Pour la Science n°545 - mars 2023

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LES 4 RÈGLES UNIVERSELLES DE LA VIE

NEUROBIOLOGIE Les leçons d’amour des campagnols MathĂ©matiques LE PROBLÈME DE L’INTERPOLATION ENFIN RÉSOLU Physique MESURER LE TEMPS DE VOL QUANTIQUE Cryptologie VERS DES CLÉS DE CHIFFREMENT VRAIMENT SÛRES DOM : 8,50 € –BEL./LUX. : 8,50 € –CH 12,70 FS –CAN. : 12,99 $CAPORT. CONT. : 8,50 € - MAR. 78 DH – TOM 1 100 XPF Édition française de Scientific American –Mars 2023n° 545 POUR LA SCIENCE 03/23 DĂ©cryptage avec Zoe Donaldson neuroscientifique
L 13256545F: 7,00 €RD

fĂ©vrier — juin 2023

Métamorphoses : quelles dynamiques ?

MARS

Les stratégies de reproduction des plantes

C’est nouveau ! Comment rĂ©agit mon cerveau ? | jeune public

Quand les animaux changent de sexe

La foule en équations

Transidentité : devenir soi

Foules : sous l’influence des rĂ©seaux sociaux

Foules : des psychologues dans le métro

Les foules au cinĂ©ma : de la figuration Ă  l’ùre numĂ©rique Dans l’ocĂ©an, des animaux lumineux | jeune public

Bioluminescence : une histoire des petites bĂȘtes qui brillent | jeune public

Pourquoi ça mousse ? | jeune public

L’ocĂ©an et nous | jeune public

Biodiversité : réensauvager la France ?

Inondations, sĂ©cheresses : le cycle de l’eau bouleversĂ© ?

Réconcilier nature et agriculture

DémantÚlement et recyclage des avions

La robustesse, clĂ© de l’adaptation du vivant

SociĂ©tĂ©s : de la vulnĂ©rabilitĂ© aux trajectoires d’adaptation

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D’AUTRES VIES QUE

LA NÔTRE

La quĂȘte de la nature de la vie, de son origine sur Terre et, au-delĂ , des conditions favorables Ă  son Ă©mergence constitue un horizon constant de la science. Cette quĂȘte, aussi ambitieuse qu’étourdissante, entend rĂ©pondre Ă  la question : « Sommes-nous seuls dans l’Univers ? » Mais au fait, qui est ce « nous » ? Des ĂȘtres conscients, bien sĂ»r. Des ĂȘtres vivants, plus simplement. Quoique dĂ©finir le vivant n’a rien de simple. La question de notre solitude doit en effet, pour devenir saisissable par la science, ĂȘtre posĂ©e autrement : qu’est-ce que la vie ? DĂšs lors tout se complique : de quels indices signalant la vie doit-on se mettre en quĂȘte ?

Sur Mars, l’annonce de la dĂ©couverte de molĂ©cules rappelant les composĂ©s organiques connus sur Terre a rĂ©cemment dĂ©frayĂ© la chronique. Il s’agit bien lĂ  de possibles indices de vie – ou d’étapes menant possiblement Ă  la vie – authentiquement extraterrestres. Si ce n’est que la vie pourrait prendre des formes bien diffĂ©rentes – empruntant, pourquoi pas, d’autres voies que la chimie du carbone. Aujourd’hui, chimistes, biologistes, physiciens croisent leurs rĂ©flexions pour dĂ©finir ce que devront dĂ©tecter les capteurs de nos sondes, tĂ©lescopes et robots, sur Terre ou ailleurs. Notre dossier balise ces nouveaux horizons du vivant, et dĂ©taille le modĂšle chimique rĂ©pondant aux quatre critĂšres caractĂ©risant la lyfe, proposition renouvelĂ©e de dĂ©finition de la vie, s’appliquant Ă  celle que la Terre abrite
 et Ă  d’autres formes, Ă©ventuellement. Ces nouvelles variations sur le vivant auraient sans doute passionnĂ© le mathĂ©maticien John von Neumann, lui qui entreprit de fĂ©condes recherches sur ce qui pourrait rendre des machines capables de se reproduire. Une passionnante biographie, tout juste parue, rend Ă©vidente la modernitĂ© de ces travaux. On doit aussi Ă  von Neumann des avancĂ©es essentielles en informatique et en logique. Nul doute que les algorithmes de nos intelligences artificielles l’auraient intĂ©ressĂ©. D’autant plus quand ils sont mobilisĂ©s, comme c’est le cas depuis quelques semaines, pour identifier d’éventuels indices de communication intelligente dans les donnĂ©es issues de l’observation d’étoiles lointaines, analysĂ©es par le programme Seti (Search for extra-terrestrial intelligence). Des indices d’autres vies que la nĂŽtre
 et d’autres esprits que les nĂŽtres. n

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 3
DITO É
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s

OMMAIRE

N° 545 / Mars 2023

ACTUALITÉS GRANDS FORMATS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS

‱ À quel ñge a-t-on des enfants depuis 250 000 ans ?

‱ Des dĂ©chets plastiques pour des millĂ©naires

‱ Des memristors face au dĂ©fi Ă©nergĂ©tique des IA

‱ Pourquoi le cƓur des Ă©toiles tourne moins vite que prĂ©vu

‱ L'Ăąge du Bronze, moment clĂ© de l'immunitĂ© ?

‱ Un laser pour guider la foudre

P. 44

NEUROBIOLOGIE

CAMPAGNOLS, L’AMOUR EST DANS LE PRÉ

P. 58

ARCHÉOLOGIE

LES BANTOUS DANS LA FORÊT DES PYGMÉES

CAHIER PARTENAIRE

PAGES I À III (APRÈS LA P. 40)

Comment réduire le risque de submersion marine des centrales nucléaires ?

Parrainé par

P. 18

LES LIVRES DU MOIS

P. 20

DISPUTES

ENVIRONNEMENTALES Un coup de marteau pour la biodiversité

Catherine Aubertin

P. 22

LES SCIENCES À LA LOUPE L’invention de l’autoplagiat

Yves Gingras

Steven Phelps, Zoe Donaldson, Dev Manoli

Petits rongeurs monogames, les campagnols des prairies renouvellent notre comprĂ©hension de la façon dont naissent l’attachement
 et l’amour !

Geoffroy de Saulieu, Pascal Nlend Nlend et Richard Oslisly

Il y a prĂšs de 3 000 ans, les Bantous ont investi la forĂȘt tropicale africaine. Au cours du millĂ©naire suivant, ils se sont libĂ©rĂ©s d’une crise dĂ©mographique en se reposant sur les premiers habitants de la forĂȘt : les PygmĂ©es.

P. 52

MATHÉMATIQUES

P. 66

PHYSIQUE

LETTRE D’INFORMATION

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En couverture : © Philipp Tur/Shutterstock

Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot

Ce numĂ©ro comporte un courrier de rĂ©abonnement posĂ© sur le magazine sur une sĂ©lection d’abonnĂ©s.

UN VIEUX PROBLÈME DE COURBES ENFIN BOUCLÉ

Clémentine Laurens

Deux jeunes chercheurs amĂ©ricains ont rĂ©cemment proposĂ© une dĂ©monstration rĂ©pondant Ă  un problĂšme majeur de gĂ©omĂ©trie : par combien de points peut-on forcer une courbe Ă  passer sans la dĂ©naturer ?

PEUT-ON MESURER LE TEMPS DE VOL QUANTIQUE ?

Anil Ananthaswamy

Aujourd’hui, il est impossible de mesurer prĂ©cisĂ©ment le temps mis par des particules pour se dĂ©placer entre deux points. Cette lacune de la physique quantique est-elle en passe d’ĂȘtre comblĂ©e ?

4 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023
fr

P. 74

HISTOIRE DES SCIENCES

L’HOMME

QUI VOULAIT RÉPLIQUER LA VIE

Ananyo Bhattacharya

Une machine est-elle capable de se reproduire ?

Les automates cellulaires de John von Neumann sont indĂ©niablement dotĂ©s de capacitĂ©s autoreproductrices. Ces crĂ©ations, qui inspirent encore les rĂ©flexions sur le vivant, sont une des facettes de l’Ɠuvre de cet insatiable scientifique, qu’explore une biographie passionnante, parue chez Quanto.

P. 24 EXOBIOLOGIE LA QUÊTE DES PRINCIPES UNIVERSELS DE LA VIE

Sarah Scoles

L’image que l’on se fait des petits hommes verts reste souvent calquĂ©e sur la vie terrestre. Les stratĂ©gies pour traquer la biologie ailleurs dans l’Univers souffrent du mĂȘme biais. Certains scientifiques abandonnent ces idĂ©es rĂ©ductrices en cherchant les rĂšgles gĂ©nĂ©rales qui dĂ©finissent la vie dans toute sa diversitĂ© et son Ă©trangetĂ©.

P. 34 BIOCHIMIE « LYFE », LA VIE REDÉFINIE

David Louapre

Quatre critĂšres suffiraient pour dĂ©finir la vie en toute gĂ©nĂ©ralité ! Pour appuyer cette idĂ©e, des chercheurs simulent des systĂšmes chimiques simples manifestant toutes ces conditions.

RENDEZ-VOUS

P. 80

LOGIQUE & CALCUL DES PROGRÈS BIENVENUS EN CRYPTOLOGIE

Jean-Paul Delahaye

L’art du chiffrement progresse : une percĂ©e inattendue a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e concernant l’existence des fonctions « à sens unique », essentielles en cryptologie. Ce progrĂšs mathĂ©matique nous rapproche d’un monde oĂč la sĂ©curitĂ© sera assurĂ©e.

P. 86

ART & SCIENCE

Les nappes du Léman

LoĂŻc Mangin

P. 88

IDÉES DE PHYSIQUE

L’art balùze de l’arbalùte Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

P. 92

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Pas de sexe pour Warramaba virgo Hervé Le Guyader

P.

96

SCIENCE & GASTRONOMIE

Le secret des sauces

qu’on sauce

Hervé This

P. 98 À PICORER

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 5
[EXTRAIT]

À QUEL ÂGE AVAIT-ON DES ENFANTS AU PALÉOLITHIQUE ?

Une Ă©tude gĂ©nomique rĂ©vĂšle que l’ñge moyen de procrĂ©ation des hommes et femmes au cours des 250 000 derniĂšres annĂ©es a progressivement augmentĂ©.

Àquel Ăąge les humains fontils des enfants ? La rĂ©ponse Ă  cette question n’est pas qu’un simple nombre, c’est une donnĂ©e clĂ© qui nous renseigne sur les stratĂ©gies de reproduction adoptĂ©es par notre espĂšce et comment celles-ci Ă©voluent en fonction des Ă©poques, des cultures et des conditions environnementales. Les gĂ©nĂ©ticiens appellent « temps de gĂ©nĂ©ration » l’ñge moyen de procrĂ©ation, c’est-Ă -dire la durĂ©e moyenne qui sĂ©pare deux gĂ©nĂ©rations consĂ©cutives au sein de la gĂ©nĂ©alogie d’une population. En 2022, par exemple, l’ñge moyen d’accouchement en France est estimĂ© Ă  31 ans, mais qu’en a-t-il Ă©tĂ© par le passé ? Certains chercheurs ont

Âges (en annĂ©es)

GrĂące Ă  la gĂ©nomique, les chercheurs ont dĂ©terminĂ© l’ñge de procrĂ©ation des hommes et des femmes sur 250 000 ans pour dĂ©finir la durĂ©e d’une gĂ©nĂ©ration (ligne orange).

parfois fait l’hypothĂšse de travail que la durĂ©e des gĂ©nĂ©rations Ă©tait stable au cours du temps, d’autres se sont appuyĂ©s sur des populations de chasseurs-cueilleurs actuels comme rĂ©fĂ©rence. Pour obtenir des donnĂ©es plus prĂ©cises, Richard Wang, de l’universitĂ© de l’Indiana, aux États-Unis, et ses collĂšgues se sont tournĂ©s vers la gĂ©nomique. Ils ont calculĂ© l’ñge moyen de procrĂ©ation des hommes et des femmes sur les 250 000 derniĂšres annĂ©es. Pour parvenir Ă  ce tour de force, l’équipe s’est intĂ©ressĂ©e aux mutations dites de novo. L’ADN d’un enfant hĂ©ritĂ© de ses parents contient entre 25 et 75 mutations de novo, c’est-Ă -dire qui apparaissent pour la premiĂšre fois chez l’enfant. GrĂące Ă  cela, il est possible de comparer les parents et leur progĂ©niture et de classer les mutations en diffĂ©rents types. Or, en observant celles-ci chez des milliers d’enfants du programme de sĂ©quençage gĂ©nomique de la population islandaise actuelle, les chercheurs ont remarquĂ© que leur type et leur nombre dĂ©pendent de l’ñge du pĂšre et de la mĂšre au moment de la conception.

6 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 ÉCHOS DES LABOS
P. 6 Échos des labos P. 18 Livres du mois P. 20 Disputes environnementales
© Photographie : Shotmedia/Shutterstock ; courbe : © Pour la Science, d’aprĂšs R. J. Wang et al., Human generation times across the past 250,000 years, Science Advances, 2023.
P. 22 Les sciences à la loupe
GÉNOMIQUE

Les chercheurs ont ensuite utilisĂ© la base de donnĂ©es du projet 1 000 GĂ©nomes pour dater certaines mutations. Enfin, un modĂšle reprenant l’ensemble de ces observations sur les mutations de novo a estimĂ© les temps de gĂ©nĂ©ration des hommes et des femmes Ă  diverses Ă©poques de notre histoire Ă©volutive.

Ainsi, ces 250 000 derniĂšres annĂ©es, l’ñge moyen de procrĂ©ation des humains est estimĂ© Ă  26,9 ans. Les pĂšres sont systĂ©matiquement plus ĂągĂ©s, avec 30,7 ans en moyenne, que les mĂšres qui procrĂ©ent en moyenne Ă  23,2 ans. « Cette diffĂ©rence entre les sexes se retrouve Ă  toutes les Ă©chelles de temps, explique Patricia Balaresque, chercheuse en biologie et gĂ©nomique Ă©volutive au CNRS. Cela coĂŻncide avec ce qui est observĂ© chez 99 % des cultures contemporaines. » Cet Ă©cart a cependant variĂ© au cours des millĂ©naires.

Toutefois, l’ñge parental n’a pas augmentĂ© linĂ©airement au cours du temps. Il Ă©tait plus Ă©levĂ©, avec 29,8 ans en moyenne, avant le dernier maximum glaciaire qui a eu lieu il y a 21 000 ans. Puis il a rechutĂ© il y a environ 10 000 à 8 000 ans, au NĂ©olithique, avec des modĂšles de sociĂ©tĂ©s plus sĂ©dentaires. Il remonte depuis environ 5 000 ans, notamment pour les femmes.

Pour Patricia Balaresque, « les variations de l’ñge parental dĂ©tectĂ©es aux diffĂ©rentes pĂ©riodes de temps sont un Ă©lĂ©ment particuliĂšrement intĂ©ressant qui mĂ©rite d’ĂȘtre approfondi – elles pourraient reflĂ©ter aussi bien des changements socioculturels qu’environnementaux. Lors de son histoire, l’homme n’a pas cessĂ© d’ĂȘtre confrontĂ© Ă  des stress variĂ©s – climatiques, microbiens, culturels – et a vu son profil dĂ©mographique changer au fil du temps, un rĂ©sultat qui n’est pas sans rappeler les variations dĂ©mographiques observĂ©es dans de nombreux pays Ă  l’heure actuelle.

Cette Ă©tude illustre comment le gĂ©nome peut, grĂące Ă  des mĂ©thodologies adaptĂ©es, nous renseigner sur des informations biologiques intrinsĂšques telles que l’ñge moyen de procrĂ©ation ; elle nous apporte un bel Ă©clairage sur notre capacitĂ© Ă  nous adapter, nous reproduire et transmettre ! ». n

ÉCOLOGIE

Des déchets plastiques pour des millénaires

On trouve aujourd’hui du plastique autant dans les sols et les riviĂšres que dans la mer et l’air que l’on respire. Jeroen Sonke, auteur principal d’une Ă©tude visant Ă  modĂ©liser le cycle de vie des plastiques sur les prochains millĂ©naires, nous raconte le destin de ces matĂ©riaux polluants.

JEROEN SONKE directeur de recherche Ă  l’unitĂ© GĂ©osciences environnement Toulouse du CNRS.

Que devient le plastique lorsqu’il n’est pas recyclé ?

Depuis les annĂ©es 1950, 4 % du pĂ©trole extrait du sous-sol a Ă©tĂ© transformĂ© en plastique. En termes de masse, cela reprĂ©sente plus de 8 milliards de tonnes de plastique de toutes sortes et, parmi elles, 2,5 sont toujours utilisĂ©es. Le reste a Ă©tĂ© jetĂ©, rĂ©parti probablement Ă  parts Ă©gales entre l’environnement et les dĂ©charges.

La dĂ©gradation des dĂ©chets plastiques est trĂšs lente, si bien que l’on a mĂȘme du mal Ă  la mesurer. On pense qu’elle s’étend sur des dĂ©cennies, voire des siĂšcles. Avec le temps, les plastiques ont tendance Ă  se fragmenter en morceaux plus petits jusqu’à devenir des microplastiques de tailles comprises entre 1 micromĂštre et 5 millimĂštres. Mes collĂšgues et moi avons souhaitĂ© construire un modĂšle du cycle de vie des plastiques, pour mieux comprendre le destin de ces dĂ©chets polluants.

En quoi consiste votre modùle ?

Nous avons construit ce que l’on nomme un systĂšme Ă  une dimension, un modĂšle en « boĂźtes ». Nous avons estimĂ© la quantitĂ© de plastique contenue dans chacun des rĂ©servoirs de la planĂšte (atmosphĂšre, fonds marins, sols, etc.). Les transferts de plastique au cours du temps sont modĂ©lisĂ©s par des flux qui connectent entre elles chacune des boĂźtes du modĂšle.

Ce cycle de vie est complexe et comporte beaucoup d’inconnues. Pour construire notre modĂšle, nous nous sommes appuyĂ©s sur la littĂ©rature scientifique des deux derniĂšres dĂ©cennies, mais nous sommes contraints par le nombre d’observations, qui manquent parfois pour l’ocĂ©an profond ou pour l’atmosphĂšre. Le bilan que nous dressons est ainsi associĂ© Ă  des incertitudes parfois considĂ©rables, d’un facteur 5 Ă  10 sur le budget de certains compartiments.

Qu’apprend-on de ce bilan ?

Une fois jetĂ©s, les plastiques restent un certain temps dans les rĂ©servoirs terrestres. Mais les eaux de pluie et les riviĂšres finissent toujours par les mobiliser et les conduire vers l’ocĂ©an.

L’action du vent et les vagues projettent des microplastiques vers l’atmosphĂšre par le mĂȘme processus que celui qui forme la brume marine. Et lĂ  dĂ©marre un cycle vicieux : les plastiques charriĂ©s par les riviĂšres vers l’ocĂ©an sont fragmentĂ©s puis Ă©mis vers l’atmosphĂšre. Ils sont ensuite transportĂ©s par les vents et retombent sur les continents. Ils seront, Ă  l’échelle des millĂ©naires, de nouveau emportĂ©s par les riviĂšres pour un nouveau cycle.

À chaque passage par l’ocĂ©an, une partie des plastiques est entraĂźnĂ©e vers le fond. Les dĂ©chets finissent ainsi par ĂȘtre sĂ©questrĂ©s dans les sĂ©diments marins oĂč ils resteront pendant des millions d’annĂ©es.

Combien de temps ces microplastiques circuleront-ils dans l’environnement ?

Si on arrĂȘte complĂštement de produire du plastique aujourd’hui ou en 2050 – ce qui est assez peu rĂ©aliste –, tout ce que l’on a rejetĂ© dans l’environnement continuera Ă  se dĂ©grader, Ă  se fragmenter et Ă  circuler pendant des millĂ©naires. Les politiques visant Ă  limiter la production de plastique doivent donc s’accompagner d’assainissements du milieu naturel.

On voit souvent dans les mĂ©dias des projets de nettoyage de la surface de l’ocĂ©an. Je pense qu’ils sont intĂ©ressants symboliquement, mais ce ne sont pas des solutions rĂ©alistes. C’est comme Ă©ponger avec le robinet ouvert ; il faut s’attaquer au robinet !

Le plus pertinent serait de rĂ©cupĂ©rer les plastiques dans les cours d’eau, principaux vecteurs de transfert du plastique des terres vers les ocĂ©ans.

Selon nos estimations, il faudrait assainir chaque annĂ©e entre 1 et 3 % du plastique de tous les rĂ©servoirs terrestres pour que l’effet soit visible pour la prochaine gĂ©nĂ©ration. n

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 7
R. J. Wang et al., Science Advances, 2023. Propos recueillis par Pierre Giraudeau J. Sonke et al., Micropl. & Nanopl., 2022.

POURQUOI LE CƒUR DES ÉTOILES TOURNE MOINS VITE QUE PRÉVU

Au cours de la vie d’une Ă©toile, son cƓur connaĂźt parfois des phases de contraction. On s’attendait Ă  ce que, de la mĂȘme maniĂšre qu’en patinage artistique, ramener les bras contre le corps augmente la vitesse de rotation, le cƓur des astres tourne plus rapidement que leur enveloppe. Pourtant, les vitesses de rotation mesurĂ©es sont bien moins hĂ©tĂ©rogĂšnes que prĂ©vu. L’une des principales hypothĂšses pour expliquer cette contradiction implique des champs magnĂ©tiques particuliers qui n’ont, toutefois, jamais Ă©tĂ© observĂ©s dans les Ă©toiles, et dont le mĂ©canisme de formation n’avait jamais pu ĂȘtre reproduit numĂ©riquement jusqu’ici.

Ludovic Petitdemange, de l’observatoire de Paris, a rĂ©ussi, avec des collĂšgues, Ă  faire apparaĂźtre de tels champs dans des simulations numĂ©riques. Le mĂ©canisme dĂ©crit par les chercheurs repose sur l’amplification, dans les profondeurs d’une Ă©toile, d’un champ magnĂ©tique initialement faible. Le champ magnĂ©tique (en blanc sur l’image) accentue des mouvements turbulents du plasma (en bleu sur l’image) qui, eux-mĂȘmes, amplifient le champ magnĂ©tique. La matiĂšre ainsi perturbĂ©e ralentit le cƓur, en transmettant son Ă©nergie de rotation vers la pĂ©riphĂ©rie de l’étoile. Ce mĂ©canisme, bien qu’amorcĂ© par une rotation diffĂ©rentielle, se maintient par l’interaction du champ magnĂ©tique avec les turbulences, ce qui explique l’absence quasi totale de rotation diffĂ©rentielle dans les mesures.

Qu’un mĂ©canisme suffisant soit dĂ©sormais connu n’implique pas nĂ©cessairement qu’il est en effet Ă  l’Ɠuvre dans les astres. Une preuve dĂ©finitive serait l’observation directe de ces champs magnĂ©tiques, encore invisibles Ă  l’heure actuelle. n

10 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 ÉCHOS DES LABOS
ASTROPHYSIQUE
L. Petitdemange et al., Science, 2023.
POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 11 © Avec l’aimable autorisation
de Christophe Gissinger
24 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023
EXOBIOLOGIE
© William Hand

L’ESSENTIEL

> La plupart des projets de recherche de vie extraterrestre reposent sur des indices inspirĂ©s de la biologie terrestre : eau liquide, oxygĂšne, etc.

> Mais la vie ailleurs est probablement trĂšs diffĂ©rente. S’ils s’en tiennent Ă  des critĂšres trop spĂ©cifiques, les chercheurs risquent de passer Ă  cĂŽtĂ© de dĂ©couvertes potentielles.

> Ces rĂ©flexions conduisent Ă  dĂ©finir la vie de la façon la plus universelle possible. Les scientifiques explorent ainsi des concepts aussi vastes que la complexitĂ©, les systĂšmes hors Ă©quilibre


> L’objectif est d’utiliser ces idĂ©es pour Ă©laborer des stratĂ©gies afin de dĂ©busquer la vie « telle qu’on ne la connaĂźt pas » dans l’Univers.

L’AUTRICE

La quĂȘte des universelsprincipes de la vie

L’image que l’on se fait des petits hommes verts reste souvent calquĂ©e sur la vie terrestre. Les stratĂ©gies pour traquer la biologie ailleurs dans l’Univers souffrent du mĂȘme biais. Certains scientifiques abandonnent ces idĂ©es rĂ©ductrices en cherchant les rĂšgles gĂ©nĂ©rales qui dĂ©finissent la vie dans toute sa diversitĂ© et son Ă©trangetĂ©.

Il est difficile d’imaginer Ă  quoi pourrait ressembler la vie ailleurs. Cet « animal », fruit de l’imagination d’un artiste, reste ancrĂ© dans des rĂ©fĂ©rences animales terrestres avec ses pattes, un cou et une tĂȘte.

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 25

L’ESSENTIEL L’AUTEUR

> Pour traquer efficacement la vie ailleurs dans l’Univers, il faut pouvoir en donner une dĂ©finition le plus universelle possible.

> Lyfe est une proposition en ce sens qui repose sur quatre critĂšres : structure dissipative, autocatalyse, homĂ©ostasie et apprentissage.

> La vie sur Terre est une rĂ©alisation de la lyfe, mais la plupart des systĂšmes physico-chimiques ne satisfont qu’un ou deux critĂšres.

> En partant d’un systĂšme constituĂ© de quelques composĂ©s chimiques en interaction, il est possible de satisfaire les quatre conditions de la lyfe

DAVID LOUAPRE docteur en physique et directeur scientifique chez Ubisoft, il est aussi vidĂ©aste sur sa chaĂźne Youtube « Science Ă©tonnante »

«  LYFE » La vie redĂ©finie

Quatre critÚres suffiraient pour définir la vie en toute généralité ! Pour appuyer cette idée, des chercheurs simulent des systÚmes chimiques simples manifestant toutes ces conditions.

Qu’est-ce que la vie ? Quels sont les critĂšres qui garantissent une sĂ©paration claire entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas ? Les spĂ©cialistes ont coutume de rĂ©pondre Ă  ces questions en invoquant les caractĂ©ristiques structurelles, physiques et chimiques de la vie sur Terre : des cellules dĂ©limitĂ©es par une structure bicouche de lipides, l’ADN comme support de l’information gĂ©nĂ©tique, ou encore le mĂ©tabolisme fondĂ© sur l’ATP (adĂ©nosine triphosphate).

Mais comme nous le rappellent parfois les Ɠuvres de sciencefiction, il est fort probable, si la vie extraterrestre existe, qu’elle prendrait une forme trĂšs diffĂ©rente de la vie telle qu’on la connaĂźt sur Terre. On l’imagine alors reposant sur des structures et des molĂ©cules inĂ©dites pour nous, faisant peut-ĂȘtre intervenir d’autres rĂ©actions chimiques que celles qui caractĂ©risent la vie terrestre. DĂšs lors, comment reconnaĂźtre et qualifier une forme de vie ? Pour cela, il nous faut identifier de nouveaux critĂšres qui s’affranchissent des spĂ©cificitĂ©s de la vie sur Terre et qui dĂ©finissent

34 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023
© David Louapre (simulation)
BIOCHIMIE
; Ubisoft (photo de l’auteur)

Le systĂšme chimique de Gray-Scott contient deux composĂ©s, l’un Ă©tant capable d’autocatalyse en exploitant le second. Ce systĂšme est Ă©galement une structure dissipative et prĂ©sente des propriĂ©tĂ©s d’homĂ©ostasie. En y ajoutant d’autres rĂ©actifs interagissant de façon spĂ©cifique, il est possible de le doter de la capacitĂ© d’apprendre par association. On aurait donc lĂ  un systĂšme rudimentaire mais « vivant » selon les critĂšres de la lyfe

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 35

L’amour est dans le prĂ©

Petits rongeurs monogames, les campagnols des prairies renouvellent notre comprĂ©hension de la façon dont naissent l’attachement
 et l’amour !

Le campagnol des prairies est un petit rongeur du Midwest amĂ©ricain connu pour s’installer en couple, une tendance rare chez les mammifĂšres. Les couples dĂ©veloppent un attachement profond, partagent un nid et Ă©lĂšvent ensemble leurs petits. En laboratoire, un campagnol en couple que l’on a sĂ©parĂ© de son compagnon s’efforce de le rejoindre. Les campagnols des prairies font mĂȘme preuve d’une sorte d’empathie pour leurs partenaires : ils deviennent inquiets lorsque ces derniers sont stressĂ©s et se rĂ©confortent mutuellement par le contact. Comme la pandĂ©mie l’a mis en Ă©vidence, de tels liens sociaux sont Ă©galement essentiels au bien-ĂȘtre des humains. Des chercheurs s’intĂ©ressent Ă  ces rongeurs singuliers pour comprendre comment les relations ont un impact profond sur la santĂ©.

GrĂące aux progrĂšs biomĂ©dicaux des derniĂšres dĂ©cennies, les scientifiques observent les neurones en action. En manipulant l’activitĂ© des gĂšnes avec prĂ©cision, ils sont capables d’examiner les fonctions de gĂšnes individuels dans des rĂ©gions spĂ©cifiques du cerveau. Avec le campagnol des prairies comme sujet, des chercheurs apprennent ainsi comment les liens se tissent, comment les premiĂšres annĂ©es de la vie façonnent les relations et pourquoi nous souffrons lorsqu’elles se dĂ©font.

Bien sĂ»r, les campagnols des prairies ne sont pas des humains. Ces connaissances soulĂšvent donc une question. Comment ce minuscule rongeur hirsute, un peu plus petit qu’une balle de tennis et couramment confondu avec une taupe, une souris ou un rat, est-il devenu

44 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 NEUROBIOLOGIE

L’ESSENTIEL LES AUTEURS

> Depuis plusieurs annĂ©es, on sait que l’ocytocine, surnommĂ©e l’« hormone de l’amour », et son rĂ©cepteur cĂ©rĂ©bral interviennent dans l’attachement d’un couple de campagnols.

> On s’aperçoit aujourd’hui que le mĂ©canisme d’attachement est bien plus complexe, et qu’il se produit mĂȘme chez des campagnols sans rĂ©cepteur de l’ocytocine.

> Non seulement les circuits cĂ©rĂ©braux de la rĂ©compense interviennent, mais aussi des gĂšnes et des rĂ©gions cĂ©rĂ©brales impliquĂ©es dans l’apprentissage et la mĂ©morisation.

> L’amour humain serait composĂ© d’un noyau Ă©motionnel similaire enrichi par l’activitĂ© d’autres aires cĂ©rĂ©brales impliquĂ©es dans l’empathie et la comprĂ©hension de l’autre.

STEVEN PHELPS directeur du Centre du cerveau, du comportement et de l’évolution Ă  l’universitĂ© du Texas Ă  Austin, aux États-Unis

ZOE DONALDSON chercheuse en neurosciences comportementales Ă  l’universitĂ© du Colorado-Boulder, aux États-Unis

DEV MANOLI psychiatre Ă  l’universitĂ© de Californie Ă  San Francisco

Les campagnols des prairies choisissent un seul partenaire avec lequel ils partagent un nid et Ă©lĂšvent leurs petits. Pour Ă©tudier la formation et la stabilisation de ce lien, les chercheurs attachent un individu d’un couple et regardent si l’autre le rejoint ou lui prĂ©fĂšre un campagnol inconnu.

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 45
© Aubrey M. Kelly

L’ESSENTIEL

> Peut-on faire passer une courbe par un ensemble de points donnĂ©s ? La question mobilise les mathĂ©maticiens depuis des siĂšcles. Deux jeunes chercheurs amĂ©ricains proposent la dĂ©monstration d’une inĂ©galitĂ© qui y rĂ©pond.

> Cette inégalité indique par combien de points, au maximum, il est possible de forcer une courbe donnée à passer.

> La dĂ©monstration s’applique Ă  tous types de courbes. Quatre font exception, que les deux mathĂ©maticiens expliquent.

L’AUTRICE CLÉMENTINE LAURENS journaliste scientifique

Un vieux problÚme de courbes enfin bouclé

Deux jeunes chercheurs américains ont récemment proposé une démonstration répondant à un problÚme majeur de géométrie : par combien de points peut-on forcer une courbe à passer sans la dénaturer ?

52 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 MATHÉMATIQUES

De nombreux chemins mĂšnent au problĂšme d’interpolation. Le mien a consistĂ© Ă  m’intĂ©resser d’abord Ă  un autre problĂšme, appelĂ© “conjecture du rang maximal”. Pour dĂ©montrer cette conjecture, j’ai Ă©tĂ© amenĂ© Ă  utiliser de l’interpolation, et j’ai donc prouvĂ© un cas particulier du problĂšme. Cela me suffisait pour rĂ©soudre la conjecture du rang maximal, mais il manquait encore une rĂ©solution complĂšte du problĂšme d’interpolation. C’est pour cela que je m’y suis attelĂ©.

Eric Larson, professeur assistant, département de mathématiques, université Brown

Ce qui m’a poussĂ©e Ă  m’intĂ©resser Ă  ce problĂšme, c’est d’abord l’intĂ©rĂȘt de la question elle-mĂȘme. Depuis mes Ă©tudes, je m’intĂ©resse aux courbes, et le problĂšme d’interpolation est une question fondamentale Ă  leur sujet ! Les courbes nous Ă©chappent, ce sont des objets difficiles Ă  apprĂ©hender et Ă  comprendre. Au fond, le problĂšme d’interpolation nous indique Ă  quel point les courbes sont flexibles, et c’est une maniĂšre de les comprendre. Savoir qu’on peut les forcer Ă  passer par certains points, c’est une façon de mieux les saisir.

Isabel Vogt, professeuse assistante, département de mathématiques, université Brown

UN RÉSULTAT REMARQUABLE

C’est un rĂ©sultat qui pourrait bien faire date dans l’histoire de la gĂ©omĂ©trie. Une prouesse, qui, si elle est confirmĂ©e, viendra mettre un point final Ă  des siĂšcles de recherche. Deux jeunes chercheurs amĂ©ricains de l’universitĂ© Brown, Isabel Vogt et Eric Larson, ont mis en ligne dĂ©but 2022 un preprint (article soumis pour publication dans une revue scientifique, mais qui n’a pas encore passĂ© les Ă©preuves de relecture par les pairs) rĂ©pondant Ă  une question majeure appelĂ©e « problĂšme d’interpolation ». En substance, ce problĂšme demande : peuton forcer une courbe rĂ©pondant Ă  certains critĂšres – par exemple, une courbe « pas trop repliĂ©e sur elle-mĂȘme » – Ă  passer par un ensemble de points donné ?

Isabel Vogt et Eric Larson revendiquent la dĂ©monstration d’une inĂ©galitĂ© simple fournissant la rĂ©ponse Ă  cette question dans un cadre ultragĂ©nĂ©ral : dans un espace de n’importe quelle dimension, elle indique par combien de points au maximum on peut forcer un type de courbe donnĂ© Ă  passer. Seuls persistent quatre types de courbes qui ne se comportent pas comme les autres, mais pour lesquelles le preprint fournit des raisons gĂ©omĂ©triques expliquant ce comportement exceptionnel.

Si la dĂ©monstration tient de l’exploit, c’est que les objets considĂ©rĂ©s sont extrĂȘmement dĂ©licats Ă  saisir. Les courbes dont il est question ici sont des objets abstraits, difficiles Ă  dĂ©crire mathĂ©matiquement et au sujet desquels on connaĂźt, en fait, peu

de choses. Ensuite, parce que l’existence d’exceptions Ă  la rĂšgle reprĂ©sente elle aussi un dĂ©fi. Car Ă  cause d’elle, les arguments avancĂ©s pour dĂ©montrer le thĂ©orĂšme doivent ĂȘtre suffisamment prĂ©cis pour contourner ces quatre cas particuliers
 Mais suffisamment gĂ©nĂ©raux pour attraper tous les autres. Enfin, parce que les techniques dĂ©ployĂ©es dans l’article constituent un outil puissant, qui pourrait se rĂ©vĂ©ler utile pour rĂ©soudre d’autres problĂšmes sur les courbes. Les auteurs proposent en effet une mĂ©thode systĂ©matique permettant de reconstruire des courbes compliquĂ©es en « collant » entre elles des courbes plus simples, sur lesquelles il est plus aisĂ© de dĂ©montrer des rĂ©sultats gĂ©omĂ©triques. De quoi ouvrir, potentiellement, de belles perspectives. ©

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 53
Nicolas Lee (portrait de l’autrice) © Pour la Science (ouverture)

L’ABOUTISSEMENT DE SIÈCLES DE RECHERCHE

Les auteurs du preprint se sont attaquĂ©s Ă  une formulation du problĂšme d’interpolation plutĂŽt rĂ©cente et trĂšs gĂ©nĂ©rale. Mais les origines de ce questionnement remontent Ă  plus de deux mille ans !

Dans son traitĂ© Les ÉlĂ©ments, publiĂ© en 300 avant notre Ăšre, Euclide Ă©nonce les prĂ©mices du problĂšme : par deux points distincts du plan, on peut faire passer une droite (c’est le premier postulat), et par trois points non alignĂ©s, un cercle. Six cents ans plus tard, Pappus d’Alexandrie dĂ©montre que l’on peut faire passer une conique (une courbe plane algĂ©brique) par cinq points gĂ©nĂ©raux. Ces questionnements sont alors abordĂ©s en recherchant des mĂ©thodes explicites de construction gĂ©omĂ©trique.

Au XVIIIe siĂšcle, l’étude de ces questions trouve un nouveau souffle avec l’introduction d’outils issus de l’algĂšbre. Les courbes ont maintenant des Ă©quations : c’est la naissance de la gĂ©omĂ©trie algĂ©brique. Les mathĂ©maticiens Edward Waring (1736-1798) et Joseph-Louis de Lagrange (1736-1813) rĂ©solvent le problĂšme d’interpolation pour certaines courbes importantes – celles qui constituent le graphe de polynĂŽmes. On parle aujourd’hui encore d’« interpolation de Waring-Lagrange » (ou juste d’« interpolation de Lagrange »), et cette technique a de trĂšs nombreuses applications : elle est par exemple utilisĂ©e dans les lecteurs de QR codes, ou encore en cryptographie pour protĂ©ger l’accĂšs Ă  certaines donnĂ©es sensibles.

À la fin du XXe siĂšcle, le problĂšme d’interpolation bascule dans la modernitĂ© mathĂ©matique, grĂące Ă  d’importants progrĂšs dans la thĂ©orie de Brill-Noether, un champ des mathĂ©matiques introduit Ă  la fin du XIXe siĂšcle. Cette thĂ©orie amĂšne Ă  considĂ©rer les courbes comme des objets ayant une existence abstraite propre, indĂ©pendante de l’espace dans lequel on les matĂ©rialise. Cette maniĂšre de considĂ©rer les choses poussera Ă  reformuler le problĂšme d’interpolation en des termes plus gĂ©nĂ©raux, et entraĂźnera de nouveaux progrĂšs, dus en particulier Ă  Joe Harris – le codirecteur de thĂšse d’Isabel Vogt – dans les annĂ©es 1980. Ceci aidera Ă  l’élaboration d’une conjecture quant Ă  la solution du problĂšme, sous la forme d’une inĂ©galitĂ© – celle-lĂ  mĂȘme qu’Isabel Vogt et Eric Larson ont annoncĂ© avoir dĂ©montrĂ©e en janvier 2022. Leurs travaux s’inscrivent dans la continuitĂ© de dĂ©veloppements rĂ©cents – on peut en particulier citer la thĂšse d’Atanas Valeryev Atanasov, soutenue en 2015 – ayant permis de dĂ©montrer la conjecture dans des situations restreintes, mais de plus en plus gĂ©nĂ©rales. Jusqu’à sa dĂ©monstration complĂšte par les deux jeunes chercheurs, qui, si elle est validĂ©e par leurs pairs, mettra un point final Ă  une lignĂ©e de recherche multicentenaire.

Quelles courbes sont susceptibles de passer par un ensemble de points donnés ?

Une seule droite passe par deux points

Un seul cercle passe par trois points non alignés

Une seule conique passe par cinq points

54 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 MATHÉMATIQUES UN VIEUX PROBLÈME DE COURBES ENFIN BOUCLÉ
© Pour la Science

Thomas Dedieu est chercheur en gĂ©omĂ©trie algĂ©brique et gĂ©omĂ©trie complexe Ă  l’Institut de mathĂ©matiques de Toulouse. Il livre ici ses explications sur le problĂšme d’interpolation et son apprĂ©ciation sur les travaux d’Isabel Vogt et Eric Larson.

Ce qui m’a frappĂ©, c’est la technicitĂ© de la dĂ©monstration et son caractĂšre dĂ©finitif

Isabel Vogt et Eric Larson ont mis en ligne une premiĂšre version de leur article fin janvier 2022. À l’époque, quelle a Ă©tĂ© votre premiĂšre impression ?

Ce qui m’a frappĂ©, c’est la technicitĂ© de la dĂ©monstration et le caractĂšre dĂ©finitif du rĂ©sultat : si la dĂ©monstration est correcte, leur rĂ©sultat est valable tout le temps, Ă  l’exception de quatre cas particuliers que les auteurs mentionnent et pour lesquels ils expliquent ce qu’il se passe.

On disposait dĂ©jĂ  de rĂ©sultats partiels sur ce problĂšme d’interpolation, mais ce qui est

remarquable ici, c’est d’avoir obtenu un thĂ©orĂšme valable sans restriction.

L’article est encore aujourd’hui Ă  l’état de preprint. Cela suggĂšre-t-il qu’il y a un problĂšme dans la dĂ©monstration proposĂ©e ?

La dĂ©monstration fait soixante-dix pages : il n’est pas du tout surprenant qu’il faille du temps aux relecteurs pour valider ce travail ! En matiĂšre de dĂ©lais, ce n’est donc pas choquant que le papier ne soit toujours pas acceptĂ©. Souvent, il y a des petits soucis techniques Ă 

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 55 © Thomas Dedieu

Les Bantous dans la forĂȘt des PygmĂ©es

Au cours du premier millĂ©naire avant notre Ăšre, les Bantous ont investi la forĂȘt tropicale humide africaine. Au cours du millĂ©naire suivant, ils ont connu une crise dĂ©mographique, dont ils se sont libĂ©rĂ©s se reposant sur les premiers habitants de la forĂȘt : les PygmĂ©es.

Dans l’imaginaire europĂ©en, la forĂȘt Ă©quatoriale africaine serait vierge et peuplĂ©e de fauves et de farouches chasseurs-cueilleurs. En rĂ©alitĂ©, elle est le siĂšge d’une civilisation singuliĂšre, rassemblant deux ethnies : les PygmĂ©es et les Bantous. À l’origine, ces deux populations sortent du mĂȘme substrat palĂ©olithique panafricain, mais se sont sĂ©parĂ©es il y a quelque 70 000 ans. Bien plus tard, Ă  partir de 1000 avant notre Ăšre environ, l’Afrique noire dans son ensemble a connu un gigantesque phĂ©nomĂšne migratoire : l’expansion bantoue. Le terme dĂ©signe une sĂ©rie de migrations commencĂ©e Ă  cette Ă©poque, qui a progressivement empli l’Afrique de communautĂ©s paysannes parlant des langues apparentĂ©es ; selon les linguistes, le phĂ©nomĂšne est parti du « berceau bantou » en Afrique centrale de l’Ouest (Nigeria oriental, ouest du Cameroun), et s’est poursuivi jusqu’au XVIIIe siĂšcle, quand des Bantous ont atteint l’Afrique du Sud. RĂ©sultat : il y a aujourd’hui en Afrique environ 350 millions de locuteurs bantous parlant plus de 500 langues. Or les paysans bantous ont trĂšs tĂŽt investi la grande forĂȘt Ă©quatoriale africaine, oĂč, Ă  un moment, ils ont interagi avec les PygmĂ©es. Avec le temps, cette interaction a produit les sociĂ©tĂ©s Ă  composantes bantoues

et pygmĂ©es que l’on rencontre aujourd’hui encore dans le bassin du Congo. Quand et comment les deux ethnies ont-elles construit leur relation ?

ENQUÊTE SUR LA FORÊT

L’étude du passĂ© de la forĂȘt d’Afrique centrale ne s’est dĂ©veloppĂ©e qu’aprĂšs les IndĂ©pendances. MĂȘme si cela est peu connu, des dĂ©couvertes archĂ©ologiques suggĂšrent que la forĂȘt abrite des communautĂ©s humaines depuis, vraisemblablement, des centaines de milliers d’annĂ©es. L’analyse des pollens a rĂ©vĂ©lĂ© comment les paysages y ont changĂ© depuis le dernier maximum glaciaire il y a quelque 18 000 ans avant notre Ăšre. Un climat plus frais et plus sec qu’actuellement a d’abord rĂ©gnĂ© sur l’Afrique centrale, oĂč il a favorisĂ© un paysage en peau de lĂ©opard : de grandes Ă©tendues de savanes ponctuĂ©es par des forĂȘts galeries et des massifs forestiers discontinus se sont Ă©tablies ; puis, il y a une douzaine de milliers d’annĂ©es, la pĂ©riode froide qui a suivi le dernier maximum glaciaire s’est terminĂ©e. Les savanes ont rĂ©gressĂ©, et la forĂȘt dense est progressivement revenue, de sorte qu’elle constituait le paysage dominant pendant l’expansion bantoue. Que s’est-il alors passé ?

La mise en Ă©vidence de cette partie de l’histoire des peuples forestiers, qu’ils soient

Quand les Bantous (Ă  droite) ont investi la forĂȘt Ă©quatoriale africaine, 500 ans avant notre Ăšre, ils sont entrĂ©s en contact avec les PygmĂ©es (Ă  gauche), dont les ancĂȘtres vivaient dĂ©jĂ  dans la forĂȘt au PalĂ©olithique.

58 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023
ARCHÉOLOGIE
© Teddy Seguin

L’ESSENTIEL

> Les PygmĂ©es, qui descendent des chasseurs-cueilleurs palĂ©olithiques, furent les premiers habitants de la forĂȘt d’Afrique centrale.

> Pendant l’ñge du Fer, les paysans bantous ont investi cette forĂȘt. Ils y ont dĂ©veloppĂ© 1 500 ans durant une sociĂ©tĂ© lignagĂšre opulente, qu’à partir

du vie siÚcle de notre Úre une vaste crise épidémique a dévastée.

> Plus de trois siĂšcles plus tard, les Bantous ont dĂ©passĂ© la crise en s’appuyant sur les PygmĂ©es, ce qui a abouti Ă  une singuliĂšre civilisation forestiĂšre biethnique.

LES AUTEURS

GEOFFROY DE SAULIEU archĂ©ologue Ă  l’Institut de recherche sur le dĂ©veloppement (IRD)

PASCAL NLEND NLEND archĂ©ologue Ă  l’universitĂ© de YaoundĂ© I au Cameroun

RICHARD OSLISLY archĂ©ologue Ă  l’IRD (Ă©mĂ©rite)

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 59
66 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 PHYSIQUE
© Kenn Brown, Mondolithic Studios

Aujourd’hui, il est impossible de mesurer prĂ©cisĂ©ment le temps mis par des particules pour se dĂ©placer entre deux points. Cette lacune de la physique quantique est-elle en passe d’ĂȘtre comblĂ©e ?

Peut-on mesurer le temps de vol quantique ?

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 67
Par Anil Ananthaswamy

L’ESSENTIEL L’AUTEUR

> L’Ɠuvre scientifique du mathĂ©maticien John von Neumann, nĂ© Ă  Budapest en 1903, s’étend des mathĂ©matiques pures aux mĂ©canismes fondamentaux du vivant. Son puissant esprit de synthĂšse s’est intĂ©ressĂ© Ă  la gĂ©omĂ©trie non euclidienne, Ă  la thĂ©orie des jeux, aux formalismes de la physique quantique, ou encore aux automates autorĂ©plicateurs.

> À la fin des annĂ©es 1940, John von Neumann a abordĂ© la question

des capacitĂ©s reproductives du vivant dans un cadre largement inspirĂ© des rĂ©flexions qu’il menait sur les machines qui allaient inspirer les premiers ordinateurs.

> Sa thĂ©orie des automates autorĂ©plicateurs est Ă  l’origine de la crĂ©ation des « automates cellulaires », crĂ©atures virtuelles dont les premiĂšres simulations ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es au dĂ©but des annĂ©es 1990.

L’homme qui voulait rĂ©pliquer la vie

Une machine est-elle capable de se reproduire ? Les automates cellulaires de John von Neumann sont indĂ©niablement dotĂ©s de capacitĂ©s autoreproductrices. Ces crĂ©ations, qui inspirent encore les rĂ©flexions sur le vivant, sont une des facettes de l’Ɠuvre de cet insatiable scientifique, qu’explore une biographie passionnante, parue chez Quanto.

Ce texte est extrait du chapitre 8 de A. Bhattacharya, John von Neumann, l’homme qui venait du futur (Quanto, 2023).

«Snappy » est une RepRap – une imprimante 3D autorĂ©plicative – capable d’imprimer environ 80 % de ses propres piĂšces. Si l’une de ses piĂšces se casse, vous n’avez qu’à la remplacer par le rechange que vous avez prĂ©cĂ©demment imprimĂ©. Pour le simple prix du matĂ©riau – le filament de plastique que l’imprimante fait fondre et dĂ©pose coĂ»te de 20 Ă  50 dollars le kilo –, vous pouvez imprimer l’essentiel d’une autre imprimante pour un ami. Il n’aura plus qu’à acheter une poignĂ©e de composants gĂ©nĂ©riques mĂ©talliques du genre boulons, vis, moteurs et composants Ă©lectroniques pour l’assembler.

l’on trouve Ă  la surface de la Lune. À partir d’une RepRap, ils se sont lancĂ©s dans la conception d’un vĂ©hicule lunaire capable d’imprimer toutes ses piĂšces dĂ©tachĂ©es ainsi que les outils servant Ă  se copier lui-mĂȘme en n’utilisant que des matiĂšres brutes prĂ©levĂ©es sur place, en faisant par exemple fondre de la roche lunaire dans un four solaire. Ils ont aussi fabriquĂ© des moteurs et des ordinateurs expĂ©rimentaux Ă  l’aide de neurones artificiels de type McCullochPitts pour que leur vĂ©hicule puisse se dĂ©placer de maniĂšre autonome.

392 pages, 24,50€

En librairie depuis

le 16 février 2023

C’est en 2004 que l’ingĂ©nieur et mathĂ©maticien Adrian Browyer a eu l’idĂ©e de ce qu’il appelle le « marxisme darwinien » – le foyer de chacun va finir par devenir une usine produisant tout ce dont il a besoin (Ă  condition que ça puisse se fabriquer en plastique). Les ingĂ©nieurs de l’universitĂ© Carlton Ă  Ottawa s’efforcent de combler ces 20 % rĂ©calcitrants pour obtenir une imprimante capable de se reproduire elle-mĂȘme sans nĂ©cessitĂ© d’un atelier de bricolage. Plus prĂ©cisĂ©ment, ils rĂ©flĂ©chissent Ă  la façon de n’employer que des matĂ©riaux que

Les Ă©lĂ©ments Ă©lectroniques reposant sur les semi-conducteurs Ă©tant pratiquement impossibles Ă  fabriquer sur la Lune, ils ont projetĂ© de faire appel aux tubes Ă  vide, comme un flashback dans les annĂ©es 1950. « Quand je suis tombĂ© sur RepRap, qui n’en Ă©tait alors qu’à ses modestes dĂ©buts, ça a Ă©tĂ© un catalyseur, raconte Alex Ellery, qui dirige l’équipe. Ce qui au dĂ©part n’était pour moi qu’un projet secondaire mobilise Ă  prĂ©sent toute ma rĂ©flexion. » Une fois posĂ©es sur le sol lunaire, les machines d’Alex Ellery pourraient se multiplier pour constituer une usine spatiale semi-autonome, auto-expansible, fabriquant
 Ă  peu prĂšs tout ce qu’on voudra. Elles pourront par exemple imprimer des bases prĂȘtes Ă  accueillir des colons humains

74 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023
ANANYO BHATTACHARYA journaliste scientifique
[EXTRAIT]
HISTOIRE DES SCIENCES

– ou mĂȘme, espĂšre [le chercheur], contribuer Ă  attĂ©nuer le rĂ©chauffement climatique en fabriquant des essaims de minisatellites capables de faire Ă©cran au rayonnement solaire ou d’envoyer des faisceaux d’énergie vers la Terre.

Ces travaux et bien d’autres s’inspirent d’un ouvrage intitulĂ© Theory of Self-Reproducing Automata [publiĂ© Ă  titre posthume, en 1966], dont l’auteur n’est autre que John von Neumann. Entre la construction de son ordinateur Ă  l’IAS [Institut des Ă©tudes avancĂ©es, Ă  Princeton] et ses activitĂ©s de consultant auprĂšs du gouvernement et du secteur industriel, von Neumann s’était lancĂ© dans une comparaison des machines biologiques et synthĂ©tiques. PeutĂȘtre trouverait-il lĂ  de quoi dĂ©passer les imitations des ordinateurs qu’il participait Ă  fabriquer. « Les organismes naturels sont, en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, beaucoup plus complexes et subtils, et donc nettement moins finement compris que les automates artificiels, notait-il. Certaines rĂ©gularitĂ©s observĂ©es dans l’organisation des premiers peuvent pourtant ĂȘtre trĂšs instructives dans notre rĂ©flexion et notre planification concernant les seconds. »

AprĂšs avoir lu les articles de Warren McCulloch et Walter Pitts sur les rĂ©seaux de neurones artificiels, von Neumann s’était pris

À l’Institut des Ă©tudes avancĂ©es (IAS) de Princeton, John von Neumann modifie l’architecture de l’un des premiers calculateurs Ă©lectroniques (l’ENIAC, en arriĂšre plan), afin que ses programmes soient enregistrĂ©s dans une mĂ©moire.

d’intĂ©rĂȘt pour les sciences biologiques au point d’écrire Ă  plusieurs chercheurs qui contribuaient Ă  Ă©claircir le fondement molĂ©culaire de la vie, notamment Sol Spiegelman et Max Delbrück. FidĂšle Ă  lui-mĂȘme, von Neumann a abordĂ© le sujet avec gĂ©nie, sans retenue et sans grand rĂ©sultat, mais certaines de ses intuitions allaient fournir Ă  d’autres des champs trĂšs fertiles de recherche. Il a donnĂ© des confĂ©rences sur le mĂ©canisme de la sĂ©paration des chromosomes lors de la division cellulaire. Il a Ă©crit Ă  Norbert Wiener pour lui proposer un programme de recherche ambitieux sur les bactĂ©riophages, postulant que ces virus, qui infectent les bactĂ©ries, pourraient ĂȘtre assez simples pour que leur Ă©tude s’avĂšre utile et assez grands pour qu’on les voie au microscope Ă©lectronique. Un groupe de chercheurs rĂ©uni par Delbrück et Salvador Luria passerait les deux dĂ©cennies suivantes Ă  expliquer la rĂ©plication de l’ADN et la nature du code gĂ©nĂ©tique en procĂ©dant exactement ainsi – et en produisant certaines des premiĂšres images dĂ©taillĂ©es des virus.

L’une des plus curieuses propositions de von Neumann concernait la structure des protĂ©ines. La plupart des gĂšnes codent des protĂ©ines, des molĂ©cules qui accomplissent la

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 75
© Alan Richards, Shelby White and Leon Levy Archives Center, Institute for Advanced Study in Princeton, N.J.

P. 80 Logique & calcul

P. 86 Art & science

P. 88 IdĂ©es de physique

P. 92 Chroniques de l’évolution

P. 96 Science & gastronomie

P. 98 À picorer

DES PROGRÈS BIENVENUS EN CRYPTOLOGIE

L’art du chiffrement progresse : une percĂ©e inattendue a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e concernant l’existence des fonctions « à sens unique », essentielles en cryptologie. Ce progrĂšs mathĂ©matique nous rapproche d’un monde oĂč la sĂ©curitĂ© sera assurĂ©e.

L’AUTEUR

JEAN-PAUL DELAHAYE professeur Ă©mĂ©rite Ă  l’universitĂ© de Lille et chercheur au laboratoire Cristal (Centre de recherche en informatique, signal et automatique de Lille)

La cryptologie traite de la cryptographie (le chiffrement des messages), de la cryptanalyse (les mĂ©thodes pour casser les codes secrets), de l’art de fabriquer des suites pseudoalĂ©atoires et des mĂ©thodes pour Ă©laborer des systĂšmes de signatures numĂ©riques. Cette science est particuliĂšrement difficile et on ignore souvent qu’elle repose, pour l’essentiel, sur des hypothĂšses mathĂ©matiques que l’on n’a pas encore rĂ©ussi Ă  dĂ©montrer.

Les chercheurs sont persuadĂ©s que les mĂ©thodes qu’ils retiennent et recommandent sont sĂ»res et que celles utilisĂ©es dans le domaine de la sĂ©curitĂ© informatique (commerce en ligne, cartes bancaires, communications chiffrĂ©es, etc.) ont Ă©tĂ© soumises Ă  toutes sortes de tests et de filtres qui ont Ă©liminĂ© les plus fragiles. Reste que les mathĂ©maticiens n’ont pas dĂ©montrĂ© que les mĂ©thodes utilisĂ©es en pratique sont inviolables. De telles dĂ©monstrations existent certainement : « Nous devons savoir, nous saurons » (« Wir mĂŒssen wissen. Wir werden wissen »), affirmait le mathĂ©maticien allemand David Hilbert
 mais aujourd’hui nous n’en disposons pas !

Pour cette raison, toute avancĂ©e thĂ©orique qui nous rapproche d’une situation oĂč l’on dĂ©montrerait l’inviolabilitĂ© absolue des mĂ©thodes utilisĂ©es en cryptologie est importante. Une telle avancĂ©e qui concerne les fonctions « à sens unique » vient d’ĂȘtre obtenue.

pas vrai : il est difficile pour un y donnĂ© de trouver un x tel que y = f(x). Ainsi, comme nous le verrons plus loin, s’il est facile de multiplier des nombres entiers, il est difficile de mener l’opĂ©ration inverse, c’est-Ă -dire de trouver les diviseurs d’un nombre.

En informatique et dans la suite de cet article, « algorithme rapide » signifie algorithme fonctionnant en temps polynomial, c’est-Ă -dire en un nombre d’étapes majorĂ© par la valeur d’un polynĂŽme de la variable « taille des donnĂ©es ». On utilise le mot « temps » car chaque Ă©tape prend un certain temps. Un calcul facile est un calcul faisable par un algorithme rapide. Prenons un exemple pour illustrer ce que l’on entend par temps polynomial. Quand on calcule 2 n pour un entier n comportant l chiffres dĂ©cimaux (l est la longueur de la donnĂ©e n) il faut faire un nombre d’opĂ©rations Ă©lĂ©mentaires (appel Ă  une table de multiplication ou d’addition, report de retenue, dĂ©calage) qui est infĂ©rieur Ă  2l (polynĂŽme 2l). Par exemple :

Jean-Paul Delahaye a récemment publié : Au-delà du Bitcoin (Dunod, 2022).

Qu’est-ce qu’une fonction à sens unique ? Pour une fonction f de x à sens unique, il est facile de calculer f(x) =  y, mais l’inverse n’est

2 × 347 = 2 × 7 + (2 × 4) × 10 + (2 × 3) × 100 = 4 + 10 + 8 × 10 + 6 × 100 = 4 + 9 × 10 + 6 × 100 = 694 (un premier passage ne prend pas en compte les retenues) soit l opĂ©rations, un second passage fait le report des retenues, soit au plus l opĂ©rations. En tout on a au plus 2 × l opĂ©rations. Si le nombre n avait 100 chiffres, on aurait le rĂ©sultat avec un maximum de 200 opĂ©rations. L’addition et la multiplication apprises Ă  l’école sont de tels algorithmes rapides. Mentionnons une derniĂšre prĂ©cision. Il existe une mĂ©thode de chiffrement prouvĂ©e

80 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 LOGIQUE & CALCUL

inviolable, celle du « masque jetable » (voir l’encadrĂ© 3), mais elle exige, pour chiffrer un message, une clĂ© de chiffrement alĂ©atoire de la mĂȘme taille que le message, et on ne peut l’utiliser qu’une fois. Cela rend la mĂ©thode inutilisable sauf dans quelques rares cas. La recherche de mĂ©thodes sĂ»res ne s’intĂ©resse donc qu’aux mĂ©thodes utilisant des clĂ©s de chiffrement courtes et rĂ©utilisables. Tous les travaux Ă©voquĂ©s ici se situent dans ce cadre.

DES FONCTIONS PRÉSUMÉES

À SENS UNIQUE

RĂ©cemment, les mathĂ©maticiens Yanyi Liu et Rafael Pass, de l’universitĂ© Cornell, aux États-Unis, ont Ă©tabli des liens entre l’existence de fonctions Ă  sens unique et la thĂ©orie de la complexitĂ© de Kolmogorov. Cette thĂ©orie, qui traite de la complexitĂ© des objets numĂ©rique (par exemple un message chiffrĂ©), appartient Ă  un autre domaine de l’informatique qu’on pensait sans rapport direct avec la cryptologie. Les rĂ©sultats obtenus ne rĂ©solvent pas totalement l’énigme des fonctions Ă  sens unique, mais lui font faire un bond en avant qui a Ă©tĂ© saluĂ© par toute la communautĂ© des codes

secrets et a dĂ©clenchĂ© une sĂ©rie de travaux dont on espĂšre qu’ils porteront de nouveaux fruits. Les fonctions Ă  sens unique permettent de faire un peu tout ce qu’on souhaite en cryptologie : dĂ©finir des mĂ©thodes de chiffrement Ă  clĂ© secrĂšte rĂ©sistantes aux attaques ; programmer des gĂ©nĂ©rateurs pseudoalĂ©atoires dont personne ne peut deviner le fonctionnement, mĂȘme en les observant fonctionner pendant longtemps ; proposer des signatures Ă©lectroniques dignes de confiance. Les fonctions Ă  sens unique sont ainsi un composant de base Ă  partir duquel on construit les fonctions les plus utiles de la sĂ©curitĂ© informatique. Aussi, les rĂ©ponses aux questions autour des fonctions Ă  sens unique fourniraient les dĂ©monstrations mathĂ©matiques qui manquent pour garantir dĂ©finitivement l’inviolabilitĂ© des mĂ©thodes utilisĂ©es aujourd’hui en cryptologie. Reprenons l’exemple de la plus simple des fonctions prĂ©sumĂ©es Ă  sens unique, le produit de nombres entiers : au couple d’entiers x = (a,  b), cette fonction associe rapidement f(x) = a × b, le produit de a et de b. Elle est prĂ©sumĂ©e Ă  sens unique car on ne connaĂźt aucun algorithme rapide qui l’inverse, c’est-Ă -dire qui,

SENS UNIQUE POUR NOS ARTÈRES
 ET LA CRYPTOLOGIE

Partout dans le monde, on a besoin de systĂšmes qui ne fonctionnent que dans un sens. En mĂ©canique on utilise des cliquets (A). Sur la route, chacun connaĂźt les sens uniques (B). En biologie, les veines et les artĂšres doivent ne laisser passer le sang que dans un sens et des valves forcent cette circulation en sens unique (C) Les analogues mathĂ©matiques de ces sens uniques sont les fonctions Ă  sens unique : passer de x Ă  f(x) est rapide, mais connaissant seulement y, trouver un x tel que f(x) = y est difficile.

Une fonction f Ă  sens unique peut ĂȘtre calculĂ©e efficacement, mais toute mĂ©thode algorithmique rapide de calcul utilisant Ă©ventuellement le hasard et tentant d’inverser f Ă©choue statistiquement. S’il existe une fonction Ă  sens unique alors la conjecture mathĂ©matique P ≠ NP est vraie. Rappelons que cette conjecture, considĂ©rĂ©e comme la plus importante de l’informatique thĂ©orique, affirme qu’il existe des problĂšmes dont on peut vĂ©rifier la solution en temps polynomial, mais qu’on ne peut

pas rĂ©soudre en temps polynomial. Il n’est pas vrai cependant que rĂ©soudre la conjecture P ≠ NP permettrait de proposer une fonction Ă  sens unique. Prouver l’existence de fonctions Ă  sens unique est donc un problĂšme plus difficile que rĂ©soudre la conjecture P ≠ NP. On connaĂźt grĂące Ă  un rĂ©sultat rĂ©cent une propriĂ©tĂ© Ă©quivalente Ă  l’existence de fonctions Ă  sens unique. Ce progrĂšs inattendu est une avancĂ©e thĂ©orique profonde dans un domaine oĂč les blocages sont trĂšs forts.

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 81
1
© Fouad A. Saad/Shutterstock ; © Offscreen/Shutterstock ; © Motion Drama/Shutterstock
C B
A

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Warramaba whitei, une des deux espĂšces dont W. virgo est le fruit de l’hybridation, se reproduit de maniĂšre sexuĂ©e. Le mĂąle, plus petit que la femelle, mesure 29 millimĂštres. L’espĂšce a Ă©tĂ© nommĂ©e en hommage Ă  son dĂ©couvreur, Michael White.

PAS DE SEXE POUR WARRAMABA VIRGO

Pourquoi les animaux Ă  reproduction asexuĂ©e sont-ils si rares ? Un criquet australien suggĂšre pourtant qu’elle est parfois remarquablement efficace


Aussi Ă©tonnant que cela paraisse, d’un point de vue Ă©volutif, la sexualitĂ© constitue un paradoxe. Bien qu’omniprĂ©sente, elle est associĂ©e Ă  des coĂ»ts Ă©vidents – pensez Ă  la production des mĂąles, aux dĂ©penses Ă©nergĂ©tiques liĂ©es Ă  la fĂ©condation
 –, a priori prĂ©judiciables au succĂšs reproducteur. L’absence de sexualitĂ© devrait, au moins Ă  court terme, apporter un bĂ©nĂ©fice tel que, dans une mĂȘme espĂšce, des lignĂ©es asexuĂ©es devraient se trouver en compĂ©tition avec des lignĂ©es sexuĂ©es. Or ce n’est pas le cas : 99,9 % des espĂšces connues d’animaux se reproduisent de maniĂšre sexuĂ©e.

On ne connaĂźt pas d’explication universelle rendant compte du maintien de la sexualitĂ©. On invoque souvent la recombinaison gĂ©nĂ©tique qui se produit lors de la formation des gamĂštes (durant la mĂ©iose). Ce processus casse le lien entre des gĂšnes portĂ©s par un mĂȘme chromosome, rendant possible la sĂ©lection d’un gĂšne indĂ©pendamment de ses voisins. Il empĂȘche

l’accumulation de versions (allĂšles) dĂ©lĂ©tĂšres des gĂšnes et favorise l’adaptation d’une population Ă  son environnement. Mais toute cette dynamique relĂšve du long terme, alors que la sĂ©lection agit Ă  court terme et devrait intensĂ©ment favoriser les lignĂ©es asexuĂ©es, ce qui apparemment n’est pas le cas. Alors, pourquoi la reproduction asexuĂ©e est-elle si rare ? Une Ă©quipe autour de Michael Kearney, de l’universitĂ© de Melbourne, vient d’apporter des Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse en Ă©tudiant une espĂšce de criquet Ă  l’étrange morphologie, endĂ©mique du sud-ouest de l’Australie, Warramaba virgo

QUE DES FEMELLES

Pour Ă©tudier ce problĂšme Ă©volutif majeur, le monde des insectes apparaĂźt en effet le mieux placé : dans ce taxon, plus de mille espĂšces se reproduisent par parthĂ©nogenĂšse obligatoire, c’est-Ă -dire uniquement par dĂ©veloppement d’un embryon sans fĂ©condation – dont Warramaba virgo.

Warramaba virgo est un des rares criquets qui se reproduit de maniÚre asexuée. Les embryons de cette espÚce se développent sans fécondation.

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HERVÉ LE GUYADER professeur Ă©mĂ©rite de biologie Ă©volutive Ă  Sorbonne UniversitĂ©, Ă  Paris Warramaba virgo Longueur : 42 mm © Michael Kearney

Il vit sur les buissons et les arbustes australiens, comme le mulga (Acacia aneura)
, dont certains (peut-ĂȘtre tous) se reproduisent aussi de maniĂšre asexuĂ©e. Chez les plantes, la reproduction est une autre histoire !

HervĂ© Le Guyader a rĂ©cemment publiĂ© : Ma galerie de l’évolution (Le Pommier, 2021).

Warramaba flavolineata est l’autre espĂšce mĂšre sexuĂ©e qui a donnĂ© naissance Ă  W. virgo. Le mĂąle, plus petit que la femelle, ne mesure que 26 millimĂštres. Son nom (du latin flavus, « jaune ») Ă©voque la bande jauneorange qui orne sa face.

EN CHIFFRES 6

Le genre Warramaba comporte six espÚces, dont deux asexuées : W. virgo et W. ngadju. Ce sont les seules espÚces asexuées parmi les quelque 11 000 espÚces répertoriées de caelifÚres, qui rassemblent les criquets et apparentés.

C’est le nombre de chromosomes du criquet Warramaba virgo Le nombre impair provient des chromosomes sexuels : chez les deux espùces ancestrales, les mñles n’en ont qu’un seul –un chromosome X –, tandis que les femelles ont deux chromosomes X. W. Virgo, quant à lui, en a trois.

0,1 %

Environ 0,1 % des espĂšces animales connues se reproduisent de maniĂšre asexuĂ©e. Plus de 1 000 sont des insectes – un nombre sans doute infĂ©rieur Ă  la rĂ©alitĂ© : on estime que la population mondiale d’insectes compte quelque 5,5 millions d’espĂšces, dont 80 % restent Ă  dĂ©couvrir.

Comme tous les caelifĂšres – criquets et apparentĂ©s –, il porte de courtes antennes, contrairement aux ensifĂšres, qui rassemblent sauterelles et grillons. L’ensemble forme l’ordre des orthoptĂšres au sein de la classe des insectes.

En fait, cette espĂšce n’était pas inconnue Ă  l’universitĂ© de Melbourne. Elle avait Ă©tĂ© dĂ©couverte en 1961 par Michael White, gĂ©nĂ©ticien dans cet Ă©tablissement.

Michael White s’était tout de suite Ă©tonnĂ© de ne trouver, sur le terrain, que des femelles. Il en avait vite dĂ©duit qu’il se trouvait face Ă  une espĂšce parthĂ©nogĂ©nĂ©tique et s’était alors penchĂ© sur sa complexe garniture chromosomique. En particulier, les difficultĂ©s rencontrĂ©es pour reconnaĂźtre les paires de chromosomes l’intriguaient. Il avait mis cela sur le compte d’un concept Ă©mergent Ă  l’époque, l’hĂ©tĂ©rochromatisation diffĂ©rentielle.

La molĂ©cule d’ADN d’un chromosome se prĂ©sente suivant deux Ă©tats structuraux locaux : une partie dĂ©roulĂ©e (l’euchromatine), oĂč les gĂšnes sont accessibles et donc susceptibles d’ĂȘtre transcrits, et une portion surenroulĂ©e (l’hĂ©tĂ©rochromatine), oĂč les gĂšnes ne peuvent pas s’exprimer. L’hĂ©tĂ©rochromatisation diffĂ©rentielle dĂ©signe le fait que les deux chromosomes

d’une mĂȘme paire ne prĂ©sentent pas la mĂȘme distribution d’euchromatine et d’hĂ©tĂ©rochromatine, et n’expriment donc pas les mĂȘmes gĂšnes. Pour Michael White, les diffĂ©rences entre chromosomes d’une mĂȘme paire observĂ©es chez le criquet Warramaba virgo Ă©taient le rĂ©sultat de l’évolution de son gĂ©nome Ă  partir du moment oĂč l’espĂšce Ă©tait devenue parthĂ©nogĂ©nĂ©tique. À l’époque, un de ses Ă©tudiants avait suggĂ©rĂ© que ces diffĂ©rences provenaient peut-ĂȘtre plutĂŽt de l’hybridation de deux espĂšces sexuĂ©es, mais il a fallu attendre 1977 pour que le maĂźtre admette que son Ă©lĂšve avait vu juste : W. virgo Ă©tait bien le rĂ©sultat de l’hybridation entre deux espĂšces, W. whitei et W. flavolineata

À l’époque, le sĂ©quençage gĂ©nomique n’existait pas, et les Ă©tudes visant Ă  Ă©tablir des liens de parentĂ© entre espĂšces proches Ă©taient dĂ©licates, car la variabilitĂ© ne se dĂ©tectait que par Ă©lectrophorĂšse de protĂ©ines, une technique d’analyse par sĂ©paration des molĂ©cules en fonction de

POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 / 93
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LE SECRET DES SAUCES QU’ON SAUCE

Pour des sauces goûteuses, il convient de soigner la phase liquide.

La maĂźtrise de la consistance d’une sauce fait les grands sauciers
 mais c’est leur goĂ»t, surtout, qui est essentiel. Il tient Ă  la maĂźtrise de la libĂ©ration des composĂ©s sapides, odorants, ou Ă  action trigĂ©minale (les piquants, les frais). Il faut donc, d’abord, bien comprendre la structure physique des sauces.

Classiquement, on les produit en « liant » des solutions aqueuses : en Ă©mulsifiant de la matiĂšre grasse ou en dispersant des particules solides. Par exemple, la mayonnaise est une Ă©mulsion (une dispersion de gouttelettes de matiĂšre grasse), alors qu’un civet est une suspension (la dispersion de particules « solides » formĂ©es par coagulation des protĂ©ines du sang). Pour les veloutĂ©s, avec dispersion de farine (Ă©ventuellement cuite, dans un « roux »), on obtient encore une suspension, mais, cette fois, les particules dispersĂ©es sont des microgels, rĂ©sultant de l’empesage des grains d’amidon, qui absorbent de l’eau en cuisant. Et l’on n’oubliera pas les purĂ©es diluĂ©es, suspensions de fragments de tissus vĂ©gĂ©taux ou animaux dont les particules dispersĂ©es s’apparentent formellement aux gels.

Cela Ă©tant posĂ©, venons-en Ă  l’essentiel : le goĂ»t. Le plus souvent, les composĂ©s sapides, qui doivent se lier aux rĂ©cepteurs des papilles, sont hydrosolubles : on soignera donc la phase liquide dispersante des suspensions en concentrant des solutions aqueuses telles que le vin ou un bouillon, ou bien en veillant Ă  ce que le liquide emprisonnĂ© dans les microgels dispersĂ©s ait beaucoup de goĂ»t : on pourra broyer un gel trĂšs concentrĂ©.

Pour la fraction odorante, due à des composés plutÎt hydrophobes (ils doivent monter vers le nez en phase gazeuse), ils

seront soit dans la phase liquide (l’éthanol, par exemple, a une odeur), soit en solution dans des gouttelettes de matiĂšre grasse dispersĂ©e, comme dans les Ă©mulsions formĂ©es Ă  partir d’huile oĂč l’on aura macĂ©rĂ© des aromates. Les composĂ©s piquants ou frais, enfin, se trouveront selon les cas en phase aqueuse ou en phase huileuse.

Les solides, eux, n’ont gĂ©nĂ©ralement pas d’effet olfactif ou sapide, sauf quand certaines de leurs molĂ©cules ayant une action gustative se dissolvent dans la sauce. En effet, les polymĂšres ne peuvent se loger dans un rĂ©cepteur biologique, ils n’ont donc pas d’action gustative. C’est le cas des protĂ©ines, telles celles des tissus collagĂ©niques qui solidarisent les fibres musculaires des viandes, ou celles des Ɠufs, qui, en coagulant, lient sauces hollandaises ou bĂ©arnaises. Pas de goĂ»t non plus pour les polysaccharides que sont les celluloses et pectines des parois vĂ©gĂ©tales, ni pour les grains d’amidon, amas structurĂ©s de polysaccharides.

La cuisson, cependant, permet de tirer le meilleur de ces polymĂšres, comme l’indiquent deux expĂ©riences. La premiĂšre consiste Ă  chauffer dans une poĂȘle un petit tas de fĂ©cule (amidon sans protĂ©ine), un petit tas de farine (amidon et protĂ©ines) et un petit tas de protĂ©ines (par exemple de la poudre de blanc d’Ɠuf) : on voit que les protĂ©ines et la farine brunissent, signe

d’une dĂ©gradation, confirmĂ©e par l’apparition d’une odeur soutenue. La deuxiĂšme expĂ©rience consiste Ă  chauffer de l’amidon dans de l’eau pendant assez longtemps : les deux polymĂšres constitutifs, amylose et amylopectine, se dĂ©gradent et du glucose (sapide) s’en dĂ©tache lentement.

C’est ainsi, avec des sauces qui ont du goĂ»t, que « le corps et l’esprit seront rĂ©conciliĂ©s », comme le dit le proverbe alsacien. n

SAUCE GOÛTUE

➊ Cuisons plusieurs heures, Ă  petit feu et Ă  couvert, 50 grammes de farine, 200 grammes de vin rouge, du jus de volaille et une cuillerĂ©e Ă  soupe de vinaigre.

➋ Prenons une cuillerĂ©e de farine, et faisons-la pyrolyser en la chauffant dans une poĂȘle, Ă  sec. Quand elle est brune, dĂ©glaçons avec le liquide obtenu en 1.

➌ Versons les produits obtenus en 1 et 2 dans un mĂȘme bocal, oĂč nous ajoutons du thym, des Ă©chalotes et des gousses d’ail broyĂ©es, du sel, du poivre moulu. Fermons le bocal, et secouons vigoureusement.

➍ Laissons macĂ©rer plusieurs heures.

➎ DĂ©cantons l’huile, filtrons la solution aqueuse.

➎ Ajoutons un jaune d’Ɠuf Ă  la solution aqueuse, puis l’huile parfumĂ©e, goutte Ă  goutte, en fouettant pour l’émulsionner
 et nappons un blanc de volaille grillĂ© de cette sauce.

96 / POUR LA SCIENCE N° 545 / MARS 2023 SCIENCE & GASTRONOMIE
L’AUTEUR
© Roman Chazov/Shutterstock
HERVÉ THIS physicochimiste, directeur du Centre international de gastronomie molĂ©culaire AgroParisTech-Inrae, Ă  Palaiseau

PICORER À

OCYTOCINE

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La grotte de Shum Laka, au Cameroun, est exceptionnelle. Elle se situe Ă  1 600 mĂštres d’altitude, derriĂšre une chute d’eau. La tempĂ©rature fraĂźche y a prĂ©servĂ© les restes de 18 individus datant de 30 000 Ă  400 avant notre Ăšre. Un cas rare en milieu tropical.

SurnommĂ©e « hormone de l’amour », cette molĂ©cule serait responsable de l’attachement chez de nombreuses espĂšces. Le campagnol des prairies, avec ses liens de couple trĂšs forts, est un cas d’école. Sauf que, mĂȘme dĂ©pourvus des rĂ©cepteurs de l’ocytocine, ces rongeurs crĂ©ent sans difficultĂ© des liens d’attachement. L’histoire d’amour ne serait pas si simple.

MĂȘme si on arrĂȘte complĂštement de produire du plastique aujourd’hui, tout ce que l’on a rejetĂ© dans l’environnement continuera Ă  se dĂ©grader, Ă  se fragmenter et Ă  circuler pendant des millĂ©naires

C3

SHUM LAKA MINICRYPT

C’est le nom d’une molĂ©cule qui, sous une forme nitrosylĂ©e (ajout d’un radical NO), est prĂ©sente six fois plus souvent dans le cerveau des femmes que dans celui des hommes, parmi les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Elle rendrait les femmes plus vulnĂ©rables.

La robustesse des mĂ©thodes de chiffrement repose sur l’existence de fonctions dites « Ă  sens unique »  or nous ne savons mĂȘme pas si ces fonctions existent. Pour illustrer cette ignorance, le mathĂ©maticien Russell Impagliazzo a imaginĂ© cinq « mondes » oĂč le chiffrement est robuste ou non. Dans Minicrypt, par exemple, les fonctions Ă  sens unique existent. Mais dans quel monde vivons-nous ?

OPÉRATEUR

Dans la thĂ©orie quantique standard, une propriĂ©tĂ© physique mesurable, comme la position ou la vitesse, est appelĂ©e une « observable ». Chaque observable est associĂ©e Ă  une entitĂ© mathĂ©matique, un « opĂ©rateur ». Or la thĂ©orie ne dispose pas d’opĂ©rateur pour observer le temps. Un problĂšme qui rĂ©siste encore aux physiciens !

540

Certaines arbalĂštes modernes tirent des carreaux Ă  540 kilomĂštres par heure, presque la moitiĂ© de la vitesse du son. La puissance nĂ©cessaire pour bander l’arme revient Ă  soulever une masse de 136 kilogrammes. Il serait impossible de retenir la corde avec la seule force musculaire.

ÂŁ
ÂŁ
JEROEN SONKE gĂ©ochimiste au CNRS p. 44
p. 58 p. 15 p. 66 p. 88 p. 80 p. 7
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Pour la Science n°545 - mars 2023 by Pour la Science - Issuu