Hors-série La Renaissance

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La Renaissance QUAND LES TEMPS CHANGENT

Un nouveau média qui change tout, des utopies, un souffle de liberté, la mondialisation, la découverte du corps, mais aussi des guerres de Religion et des angoisses apocalyptiques. Les hommes et les femmes de la Renaissance ont vécu cela avant nous. AVEC ÉRASME, MACHIAVEL, MONTAIGNE, PIC DE LA MIRANDOLE, RABELAIS... Et Patrick Boucheron, Laurence Boulègue, Antoine Compagnon, Luc Ferry, Michel Serres...

France : 7,90 € / Andorre : 7,90 € / Belgique-Luxembourg-Portugal : 8,90 € / Allemagne : 9,20 € / Suisse : 14,90 FS Canada : 13,25 $CAN / COM : 1 100 XPF / DOM : 8,90 € / Maroc : 90 DH

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01 › PATRICK BOUCHERON Historien, spécialiste du Moyen Âge et de la Renaissance, il préside depuis 2015 le conseil scientifique de l’École française de Rome et est professeur au Collège de France. Auteur de Ce que peut l’histoire. Leçon inaugurale au Collège de France (Fayard/ Collège de France, 2016), de Comment se révolter (Bayard, 2016) et de Un été avec Machiavel (France Inter / Éditions des Équateurs, 2017). Il montre comment les condottieri ont pratiqué le « pouvoir de bâtir » dans leurs fiefs au XVIe siècle, pp. 89-95. 02 › LAURENCE BOULÈGUE Professeur en langue et littérature latines et néolatines à l’université de Picardie-Jules-Verne à Amiens. Elle a édité et traduit d’Agostino Nifo De pulchro et amore, I et II et De solitudine (Les Belles lettres, 2003, 2011 et 2016), et co-édité avec Carlos Lévy Hédonismes. Penser et dire le plaisir dans l’Antiquité et à la Renaissance (Presses universitaires du Septentrion, 2007). Elle décrit dans cet entretien l’émergence d’un nouveau rapport au plaisir et au corps, pp. 60-63. 03 › ROGER CHARTIER Historien rattaché à l’école des Annales, professeur au Collège de France, il s’intéresse en particulier à l’histoire du livre. Parmi ses publications, on compte Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime (Seuil, 1987 ; rééd. 2018), Le Sociologue et l’Historien, qui rassemble ses entretiens de 1988 avec Pierre Bourdieu (Agone, 2010), et Cardenio entre Cervantes et Shake­ speare. Histoire d’une pièce perdue (Gallimard, 2011). Il examine les différences entre les révolutions de l’imprimerie et du numérique, pp. 26-33. 04 › ANTOINE COMPAGNON Professeur au Collège de France, il a notamment publié Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes (Gallimard, 2005), Un été avec Montaigne (France Inter / Éditions des Équateurs, 2013), La Littérature, pour quoi faire ? sa leçon inaugurale au Collège de France prononcée en 2006 (Pluriel, 2018), et Les Chiffonniers de Paris (Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, 2017). Il se penche sur la naissance du moi à partir de l’exemple inaugural de Montaigne, pp. 53-57. 05 › JACQUES DARRIULAT Ancien maître de conférences à la Sorbonne, spécialiste de philosophie générale et d’esthétique, il a créé un riche site Internet de philosophie générale : www.jdarriulat.net. Il a notamment co-écrit avec Raphaël Enthoven un essai, Vermeer. Le jour et l’heure (Fayard, 2017). Il s’interroge sur le sens la perspective inventée par les peintres à la Renaissance, pp. 42-47. 06 › MARTIN DURU Journaliste à Philosophie magazine, il a collaboré à Que faire ? un dialogue entre A. Badiou et M. Gauchet (Philosophie magazine Éditeur, 2014 ; rééd. Folio, Gallimard, 2016). Il a contribué à l’ensemble de ce numéro et s’est notamment intéressé aux planches anatomiques de Vésale, pp. 64-65, et aux utopies, pp.96-97.

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07 › LUC FERRY Philosophe, ancien ministre de l’Éducation nationale. Il a écrit La Sagesse des mythes (Plon, 2008) ainsi que La Révolution transhumaniste (Plon, 2016) et vient de proposer 7 façons d’être heureux. Ou les paradoxes du bonheur (J’ai lu, 2018). Il évoque la figure de Pic de la Mirandole, promoteur de la dignité de l’homme, dans un entretien, pp. 22-25. 08 › DAVID EL KENZ Maître de conférences en histoire moderne, membre du Centre Georges-Chevrier, il conduit des recherches sur les troubles de Religion dans l’Europe du XVIe siècle. Il a écrit avec Claire Gantet Guerres et paix de Religion en Europe aux xvie-xviie siècles (Armand Colin, 2008). Il met au jour la nature de la « passion religieuse » qui déchira la France dans un entretien, pp. 69-73.

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09 › SERGE GRUZINSKI Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il enseigne l’histoire des cultures et des sociétés de l’Amérique coloniale à Princeton et à Belém. Il a notamment publié Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation (La Martinière, 2004 ; rééd. Points Histoire, 2006) et La Machine à remonter le temps. Quand l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde (Fayard, 2017). Il décrypte les débuts de la mondialisation dans un entretien, pp. 79-84. 10 › OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON Titulaire d’un master de philosophie contemporaine à Paris-I, il a collaboré à l’ensemble de ce numéro, a réalisé les entre­ tiens avec Laurence Boulègue, pp. 60-63, et Roger Chartier, pp. 26-33, et a participé à celui avec Jean Seidengart, pp. 37-41. 11 › JEAN SEIDENGART Professeur émérite de philosophie à l’université Paris-OuestNanterre-La Défense. Il a notamment publié Ernst Cassirer, de Marbourg à New York. L’itinéraire philosophique (collectif, Cerf, 1990), et Dieu, l’Univers et la Sphère infinie (Albin Michel, 2006). Il est aussi le traducteur de l’Histoire générale de la Nature et Théorie du ciel, de Kant (Vrin, 1984). Il examine la naissance de l’idée d’univers infini dans un entretien, pp. 37-41.

03 ›

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04 ›

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05 ›

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12 › MICHEL SERRES Philosophe et académicien, il s’est intéressé à l’écologie dans Le Contrat naturel (François Bourin, 1990 ; rééd. Champs/ Flammarion, 2009) et à la révolution numérique dans Petite Poucette (Le Pommier, 2012). Il revient sur son parcours philosophique dans Le Gaucher boiteux (Le Pommier, 2015). Auteur de C’était mieux avant ! (Le Pommier, 2017), il vient de publier chez le même éditeur Défense et illustration de la langue française, aujourd’hui (2018). Il esquisse un tableau du monde contemporain comme une nouvelle Renaissance traversée d’interrogations et de mutations fondamentales, dans un entretien, pp. 12-15.

13

13 › MICHAEL WALZER Philosophe, professeur émérite à l’Institute for Advanced Study de Princeton (New Jersey) et responsable de la revue Dissent, il a notamment publié Guerres justes et injustes (Gallimard, 2006), De la guerre et du terrorisme (Bayard, 2004), et Dans l’ombre de Dieu. La politique et la Bible (Bayard, 2016). Il ébauche une comparaison entre le radicalisme politique né avec la Réforme protestante et le fanatisme aujourd’hui, dans un entretien, pp. 74-75.

06 ›

MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction : 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@philomag.com / Information lecteurs : 01 43 80 46 10 / www. philomag.com / Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix / Service abonnés : Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex – France (01 43 80 46 11), abo@philomag.com / Offres d’abonnement : abo.philomag.com / Diffusion : Presstalis / Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres (04 88 15 12 44 – Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr)

© Vincent Muller / Opale / Leemage ; © DR ; © Leonardo Cendamo / Leemage ; Sandrine Roudeix / Leemage ; © DR ; © CP ; © Sandrine Roudeix /L eemage ; © DR ; © Jean-Marc Gourdon ; © DR ; © DR ; © Basso Cannarsa / Opale / Leemage ; © Hannah Assouline / Opale / Leemage.

CONTRIBUTEURS


SOMMAIRE

La Renaissance chronologie

Cap sur un nouveau monde pp. 6-11

Le XXI siècle, une nouvelle Renaissance ? Entretien avec Michel Serres

Des lecteurs aux liseuses, la culture en mutation Entretien avec Roger Chartier

Extrait Chronique d’un protestant Agrippa d’Aubigné

pp. 26-33

p. 70

Extrait Éloge de la culture Érasme

Extrait Les purs et les barbares Montaigne

p. 30

p. 73

Extrait Pontifake maximus Lorenzo Valla

Des puritains aux fanatiques Entretien avec Michael Walzer

e

pp. 12-15

p. 32

pp. 74-75

MON CORPS ET MOI

***

L’invention du moi Entretien avec Antoine Compagnon pp. 53-57

NOUS, LES HUMANISTES

Extrait « Un passe-temps nouveau et extraordinaire » Montaigne

***

Extrait Pantagruel et les lettres vives Rabelais

p. 54

p. 19

Humain ou trop humain ? Par Octave Larmagnac-Matheron

© Luisa Ricciarini / Leemage ; © Electa / Leemage ; © Interfoto / AKG-Images ; © Photo Josse / Leemage ; © Bridgeman Images.

pp. 20-21

Comment Pic hissa l’homme au sommet de l’univers Entretien avec Luc Ferry pp. 22-25

Extrait L’homme, une merveille au milieu du monde Jean Pic de la Mirandole p. 24

CHANGEMENT DE PERSPECTIVE

***

Comment les astronomes brisèrent le plafond de verre Entretien avec Jean Seidengart pp. 37-41

Extrait Mobilis in mobili Nicolas de Cues

Le clitoris, nouvelle terre d’exploration Par Alexandre Lacroix pp. 58-59

Et la pensée prit corps… Entretien avec Laurence Boulègue pp. 60-63

Ecce homo, l’homme à corps ouvert Par Martin Duru pp. 64-65

p. 38

Extrait Suivez l’escargot Daniel Arasse pp. 48-49

pp. 79-84

Machiavel, antidote au conservatisme Par Martin Legros Extrait Aller contre le cours de l’histoire Machiavel

p. 40

pp. 42-47

***

La mondialisation : points de vue, images du monde Entretien avec Serge Gruzinski

pp. 85-88

Extrait Joyeux habitants de l’Univers… Giordano Bruno Avec la perspective, le monde est un théâtre Par Jacques Darriulat

L’EXERCICE DU POUVOIR

p. 86

RELIGIONS ET TERREUR

***

Les guerres civiles de Religion Entretien avec David El Kenz pp. 69-73

Architecture et pouvoir, une politique édifiante Par Patrick Boucheron pp. 89-95

Un autre monde est possible Par Martin Duru pp. 96-97

HORS-SÉRIE « La Renaissance », été 2018 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédacteur stagiaire : Octave Larmagnac-Matheron / Secrétariat de rédaction : Vincent Pascal, assisté de Noël Foiry / Direction artistique  : Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Nathalie Debotte et Cécile Vazeille-Kay / Couverture : Saint Jean-Baptiste, par Léonard de Vinci ; © Bridgeman Images ; © DR ; montage : © Léo Caillard. / Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : Mordacq, rue de Constantinople, ZI du Petit-Neufpré, 62120 Aire-sur-la-Lys / Commission paritaire : 0521 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti Conseil (01 42 04 21 00), francoise.canetti@canetti.com / Publicité, partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08 ), apilaire@philomag.com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires /


HISTOIRE POLITIQUE 1417

1420-1434

1434

1441

dépose les trois papes qui régnaient simultanément depuis 1409 (à Rome, Avignon et Pise) suite au Grand Schisme d’Occident, et élit un pape unique, Martin V.

hussites, partisans de Jan Hus, réformateur religieux tchèque hétérodoxe, qui fut excommunié pour hérésie.

Médicis à Florence.

Antão Gonçalves entreprend le commerce d’esclaves depuis l’Afrique ; début de la Traite atlantique des Noirs africains, qui amènera la déportation de 10 à 12 millions d’Africains.

› Le Concile de Constance

› Croisades contre les

› Début du règne des

1439

› Concile œcuménique

de Florence, ébauche d’union des Églises d’Orient et d’Occident.

› Le navigateur portugais

HISTOIRE DES IDÉES 1439

› L’humaniste Gémiste Pléthon, connu pour avoir annoncé la fin des religions traditionnelles et l’avènement d’une religion de la vérité, publie Des différences entre Platon et Aristote.

1440

› Nicolas de Cues rédige De la docte ignorance. Il y affirme qu’il est impossible de connaître la vérité absolue.

1440

› Lorenzo Valla démonte la supercherie de la « donation de Constantin », document par lequel l’empereur Constantin Ier était censé avoir cédé au pape Sylvestre le pouvoir sur l’Occident [voir p. 25].

CAP SUR UN NOUVEAU MONDE Au début du xve siècle, l’Europe occidentale connaît une profonde mutation qui va bouleverser la pensée, l’esthétique, les sciences et la représentation du monde. Avide de faire renaître les valeurs de l’Antiquité, l’humanisme magnifie l’homme et valorise la raison. L’invention de l’imprimerie propage cette nouvelle philosophie. Mais la Renaissance est aussi une période de troubles, traversée par les guerres de Religion, et de conquêtes, avec les campagnes de colonisation du Nouveau Monde.

ARTS, SCIENCES ET TECHNIQUES 1405

› Christine de Pisan, philosophe et poétesse de langue française, écrit la Cité des dames, récit allégorique entrecoupé de passages narratifs qui rend hommage à diverses figures féminines exemplaires du passé.

1410

› Le théologien Pierre d’Ailly publie Imago mundi, ouvrage de cosmographie comportant une carte du monde connu, dont Christophe Colomb possèdera un exemplaire.

1415

› Filippo Brunelleschi, l’architecte qui parachèvera le Duomo de Florence, théorise la « perspective mathématique ».

1417

1430

› L’humaniste Poggio Bracciolini, dit le Pogge, découvre le manuscrit du De Rerum Natura de Lucrèce dans un monastère allemand. Dans une correspondance avec lui, Francesco Barbaro évoque une « République des lettres » (Respublica literaria).

› Fra Angelico peint l’Annonciation.

1434

› Le flamand Jan Van Eyck peint Les Époux Arnolfini (voir p. 42 de ce numéro).

1435

L’architecte Leon Battista Alberti rédige De la peinture.

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6

1440

› Piero della Francesca commence la Flagellation du Christ.

1443

Le peintre flamand Rogier van der Weyden peint la Descente de croix.

1450

› Invention par Johannes Gutenberg des caractères métalliques mobiles, de la presse typographique, et de l’encre grasse. › Leon Battista Alberti, humaniste et érudit, publie L’Art d’édifier. › Le peintre italien Andrea Mantegna commence le Martyre de saint Sébastien (conservé au musée d’Histoire de l’art de Vienne).


1453

1478

1492

1494

1494

1497-1498

prise par Mehmet II, et fin de l’Empire byzantin. › Fin de la Guerre de Cent Ans entre l’Angleterre et la France.

espagnole.

musulman d’Espagne disparaît avec la prise de Grenade : fin de la Reconquista. › Christophe Colomb atteint l’Amérique. Début des « Grandes Découvertes ».

partage la terra nullius du Nouveau Monde entre les deux principales puissances coloniales de l’époque, l’Espagne et le Portugal.

dominicain, instaure la dictature théocratique de Florence. Connu pour ses positions antihumanistes, il fait brûler, lors de « bûchers des vanités », de nombreux livres et œuvres d’art jugés immoraux.

la route des Indes en passant par le cap de Bonne-Espérance.

› Création de l’Inquisition

1459

1487

› Marsile Ficin contribue à la redécouverte de Platon en publiant une traduction latine du Banquet, ainsi qu’un Commentaire sur le Banquet, dans lequel il tente d’accorder la foi chrétienne et le paganisme antique.

La chute de Constantinople prise par les troupes ottomanes de Mehmet II, 1453. Miniature de Jean Le Tavernier, tirée du Voyage en la terre d’Outremer de Bertrandon de la Broquière.

› Fra Mauro achève un planisphère qui représente le monde connu, et notamment les contours de l’océan Indien et l’Afrique australe.

› Le Traité de Tordesillas

1484

› Fondation de l’Académie néoplatonicienne de Florence par Cosme de Médicis, dirigée par Marsile Ficin qui y traduit aussi bien les ouvrages de Platon et de Plotin que ceux du sage mythique Hermès Trismégiste.

1459

› Le dernier royaume

Détail d’une enluminure de la Cité des Dames (v. 1405). Guidée par la Raison couronnée, Christine de Pisan (1364-1431), truelle en main, pose les premières pierres de la muraille qui doit protéger ce lieu de la misogynie ambiante.

1481-1482

Domenico Ghirlandaio peint la Vocation des premiers Apôtres.

Vers 1482

› Cristoforo Landino, le maître de Marsile Ficin, compose le De vera nobilitate, où il soutient que la noblesse ne résulte pas de la naissance, mais de la vertu.

› Le flamand Jérôme Bosch peint Le Jugement dernier.

1485

1490 (env.)

1488

1495

› Sandro Botticelli peint la Naissance de Vénus.

› Alde Manuce installe son imprimerie à Venise. › Le Pérugin peint la Complainte du Christ mort.

Andrea del Verrocchio achève à Venise la Statue du condottiere Colleone en bronze, l’une des plus imposantes statues équestres de la Renaissance.

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7

› Jérôme Savonarole, frère

1496

› Publication de Oratio de hominis dignitate, manifeste humaniste de Jean Pic de la Mirandole.

› Vasco de Gama ouvre

1502

› Léon l’Hébreu, nourri de la kabbale juive, compose son Dialoghi d’amore, reprenant et développant la conception néoplatonicienne de l’amour.

Dans l’Académie néoplatonicienne, Marsile Ficin (1433-1499) donne lecture des œuvres de Platon en présence des membres de la famille Médicis : Laurent de Médicis, dit le Magnifique, et sa femme Clarisse Orsini. Peinture d’Antonio Puccinelli (1822-1897).

1496

› Vittore Carpaccio peint Le Miracle de la relique de la Croix au pont du Rialto.

1498

› De Vinci achève La Cène. › Gérard David peint le Jugement de Cambyse, qui représente l’arrestation et l’écorchement du juge persan Sisamnès.

1504

› Michel-Ange à Florence sculpte David. › Léonard de Vinci peint La Joconde, toile emblématique de la Renaissance, recourant à la technique du sfumato (flou conférant à l’arrière-plan de l’œuvre une profondeur accrue). L’œuvre fut acquise par François Ier.

© Aisa / Leemage © The British Library Board / Leemage © De Agostini / Leemage

› Chute de Constantinople,



La Renaissance QUAND LES TEMPS CHANGENT

Les grands bouleversements de l’histoire humaine – avec leur lot de crises religieuse, politique et économique – résultaient d’une révolution du couple support-message, comme l’invention de l’imprimerie en Europe. Pour Michel Serres, une même conjoncture se fait jour avec l’invention du numérique, accompagnée des mêmes soubresauts qu’à la Renaissance, pour le meilleur et pour le pire. Est-ce que ce sera mieux après… ?

La Naissance de Vénus de Sandro Botticelli, peinte vers 1484-1485 est inspirée de la statuaire grecque. C’est l’une des premières représentations d’un nu féminin profane.

© Whiteimages / Leemage

LE XXIe SIÈCLE, UNE NOUVELLE

RENAISSANCE ?

La Vénus © Rodrigo Pinheiro /Paste in Place

ENTRETIEN AVEC MICHEL SERRES

rejet de la scolastique [philosophie et théologie enseignées au Moyen Âge par l’Université] par les humanistes, crise du rapport au réel avec la Propos recueillis par Sven Ortoli mathématisation du monde et l’apparition des sciences expérimentales, crise politique avec le renouvellement de l’idée de démocratie. En Qualifieriez-vous notre époque somme, c’est un moment de transformation de nouvelle Renaissance ? comme il n’y en a pas eu plus de trois dans l’histoire : l’invention de l’écriture, il y a 5 000 MICHEL SERRES Oui… et non. Qu’est-ce que la ans ; celle de l’imprimerie en Europe au milieu Renaissance ? C’est un moment de crises mul- du xve siècle ; et la numérisation du monde, tiples : religieuse avec la Réforme et les guerres aujourd’hui. Or, chose extraordinaire, ces trois de Religion, économique avec la naissance du moments se ressemblent par la nature des crises grand capitalisme, crise de l’éducation avec le qui les secouent, toujours dans les mêmes zones

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La Renaissance NOUS, LES HUMANISTES

HUMAIN OU

TROP HUMAIN ? PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON

Humanisme : le mot a si souvent servi qu’on peine à s’accorder sur son sens. Le mieux est d’aller puiser aux sources. C’est précisément ce qu’ont fait les premiers humanistes, bien avant qu’on ne les baptise ainsi… PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

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La Renaissance NOUS, LES HUMANISTES

QU’EST-CE QUE L’HUMANISME ? Avec l’humanisme, l’homme s’affirme au centre du monde et s’attribue une dignité qui le place au rang de créateur de son propre destin. Cette conscience est contemporaine de l’apparition de la « République des lettres » – comme la nomme Francisco Barbaro dans une lettre à Poggio Bracciolini, dit le Pogge, en 1417 – qui désigne un espace de discussion critique sans égal avant la Renaissance.

S’ensuivent une chasse aux manuscrits grecs et latins et la naissance de la critique philologique : « Pillons-les », dira Ronsard à propos des Anciens – « mais pour les surpasser », ajoute-t-il, car l’imitation devient synonyme de renouveau. L’humanisme, c’est, résume Nietzsche, « l’émancipation de la pensée, le dédain des autorités, le triomphe de la culture sur la morgue de la naissance, l’enthousiasme pour la science et le passé scientifique de l’humanité, l’affranchissement de l’individu, la flamme de la véracité ». Deux guerres mondiales plus tard, et contre « l’existentialisme est un humanisme » de Sartre, Heidegger, Lévi-Strauss, Althusser et Foucault pointent

ce qu’ils considèrent comme l’échec de l’humanisme, que résume l’auteur de Tristes Tropiques : « Toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. » De ce débat récurrent, reste aujourd’hui le sentiment qu’un retour aux sources de l’humanisme est nécessaire pour renouveler les termes de la critique. •

« [Il faut voyager] pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autruy » CHASSE AUX TRÉSORS

Léonard de Vinci, L’homme de Vitruve, 1490 © Immagina / Leemage

L’humanisme, c’est avant tout les studia humanitatis : l’étude des humanités, c’est-à-dire des textes antiques, latins et grecs ; encore fallait-il trouver, au Quattrocento, des textes qui n’aient pas été tronqués par les copistes et traducteurs de la scolastique. La chasse aux manuscrits conduit quelques passionnés, Poggio Bracciolini en tête, dans les vieilles bibliothèques au cœur des grandes abbayes de l’Occident et jusqu’à Constantinople, d’où Giovanni Aurispa rapporte les œuvres de Platon vers 1430. La chute de la capitale

Montaigne, « De l’institution des enfants », Essais, I, 26.

de l’Orient chrétien en 1453 entraîne un nouvel afflux de livres inconnus en Europe. Les Byzantins qui fuient les Ottomans emportent dans leurs bagages Xénophon, Thucydide, Ptolémée, Aristophane ; irrigués par ce flux, les hommes de la Renaissance découvrent qu’il leur est possible de puiser dans le monde ancien pour créer du nouveau. C’est un « âge d’or », écrit Marsile Ficin qui,

à la tête de l’Académie néoplatonicienne de Florence fondée en 1459 par Cosme de Médicis, entreprend la traduction et le commentaire du Banquet ainsi que des œuvres de Parménide. Dans son sillage, le mouvement de traduction s’amplifie en vue de retrouver le sens originel des textes débarrassés des sédiments de la disputatio médiévale. •

ÉDUQUER ET TRANSMETTRE L’homme selon Coluccio Salutati et Rabelais doit chercher sans cesse à apprendre et diversifier ses connaissances et ses goûts à travers sa pratique des litterae humaniores : les lettres « humanisantes ». Leur lecture le rend meilleur, lui permet de se perfectionner, de se civiliser, de s’élever au-dessus de la bête. Comme Érasme, Rabelais abhorrait la scolastique, l’enseignement philosophique plus ou moins asservi à la théologie délivré dans les écoles monastiques et les universités : PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

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« leur savoir n’estoit que besterie, et leur sapience n’estoit que moufles, abastardissant les bons et nobles esperitz, et corrompant toute fleur de jeunesse ». D’où la nécessité d’une formation appelant une appropriation non servile des textes et refusant l’argument d’autorité. Grâce à l’imprimerie et à la prolifération des nouveaux supports (gravures, alphabets, etc.), une nouvelle pédagogie se met en place, qui correspond à un mouvement de libération des enseignements ecclésiastiques. •


La Renaissance NOUS, LES HUMANISTES

ENTRETIEN AVEC ROGER CHARTIER © Leonardo Cendamo / Leemage

Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron

DES LECTEURS AUX LISEUSES, LA CULTURE EN

MUTATION

Ci-dessus, détail de l’un des 18 feuillets du Codex du vol des oiseaux, écrit et dessiné par Léonard de Vinci en 1505 entièrement en écriture spéculaire. Dans cette ébauche d’un grand traité sur le vol jamais mené à bien, on trouve un projet de machine volante.

L’imprimerie a-t-elle constitué une révolution pour la Renaissance ? ROGER CHARTIER Certains, comme l’historienne Elizabeth Eisenstein, estiment que l’imprimerie a été une véritable révolution. Mais d’autres ont nuancé ce diagnostic. Il serait évidemment absurde de ne pas reconnaître qu’avec la possibilité d’une reproduction mécanique des textes fondée sur l’invention des

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caractères mobiles et de la presse à imprimer, s’est opérée une transformation dans l’échelle et les modalités de la circulation des textes. Il est clair qu’un lecteur peut s’approprier plus de textes dans cette forme imprimée, et qu’un même livre peut toucher plus de lecteurs que ne le pouvait un manuscrit. Cependant, l’imprimerie s’inscrit aussi dans des formes de continuité. La hiérarchie des formats – les folios, les quartos, les petits formats, etc. – et les écritures qu’on associe à l’imprimerie sont

Page du Codex du vol des oiseaux (détail), Léonard de Vinci, Biblioteca Reale © Electa / Lemmage

La Renaissance est marquée par l’invention de l’imprimerie, qui transforme le rapport à la lecture. Aujourd’hui, l’avènement du numérique produit aussi, d’une autre manière, une métamorphose de notre culture écrite. L’historien Roger Chartier rappelle toutefois que la rupture, relative, qu’a pu introduire l’imprimerie s’accompagnait d’un retour aux textes anciens. Tandis que les mutations actuelles du monde de l’écrit sont bien plus radicales et affectent même la continuité de la culture.


La Renaissance

© Luisa Ricciarini / Leemage

NOUS, LES HUMANISTES

un héritage de la culture manuscrite médiévale. L’imprimerie prolonge aussi une histoire débutée avec l’apparition entre le ii e et le iv e siècle av. J.-C. de la forme codex du livre, par laquelle des feuilles deviennent des feuillets et des pages associées dans une même reliure ou une même couverture, ce qui constituait une rupture fondamentale par rapport au rouleau des Grecs ou des Romains. Par ailleurs, la plupart des imprimeries impriment en fait peu de livres. Elles impriment autre chose : des

Portrait du physicien et mathématicien Fra Luca Pacioli (1445-1517) et de son élève Guidobaldo de Montefeltro, duc d’Urbino, peint par Jacopo de Barbari en 1495 (Museo di Capodimonte, Naples).

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objets qui pénètrent, sous la forme imprimée, dans toutes les relations humaines – quittances, billets, formulaires, indulgences, etc., – qui comportent d’ailleurs souvent des espaces blancs destinés à l’écriture manuscrite. Mon collègue américain Peter Stallybrass a d’ailleurs développé une idée un peu provocante : il soutient que l’un des effets majeurs de l’imprimerie, c’est d’avoir renforcé la culture manuscrite, d’avoir suscité des nécessités



La Renaissance CHANGEMENT DE PERSPECTIVE

À gauche, les Époux Arnolfini (1434) de Jan Van Eyck. À droite, détail montrant l’image du miroir convexe visible au mur au centre du tableau.

PAR JACQUES DARRIULAT

AVEC LA PERSPECTIVE,

LE MONDE EST UN THÉÂTRE

L’invention de la perspective à la Renaissance n’est pas seulement la construction mentale d’un espace mathématique destiné à enserrer le Réel. Elle procède d’un échange de regards entre le spectateur et le peintre, et invite à se représenter le monde comme un théâtre. Jacques Darriulat en dévoile les coulisses.

© Photo Josse / Leemage ; © Photo Josse / Leemage

L

ongtemps, on considéra que tout le génie de la Renaissance italienne se résumait à la seule invention de la perspective. L’image médiévale a la valeur d’une icône, ou d’un emblème en lequel se résume une connaissance ; l’image renaissante a la valeur d’une vision centrée sur un unique point de vue et rayonnante autour de son centre. L’artiste conçoit son œuvre non plus comme un microcosme qui vaut en soi, mais comme un décor disposé pour un regard spectateur. L’essai d’Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique (1924-25), joua en ce sens un rôle décisif. Importées en France par les travaux de Pierre Francastel (Peinture et Société. Naissance et destruction d’un espace plastique, 1951), les fines analyses de Panofsky

donnèrent bientôt lieu à un dogmatisme qui appauvrissait le jugement esthétique en le réduisant à la seule conformité du jugement déterminant. C’est ainsi que Francastel luimême fut conduit à juger, contre toute évidence et pour la seule exactitude formelle de leur construction, que les fresques de Masolino, dans l’église Santa Maria del Carmine à Florence, étaient supérieures à celles de Masaccio, lesquelles étaient pourtant tenues depuis Vasari pour fondatrices de la « manière moderne », par la stature impressionnante des personnages et le sens dramatique de la mise en scène. Par un paradoxe qui ne laisse pas aujourd’hui d’étonner, on se mit, pour mieux donner à voir le tableau, à le dissimuler sous un savant diagramme de courbes et de lignes PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

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censé manifester la structure sous-jacente de la composition. La manière géométrique conférait à la démonstration le sérieux de la science, et la « charpente » (Charles Bouleau, Charpentes. La géométrie secrète des peintres, 1963) mise à jour démontrait la cohérence d’un nouvel espace, rationnel, continu et isotrope 1. La Renaissance préparait ainsi la voie à la grande révolution galiléenne qui, au tournant du xvii e siècle, conclut que le grand livre du monde est rédigé dans la langue mathématique, dont les caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques. L’art anticipe la science, et la science confirme la modernité de l’art. Cette interprétation « scientiste » de l’art de la Renaissance domina jusqu’aux travaux de Michael Baxandall 2 qui reconsidéra le tableau, non selon la rigueur d’un dispositif géométrique, mais plutôt comme la scène d’un théâtre dont la gestuelle est déterminée par les codes

1. Isotrope : qui présente les mêmes caractéristiques physiques dans toutes les directions. 2. L’Œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, 1972, traduit en 1985 (trad. Y. Delsault, Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard).


© Kunsthistorisches Museum, Vienna, Austria / Ali Meyer / Bridgeman Images

© Sandrine Roudeix / Leemage

Autoportrait dans un miroir convexe (1524), de Francesco Mazzola Parmigianino. « Comme Francesco était très beau, qu’il avait le visage et l’air gracieux, plus ceux d’un ange que d’un homme, son portrait sur cette boule avait quelque chose de divin », écrit Vasari dans ses Vies des meilleurs peintres.

L’INVENTION DU ENTRETIEN AVEC ANTOINE COMPAGNON Propos recueillis par Sven Ortoli

MOI

Le moi apparaît avec l’intimité de la lecture offerte par l’imprimerie qui permet de disposer de livres à domicile. Montaigne, qui ne cesse de s’examiner lui-même, est l’archétype du nouveau rapport au savoir par lequel les humanistes s’analysent, y compris à la lueur des expériences des autres. Comme les livres, le moi est un objet d’étude qu’on a désormais toujours à portée de main. De quoi et de qui parle-t-on lorsqu’on associe la Renaissance et l’émergence du moi ? ANTOINE COMPAGNON On parle de Montaigne avant tout, parce que ses Essais témoignent de l’émergence d’une conception moderne de l’intime comme ce qui définit le sujet en propre.

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Montaigne fait un usage intensif du pronom moi, qui joue avec le pronom sujet je : « moi qui me vois et qui me recherche jusqu’aux entrailles » (III, 5). Moi n’apparaît jamais dans les Essais dans sa forme substantivée, mais son emploi récurrent dans des formules où il renvoie à cette substance qui définit le moi montre qu’il est à la limite de l’emploi moderne.


La Renaissance MON CORPS ET MOI

ANTOINE COMPAGNON Spécialiste de Montaigne et de Proust, professeur au Collège de France (chaire de littérature moderne et contemporaine), il déchiffre la modernité à travers le regard « réactif » que portent les écrivains et penseurs antimodernes sur leur temps (Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005). Il a publié notamment un essai sur Montaigne, Un été avec Montaigne (France Inter / Éditions des Équateurs, 2013) et La littérature, pour quoi faire ? sa leçon inaugurale au Collège de France prononcée en 2006 (Pluriel, 2018).

Comment définir ce moi ? Comment Montaigne le définit-il ? Il ne le définit pas mais s’en explique dans l’un des rares événements autobiographiques qu’il décrit en détail dans les Essais. Il s’agit de cette chute de cheval qui lui fait frôler la mort et dont la description scrupuleuse, dans le chapitre « De l’exercitation » (II, vi), est fondée, comme il le souligne, sur une « source vivante » et non pas livresque. Montaigne fait véritablement l’essai de la mort, et cet essai le conduit à une réflexion sur le

moi : « c’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. C’est un amusement nouveau et extraordinaire qui nous retire des occupations communes du monde, des plus ouïes et recommandées. Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et n’étudie que moi ; et si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moi ou en moi, pour mieux dire. » Il offre par ailleurs des éléments d’analyse partout dans les Essais. Par exemple dans le chapitre « De l’imagination » (I, 21), avec l’exemple des flatulences qui lui permet de contester, contre Augustin, l’idée d’un contrôle exercé par la volonté sur les fonctions du corps. Ou encore lorsqu’il réfléchit sur le nom comme ce qui échappe à la définition de l’identité, et constitue malgré le passage du temps – « Moy asteure et moy tantost sommes bien deux » (III, 5) – un autre pan de la question du moi et de son essence : « le nom, ce n’est pas une partie de la chose ni de la substance, c’est une piece estrangere jointe à la chose, et hors d’elle » (II, 16). Malgré la discontinuité de l’identité, c’est ce que Montaigne se résout à désigner par le nom propre, à l’ouverture du chapitre « Du repentir » (III, 12) : « Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque particuliere et estrangere ; moy, le premier, par mon estre universel, comme Michel de Montaigne ».

Le moi est donc intimement lié à la pratique de l’écriture et aussi de la lecture ? Principalement de la lecture. Montaigne est un lecteur moderne au sens où il possède, à portée de main dans sa tour, tous les classiques disponibles, grecs et latins, c’est-à-dire tous les livres nécessaires à un humaniste. Il les lit, il les commente et il discute avec eux. Voilà une expérience radicalement nouvelle : celle d’un homme qui essaye de se comprendre à partir de la lecture et du commentaire des autres. Les Essais, je le répète, constituent une profonde rupture à partir de laquelle une expérience singulière de la lecture se diffuse peu à peu au-delà du monde érudit.

Il y avait bien des bibliothèques auparavant ? Ératosthène lorsqu’il est le patron de celle d’Alexandrie vit, lui aussi, entouré de livres, sous forme de rouleaux, certes. Quelle différence ? Il y avait des bibliothèques, mais les individus n’avaient pas autour d’eux, avant la diffusion de l’imprimerie, cette sorte de miroir que représente la somme de l’encyclopédie et du savoir. La Renaissance voit naître un rapport nouveau au savoir, à la culture et aux autres. On s’essaie en lisant les autres – le terme d’essai est d’abord celui de Montaigne.

« Voilà une expérience radicalement nouvelle : celle d’un homme qui essaie de se comprendre à partir de la lecture des autres » PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

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La Renaissance L’EXERCICE DU POUVOIR

Avec le XVIe siècle, la fin des châteaux forts et les débuts de l’armée de métier, l’Europe s’ouvre à une nouvelle manière d’envisager la politique qui se confond avec l’approche réaliste et pessimiste de la nature humaine de Machiavel. La « soif de dominer », dont le Florentin dit qu’elle est

« The Monaco, an art car built by San Francisco-based artist Greg Barron, at Burning Man 2015 » © Scott London ; © Bridgeman Images

L’EXERCICE DU POUVOIR Christophe Colomb à Hispaniola (SaintDomingue). Gravure de Théodore de Bry, extraite de l’Histoire narrative et critique de l’Amérique, éditée par Justin Winsor, Londres, 1886.

la dernière passion à s’éteindre chez l’homme, lance les flottes ibériques à la conquête des « quatre parties du monde ». La première mondialisation commence, et, du laboratoire des Amériques aux côtes chinoises, des pensées étrangères s’affrontent, des idées et des objets circulent, des mondes résistent ou se mélangent, faisant basculer la Terre dans l’âge planétaire.

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La Renaissance L’EXERCICE DU POUVOIR

MACHIAVEL,

ANTIDOTE

AU CONSERVATISME

© Electa / Leemage

Avec Machiavel, la Renaissance réinvente aussi la politique. Cependant, derrière la lutte exclusive pour le pouvoir auquel on réduit souvent la pensée du Florentin, c’est à la découverte d’un abîme qu’elle nous confronte, celui de la division irréductible entre les Grands et le Peuple, inhérente à toute Cité. Un enseignement toujours actuel.

PAR MARTIN LEGROS

Santi di Tito (1536-1603), Portrait de Nicolas Machiavel. Il s’agit d’un portrait posthume, le peintre étant né neuf ans après la mort de son modèle.

«

J

e n’ignore pas que le naturel envieux des hommes […] rend toute découverte aussi périlleuse pour son auteur que l’est pour le navigateur la recherche des eaux et des terres inconnues. Cependant, animé de ce désir qui me porte sans cesse à faire ce qui peut tourner à l’avantage commun à tous, je me suis

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déterminé à ouvrir une route nouvelle ». 1 C’est en découvreur d’une terre inconnue que se présente Machiavel dans ses deux grands ouvrages, Le Prince, composé en 1513, et consacré à l’analyse du pouvoir personnel, et les Discours sur la première décade


La Renaissance

© Rabatti & Domingue / Akg Images

L’EXERCICE DU POUVOIR

L’une des fresques de la chapelle Sassetti à Florence peintes par Domenico Ghirlandaio en 1482-1485 montrant l’histoire de François d’Assise : Confirmation de la règle franciscaine par le pape. L’historien de l’art Aby Warburg souligne que le peintre choisit ici de mettre en scène, de façon anachronique, la puissance temporelle des Médicis ; au premier plan à droite se tient Laurent de Médicis, seigneur de Florence, vers qui montent ses trois fils, reléguant au second plan François et le pape.

de Tite-Live (1531), consacrés à l’analyse de la République romaine. Se saisissant de cette revendication de découvreur, la postérité est allée jusqu’à faire de lui le fondateur d’une science nouvelle, la science politique. Le premier, il aurait déchiffré la lutte des hommes pour le pouvoir en pur observateur, en faisant fi des valeurs et des principes auxquels la tradition de la philosophie politique l’avait toujours arrimée. Quels que soient les acteurs qui se présentent, tyran ou homme de bien, quelles que soient les fins qu’ils poursuivent, quel que soit le régime où ils agissent, il s’agit dorénavant de se demander « comment on acquiert le pouvoir, comment on le garde, pourquoi on le perd », comme Machiavel le dit lui-même. À la différence des classiques qui s’attelaient à la définition de républiques idéales et qui tablaient sur la tendance naturelle de l’homme à atteindre sa propre perfection, Machiavel considère qu’il est « plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que son imagination ». Plutôt que de se régler sur la manière dont les hommes

devraient se comporter en société, il part de la manière dont ils se comportent réellement, quitte à assumer leur propension au mal et à inviter ceux qui veulent les gouverner à être prêts à entrer dans le mal, si nécessaire, et à utiliser à cet effet tantôt la ruse, comme le renard, tantôt la force, comme le lion. « Il y a si loin de la sorte qu’on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver ; car qui veut faire entièrement profession d’homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant d’autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver, qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon la nécessité. » 2 Pour le philosophe Leo Strauss (18991973), auteur d’une monumentale étude, Pensées sur Machiavel, cette approche nouvelle, réaliste et pessimiste, de la politique, fait de Machiavel l’initiateur – mieux, le fondateur – de la modernité. Le premier, il aurait rompu avec la recherche du régime idéal et harmonieux, un régime dont la réalisation dépendait moins de la volonté que

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de la chance ou du hasard – comme dans la République de Platon, où la survenue du meilleur régime dépend de la convergence improbable entre la philosophie et le pouvoir sous les traits du philosophe-roi, ou comme dans la pensée chrétienne où elle dépend de la Providence. Réaliste, Machiavel rabaisse les exigences de la politique, mais il maintient l’idée d’une action efficace, celle d’un Prince qui parviendrait grâce à sa virtù à maîtriser les aléas de l’histoire et à imposer son autorité à une société déchirée par les passions et les intérêts divergents. Bref, selon Strauss, Machiavel aurait réduit le problème politique à « un problème technique » et la pensée politique à un pur calcul stratégique. Par là même, il aurait frayé la voie à une modernité privée d’étalon et n’ayant plus d’autre critère pour juger l’action politique que le succès. Face au nazisme ou au stalinisme conquérant, dira Strauss,

1. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, in Œuvres complètes, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1952, p. 377. 2. Machiavel, Le Prince, in Œuvres complètes, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1952, p. 335.


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