Pour la Science n°544 – février 2023

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NEUROSCIENCES Comment le cerveau trie l’information Anthropologie AUX ORIGINES MYTHOLOGIQUES DU CHIEN Écologie LE RÔLE CLÉ DU VIVANT POUR STOCKER LE CARBONE DANS LE SOL Histoire des sciences LE RETOUR DE L’ELDORADO SOUS-MARIN L 13256544F: 7,00 €RD DOM 8,50 € –BEL./LUX. 8,50 € –CH 12,70 FS –CAN. 12,99 $CAPORT. CONT. 8,50 € - MAR. : 78 DH – TOM 1 100 XPF Édition française de Scientific American –Février 2023n ° 544 POUR LA SCIENCE 02/23 Les expériences de Mandy Bartsch neurobiologiste Le défi énergétique des nouvelles MACHINES QUANTIQUES
BRAINCAST La voix des neurones Le podcast de Cerveau & Psycho en partenariat avec l’Institut du Cerveau Comment prenons-nous nos décisions ? www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/ 12ème épisode Chercheur en neurosciences 12ème épisode avec Mathias Pessiglione interviewé par Sébastien Bohler

MENSUEL POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef : François Lassagne Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly Stagiaire : Pierre Giraudeau

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Community manager et partenariats : Aëla Keryhuel aela.keryhuel@pourlascience.fr

Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud Bruguière et Isabelle Bouchery

Assistant administratif : Bilal El Bohtori

Responsable marketing : Frédéric-Alexandre Talec

Direction du personnel : Olivia Le Prévost Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon Ont également participé à ce numéro : Philippe Boulanger, François Bouteau, Eric Buffetaut, Jérôme Cortet, Elsa Couderc, Ludivine Oruba, Frédéric Schmidt, Cyprien Soulaine

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Tarifs d’abonnement 1 an (12 numéros) France métropolitaine : 59 euros – Europe : 71 euros Reste du monde : 85,25 euros

DIFFUSION

Contact kiosques : À Juste Titres ; Alicia Abadie Tél. 04 88 15 12 47

Information/modification de service/réassort : www.direct-editeurs.fr

DISTRIBUTION

MLP

ISSN 0 153-4092

Commission paritaire n° 0927K82079 Dépôt légal : 5636 – Février 2023 N° d’édition : M0770544-01

www.pourlascience.fr 170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris Tél. 01 55 42 84 00

SCIENTIFIC AMERICAN

Editor in chief : Laura Helmut

President : Kimberly Lau 2023. Scientific American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traités nationaux et internationaux sur la propriété intellectuelle. Tous droits réservés. Utilisé sous licence. Aucune partie de ce numéro ne peut être reproduite par un procédé mécanique, photographique ou électronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockée dans un système d’extraction, transmise ou copiée d’une autre manière pour un usage public ou privé sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La marque et le nom commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science SARL ». © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).

Pour la Science SARL informe ses lecteurs que Humensis SA, qui détenait 50 % des parts sociales de Pour la Science SARL détient désormais 100 % des parts sociales de la société à la suite de la cession des parts antérieurement détenues par SPRINGER NATURE INTERNATIONAL GmbH.

Origine du papier : Autriche Taux de fibres recyclées : 30 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

DITO É

François Lassagne Rédacteur en chef

MESURES ÉNERGÉTIQUES

Imaginons qu’un radar de police, mesurant la vitesse d’une voiture au franchissement d’un carrefour, fasse monter le régime moteur du véhicule. Incongru ? Dans le monde classique, assurément. Mais pas dans celui de la physique quantique.

Bien sûr, cette possibilité est théorique, et ses réalisations expérimentales se tiennent à de si petites échelles qu’on ne craindra pas les accélérations intempestives. Il n’empêche qu’il est désormais envisageable de miser sur la seule mesure pour fournir de l’énergie à un nouveau genre de moteurs quantiques, que la physicienne Alexia Auffèves n’hésite pas à qualifier de « moteurs à mesures ».

La physique quantique ne se contente pas d’intriquer des particules, de concevoir des algorithmes promettant de fantastiques progrès en puissance de calculs pour la future génération des ordinateurs issus de ses principes… Les physiciens quantiques se font désormais thermodynamiciens et ingénieurs.

Imprimé en France Maury Imprimeur SA Malesherbes N° d’imprimeur : 267 517

Nul formalisme quantique n’est nécessaire pour saisir l’incroyable efficacité du travail des ingénieurs minuscules qui peuplent le sol, quand il s’agit de stocker du carbone. Organismes microscopiques et animaux décomposeurs fragmentent la matière organique, qui, adsorbée dans des feuillets d’argile, pourra demeurer des siècles à l’abri de l’atmosphère. Ce qui se joue sous nos pieds fait actuellement l’objet, là aussi, d’un changement d’échelle et de regard. C’est moins à hauteur de satellite que dans les premiers décimètres des sols que le cycle du carbone révèle sa complexité, où il est largement conditionné par ce qui se joue entre végétal, animal et minéral. Comme le rappellent les écologues Sylvain Coq et François-Xavier Joly, « les pratiques humaines, et notamment les changements de l’utilisation des terres, ont engendré une fuite massive de matière organique du sol, retournée dans l’atmosphère sous forme de CO2. Ces pertes s’ajoutent aux émissions issues de la combustion des énergies fossiles et contribuent à l’intensité du changement climatique ». Il est temps d’en prendre la mesure et, mieux, de faire des sols nos alliés dans l’atténuation du réchauffement de la planète. n

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 3
Directrice des rédactions : Cécile Lestienne

ACTUALITÉS GRANDS FORMATS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS

• Un monde après le chromosome Y ?

• La surprenante provenance du bronze mycénien

• L’asymétrie martienne, vestige d’une collision

• De l’hydrogène orange

• Sursaut gamma trop long

• La houle a-t-elle inventé le tube digestif ?

P. 16

LES LIVRES DU MOIS P.

18

DISPUTES ENVIRONNEMENTALES

Fictions amazoniennes Catherine Aubertin

P. 20

LES SCIENCES À LA LOUPE

Le double visage de la coconstruction Yves Gingras

P. 38

SCIENCES COGNITIVES

COMMENT LE CERVEAU FAIT SON MARCHÉ

Mandy Viktoria Bartsch

Pour trouver un objet parmi une multitude d’autres, notre cerveau doit ignorer le flot d’informations et de sensations sans importance qui nous submerge. Or il s’y prend d’une façon totalement différente de ce qu’on imaginait !

P. 54

SCIENCE DES MATÉRIAUX CES MATÉRIAUX QUI DOMPTENT LES ONDES Andrea Alù

La gamme des métamatériaux ne cesse de s’élargir. Grâce à leur nanostructure, ils contrôlent la propagation des ondes lumineuses ou acoustiques et ouvrent de nouvelles perspectives technologiques.

P. 44

ÉCOLOGIE

STOCKAGE DU CARBONE : LE RÔLE INSOUPÇONNÉ DU PETIT MONDE DU SOL

Sylvain Coq et François-Xavier Joly

Les sols stockent plus de carbone que les plantes et l’atmosphère additionnées. Leur secret ? L’activité de la biodiversité qu’ils hébergent…

P. 64 ANTHROPOLOGIE

AUX ORIGINES MYTHOLOGIQUES DU CHIEN

Julien d’Huy, Mietje Germonpré et Charles Stépanoff

Le chien gardien du royaume des morts, l’homme qui épouse une femme-chien… Les mythes canins sont variés, dans de très nombreuses régions du monde. Que nous racontentils sur la domestication du plus vieux compagnon de l’humain ?

4 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023
N° 544 / Février 2023 OMMAIRE s 13256 7,00 02/23 Le défi énergétique des nouvelles MACHINES QUANTIQUES En couverture : © Viktor Koen Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot
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P. 72

HISTOIRE DES SCIENCES

L’ELDORADO SOUS-MARIN, LE RETOUR Beatriz Martínez-Rius

Les grands fonds marins, un nouvel eldorado à explorer ? Cette expression invoquée aujourd’hui par le gouvernement français pour lancer leur conquête l’était déjà mot pour mot à la fin des années 1960. Rejouerait-on un scénario déjà écrit ?

P. 22 PHYSIQUE THÉORIQUE THERMODYNAMIQUE : QUAND SES LOIS PASSENT À L’ÉCHELLE QUANTIQUE

Forgés dans le creuset de la première révolution industrielle, les concepts de la thermodynamique s’exportent depuis peu vers le monde quantique. Un changement d’échelle qui donnera naissance à des moteurs sans équivalent classique. Mais seront-ils sobres en énergie ?

P. 32

TECHNOLOGIE CHALEUR, TRAVAIL, RENDEMENT : OPTIMISER LES MACHINES QUANTIQUES

Appliquer la science des machines à vapeur aux technologies quantiques : l’idée semble sortir d’un roman de science-fiction. Et pourtant, des physiciens développent une nouvelle branche de recherche à la confluence de la thermodynamique et de la mécanique quantique.

RENDEZ-VOUS

P. 80

LOGIQUE & CALCUL FLORILÈGE DE RECORDS EN SCIENCE Jean-Paul Delahaye

Pour s’amuser, provoquer, affirmer leur suprématie ou rendre une démonstration plus abordable, certains chercheurs battent des records.

P. 86

ART & SCIENCE Humain Orienté Animal Loïc Mangin P.

88

IDÉES DE PHYSIQUE

Un moteur dans ma roue Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik P. 92

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Le gène qui changea la face de l’humanité Hervé Le Guyader P. 96

SCIENCE & GASTRONOMIE Attention à l’histamine dans les aliments ! Hervé This P.

98 À PICORER

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 5

P. 6 Échos des labos P. 16 Livres du mois P. 18 Disputes environnementales P. 20 Les sciences à la loupe

UN MONDE APRÈS LE CHROMOSOME Y ?

Les chromosomes sexuels humains, le X (à gauche) et le Y (à droite). Ce dernier est beaucoup plus petit et porte moins de gènes que les autres chromosomes.

Chez la plupart des mammifères modernes, le sexe biologique est déterminé par les chromosomes sexuels hérités des deux parents – un X de la mère, et un X ou Y du père. Plus particulièrement, c’est la présence ou l’absence du chromosome Y qui détermine si un individu sera mâle ou femelle. Or ce dernier, en pleine dégénérescence dans le génome humain, pourrait bien disparaître dans quelques millions d’années. Et entraîner la disparition de notre espèce ? Pas sûr, car la vie trouve

toujours un moyen – parfois étonnant ! –de subsister. Son instrument ? L’évolution. Une équipe de biologistes, dirigée par Asato Kuroiwa, de l’université de Hokkaido, au Japon, vient de l’illustrer, en révélant comment deux espèces de rongeurs, qui ont déjà perdu leur chromosome Y, ont survécu à cet événement en maintenant une différenciation sexuelle.

Le chromosome Y joue un rôle déterminant dans ce processus, car il abrite un gène architecte, SRY, responsable de la synthèse de la testostérone, et par extension du développement des testicules. Ce

chromosome ne contient que très peu d’autres gènes – seulement une cinquantaine – contre près de neuf cents sur le chromosome X, lesquels sont responsables d’un large éventail de fonctions au sein de notre organisme. Le chromosome Y n’est donc pas fondamentalement indispensable à la vie pour notre espèce – les femmes se portent très bien sans lui – mais, en son absence, la capacité des humains à se reproduire et à faire prospérer leur espèce serait réduite à néant. Or ce chromosome est aujourd’hui très petit, atrophié, quand on estime qu’il faisait la même taille que son homologue X, il y a environ 160 millions d’années, chez les premiers mammifères. S’il devait continuer de se dégénérer au même rythme, ce que tout semble indiquer, il pourrait disparaître partout d’ici à 4,6 millions d’années seulement.

6 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 ÉCHOS DES LABOS
© Biophoto Associates/Science Photo Library
GÉNÉTIQUE
L’analyse génétique d’une espèce de rongeur montre que les mammifères pourraient survivre à la disparition de leur chromosome Y, responsable de la différenciation sexuelle en mâle.

À gauche : © Asato Kuroiwa ; à droite : © M. Terao et al., PNAS, vol. 119 (49), article e2211574119, 2022

Cette dégénérescence trouve son origine dans le fait que le chromosome Y, contrairement à tous les autres, n’existe dans chaque individu qui le porte qu’en un seul exemplaire, transmis de père en fils. Cela signifie qu’il ne peut pas être soumis au phénomène de recombinaison génétique, un mécanisme naturel de brassage qui se produit dans et entre les chromosomes homologues à chaque génération et qui limite l’accumulation de mutations et la perte de fonction consécutive des gènes. Sans cet avantage, les gènes du chromosome Y dégénèrent jusqu’à être totalement perdus.

L’espoir demeure, cependant, comme le montrent les biologistes de l’université de Hokkaido. Ils se sont intéressés à deux groupes de rongeurs, et plus particulièrement à l’espèce Tokudaia osimensis, endémique de certaines îles japonaises, dans l’archipel Amami. Dans les années 1990, des chercheurs avaient découvert que tous les individus, mâles et femelles, ne portent chacun qu’un exemplaire du chromosome X, le chromosome Y et sa région SRY ayant disparu (mâles et femelles sont donc tous deux XO). Depuis trois décennies, les biologistes traquaient sans succès le mécanisme qui permet la différenciation sexuelle chez ces muridés.

L’équipe d’Asato Kuroiwa a analysé en profondeur le génome de ces rongeurs à la recherche de régions génétiques qui

diffèrent entre mâles et femelles. Ils ont remarqué que la plupart des gènes du chromosome Y (non liés à la différenciation sexuelle) s’étaient relocalisés sur d’autres chromosomes, à l’exception de  SRY, dont la trace n’a pas été retrouvée. En revanche, une différence notable

agit comme un facteur de transcription pour le gène Sox9  : elle se lie à une séquence spécifique régulatrice à proximité du gène Sox9 et, grâce à cette proximité, augmente l’expression de ce gène dans les gonades indifférenciées, ce qui déclenche leur différenciation.

a été remarquée entre mâles et femelles sur le chromosome 3, un autosome, c’està-dire un chromosome normalement non sexuel. Plus précisément, il s’agissait de la duplication d’une région, notée Enh14, composée de 17 000 paires de bases – les unités constitutives de la molécule d’ADN. Cette duplication est située sur le même chromosome et assez près d’un gène connu pour jouer un rôle dans le développement des organes génitaux masculins, le gène  Sox9. Chez les mammifères qui ont un chromosome Y, le gène SRY produit une protéine (SRY) qui

Les biologistes estiment que la zone Enh14 dupliquée, cible d’un facteur de transcription encore à déterminer, jouerait le rôle de la protéine SRY, ce que semblent confirmer leurs expériences. En effet, introduite chez des souris, cette région dupliquée augmente l’activité de Sox9, ce qui indiquerait qu’elle permet à ce gène de fonctionner sans l’intervention du gène  SRY manquant. Pour Asato Kuroiwa et ses collègues, le chromosome 3 devient ainsi un chromosome sexuel, les mâles étant les seuls porteurs de la version avec la région Enh14 dupliquée. Les chercheurs décrivent déjà des changements par rapport au chromosome 3 ancestral.

Il se pourrait donc bien que, d’ici à quelques millions d’années, la voie suivie par Tokudaia osimensis se retrouve chez d’autres mammifères. Et s’il subsistait des mâles humains dans ce lointain futur, ce serait peut-être grâce à un transfert des fonctions de différenciation sexuelle sur un nouveau chromosome. n

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 7
M. Terao et al., PNAS, 2022. Le rongeur Tokudaia osimensis a perdu son chromosome Y et le gène SRY, qui est impliqué dans la différenciation sexuelle. Un autre mécanisme continue d’assurer une différence marquée entre les mâles et les femelles.
Enh8 Enh13 Enh14 Enh14 Sox9 TES £ Le chromosome 3 du rongeur Tokudaia osimensis est devenu un chromosome sexuel £
Chez les mâles de l’espèce Tokudaia osimensis, sur le chromosome 3, la duplication de la région Enh14 contribuerait à augmenter l’expression du gène Sox9, qui conduit au développement des testicules. Ce mécanisme remplace celui qui, chez les autres mammifères, est assuré par le gène SRY, porté par le chromosome Y.

COMMENT LA GRENOUILLE DE VERRE DEVIENT TRANSPARENTE

En balade dans une forêt d’Amérique centrale, votre regard s’arrête sur une feuille qui, étrangement, semble être dotée d’yeux. Pas de panique, observez de plus près et vous comprendrez qu’il s’agit de grenouilles de verre endormies. Ces petits batraciens nocturnes se protègent des prédateurs en se dissimulant le jour dans la végétation. Leur formidable transparence fascine les biologistes depuis longtemps, d’autant qu’elle est dynamique : la lumière traverse mieux les grenouilles pendant leur sommeil que pendant les moments d’activité.

Malgré son efficacité, cette stratégie de camouflage est relativement rare chez les vertébrés terrestres. Et pour cause, car si les tissus sont susceptibles d’être dépourvus de molécules absorbant ou diffusant la lumière, le système vasculaire, lui, reste un obstacle de taille : l’hémoglobine, protéine qui transporte l’oxygène dans le sang, donne immanquablement sa couleur aux globules rouges. Quel est, alors, le secret des grenouilles de verre ? Carlos Taboada, de l’université Duke, aux États-Unis, et ses collègues pensent l’avoir percé.

Les chercheurs ont suivi in vivo les globules rouges de Hyalinobatrachium fleischmanni, l’une des 160 espèces recensées de grenouilles de verre. Résultat : les batraciens extraient jusqu’à 90 % des globules rouges de leur sang pendant leur sommeil et les stockent dans leur foie. La lumière traverse ainsi deux à trois fois mieux leur corps.

Le mécanisme à l’origine de cette faculté est mal connu et une question, en particulier, ouvrira peut-être de nouvelles pistes pour le traitement des maladies vasculaires humaines : comment ces batraciens concentrent-ils autant de globules rouges dans un même organe sans risque de thrombose ? n

10 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 ÉCHOS DES LABOS
C. Taboada et al., Science, 2022.
P. G.
ZOOLOGIE
POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 11
vignette : © Jesse Delia ; grande photo : © David Havel/Shutterstock

L’ESSENTIEL L’AUTRICE

> Le développement récent des technologies quantiques soulève la question de leur consommation en énergie.

> Pour y répondre, les outils de la thermodynamique classique ne sont pas adaptés.

> Une nouvelle discipline commence à voir le jour : la thermodynamique quantique. Elle se situe à la croisée

de deux sciences du hasard – la physique statistique et la mécanique quantique.

> Elle explore des thèmes aussi variés que l’avantage quantique énergétique, le coût de la lutte contre la décohérence, ou l’irréversibilité aux échelles quantiques.

ALEXIA AUFFÈVES

directrice de recherche CNRS et directrice du laboratoire international MajuLab (Singapour), cofondatrice de la Quantum Energy Initiative (quantum-energy-initiative.org)

THERMODYNAMIQUE Quand ses lois passent à l’échelle quantique

Forgés dans le creuset de la première révolution industrielle, les concepts de la thermodynamique s’exportent depuis peu vers le monde quantique. Un changement d’échelle qui donnera naissance à des moteurs sans équivalent classique. Mais seront-ils sobres en énergie ?

La technologie crée des machines dont le rôle est d’exécuter des tâches en lieu et place des hommes. Le XIXe siècle a ainsi vu l’émergence de machines fonctionnant à base de chaleur : les machines thermiques, dont l’exemple le plus célèbre, la locomotive, symbolise la première révolution industrielle. Les bouleversements qui en ont résulté auraient été impossibles sans un dialogue constant entre ingénieurs et physiciens. Les seconds ont fourni aux premiers un cadre pour optimiser les performances des machines thermiques : la thermodynamique. En retour, la thermodynamique donnait naissance au concept fondamental de flèche du temps, fermant la boucle entre fondements et applications.

Les concepts de la thermodynamique sont universels, si bien qu’elle a éclairé des disciplines aussi diverses que le traitement du signal, l’informatique, la biologie, les neurosciences… Mais sa rencontre récente avec l’une des grandes révolutions scientifiques du XXe siècle, la physique quantique, a offert un point de vue radicalement neuf sur les liens intimes entre temps, énergie et information aux échelles ultimes : c’est le domaine de la thermodynamique quantique.

De prime abord, la fusion de ces disciplines a de quoi surprendre. Là où la thermodynamique s’intéresse à de vastes

De plus en plus d’instruments de précision reposent sur des phénomènes quantiques. Comment évaluer leur coût énergétique ? De nombreux laboratoires s’intéressent à cette question. Par exemple, Simone Gasparinetti et son équipe, à l’université Chalmers, en Suède, utilisent les outils de la thermodynamique quantique pour étudier comment réduire l’empreinte énergétique des horloges atomiques.

22 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023
PHYSIQUE THÉORIQUE
© neuroncollective.com / Chalmers University of Technology (ouverture) ; ©
O. Ezratty (photo)
POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 23

Chaleur, travail, rendement Optimiser les machines quantiques

32 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023
TECHNOLOGIE

Appliquer la science des machines à vapeur aux technologies quantiques : l’idée semble sortir d’un roman de science-fiction. Et pourtant, des physiciens développent une nouvelle branche de recherche à la confluence de la thermodynamique et de la mécanique quantique.

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 33
© Viktor Koen

L’ESSENTIEL

> Des chercheurs adaptent au monde quantique les lois de la thermodynamique, née avec la révolution industrielle et les machines à vapeur.

> L’objectif est de développer des outils pour étudier ordinateurs, communication

et information quantiques d’un point de vue énergétique.

> Une application possible est la conception de moteurs qui reposent sur des processus quantiques et produisent du travail, voire des réfrigérateurs quantiques.

L’AUTRICE

NICOLE YUNGER HALPERN physicienne théorienne à l’université du Maryland, aux États-Unis.

Alors qu’il ne restait que quelques heures avant l’aube et que l’usine ne se réveille en crachant de la fumée, Rosalind se pressait dans les rues de Londres emmitouflée dans sa cape. Soudain, un bruit assourdissant fit trembler les murs de briques. En levant les yeux, elle fut saisie de stupeur. Un gigantesque dirigeable oblong dominait le ciel de la ville. Mellator avait lancé son attaque contre la cité… Bienvenue dans le genre steampunk, qui s’est développé depuis une trentaine d’années en littérature, au cinéma et dans les arts graphiques. Les histoires steampunk se déroulent dans des villes brumeuses et polluées de l’Angleterre de la première révolution industrielle et du Far West américain. Les innovations de cette époque côtoient des technologies futuristes (robots, machines à remonter le temps, etc.). La juxtaposition de l’ancien et du nouveau crée une atmosphère de romantisme et d’aventure.

De la même façon que le steampunk mêle les idées de la science-fiction au style victorien, un domaine moderne de la physique que j’appelle le « steampunk quantique » commence à unir de façon concrète la technologie du XXIe siècle aux principes scientifiques du XIXe siècle. Mes collègues et moi travaillons ainsi à l’intersection de trois domaines : la physique quantique, la théorie de l’information et la thermodynamique. Notre objectif est d’actualiser les lois de la thermodynamique – l’étude du travail, de la chaleur et de l’efficacité – pour répondre aux exigences des expériences, des technologies et des théories les plus récentes.

En partant de problèmes pratiques sur le rendement des moteurs à vapeur et des pompes pour extraire l’eau des mines, les savants du XIXe siècle ont été amenés à se poser des questions bien plus fondamentales, qui ont donné naissance à la thermodynamique. Cette science a permis le développement de la révolution industrielle. Mais les défis à relever sont passés des locomotives à vapeur à des systèmes minuscules, comme des moteurs nanométriques ou des réfrigérateurs les plus petits qu’il

soit possible d’imaginer. À ces échelles, il est devenu indispensable d’adapter les concepts thermodynamiques traditionnels tels que la chaleur, le travail et l’équilibre aux lois du monde quantique.

La thermodynamique décrit les systèmes comprenant un très grand nombre de particules (de l’ordre de 1023, un 1 suivi de 23 zéros), comme dans un système à vapeur. Elle manipule des grandeurs macroscopiques moyennées sur l’ensemble des particules : la température, la pression, le volume et l’énergie. L’énergie échangée dans ces systèmes est classée en deux catégories, le travail et la chaleur. Le travail est une énergie bien organisée et utilisable dans un but précis, comme faire tourner les roues d’une voiture. La chaleur est l’énergie du mouvement aléatoire, de l’agitation des particules.

CHANGEMENT D’ÉCHELLE

Les nouvelles technologies impliquent des systèmes de très petites échelles, avec peu de particules qui manifestent des comportements quantiques. La théorie quantique prédit certains phénomènes absents des systèmes macroscopiques. Par exemple, les particules quantiques peuvent être intriquées : leurs propriétés sont corrélées d’une façon si forte que la physique classique n’est pas en mesure d’en rendre compte. Si vous intriquez deux atomes, leurs propriétés individuelles sont fondamentalement indéterminées, seules les propriétés de la paire sont définies. Mais, dès que vous réalisez une mesure sur un atome, son état devient déterminé, et instantanément celui de l’autre atome aussi, même si celui-ci se trouve à l’autre bout du continent. L’intrication ne permet pas de transmettre de l’information plus vite que la lumière, mais elle a de nombreuses applications comme communiquer des données de façon sécurisée. Ce domaine de recherche constitue la théorie quantique de l’information. Autre application de l’intrication : les ordinateurs quantiques. Ces systèmes mêlent la théorie quantique de l’information et la thermodynamique. Google, IBM et d’autres institutions

34 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 TECHNOLOGIE CHALEUR, TRAVAIL, RENDEMENT : OPTIMISER LES MACHINES QUANTIQUES

travaillent d’arrache-pied à la construction de ces machines, qui seraient capables de briser certains systèmes de chiffrement (notamment ceux fondés sur la décomposition de grands nombres en leurs facteurs premiers) et de modéliser certains matériaux bien plus vite que n’importe quel ordinateur classique. Cependant, la plupart des systèmes d’informatique quantique doivent être refroidis à une température proche du zéro absolu. Or refroidir revient à dissiper de la chaleur, une quantité thermodynamique. Sauf que les ordinateurs quantiques ne ressemblent en rien aux moteurs pour lesquels la thermodynamique a été développée.

Les efforts visant à appliquer les concepts thermodynamiques aux systèmes quantiques remontent au milieu du XXe siècle, lorsque Joseph Geusic, Eric Schulz-DuBois et Derrick Scovil, des laboratoires Bell, ont proposé le premier moteur quantique, fabriqué à partir d’un maser, qui fonctionne comme un laser mais libère de la lumière microondes. Plus tard, Ronnie Kosloff, de l’université hébraïque de Jérusalem, et ses collègues ont contribué à faire des moteurs quantiques une discipline à part entière. Le développement de la thermodynamique quantique a conduit les théoriciens comme Marlan Scully, à l’université Princeton, Seth Lloyd, à l’université Rockefeller, ou Christopher Jarzynski, maintenant à l’université du Maryland, à redéfinir certains concepts de la thermodynamique classique pour les adapter à ces nouveaux systèmes.

Ces avancées ne sont pas uniquement théoriques. Tout comme la thermodynamique traditionnelle a permis de décrire la physique des moteurs à vapeur, nos efforts en thermodynamique quantique peuvent nous aider à développer de nouvelles machines quantiques – notamment des moteurs. Les moteurs quantiques inventés jusqu’ici par les expérimentateurs reposent sur des photons, des systèmes électroniques et des qubits supraconducteurs (circuits quantiques dans lesquels le courant peut circuler éternellement sans se dissiper, car la résistance électrique y est nulle).

EXPÉRIENCE DE PENSÉE

Récemment, j’ai imaginé un concept de moteur quantique avec Christopher White, alors à l’université du Maryland, Sarang Gopalakrishnan, alors à la City University de New York, et Gil Refael, de Caltech (Institut de technologie de Californie). En tant que théoriciens, nous avons initialement conçu le moteur comme une simple expérience de pensée. Mais nous avons ensuite imaginé comment des scientifiques et des ingénieurs pourraient en construire une version réelle. Par exemple, en refroidissant des atomes, puis en les piégeant et en les manipulant avec des lasers.

Notre moteur s’appuie sur une phase de la matière particulière, faisant intervenir un comportement quantique d’un ensemble de particules et nommée MBL (pour many-body localization). Des particules peuvent se trouver dans cette phase si elles se repoussent les unes les autres, et sont séparées par des niveaux d’énergie très différents. Dans un système quantique usuel, les densités de probabilité de présence s’étalent progressivement et donc les particules ne sont plus localisées et interagissent. Dans la MBL, la localisation persiste longtemps. Une conséquence directe est qu’un tel système n’atteint jamais l’équilibre thermique.

En effet, dans un système sans cette forte contrainte de localisation, les particules explorent rapidement tout l’espace disponible, de manière aléatoire. Par exemple dans un réservoir contenant de la vapeur d’eau, la température

Certains concepts de la thermodynamique ont été redéfinis pour les adapter aux systèmes quantiques £

s’homogénéise très vite dans tout le volume. Le système est à l’équilibre thermique.

Mais les particules MBL ne se déplacent pas, contrairement aux particules de vapeur, et conservent des énergies très différentes les unes des autres. L’absence d’équilibre thermique est très utile pour concevoir un moteur. Un moteur classique fonctionne en présence d’une source chaude et une source froide. Le système n’est pas à l’équilibre, car les particules chaudes sont localisées dans une région et les particules froides dans une autre – aucune particule n’explore l’ensemble de l’espace. Le flux de chaleur de la source chaude vers la source froide est utilisé pour extraire du travail. Tout comme pour un moteur de voiture, mes collègues et moi avons profité de l’absence d’équilibre thermique du système MBL. Nous appelons notre idée la « MBL-mobile ».

Un moteur de voiture passe par quatre étapes qui forment un cycle, ou une boucle fermée (dit « cycle de Beau de Rochas », qui se

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 35

Comment le cerveau fait son marché

Si l’on cherche en même temps des tomates rouges et des concombres verts, sans savoir ce qui se présentera en premier, comment éviter d’être distrait par tous les fruits et légumes rouges ou verts ?

38 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 SCIENCES COGNITIVES

L’ESSENTIEL

> Une multitude de stimuli nous assaillent sans cesse. Pourtant, la plupart de temps, nous parvenons bien à ne pas perdre de vue nos objectifs, sans trop nous laisser distraire.

> Depuis longtemps, on suppose que le cerveau ne traite simplement pas tout

ce qui est inutile, lui interdisant ainsi l’accès à notre conscience.

> Mais il n’en est rien : pour ignorer quelque chose, le cerveau doit d’abord s’en occuper, très rapidement, afin de le supprimer de notre perception consciente.

L’AUTRICE

VIKTORIA BARTSCH docteure en neurosciences à l’institut Leibniz de neurobiologie, en Allemagne.

Pour trouver un objet parmi une multitude d’autres, notre cerveau doit ignorer le flot d’informations et de sensations sans importance qui nous submerge. Or il s’y prend d’une façon totalement différente de ce qu’on imaginait !

Je tiens absolument à manger une salade grecque ce soir. Me voilà donc au rayon fruits et légumes du supermarché, à me demander où dénicher des tomates et des concombres frais. Autour de moi, une multitude de produits plus ou moins exotiques, des légumes de la région, des fruits bio, des préparations sous vide… Et, bien entendu, je fais mes courses juste après mon travail, comme la plupart des gens, visiblement… Une foule se presse dans les allées. De sorte que de nombreuses sensations m’envahissent. À côté de moi, on discute politique, les caisses enregistreuses émettent des bips en bruit de fond et quelqu’un me bouscule avec son chariot. Malgré tout, après un rapide coup d’œil sur les étalages, je parviens facilement à repérer mes tomates, puis mes concombres, et les range dans mon sac. Comment ai-je réussi à les trouver si rapidement alors que j’étais submergée d’informations contradictoires ?

Notre cerveau est passé maître dans l’art de la recherche visuelle. Même avec de multiples distractions, nous sommes souvent capables,

sans effort, de localiser des objets dans notre environnement – du moins si nous en connaissons certaines caractéristiques. En effet, le psychologue de la perception, Jeremy Wolfe, de l’école de médecine de Harvard, à Boston, a étudié en 2004, avec son collègue Todd Horowitz, les facteurs qui favorisent l’attention et ceux qui la perturbent. Dans leur étude, les participants devaient trouver des objets dans une image sachant qu’ils n’en connaissaient qu’une seule caractéristique. Les chercheurs ont montré que les sujets y parvenaient particulièrement vite si on leur indiquait au préalable soit la taille de l’objet à chercher, soit son orientation dans l’espace, soit sa couleur. Et les volontaires étaient encore plus efficaces quand il s’agissait d’identifier un objet en mouvement.

Mais les fruits ne bougent pas sur leur étalage… Leur orientation n’est pas non plus très significative dans les rayons et les tomates et concombres ont des tailles semblables à de nombreux autres fruits et légumes. En revanche, la couleur de ces produits m’a permis de les identifier rapidement. Si j’avais dû chercher une

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 39
MANDY © Adisa/Shutterstock

STOCKAGE DU CARBONE

Le rôle insoupçonné du petit monde du sol

44 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 ÉCOLOGIE

L’ESSENTIEL

> Les activités humaines entraînent une érosion drastique du stock de carbone du sol, qui se déverse dans l’atmosphère, accélérant le réchauffement climatique.

> Cette problématique urgente a suscité un important effort de recherche, qui a amélioré

notre compréhension du fonctionnement du sol.

> On s’aperçoit que sans les bactéries, les champignons et les petits animaux qui le peuplent, le sol est bien moins efficace pour stocker le carbone – une découverte qui souligne l’importance de conserver des sols vivants.

LES AUTEURS

SYLVAIN COQ maître de conférences au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, à Montpellier

FRANÇOIS-XAVIER JOLY maître de conférences en écologie du sol à l’université de Stirling, au Royaume-Uni

Les sols stockent plus de carbone que les plantes et l’atmosphère additionnées. Leur secret ? L’activité de la biodiversité qu’ils hébergent…

Lors d’une balade en forêt, le regard s’attarde volontiers sur une fleur sauvage, une fougère élancée, l’éclair roux d’un écureuil, l’aile furtive d’un oiseau, la couleur vive d’un champignon, la parure dorée d’un arbre, un éclat de soleil sur un tapis de mousse ou même sur un scarabée traversant lentement le chemin. Mais il est rare que notre œil se pose sur une composante pourtant essentielle de cet écosystème : le sol lui-même. Pourtant, qu’ils hébergent un bois, un champ ou une prairie, qu’ils soient en plaine ou en montagne, les sols sont au cœur du fonctionnement des écosystèmes terrestres, car c’est en leur sein que les tissus morts des organismes vivants – et donc la matière organique qui les constitue – sont recyclés en éléments nutritifs que les plantes absorbent.

Leurs rôles sont multiples. Bien sûr, ils sont le support de l’agriculture. Leur santé constitue même la clé du développement des pratiques relevant de l’agroécologie : sans sol vivant et contenant suffisamment de matière organique, pas d’agroécologie, car c’est grâce au recyclage de cette matière organique que l’on diminue le recours aux engrais de synthèse. Les sols jouent aussi un rôle prépondérant dans le cycle de l’eau, assurant notre apport en eau potable. Enfin, leur capacité à stocker de la matière organique, riche en carbone, en fait des acteurs essentiels de la régulation du climat : selon les

dernières estimations, ils stockent plus de carbone que les plantes et l’atmosphère additionnés (voir l’encadré page 48) !

Or les pratiques humaines, et notamment les changements de l’utilisation des terres, ont engendré une fuite massive de matière organique du sol, retournée dans l’atmosphère sous forme de dioxyde de carbone (CO 2). Par exemple, lors de la conversion d’une forêt en espace agricole, plus d’un quart du carbone contenu dans les 30 premiers centimètres du sol est perdu. Ces pertes, qui viennent s’ajouter notamment au CO2 issu de la combustion des énergies fossiles, contribuent à accélérer l’augmentation des teneurs en CO2 atmosphérique, et donc l’intensité du changement climatique.

Outre l’intérêt scientifique de cet objet éminemment complexe qu’est le sol, comprendre la dynamique de la matière organique dans les sols constitue donc un enjeu sociétal majeur. Or les mécanismes qui contrôlent cette dynamique sont loin d’être identifiés. Ces dernières années, leur exploration a suscité un effort de recherche important, qui a fait se rencontrer la communauté des chercheurs en sciences du sol – spécialistes de longue date, entre autres, des transformations chimiques de la matière organique qu’il héberge – et les écologues du sol, qui ont longtemps travaillé à comprendre la dynamique de la décomposition des feuilles mortes à sa surface. Un grand nombre d’études ont ainsi vu le jour, qui, en

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 45
© Dwi Yulianto/Shutterstock (suite page 48)

QUATRE ACTEURS, PLUSIEURS MÉCANISMES

Le sol est le siège de plusieurs mécanismes qui contribuent à la stabilisation de la matière organique, dont le carbone, à différentes échelles de temps. Quatre acteurs clés interviennent dans ces processus : les litières végétales (feuilles, plantes et racines mortes), les microorganismes libres, dits « saprotrophes », c’est-à-dire qui dépendent exclusivement de la matière organique morte pour leur nutrition, les champignons mycorhiziens, qui vivent en symbiose avec les racines de plantes, et les animaux détritivores du sol (vers de terre, cloportes, collemboles, millepattes), qui se nourrissent des déchets végétaux.

Les litières végétales sont peu à peu lessivées et consommées par les microorganismes, qui les transforment ainsi en partie en biomasse microbienne. Les microorganismes adhèrent souvent aux particules minérales du sol (feuillets d’argile). À leur mort, la nécromasse microbienne s’associe à ces particules, ce qui la stabilise à long terme. Le même processus se produit avec les exsudats racinaires, des composés carbonés que libèrent les plantes à l’extrémité de leurs

racines et que consomment aussi les microorganismes.

Les litières végétales ne sont pas uniquement dégradées par les microorganismes. Les animaux détritivores du sol, en particulier, s’en nourrissent, en assimilent une partie et rejettent le reste sous forme de fèces. Les fèces et les nervures non consommées sont alors plus exposées aux microorganismes, ce qui favorise leur lessivage et leur dégradation. Cette formation de fragments pourrait jouer un rôle important dans celles de matière organique associée aux minéraux (stabilisation à long terme) et de matière organique particulaire (stabilisation à moyen terme), mais l’importance de ce processus reste à étudier.

Les champignons mycorhiziens, quant à eux, contribuent à stabiliser la matière organique en produisant des molécules récalcitrantes qui s’accumulent, et en limitant la quantité de matière organique consommée par les microorganismes libres.

Champignons saprotrophes

Lessivats

1. Les litières

Les plantes sont la source principale de matière organique dans le sol. Une partie du carbone fixé par la photosynthèse retournera dans l’atmosphère sous la forme de CO2, une partie persistera dans le sol via différents mécanismes.

2.

Les microorganismes saprotrophes

Ces microorganismes libres (principalement des bactéries et des champignons non symbiotiques) se nourrissent de matière organique morte – les litières et leurs lessivats, les exsudats des plantes – et participent à sa stabilisation lorsqu’ils meurent.

Exsudats

3. Les champignons mycorhiziens

Certains champignons mycorhiziens favorisent la séquestration de carbone organique dans le sol.

4.

Les animaux détritivores

Les animaux détritivores se nourrissent de matière organique morte, notamment des litières, qu’ils transforment chimiquement et physiquement en produisant des crottes.

46 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023
ÉCOLOGIE STOCKAGE DU CARBONE : LE RÔLE INSOUPÇONNÉ DU PETIT MONDE DU SOL

STOCKAGE DU CARBONE DANS LE SOL ET DURÉE

Trois principaux mécanismes de stabilisation de la matière organique opèrent à différentes échelles de temps.

Temps court (années, décennie)

Les composés difficilement dégradables (tannins, lignine) s’accumulent.

Lignine

Temps moyen (décennies, siècle)

Des agrégats protègent la matière organique de la dégradation par des microorganismes décomposeurs.

Temps long (siècles, millénaire)

L’association de petites molécules organiques avec des argiles les protège de la dégradation par des microorganismes décomposeurs.

Argile

Molécules organiques

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 47 © Claire Martha

L’ESSENTIEL

> Les métamatériaux modifient la propagation des ondes lumineuses, acoustiques ou sismiques. Ils rendent furtifs de petits objets en leur apposant une « cape d’invisibilité », dans certains domaines limités de longueur d’onde.

> Ces matériaux nanostructurés brisent localement des symétries. Certains guident la lumière au-delà des limites imposées par la diffraction. D’autres propagent les ondes

dans une direction choisie. Il devient possible de créer ainsi un son unidirectionnel, voire de le guider le long d’un chemin complexe.

> Les métamatériaux ouvrent la voie à de nombreuses applications nouvelles : rendre le graphène supraconducteur, développer des matériaux absorbant l’énergie solaire en minimisant les pertes thermiques, etc.

ANDREA ALÙ physicien et ingénieur, il dirige l’Initiative photonique du Centre de recherche des sciences avancées, à la City University de New York.

Ces matériaux qui domptent les ondes

La gamme des métamatériaux ne cesse de s’élargir. Grâce à leur nanostructure, ils contrôlent la propagation des ondes lumineuses ou acoustiques et ouvrent de nouvelles perspectives technologiques.

Nous sommes entourés d’ondes. Des ondes mécaniques minuscules transportent le son jusqu’à nos oreilles. Des ondes lumineuses stimulent nos rétines. Des ondes électromagnétiques nous apportent la radio, la télévision et des contenus en streaming. Toutes ces ondes sont, en grande partie, régies par les mêmes principes physiques, et notre capacité à les contrôler a connu une véritable révolution ces dernières années. Elle s’appuie sur des matériaux structurés à l’échelle nanométrique appelés « métamatériaux ».

Le préfixe grec meta signifie « au-delà ». Les métamatériaux, conçus et développés par les humains, ouvrent la possibilité de transformer les interactions traditionnelles entre les ondes et la matière, et d’inventer des dispositifs technologiques dans lesquels la lumière et le son semblent désobéir aux règles habituelles de la physique. L’exemple emblématique de ce nouveau type de matériaux est

la « cape d’invisibilité », un revêtement à même de cacher un objet pourtant situé au beau milieu de notre champ de vision. Plusieurs équipes de recherche dans le monde, dont la mienne, ont conçu et fabriqué des métamatériaux capables de rediriger les ondes lumineuses incidentes, qui empêchent la lumière de rebondir sur l’objet et d’atteindre nos yeux, voire… de laisser des ombres. Bien que ces matériaux ne soient pas tout à fait les capes d’invisibilité à la « Harry Potter » dont on pourrait rêver, ils interagissent avec la lumière de façon tout à fait inhabituelle.

Mais les capes d’invisibilité ne sont qu’un exemple des multiples possibilités ouvertes par les métamatériaux : certains font voyager la lumière dans un seul sens – un outil précieux pour les communications et la détection d’objets – et brisent les symétries spatiales et temporelles. Grâce aux techniques actuelles de nanofabrication et à notre compréhension accrue des interactions entre lumière et matière, nous pouvons aujourd’hui

54 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023
SCIENCE DES MATÉRIAUX
L’AUTEUR

Ce dispositif optique dirige un faisceau lumineux vers un métamatériau pour analyser comment ses nanostructures modifient les propriétés de la lumière.

© Craig Cutler

L’ESSENTIEL

> Les chiens partagent la vie des humains depuis plus de 30 000 ans. Cette longue coexistence transparaît dans de très nombreux mythes incluant la figure du chien partout sur la planète.

> Inspirée de la phylogénétique, la méthode phylomythologique reconstruit les parentés

entre les mythes de diverses aires géographiques. Elle confirme que les chiens descendent des loups du nord-est de l’Eurasie.

> Cette méthode restitue les premiers mythes canins, qui expriment les traits essentiels de l’attachement affectif liant les humains aux chiens.

LES AUTEURS

JULIEN D’HUY anthropologue, affilié au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, CNRS, EHESS

MIETJE GERMONPRÉ archéozoologue à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique

CHARLES STÉPANOFF anthropologue, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, CNRS, directeur d’études à l’EHESS

Aux origines mythologiques du chien

Le chien gardien du royaume des morts, l’homme qui épouse une femme-chien... Les mythes canins sont variés, dans de nombreuses régions du monde. Que nous racontent-ils sur la domestication du plus vieux compagnon de l’humain ?

Pour les Ménominis – un peuple amérindien qui vit dans la région actuelle du Wisconsin, aux ÉtatsUnis – l’âme d’un défunt doit franchir une rivière tumultueuse pour atteindre le village des morts. Le seul pont disponible – un rondin glissant en équilibre instable dans le courant – est gardé par un énorme chien, le « Maître des chiens ». C’est à lui que revient de décider si une âme peut tenter la traversée, et il ne laisse pas passer ceux qui ont eu une mauvaise vie, ou ceux qui, de leur vivant, ont maltraité des chiens ou des loups. Cette sorte de Cerbère amérindien illustre une fois de plus la très grande valeur symbolique du chien pour les humains. De quelle valeur s’agit-il ? Quels mythes relatifs au chien ont imprégné quelles

populations ? Pour le savoir, nous avons développé une méthode inspirée de celle qu’on emploie en biologie évolutive pour dresser des arbres de parenté, et reconstitué l’évolution des mythes associés au chien.

LA COMMUNAUTÉ HYBRIDE HUMAIN-CHIEN

Le nom scientifique du chien – Canis lupus familiaris –, soit le « loup familier », traduit en effet que nous avons non seulement domestiqué le loup (voir l’encadré page 67), mais que nous l’avons aussi fait entrer dans notre famille. De fait, on estime qu’il y aurait dans le monde aujourd’hui entre 700 millions et 1 milliard de chiens de compagnie ou errants, de sorte que si nous avons domestiqué le loup, il nous a domestiqués aussi : les chiens et les humains ont évolué

64 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023
ANTHROPOLOGIE
© Gettyimages/Daniel Garrido

Au début de la domestication, chiens et loups se confondaient encore. Ils ont ainsi investi ensemble les récits mythologiques des humains.

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 65

> Après la Seconde Guerre mondiale, devant la demande exponentielle en pétrole, les États-Unis ont commencé à explorer les fonds marins du golfe du Mexique en quête de nouvelles sources d’approvisionnement.

> Se reposant sur les richesses naturelles de ses colonies, la France ne s’est lancée dans l’exploration des fonds marins qu’après le mouvement de décolonisation des années 1950-1960, motivée par la recherche de nouvelles ressources.

> Grâce à cette volonté politique, les géosciences marines françaises sont devenues un domaine de recherche à part entière, et la France a pris place parmi les acteurs majeurs de l’océanographie mondiale.

> Mais les financements se sont taris au début des années 1980, quand il est apparu que la technologie n’était pas assez avancée pour produire du pétrole en profondeur.

chercheuse postdoctorante en histoire des sciences à l’université de Séville, en Espagne

L’eldorado sous-marin, le retour

Les grands fonds marins, un nouvel eldorado à explorer ? Cette expression invoquée aujourd’hui par le gouvernement français pour lancer leur conquête l’était déjà mot pour mot à la fin des années 1960. Rejouerait-on un scénario déjà écrit ?

Les grands fonds océaniques sont un lieu sombre, hostile et étrange, dont l’image évoque davantage un scénario de science-fiction qu’un endroit connu. Telle une autre planète, il est si loin de nous que l’on ne peut y accéder ou l’appréhender sans utiliser des technologies avancées. Cependant, au cours des derniers mois, cet espace presque inaccessible a acquis une importance centrale dans l’agenda du gouvernement français : fin 2021, l’exploration des grands fonds marins est devenue un des dix objectifs du plan d’investissement France 2030 et se retrouve dotée de 300 millions

72 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 HISTOIRE DES SCIENCES
BEATRIZ MARTÍNEZ-RIUS

Le submersible français Cyana en 1974, durant la deuxième phase du programme franco-américain Famous, dont l’objectif était d’étudier la dorsale médio-atlantique. Durant cette campagne de deux ans, trois submersibles (la soucoupe Cyana, le bathyscaphe Archimède et le sous-marin de poche américain Alvin) ont chacun plongé plus d’une douzaine de fois, rapportant 2 tonnes de roche volcanique et quelque 23 000 photos sous-marines.

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 73

FLORILÈGE DE RECORDS EN SCIENCE

En sciences, on recherche l’exactitude et l’utilité des connaissances élaborées, la justesse des démonstrations mathématiques, la précision des modèles, etc. Il n’est donc pas dans la logique des sciences de tenter de battre des records, qu’il faut laisser aux sportifs et au livre Guinness. Pourtant nous allons, pour le plaisir et l’amusement qu’ils procurent, nous intéresser à eux et aux questions et paradoxes qui les accompagnent.

ARTICLES COURTS

Un article scientifique apporte de l’information, et donc s’il en apporte peu, il a peu d’intérêt et ne doit pas pouvoir être publié. Ce n’est pas si simple, comme le démontrent les articles scientifiques les plus courts.

Commençons par un exemple venu non pas des revues scientifiques, mais de la presse généraliste, car il est éloquent. Les journaux d’informations générales publient parfois des articles de quelques lignes, toutefois, si on ne prend pas en compte le titre et qu’on ne retient que le corps d’un article, celui publié par Daniel Victor dans le New York Times le 2 septembre 2016 constitue un exploit difficile à battre. Le titre était « When I’m mistakenly put

on an email chain, should I hit “reply all” asking to be removed ? » (« Quand je me retrouve par erreur sur une liste de courriels, dois-je choisir l’option “répondre à tous” pour demander à être retiré ? »). Le corps de l’article sous le titre ne comportait que deux lettres : « no ».

En fait, l’article proposé initialement par l’auteur était un peu plus long, mais la responsable de la rubrique, comme c’est souvent le cas, l’a modifié et l’a raccourci pour aboutir à l’implacable concision du no.

Plus scientifique, mentionnons l’article mathématique publié en 1966 dans le Bulletin of the American Mathematical Society par Leon Lander et Thomas Parkin, tous les deux ingénieurs informaticiens de la compagnie californienne Aerospace Corporation. Le titre de l’article était « Counterexample to Euler’s conjecture of sums of like powers » (« Contreexemple à la conjecture d’Euler sur les sommes de nombres élevés à une même puissance »). Il comportait cinq lignes plus une référence. Il est reproduit en totalité dans l’encadré 1.

L’article indique une somme de quatre puissances cinquièmes qui est elle-même une puissance cinquième, ce qui infirme la conjecture énoncée par Leonhard Euler deux cents

80 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 LOGIQUE & CALCUL P. 80 Logique & calcul P. 86 Art & science P. 88 Idées de physique P. 92 Chroniques de l’évolution P. 96 Science & gastronomie P. 98 À picorer
L’AUTEUR JEAN-PAUL DELAHAYE professeur émérite à l’université de Lille et chercheur au laboratoire Cristal (Centre de recherche en informatique, signal et automatique de Lille) Jean-Paul Delahaye a récemment publié : Au-delà du Bitcoin (Dunod, 2022).
Pour
certains
s’amuser, provoquer, affirmer leur suprématie ou rendre une démonstration plus abordable,
chercheurs battent des records.

ans plus tôt. La conjecture était : « Si une somme de n puissances k-ièmes est elle-même une puissance k-ième alors n ≥ k ».

La découverte du contre-exemple a exigé l’utilisation d’une machine très puissante pour l’époque, le CDC 6600 de la firme Control Data Corporation qui était une grande entreprise informatique. Le CDC 6600 fut la machine la plus puissante au monde de 1964 à 1969, sa puissance de calcul considérée comme colossale en 1966 est aujourd’hui 200 fois plus faible que celle d’une console de jeu Nintendo DS !

La conjecture d’Euler était une généralisation de la conjecture de Fermat, devenue le théorème d’Andrew Wiles en 1994, qui affirme que la somme de deux puissances k-ièmes d’entiers positifs ne sont jamais une puissance k-ième quand k dépasse 2. Le court article de Lander et Parkin est important, mais il laissait indéterminée l’existence d’une somme de trois puissances quatrièmes égale à une puissance quatrième. La question fut tranchée en 1988 par un contre-exemple de Noam Elkies : 2 682 440 4 + 15 365 639 4  + 18 796 760 4  = 20 615 6734, résultat amélioré la même année par Roger Frye : 95 8004 + 217 5194 + 414 5604 =  422 4814. Pour k = 3, le problème est un cas particulier du théorème de Wiles : il n’existe pas de triplets d’entiers positifs n, m, p tels que n3 +  m3 =  p3. On ne connaît aujourd’hui aucun contre-exemple pour un exposant  k supérieur à 5. Parmi les articles très courts présentant un contre-exemple, mentionnons celui de Doron Zeilberger : « On a conjecture of R. J. Simpson about exact covering congruences ». L’article de Zeilberger, lui aussi, établit la fausseté d’une conjecture – un peu compliquée à énoncer, en l’occurrence – et fait donc avancer réellement un sujet mathématique.

Dans les deux articles courts évoqués il s’agit à chaque fois d’un contre-exemple, car il est souvent plus rapide de proposer un contre-exemple montrant la fausseté d’une conjecture mathématique que d’en proposer une démonstration. Il faut cependant remarquer que de tels articles ne prouvent pas vraiment ce qu’ils affirment, car pour être certain de la justesse du contre-exemple, il faut contrôler les données proposées, ce que leur simple lecture ne permet pas. Pour l’article de Lander et Parkin, il faut ainsi faire le calcul à la main, ce qui est long et risqué (comment être certain de ne pas se tromper dans la série d’opérations à effectuer ?) ou recourir à un ordinateur auquel on doit faire confiance. Il en va de même pour l’article de Zeilberger. Ces articles très courts sont, paradoxalement, des articles plus longs et difficiles à valider que la plupart des articles mathématiques contenant des démonstrations qu’un lecteur compétent peut vérifier en même temps qu’il le lit.

Pour le plaisir du jeu ou de la provocation, des articles scientifiques bien plus courts ont été publiés. Le plus court bat même celui du New York Times mentionné plus haut. Définitivement imbattable, il n’est cependant qu’une provocation humoristique due au psychologue américain Dennis Upper. Son titre (traduit en français) est « L’autotraitement infructueux d’un syndrome de la page blanche ». Le corps de l’article est vide ! D’autres exemples d’articles courts existent aussi en physique, en géologie, etc. Vous en trouverez une liste en ligne (https ://paperpile.com/blog/shortest-papers) mais aucun n’égale en intérêt celui de Lander et

1ARTICLES COURTS : LES RECORDS

En mathématiques, certains articles couvrent plusieurs centaines de pages, d’autres ne font que quelques lignes. Mais ces articles très courts sont parfois très importants. Le premier exemple (en haut) est paru dans une revue mathématique très sérieuse et infirme une conjecture restée ouverte pendant deux siècles. Le second (en bas), comme le précédent, décrit un contre-exemple résultant d’un long calcul qu’il faut vérifier pour être sûr que l’article est correct. Mais aucune publication ne surpassera une plaisanterie autoréférente que son auteur a réussi à faire publier dans une revue scientifique de psychologie. Il évoque la crainte paralysante de l’écrivain devant une feuille blanche… et son texte est évidemment… vide !

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 81

LE GÈNE QUI CHANGEA LA FACE DE L’HUMANITÉ

Pourquoi la face humaine actuelle est-elle plus aplatie que celle

La piste de l’autodomestication se précise…

D’où vient la dynamique de l’évolution humaine ? Zoologistes et paléontologistes ont longuement interrogé les différences anatomiques entre squelettes modernes et archaïques : l’organisme apparaît de plus en plus gracile, la face de plus en plus aplatie. Mais ils se sont aussi penchés sur la socialisation grandissante de l’espèce humaine. Il y a une vingtaine d’années, des biologistes ont comparé cette association entre un comportement et une morphologie avec ce qui se passe lors de la domestication animale, allant jusqu’à suggérer que l’humain s’est domestiqué. Face aplatie et socialisation seraientelles corrélées ? Cela se pourrait bien, d’après une récente étude expérimentale de Giuseppe Testa, de l’université de Milan, et ses collègues.

Dès 1871, Darwin proposait dans La Filiation de l’homme que la socialisation change certains processus évolutifs. Une interaction sociale forte – avec aide aux

plus faibles – nécessiterait une sélection contre l’agressivité, ce qui se passe lors de la domestication animale (chiens, bovins, porcins…). Or chez les animaux domestiqués apparaît ce que les zoologistes ont appelé le « syndrome de domestication ».

Par exemple, chez les chiens, la domestication fait surgir des taches dans le pelage, des oreilles tombantes, une queue en tirebouchon, une réduction de la longueur du museau… Ces caractères n’ont jamais été sélectionnés, et pourtant apparaissent dans chaque processus de domestication de mammifères. Zoologistes et paléontologistes se sont demandé si un phénomène similaire n’était pas à l’œuvre chez les humains.

Dans le syndrome de domestication, la sélection porte uniquement sur un caractère comportemental, l’établissement d’une relation non agressive avec les humains. Or cette sélection fait surgir des caractères anatomiques précis portant sur de multiples régions de

92 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION L’AUTEUR
HERVÉ LE GUYADER professeur émérite de biologie évolutive à Sorbonne Université, à Paris Hervé Le Guyader a récemment publié : Ma galerie de l’évolution (Le Pommier, 2021).
des humains archaïques ?
© Joe McNally / Getty Images

Homo neanderthalensis

Taille : 1,55 m (femme) et 1,65 m (homme) en moyenne Poids : 54 kg (femme) et 65 kg (homme) en moyenne Époque : Il y a entre 400 000 et 40 000 ans Lieu : Europe, Asie centrale et du Sud-Ouest

EN CHIFFRES

448 1

Le gène BAZ1B contrôle l’expression de 448 gènes. Plus il est lui-même exprimé et plus celle-ci est élevée. Le syndrome de Williams-Beuren est une maladie rare due à la perte d’une région chromosomique de 28 gènes qui conduit à une anomalie du développement. Elle touche environ 1 naissance sur 20 000 dans le monde.

Front fuyant, menton absent, face prognathe, nez saillant… Cette représentation d’une femme néandertalienne arbore des traits typiques de son espèce. Les humains actuels ont une face plus plate.

l’organisme. Il y a donc eu ce que les généticiens appellent un « effet d’autostop » : agir par la sélection sur un caractère entraîne obligatoirement une action non prévue sur d’autres. Comment l’expliquer ?

Les expériences pionnières de Dmitri Belyaev et de Lyudmila Trut, à l’institut de cytologie et de génétique de Novossibirsk, en Sibérie, ont été décisives. Dès 1959, les deux biologistes ont lancé une expérience de domestication de renards argentés, initialement élevés pour leur fourrure. Le seul critère était la docilité vis-à-vis des expérimentateurs, c’est-à-dire l’établissement d’une relation non agressive. Au fil de cette sélection, ils ont vu apparaître les caractères classiques du syndrome de domestication

SUR 20 000

La cohorte suivie pour établir l’impact d’un de ces gènes, le gène BAZ1B, comptait 11 individus : 4 avec le syndrome de Williams-Beuren, 3 avec un syndrome de microduplication (la région de 28 gènes est dupliquée) et 4 contrôles.

des chiens. Comme il était question d’une baisse de l’agressivité, ils eurent l’idée de mesurer la concentration sanguine du cortisol. Cette hormone régule le métabolisme énergétique et joue un rôle important lors d’un stress : elle élève le métabolisme général, ce qui augmente la vigilance, et donc l’agressivité. Résultat : les animaux dociles avaient un taux de cortisol bien plus bas que ceux qui étaient restés sauvages.

L’HYPOTHÈSE DE LA CRÊTE NEURALE

Dans ce contexte, en 2014, la réflexion théorique d’Adam Wilkins, à l’université Humboldt, à Berlin, apparaît comme une fulgurance. Le cortisol est sécrété par les glandes surrénales. Or celles-ci proviennent d’une même structure embryonnaire, la crête neurale, dont les cellules sont aussi impliquées dans la formation, entre autres, des os du crâne et des cartilages de la face, des mâchoires, des oreilles et de la queue (voir l’encadré page 94). Son hypothèse est la suivante : sélectionner sur un comportement de non-agressivité revient à sélectionner un taux sanguin de cortisol bas ; cela se fait par la sélection d’une taille réduite des glandes surrénales, qui pourrait être le résultat d’un déficit de migration des cellules de la crête neurale. En d’autres termes, un tel déficit de migration entraînerait une baisse du taux sanguin de cortisol, favorisant ainsi la docilité. Mais il aurait aussi des répercussions sur la

POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 / 93
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ATTENTION À L’HISTAMINE DANS LES ALIMENTS !

Poissons frais et fromages affinés contiennent de l’histamine, un composé à l’origine de possibles intoxications. Savourons-les avec modération.

On me connaît : je ne suis pas de ceux qui agitent des peurs pour me faire élire, et j’évite de discuter de questions de nutrition ou de toxicologie, tant je sais que les gourmands font trop souvent le contraire de ce qu’ils disent être « bon pour leur santé ». Mais je veux vous entretenir aujourd’hui d’un composé – l’histamine – susceptible de provoquer des intoxications. Car des collègues espagnols viennent de publier un article où ils indiquent comment prélever des échantillons dans des fromages dont on veut mesurer la teneur en histamine. Surtout, comme beaucoup de grands amateurs de fromages, je me pose depuis longtemps la question de la dose maximale de fromage que l’on peut consommer sans inconvénient : roquefort, gruyère, brie, camembert…

L’histamine est un composé de la catégorie des « amines biogènes ». Selon les récepteurs qu’elle active, cette molécule peut provoquer une réaction immunitaire, une sécrétion de suc gastrique et d’acide chlorhydrique, une vasodilatation, une contraction des bronches et des muscles, une accélération de la fréquence cardiaque… Il ne faut donc pas en abuser !

Or l’histamine est dans les aliments : elle est issue de la L-histidine, un acide aminé qui se forme lorsque les protéines sont dégradées, par exemple quand un poisson n’est pas conservé au frais, quand un gibier est faisandé, quand des ingrédients alimentaires sont fermentés, quand du fromage est affiné.

L’intoxication histaminique, ou syndrome de pseudo-allergie alimentaire, provient de la consommation d’aliments renfermant de fortes quantités d’histamine. Les principaux symptômes observés sont liés à l’effet vasodilatateur de l’histamine : rougeur faciocervicale, éruption

Les parties les plus humides et salées des fromages affinés sont celles où la concentration d’histamine est la plus forte.

cutanée, œdème du visage, bouffées de chaleur, sensation de brûlure dans la gorge, démangeaisons, picotements de la peau. Ils sont généralement accompagnés de signes généraux (céphalées, palpitations cardiaques, étourdissements), et des symptômes secondaires de nature gastrointestinale peuvent apparaître : nausées, maux d’estomac, vomissements, diarrhée. Les symptômes apparaissent en quelques minutes, puis disparaissent spontanément en quelques heures ou jours.

Mais on se souvient qu’entre le danger et le risque, il y a l’exposition. L’Agence européenne de sécurité sanitaire des aliments indique notamment que pour 90 % des cas d’intoxication histaminique liés aux poissons, les produits impliqués comportaient des teneurs supérieures à 500 milligrammes par kilogramme, et à 850 milligrammes par kilogramme pour les fromages. À noter : la quantité supportable est de l’ordre 100 milligrammes d’histamine par jour pour des adultes en bonne santé. À quelle masse de fromage cela correspond-il ? C’est là que le travail des chimistes espagnols s’impose : à partir de fromages affinés plus de neuf mois, ils ont dosé l’histamine dans quatre parties (à cœur, sur les bords, à différentes hauteurs).

Les différences sont considérables, l’histamine étant surtout présente à cœur et, plus généralement, dans les parties les plus humides et les plus salées.

Ainsi, à défaut d’éviter l’histamine, on saura au moins la doser correctement, et approprier notre consommation à sa quantité dans les aliments : sur la base des données publiées, je calcule un peu plus de 200 grammes de roquefort (selon son affinage), et l’on évitera de toute façon le poisson pas frais ! n

SOUFFLÉ

AU ROQUEFORT

➊ Dans une casserole, mettre 100 grammes de farine et 100 grammes de beurre ; chauffer doucement jusqu’à l’apparition d’une couleur blonde.

➋ Ajouter 300 grammes de lait et poursuivre la cuisson jusqu’à épaississement.

➌ La préparation étant chaude, ajouter 200 grammes de roquefort, du poivre moulu, de la noix de muscade.

➍ Quand la préparation est refroidie, ajouter quatre jaunes d’œufs.

➎ À part, battre les blancs d’œufs en neige ferme.

➏ Réunir les deux masses en mélangeant le moins possible, et mettre le tout dans un moule abondamment beurré et fariné.

➐ Cuire au four préchauffé, à la température de 180 °C pendant 20 à 40 minutes, en plaçant le ramequin sur la sole du four et en prenant soin de chauffer par le fond.

96 / POUR LA SCIENCE N° 544 / FÉVRIER 2023 SCIENCE & GASTRONOMIE L’AUTEUR
© Timolina/Shutterstock
HERVÉ THIS physicochimiste, directeur du Centre international de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inrae, à Palaiseau

PICORER À

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p. 88

HYBRIDE

Bois mort et litière végétale composent le festin des microorganismes saprotrophes (bactéries du sol et certains champignons), qui se nourrissent exclusivement de matière organique morte. Des acteurs cruciaux du cycle du carbone.

Vous pensiez que la voiture hybride était une invention de la fin du xxe siècle ? Détrompez-vous, son histoire est bien plus ancienne. De premiers véhicules combinant un moteur électrique et un moteur à essence sont nés dès la fin du xixe siècle. Suivant cette idée, en 1900, Ferdinand Porsche et Ludwig Lohner ont conçu une voiture étonnante : deux moteurs thermiques rechargeaient une batterie qui alimentait deux moteurs électriques… situés dans les roues avant !

p. 20

£ La coconstruction peut facilement se transformer en déconstruction d’un projet de recherche jugé trop risqué par les parties prenantes, qui auraient alors tout intérêt à ce qu’il ne voie pas le jour £

YVES GINGRAS professeur d’histoire et de sociologie des sciences à l’université du Québec

100 ms

Comment le cerveau gère-t-il le flux permanent d’information ? Il est capable de faire très vite le tri. En 100 millisecondes, il analyse et évacue les stimuli visuels non pertinents pour se focaliser ensuite sur les stimuli intéressants pour ses besoins du moment.

p. 44 p. 38 p. 22 p. 15

SAPROTROPHES GROUPE MONSTRE

p. 80

En mathématiques, parmi les groupes finis simples, certains se distinguent : les groupes sporadiques. Ils sont au nombre de 26. Et le plus grand d’entre eux est le groupe monstre. Il contient environ 8 × 1053 éléments ! Son existence a d’abord été conjecturée en 1973, mais sa construction par Robert Griess n’a été finalisée qu’en 1980.

2,7 GIGAJOULES

En 2021, une équipe d’Inria a utilisé un supercalculateur classique pour factoriser une clé RSA d’une longueur record de 829 bits. Cette opération a consommé 965 gigajoules. Et si un ordinateur quantique avait fait le calcul ? En intégrant tous les éléments nécessaires au fonctionnement de la machine, des chercheurs ont trouvé 2,7 gigajoules !

ZUUL

Les paléontologues qui ont étudié le fossile remarquablement conservé d’un ankylosaure avaient un faible pour le film « SOS Fantômes » : ils lui ont donné le nom de Zuul (dieu fictif rappelant vaguement l’animal) pour désigner son genre. Quant à son nom d’espèce (« crurivastator » – briseur de tibias), il fait référence à sa queue utilisée comme masse d’arme.

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