces recherches originales nous Ă©clairent assurĂ©ment sur les prĂ©mices des mĂ©canismes primordiaux du vivant et, par lĂ , sur l’origine de la vie. Laissent-elles entrevoir, par extension, la possibilitĂ© de l’émergence d’intelligences non biologiques ? La rĂ©ponse viendra peut-ĂȘtre d’un discret signal prĂ©sent dans les donnĂ©es reçues par un radiotĂ©lescope
 n

s

OMMAIRE

ACTUALITÉS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS

‱ Un pas vers un systùme de traduction universel ?

‱ Les moustiques envahissants coĂ»tent cher

‱ La vraie naissance de l’équitation

‱ Titan fait des vagues

‱ Une nouvelle forme de lymphocytes T identiïŹĂ©e

‱ De l’ordre chez les choux

P. 16

LES LIVRES DU MOIS

P. 18

DISPUTES

ENVIRONNEMENTALES

El Niño a bon dos

Catherine Aubertin

P. 20

LES SCIENCES À LA LOUPE

Les « intermédiaires » de la recherche

Yves Gingras

GRANDS FORMATS

P.

50

GÉOLOGIE MARINE

DES TSUNAMIS DANS UN GRAIN DE SABLE

Éric Chaumillon

Certains tsunamis sont provoquĂ©s par des sĂ©ismes de pĂ©riodicitĂ© connue. Retrouver les traces d’un tsunami ancien et du sĂ©isme associĂ© permettrait donc d’évaluer sa pĂ©riode de retour L’analyse de grains de sable dans les Petites Antilles ouvre aujourd’hui cette perspective


P. 56

PHYSICOCHIMIE

LES ÉLÉMENTS

LETTRE D’INFORMATION

NE MANQUEZ PAS

LA PARUTION DE VOTRE MAGAZINE

GRÂCE À LA NEWSLETTER

‱ Notre sĂ©lection d’articles

‱ Des offres prĂ©fĂ©rentielles

‱ Nos autres magazines en kiosque

Inscrivez-vous www.pourlascience.fr

En couverture : © Miloje/Shutterstock © Jim Braatz (portrait)

Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot

Ce numĂ©ro comporte un encart Pure Pepper posĂ© sur le magazine et diïŹ€usĂ© sur l’ensemble des abonnĂ©s et un courrier de rĂ©abonnement posĂ© sur le magazine, sur une sĂ©lection d’abonnĂ©s

SUPERLOURDS BOXENT HORS CATÉGORIE

Stephanie Pappas

Avec plus de cent protons, les atomes extrĂȘmes bousculent l’ordre Ă©tabli par le tableau pĂ©riodique des Ă©lĂ©ments. Le dĂ©ïŹ d’étudier leurs propriĂ©tĂ©s chimiques rĂ©vĂšle de nombreuses surprises

P. 64

ÉCOLOGIE

AGRICULTURE ET POLLINISATEURS : VERS UNE NOUVELLE ALLIANCE ?

Emmanuelle Porcher, Clélia Sirami et Thibault Gandara

La conservation des pollinisateurs est susceptible de largement bĂ©nĂ©ïŹcier Ă  l’agriculture. C’est ce que prouvent de rĂ©cents travaux, qui rĂ©vĂšlent les multiples interactions de ces animaux et des productions agricoles.

P. 72

HISTOIRE DES SCIENCES

SETI : ENTRE GUERRE FROIDE ET QUÊTE

EXISTENTIELLE

Rebecca Charbonneau

La recherche d’intelligence extraterrestre a incarnĂ©, Ă  bien des Ă©gards, les tensions des annĂ©es 1960. La course aux armements nuclĂ©aires a fortement imprĂ©gnĂ© ses rĂ©ïŹ‚exions

N° 562 / Août 2024

P. 22 COMMENT L’ÉVOLUTION A ÉMERGÉ

P. 24

CHIMIE

LES PREMIERS PAS DE L’ÉVOLUTION

EN LABORATOIRE

Philippe Nghe et Grégoire Danger

RecrĂ©er sur une puce de quelques centimĂštres les conditions minimales pour qu’émerge une Ă©volution de type darwinien, mission impossible ? Pas sĂ»r


P. 34

INFORMATIQUE

QUAND L’IA EXPLORE LES PRÉMICES

D’UNE VIE ARTIFICIELLE

Clément Moulin-Frier, Gautier Hamon et Pierre-Yves Oudeyer

Comment les Ă©lĂ©ments d’un environnement, interagissant localement, peuvent-ils s’autoorganiser pour former de premiers individus, puis se diversiïŹer ? Une nouvelle gĂ©nĂ©ration d’automates cellulaires, couplĂ©e Ă  des algorithmes d’IA , ouvre des pistes inĂ©dites de rĂ©ponse.

P. 44

ÉPISTÉMOLOGIE

« IL FAUT PENSER L’ÉVOLUTION

AU SENS LARGE »

Entretien avec Guillaume Lecointre

Qu’est-ce que l’évolution et comment l’apprĂ©hende-t-on aujourd’hui, avec le recul ? Portrait d’un phĂ©nomĂšne dont on ne cesse de renouveler les contours

RENDEZ-VOUS

P. 80

LOGIQUE & CALCUL L’HYPERCALCUL

EST-IL

PARADOXAL ?

Jean-Paul Delahaye

Les mathĂ©matiques autorisent des calculs inïŹnis, et certains champs de la physique semblent, eux aussi, en avoir besoin

Mais quel sens donner à de telles opérations ?

P. 86

ART & SCIENCE

Des stùles d’exception

LoĂŻc Mangin

P. 88

IDÉES DE PHYSIQUE

Le secret du chant des sirĂšnes

Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

P. 92

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

D’oĂč viennent les baobabs ?

Hervé Le Guyader

P. 96

SCIENCE & GASTRONOMIE

Des roux et des couleurs

Hervé This

P. 98

À PICORER

COMMENT L’ÉVOLUTION A ÉMERGÉ

Comme le suggĂšre le systĂ©maticien Guillaume Lecointre (p. 44), il n’y a pas de vivant sans Ă©volution, car celle-ci contribue Ă  le dĂ©ïŹnir. Comprendre comment les processus Ă©volutionnaires se sont mis en place, c’est donc comprendre, aussi, comment la vie a Ă©mergĂ©. De nouveaux outils facilitent aujourd’hui l’exploration de ces mĂ©canismes primordiaux. Des expĂ©riences de microïŹ‚uidique (p. 24), d’un cĂŽtĂ©, des automates cellulaires de nouvelle gĂ©nĂ©ration analysĂ©s par l’IA (p. 34), de l’autre, font apparaĂźtre des processus de diversiïŹcation et de sĂ©lection. Ces prĂ©mices d’une Ă©volution non biologique Ă©clairent le vivant.

Les premiers pas de l’évolution en laboratoire

RecrĂ©er sur une puce de quelques centimĂštres les conditions minimales pour qu’émerge une Ă©volution de type darwinien, mission impossible ? Pas sĂ»r


C’ est un fait. Trouver de la matiĂšre organique dans notre galaxie et dans notre SystĂšme solaire n’est pas un problĂšme Qu’il s’agisse d’analyses de mĂ©tĂ©orites, comĂštes ou astĂ©roĂŻdes, ou d’expĂ©riences en laboratoire recrĂ©ant des mĂ©langes molĂ©culaires primitifs pour reconstituer la matiĂšre provenant de ces corps, la conclusion est sans appel Plusieurs millions de molĂ©cules organiques – c’est-Ă dire comportant des atomes de carbone et d’hydrogĂšne, voire d’autres comme l’oxygĂšne ou l’azote – sont produites lors des rĂ©actions ayant cours durant la formation d’un systĂšme planĂ©taire Et les observations de diïŹ€Ă©rents environnements astrophysiques montrent que la matiĂšre organique est bien prĂ©sente dans de nombreux objets de notre galaxie, des nuages molĂ©culaires denses Ă  l’origine des systĂšmes planĂ©taires jusqu’à la surface de planĂštes de notre SystĂšme solaire et de leurs satellites

Du fait de cette abondance de matiĂšre organique, on pourrait penser que la vie telle qu’on la connaĂźt sur Terre – Ă  savoir la capacitĂ© de se reproduire et d’évoluer –devrait ĂȘtre rĂ©pandue. Cependant, les missions spatiales qui sont allĂ©es Ă  la rencontre de diïŹ€Ă©rents objets de notre SystĂšme solaire n’ont rapportĂ© ni preuve ni mĂȘme indice de la prĂ©sence de systĂšmes vivants ailleurs que sur notre planĂšte. Nous essayons donc de comprendre, en alliant nos compĂ©tences, si d’autres environnements sont susceptibles d’avoir menĂ© Ă  l’émergence de systĂšmes chimiques prĂ©sentant les mĂȘmes propriĂ©tĂ©s que la vie terrestre Et ainsi, enïŹn, de rĂ©pondre Ă  cette question fondamentale : la vie existe-t-elle ou a-t-elle existĂ© ailleurs que sur Terre, ou apparaĂźtra-t-elle un jour sur une autre planĂšte ?

L’abondance de matiĂšre organique dans notre galaxie suggĂšre que celle-ci est insuïŹƒsante, Ă  elle seule, pour produire la vie MĂȘme si, essentiellement, les systĂšmes vivants l’utilisent, la vie n’est pas que la somme des Ă©lĂ©ments organiques qui la composent Elle requiert qu’un ensemble de molĂ©cules interagissent pour constituer des systĂšmes chimiques prĂ©sentant une forme d’organisation, en interaction forte avec leur environnement proche C’est pourquoi nous pensons que la question qui se pose vĂ©ritablement n’est pas de comprendre comment des briques

L’ESSENTIEL

> Un organisme vivant est un systĂšme chimique autoentretenu capable d’évolution au sens darwinien du terme.

> Pour comprendre comment celle-ci est apparue, une piste consiste à rechercher les conditions minimales nécessaires à son émergence.

> La microïŹ‚uidique permet de tester une multitude d’hypothĂšses en parallĂšle dans des milliers d’espaces microscopiques conïŹnĂ©s mimant des milieux prĂ©biotiques.

> Des expĂ©riences commencent ainsi Ă  produire des formes rudimentaires d’évolution.

LES AUTEURS

PHILIPPE NGHE maĂźtre de confĂ©rences Ă  l’ESPCI Paris - PSL

GRÉGOIRE DANGER professeur de chimie Ă  l’universitĂ© d’Aix-Marseille

BIOGRAPHIE

GrĂ©goire Danger dirige l’équipe Astro du laboratoire de Physique des interactions ioniques et molĂ©culaires (Piim) Ă  l’universitĂ© d’Aix-Marseille. Avec ses collĂšgues, il recrĂ©e des mĂ©langes molĂ©culaires et Ă©tudie leurs propriĂ©tĂ©s pour essayer de comprendre l’origine des objets de notre SystĂšme solaire et de leur matiĂšre organique.

Philippe Nghe dirige l’équipe Biophysique et Ă©volution du laboratoire Chimie biologie innovation de l’École supĂ©rieure de physique et chimie industrielles de la ville de Paris. Il tente d’apprĂ©hender l’émergence de l’évolution en partant de molĂ©cules dĂ©jĂ  relativement complexes, issues des processus Ă©tudiĂ©s au laboratoire Piim.

RĂ©seau de microcanaux permettant d’alimenter des chambres de rĂ©actions chimiques en continu. Chaque chambre mesure quelques millimĂštres de cĂŽtĂ©.

du vivant se forment, mais plutĂŽt comment des mĂ©langes molĂ©culaires d’une grande diversitĂ© rĂ©agissent pour prĂ©senter des caractĂ©ristiques de systĂšmes vivants, c’est-Ă -dire la capacitĂ© de se reproduire et d’évoluer au sens darwinien du terme.

QUELLES CONDITIONS POUR ÉVOLUER ?

Cette forme d’évolution se met en place lorsqu’une combinaison de facteurs est prĂ©sente : la reproduction avec transmission, les variations hĂ©ritables et la sĂ©lection fondĂ©e sur ces variations , qui entraĂźne la domination , dans les populations, des entitĂ©s les plus aptes Ă  rĂ©sister et Ă  se multiplier Puisque la matiĂšre organique est susceptible de se former dans de nombreux environnements, notre hypothĂšse centrale est que ce sont les conditions physiques de ces environnements qui orientent la chimie. C’est ce que nous voyons dans notre laboratoire Ă  Marseille , oĂč les expĂ©riences simulant les environnements sur Titan , un satellite de Saturne , montrent une chimie riche, mais diïŹ€Ă©rente de celle des ocĂ©ans ou des simulations de la surface d’Europe, une lune de Jupiter, ou encore des comĂštes ou astĂ©roĂŻdes de notre systĂšme planĂ©taire Nous pensons que l’environnement de la Terre primitive Ă©tait particulier, en ceci qu’il abritait non seulement des conditions nĂ©cessaires Ă  la prĂ©sence de matiĂšre organique, mais aussi d’autres qui permettaient une autoorganisation de cette matiĂšre et l’émergence d’une chimie propice Ă  l’apparition d’une Ă©volution de type darwinien

Une condition essentielle est, selon nous, la prĂ©sence d’une source d’énergie – par exemple

des photons dans le domaine du visible ou de l’ultraviolet – qui active les molĂ©cules organiques , augmentant ainsi leur rĂ©activitĂ© et donc leur capacitĂ© d’autoorganisation. Dans cette vision , les rĂ©actions produites maintiennent ou augmentent le niveau d’organisation des molĂ©cules tout en libĂ©rant des dĂ©chets chimiques dans l’environnement. Une telle dynamique est compatible avec les principes de la thermodynamique, la branche de la physique qui dĂ©crit l’évolution des grands ensembles de molĂ©cules Ă  l’aide de grandeurs macroscopiques, comme la tempĂ©rature ou la pression En particulier, elle est en accord avec le second principe, qui stipule que tout systĂšme voit son dĂ©sordre – mesurĂ© par une grandeur physique, l’« entropie » – augmenter au ïŹl du temps Certes, prise seule, l’organisation de molĂ©cules en systĂšmes chimiques semble aller Ă  l’encontre de ce principe, car organiser les molĂ©cules augmente l’ordre. Mais il est tout Ă  fait plausible que le couplage de tels systĂšmes avec l’environnement assure une augmentation globale de l’entropie du couple : le systĂšme chimique consomme de l’énergie pour son fonctionnement et le maintien ou l’augmentation de son organisation (diminution de l’entropie), mais il rejette des produits plus stables dans l’environnement (augmentation de l’entropie).

Une autre condition essentielle est la capacitĂ© des systĂšmes Ă  se reproduire En termes chimiques, on parle d’« autocatalyse ». Lors d’une catalyse simple, un catalyseur extĂ©rieur Ă  la rĂ©action accĂ©lĂšre celle-ci et est rĂ©cupĂ©rĂ© Ă  la ïŹn Le nombre total de catalyseurs est donc conservĂ© Dans un processus autocatalytique, les produits de la rĂ©action sont les catalyseurs : ce sont eux qui favorisent leur propre formation Ă  partir de ressources, si bien que leur nombre augmente C’est pour cette raison qu’il s’agit de l’analogue chimique de la reproduction.

Un systĂšme autocatalytique ouvert , qui consomme des composĂ©s prĂ©sents dans l’environnement et y rejette des produits de rĂ©action, est ainsi capable de maintenir son Ă©tat constant, grĂące Ă  un Ă©quilibre dynamique entre dĂ©gradation et rĂ©gĂ©nĂ©ration , mais aussi de croĂźtre si les conditions le permettent, voire de se diviser si sa gĂ©omĂ©trie le structure en un compartiment physique Or c’est en croissant, c’est-Ă -dire en restant dans un Ă©tat hors Ă©quilibre oĂč il consomme et produit continĂ»ment des composĂ©s chimiques, qu’il est susceptible d’entrer en concurrence avec d’autres systĂšmes pour l’utilisation des ressources. Une nouvelle question se dessine donc quant Ă  la quĂȘte des origines de la vie Quels environnements permettraient l’apparition de systĂšmes chimiques capables de rester loin de leur Ă©quilibre et de se reproduire, deux caractĂ©ristiques susceptibles de mener Ă  l’émergence

© Reza
Kowsari

Production de 24 émulsions WXY di érentes

Chacune est constituĂ©e de petites gouttes d’eau (dans l’huile) contenant une combinaison unique de fragments ARN WXY et une Ă©tiquette ARN unique.

DES RÉACTIONS AUTOCATALYTIQUES

DANS DES GOUTTES

Pour comprendre quels types de rĂ©seaux de rĂ©actions autocatalytiques seraient susceptibles de faire Ă©merger des propriĂ©tĂ©s de variation, reproduction di Ă©rentielle et hĂ©rĂ©ditĂ©, les auteurs ont créé plus de 16 000 mĂ©langes distincts d’ARN dans des gouttes d’eau en suspension dans de l’huile. Chacune servait de microrĂ©acteur reconstituant une sorte de soupe primitive miniature, isolĂ©e des autres. En sĂ©quençant les ARN produits, ils ont retracĂ© la dynamique de chaque rĂ©action, goutte par goutte, grĂące Ă  un systĂšme d’étiquetage.

Incubation

WXY

ARN WXY avec terminaisons aléatoires

WXY

Fusion des gouttes

Toutes les gouttes sont injectées dans un dispositif microfluidique. Un champ électrique déclenche la fusion de une à cinq petites gouttes avec une grosse, par électrocoalescence.

Production d’une Ă©mulsion Z

Ses gouttes d’eau (dans l’huile), plus grosses, contiennent des fragments d’ARN Z.

PrĂ©paration d’une Ă©mulsion de codes-barres

Division des gouttes WXYZ

Les gouttes passent dans un dispositif microfluidique qui les scinde en petites gouttes.

De grosses gouttes d’eau (dans l’huile) sont produites. Chacune contient une bille d’hydrogel recouverte d’une molĂ©cule d’ADN spĂ©cifique, le « code-barres », ainsi que des substances qui dĂ©clenchent la transcription inverse des ARN en ADN.

Association d’un code-barres à chaque petite goutte WXYZ

Par électrocoalescence, chaque petite goutte WXYZ fusionne avec une autre portant un code-barres.

ARN WXYZ et étiquettes ARN spécifiques de la goutte

Les gouttes obtenues incubent pendant une heure à 48 °C. Dans chacune, des ARN WXYZ se forment et catalysent la formation d’autres ARN WXYZ.

Transcription et identification

Dans chaque goutte obtenue, les ARN WXYZ et les ARN Ă©tiquettes sont convertis en ADN et le code-barres s’associe Ă  chaque brin obtenu.

Séquençage et analyse

Toutes les gouttes sont rassemblĂ©es et l’émulsion est brisĂ©e. L’ADN libĂ©rĂ© est sĂ©quencĂ© et analysĂ©. Les combinaisons uniques de codes-barres et d’étiquettes permettent de dĂ©terminer dans quelle goutte un ARN WXYZ a Ă©tĂ© produit.

Goutte 1

Goutte 2

Goutte 3

ADN WXYZ et étiquettes ADN spécifiques de la goutte

ARN
ARN
ARN WXY
ARN Z

d’une sĂ©lectivitĂ©, et donc d’une Ă©volution de type darwinien ? Cette question, ce sont deux chimistes, Robert Pascal, alors Ă  l’universitĂ© de Montpellier, et Addy Pross, Ă  l’universitĂ© BenGourion du NĂ©guev, en IsraĂ«l, qui l’ont formulĂ©e au dĂ©but des annĂ©es 2010 en s’appuyant sur une approche thĂ©orique de l’origine de la vie et sur les derniĂšres dĂ©couvertes en chimie des systĂšmes Elle a complĂštement modiïŹĂ© notre vision du problĂšme.

LES PROCESSUS, PLUS IMPORTANTS QUE LES MOLÉCULES

À l’époque – et aujourd’hui encore –, la plupart des recherches en astrobiologie et notamment en chimie prĂ©biotique se focalisaient sur la comprĂ©hension de l’émergence des biomolĂ©cules (par exemple les protĂ©ines, les ARN ou les lipides), des fonctionnalitĂ©s qu’on leur connaĂźt et de leurs possibles interactions Nous-mĂȘmes nous intĂ©ressions alors Ă  comprendre comment, dans un environnement aqueux reprĂ©sentatif de ceux de la Terre primitive, nous pouvions activer les acides aminĂ©s (les constituants des protĂ©ines) pour obtenir une premiĂšre phase d’autoorganisation et mener Ă  la formation de premiers peptides ( des chaĂźnes d’acides aminĂ©s ). Cependant , nombre de ces recherches – y compris les nĂŽtres – tendaient Ă  diriger les conditions environnementales pour mener Ă  des rĂ©sultats rĂ©pondant aux questions posĂ©es.

Nous nous focalisons sur les conditions nĂ©cessaires Ă  l’émergence d’une sĂ©lectivitĂ© ÂŁ

L’approche thĂ©orique de Robert Pascal et Addy Pross nous a poussĂ©s Ă  aller au-delĂ  des simples formations de molĂ©cules et des conditions propices Ă  leur apparition. Depuis, nous pensons que la notion de molĂ©cule prĂ©biotique ne doit pas ĂȘtre dĂ©ïŹnie uniquement vis-Ă -vis de sa nature (s’agit-il ou non d’une brique du vivant ?), mais doit aussi prendre en compte son environnement et la capacitĂ© de celui-ci Ă  amorcer un processus d’autoorganisation Reste Ă 

dĂ©terminer quels sont, concrĂštement, les paramĂštres minimaux nĂ©cessaires Ă  un environnement pour qu’une chimie prĂ©biotique y Ă©merge C’est pourquoi nous dĂ©veloppons une nouvelle approche expĂ©rimentale visant Ă  comprendre l’émergence des propriĂ©tĂ©s qui caractĂ©risent les systĂšmes vivants, Ă  savoir la reproduction des entitĂ©s et leur capacitĂ© d’évolution Notre point de dĂ©part est la diversitĂ© molĂ©culaire qui a Ă©tĂ© et est prĂ©sente dans de nombreux environnements, mais nous inversons le problĂšme. Nous nous focalisons non plus sur la chimie qui aurait menĂ© aux biomolĂ©cules , mais sur les conditions environnementales nĂ©cessaires Ă  l’émergence d’une sĂ©lectivitĂ© au sein de leur diversitĂ© susceptible de conduire Ă  l’apparition de systĂšmes chimiques particuliers En eïŹ€et, il est tout Ă  fait possible que des molĂ©cules et des conditions environnementales distinctes mĂšnent Ă  l’émergence d’une sĂ©lectivitĂ© par des processus identiques. Pour comprendre comment les conditions d’un environnement impactent l’évolution d’une diversitĂ© molĂ©culaire, il faut tester un nombre important de paramĂštres. Pour cela, nous utilisons la microïŹ‚uidique, qui nous permet de parallĂ©liser les expĂ©riences. La microïŹ‚uidique est la science des Ă©coulements Ă  des Ă©chelles caractĂ©ristiques allant du micromĂštre au millimĂštre Les techniques de microfabrication, issues de la microĂ©lectronique, oïŹ€rent la possibilitĂ© de rĂ©aliser des dispositifs de canaux et de chambres microïŹ‚uidiques Ă  façon. Sur une mĂȘme puce de quelques centimĂštres de cĂŽtĂ©, on est ainsi capable de produire des milliers, voire des millions de « rĂ©acteurs chimiques » miniaturisĂ©s – des espaces sĂ©parĂ©s les uns des autres, comme de petites chambres, des canaux, ou encore des gouttelettes, connectĂ©s Ă  diverses sources de composĂ©s chimiques d’intĂ©rĂȘt prĂ©biotique et oĂč se produiront parallĂšlement des rĂ©actions. Il devient alors possible d’introduire des variations d’aciditĂ©, de salinitĂ©, de concentration de certains composĂ©s simples, comme le dioxyde de carbone, et d’examiner l’impact de ces variations sur chaque rĂ©acteur.

DES MILLIERS DE MONDES À ARN DANS DES GOUTTES

À l’École supĂ©rieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris, nous avons utilisĂ© cette technique pour avancer dans notre quĂȘte des conditions propices Ă  l’apparition de capacitĂ©s Ă©volutives Ă  partir de rĂ©actions autocatalytiques Pour cela, nous avons fait un petit bond dans le temps prĂ©biotique et la complexitĂ© molĂ©culaire en partant non pas de petites molĂ©cules organiques comme des acides aminĂ©s, mais de petites chaĂźnes d’ARN dĂ©jĂ  formĂ©es

Une hypothĂšse majeure pour l’apparition de la vie, en eïŹ€et, est celle d’un « monde Ă  ARN », qui stipule que les processus d’autoreproduction

ont plutĂŽt commencĂ© avec des molĂ©cules d’ARN catalytiques et non avec de l’ADN ou des protĂ©ines PrĂ©sents dans toutes les branches de l’arbre du vivant , les ARN ( acides ribonuclĂ©iques) ont diverses fonctions – supports temporaires de l’information gĂ©nĂ©tique, rĂ©gulateurs de l’expression des gĂšnes, catalyseurs de rĂ©actions
 – qui en font des candidats idĂ©aux pour ce premier rĂŽle

À l’heure actuelle, la formation et la polymĂ©risation d’ARN Ă  partir de petites molĂ©cules organiques constituent une question activement Ă©tudiĂ©e par d’autres groupes de recherche, et nous avons donc fait ici l’hypothĂšse que des processus chimiques ont, Ă  un moment du temps prĂ©biotique, conduit Ă  leur apparition Ce qui nous oïŹ€rait un grand avantage : disposer d’un systĂšme autocatalytique En eïŹ€et, certains ARN sont capables de catalyser leur propre formation par le biais de

rĂ©seaux de rĂ©actions catalytiques ne faisant intervenir que des ARN. En fusionnant alĂ©atoirement des gouttes d’eau dans l’huile, chacune contenant diïŹ€Ă©rents cocktails d’ARN, nous avons créé plus de 16 000  mĂ©langes distincts d’ARN rĂ©agissant entre eux Chaque goutte servait de microrĂ©acteur reconstituant une sorte de soupe primitive miniature, isolĂ©e des autres Nous avons ensuite sĂ©quencĂ© l’ensemble des ARN produits dans ces microrĂ©acteurs et, grĂące Ă  un systĂšme d’étiquetage, nous avons retracĂ© la dynamique de chacune des rĂ©actions, goutte par goutte (voir l’encadrĂ© page 27) Ainsi, nous avons pu dĂ©duire des lois rĂ©gissant les rĂ©seaux de rĂ©actions autocatalytiques En particulier, nous avons montrĂ© que si, dans une mĂȘme goutte, plusieurs rĂ©actions conduisent Ă  la synthĂšse d’un mĂȘme ARN, alors cet ARN se reproduit plus vite En d’autres termes, la redondance

UNE FORME DE SÉLECTION AMORCÉE

DANS DES GOUTTES

Les premiĂšres rĂ©actions autocatalytiques se sont probablement produites dans des microcavitĂ©s de roches ou dans des protocellules. En encapsulant dans des gouttes d’eau en suspension dans l’huile la rĂ©action formose, une rĂ©action autocatalytique qui produit des sucres Ă  partir de formaldĂ©hyde, les auteurs ont tentĂ© de mimer de telles conditions. Dans ce systĂšme, les gouttes Ă©changeaient les petites molĂ©cules, comme le formaldĂ©hyde, mais pas les sucres. Celles oĂč la rĂ©action formose s’est amorcĂ©e ont pris le dessus sur les autres.

Goutte A Goutte B

La rĂ©action formose s’amorce dans les gouttes porteuses de glycolaldĂ©hyde, comme la goutte A.

Au dĂ©but de l’expĂ©rience, les gouttes de type A (en gris) et de type B (en vert) ont toutes la mĂȘme taille.

Glycolaldéhyde (sucre, 2C)

Aldotétrose (sucre, 4C)

La réaction a formé des sucres, donc la goutte A contient moins de formaldéhyde. Cela entraßne un flux de formaldéhyde de B vers A.

Puis la taille des gouttes A augmente et celle des gouttes B diminue. Les exceptions visibles sont dues Ă  la fusion accidentelle de deux gouttes A et B.

(molécule à 1 atome de carbone C)

Dihydroxyacétone (sucre, 3C)

La rĂ©action formose est autocatalytique : Ă  chaque fois qu’elle utilise une molĂ©cule de glycolaldĂ©hyde, elle en produit deux.

Les sucres ne s’échangent pas, car ils sont trop gros. Donc le nombre de molĂ©cules carbonĂ©es augmente dans la goutte A. Par consĂ©quent, de l’eau de la goutte B la rejoint, ce qui Ă©quilibre la concentration totale de molĂ©cules (osmose).

50 ”m

Toutes les gouttes passent ensuite dans un dispositif microfluidique qui scinde les plus grosses en deux et réunit toutes les gouttes ensuite. La population de gouttes A double ainsi par rapport à celle des gouttes B.

H2O
Formaldéhyde

Fragments complĂ©mentaires de l’ARN A’

Ligase

ARN « modÚle » A

des chemins de synthĂšse favorise une reproduction plus rapide des ARN prĂ©biotiques. De plus, cette redondance augmente aussi leur rĂ©silience aux perturbations environnementales (lorsqu’on ajoutait un ARN supplĂ©mentaire dans les gouttes, celui-ci perturbait moins le rĂ©seau de rĂ©actions dans celles oĂč il y avait redondance des chemins de synthĂšse).

Cela illustre un nouveau type d’approche pour l’étude des origines. PlutĂŽt que d’essayer de contraindre un scĂ©nario trĂšs ciblĂ© Ă  partir de donnĂ©es gĂ©ologiques localisĂ©es (par exemple l’apparition de mĂ©tabolismes primordiaux par oxydorĂ©duction dans des cheminĂ©es hydrothermales), nous explorons de trĂšs nombreuses conditions avec aussi peu d’a priori que possible aïŹn d’identiïŹer celles qui sont propices Ă  l’autoorganisation chimique Ce n’est qu’une fois ces conditions identiïŹĂ©es qu’on se demande si elles correspondent Ă  des environnements de la Terre primitive ou d’une exoplanĂšte. Ce type d’approche nous semble indispensable, car la marge d’incertitude sur les conditions primordiales terrestres est trĂšs grande Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on Ă©largit la question Ă  celle de la vie sur une autre planĂšte De plus, mĂȘme si on ïŹxe un scĂ©nario planĂ©taire, la diversitĂ© gĂ©ographique des milieux reste potentiellement trĂšs grande : cheminĂ©es hydrothermales, volcans, ocĂ©ans, roches souterraines ou en surface, et les interfaces entre ces milieux.

DES ROCHES

AUX PROTOCELLULES

Nous utilisons d’ailleurs aussi la microïŹ‚uidique pour reconstituer des conditions physiques proches des milieux naturels pertinents pour les origines Les Ă©prouvettes et dispositifs habituels de laboratoire restent Ă©loignĂ©s des milieux prĂ©biotiques que sont ,

2-Des molĂ©cules d’ARN interagissent avec la ligase.

Fragments complĂ©mentaires de l’ARN A

1-Le milieu contient divers fragments d’ARN, dont A et des fragments complĂ©mentaires de A.

Une base nucléique est éliminée lors de la réaction

par exemple, les pores dans les roches ou les cheminĂ©es hydrothermales, qui conïŹnent les rĂ©actions Ă  l’échelle typique du micromĂštre

Les rĂ©actions chimiques y ont lieu de maniĂšre radicalement di ïŹ€ Ă©rente , et ce pour de multiples raisons. Tout d’abord, les parois jouent un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant Ă  ces Ă©chelles du fait de l’adsorption de certains composĂ©s chimiques, ou encore de la catalyse de certaines rĂ©actions par des minĂ©raux exposĂ©s Ă  leur surface Le conïŹnement modiïŹe aussi la physique des Ă©coulements : il n’y a pas de turbulence Le mĂ©lange s’eïŹ€ectue donc uniquement par diïŹ€usion, de maniĂšre beaucoup plus lente que dans une Ă©prouvette

Par ailleurs, des milieux comme les cheminĂ©es hydrothermales sont le lieu de forts gradients de tempĂ©rature et de concentration qui, Ă  ces Ă©chelles, tendent Ă  sĂ©parer les composĂ©s et Ă  crĂ©er spontanĂ©ment de nombreuses niches chimiques. Ainsi, en 2024, des collĂšgues de l’universitĂ© Louis-et-Maximilien, Ă  Munich, ont montrĂ© qu’un milieu poreux ouvert, lorsqu’il est soumis Ă  un gradient de tempĂ©rature , engendre de telles niches chimiques, oĂč chaque pore contient un mĂ©lange distinct Cela est dĂ» Ă  la migration diïŹ€Ă©rentielle des molĂ©cules dans ce gradient conïŹnĂ© Par consĂ©quent, les roches servent en quelque sorte de laboratoire naturel dans lequel une grande variĂ©tĂ© de soupes primitives sont testĂ©es. Ce qui soulĂšve la question d’un possible continuum entre ces milieux gĂ©ologiques organisĂ©s et les cellules telles qu’on les connaĂźt Existe-t-il des compartiments non vivants qui montreraient certaines propriĂ©tĂ©s des cellules vivantes, de la façon la plus rudimentaire qui soit ? SchĂ©matiquement, une cellule biologique est un rĂ©acteur ouvert, avec des ïŹ‚ux entrants et sortants, qui transforme la matiĂšre premiĂšre

4-La ligase et les ARN se séparent.

3-L’ARN A et deux fragments complĂ©mentaires de cet ARN finissent par se retrouver dans le centre catalytique de la ligase, qui lie alors les deux fragments selon le modĂšle A.

ARN A’

5-Le milieu contient dĂ©sormais deux exemplaires d’ARN A (et un exemplaire de son complĂ©mentaire A’).

amenĂ©e par les ïŹ‚ux entrants en de nouveaux produits – un processus assimilable au mĂ©tabolisme, dans son sens le plus large De maniĂšre similaire, on peut imaginer un milieu abiotique oĂč des Ă©coulements viendraient nourrir en continu une cavitĂ© qui serait le siĂšge de rĂ©actions chimiques, dont les produits se dĂ©verseraient dans une autre cavitĂ© ou un milieu ouvert.

Pour nous rapprocher encore plus du vivant, nous avons imaginĂ© non pas une cavitĂ©, mais une protocellule artiïŹcielle, munie d’un mĂ©tabolisme primordial modĂšle – une rĂ©action autocatalytique Notre hypothĂšse Ă©tait qu’un tel systĂšme Ă©tait susceptible, sous certaines conditions physicochimiques , de conduire directement aux Ă©tapes suivantes, c’est-Ă -dire Ă  la croissance des protocellules et Ă  leur sĂ©lection Nous avons encapsulĂ© dans des gouttes d’eau la rĂ©action « formose », une rĂ©action autocatalytique produisant des sucres Ă  partir de formaldĂ©hyde , une molĂ©cule disponible en quantitĂ© dans l’espace (voir l’encadrĂ© page 29)

Ces gouttes sont elles-mĂȘmes plongĂ©es dans un milieu liquide huileux, Ă  travers lequel elles Ă©changent les molĂ©cules de petite taille telles que le formaldĂ©hyde, mais pas les sucres plus gros. Les gouttes constituent alors des rĂ©acteurs semi-permĂ©ables, de la mĂȘme maniĂšre que les membranes des cellules laissent entrer certains composĂ©s mais pas d’autres

Nous avons montrĂ© que les gouttes contenant des rĂ©actions autocatalytiques eïŹƒcaces croissent au dĂ©triment des autres en pompant leurs ressources et leur solvant par osmose

Ainsi, par le simple couplage d’une rĂ©action chimique et d’un transport diffĂ©rentiel de molĂ©cules, on voit Ă©merger une dynamique similaire Ă  la sĂ©lection naturelle, oĂč certaines entitĂ©s croissent au dĂ©triment d’autres par compĂ©tition pour les ressources Nous avons

6-Des molĂ©cules d’ARN interagissent avec la ligase. 8-La ligase et les ARN se sĂ©parent.

7-L’ARN A’ et deux fragments complĂ©mentaires de cet ARN finissent par se retrouver dans le centre catalytique de la ligase, qui lie les deux fragments selon le modĂšle A’.

mĂȘme montrĂ© comment des forces d’écoulement, telles celles qui existent dans des environnements naturels, divisent les plus grosses gouttes mais pas les plus petites. Cela induit une multiplication des protocellules les plus eïŹƒcaces, ce qui rĂ©alise ïŹnalement une propriĂ©tĂ© fondamentale de l’évolution darwinienne : la multiplication diffĂ©rentielle des entitĂ©s les mieux adaptĂ©es

Cette expĂ©rience est une preuve que de nouvelles mĂ©thodes d’étude des origines sont possibles. Elle montre que des conditions hors Ă©quilibre sont susceptibles de donner des processus d’autoorganisation analogues au mĂ©tabolisme et d’induire par lĂ  mĂȘme des propriĂ©tĂ©s nĂ©cessaires Ă  l’évolution

L’ÉMERGENCE DE L’ÉVOLUTION

On vient de dĂ©crire comment de simples rĂ©actions chimiques acquiĂšrent des propriĂ©tĂ©s similaires Ă  celles des cellules, Ă  condition d’ĂȘtre compartimentĂ©es dans des rĂ©acteurs ouverts et de possĂ©der des dynamiques intrinsĂšques comme l’autocatalyse. L’étape majeure est ensuite de comprendre comment l’évolution darwinienne a commencĂ©. Toute la diïŹƒcultĂ© rĂ©side dans le fait qu’au dĂ©but, ce mĂ©canisme devait ĂȘtre diïŹ€Ă©rent de l’évolution telle qu’on la connaĂźt En eïŹ€et, cette derniĂšre requiert des molĂ©cules organisĂ©es de maniĂšre extrĂȘmement Ă©laborĂ©e, comme les polymĂ©rases de l’ADN, des enzymes qui recopient l’ADN. Jusqu’à prĂ©sent, les recherches s’étaient concentrĂ©es sur la rĂ©alisation de polymĂ©rases primitives de l’ARN, dont l’apparition aurait marquĂ© le dĂ©but de l’évolution avant mĂȘme que l’ADN devienne le support du gĂ©nome Force est de constater que ces objets sont trop complexes pour ĂȘtre apparus spontanĂ©ment

9-Le milieu contient dĂ©sormais deux exemplaires d’ARN A, et un exemplaire de son complĂ©mentaire A’.

DE L’HÉRÉDITÉ PAR LIGATURE

Comment dupliquer un ARN dans une soupe primitive ne contenant pas de molĂ©cule complexe ? Un ARN est une molĂ©cule constituĂ©e d’un enchaĂźnement de quatre constituants (des bases nuclĂ©iques). Le dupliquer est simple quand on dispose d’une polymĂ©rase, une molĂ©cule Ă©laborĂ©e qui construit le brin « complĂ©mentaire » de l’ARN (elle associe Ă  chaque base sa complĂ©mentaire : une des trois autres bases, avec qui elle a une afïŹnitĂ© particuliĂšre). Sans polymĂ©rase, une autre piste consiste Ă  supposer la prĂ©sence d’une ligase dans la soupe primitive : un petit fragment d’ARN capable de lier deux fragments d’ARN. Les auteurs espĂšrent y parvenir, notamment en imposant des cycles de tempĂ©rature pour sĂ©parer ou assembler les ARN complĂ©mentaires.

( par « spontanĂ©ment », on entend ici qu’une sĂ©quence spĂ©cifique parmi une myriade de sĂ©quences alĂ©atoires d’ARN dĂ©clenche un processus de polymĂ©risation autoentretenu). De plus , on n’a pas encore dĂ©couvert de telles molĂ©cules, ni dans la nature ni par l’ingĂ©nierie. Notre parti pris est donc d’envisager des formes d’évolution plus graduelles, qui se seraient mises en place Ă  partir de mĂ©langes complexes Nous envisageons mĂȘme un scĂ©nario plus extrĂȘme, oĂč l’évolution aurait commencĂ© avec la prĂ©sence de chaĂźnes d’ARN, ADN ou peptides.

DĂšs la ïŹn des annĂ©es 1970, le biologiste amĂ©ricain Stuart KauïŹ€man et d’autres chercheurs avaient formulĂ© des hypothĂšses d’autoorganisation collective pour l’origine de la vie, mais celles-ci Ă©taient restĂ©es thĂ©oriques Étant donnĂ© les nouveaux moyens expĂ©rimentaux Ă  disposition aujourd’hui, nous nous donnons dĂ©sormais pour tĂąche de formuler concrĂštement des Ă©tapes graduelles d’autoorganisation chimique et de les tester Pour cela, nous proposons d’envisager des modes Ă©volutionnaires plus rudimentaires que l’évolution au sens darwinien, oĂč seulement certaines de ses propriĂ©tĂ©s (la reproduction avec transmission, les variations hĂ©ritables et la sĂ©lection) sont Ă  l’Ɠuvre. Si par exemple nous dĂ©couvrons des rĂ©actions autocatalytiques Ă  partir de petites molĂ©cules, nous pourrons envisager un processus cumulatif oĂč une premiĂšre rĂ©action s’entretient, puis oĂč, au hasard des rĂ©actions, une molĂ©cule rare apparaĂźt et met en route une nouvelle rĂ©action autoentretenue, et ainsi de suite. On connaĂźt dĂ©jĂ  trĂšs bien une rĂ©action autocatalytique susceptible de se produire dans l’espace : la rĂ©action formose Mais aucune rĂ©action autocatalytique amorcĂ©e Ă  partir de ses produits n’a encore Ă©tĂ© dĂ©crite Dans un rĂ©acteur nourri en continu par les composĂ©s permettant entre autres la rĂ©action formose, nous cherchons l’apparition de nouveaux systĂšmes autocatalytiques analogues Ceux - ci s’accumuleraient alors ou entreraient en compĂ©tition pour des ressources, conduisant Ă  la disparition de l’un au proïŹt de l’autre. Cette dynamique serait une forme rudimentaire d’évolution dans un rĂ©acteur chimique , oĂč

diïŹ€ Ă©rents mĂ©langes autoentretenus se succĂšdent au cours du temps. Une telle dĂ©couverte serait une vĂ©ritable percĂ©e, car pour l’instant, la rĂ©action formose est la seule connue qui fasse croĂźtre des molĂ©cules par ajouts successifs d’atomes de carbone, Ă  l’instar du mĂ©tabolisme On saurait alors si la notion de mĂ©tabolisme est spĂ©ciïŹque au vivant ou assez universelle pour que des formes primitives aient Ă©voluĂ© vers celles que

Notre but ultime : nous rapprocher d’un scĂ©nario oĂč une soupe chimique s’organise elle-mĂȘme ÂŁ

Les coacervats, des sortes de protocellules constituĂ©es d’ARN (ci-dessous en gris) et de peptides (en ocre) autoassemblĂ©s, forment des gouttes partiellement permĂ©ables assez denses pour hĂ©berger des rĂ©actions entre ARN et prĂ©server la composition chimique en leur intĂ©rieur.

l’on connaĂźt aujourd’hui Si au contraire on ne trouvait aucune alternative autocatalytique Ă  celles dĂ©jĂ  identiïŹĂ©es, cela suggĂ©rerait d’étudier des conditions initiales diïŹ€Ă©rentes, mais irait aussi dans le sens d’un dĂ©but de l’évolution centrĂ© sur la gĂ©nĂ©tique. D’ailleurs, parallĂšlement, nous Ă©tudions aussi ce scĂ©nario en partant de petits fragments d’ARN Cette approche se situe Ă  mi-chemin entre l’autoorganisation Ă  partir de petites molĂ©cules organiques et l’hypothĂšse classique d’apparition d’un grand ARN catalytique ayant une activitĂ© polymĂ©rase. Pour amorcer l’évolution, nous avons besoin de combiner plusieurs ingrĂ©dients : une dynamique particuliĂšre des rĂ©actions entre fragments d’ARN – qui doivent dĂ©montrer des propriĂ©tĂ©s de variation, reproduction, hĂ©rĂ©ditĂ© – et des populations de protocellules dont la survie dĂ©pend des rĂ©actions qu’elles contiennent

UNE HÉRÉDITÉ

SANS POLYMÉRASE

?

En l’état, nous disposons d’ARN capables d’autocatalyse, sous la forme d’un systĂšme oĂč des ARN catalytiques dĂ©jĂ  formĂ©s favorisent leur propre production Ă  partir d’autres fragments d’ARN, un peu comme dans l’expĂ©rience dĂ©crite plus haut. De plus, nous avons rĂ©cemment montrĂ© que ces ARN sont capables de diversiïŹer d’autres ARN en les recombinant entre eux Nous arrivons donc Ă  implĂ©menter deux caractĂ©ristiques de l’évolution

darwinienne – la reproduction et la variation –, mais il nous manque l’hĂ©rĂ©ditĂ©

L’hĂ©rĂ©ditĂ© est une propriĂ©tĂ© relativement Ă©vidente si on peut recopier des sĂ©quences Ă  l’aide d’une polymĂ©rase. Mais elle est bien moins facile Ă  obtenir dans les systĂšmes plus rudimentaires que nous Ă©tudions, sans polymĂ©rase. Nous nous attelons actuellement Ă  rĂ©aliser des ampliïŹcations de sĂ©quences par ligature de fragments d’ARN (voir la ïŹgure pages 30-31) Nous n’y parvenons pas encore, car nous devons cibler la bonne fenĂȘtre de conditions de rĂ©action et comprendre quels mĂ©langes de sĂ©quences se prĂȘtent Ă  une telle ampliïŹcation, mais nous avons bon espoir d’y arriver bientĂŽt

Pour achever la mise en place d’une Ă©volution rudimentaire, il ne restera alors plus qu’à encapsuler ces rĂ©actions dans des protocellules, puis Ă  les mettre en compĂ©tition Dans un premier temps, nous utiliserons la microïŹ‚uidique pour recrĂ©er artiïŹciellement des populations de gouttes, qui seront incubĂ©es, divisĂ©es, triĂ©es et alimentĂ©es en nouveaux substrats Cette approche nous permettra de comprendre les conditions pour intĂ©grer des propriĂ©tĂ©s Ă©volutives dans de grandes populations de protocellules Mais notre but ultime est de nous rapprocher d’un scĂ©nario oĂč une soupe de composĂ©s chimiques s’organise elle-mĂȘme, sans intervention expĂ©rimentale autre que les variations de conditions ou les ïŹ‚ux qui pourraient venir d’un environnement naturel. Pour ceci, nous testons actuellement des coacervats, qui sont des protocellules constituĂ©es de peptides et de fragments d’ARN autoassemblĂ©s

Les coacervats pourraient ĂȘtre une Ă©tape intermĂ©diaire entre des compartiments formĂ©s par l’environnement, comme les pores dans les

Des coacervats, observĂ©s en microscopie optique Ă  transmission (Ă  gauche) et Ă  ïŹ‚uorescence (Ă  droite). On voit que les molĂ©cules d’ARN (ici repĂ©rĂ©es Ă  l’aide d’un marqueur ïŹ‚uorescent) sont uniformĂ©ment rĂ©parties dans ces assemblages.

BIBLIOGRAPHIE

H. Lu et al., Small-molecule autocatalysis drives compartment growth, competition and reproduction, Nat. Chem., 2024.

A. Garcia et al., Molecular diversity and amino acid evolution in simulated carbonaceous chondrite parent bodies, ACS Earth Space Chem., 2024.

P. Pavlinova et al., Abiogenesis through gradual evolution of autocatalysis into templatebased replication, Febs Letters, 2023.

S. Ameta et al., Darwinian properties and their trade-o s in autocatalytic RNA reaction networks, Nat. Commun., 2021.

A. Pross et R. Pascal, The origin of life : What we know, what we can know and what we will never know, Open Biol., 2013.

roches, et les cellules avec des membranes. En eïŹ€et, ils forment des gouttes partiellement permĂ©ables, sans membrane, mais suïŹƒsamment denses pour abriter des rĂ©actions entre ARN et prĂ©server la composition chimique locale . Nous avons dĂ©jĂ  des indices prometteurs sur leur capacitĂ© Ă  rĂ©aliser une dynamique de sĂ©lection naturelle , car nous observons que certains conservent leur intĂ©gritĂ© alors que d’autres disparaissent en fonction des ARN qu’ils contiennent lorsque la concentration en sels augmente sous l’eïŹ€et de l’évaporation, par exemple sous l’eïŹ€et de l’ensoleillement

En intĂ©grant les propriĂ©tĂ©s darwiniennes de reproduction, d’hĂ©rĂ©ditĂ©, de variation et de sĂ©lection Ă  partir de petits ARN, nous espĂ©rons apporter la preuve que des formes primitives d’évolution existent . Sur cette base , nous aurions la possibilitĂ© d’un cĂŽtĂ© de chercher Ă  estimer la probabilitĂ© d’apparition de tels systĂšmes en dĂ©terminant les sĂ©quences d’ARN permettant les rĂ©actions sous-jacentes Ă  l’évolution et, de l’autre, d’étudier comment cette Ă©volution rudimentaire peut conduire Ă  l’évolution biologique

LĂ  encore, cette quĂȘte se rĂ©vĂ©lera peut-ĂȘtre infructueuse Cela indiquerait la nĂ©cessitĂ© de considĂ©rer des mĂ©langes plus complexes, oĂč l’ARN est couplĂ© Ă  des acides aminĂ©s et Ă  des peptides dĂšs les premiers stades de l’évolution, par autoassemblage comme dans les coacervats et par des rĂ©actions chimiques croisĂ©es qui augmenteraient leur diversitĂ© et leur eïŹƒcacitĂ©. Dans tous les cas, que nous soyons amenĂ©s Ă  restreindre ou, au contraire, Ă  Ă©largir le spectre des possibles , nous saurons mieux rĂ©pondre Ă  la question : la vie ailleurs doit-elle ressembler Ă  la nĂŽtre ? n

Des tsunamis dans un grain de sable

Certains tsunamis sont provoquĂ©s par des sĂ©ismes se produisant de maniĂšre cyclique. DĂšs lors, retrouver la trace d’un tsunami ancien, et celle du sĂ©isme associĂ©, offrirait la possibilitĂ© d’évaluer sa pĂ©riode de retour en un lieu donnĂ©. L’analyse de grains de sable dans les Petites Antilles ouvre aujourd’hui cette perspective


Environ 900 millions de personnes, soit plus d’un terrien sur dix, rĂ©sidaient en 2023 dans des zones littorales basses. Ces littoraux, de moins de 10 mĂštres d’altitude par rapport au niveau de la mer, sont particuliĂšrement sensibles Ă  l’élĂ©vation lente et globale du niveau des mers liĂ©e au rĂ©chauïŹ€ement climatique Ils sont aussi les plus touchĂ©s par les submersions rapides et locales produites par les tempĂȘtes et les tsunamis Or ces alĂ©as naturels catastrophiques provoquent parfois la mort de centaines de milliers de personnes en quelques heures, comme le rappellent de triste mĂ©moire les 500 000 morts en 1970 aprĂšs le cyclone Bhola dans le golfe du Bengale et les 250 000 disparus en 2004, Ă  la suite du grand tsunami de l’ocĂ©an Indien. Ravageant notamment les plages de Phuket, en ThaĂŻlande, celui-ci ïŹt l’objet d’une large couverture mĂ©diatique et mĂȘme d’un ïŹlm, Hereafter (Au-delĂ ), en 2010. Immenses vagues susceptibles d’atteindre

plusieurs dizaines de mĂštres de haut sur la cĂŽte et se propageant jusqu’à 800 ou 900 kilomĂštres/ heure au large, les tsunamis sont aussi spectaculaires que dĂ©vastateurs. Anticiper l’arrivĂ©e de ces catastrophes , longtemps Ă  l’avance, donnerait la possibilitĂ© de limiter les coĂ»ts humains L’idĂ©e peut sembler paradoxale : brefs, brutaux, les tsunamis ne sont- ils pas justement parmi les plus imprĂ©visibles des ïŹ‚Ă©aux naturels ? Sauf que
 au cours des derniĂšres dĂ©cennies, les tsunamis les plus ravageurs ont Ă©tĂ© provoquĂ©s par des mĂ©gasĂ©ismes – comme en  2004 Ă  Sumatra , en  2010 au Chili et en  2011 au Japon –, et ces sĂ©ismes peuvent se produire de maniĂšre cyclique (lire l’encadrĂ© page 52).

ARCHIVES SÉDIMENTAIRES

Si tel est le cas, mieux connaĂźtre la pĂ©riode dite « de retour », c’est-Ă -dire le temps moyen sĂ©parant un Ă©vĂ©nement du suivant, permettrait de postuler le prochain Ă©vĂ©nement probable Mais pour ce faire, il faut bien entendu disposer d’un grand nombre d’occurrences Or les tsunamis de grande ampleur ne sont – heureusement – pas frĂ©quents
 Et les archives historiques, limitĂ©es Ă  environ cinq cents ans en Europe, Ă  mille ans en Chine, et absentes dans bien des rĂ©gions, ne couvrent gĂ©nĂ©ralement pas d’assez longues pĂ©riodes

L’ESSENTIEL

> Les tsunamis les plus dĂ©vastateurs des derniĂšres dĂ©cennies ont Ă©tĂ© provoquĂ©s par des sĂ©ismes susceptibles de se produire de maniĂšre cyclique. Mais les archives historiques sont trop limitĂ©es pour tenter d’évaluer leur pĂ©riode de retour.

> Les carottes prélevées dans le sol, « archives » sédimentaires, peuvent aider. La violente submersion marine que provoque un tsunami laisse en e et un dépÎt singulier sur les littoraux.

Mais il est di cile de le distinguer de ceux liĂ©s aux submersions dues Ă  des tempĂȘtes.

> Dans les Petites Antilles, des chercheurs ont prĂ©levĂ© une carotte dont l’analyse par microtomographie 3D – donnant accĂšs jusqu’à l’orientation des grains de sable ! – semble fournir un inespĂ©rĂ© sĂ©same pour distinguer tempĂȘtes et tsunamis et, peut-ĂȘtre, complĂ©ter le catalogue de ces vagues mortelles et de leur potentiel retour.

Il faut donc se tourner de maniĂšre plus systĂ©matique vers les sĂ©diments, « archives » utilisĂ©es depuis longtemps pour reconstituer l’histoire de la Terre. En charriant gravillons grossiers et autres fragments (de coquillages, par exemple) dispersĂ©s dans un mĂ©lange de sable et de boue, les tsunamis laissent en eïŹ€et une trace de leur passage par des dĂ©pĂŽts singuliers au sein de l’empilement des sĂ©diments littoraux. Les carottes sĂ©dimentaires, prĂ©lĂšvements pouvant atteindre plusieurs mĂštres de profondeur, en tĂ©moignent. La potentielle rĂ©gularitĂ© des grands tsunamis y est donc inscrite
 mais de maniĂšre peu lisible. Et pour cause : la violence des tempĂȘtes est elle aussi susceptible de provoquer des submersions marines laissant des dĂ©pĂŽts similaires Ă  ceux des tsunamis. Pour faire la part des choses, une nouvelle discipline a donc Ă©mergĂ© : la sĂ©dimentologie des submersions marines.

L’AUTEUR

ÉRIC CHAUMILLON gĂ©omorphologue, professeur Ă  l’universitĂ© de La Rochelle et chercheur au laboratoire Littoral environnement et sociĂ©tĂ©s (CNRS), Ă  La Rochelle

Pour mieux comprendre ces diffĂ©rents types de raz-de-marĂ©e, reprenons pas Ă  pas le mode opĂ©ratoire des « usual suspects » qui les provoquent. Dans le cas des tempĂȘtes, trois causes principales conduisent Ă  une Ă©lĂ©vation rapide du niveau de la mer de plusieurs mĂštres. La plus connue est la chute de pression qui accompagne la tempĂȘte et fait s’élever la surface de l’eau Il y a aussi le frottement du vent sur la mer. Plus la profondeur d’eau est petite, plus le vent entraĂźne l’eau dans sa direction Et enïŹn, il y a les vagues : leur dĂ©ferlement induit une force vers la cĂŽte qui conduit Ă  une Ă©lĂ©vation de la mer. En s’étalant sur la cĂŽte, elles contribuent encore aux submersions Les

vagues dites « infragravitaires » (de frĂ©quence basse, avec des crĂȘtes sĂ©parĂ©es de 25 secondes au moins), peuvent Ă©galement provoquer des Ă©lĂ©vations du plan d’eau de plusieurs minutes, tels de petits tsunamis Ce sont elles qui surprennent les estivants en inondant la plage
 Dans le cas des tsunamis de grande ampleur, comme ceux de Sumatra et du Japon, il faut plutĂŽt aller voir du cĂŽtĂ© de la lithosphĂšre Cette enveloppe rigide, qui forme la couche rocheuse la plus superïŹcielle de notre planĂšte, est subdivisĂ©e en une mosaĂŻque de plaques, les plaques tectoniques Celles-ci bougent les unes par rapport aux autres en rĂ©ponse aux mouvements de convection de l’épais manteau terrestre sur lequel elles reposent Des forces considĂ©rables s’accumulent parfois Ă  leurs limites durant des siĂšcles ou des millĂ©naires. Ces plaques « encaissent » en eïŹ€et les dĂ©formations de maniĂšre Ă©lastique
 jusqu’à ce qu’elles atteignent un seuil de rupture : c’est le sĂ©isme. S’il a lieu au fond de la mer, il est Ă  mĂȘme d’entraĂźner le dĂ©placement brutal du plancher ocĂ©anique et la formation d’une vague

VAGUES DE 25 MÈTRES

Au large, cette vague se caractĂ©rise par une trĂšs grande longueur d’onde (distance entre deux crĂȘtes successives), qui peut atteindre des centaines de kilomĂštres, et une faible amplitude (demi-hauteur entre la crĂȘte et le creux), dĂ©passant rarement le mĂštre Un navire en pleine mer la percevra Ă  peine
 Mais, en se rapprochant de la cĂŽte, les eaux devenant peu profondes, la vague est freinĂ©e, elle se comprime, sa longueur d’onde diminue, et son amplitude augmente brutalement Un « mur » d’eau progresse alors Ă  grande vitesse : c’est le tsunami Le niveau de la mer Ă  la cĂŽte a par exemple atteint une hauteur de 25 mĂštres au-dessus du niveau normal lors du grand tsunami de l’ocĂ©an Indien de 2004. Qu’il s’agisse d’un tsunami ou d’une tempĂȘte, que deviennent les sĂ©diments lors d’une

TEMPÊTE

Terme gĂ©nĂ©ral dĂ©signant une perturbation atmosphĂ©rique importante caractĂ©risĂ©e par un vent violent, souvent accompagnĂ© de prĂ©cipitations et, en mer ou sur un lac, par de fortes vagues. On parle plutĂŽt de cyclone si le phĂ©nomĂšne sĂ©vit dans l’ocĂ©an Indien et le PaciïŹque sud ; d’ouragan en Atlantique nord et dans le PaciïŹque nord-est ; de typhon dans le PaciïŹque nord-ouest.

TSUNAMI

Terme japonais qualiïŹant une sĂ©rie de vagues de pĂ©riode extrĂȘmement longue se propageant Ă  travers l’ocĂ©an, engendrĂ©es par des mouvements du sol essentiellement dus Ă  des sĂ©ismes sous-marins. Ils peuvent aussi ĂȘtre provoquĂ©s par des Ă©ruptions volcaniques sous-marines, des glissements de terrain, ou mĂȘme par la chute d’objets extraterrestres comme les mĂ©tĂ©orites.

submersion marine ? Lors de la phase d’inondation (uprush), ils sont transportĂ©s vers le continent et se trouver piĂ©gĂ©s dans des dĂ©pressions topographiques comme les lagunes (voir la ïŹgure page 53, en haut) Quand l’eau se retire (backwash), ils sont au contraire entraĂźnĂ©s vers le large et se retrouvent dans la zone d’avantcĂŽte , plus ou moins calme , oĂč ils risquent d’ĂȘtre ultĂ©rieurement remaniĂ©s par les vagues (voir la ïŹgure page 53, en bas). À cet Ă©gard, les lagunes littorales oïŹ€rent donc une situation idĂ©ale pour prĂ©server les archives sĂ©dimentaires En temps normal, seuls s’y dĂ©posent de ïŹnes poussiĂšres et particules, transportĂ©es par les petits aïŹ„uents cĂŽtiers ou par le vent, ainsi que de la matiĂšre organique issue de plantes, des coquilles de mollusques ou de microorganismes Cette sĂ©dimentation lagunaire ordinaire se distingue ainsi nettement des sĂ©diments dĂ©posĂ©s quand une submersion marine inonde brutalement la lagune

Issus de la plage, de la plage sous-marine et de la dune, ceux-ci sont en eïŹ€et composĂ©s de grains plus grossiers, s’avĂšrent parfois riches en coquilles et en restes de faunes marines, et montrent une signature marine dans leur composition chimique Pour dater ces diïŹ€Ă©rentes couches sĂ©dimentaires, qui « enregistrent » le passage des submersions marines, on utilise principalement des mĂ©thodes radiochronologiques Le carbone 14, pour les pĂ©riodes remontant Ă  plusieurs siĂšcles ou plusieurs millĂ©naires Le plomb 210 et le cĂ©sium 137, pour celles remontant au XXe siĂšcle Mais pour achever de les identiïŹer, il reste Ă  rĂ©soudre le problĂšme le plus Ă©pineux : comment distinguer parmi ces dĂ©pĂŽts ceux issus de tsunamis de ceux issus de tempĂȘtes ? Quelques spĂ©cialistes s’y sont essayĂ©s Citons notamment les travaux de Futoshi Nanayama (2000), de James GoïŹ€ (2004) et de Robert A Morton (2007). GrĂące Ă  l’observation de dĂ©pĂŽts rĂ©cents dont on connaĂźt la cause (tsunami ou tempĂȘte), ils ont Ă©bauchĂ© des critĂšres

CYCLES SISMIQUES

Alternance entre les pĂ©riodes d’accumulation de contraintes et les pĂ©riodes de rupture le long d’une faille (fracture de la croĂ»te terrestre oĂč s’accumulent des contraintes). Dans un cas idĂ©al, la quantitĂ© de contrainte cumulable avant que ne se produise une rupture (seuil supĂ©rieur) est toujours la mĂȘme avant de retomber Ă  un mĂȘme niveau initial (seuil infĂ©rieur) : c’est le modĂšle pĂ©riodique. Mais souvent, le fonctionnement d’une faille est bien plus complexe avec des ruptures en clusters pĂ©riodiques ou des super-cycles englobant plusieurs cycles.

de diffĂ©renciation ( voir la figure page  55) Ceux-ci sont notamment liĂ©s Ă  l’intervalle de temps qui sĂ©pare le passage de deux crĂȘtes d’une vague (la pĂ©riode). Beaucoup plus grand dans le cas des tsunamis que dans celui des tempĂȘtes , il implique une inondation plus longue et une masse d’eau bien plus importante. Les vagues de tsunami ont donc un pouvoir Ă©rosif plus important, donnant une eau plus turbide, avec plus de sĂ©diments remis en suspension, et impliquant l’arrachage de fragments de la surface sur laquelle se propage l’impressionnant « mur » d’eau De fait, dans les dĂ©pĂŽts de tsunamis, les chercheurs ont observĂ© des dĂ©bris de vase consolidĂ©e arrachĂ©s par la vague, puis redĂ©posĂ©s en une sorte de galet avec les autres sĂ©diments Ils ont aussi constatĂ© la prĂ©sence frĂ©quente de lits de boue (constituĂ©e de limons) intercalĂ©s entre les lits sableux dĂ©posĂ©s par les vagues successives Ces traits caractĂ©ristiques ont nourri quelques espoirs et hypothĂšses Mais ils n’ont in ïŹne pas fourni de critĂšre universel pour distinguer les dĂ©pĂŽts de tsunamis de ceux des tempĂȘtes

Ce qui nous semblait le plus prometteur, c’était d’aller comparer sur un mĂȘme site des dĂ©pĂŽts de sĂ©diments issus des deux types de phĂ©nomĂšnes Une telle situation permet en effet d’écarter des diffĂ©rences qui pourraient ĂȘtre liĂ©es Ă  l’environnement Pour ce faire , notre Ă©quipe a misĂ© sur l’archipel des Petites Antilles, longue chaĂźne insulaire qui borde la mer des CaraĂŻbes. Sujet aux cyclones et aux tempĂȘtes, il est constituĂ© de nombreuses Ăźles volcaniques en raison de l’enfoncement de la plaque nord - amĂ©ricaine sous la plaque caraĂŻbe ( phĂ©nomĂšne de subduction ). À la di ïŹ€ Ă©rence des autres zones de subduction , comme le Japon, l’IndonĂ©sie, le Chili ou les Ăźles AlĂ©outiennes (au sud-ouest de l’Alaska), il n’y avait pas de preuves historiques de grands tsunamis dans cet archipel . Est- ce parce que les archives historiques sont trop courtes ? Ou parce que cette zone prĂ©sente un fonctionnement singulier ? Peu probable ,

UN PAL ÉOTSUNAMI EN SAVOIE

Il y a environ 11 700 ans, juste aprĂšs la derniĂšre glaciation, un glissement subaquatique dans le paisible lac d’Aiguebelette, en Savoie, aurait dĂ©clenchĂ© un tsunami de prĂšs de 3,5 mĂštres de haut. C’est le rĂ©cent rĂ©sultat de Muhammad Naveed Zafar, doctorant ( laboratoires Lama et Edytem), et de Pierre Sabatier (Edytem Ă©galement), avec le concours d’une Ă©quipe internationale mĂȘlant gĂ©ologie et maths appliquĂ©es. AprĂšs avoir Ă©tudiĂ© la bathymĂ©trie du lac (mesure des di Ă©rentes profondeurs), les chercheurs ont cartographiĂ© le glissement, prĂ©levĂ© une carotte et localisĂ© son origine. L’analyse du dĂ©pĂŽt associĂ©, d’environ un mĂštre, et sa datation au carbone 14 ont conïŹrmĂ© l’origine sismique de l’évĂ©nement. Une modĂ©lisation, permettant de simuler le glissement et la potentielle vague associĂ©e, a ensuite permis de valider la thĂšse du palĂ©otsunami, rare dans des eaux intĂ©rieures. D’autres grands lacs pĂ©rialpins, comme celui du Bourget, oĂč d’autres palĂ©otsunamis ont Ă©tĂ© identiïŹĂ©s, font actuellement l’objet d’études du mĂȘme type. Elles devraient aider Ă  anticiper de futurs risques similaires.

CHARLINE ZEITOUN, journaliste scientiïŹque

Lorsque l’eau dĂ©ferle, Ă  la suite d’une tempĂȘte ou d’un tsunami, les sĂ©diments sont transportĂ©s vers le continent lors de la phase d’inondation (en haut) et sont susceptibles d’ĂȘtre piĂ©gĂ©s dans des dĂ©pressions topographiques, comme les lagunes. Quand l’eau se retire, ils sont au contraire entraĂźnĂ©s vers le large et se retrouvent dans la zone d’avant-cĂŽte, plus ou moins calme, oĂč ils risquent d’ĂȘtre ultĂ©rieurement remaniĂ©s par les vagues (en bas).

Sédiments (grossiers/fins)

Érosion

Lagune Dune Plage Avant-cĂŽte

quand on considĂšre certains indices Ă©vocateurs de vagues extrĂȘmes sur l’üle d’Anegada, une des Ăźles Vierges britanniques, dites Îles du Vent
 À cet Ă©gard, que penser des deux cents blocs de coraux, datĂ©s d’une pĂ©riode allant environ de l’an  1200 Ă  l’an  1480, dispersĂ©s jusqu’à des centaines de mĂštres du rivage de cette Ăźle ?

Selon une Ă©tude rĂ©alisĂ©e par le gĂ©ologue amĂ©ricain Brian Atwater et ses collĂšgues, en 2017, l’un d’eux aïŹƒche un volume de prĂšs d’un mĂštre cube
 Pour les fragmenter et les transporter de la mer jusqu’à l’üle, les cyclones Ă©taient-ils vraiment les seuls responsables ? Ou bien Ă©taitce l’Ɠuvre de tsunamis ?

Pour le savoir, notre Ă©quipe a organisĂ© plusieurs campagnes aux Antilles Nous avons opĂ©rĂ© en domaine oïŹ€shore, au large, Ă  bord d’un navire ocĂ©anographique, et en domaine cĂŽtier, dans les lagunes et les mangroves, Ă  partir de plus petites embarcations dont un catamaran et une barge de carottages. Depuis 2018, nous avons ainsi conduit quatre campagnes de terrain du nord au sud de l’archipel, d’Anguilla jusqu’aux Grenadines Le but Ă©tait de prĂ©lever des carottes sĂ©dimentaires et, quand c’était possible, de rĂ©aliser des mesures sismiques pour identiïŹer les meilleurs sites Ă  carotter. Bien que localisĂ©es dans des Ăźles qui semblent idylliques , nos opĂ©rations se sont souvent heurtĂ©es Ă  de grandes diïŹƒcultĂ©s PĂ©nĂ©trer dans les mangroves s’est parfois avĂ©rĂ© impossible. Certaines lagunes Ă©taient couvertes de croĂ»tes de sel. Des dĂ©bris de bois et des dĂ©chets anthropiques entravaient aussi notre progression et le transport des petites embarcations d’oĂč nous rĂ©alisions les carottages Les vents, parfois violents, empĂȘchaient la prospection gĂ©ophysique ou l’accĂšs par la mer aux lagunes Il fallait donc transporter Ă  la main le matĂ©riel qui, mĂȘme

allĂ©gĂ©, devait ĂȘtre suïŹƒsamment consĂ©quent pour pouvoir Ă©chantillonner des sĂ©diments sur plus d’un mĂštre

LE TRÉSOR DE SCRUB

Une lagune, situĂ©e sur l’üle de Scrub, s’est rĂ©vĂ©lĂ©e particuliĂšrement intĂ©ressante
 Cette Ăźle, dĂ©serte, situĂ©e au nord-est de l’üle principale d’Anguilla, est l’une des plus septentrionales des Petites Antilles. Nous avons dĂ» mouiller notre catamaran sous le vent de cette Ăźle trĂšs exposĂ©e aux vagues. Une fois sur la plage, il ne restait plus qu’à acheminer le matĂ©riel Ă  pied dans les diïŹ€Ă©rentes lagunes et Ă  y rĂ©aliser les prĂ©lĂšvements Dans ces conditions, la pĂ©nĂ©tration comme l’extraction de la carotte se fait Ă  la main, ce qui suppose une Ă©quipe qui n’a pas peur de se mouiller, de marcher dans la vase et de faire beaucoup d’eïŹ€orts physiques. Mais ce fut payant ! La carotte sĂ©dimentaire que nous avons prĂ©levĂ©e dans la lagune occidentale a rĂ©vĂ©lĂ© la chronique des submersions marines sur les 1 600 derniĂšres annĂ©es. RĂ©sultat : il y en eut vingt-cinq, qui ont chacune laissĂ© un lit de sable marin attestĂ© par la prĂ©sence de microorganismes marins carbonatĂ©s, des foraminifĂšres

Le plus rĂ©cent de ces lits de sable est associĂ© au violent cyclone Donna qui a frappĂ© les Îles du Vent en 1960. Deux autres, que nous avons appelĂ©s L17 et L14, ont retenu notre attention Le second, qui contient un galet de vase et semble donc ĂȘtre liĂ© Ă  un tsunami, est datĂ© entre 1652 et 1810. Il correspondrait donc au tsunami transatlantique qui a ravagĂ© Lisbonne le 1er novembre 1755, faisant jusqu’à 100 000 victimes et dĂ©cimant ainsi plus du tiers de la population de la riche citĂ© portuaire du XVIIIe siĂšcle. DĂ©jĂ  dĂ©crit par des rĂ©cits historiques depuis la Barbade jusqu’à Cuba, nous savons qu’il a Ă©tĂ© produit par un sĂ©isme en dehors de la zone de subduction des Antilles (voir la ïŹgure ci-contre)

Restait l’étrange lit sableux L17, encore plus ancien, datĂ© entre 1365 et 1470. Son Ă©paisseur, bien plus grande que celles des autres lits mis au jour dans notre carotte sĂ©dimentaire, suggĂšre une submersion d’une ampleur exceptionnelle. En fait, il contient deux lits de vase qui impliquent une forte Ă©rosion et la remise en suspension des sĂ©diments Il est donc liĂ© Ă  un phĂ©nomĂšne de grande Ă©nergie, avec des alternances de vagues sĂ©parĂ©es par des pĂ©riodes calmes pendant lesquelles se dĂ©pose la vase. Et s’il s’agissait de la mĂȘme submersion que celle qui a arrachĂ© et transportĂ© les fameux blocs de coraux dispersĂ©s autour de l’üle d’Anegada ? Avait-on lĂ  trouvĂ© la trace d’un tsunami exceptionnel et inĂ©dit ?

La dĂ©couverte potentielle Ă©tait d’importance. Nous avons donc entrepris une modĂ©lisation des tsunamis susceptibles d’ĂȘtre produits par les plus grands sĂ©ismes capables d’aïŹ€ecter la zone de subduction des Petites Antilles Seules deux configurations produisent des

vagues suïŹƒsamment hautes pour inonder Ă  la fois l’üle de Scrub et celle d’Anegada, situĂ©e Ă  une bonne trentaine de kilomĂštres au nord-est La premiĂšre est un sĂ©isme le long de failles superficielles dues au flĂ©chissement de la plaque nord - amĂ©ricaine qui plonge sous la plaque caraĂŻbe Mais elle correspondrait Ă  une submersion peu importante, incompatible avec l’épaisseur du dĂ©pĂŽt La seconde est un mĂ©gasĂ©isme le long de la zone de frottement entre les deux plaques Selon nos modĂ©lisations, une rupture profonde de 9  kilomĂštres , avec un dĂ©placement de 20 mĂštres, le long d’une faille de 100 par 200 kilomĂštres entre les deux plaques, suïŹƒsait pour engendrer des vagues assez hautes (environ 5  mĂštres) pour inonder plusieurs fois l’üle de Scrub. Toutes ces grandeurs sont cohĂ©rentes et rĂ©alistes avec les caractĂ©ristiques des lieux Ce scĂ©nario-lĂ  Ă©tait plausible. Notre carotte sĂ©dimentaire de l’üle de Scrub matĂ©rialisait donc la situation idĂ©ale et exceptionnelle que nous Ă©tions venus chercher Nous avions en eïŹ€et dans un mĂȘme enregistrement millĂ©naire Ă  la fois des dĂ©pĂŽts de tempĂȘtes, un dĂ©pĂŽt de grand tsunami, celui de Lisbonne, et trĂšs probablement celui d’un tsunami ancien, prĂ©colombien , inconnu jusqu’alors . Nous avons donc saisi cette opportunitĂ© pour tester une technique innovante en sĂ©dimentologie : la microtomographie, systĂšme d’imagerie en 3D par tomographie Ă  rayons X . Ses images en trois dimensions oïŹ€rent une telle rĂ©solution qu’il devient possible de distinguer les grains de sable et mĂȘme leur orientation dans l’espace , les grains n’étant en e ïŹ€ et nullement sphĂ©riques et prĂ©sentant le plus souvent un allongement (voir la ïŹgure page suivante)

Île de Scrub
Océan Atlantique
Océan Pacifique
Une carotte sĂ©dimentaire prĂ©levĂ©e dans la lagune occidentale de l’üle dĂ©serte de Scrub, l’une des plus septentrionales des Petites Antilles, a rĂ©vĂ©lĂ© la chronique des submersions marines sur les 1 600 derniĂšres annĂ©es.

Submersions

Ouragan Donna

FaciĂšs riche en matiĂšre organique

Tsunami de Lisbonne

Tsunami précolombien

Il est possible de relier les diffĂ©rents types de sĂ©diments observĂ©s aux diffĂ©rents types de submersions survenues sur l’üle de Scrub (ci-contre). La caractĂ©risation de l’orientation des grains de sable (ci-dessus, reconstituĂ©e en 3D) donne la possibilitĂ© de discriminer tempĂȘtes et tsunamis.

+ – FaciĂšs riche en grains carbonatĂ©s

de bois ou feuilles

Qu’allaient rĂ©vĂ©ler les trois dĂ©pĂŽts scrutĂ©s Ă  si haute rĂ©solution ? Des diïŹ€Ă©rences proprement spectaculaires
 Dans le dĂ©pĂŽt associĂ© au cyclone Donna, les grains sont dispersĂ©s et se succĂšdent selon des orientations diïŹ€Ă©rentes, suggĂ©rant une mise en place par une succession de vagues (probablement infragravitaires). En revanche, la fabrique sĂ©dimentaire (orientation des grains dans le dĂ©pĂŽt) observĂ©e dans les deux dĂ©pĂŽts de tsunami est beaucoup plus homogĂšne , montrant une orientation bien marquĂ©e, imprimĂ©e par une vague longue et puissante. Un autre Ă©chantillon liĂ© au supposĂ© tsunami prĂ©colombien, dĂ©couvert par notre Ă©quipe en 2019 sur l’üle de Saint-Martin et dont nous avons publiĂ© l’analyse en avril dernier, conïŹrme cette disposition spatiale. Elle atteste d’un dĂ©pĂŽt rapide, aprĂšs l’inondation causĂ©e par une vague de tsunami, avec des grains alignĂ©s dans le sens du courant, en toute cohĂ©rence avec de prĂ©cĂ©dentes analyses de dĂ©pĂŽts de tsunamis aux Ăźles Marquises rĂ©alisĂ©es par tomographie par RaphaĂ«l Paris et ses collĂšgues, en 2020. Il en va de mĂȘme en ce qui concerne quatre autres dĂ©pĂŽts de tsunami similaires que nous avons par ailleurs mis en Ă©vidence Ă  SaintMartin sur les 3 500 derniĂšres annĂ©es, rallongeant d’autant le calendrier des palĂ©otsunamis dans cette partie de l’arc antillais. Ces rĂ©sultats sont bien sĂ»r prĂ©liminaires Mais la tomographie par rayons X pourrait bien

FaciĂšs riche en coquilles Tapis algaire

Coquilles entiĂšres

constituer une mĂ©thode clĂ© pour fournir un prĂ©cieux critĂšre de distinction entre les dĂ©pĂŽts sĂ©dimentaires liĂ©s aux tempĂȘtes et ceux liĂ©s aux tsunamis. Cela contribuerait Ă  complĂ©ter et aïŹƒner le catalogue des tsunamis dont les archives sĂ©dimentaires sont encore largement parcellaires pour nombre de raisons Parmi elles, citons les incertitudes dans les datations, les lacunes liĂ©es Ă  l’érosion des sĂ©diments anciens par les Ă©vĂ©nements les plus violents, la raretĂ© des sites propices aux enregistrements, et, bien sĂ»r, les confusions possibles avec les enregistrements des cyclones. Il est donc urgent de multiplier ces Ă©tudes pour pouvoir faire des corrĂ©lations entre diïŹ€Ă©rents sites et montrer des convergences dans les enregistrements sĂ©dimentaires. Les tsunamis Ă©tant censĂ©s toucher des zones gĂ©ographiques plus larges que les tempĂȘtes, Ă  l’instar de celui de l’ocĂ©an Indien en 2004, la corrĂ©lation d’enregistrements de submersions Ă  de grandes distances pourrait par exemple conïŹrmer leur origine tsunamigĂ©nique . À partir d’archives plus complĂštes et en partie redondantes , nous pourrions disposer enïŹn de chroniques robustes permettant d’estimer avec plus de prĂ©cision les pĂ©riodes de retour des tsunamis de grande ampleur dans diïŹ€Ă©rents contextes Il deviendrait alors plus rĂ©aliste d’anticiper leur survenue Ă  l’avance Et de mieux se prĂ©parer Ă  une catastrophe future n

BIBLIOGRAPHIE

S. C. Fabbri et al., Deciphering the sedimentary imprint of tsunamis and storms in the Lesser Antilles (Saint Martin) : A 3500-year record in a coastal lagoon, Marine Geology, 2024.

M. Biguenet et al., Distinguishing between tsunamis and hurricanes in the same sedimentary record using X-ray tomography, Marine Geology, 2022.

L. Cordrie et al., A Megathrust earthquake as source of a Pre-Colombian tsunami in Lesser Antilles : Insight from sediment deposits and tsunami modeling, Earth-Science Reviews, 2022.

M. Biguenet et al., A 1600 year-long sedimentary record of tsunamis and hurricanes in the Lesser Antilles (Scrub Island, Anguilla), Sedimentary Geology, 2021.

L’ESSENTIEL

> La structure du tableau périodique des éléments permet en principe de prévoir les propriétés des atomes. Mais les éléments superlourds ne semblent pas se plier à ses rÚgles. En cause, des e ets relativistes sur les électrons qui entourent les noyaux.

> Les chercheurs essayent de repousser les limites de la physique

et de la chimie en produisant des éléments toujours plus lourds ou en essayant de mesurer les propriétés de ceux qui émergent dans les accélérateurs.

> En astrophysique, les Ă©lĂ©ments superlourds laissent peut-ĂȘtre aussi une signature dans les collisions d’étoiles Ă  neutrons.

L’AUTRICE

STEPHANIE PAPPAS journaliste scientiïŹque pour, notamment, ScientiïŹc American

Les éléments superlourds boxent hors catégorie

Avec plus de cent protons, les atomes extrĂȘmes bousculent l’ordre Ă©tabli par le tableau pĂ©riodique des Ă©lĂ©ments. Le dĂ©ïŹ d’étudier leurs propriĂ©tĂ©s chimiques rĂ©vĂšle de nombreuses surprises.

Àl’extrĂ©mitĂ© du tableau pĂ©riodique se trouve une rĂ©gion oĂč les Ă©lĂ©ments ne se comportent pas comme prĂ©vu À partir du numĂ©ro atomique  104 ( le rutherfordium, qui contient donc 104 protons), on pĂ©nĂštre dans le domaine des Ă©lĂ©ments dits « superlourds » . AprĂšs le rutherfordium viennent le dubnium, le seaborgium, le bohrium et d’autres Ă©lĂ©ments plus Ă©tranges les uns que les autres, jusqu’au plus lourd jamais créé, l’oganesson, l’élĂ©ment 118. Ces poids lourds n’ont jamais Ă©tĂ© observĂ©s dans la nature, tant ils sont instables. Leurs noyaux, gorgĂ©s de protons et de neutrons, se brisent par des phĂ©nomĂšnes de ïŹssion ou de dĂ©sintĂ©gration radioactive en une inïŹme fraction de seconde aprĂšs leur formation. DĂšs lors, pour les Ă©tudier, les scientiïŹques les synthĂ©tisent dans des expĂ©riences contrĂŽlĂ©es en laboratoire La patience est cependant de mise : depuis 2002, aprĂšs la premiĂšre crĂ©ation rĂ©ussie d’un noyau d’oganesson (nommĂ© d’aprĂšs Iouri Oganessian, qui dirigeait l’équipe liĂ©e Ă  sa dĂ©couverte), les chercheurs ont dĂ©clarĂ© en avoir fabriquĂ© en tout et pour tout cinq exemplaires

Ils n’en continuent pas moins de dĂ©velopper des techniques destinĂ©es Ă  l’exploration de cette rĂ©gion si mal connue du tableau pĂ©riodique Ces Ă©lĂ©ments prĂ©sentent une multitude de propriĂ©tĂ©s Ă©tranges remettant parfois en question les rĂšgles de la chimie. Le tableau pĂ©riodique a, de ce point de vue, jouĂ© un rĂŽle historique et structurant pour interprĂ©ter les caractĂ©ristiques des Ă©lĂ©ments La place de l’un d’eux, en fonction de sa ligne et de sa colonne, permet d’anticiper ses propriĂ©tĂ©s chimiques et donc sa façon de rĂ©agir avec d’autres Ă©lĂ©ments. Mais, aux conïŹns du tableau, des anomalies Ă©mergent. « Quelles sont les limites conceptuelles du tableau ? Quelles sont les limites de la physique atomique et de la chimie telles que nous les connaissons ? » s’interroge Witold Nazarewicz, physicien nuclĂ©aire et responsable scientiïŹque de la FRIB (Facility for rare isotope beams, l’Installation pour les faisceaux d’isotopes rares, de l’universitĂ© d’État du Michigan).

Les éléments superlourds sont produits dans des accélérateurs à raison de quelques atomes par semaine, voire beaucoup moins.

Dans un couloir du laboratoire amĂ©ricain Lawrence-Berkeley (LBNL), Ă  quelques pas de l’une des rares infrastructures dans le monde capables de produire des atomes superlourds, une aïŹƒche imprimĂ©e reprĂ©sente chaque Ă©lĂ©ment (comme dans le tableau pĂ©riodique), accompagnĂ© de ses isotopes (c’est-Ă -dire tous les noyaux ayant le mĂȘme nombre de protons, mais un nombre diïŹ€Ă©rent de neutrons). Ce graphique regroupe toutes les informations connues sur la structure nuclĂ©aire et la dĂ©sintĂ©gration des Ă©lĂ©ments et de leurs isotopes. Ce document est « vivant » : il y a une faute de frappe dans le titre et les bords de l’aïŹƒche sont dĂ©chirĂ©s ; il a Ă©tĂ© enrichi avec des annotations au feutre pour ajouter toutes les dĂ©couvertes ayant eu lieu aprĂšs son impression en 2006. Dans un domaine oĂč il faut parfois une semaine pour crĂ©er un seul exemplaire de l’atome qui intĂ©resse les chercheurs, il est important de pouvoir consigner les progrĂšs rĂ©alisĂ©s. « Tout le monde aime ces notes manuscrites, explique Jacklyn Gates, qui dirige le groupe des Ă©lĂ©ments lourds du LBNL Si nous devions imprimer ce document Ă  partir de 2023 », « 
 ça ne serait pas aussi amusant », ïŹnit Jennifer Pore, une de ses collĂšgues. Avec son Ă©quipe, Jacklyn Gates synthĂ©tise des Ă©lĂ©ments superlourds en fracassant des atomes ordinaires dans un cyclotron large de 2,2  mĂštres – un accĂ©lĂ©rateur de particules en forme de tambour La construction du cyclotron a commencĂ© en 1958, aprĂšs que les retombĂ©es

des premiĂšres explosions de bombes nuclĂ©aires ont fait apparaĂźtre de nouveaux Ă©lĂ©ments radioactifs tels que le fermium (numĂ©ro atomique 100). Une grande partie du cyclotron d’origine subsiste aujourd’hui : dans la salle de contrĂŽle, des cadrans argentĂ©s qui n’auraient pas dĂ©pareillĂ© dans un ïŹlm de l’époque de la guerre froide cĂŽtoient des panneaux beiges des annĂ©es 1980 et des pavĂ©s de boutons bleus installĂ©s lors des mises Ă  jour les plus rĂ©centes. À partir de la ïŹn des annĂ©es 1950, la compĂ©tition pour dĂ©couvrir de nouveaux Ă©lĂ©ments est devenue aussi brĂ»lante que les faisceaux d’ions utilisĂ©s pour les fabriquer En 1969, le cyclotron du LBNL synthĂ©tisait son premier Ă©lĂ©ment superlourd, le rutherfordium (nommĂ© d’aprĂšs le physicien Ernest Rutherford, qui a contribuĂ© Ă  expliquer la structure des atomes). Cet Ă©lĂ©ment avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© créé quelques annĂ©es auparavant au JINR (l’Institut uniïŹĂ© russe de recherche nuclĂ©aire), Ă  Doubna. Les nombreux conïŹ‚its pour attribuer la primeur sur les nouveaux Ă©lĂ©ments , principalement entre le laboratoire de Berkeley et le JINR , sont aujourd’hui connus sous le nom de « guerre des transfermiens »

LA COURSE AUX ÉLÉMENTS

Projectile

Calcium

20 protons

28 neutrons

PRODUIRE UN ÉLÉMENT SUPERLOURD

Disque cible

Faisceau d’ions Fusion Cible

protons

neutrons

Noyau instable

protons

2 neutrons

ÉlĂ©ment superlourd

114 protons

L’Allemagne est entrĂ©e dans la danse dans les annĂ©es 1980 avec son institut de recherche nuclĂ©aire, le GSI (Gesellschaft fĂŒr Schwerionenforschung, ou Centre de recherche sur les ions lourds). Les nombres atomiques ont continuĂ© de croĂźtre et les trois Ă©quipes se sont partagĂ© les droits de nommer ces Ă©lĂ©ments jusqu’au copernicium (Ă©lĂ©ment 112, en l’honneur de Nicolas Copernic), dĂ©couvert en 1996. En 1999, des chercheurs du LBNL ont annoncĂ© l’identiïŹcation de l’élĂ©ment 118, avant de se rĂ©tracter aprĂšs avoir constatĂ© que l’un de leurs scientiïŹques avait fabriquĂ© des preuves En 2004, l’Institut japonais de recherche physique et chimique (Riken) a synthĂ©tisĂ© l’élĂ©ment 113, le nihonium, qui veut dire « Japon » en langue nipponne Bien que l’élĂ©ment 118 soit le plus lourd jamais produit, l’élĂ©ment le plus rĂ©cemment dĂ©couvert est en fait le 117, le tennesse, par le JINR en 2010. Les scientiïŹques Ă  l’origine de cette dĂ©couverte l’ont baptisĂ© en rĂ©fĂ©rence Ă  l’État amĂ©ricain du Tennessee, oĂč se trouvent plusieurs instituts ayant jouĂ© un rĂŽle clĂ© dans ces expĂ©riences. La course Ă  la synthĂšse d’élĂ©ments toujours plus lourds se poursuit encore aujourd’hui, et pas seulement parce que les chercheurs qui y parviennent ont le droit de nommer le nouvel entrant dans le tableau pĂ©riodique Une autre motivation est thĂ©orique : certains isotopes formeraient un hypothĂ©tique « Ăźlot de stabilitĂ© » dont les reprĂ©sentants ne se dĂ©sintĂ©greraient pas aussitĂŽt « Certaines thĂ©ories prĂ©voient des demi-vies d’un an, voire de 1 000  jours »,

DES ÉLÉMENTS SUPERLOURDS AU GANIL

Le Ganil (Grand accĂ©lĂ©rateur national d’ions lourds), Ă  Caen, lancera en 2026 une nouvelle installation parmi les plus performantes du monde pour la recherche des Ă©lĂ©ments superlourds. L’étude de ces Ă©lĂ©ments, et plus gĂ©nĂ©ralement des Ă©vĂ©nements rares en physique nuclĂ©aire, requiert des performances expĂ©rimentales spĂ©ciïŹques de trĂšs haut niveau. Et en premier lieu un faisceau d’ions lourds trĂšs intense, de maniĂšre Ă  maximiser le nombre de rĂ©actions de production. En e et, la grande majoritĂ© des interactions entre le faisceau et la cible ne produisent pas le noyau d’intĂ©rĂȘt : dans le cas de l’oganesson, il faut envoyer en moyenne un milliard de milliards de noyaux de calcium sur la cible de californium pour espĂ©rer former un noyau d’oganesson par fusion nuclĂ©aire. L’accĂ©lĂ©rateur linĂ©aire supraconducteur de l’installation Spiral2 fournira dans ce but des faisceaux trĂšs intenses avec plus de 1013 ions par seconde, ce qui donnerait environ un

atome d’oganesson par jour, par exemple. Pour prendre en charge des faisceaux aussi intenses, il faut un dispositif capable de sĂ©lectionner les rares noyaux d’intĂ©rĂȘt et de rejeter l’immense majoritĂ© des noyaux parasites. C’est avec ces objectifs qu’a Ă©tĂ© conçu le Super SĂ©parateur SpectromĂštre S3, en cours de construction. Il sera Ă©quipĂ© d’une cible rotative tournant Ă  3 000 tours par minute, pour supporter l’impact du faisceau incident, suivie, sur 30 mĂštres de longueur, de deux Ă©tages de sĂ©paration : le premier bloque la majeure partie du faisceau qui a traversĂ© la cible sans produire de rĂ©action nuclĂ©aire ; le second rĂ©alise une sĂ©lection ïŹne des noyaux d’intĂ©rĂȘt pour les transmettre avec une grande e cacitĂ© tout en rejetant les noyaux non dĂ©sirĂ©s qui auraient franchi le premier niveau. Dans cette partie, la combinaison d’un dipĂŽle Ă©lectrique et d’un dipĂŽle magnĂ©tique dĂ©termine en vol la masse des ions. S3 est le premier dispositif du monde Ă  utiliser ce type de mesure pour l’étude des noyaux superlourds. Cette mesure de masse

explique Hiromitsu Haba, physicien et directeur du groupe de chimie nuclĂ©aire au Riken, qui traque l’élĂ©ment 119.

Pour l’instant, les rivages de l’ülot de stabilitĂ© n’ont pas Ă©tĂ© atteints Le dĂ©ïŹ rĂ©side dans la fabrication des Ă©lĂ©ments superlourds, qui est loin d’ĂȘtre simple Les chercheurs y parviennent en bombardant un matĂ©riau cible avec un faisceau d’ions lourds (dans ce cas, de gros noyaux atomiques dĂ©pourvus d’une partie de leurs Ă©lectrons ) dans l’espoir de surmonter la rĂ©pulsion Ă©lectrostatique entre deux noyaux chargĂ©s positivement et de les forcer Ă  fusionner Au LBNL , la source du faisceau d’ions combine des microondes et des champs magnĂ©tiques puissants de sorte Ă  arracher des Ă©lectrons Ă  un Ă©lĂ©ment choisi ( souvent du calcium ou de l’argon dans les expĂ©riences de Jacklyn Gates). Les ions qui en rĂ©sultent sont acheminĂ©s vers le cyclotron, qui les accĂ©lĂšre et augmente progressivement l’énergie du faisceau

À la sortie de l’accĂ©lĂ©rateur, les techniciens de la salle de contrĂŽle dirigent le faisceau grĂące Ă  des champs Ă©lectrostatiques vers diïŹ€Ă©rentes salles oĂč sont installĂ©s les dispositifs expĂ©rimentaux. Ces derniers sont Ă©quipĂ©s de cibles qui prennent parfois la forme de ïŹnes feuilles de mĂ©tal d’un diamĂštre Ă©quivalent Ă  celle d’une petite assiette « Les cibles sont mises en rotation pour Ă©viter que le faisceau ne frappe toujours le mĂȘme point pendant trop longtemps Elles fondraient sous l’intensitĂ© du bombardement par

de haute rĂ©solution combinĂ©e Ă  une transmission Ă©levĂ©e des noyaux superlourds est possible grĂące Ă  des aimants supraconducteurs innovants qui assurent la focalisation des noyaux tout au long de la ligne. Ce sont des aimants quadripolaires trĂšs larges (30 centimĂštres de diamĂštre), munis d’aimants de corrections sextupolaires et octupolaires. En bout de ligne, deux instruments sont prĂ©vus pour Ă©tudier les noyaux transmis : le dĂ©tecteur Sirius, a ectĂ© Ă  la mesure prĂ©cise des dĂ©croissances radioactives des noyaux superlourds, ou bien S3-LEB pour l’analyse de ces noyaux par spectroscopie laser ou par mesure de masses d’ultra-haute rĂ©solution. EnïŹn, Ă  partir de 2030, le projet Newgain dotera l’accĂ©lĂ©rateur linĂ©aire de Spiral2 d’une nouvelle source d’ions et d’un nouvel injecteur permettant d’accĂ©lĂ©rer des faisceaux d’ions lourds – jusqu’à l’uranium –parmi les plus intenses du monde.

ANTOINE DROUART physicien au CEA

les ions arrivant Ă  grande vitesse », explique Jacklyn Gates. La composition de la cible dĂ©pend de la quantitĂ© de protons que les chercheurs souhaitent obtenir dans le produit final Par exemple, pour fabriquer du ïŹ‚erovium (114 protons, du nom du physicien russe Gueorgui Fliorov, fondateur du JINR), ils doivent bombarder du plutonium (94 protons) avec du calcium (20 protons). Pour fabriquer l’oganesson, les scientiïŹques projettent du calcium sur du californium (98 protons). Plus il y a de neutrons dans les ions du faisceau, plus il y en a dans le produit ïŹnal, ce qui permet de crĂ©er des isotopes encore plus lourds.

DES ÉVÉNEMENTS RARES

La plupart du temps, les particules du faisceau traversent la cible sans aucune interaction nuclĂ©aire Mais avec 6 000 milliards de projectiles arrivant sur la cible par seconde, une collision entre noyaux est inĂ©vitable Lorsque les conditions sont rĂ©unies, la collision rapproche assez les deux noyaux pour conduire Ă  leur fusion et Ă  la crĂ©ation d’un nouvel atome superlourd, se dĂ©plaçant Ă  prĂšs de 600 000 mĂštres par seconde. Pour ralentir ce bolide, les chercheurs le font pĂ©nĂ©trer dans de l’hĂ©lium gazeux et des champs Ă©lectriques qui composent un piĂšge oĂč les propriĂ©tĂ©s de cet Ă©lĂ©ment seront mesurĂ©es. Les physiciens injectent parfois d’autres gaz pour voir quels types de rĂ©actions chimiques le

nouveau venu rĂ©alise avant de se dĂ©sintĂ©grer « Mais cela n’est possible que si l’élĂ©ment a une demi-vie assez longue, de l’ordre d’une demiseconde par exemple » , prĂ©cise Christoph DĂŒllmann, chef du groupe de recherche sur la chimie des Ă©lĂ©ments superlourds au GSI. Quand l’élĂ©ment superlourd se dĂ©sintĂšgre, il Ă©met typiquement des particules alpha , c’est-Ă -dire des paquets de deux protons et deux neutrons liĂ©s ensemble. C’est en analysant la trajectoire des particules alpha dans les dĂ©tecteurs et les autres produits de la dĂ©sintĂ©gration que les chercheurs dĂ©terminent la composition de l’atome d’origine et les rĂ©actions que ce dernier a eïŹ€ectuĂ©es

Du point de vue des propriĂ©tĂ©s chimiques, l’élĂ©ment le plus lourd que les physiciens ont Ă©tudiĂ© est le ïŹ‚erovium (114), car les Ă©lĂ©ments suivants ne sont pas créés en assez grande quantitĂ© ou prĂ©sentent des durĂ©es de vies trop courtes pour rĂ©aliser des expĂ©riences adĂ©quates « Nous sommes en mesure de produire du ïŹ‚erovium Ă  raison d’environ trois atomes par jour, raconte Christoph DĂŒllmann Une expĂ©rience typique prend environ un mois pour collecter assez de donnĂ©es, car tous les atomes fabriquĂ©s ne parviennent pas au dĂ©tecteur oĂč sont menĂ©es les rĂ©actions chimiques, et tous les atomes qui y parviennent ne sont pas toujours dĂ©tectĂ©s »

NI NOBLE NI GAZEUX

Une poignĂ©e d’atomes suïŹƒt parfois pour rĂ©vĂ©ler beaucoup de choses Avant que le ïŹ‚erovium ne soit synthĂ©tisĂ©, certains thĂ©oriciens prĂ©voyaient qu’il se comporterait comme un gaz noble, c’est-Ă -dire qu’il serait inerte et non rĂ©actif, tandis que d’autres suggĂ©raient qu’il se comporterait comme un mĂ©tal En 2022, une Ă©quipe a observĂ© quelque chose de plus Ă©trange À tempĂ©rature ambiante, le ïŹ‚erovium forme une liaison forte avec l’or, ce qui est trĂšs diïŹ€Ă©rent du comportement d’un gaz noble Il se lie aussi Ă  l’or Ă  la tempĂ©rature de l’azote liquide (– 196 °C). Mais, curieusement, Ă  des tempĂ©ratures intermĂ©diaires, l’élĂ©ment ne rĂ©agit pas. Quant Ă  l’oganesson, il se retrouve dans le tableau pĂ©riodique avec les gaz nobles, mais les chercheurs pensent qu’il n’est ni noble ni gazeux. Peter Schwerdtfeger, de l’universitĂ© Massey, en Nouvelle-ZĂ©lande, et ses collĂšgues postulent qu’il s’agit probablement d’un solide Ă  tempĂ©rature ambiante , qui passe Ă  l’état liquide vers 52 °C. Tous ces comportements atypiques s’expliqueraient grĂące Ă  la dynamique des Ă©lectrons dans ces atomes Cette dynamique est expliquĂ©e par la mĂ©canique quantique qui indique que les Ă©lectrons occupent des niveaux d’énergie connus sous le nom de « couches », chacune pouvant contenir un nombre diïŹ€Ă©rent de particules (2 Ă©lectrons sur la couche la plus

interne, puis 8, 18, 32,  etc.). Chaque couche reprĂ©sente une distance spĂ©ciïŹque par rapport au noyau, bien que l’électron ne suive pas une trajectoire circulaire autour du noyau. Si on prend en compte la nature ondulatoire des Ă©lectrons, ceux-ci sont dĂ©crits par une fonction de probabilitĂ© de prĂ©sence (nommĂ©e « orbitale ») dont la forme ressemble Ă  un haltĂšre, un beignet, une goutte d’eau, etc

Plus un noyau est lourd, plus les Ă©lectrons – notamment ceux des couches internes – sont attirĂ©s prĂšs du noyau et sa surabondance en protons chargĂ©s positivement L’espace dont les Ă©lectrons disposent pour circuler est donc plus faible En raison du principe d’incertitude, qui stipule que la position et la vitesse d’une particule ne peuvent ĂȘtre connues avec prĂ©cision au mĂȘme moment, cette rĂ©duction de l’espace des Ă©lectrons signifie que leur vitesse augmente par une sorte de bascule des lois physiques fondamentales. Pour les gros atomes, les Ă©lectrons voyagent presque Ă  la vitesse de la lumiĂšre . Comme le suggĂšre la thĂ©orie de la relativitĂ© restreinte d’Einstein, les objets qui se dĂ©placent aussi vite gagnent en masse, ce qui a des consĂ©quences bizarres sur les propriĂ©tĂ©s de l’élĂ©ment.

Ces eïŹ€ets relativistes se manifestent mĂȘme dans les Ă©lĂ©ments plus connus du tableau pĂ©riodique L’or est jaune parce que ces eïŹ€ets rĂ©duisent l’écart entre deux de ses couches Ă©lectroniques, ce qui modiïŹe lĂ©gĂšrement les longueurs d’onde de la lumiĂšre que l’élĂ©ment absorbe et rĂ©ïŹ‚Ă©chit

Les eïŹ€ets relativistes ne jouent cependant pas un rĂŽle important dans le comportement chimique de la plupart des Ă©lĂ©ments lĂ©gers En eïŹ€et, les Ă©lectrons des couches externes (oĂč il peut ne pas y avoir assez d’électrons pour remplir complĂštement la couche) sont responsables de l’établissement de liaisons chimiques avec d’autres atomes. Or ils sont moins soumis aux eïŹ€ets relativistes Dans le tableau pĂ©riodique, les Ă©lĂ©ments d’une mĂȘme colonne ont la mĂȘme composition sur leurs couches externes,

QUELQUES EXEMPLES DE FORMES D’ORBITALES ÉLECTRONIQUES

ce qui permet de prĂ©voir qu’ils ont les mĂȘmes comportements chimiques.

« Le tableau périodique est censé vous indiquer les tendances chimiques », explique

Jennifer Pore Or pour les Ă©lĂ©ments les plus lourds , dans lesquels les e ïŹ€ ets relativistes commencent Ă  dominer, ce n’est plus nĂ©cessairement vrai . En  2018, l’équipe de Peter Schwerdtfeger a dĂ©couvert qu’en raison de ces eïŹ€ets, le nuage d’électrons de l’oganesson ressemble Ă  une grande tache ïŹ‚oue sans distinction majeure entre les couches.

MĂȘme en dehors du territoire des superlourds, les chimistes s’interrogent sur la place de certains Ă©lĂ©ments dans le tableau pĂ©riodique

Depuis 2015, un groupe de travail de l’Union internationale de chimie pure et appliquĂ©e arbitre un dĂ©bat sur les Ă©lĂ©ments qui devraient ïŹgurer dans la troisiĂšme colonne du tableau : le lanthane et l’actinium (Ă©lĂ©ments 57 et 89) ou le lutĂ©cium et le lawrencium (71 et 103). Le dĂ©bat est centrĂ© sur les Ă©lectrons qui se comportent mal : en raison d’eïŹ€ets relativistes, les Ă©lectrons les plus externes en orbite autour de ces Ă©lĂ©ments ne sont pas lĂ  oĂč ils devraient ĂȘtre selon le tableau pĂ©riodique AprĂšs neuf ans d’examen officiel , il n’y a toujours pas de consensus sur la maniĂšre de regrouper ces Ă©lĂ©ments. Ces problĂšmes deviennent de plus en plus pressants pour les Ă©lĂ©ments les plus lourds du tableau. « Nous essayons de dĂ©terminer oĂč cette organisation commence Ă  s’eïŹ€ondrer et oĂč le tableau pĂ©riodique cesse d’ĂȘtre utile », explique Jacklyn Gates

Outre une fenĂȘtre sur les limites de la chimie, la danse des Ă©lectrons donne aussi un aperçu de la dynamique du noyau dans les situations les plus extrĂȘmes Dans un noyau gorgĂ© de protons et de neutrons, les interactions entre ses particules dĂ©forment souvent sa forme, qui s’écarte de la reprĂ©sentation stĂ©rĂ©otypĂ©e de la boule homogĂšne. Selon Michael Block, physicien au GSI, la plupart des Ă©lĂ©ments superlourds Ă©tudiĂ©s jusqu’à prĂ©sent ont un noyau oblong en forme de ballon de rugby En thĂ©orie, les Ă©lĂ©ments plus lourds qui n’ont pas encore Ă©tĂ© synthĂ©tisĂ©s pourraient avoir des noyaux en forme de soucoupes volantes ou mĂȘme de bulles, avec une densitĂ© trĂšs faible au centre Les scientiïŹques « voient » ces formes en mesurant les minuscules changements dans les orbitales des Ă©lectrons : celles-ci sont aïŹ€ectĂ©es par la distribution des charges positives dans le noyau « Cela nous permet de dĂ©terminer la taille et la forme du noyau », explique le chercheur

Au-delĂ  de sa forme, la structure du noyau est la clĂ© pour savoir s’il sera possible un jour de synthĂ©tiser un Ă©lĂ©ment superlourd stable. Certains nombres de protons et de neutrons ( collectivement appelĂ©s « nuclĂ©ons » ) sont connus sous le nom de « nombres magiques », car les noyaux qui en sont dotĂ©s prĂ©sentent

QUELQUES EXEMPLES DE FORMES DE NOYAUX

une durĂ©e de vie exceptionnellement longue Comme les Ă©lectrons, les nuclĂ©ons occupent des couches, et ces nombres magiques reprĂ©sentent les valeurs pour lesquelles les couches nuclĂ©aires sont remplies, ce qui confĂšre une relative stabilitĂ© . L’ülot de stabilitĂ© , que les chercheurs espĂšrent trouver avec un isotope superlourd encore inconnu, serait le rĂ©sultat d’une « double magie » – des nombres complĂ©tant des couches Ă  la fois pour les protons et les neutrons

MIRAGE OU RÉALITÉ ?

La question de savoir si l’ülot de stabilitĂ© existe vraiment reste ouverte, car les noyaux les plus lourds prĂ©fĂšrent peut-ĂȘtre se fragmenter que s’accommoder de nombres magiques de nuclĂ©ons La ïŹssion pourrait briser le rĂȘve des physiciens Alors qu’avec la dĂ©sintĂ©gration alpha, les noyaux se dĂ©lestent progressivement de leurs nuclĂ©ons, avec la ïŹssion, c’est une perte soudaine et radicale « Selon les modĂšles, les prĂ©dictions diïŹ€Ăšrent quant au nombre de nuclĂ©ons qui peuvent s’accumuler dans un noyau avant que la ïŹssion ne devienne inĂ©vitable », explique Witold Nazarewicz Les thĂ©oriciens tentent d’évaluer cette limite pour dĂ©terminer la taille maximale des noyaux Les limites s’explorent Ă©galement dans une autre direction Pour ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un Ă©lĂ©ment, un noyau doit survivre pendant au moins 10 – 14 seconde, le temps nĂ©cessaire pour que les Ă©lectrons s’y accrochent et forment un atome Mais en thĂ©orie, la durĂ©e de vie d’un noyau peut ĂȘtre aussi courte que 10 – 21 seconde. « Dans l’intervalle inïŹnitĂ©simal entre ces deux dĂ©finitions , on trouverait des noyaux sans nuages d’électrons, incapables de faire de la chimie, prĂ©cise Witold Nazarewicz L’ordre du tableau pĂ©riodique se brise avec les Ă©lĂ©ments les plus lourds La question est de savoir oĂč l’on rompt complĂštement avec la chimie »

Ce texte est une adaptation de l’article Superheavy Elements Are Breaking the Periodic Table, publiĂ© par ScientiïŹc American en juin 2024.

Une tout autre façon d’aborder la question des Ă©lĂ©ments superlourds est de les chercher dans l’espace Les Ă©lĂ©ments plus lourds que le fer (numĂ©ro atomique 26) se forment dans la nature par un processus appelĂ© « capture rapide de neutrons » , qui se produit souvent lors d’évĂ©nements cataclysmiques tels que la collision de deux Ă©toiles Ă  neutrons.

Selon Gabriel MartĂ­nez-Pinedo, astrophysicien au GSI , si des Ă©lĂ©ments superlourds sont apparus naturellement dans l’Univers, ils l’ont probablement Ă©tĂ© dans la fusion d’étoiles Ă  neutrons, et par la capture rapide de neutrons ( Ă©galement connue sous le nom de « processus r »). Dans cette rĂ©action, le noyau de dĂ©part s’empare des neutrons libres Ă  proximitĂ© de lui , il gagne rapidement en nuclĂ©ons et forme un ion lourd. Ce processus se dĂ©roule dans des environnements oĂč les neutrons circulent librement, ce qui explique

AUX CONFINS DU TABLEAU

Le chimiste russe Dmitri MendeleĂŻev en propose une premiĂšre version en 1869. Les Ă©lĂ©ments sont organisĂ©s par leur nombre de protons et, sur une colonne, ils ont le mĂȘme nombre d’électrons disponibles pour Ă©tablir des liaisons chimiques, ce qui leur confĂšre des propriĂ©tĂ©s communes. Depuis quelques annĂ©es, les scientiïŹques ont synthĂ©tisĂ© des Ă©lĂ©ments superlourds. Ces derniers ne respectent pas toujours les rĂšgles du tableau et de la chimie. Certains, qui devraient ĂȘtre des gaz inertes, se rĂ©vĂšlent ïŹnalement ĂȘtre des solides qui interagissent.

Élements superlourds

pourquoi les fusions d’étoiles Ă  neutrons sont des endroits propices

En 2017, les scientiïŹques ont observĂ© pour la premiĂšre fois une fusion d’étoiles Ă  neutrons en dĂ©tectant les ondes gravitationnelles Ă©mises par cet Ă©vĂ©nement « Avec ces donnĂ©es, nous avons eu la toute premiĂšre conïŹrmation que le processus r s’opĂšre eïŹ€ectivement lors de la fusion de deux Ă©toiles Ă  neutrons », explique Gabriel MartĂ­nez-Pinedo Les chercheurs ont dĂ©tectĂ© des isotopes de lanthanides (numĂ©ros atomiques 57 Ă  71) lors de cet Ă©vĂ©nement, mais sans pouvoir les identiïŹer avec plus de prĂ©cision Pour reconnaĂźtre la prĂ©sence d’élĂ©ments superlourds, les chercheurs devront d’abord dĂ©terminer leur signature, c’est-Ă -dire les longueurs d’onde qu’ils absorbent ou Ă©mettent, puis ĂȘtre en mesure de les extraire de ce que Gabriel MartĂ­nez-Pinedo appelle la complexe « soupe d’élĂ©ments » qui se forme lors d’une collision d’étoiles Ă  neutrons

En dĂ©cembre 2023, cependant, des astronomes ont signalĂ© que certaines Ă©toiles contenaient des quantitĂ©s anormalement Ă©levĂ©es de plusieurs Ă©lĂ©ments plus lĂ©gers , tels que le ruthĂ©nium, le rhodium, le palladium et l’argent. Ces Ă©lĂ©ments pourraient ĂȘtre surreprĂ©sentĂ©s parce qu’ils rĂ©sultent de la ïŹssion d’élĂ©ments lourds ou superlourds Ce scĂ©nario suggĂšre que des noyaux comportant jusqu’à 260 protons et neutrons pourraient se constituer par le biais du processus r.

TRAQUE COSMIQUE

MĂȘme si les Ă©lĂ©ments superlourds créés lors des fusions d’étoiles Ă  neutrons se dĂ©sintĂšgrent trĂšs vite, le fait de savoir qu’ils existent aiderait les scientiïŹques Ă  Ă©crire l’histoire de la matiĂšre dans l’Univers , souligne Gabriel MartĂ­nez-Pinedo. De nouveaux observatoires, tels que le tĂ©lescope

Numéro

Symbole Nom de l’élĂ©ment

Masse atomique (en unités de masse atomique unifiée)

Année de découverte

examineront d’autres Ă©vĂ©nements cosmiques capables de produire des Ă©lĂ©ments superlourds . Et de nouveaux dĂ©tecteurs d’ondes gravitationnelles porteront leur regard sur des distances beaucoup plus grandes et avec une plus grande prĂ©cision

Dans l’installation d’isotopes rares de l’universitĂ© du Michigan, un nouveau faisceau Ă  haute Ă©nergie promet d’apporter de nouvelles informations sur le processus r en introduisant plus de neutrons dans les isotopes qu’il n’a jamais Ă©tĂ© possible de le faire auparavant . Il ne s’agit pas de nouveaux superlourds , mais de versions renforcĂ©es d’élĂ©ments plus lĂ©gers. En fĂ©vrier  2024, les chercheurs ont annoncĂ© qu’ils avaient créé des isotopes lourds de thulium, d’ytterbium et de lutĂ©cium en n’utilisant qu’une fraction de la puissance maximale prĂ©vue pour leurs faisceaux Avec leur dispositif lancĂ© Ă  plein rĂ©gime , ils devraient ĂȘtre en mesure de

produire le type d’isotopes qui se dĂ©sintĂšgrent ïŹnalement en mĂ©taux stables plus lourds, tels que l’or. « Cela devrait ouvrir la voie Ă  la fabrication de certains isotopes intĂ©ressants pour l’astrophysique », dĂ©clare Brad Sherrill, coauteur de l’étude

Entre-temps, d’autres scientiïŹques dans le monde cherchent Ă©galement Ă  augmenter la puissance de leurs faisceaux d’ions et de leurs cibles pour dĂ©passer l’élĂ©ment 118. Le GSI disposera bientĂŽt d’un accĂ©lĂ©rateur de nouvelle gĂ©nĂ©ration pour la synthĂšse des superlourds EnïŹn, au LBNL, Jacklyn Gates et son Ă©quipe mettent en place des instruments pour mesurer avec une plus grande prĂ©cision la masse d’un seul atome

Ces nouveaux outils devraient permettre de mieux cerner les contours de la chimie des éléments superlourds . « Dans ce domaine , déclare Peter Schwerdtfeger, nous sommes constamment surpris » n

BIBLIOGRAPHIE

I. U. Roederer et al., Element abundance patterns in stars indicate ïŹssion of nuclei heavier than uranium, Science, 2023.

A. Yakushev et al., On the adsorption and reactivity of element 114, ïŹ‚erovium, Frontiers in Chemistry, 2022.

O. R. Smits et al., Oganesson : A noble gas element that is neither noble nor a gas, Angewandte Chemie, 2020.

C. DĂŒllmann et M. Block, La course aux superĂ©lĂ©ments, Pour la Science n° 496, 2019.

L’AUTEUR

LOÏC MANGIN

rédacteur en chef adjoint à Pour la Science

IDES STÈLES D’EXCEPTION

Le musĂ©e Fenaille, Ă  Rodez, met Ă  l’honneur le spectaculaire mĂ©galithisme Ă©thiopien, en prĂ©sentant notamment des Ɠuvres de l’artiste allemand Alfons Bayrle.

maginez un paysage vallonnĂ©, oĂč des collines arborĂ©es se succĂšdent Ă  perte de vue
 L’Aveyron ? Non, presque, l’Éthiopie, dans le sud du pays, sur les contreforts orientaux de la vallĂ©e du Rift LĂ  , un homme , assis sur un tabouret , manie ses pinceaux et ses pastels pour reprĂ©senter un bloc de pierre taillĂ©e rĂ©cemment dĂ©couvert L’artiste en question est l’Allemand Alfons ( dit Alf ) Bayrle, qui sĂ©journa notamment Ă  Paris Ă  la ïŹn des annĂ©es 1920, oĂč il frĂ©quenta Giorgio de Chirico, Raoul Dufy, Aristide Maillol, Henri Matisse, Pablo Picasso
 Son style, rĂ©solument ïŹguratif, se situe entre le cubisme et le « cĂ©zanisme ». Et en 1934, il embarqua avec l’ethnologue Adolf Ellegard Jensen, pour une mission d’exploration de la rĂ©gion, la deuxiĂšme aprĂšs celle du dĂ©couvreur, le pĂšre AzaĂŻs En eïŹ€et, une dizaine d’annĂ©es plus tĂŽt, celui-ci, soutenu notamment par le ras Tafari, qui deviendra l’empereur HailĂ© SĂ©lassiĂ©, parcourut ces rĂ©gions de ce qui Ă©tait encore un empire pour y rendre compte du patrimoine archĂ©ologique En quoi consiste-t-il ?

Rien de moins qu’environ 10 000 stĂšles, pour ne parler que de celles qu’on a mises au jour. Elles sont rĂ©parties en quelque 130 sites (mais la rĂ©gion n’a pas encore Ă©tĂ© entiĂšrement prospectĂ©e), qui forment l’extrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale d’un « corridor mĂ©galithique » traversant tout le pays et dont les vestiges phares, patrimoine mondial de l’humanitĂ©, sont les grands obĂ©lisques d’Aksum (Ă  la frontiĂšre avec l’ÉrythrĂ©e) ou encore les stĂšles Ă  Ă©pĂ©es de Tiya, dans le centre du pays.

L’équipe de Jensen rapporta du pays Gedeo, Ă  l’est du lac Abaya, notamment

du site de Tuto Fela, plus de 500 photographies, plusieurs dessins de Bayrle et 17 stĂšles aujourd’hui conservĂ©es au musĂ©e des cultures du monde, Ă  Francfort. Une dizaine d’entre elles a fait le voyage jusqu’à Rodez, dans l’Aveyron, oĂč le musĂ©e Fenaille consacre une exposition d’ampleur Ă  ce mĂ©galithisme Ă©thiopien, en prĂ©sentant Ă©galement clichĂ©s, objets locaux et, donc, de nombreuses Ɠuvres de Bayrle (voir la reproduction page cicontre). Sur celles-ci, on distingue des caractĂ©ristiques communes, comme les oriïŹces marquant les yeux et les narines, et un nombril protubĂ©rant. Que sait-on de ces stĂšles ?

D’abord, essentiellement taillĂ©es dans de l’ignimbrite (une roche d’origine volcanique nĂ©e de la compression des rejets d’une nuĂ©e ardente), elles se rĂ©partissent en deux types, les phalliques, largement majoritaires, et les anthropomorphes. Les premiĂšres, disposĂ©es en lignes simples ou doubles, forment en certains endroits des « champs de stĂšles ». Les secondes sont regroupĂ©es sur de grands entassements de pierres (des cairns) et marquent l’emplacement de sĂ©pultures, des restes osseux Ă©tant enfouis sous leur base.

Des datations au carbone 14 de ces vestiges ont rĂ©vĂ©lĂ© que ces stĂšles anthropomorphes ont Ă©tĂ© Ă©rigĂ©es entre le XIIe et le XVIe siĂšcle. Quant aux mĂ©galithes phalliques, en l’absence de restes Ă  dater, l’incertitude demeure. Quelques analyses, notamment d’échantillons de charbon, suggĂšrent une pĂ©riode comprise entre le IIe et le VIIIe siĂšcle, mais rien ne permet de conclure dĂ©finitivement. En 2023, la fouille du site de Soditi a resserrĂ© la pĂ©riode entre le Ve et le VIIe siĂšcle.

C’est que depuis le voyage de Bayrle, les expĂ©ditions se sont poursuivies tant le patrimoine est exceptionnel et les questions en suspens nombreuses. Francis Anfray, directeur de l’Institut Ă©thiopien d’archĂ©ologie, le visita en 1965 tandis que l’archĂ©ologue Roger Joussaume y mena d’importantes fouilles entre 2002 et 2010. Et depuis 2018, la mission pluridisciplinaire Abaya, coordonnĂ©e par Vincent Ard (CNRS) et Anne-Lise Goujon (CFEE), et Ă  laquelle l’institution ruthĂ©noise participe, a pris le relais.

L’une des questions brĂ»lantes, et non des moindres, est d’identiïŹer les populations qui ont Ă©rigĂ© ces mĂ©galithes, car leur trace se perd au XVIe siĂšcle, quand des bouleversements sociopolitiques, notamment la guerre entre les sultanats musulmans et le royaume chrĂ©tien, ont altĂ©rĂ© les identitĂ©s culturelles et eïŹ€acĂ© de la mĂ©moire collective l’origine de ces sites.

Le prochain dĂ©part est prĂ©vu pour fĂ©vrier 2025, alors qu’en septembre 2023, le paysage culturel du Gedeo a Ă©tĂ© inscrit sur la liste du patrimoine mondial. PeutĂȘtre y aura-t-il Ă  nouveau un artiste, comme Bayrle, dont les Ɠuvres conservent Ă  ce jour une importance capitale d’un point de vue aussi bien scientifique qu’artistique. n

« Éthiopie, la vallĂ©e des stĂšles », au musĂ©e Fenaille, Ă  Rodez (12), jusqu’au 3 novembre 2024. musee-fenaille.rodezagglo.fr

L’auteur a publiĂ© : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science
 (Belin, 2018)

LES AUTEURS

JEAN-MICHEL

LE SECRET DU CHANT DES SIRÈNES

Pour Ă©me re des sons, plusieurs dispositifs, notamment les sirĂšnes d’alarme, sont fondĂ©s non pas sur des vibrations ou des oscillations, mais sur des rotations ingĂ©nieusement exploitĂ©es.

Àchaque premier mercredi du mois retentit le son caractĂ©ristique des sirĂšnes du systĂšme d’alerte et d’information des populations que l’on dĂ©clenche pour en vĂ©riïŹer le bon fonctionnement Mais comment ce son est-il gĂ©nĂ©rĂ© ? Le dispositif trĂšs particulier fait partie d’une famille d’appareils qui ont comme point commun de produire des sons au moyen de roues percĂ©es ou dentĂ©es. InventĂ©s Ă  l’origine pour eïŹ€ectuer des mesures de frĂ©quences sonores Ă  partir de la vitesse de rotation des roues, ils sont aussi capables d’émettre des sons trĂšs puissants

Si nous associons spontanĂ©ment la notion de note et de hauteur aux sons Ă©mis par des instruments de musique ou Ă  la voix, nous pouvons aussi le faire pour de nombreux sons que nous rencontrons dans notre vie quotidienne, par exemple ceux que produisent des insectes volants, des moteurs oĂč mĂȘme le bruit d’une rĂąpe

LA RÉPÉTITION FAIT LA NOTE

La note pure d’un diapason correspond Ă  une variation sinusoĂŻdale de la pression de l’air. Mais point besoin d’avoir des oscillations sinusoĂŻdales pour entendre une note : il suïŹƒt de la rĂ©pĂ©tition pĂ©riodique d’un mĂȘme motif sonore Plus la rĂ©pĂ©tition est rapide et plus le son est aigu. Celui, grave, du hanneton correspond Ă  des battements de ses ailes avec une frĂ©quence de 50 hertz (Hz), c’est-Ă -dire 50 fois par seconde ; le vrombissement de la mouche

est entre 200 et 300  Hz, tandis que celui dĂ©sagrĂ©ablement aigu du moustique s’étale de 600 Ă  2 300 Hz selon les espĂšces. DĂšs qu’un bruit est rĂ©pĂ©tĂ© Ă  une frĂ©quence qui dĂ©passe quelques dizaines de hertz, notre oreille et notre cerveau perçoivent une note. Et nous y sommes tellement entraĂźnĂ©s qu’il suffit mĂȘme de quelques bruits identiques trĂšs rapprochĂ©s pour que l’association se fasse Vous pouvez l’expĂ©rimenter en tapant sur une table avec vos ongles Pour ce faire, la paume de la main est dirigĂ©e vers le bas et les doigts sont relĂąchĂ©s et ïŹ‚Ă©chis pour courber les derniĂšres phalanges Ă  la verticale. On abaisse alors la main de sorte que les ongles tapent sur la table les uns aprĂšs les autres Selon l’inclinaison et la rapiditĂ© du geste, on entendra des notes diïŹ€Ă©rentes. Une autre expĂ©rience particuliĂšrement simple permet de produire sur le mĂȘme

© Illustrations de Bruno Vacaro
Roue dentée
Carton

Pour faire une note, rien de plus simple ! Un Ă©crou dans un ballon (Ă  droite) ou bien, comme FĂ©lix Savart le proposa, des roues dentĂ©es en rotation contre lesquelles s’appuie un morceau de carton (Ă  gauche).

principe une grande variĂ©tĂ© de notes Il suïŹƒt de placer un Ă©crou dans un ballon de baudruche dĂ©gonïŹ‚Ă© puis de le gonïŹ‚er et de le fermer (voir la ïŹgure ci-dessus) En donnant un mouvement circulaire suïŹƒsamment ample au ballon, on peut faire rouler l’écrou sur sa tranche. À chaque fois qu’il bascule sur une de ses arĂȘtes, il vient frapper la surface du ballon et Ă©met un clac La rĂ©pĂ©tition rapide de ces clacs engendre un son qui peut couvrir toute la hauteur de la gamme, des plus graves aux plus aigus, en choisissant des Ă©crous de tailles diïŹ€Ă©rentes et en ajustant la vitesse de rotation. C’est cette idĂ©e d’utiliser des claquements successifs qu’a eue le physicien anglais Robert Hooke pour gĂ©nĂ©rer des sons de frĂ©quence connue. Avec son dispositif, il va dĂ©montrer en 1681 Ă  la Royal Society la relation entre la hauteur d’une

Écrou

Compteur

UN BRUIT DE CAGNIARD

Dans la sirĂšne de CagniardLatour, un ïŹ‚ux d’air comprimĂ© met en rotation un disque perforĂ© placĂ© au-dessus d’un autre, ïŹxe celui-lĂ . Le gaz, en Ă©tant alternativement bloquĂ© ou libre de s’écouler, crĂ©e des variations de pression de l’air qui ne sont pas autre chose que des sons. Les compteurs placĂ©s au-dessus du dispositif indiquent le nombre de tours, et donc la frĂ©quence. Air comprimĂ©

note et sa frĂ©quence Ce systĂšme sera repris dans les annĂ©es 1830 par le physicien Français FĂ©lix Savart, qui lui donnera son nom : la roue de Savart L’appareil est constituĂ© de roues dentĂ©es (voir la ïŹgure ci-dessus, Ă  gauche) Pour Ă©mettre une note, on maintient un morceau de carton fort contre l’une de ces derniĂšres en rotation. Cette carte est repoussĂ©e par les dents, elle ploie et, une fois relĂąchĂ©e, elle revient frapper la dent suivante.

LA BASE DU TELHARMONIUM

Pour des expériences de démonstration, le diamÚtre des roues est de 5 à 6 centimÚtres Un dispositif a en général plusieurs roues dont le nombre de dents varie typiquement de 48 à 90. En les faisant tourner à une vitesse de rotation connue, on détermine la fréquence des clacs. Félix Savart, en fabriquant des roues

Disque en rotation

Disque fixe

de laiton de grand diamĂštre et ïŹnement dentĂ©es, a rĂ©ussi Ă  produire des sons de frĂ©quences allant jusqu’à 24 000 Hz, c’estĂ -dire dans le domaine des ultrasons

Si au lieu de mettre une carte sur les dents de la roue, on place un Ă©lectroaimant Ă  proximitĂ©, on rĂ©alise une roue phonique, inventĂ©e en 1896 par l’amĂ©ricain Thaddeus Cahill pour son instrument de musique, le telharmonium L’idĂ©e est la mĂȘme que pour les micros des guitares Ă©lectriques. On fait passer un courant dans l’électroaimant Lorsque la dent de la roue s’approche du

Les auteurs ont notamment publié : En avant la physique !, une sélection de leurs chroniques (Belin, 2017).

Ballon

noyau de l’électroaimant, elle change par induction le comportement Ă©lectrique de ce dernier et provoque une modulation de la tension Ă©lectrique Ă  la mĂȘme frĂ©quence que celle du dĂ©ïŹlement des dents Dans ce dispositif, l’extrĂ©mitĂ© des dents est aplatie et ce sont un moteur Ă©lectrique et une boĂźte de vitesses qui permettent de contrĂŽler la vitesse de rotation Il faut alors transformer la modulation du signal Ă©lectrique en signal sonore et avoir suïŹƒsamment de roues et de vitesses de rotation pour couvrir, comme un piano, sept octaves. HĂ©las , l’instrument qui en a rĂ©sultĂ© mesurait une vingtaine de mĂštres de long et pesait 200 tonnes Il n’a guĂšre rencontrĂ© de succĂšs

EN QUÊTE DE PUISSANCE

Tous ces dispositifs ne produisent pas des sons trĂšs puissants. Pour y remĂ©dier, on peut utiliser une sirĂšne, c’est-Ă -dire un appareil avec un disque tournant percĂ© de trous qui ont pour eïŹ€et de laisser passer et de bloquer pĂ©riodiquement un jet d’air comprimĂ© Les modulations de pression associĂ©es au signal sonore sont ici créées directement Ă  l’aide d’air comprimĂ© et non pas par le mouvement pĂ©riodique d’une surface comme avec un hautparleur. C’est ce qui permet d’avoir trĂšs facilement une intensitĂ© sonore importante, en jouant sur le dĂ©bit d’air. C’est en 1819 que l’ingĂ©nieur et physicien français Charles Cagniard de La Tour invente ce mĂ©canisme , nommĂ© « sirĂšne de Cagniard-Latour », dans le but de mesurer les frĂ©quences acoustiques Dans son invention, la partie centrale est composĂ©e de deux disques, percĂ©s tous deux de trous Ă©quidistants, et superposĂ©s sur un axe qui passe par leurs centres (voir la ïŹgure page prĂ©cĂ©dente) L’un des disques , le stator, est fixe tandis que l’autre disque, le rotor, placĂ© au-dessus, tourne. Le stator ferme la partie supĂ©rieure d’un cylindre alimentĂ© par-dessous par de l’air sous pression. La rotation du rotor provoque l’ouverture et la fermeture pĂ©riodique des trous et c’est la variation pĂ©riodique de la pression Ă  l’oriïŹce de ces trous qui produit la note. Petite astuce : les trous sont percĂ©s en biais. Par consĂ©quent, le passage de l’air provoque et accĂ©lĂšre la rotation du disque. Le rotor est reliĂ© mĂ©caniquement Ă  un compte - tour afin de mesurer la vitesse de rotation du disque et d’en dĂ©duire la frĂ©quence Ă©mise FĂącheuse contrepartie : comme la rotation est engendrĂ©e par le passage de l’air, il est difficile de fixer trĂšs prĂ©cisĂ©ment la

LES SIRÈNES DU MERCREDI

L’alarme qui retentit chaque premier mercredi du mois rĂ©sulte de la rotation d’un cylindre usinĂ©, dotĂ© de palettes, dans un autre ajourĂ©. L’air est ainsi, comme dans la sirĂšne de Cagniard-Latour ou la sirĂšne Ă  main ci-dessous, pĂ©riodiquement bloquĂ© puis libĂ©rĂ©. Pour se faire entendre d’un bout Ă  l’autre de la ville, le dispositif est complĂ©tĂ© par des cĂŽnes qui font fonction de haut-parleurs.

Poignée

Ouverture

vitesse de rotation. De plus, on crĂ©e une corrĂ©lation entre l’intensitĂ© sonore et la vitesse de rotation : plus la pression de l’air comprimĂ© est importante, plus le disque tourne vite. Autrement dit, plus le son est aigu, plus il est intense C’est d’ailleurs cette propriĂ©tĂ© qui a donnĂ© l’idĂ©e d’en faire le dispositif d’alerte des populations tel que nous le connaissons aujourd’hui

LE « CHANT » DES SIRÈNES

Dans ces sirĂšnes d’alarme, le son est produit par deux cylindres concentriques, avec le rotor Ă  l’intĂ©rieur et le stator Ă  l’extĂ©rieur (voir la ïŹgure ci-dessus) Ces deux cylindres sont percĂ©s d’ouvertures rectangulaires L’air est bloquĂ© quand ces fenĂȘtres sont face aux parties pleines de l’autre cylindre et il passe quand les fenĂȘtres sont en vis-Ă -vis Le cylindre central a une face ouverte vers l’extĂ©rieur, tandis que l’autre est muni de palettes qui entraĂźnent l’air, le mettent en rotation et crĂ©ent ainsi une pompe centrifuge Ce rotor est mis en rotation par un moteur pour les sirĂšnes puissantes ou une manivelle pour les alarmes Ă  main. Dans ce dernier cas, un mĂ©canisme d’engrenages permet de multiplier typiquement par 25 la vitesse de rotation de la main Si on a des cylindres Ă  huit ouvertures chacun, faire un tour par seconde produira une note Ă  200 Hz, parfaitement audible. Pour les sirĂšnes d’alarme Ă  moteur, pour ampliïŹer le son, chaque ouverture du stator est munie d’un haut-parleur Ă  pavillon EïŹ€et garanti : toute la ville peut l’entendre n

Palette

BIBLIOGRAPHIE

H. Bouasse, Acoustique générale : ondes aériennes, Delagrave, 1926.

SUR LE WEB

J.-M. Courty et E. Kierlik, « Des bruits et des sons » , spectacle scientiïŹque disponible sur la chaĂźne YouTube du CNRS, 2023. youtu.be/RFVmcV_2TWM

J.-M. Courty, « L’incroyable secret du chant des sirĂšnes » , chaĂźne YouTube Merci la physique, 2023. youtu.be/p3mjIxxwsI4

Cet encart d’information est mis Ă  disposition gratuitement au titre de l’article L. 541-10-18 du code de l’environnement. Cet encart est Ă©laborĂ© par CITEO.

TRIONS SYSTÉMATIQUEMENT

Abonnez-vous formule intégrale

à partir de 8,90 € / mois sans engagement

Le magazine (12 numéros / an)

Tout

‱ Le tĂ©lĂ©chargement Pdf

‱ Les archives depuis 1996

‱ L’application (disponible sur l’app store et le google play store)

Le Hors-Série (4 numéros / an)

Pour s’abonner et dĂ©couvrir toutes nos o res, ïŹ‚ashez ici.

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.
POUR LA SCIENCE #562 ‱ AOUT 2024 by Pour la Science - Issuu