#189 Peut-on réparer ses erreurs ?

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philosophie

Peut-on réparer ses erreurs ?

JEAN ECHENOZ

« Se prendre au sérieux serait inélégant »

HYPNOCRATIE

Et si l’IA nous aidait à penser mieux ?

AGIR EST-IL LE PROPRE DE L’HOMME ?

Par Tristan Garcia

Avec un dialogue entre Jacques Audiard et Emmanuel Carrère

ALEXANDRE KOJÈVE

Les tribulations d’un espion philosophe

ÉDITO

Au fond du trou

Quand j’étais enfant en cours élémentaire, nous pratiquions un exercice que j’aimais particulièrement : la « lecture silencieuse ». Il fallait prendre connaissance d’un texte, d’une petite histoire illustrée, et répondre à quelques questions, puis écrire une rédaction, le tout sans aucune aide extérieure et sans consigne orale de la maîtresse. Vraiment, j’aimais ces moments­là, où l’on pouvait travailler seul, dans le calme, sur les mots. Sauf qu’un jour, j’ai eu une note vraiment désastreuse. Avais­je été distrait ? Étais­je fatigué? Avais­je lu le texte de travers ? Je ne sais pas, mais ma note était de 2 sur 10. Le problème, c’était que la « lecture silencieuse » jouissait d’un statut spécial : nous devions obligatoirement faire signer notre copie par nos parents. Comment montrer ce four ? J’étais transi de honte. Alors voilà l’astuce que j’ai trouvée.

Pour rentrer chez moi, je devais traverser le square. C’était un samedi midi – à cette époque, il y avait encore une matinée d’école en début de week­end. Je me suis avancé au milieu du bac à sable et j’ai creusé un trou aussi profond que possible, jusqu’à ce que ma main gratte le fond bétonné. J’ai roulé ma copie en boule et l’ai déposée au fond du trou. Puis j’ai remis le sable par­dessus, j’ai eu soin de bien tasser et je suis rentré chez moi, terrifié par ma propre audace. J’avais obéi à une espèce de force invisible.

Les soirs qui ont suivi, j’ai eu du mal à m’endormir. J’avais les genoux tremblants en empruntant le chemin de l’école le lundi matin suivant. Pourtant, il s’est produit l’inouï, l’impossible : contre toute attente, personne ne m’a jamais reparlé de cette lecture silencieuse. La maîtresse, qui vérifiait les signatures des parents, ne l’a pas fait ce jour­là. Elle n’a pas demandé à retrouver ma copie dans la pochette des travaux sur table. La note n’a pas été comptabilisée dans mon bulletin, elle n’a pas affecté ma moyenne. Et ma mère, avec qui je vivais, n’a jamais rien su de cette affaire (qu’elle va découvrir si elle lit cet édito). Cela ne signifie rien d’autre que ceci : le trou a fonctionné. Il a accompli sa fonction magique. Il a avalé l’événement malheureux, ouvert une brèche dans l’espace­temps ou créé un faux raccord, et l’erreur a disparu. Elle n’a eu aucune conséquence. Je crois que c’est ce jour­là que je suis devenu un nietzschéen en culottes courtes. « Pour pouvoir vivre l’homme doit posséder la force de briser un passé et de l’anéantir et il faut qu’il emploie cette force de temps en temps », lit­on dans la Seconde Considération inactuelle (1874). Ce qu’on ne maîtrise pas, mieux vaut l’oublier. Sinon, nous nous condamnons à le ruminer. Il est sans doute bien des manières différentes de pratiquer ce formidable oubli nietzschéen libérateur, mais la plus simple et la plus concrète est celle ­ ci : il faut creuser un trou quelque part et soigneusement le reboucher.

D’ailleurs, je suis retourné récemment dans ce square, après plus de quarante ans, et je peux vous assurer que cette stratégie a fonctionné au­delà de toute espérance : aujourd’hui, le bac à sable n’existe plus, même sa bordure de béton a été fracassée, et les atomes de ma copie se sont disséminés dans l’univers muet et indifférent.

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L’ŒIL de Charles Berberian

ILS ET ELLES ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

« On sait bien que rien ne peut être changé, mais on n’arrête pas de s’interroger là-dessus »
Emmanuel Carrère P. 64

Ana Lucia Araujo

P. 58

Elle a été remarquée aux États-Unis avec sa somme très documentée Réparations. Combats pour la mémoire de l’esclavage (XVIIIeXXIe siècle), qui paraît aujourd’hui en France. L’historienne brésiloaméricaine, enseignante à l’université Howard, y explore les conséquences à long terme de la traite transatlantique. Elle revient sur cet enjeu dans notre dossier.

Magali Bessone

P. 58

Elle a fait de la théorie critique des races et des réparations son sujet de prédilection. Philosophe et professeure de philosophie politique à l’université Paris-1-PanthéonSorbonne, elle est notamment l’autrice en 2019 de Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines Elle intervient dans l’enquête de notre dossier.

Jacques Audiard

P. 62

C’est l’un des réalisateurs français les plus acclamés. Dix ans après avoir remporté la Palme d’or au Festival de Cannes 2015 avec Dheepan, il a suscité un émoi public et critique mondial avec sa comédie musicale Emilia Pérez, consacrée à l’itinéraire d’un narcotrafiquant repenti, qui souhaite changer de genre et réparer ses crimes passés. Une démarche ambiguë, sur laquelle il s’exprime lors d’un dialogue exceptionnel avec Emmanuel Carrère.

Tristan Garcia

P. 70

Romancier et philosophe, il n’hésite pas à explorer les questions les plus vertigineuses de la métaphysique contemporaine, dans des traités comme Forme et Objet ou Laisser être et rendre puissant. Il nous fait découvrir son chantier le plus récent, une philosophie de l’action à l’ère de la pensée du vivant, dans un essai inédit et résolument spéculatif !

Hager Weslati

P. 76

Elle connaît l’œuvre du philosophe Alexandre Kojève sur le bout des doigts. Professeure à l’université Kingston de Londres, elle vient de traduire en langue anglaise l’ouvrage sur Kant de cet intellectuel inclassable, spécialiste de l’idéalisme allemand et soupçonné d’avoir été un espion russe. Nous l’avons interrogée dans le cadre de l’enquête que nous consacrons à l’« affaire Kojève ».

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Ont participé à ce numéro : Charles Berberian, Paul Coulbois, Arthur Dreyfus, Martin Duru, Philippe Garnier, Apolline Guillot, Margot Hemmerich, Étienne Klein, Aurélie Lamachère, Frédéric Manzini, Anne­Sophie Moreau, Marta Nascimento, Rambert Nicolas, Chiara Pastorini, Charles Pépin, Serge Picard, Alain Pilon, Anouk Ricard, Anaïs Vaugelade

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Éditeur délégué : Lucas Laugel

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MENSUEL N  189 - MAI 2025

Couverture : © William L. pour PM

Dans l’atelier du philocycliste ce mois-ci

Le meilleur ami du citoyen soviétique Cahier central Trois générations de vélos tout-terrain

« Ingold we trust » p. 15

Exemplaire infidèle attendant sa seconde chance p. 51

Moteur sentimental victime d’une relation toxique p. 52

Dernier réglage du cyclothymique avant la course matinale p. 82

« Encore un coup de clé, et le monde tournera rond » p. 30

Sage-femme accouchant un scooter par le siège p. 12

Le plus grand penseur de Hong Kong juste après sa chute p. 18

Don d’un émir faisant pénitence p. 50

« Méfie-toi, il va passer à l’action ! » p. 70

Un oubli de Samson François p. 38

L’alliée de l’étoile qui danse p. 83

Le petit vélo dans la tête de Hegel p. 76

Rare modèle de piano-panais p. 13

CAHIER CENTRAL

Pour prolonger notre article sur Alexandre Kojève, nous vous proposons des extraits de son ouvrage Sophia, préfacés par Rambert Nicolas.

Sommaire

p. 3

Édito p. 8

Courrier des lecteurs

Écouter le monde

p. 10

Télescopage p. 12

Signes des temps p. 14

Choix de la rédaction

Marine Le Pen et l’ordre public démocratique /

Les liens entre générations redéfinis par Tim Ingold / La majuscule est­elle en train de disparaître ? / Faut­il repenser la diversité au sein des entreprises ? p. 18

Rencontre

Andrea Colamedici, éditeur d’Hypnocratie, le livre­événement de Jianwei Xun p. 24

Jeux de stratégie

Le numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages et constitué d’une préface et d’extraits de Sophia d'Alexandre Kojève

Philosophie magazine n° 190 paraîtra le 28 mai 2025

La chronique de Michel Eltchaninoff p. 26

Nouvelles vagues

La chronique d’Anne-Sophie Moreau

Cheminer dans l’existence

p. 30

Là est la question Un dilemme ?

Charles Pépin vous répond p. 32

24 heures avec… l’équipe mobile transitionnelle de Lille p. 38

Entretien

Jean Echenoz p. 44

Vertiges

La chronique d’Étienne Klein

Dossier

PEUT-ON RÉPARER

SES ERREURS ? p. 48

L’art de recoller les morceaux, avec Camus, Montaigne, Arendt, Cavell p. 52

Fautes de mieux. Témoignages commentés par Charles Pépin p. 58

Peut­on réparer les actes commis par les esclavagistes et les colons ? p. 62

Saisir sa deuxième chance. Dialogue entre Emmanuel Carrère et Jacques Audiard

S’orienter dans les idées

p. 70

Essai libre

Est­ce que tout agit ? par Tristan Garcia p. 76

Les clés d’un classique Alexandre Kojève

Livres

L’essai du mois p. 83

Enfanter une étoile qui danse / Elsa Godart p. 84

La Grande Histoire de la femme et de l’Univers racontée en deux livres p. 86

Le roman du mois, par Arthur Dreyfus

Et notre sélection, avec… p. 88

Vertiges. Penser avec Borges / Jean­Pierre Dupuy p. 89

Qu’est-ce que ça fait d’être une chauve-souris ? /

Thomas Nagel

Arts p. 90

Une pièce de théâtre, un film et une exposition à voir ce mois­ci p. 92

Agenda p. 94

Comme des grands

Philosopher avec les enfants, par Chiara Pastorini et Anaïs Vaugelade

P. 96

Bande dessinée

Le Bureau des philosophes, par Anouk Ricard p. 98

Questionnaire de Socrate

Jeanne Cherhal

N° 189 Mai 2025

Télescopage

MANDALAY

BIRMANIE

Le 1er avril 2025

Des moines bouddhistes nettoient les débris du monastère de Thahtay Kyaung, presque entièrement détruit après qu’un tremblement de terre majeur a frappé le centre du pays, tuant des milliers de personnes.

© Sai Aung Main/AFP

É couter le monde

« Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais, et nous revenons sur nous-mêmes ; nous anticipons sur les ravages du temps »

« L’IA EST UN OUTIL D’UNE PUISSANCE

EXTRAORDINAIRE

POUR CONSTRUIRE DES CONCEPTS »

Andrea Colamedici

Est-il possible qu’un texte de philosophie écrit avec l’intelligence artificielle ait une influence globale ? Telle est la question que soulève avec brio le récent essai Hypnocratie de Jianwei Xun, dont la genèse et la réception nous ont tellement étonnés que Philosophie magazine en a acquis les droits pour la France. Explications avec l’éditeur de la version originale, Andrea Colamedici, penseur italien inspiré par Jorge Luis Borges et les situationnistes.

Propos recueillis et traduits par ALEXANDRE LACROIX

Curieux de tout, ce jeune penseur a décidé de faire sortir la philosophie de son cadre universitaire. Avec sa collègue Maura Gancitano, il a créé une maison d’édition, Tlon, anime une librairie et un théâtre, et dirige le Festival de la pensée contemporaine de Plaisance, en Émilie-Romagne. Dans une nouvelle des Fictions de Jorge Luis Borges, Tlon est un monde imaginaire qu’ont construit les lettrés du royaume d’Uqbar. Plusieurs de ses essais, coécrits avec Maura Gancitano et inédits en français, ont été des succès en Italie, notamment La Société de la performance (Tlon, 2019) ou Libèretoi de la gentille fille (Harpers Collins, 2019). Passionné de technologie et de culture numérique, il enseigne le « prompt thinking » à l’Institut européen de design de Rome.

Philosopher, selon Gilles Deleuze, consiste à créer des concepts. L’essai publié par votre maison d’édition, Hypnocratie, ne s’inscrit-il pas dans cette pratique de la philosophie, en proposant de nombreux concepts inédits ?

ANDREA COLAMEDICI : Antonio Gramsci écrivait que la culture ne devait pas être comparée à un entrepôt bien rangé, où l’on trouverait des informations, mais qu’elle consistait plutôt dans la capacité à créer de nouvelles relations entre soi et le monde, entre soi et les autres. La création de concepts, selon Deleuze, s’inscrit dans la même

démarche : l’enjeu n’est pas de produire des contenus déterminés mais de mettre en vibration les concepts entre eux. Les concepts se fabriquent, s’inventent, parce que nous avons besoin de trouver sans cesse de nouvelles manières de nous rapporter à la réalité, à l’époque contemporaine. Je crois qu’une partie de la désorientation du public devant ce que Donald Trump et Elon Musk ont entrepris vient de ce que nous n’avons pas les mots pour le décrire. Nous avons besoin de concepts de philosophie politique inédits pour comprendre la manière dont le monde se déplace. En ce sens, les concepts sont comme des draps en tissu que nous jetons sur des fantômes. Le fantôme bouge, mais sur le moment, le concept lui donne forme et permet de le rendre visible.

Le concept d’« hypnocratie » proposé par Jianwei Xun ne signifie pas simplement que nous sommes hypnotisés par les écrans, ce qui serait une banalité. Son sens est plus spécifique : pouvez-vous le préciser ?

Le point important est celui­ci : nous sommes désormais en mesure, grâce à l’intelligence artificielle [IA], de produire d’innombrables versions vraisemblables de la réalité. Les instruments technologiques qui existent aujourd’hui permettent de générer une hypnose de masse personnalisée. D’ici à quelques années, il y aura sur le Web plus de textes, de vidéos, d’images, de musiques produits par des IA que par des humains. Et chacun de nous se verra adresser des contenus correspondant à ses comportements d’achat, ses opinions politiques, ses croyances, son milieu social. Steve Bannon, qui fut le conseiller de Donald Trump lors de son premier mandat, résumait leur stratégie de communication politique par une formule : « Flood the zone with shit » – « Inondez la zone de merde ». La difficulté que rencontrait alors la droite populiste américaine était d’être contredite par les médias officiels. Mais la génération massive de fake

« Vous voyez le genre de personnage, vulnérable et musclé »

p. 42

Cheminer dans l’existence

Photo issue de la série
« La mauvaise réputation »
© Patrice Terraz/ Divergences

En haut, Matthieu Paindavoine, infirmier, et Mina De Bue Laurent, éducatrice spécialisée, rencontrent un patient à l’unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA) de Seclin (ci-dessus).

Ci-contre, Claire Gibour, infirmière, et Clara Narguet, assistante sociale improvisent un rendez-vous,.

RÉTABLISSEMENT PÉNITENTIAIRE

Dans la région de Lille, médecins, infirmiers et travailleurs sociaux ont mis au point un dispositif qui n’existe nulle part ailleurs : ils accompagnent des personnes incarcérées atteintes de troubles psychiatriques sévères après leur libération. Pas dans un but de surveillance, comme le craignait Michel Foucault, mais dans une optique de soins et de soutien vers l’autonomie. Nous avons suivi pendant une journée ces équipes et leurs patients.

24 heures avec

l’équipe mobile transitionnelle de Lille

Lundi, 9 heures LOCAUX DU CENTRE DE SOIN, D’ACCOMPAGNEMENT ET DE PRÉVENTION EN ADDICTOLOGIE DE LILLE

Une pile de classeurs bleus encombre la table centrale. Dans un brouhaha de chaises que l’on déplace, Claire Gibour, infirmière, entame la lecture de l’agenda. « Il faudrait apporter des vêtements propres à Daouia cet après-midi et un autre binôme pour accompagner Clément visiter un studio. Je vois que Mohamed a plusieurs rendez-vous médicaux programmés cette semaine, je pense qu’il faut prioriser ou il va être paumé. » Accroché au mur sommairement décoré du bureau en rez­de­chaussée, un grand tableau blanc rassemble les noms, les dates de sortie de prison et les lieux de vie de tous les patients suivis par cette équipe de soignants. Il y a François, atteint de troubles obsessionnels, libéré sous bracelet électronique et réincarcéré deux jours plus tard pour

Nous sommes ici avec l’équipe mobile transitionnelle (Emot), un dispositif pionnier créé en 2020 par des psychiatres exerçant en prison, des infirmiers et des travailleurs sociaux. Rattachée au centre hospitalier universitaire (CHU) de Lille, elle accompagne des personnes détenues atteintes de troubles psychiatriques sévères pendant six mois après leur sortie de détention et assure la liaison entre les services

psychiatriques en milieu pénitentiaire et les structures de droit commun. L’objectif : limiter la rupture de soins, les rechutes et les décès. Curieusement, l’existence même de ce dispositif semble confirmer la justesse d’une thèse provocatrice soutenue par Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975) : il existerait un continuum disciplinaire, qui relierait l’hôpital et la prison. Seulement, là où le philosophe voyait un maillage d’institutions censé assurer la surveillance de la délinquance – la bonne gestion des « illégalismes populaires » –, le dispositif dont nous avons observé le travail quotidien paraît bien plus tourné vers le soin et le soutien de l’autonomie des patients.

« C’est quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs, sourit Tatiana Scouflaire, cofondatrice de l’Emot et psychiatre à la maison d’arrêt de Lille­Sequedin. Dans la rue, au café, à l’arrière d’une voiture : on s’adapte à eux et on se rend disponibles partout, tout le temps. » Au quotidien, c’est le constat des « portes tournantes » qui l’a amenée à mettre avoir dépassé l’heure de retour. Bertrand, bipolaire. Mickaël, « le roi de la combine », connu pour vendre des paquets de viande pour vingt balles sur le rond­point du centre commercial. Rodrigue, viré du centre d’hébergement où il ne cessait de décompenser et d’agresser les autres résidents, et qui reste désormais injoignable. Quant à Francis, libérable la semaine suivante avec une injonction de soins, il y a urgence à lui trouver un logement ou une place en Ehpad. Tout est écrit au feutre, effaçable, muable, à l’image de ces hommes fragmentés et de ces vies en pointillé.

Par MARGOT HEMMERICH / Photos MARTA NASCIMENTO

Jean Echenoz

« JE NE SUIS PAS TRÈS PORTÉ SUR LES TRIOMPHES »

Il se tient à l’écart des modes intellectuelles. Mais il est capable d’enquêter plusieurs jours pour consacrer une page aux halles de Rungis ou à la tortue-luth. Alors que son nouveau roman Bristol connaît le succès, Jean Echenoz nous explique concevoir son art de romancier comme une vaste enquête sur ce qui, au sein du réel, nous permet d’échapper à l’ennui.

Jean Echenoz nous reçoit chez lui, dans un appartement du IXe arrondissement de Paris. La pièce à vivre est tapissée de livres, et les in­folio mais aussi le plafond, les murs ont pris une couleur de tabac. C’est avec tact et timidité que le romancier demande, au bout de quelques questions : « Cela ne vous dérange pas si je fume ? » Voilà donc un écrivain à l’ancienne, qui a résisté aux campagnes sanitaires et à la mode du well-being. De façon assez curieuse, pendant cet entretien où l’on apprend qu’il a étudié la sociologie, s’est passionné pour la psychanalyse et la politique, ce qui domine c’est une méfiance vis­à­vis de toutes les idéologies mais aussi des systèmes de pensée. L’homme, de son propre aveu, ne cherche pas à transmettre un message, il ne brandit pas de grandes idées en étendard. Non, il évoque plutôt une manière de s’absenter de son

Propos recueillis par ALEXANDRE LACROIX / Photos RICHARD DUMAS

Peut-on réparer ses erreurs ?

Chacun de nous est hanté par son passé, les mauvais choix que nous avons pu faire, et puis les maladresses, les paroles blessantes, les actions qui ont eu des conséquences néfastes sur nous­mêmes comme sur notre entourage. La vie n’est pas un parcours où l’on pourrait viser le sans­faute, elle se nourrit de nos approximations. Et au niveau collectif, nous héritons de la mémoire des grandes erreurs historiques. Comment échapper au regret, à la culpabilité, et tenter de compenser ce mal qui est derrière nous ?

Parcours de ce dossier

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur ce numéro

reaction@philomag.com

P. 48 Les philosophes de la tradition hésitent : certains nous proposent de travailler sur nous­mêmes pour devenir une personne meilleure, d’autres jugeraient cette démarche trop autocentrée et nous conseilleraient plutôt de modifier notre rapport aux autres.

P. 52

Une trahison amoureuse, un mauvais choix d’orientation professionnelle, une relation d’emprise, la dépendance aux psychotropes ou une bêtise d’étudiant qui tourne au vinaigre : nos témoins reviennent sur leurs itinéraires fracturés, qu’éclaire le philosophe qui a signé Les Vertus de l’échec, notre chroniqueur Charles Pépin.

P. 58

Passons à la grande histoire : aujourd’hui, la question des réparations de l’esclavage est revenue sur le devant de la scène. Comment les générations présentes se positionnent­elles par rapport à la traite transatlantique et à des crimes qui remontent à plusieurs siècles ? Réponses avec l’historienne Ana Lucia Araujo, la philosophe Magali Bessone et le juriste Antoine Garapon

P.

62 L’un n’a cessé de s’interroger sur les erreurs du passé, en sondant l’impact des mensonges de Jean­Claude Romand dans L’Adversaire ou en fouillant sa mauvaise conscience dans Un roman russe ou Yoga. L’autre vient de consacrer une fresque mélodramatique à Emilia Pérez, un narcotrafiquant devenu une sainte après une transition de genre. Emmanuel Carrère et Jacques Audiard ont échangé sur le mythe de la deuxième chance.

L’art DE RECOLLER LES MORCEAUX

Tout le monde peut se tromper, même ceux qui aspirent à bien se conduire. Une erreur, c’est un peu comme un vase qu’on aurait cassé, mais qui est inaccessible parce qu’il se trouve quelque part dans le passé. Les philosophes de la tradition proposent néanmoins plusieurs pistes pour le reconstruire.

Ici, il importe de ne pas se tromper au sujet de l’erreur.

Dans le domaine des comportements, de la morale, l’erreur n’est pas la même chose que l’oubli ou la distraction. Celui qui ne ferme pas sa fenêtre avant de partir, permettant l’intrusion des cambrioleurs, ou qui remplit le réservoir de sa voiture à essence de gazole, est victime d’une inattention. Les

conséquences peuvent être très regrettables, mais il ne s’agit pas à proprement parler d’une erreur, parce que, dans cette affaire, le jugement ou la volonté n’ont joué aucune part. Pour autant, l’erreur n’est pas la même chose que la faute. En effet, la faute est une action mauvaise ou destructrice commise en connaissance de cause. Dans ce cas, la trajectoire est assez linéaire : à l’origine de

la faute, il y a une intention de transgresser des règles, voire de se rendre coupable d’un délit ou d’un crime, et la réalisation du plan est plus ou moins bien menée. Rien d’aussi mécanique avec l’erreur. Le mot est formé sur le latin errare, qui signifie « errer », « faire un détour » : s’il y a erreur, c’est que quelque chose nous a échappé, ne s’est pas passé comme prévu. L’erreur est donc à mi­ chemin entre l’oubli, inconscient, et la

© Chase Middleton
Par ALEXANDRE LACROIX

faute, volontaire, et elle est rendue possible par les failles de notre entendement.

JE NE L’AI PAS FAIT EXPRÈS, MAIS…

Ainsi, l’erreur morale peut prendre plusieurs formes. Parfois, ce sont les conséquences d’une action qui n’ont pas été correctement anticipées. Untel se lance dans une aventure d’un soir après avoir bu quelques verres, il pense que c’est une bluette – sans se douter qu’il est en train de briser son mariage. Unetelle a fait une remarque désobligeante à sa fille sur le choix de ses études, de son fiancé ou sur l’éducation qu’elle donne à ses enfants, sans savoir qu’elle va provoquer une brouille de plusieurs années. Dans ces cas­là, l’erreur est liée au caractère imprévisible des réactions des autres et à des effets « boule de neige » malencontreux enclenchés par un premier dérapage.

En d’autres occasions, l’erreur relève plutôt de ce que les Grecs appelaient l’acrasie, c’est­à­dire de la faiblesse de la volonté. Ce ressort psychologique est évident dans le cas des addictions. Le dépendant voit bien ce qu’il ne doit pas faire – commander une bière ce soir, aller au casino. Il s’est peutêtre même engagé auprès de ses proches à ne pas recommencer. Il sait que sa santé ou sa sécurité sont menacées, que son addiction a déjà blessé son entourage. Et pourtant, malgré toutes ses bonnes résolutions, le dépendant ne va pas réussir à tenir le cap, la tentation va être trop forte. En lui quelque chose cède – et c’est comme un plancher qui, en s’effondrant, emporterait sa capacité de contrôle.

Parfois, l’erreur est au contraire le fruit de la réflexion : j’avais un choix à faire, j’ai soigneusement pesé le pour et le contre, consulté des avis autorisés, et j’ai pris une décision qui s’est avérée désastreuse. Cela pourra être le cas du dirigeant qui se lance dans une nouvelle stratégie ou de celui qui place son argent dans une start­up. Dans la sphère privée, de tels mouvements se produisent aussi – il arrive que des citadins quittent la ville pour aller s’installer à la campagne, monter un gîte, avant de s’apercevoir qu’ils ne sont pas heureux dans ce nouvel environnement rural. Ou encore qu’on quitte son foyer pour se lancer dans une nouvelle histoire d’amour, en espérant avoir enfin trouvé le ou la partenaire idéale,

« L’erreur se situe quelque part entre l’inattention et la volonté délibérée de nuire ou de manipuler autrui »

pour réaliser au bout de quelques mois que ça ne marche pas, qu’on s’est nourri d’illusions. Cette fois­ci, ce n’est pas seulement qu’on a mal mesuré les conséquences, c’est que l’exercice même de notre rationalité nous a bernés, on a tordu sa vie à vouloir la résoudre comme un problème de maths. Enfin, un dernier type d’erreur survient lorsqu’on a pris pour argent comptant l’opinion de quelqu’un d’autre, par confiance aveugle ou par paresse. C’est ce qui se produit quand on suit un avis médical erroné. Ou qu’on se laisse entraîner à commettre une malversation, sous prétexte que tout le monde en fait autant. Je tiens un bar et me verse du black, jusqu’au jour où un contrôle fiscal me tombe dessus. Ce jour­ là, c’est moi qui dois répondre de mes agissements, mes confrères ne sont plus là pour prendre ma défense. Dans cette même catégorie, on peut ranger les erreurs commises par conformisme – j’ai placé mes enfants dans un établissement scolaire religieux, j’avais vaguement entendu parler de scandales ou de violences dans cet internat, mais comme tous les notables de la région y ont scolarisé leur progéniture, j’avais globalement confiance, je ne cherchais pas à explorer ces zones d’ombre.

… TOUT LE MONDE EN AURAIT FAIT AUTANT !

Cette remarque nous amène à une dernière distinction, entre les erreurs individuelles et les erreurs collectives. Certains observateurs soutiennent, chiffres en main, que le vote en faveur du Brexit était une erreur collective des Britanniques. Ou que la sortie de l’énergie nucléaire de l’Allemagne s’est révélée une erreur d’Angela Merkel, parce qu’elle rend aujourd’hui le

pays dépendant au gaz russe. Mais ces sujets sont controversés, il se trouvera toujours des partisans de ces choix. Dans un autre ordre d’idées, il est possible de grandir dans un milieu sexiste et raciste, avant de s’apercevoir que les blagues récurrentes sur les femmes, les homosexuels ou les Arabes n’ont rien de drôle, qu’elles reconduisent des préjugés haineux et un système de domination. Là, on touche à un genre spécial d’erreurs par conformisme, qui se confond avec l’inertie des valeurs au sein des nations, le poids des coutumes et des préjugés. Cependant, il est tout à fait possible qu’un individu soit pris d’un sursaut moral et ne souhaite plus, du jour au lendemain, répéter ce qu’il a entendu dire jusque­là. Mais cela pose une question et un défi pour la démocratie : qui peut dire quand le minoritaire a raison et la majorité a tort ?

Récapitulons : l’erreur se situe quelque part entre l’inattention et la volonté délibérée de nuire ou de manipuler autrui. Nul n’en est complètement à l’abri, comme le précise Montaigne dans son bel essai sur le repentir : « Il faut m’excuser pour ce que je dis souvent, que je me repens rarement et que ma conscience est contente d’elle, non comme la conscience d’un ange ou celle d’un cheval, mais comme la conscience d’un homme. » En d’autres termes, être humain, c’est se savoir faillible. Cependant, c’est précisément parce qu’une étape nous a échappé dans l’erreur que nous sommes tentés de la réparer. Comment s’y prendre ? Sur ce point, les recommandations des philosophes divergent, et on peut les répartir grosso modo en deux grandes écoles : mener un travail sur soi ou réformer nos relations avec les autres. Ces solutions sont présentées dans les pages suivantes.

Fautes DE MIEUX

Décisions regrettables, moments d’égarement… Nos cinq témoins racontent ce que leurs erreurs, professionnelles comme personnelles, leur ont appris sur eux-mêmes. Auteur de Vivre avec son passé, Charles Pépin éclaire le potentiel transformateur de ces parcours semés d’embûches.

Comme rarement lors d’un appel à témoignages, il nous a été difficile de recueillir des récits. Pourtant, il nous est tous arrivé, à des échelles différentes, de faire une gaffe, de laisser échapper un mot sitôt regretté, de tenir une dispute alors que nous savions être en tort. Sans parler de commettre l’erreur « fatale », celle qui déclenche un tsunami que l’on peine à rattraper. Peut­être préférons­nous glisser honteusement ces moments d’égarement sous le tapis, de peur que leur ombre ne vienne ternir le reste de notre existence et nous colle aux basques comme un vieux chewing­gum. C’est largement compréhensible : nous ne vivons pas dans une culture où l’échec, le tâtonnement, l’indécision sont valorisés. On réclame au contraire des individus qu’ils fassent preuve d’une cohérence absolue – avec un objectif professionnel déterminé dès le plus jeune âge, de peur d’être laissé sur le bas ­ côté du marché de l’emploi – et d’une capacité à rebondir efficacement en cas d’accident. Nous gagnerions pourtant à nous pencher sur les « vertus

de l’échec », comme le propose le philosophe Charles Pépin dans son essai paru en 2016 (Allary Éditions). Recourant à de nombreux exemples de scientifiques, d’hommes politiques et de sportifs célèbres, il tient à montrer que nos erreurs ne court­circuitent pas l’apprentissage mais, au contraire, le permettent : elles ne sont pas le signe d’une mauvaise compréhension des consignes ou du monde qui nous entoure, mais du fait que l’on se trouve toujours dans un processus de perfectionnement qui ne rend rien d’absolument définitif. Quand l’échec a une valeur objective, l’erreur se pare de la subjectivité d’une appréciation. L’échec n’est par ailleurs pas unidimensionnel. « Il n’y a pas une vertu de l’échec, mais plusieurs, remarque Charles Pépin. Il y a les échecs qui induisent une insistance de la volonté, et ceux qui en permettent le relâchement ; les échecs qui nous donnent la force de persévérer dans la même voie, et ceux qui nous donnent l’élan pour en changer. Il y a les échecs qui nous rendent plus combatifs, ceux qui nous rendent plus sages, et puis il y a ceux qui nous rendent simplement disponibles pour autre chose. » Nos cinq témoins en sont l’illustration. À différents moments de leur vie, ils estiment avoir trébuché et tentent d’en tirer les leçons, parfois assez durement envers eux­mêmes. Qu’ils aient bifurqué radicalement, qu’ils se soient relevés ou qu’ils soient encore dans la difficile phase de l’introspection, Lucas, Giuseppe, Marion, Théo et Caroline nous apprennent surtout que l’erreur est la plus commune des réussites.

Propos recueillis par VICTORINE DE OLIVEIRA
Illustrations

« Comment déterminer ce à quoi on tient et

définir son véritable désir ? »

Dans le cas de Lucas, la question de l’erreur se pose à trois reprises : ai-je commis une erreur en fouillant dans le téléphone de ma copine ? puis en la trompant ? puis en lui avouant ? Selon les réponses apportées à ces différentes questions, on peut ensuite se demander : referais-je les choses à l’identique ? Cette dernière question est décisive pour qu’il y ait une vertu de l’échec, un apprentissage qui enraye la répétition potentielle. Dans certaines situations, on peut affirmer, même après une erreur, qu’on referait tout exactement de la même façon. Mais, parfois, on peut estimer que les choses auraient pu se produire autrement. Il est impossible de répondre à la place de Lucas, il n’existe pas de réponse universelle à des questions comme “Dois-je avouer mon infidélité ?” ou “Puis-je tromper ma petite amie si elle a été infidèle la première ?” Ce sont des questions difficiles, car elles relèvent de l’éthique personnelle : elles permettent de déterminer ce à quoi on tient et de définir son véritable désir. Ce qui compte, c’est de définir sa propre éthique pour essayer ensuite de lui rester fidèle. Il ne s’agit pas de s’appesantir sur le passé en le ruminant indéfiniment dans une démarche de contrition. Garder le regard tourné vers l’avenir, se demander comment le passé peut augurer d’un avenir meilleur, est le plus important selon moi. » «

« Le lendemain, je me sens fautif et je lui avoue tout »

LUCAS

30 ans, enseignant

J’ai rencontré L., ma toute première copine, en 2010, lorsque j’étais en seconde et elle en première. Je sais d’emblée qu’elle explore une relation lesbienne avec S., sa meilleure amie, qui est aussi dans sa classe. Mais elle éprouve également des sentiments pour moi. Nous nous mettons en couple, et, de suite, je choisis de ne pas voir certaines choses. L. reste proche de S., qui lui fait du chantage affectif, et elle culpabilise. Trois ans plus tard, à la fac, je commence à avoir des soupçons. Par exemple : L. cache à S. que nous sommes en vacances ensemble. Ce n’est pas génial, mais je regarde dans le téléphone de L. et je tombe sur un message de S. : “J’ai envie d’être dans tes bras.” Je demande alors à L. de marquer le coup, et elle prend la décision de ne plus voir son amie. Je tente d’ouvrir la discussion sur le fait qu’on passe peut­être à côté de quelque chose, sur le plan sexuel comme sentimental – nous nous sommes mis ensemble si jeunes. Par ailleurs, que fait­elle de sa bisexualité si elle reste avec moi ? Ça me pèse d’autant plus que L. a du mal à communiquer. Finalement, on ne tranche pas vraiment. J’ai l’opportunité de passer deux mois à Paris, et on se met d’accord sur le fait de ne pas trop se voir. Je rencontre une fille avec laquelle je couche – une rencontre éphémère. Sur le moment, je me dis que L. a eu l’occasion de vivre quelque chose de son côté, c’est injuste, je peux bien me permettre ce coup d’un soir. Mais, dès le lendemain, je me sens fautif et je lui avoue tout. L. se renferme, se sent trahie. Mais on ne rompt pas et on reprend le fil de notre relation comme avant, sans réelle discussion. Elle n’en a jamais reparlé, mais je sentais qu’en soirée, par exemple, lorsque je rencontrais de nouvelles personnes, elle se montrait méfiante. Ça restait enfoui. Nous nous sommes finalement séparés, et j’ai eu du mal à m’en remettre car j’ai l’impression d’avoir toujours été celui qui cherche à discuter, à comprendre, quand elle restait avare d’explications. Nous avions beaucoup de complicité, nous étions d’excellents amis, ce qui fait que nous sommes toujours en contact et en très bons termes. Mais je me demande si je n’ai pas commis d’autres erreurs qu’elle ne m’aurait pas reprochées. »

RÉPARER les vivants

En l’occurrence, il s’agit plutôt de crimes que d’erreurs : les demandes de réparation pour les actes commis par les esclavagistes et les colons affluent encore aujourd’hui, en Europe et aux États-Unis. Une historienne, une philosophe et un juriste relèvent la richesse et les ambivalences de ces tentatives visant à transformer collectivement notre rapport à l’histoire. Où regarder le passé en face vise à préparer l’avenir.

Photo issue du film Dahomey (2024), de Mati Diop. Y est relaté le retour de vingt-six trésors royaux du Dahomey vers leur terre d’origine, devenue le Bénin, pillés lors de l’invasion des troupes coloniales françaises, en 1892.

21 685 135 571 dollars et 48 cents. La somme réclamée à l’État français par le président haïtien Jean­Bertrand Aristide en 2003, au titre des réparations des crimes coloniaux et de l’esclavage, a eu l’effet d’une bombe diplomatique. Ce montant astronomique n’est pourtant pas arbitraire. Des journalistes du New York Times sont parvenus à un chiffre similaire. Dans un article paru en mai 2022, ils estiment, après avoir parcouru « des milliers d’archives financières » et consulté « quinze économistes internationalement reconnus », que « les paiements à la

France ont coûté à Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars de perte de croissance économique sur la longue durée ».

Pour comprendre comment cette excolonie s’est retrouvée à acquitter une dette envers la France après s’être victorieusement battue pour son indépendance, il faut remonter en 1825. Il y a exactement deux cents ans. L’histoire commence quand, à Saint­ Domingue, ce territoire français, premier fournisseur de sucre en Europe, les esclaves se révoltent. Ils chassent les maîtres et obtiennent leur

indépendance en 1804. L’île devient Haïti. Mais deux décennies plus tard, le roi de France Charles X exige le versement d’une somme colossale afin de concéder cette indépendance et d’indemniser les planteurs expropriés… faute de quoi, la guerre frappera de nouveau ! Sous la menace, le gouvernement haïtien s’endette auprès de banques françaises (c’est prévu dans l’accord) pour payer l’équivalent de 525 millions de dollars. C’est ainsi que la dette a ajouté l’erreur politique aux crimes coloniaux, freinant pour longtemps les capacités de développement du pays, une perte que les spécialistes évaluent donc à plus de vingt milliards de dollars.

1825-2025, DOUBLE DETTE ET RESTITISYON

Le cas haïtien est emblématique tant par l’injustice que représente cette « double dette » que par la durée du contentieux. Professeure à l’université Howard, la chercheuse brésilo­américaine Ana Lucia Araujo retrace cette histoire dans Réparations. Combats pour la mémoire de l’esclavage (Seuil, 2025), qui vient de paraître. Selon elle, « alors que partout dans les Amériques les anciens propriétaires d’esclaves ont obtenu d’une façon ou d’une autre des compensations financières au cours du processus d’abolition de l’esclavage, le cas d’Haïti est emblématique, car c’est la seule nation des Amériques qui a aboli l’esclavage à travers une révolution

Par CÉDRIC ENJABERT

Jacques Audiard

Réalisateur, il est notamment l’auteur de De battre mon cœur s’est arrêté (2005) d’Un prophète (2009) ou de Dheepan (2015, Palme d’or à Cannes). Son dernier film Emilia Pérez raconte l’histoire d’un tueur des cartels mexicains qui décide de changer de vie en opérant une transition de genre. Pour ce long métrage, il a remporté sept césars et le prix du Jury du Festival de Cannes.

Emmanuel Carrère

Écrivain, il a signé, entre autres, L’Adversaire (2000), D’autres vies que la mienne (2009), Le Royaume (2014), Yoga (2020)… Dans son dernier livre Uchronie, il s’intéresse aux auteurs qui inventent des versions alternatives de l’Histoire. Également auteur de documentaires, il a récemment coréalisé (avec Lucas Menget) Des trains dans la guerre, qui interroge des Ukrainiens sur leur vécu.

Deuxièmes CHANCES

L’un est cinéaste, l’autre écrivain. Dans son film Emilia Pérez, Jacques Audiard met en scène la tentative de rédemption d’un chef de cartel qui change de vie et de genre. Au fil de ses romans, Emmanuel Carrère s’est interrogé sur les revirements de figures fascinantes, décrivant les regrets de l’assassin JeanClaude Romand dans L’Adversaire ou la conversion de saint Paul dans Le Royaume. Dans son dernier essai Uchronie, il explore les récits d’auteurs qui réécrivent l’histoire avec un grand H. Parmi les questions qui les animent tous deux : peut-on revenir sur le passé ? Et surtout : peut-on véritablement changer ?

JACQUES AUDIARD : La question de la faute et de la réparation est un formidable moteur dramaturgique : j’y vois une esthétique. Nombre de mes films ont pour thème la deuxième vie. Est­ce qu’on a le droit à une deuxième chance ? Peut­on se racheter après avoir commis une erreur ou une faute ? C’est un ressort très riche qui a beaucoup été utilisé dans l’histoire de la fiction et du cinéma. Il y a un philosophe américain passionnant, Stanley Cavell [lire p. 51], qui a établi le concept des « comédies de remariage ». Il analyse ces films américains des années 1930­1940, comme La Dame du vendredi [de Howard Hawks, 1940], dans lesquels

un homme et une femme qui ont été mariés et qui s’apprêtent à se séparer s’aperçoivent finalement que c’est une erreur. Ils essaient alors de se reconquérir. L’idée magnifique qui sous­tend ces films, c’est qu’ils auront évolué l’un et l’autre en essayant de se séduire à nouveau, en retrouvant un discours amoureux qu’ils avaient probablement perdu, et qu’à l’arrivée, c’est un nouveau contrat de vie qui les lie.

EMMANUEL CARRÈRE : Il me semble que c’est une erreur de vouloir revenir sur ses erreurs passées, de vouloir au fond que ce qui a été n’ait jamais été. Ce qui est cuit

ne peut pas être décuit. Cependant, il faut bien sûr distinguer l’erreur de la faute. Il y a des erreurs qu’on peut avoir faites dans notre vie qui sont certainement réparables : lorsqu’on ne s’est pas bien comporté avec quelqu’un, on va s’excuser en disant « c’était une connerie ». Mais il arrive qu’on ait fait des choses graves. Alors, comment s’en sortir ? En effet, la vraie faute a des conséquences pour autrui, parfois lourdes. Dès que ça devient quelque chose dont on voudrait absolument que ça n’ait pas été, soit parce qu’on a fait une erreur dont on subit soi­même les conséquences, soit parce qu’on a commis une faute dont d’autres subissent

Propos

S’orienter dans les idées

« Cela permet aussi d’accorder à des divinités, ou à des spectres, une capacité à agir sur les individus en chair et en os »

p. 72

Photo issue de la série « Pust » © Marie Sjøvold

Tristan Garcia

Tristan Garcia a enseigné à l’université Jean-Moulin-Lyon-3 avant de devenir professeur de littérature aux Beaux-Arts de Paris. Après un premier roman qui a remporté un vaste écho sur les années sida, La Meilleure Part des hommes (Gallimard, 2008), il poursuit une fresque de l’histoire universelle, avec deux premiers volumes déjà parus, Âmes (Gallimard, 2019) et Vie contre vie (Gallimard, 2023). En philosophie, il a publié des ouvrages de métaphysique comme Forme et Objet (PUF, 2011) et Laisser être et rendre puissant (PUF, 2023), mais aussi des essais sur la sensibilité animale (Nous animaux et humains, François Bourin Éditeur, 2011), l’imaginaire politique du collectif (Nous, Grasset, 2016) ou la « vie électrique » (La Vie intense, Autrement, 2016).

EST-CE QUE TOUT AGIT ?

© Francesca Mantovani © Gallimard/opale.photo ; Nicolas Boyer.

Dans cet essai inédit, Tristan Garcia nous fait entrer dans le « chantier métaphysique » qui l’occupe actuellement, avec une grande question : qu’est-ce qui agit dans ce monde ? Faut-il avoir conscience et volonté pour agir ? Ce serait condamner l’ensemble des non-humains, ou presque, à la passivité. Mais peut-on soutenir au contraire que tout est agissant ? Entre ces deux positions extrêmes, le philosophe avance une solution originale.

Tout

agit, partout et tout le temps.

Épiphanies littéraires

Moments de prise de conscience dans les œuvres littéraires où une idée ou une perception profonde de la réalité émerge.

Lafcadio

Personnage des Caves du Vatican (1914) d’André Gide, marqué par une quête de sens et une rébellion contre les conventions sociales et morales. À l’instar de Raskolnikov dans Crime et Châtiment (1866) de Fédor Dostoïevski, il commet un crime gratuit, qu’il conçoit comme une œuvre d’art.

À l’occasion de certaines épiphanies littéraires – comme celle du jeune Werther de Goethe dans la « Lettre de mai » ou de Nerval dans Aurélia, quand il écrit que « tout vit, tout agit, tout se correspond » en découvrant la « chaîne infinie » et le « réseau transparent qui couvre le monde » –, il arrive qu’une conscience émerveillée parvienne à redonner à toute chose la puissance d’agir, plutôt que de subir le mouvement d’une petite partie agissante et consciente de l’Univers : l’activité humaine. En se réinscrivant ainsi dans l’enchaînement infini des actions incessantes de tout ce qu’il y a, le sujet humain se soulage, se redistribue et revient vers lui comme vers un agent parmi d’autres de l’activité du grand Tout.

Cependant, par une épiphanie inverse, la littérature moderne a aussi mis en scène la fascination exercée sur un esprit exalté par la possibilité d’un « acte gratuit » au sein d’un monde inanimé et mécanique où rien n’agirait vraiment. Cette construction intellectuelle échafaudée par le personnage de Lafcadio, dans Les Caves du Vatican d’André Gide, est peut­être le produit de décomposition de l’obsession de la pensée européenne pour un acte libre, autodéterminé et désintéressé, qui devient – une fois poussé à bout – le fantasme d’une action absolument rare, nimbée d’une aura d’aristocratie existentielle : un acte, en l’occurrence criminel, sans aucune

être vendu séparément.

Ne peut

Sophia ALEXANDRE KOJÈVE

Préface par Rambert Nicolas

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