la vie ? Pourquoi se complique-t-on

L’ESPRIT DU LARGE
La navigatrice Violette Dorange dialogue avec Roberto Casati
PLATON
Pourquoi en voulait-il autant aux artistes ?
FAIRE PARLER LES MORTS
Rencontre avec le médecin légiste Philippe Boxho
ANNA TSING
Quand le capitalisme crée une nouvelle nature

SÉNÈQUE
Contre l’agitation


ÉDITO
Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Sur le vœu de silence
Je pense à un ami d’autrefois, D. La dernière fois que je l’ai vu, il était venu chez moi avec sa petite amie. Nous étions jeunes, ils avaient traversé la France en auto-stop, j’habitais alors un village. D. avait fait un projet de vie avec sa compagne, qu’ils mettaient en œuvre avec une obstination farouche : après en avoir longuement parlé ensemble, avoir soupesé la question, ils étaient arrivés à la conclusion que la plus belle manière d’être en couple, de vivre l’amour, c’était de se taire. De laisser de longues plages de silence, pour qu’une autre entente s’établisse, que se fortifie une forme de communion directe d’âme à âme qui ne passerait ni par les mots ni même par le contact des corps. De fait, D. et sa petite amie s’embrassaient peu, se touchaient peu ou se contentaient de se tenir par la main. Leur position la plus courante, lorsqu’ils étaient à table, à l’arrière de ma voiture, en promenade sur un chemin ou même dans leur chambre, était côte à côte. Et ils ne disaient rien, vraiment motus ! Ils ne somnolaient pas non plus, ils avaient de grands yeux écarquillés comme s’ils vivaient des moments d’une rare intensité.
Bien sûr, je saisissais la portée de leur projet. Le langage charrie inévitablement des malentendus, il est source de conflits. On s’aperçoit qu’on n’a pas la même conviction sur des sujets éthiques ou politiques épineux, on interprète une plaisanterie comme un reproche, une critique comme une interruption de la continuité de l’admiration amoureuse. Avec leur vœu de silence, D. et son amie ne neutralisaient pas seulement les tensions générées par les divergences de compréhension du monde, le projet était bien plus global, ils cultivaient le sens du calme. Comme si le silence n’était qu’une préparation à une autre façon d’être, ils étaient parvenus à abaisser prodigieusement le niveau des stimulations nerveuses dans leur quotidien. On aurait dit qu’ils avaient pris à la lettre cette réflexion du prix Nobel de littérature Tomas Tranströmer, un incroyable poète suédois : « Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots, mais pas de langage, je partis pour l’île recouverte de neige. » Et plus loin : « Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige. Pas des mots mais un langage. » Être mutique, c’est laisser un langage fondamental sourdre de luimême, sous la surface des mots.
Oui, c’était beau, et cependant je les ai trouvés extraordinairement ennuyeux, ces deux-là ! Pour l’exprimer de façon crue, je me suis rarement autant fait chier que durant le week-end que j’ai passé avec eux. Ils n’étaient pas plus causants que l’armoire ou la table, ils se fondaient littéralement dans le décor, et c’était ce qu’ils appelaient : se sentir bien. S’ils avaient des pensées profondes, ils n’ont partagé aucune nourriture spirituelle. Ils avaient simplifié leur relation jusqu’à lui donner une puissance élémentaire, celle de l’eau ou de l’air, mais, justement, ils en étaient devenus transparents, à la limite de l’inexistence. Cela m’a donné de sérieux doutes sur les vertus du dépouillement, de la simplification à outrance. À peine étaient-ils partis que la chape de silence que leur présence imposait s’est enfin soulevée et que je fus heureux de sentir revenir, avec les conversations ordinaires, les mots employés à tort et à travers, le tohu-bohu du monde, comme le sang chaud qui se remet à circuler dans un membre engourdi.
Enfin, la vie allait redevenir compliquée !
N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur ce numéro

ILS ET ELLES ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

«
J’ai vu les océans évoluer sous mes yeux »
Violette Dorange P. 64

Gabrielle Adams
P. 56
Parfois, moins c’est plus ! Professeure de politique publique et d’administration des affaires associée à l’Université de Virginie, elle étudie nos modes de prise de décision à l’aune de la psychologie sociale. Dans notre dossier, elle expose notre curieuse tendance à l’accumulation… et comment la puissance de la soustraction peut améliorer nos vies.

Denis Charbit
P. 24
C’est une voix de la conscience morale israélienne. Politologue, professeur de sciences politiques, il a fait paraître Israël, l’impossible État normal dans lequel il analyse le statut de ce territoire fondé sur une promesse de sécurité. Alors que le pays est engagé dans une guerre à Gaza et une autre contre l’Iran, il appelle à résister à toute forme d’hubris.

Anna Tsing
P. 70
Le matsutake, ce « champignon de la fin du monde », l’a fait connaître dans le monde entier. Anthropologue et ethnographe américaine, elle explore les formes de vie qui prolifèrent dans les ruines. Alors que paraît Notre nouvelle nature, un ouvrage collectif conçu comme un atlas de la catastrophe écologique, elle nous emmène sur le terrain de ses découvertes.

Philippe Boxho
P. 36
Ses livres se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires dans des dizaines de langues. Son sujet ? Les victimes de crimes, dont il raconte l’histoire en médecin légiste et auxquelles il rend justice, comme dans La Mort en face. Professeur de criminalistique et de déontologie à l’Université de Liège, il retrace pour nous le sens de sa vocation.

Roberto Casati
P. 62
Il a été l’un des participants de la Conférence des Nations unies sur les océans, qui s’est tenue en juin. Directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la cognition, il est aussi marin amateur et auteur d’une Philosophie de l’océan. Dans son échange avec Violette Dorange, il rappelle que, malgré les apparences, rien n’est simple en haute mer !
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Ont participé à ce numéro : Charles Berberian, Paul Coulbois, Arthur Dreyfus, Martin Duru, Philippe Garnier, Étienne Klein, Frédéric Manzini, Anne-Sophie Moreau, Chiara Pastorini, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Anouk Ricard, Joanna Tarlet Gauteur, Anaïs Vaugelade
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MENSUEL N 191 - ÉTÉ 2025
Couverture :
Illustration © Simon Bailly pour PM
Dans notre labyrinthe philosophique, ce mois-ci

Accélérationniste en train de virer méchamment à droite p. 18
Mâchoire exercée aux dîners de famille p. 58
Discret addendum à l’accord de Schengen p. 15
Zone pour laquelle l’illustrateur a dû lutter contre son désir d'ajouter des arbres p. 56
Château de la Frite-Doréeaux-Quatre-Vents p. 30
Le trésor secret de Sénèque retrouvé dans la tombe de Néron Cahier central
Cul-de-bas-de-fosse pour poètes distingués p. 76
Après l'autopsie p. 36
Contemporain écoutant son daimôn p. 85
Barrière dressée contre la pornographie p. 14
Traversée en cargo en solitaire p. 62
Puits de la docte ignorance p. 48
Le but de nos déménagements successifs p. 42
Caniche retourné à l'état sauvage p. 70
La merveilleuse porte du désir p. 90
CAHIER CENTRAL
Pour prolonger le thème de notre dossier, nous vous proposons des extraits des Lettres à Lucilius de Sénèque, préfacés par Pierre Vesperini

Sommaire
Le numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages constitué d’une préface et d’extraits des Lettres à Lucilius de Sénèque
Philosophie magazine n° 192 paraîtra le 21 août 2025


p. 3
Édito p. 8
Courrier des lecteurs
Écouter le monde
p. 10
Télescopage p. 12
Signes des temps p. 14
Choix de la rédaction
Contrôler l’accès des mineurs à Internet / Les Lituaniens face à la Russie : le point de vue de l’ex-ministre Gabrielus Landsbergis / Trump-Musk, une rupture prévisible / L’ultraviolence chez les adolescents p. 18
Enquête
Le Cybernetic Culture Research Unit.
Un laboratoire d’idées qui a anticipé notre monde p. 24
Intervention
Israël est-il un « État normal » ? La réponse du politologue Denis Charbit p. 28
Jeux de stratégie
La chronique de Michel Eltchaninoff p. 30
Nouvelles vagues
La chronique d’Anne-Sophie Moreau
Cheminer dans l’existence
p. 34
Là est la question
Un dilemme ?
Charles Pépin vous répond p. 36
Rencontre
Le médecin légiste
Philippe Boxho p. 42
Vertiges
La chronique d’Étienne Klein
Dossier
POURQUOI SE COMPLIQUE-T-ON LA VIE ?
p. 46
« Couper les cheveux en quatre »… 7 expressions expliquées sans complexe p. 48
L’embarras du moi p. 52
Test. Quel compliqué êtes-vous ? p. 56
Comment se débarrasser de notre besoin d’accumulation avec la psychologue
Gabrielle Adams p. 58
Enquête sur le sac de nœuds familial avec Hélène L’Heuillet, Sophie Galabru et Serge Hefez p. 62
L’esprit du large. Dialogue entre la skipper
Violette Dorange et le philosophe Roberto Casati
S’orienter dans les idées p. 70
Entretien
Anna Tsing p. 76
Les clés d’un classique
Platon
Livres
Notre sélection d’été p. 83
Moi qui n’ai pas connu les hommes / Jacqueline Harpman p. 84
Daimôn / Vinciane Pirenne-Delforge p. 86
Grâce et Beauté / Simone Weil p. 88
Regards oppositionnels / bell hooks
Arts p. 90
Un film, une pièce de théâtre et une exposition à voir ce mois-ci p. 92
Agenda p. 94
Comme des grands
Philosopher avec les enfants, par Chiara Pastorini et Anaïs Vaugelade P. 96
Bande dessinée
Le Bureau des philosophes, par Anouk Ricard p. 98
Questionnaire de Socrate
Patricia Petibon
Télescopage
LOS ANGELES
ÉTATS-UNIS
Le 8 juin 2025
Des taxis sans conducteur de la compagnie Waymo ont été pris pour cible par une foule de manifestants dans les rues de la métropole californienne, sur fond de protestation contre la politique migratoire de Donald Trump. Les véhicules auraient été vandalisés notamment parce que leurs caméras serviraient de mouchards aux forces de police.
© Blake Fagan/AFP


É couter le monde
« La masse qui met le feu se croit invincible »
ELIAS CANETTI Masse et Puissance
Dans les années 1990, un centre de recherche expérimental anglais, le Cybernetic Culture Research Unit (CCRU), produit une pensée critique du capitalisme et des nouvelles technologies dans une effervescence de culture pop. Trente ans plus tard, ces idées subversives continuent d’influencer la sphère politique et notre quotidien.

CCRU ILS ONT RÊVÉ D’UN AUTRE MONDE

Existe-t-il une logique du chaos ? La question se pose depuis la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Longtemps soupçonné d’appliquer la « stratégie du fou », qui vise à déstabiliser son adversaire par son imprévisibilité, il se pourrait que le président américain ait bien plus de suite dans les idées. Sa complaisance pour la violence, qu’il n’hésite pas à attiser comme en témoignent l’insurrection au Capitole ou sa réaction face aux récentes émeutes en Californie, et son inclination pour l’auto ritarisme pointent vers une autre hypothèse : moins le jeu de la folie qu’une politique de la crise, poussant aux extrêmes et menant à la sécession. Dans l’entourage du chef d’État américain,
nombreux sont ceux qui croient en effet à la vertu d’une exacerbation des tensions pour ébranler la démocratie au profit de l’émergence d’un homme nouveau, augmenté par la technologie. Ce scénario digne de la science-fiction a convaincu l’entrepreneur Peter Thiel, le conseiller politique Steve Bannon ou encore Elon Musk, qui a fait sien le mantra de la Silicon Valley : « Move fast and break things » – « aller vite et faire de la casse ». Tous partagent l’idée que la société est enkystée par les valeurs d’égalité et de solidarité, freinée par l’idéal de progrès hérité des Lumières. Tablant sur une rupture technologique, ils entendent rendre « le monde sûr pour le capitalisme », en sapant l’État social et ses réglementations. Et « périssent les faibles et les ratés ! » pour le dire comme Nietzsche, qui compte parmi leurs références.
Cette idéologie réactionnaire prend paradoxalement sa source à gauche, en Angleterre. Pour y voir plus clair, il faut remonter le temps, un quart de siècle, et se rendre au nord-ouest de Londres. À l’université de Warwick, un cercle d’universitaires versés dans les nouvelles technologies fonde au tournant du XXIe siècle un éphémère mais foisonnant centre de réflexion, une unité de recherche sur la culture cybernétique mêlant théorie critique de la société et création d’utopies technopolitiques, sur fond de musique électronique. Mutation du capitalisme, singularité technologique et anxiété face à l’avenir sont déjà leurs sujets de préoccupation. Confidentiel mais précurseur, ce courant de pensée mythique a inspiré une frange de la jeunesse et ne cesse d’irriguer, aujour d’hui encore, la pensée politique, jusqu’au sommet de l’État américain.
« Je vais chercher la vérité d’un être dans son corps »
p. 38


Cheminer dans l’existence
Extrait de la série
« Éloge du détail » © Isabelle Chapuis

« Je suis la dernière chance pour un mort de se faire entendre des vivants »

Philippe Boxho
Il est médecin légiste et professeur de criminalistique et de déontologie à l’Université de Liège où il dirige l’Institut de médecine légale. Il a publié chez Kennes Éditions Les morts ont la parole (2022), Entretien avec un cadavre (2023) et La Mort en face (2024). Son prochain livre La mort c’est ma vie paraît en août chez Kennes Éditions.
Médecin légiste, Philippe Boxho relate dans ses livres, véritables best-sellers, l’histoire des morts qu’il a autopsiés et des crimes qu’il a élucidés. Alors qu’il assume de réécrire leur vie, il se sent lié par un devoir de vérité vis-à-vis des faits et par un respect à l’égard des cadavres.
Vous êtes médecin légiste. Comment choisit-on ce métier ?
PHILIPPE BOXHO : Dans mon cas, ce fut un peu par hasard. Adolescent, je voulais être prêtre. Je vivais dans un milieu très chrétien – pas conservateur mais très croyant. Je m’y sentais à ma place. Puis, des doutes ont surgi. Lors d’un pèlerinage à Lourdes, au bord du Gave de Pau, je m’en suis ouvert à l’évêque de mon diocèse. Il m’a compris et m’a incité à faire des études universitaires. J’hésitai entre droit et médecine. À l’époque, les étudiants géraient les inscriptions. Au moment de l’appel, c’est médecine qui est tombée… J’ai adoré ces études, en particulier l’anatomie. J’ai fait de la recherche dans ce domaine : on avait mis au point un système de radiographie pour reconstruire les muscles déchirés. La salle d’autopsie était à proximité. Dès la première séance, la perspective de faire apparaître la vérité cachée d’un cadavre m’a attiré.
En plus d’une spécialisation en expertise judiciaire, vous avez fait une thèse en criminologie.
Comprendre pourquoi un délit ou un crime peut être commis, qu’il s’agisse de la petite délinquance, d’un viol ou d’un
meurtre, c’est passionnant. Mais je me suis aussi intéressé aux fautes du médecin. Ma thèse portait sur la responsabilité pénale du médecin : qu’est-ce qu’un médecin « prudent, compétent et diligent », selon la formule, aurait dû faire qu’il n’a pas fait ?
Vous n’êtes pourtant pas un médecin comme les autres. Sur la scène d’un accident, votre premier souci n’est pas de porter secours mais de veiller à ce que les corps ne soient pas déplacés.
La médecine légale est une discipline à part. L’objectif du médecin est de soigner, sinon de guérir. Lors d’un célèbre procès sur la responsabilité médicale, le procureur auprès de la Cour de cassation a donné une définition qui fait encore jurisprudence aujourd’hui : le médecin s’engage à « donner des soins non pas quelconques, mais consciencieux, attentifs, et réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ». Le médecin soigne, il n’a pas d’obligation de guérir, et la mort est toujours possible mais elle ne fait pas partie des soins. D’où la difficulté de laisser une place à celui qui prend soin… du mort. Dans un pôle hospitalier, on ne sait jamais dans quel département nous caser. Moi-même,

Pourquoi se complique-t-on
la vie ?
Deux voies s’offrent à vous. L’une est directe, toute tracée. L’autre plus aventureuse, ardue, voire dangereuse. Laquelle allez-vous choisir ? Qu’il s’agisse des relations, du quotidien ou des projets, il n’est pas sûr que nous cherchions toujours la solution facile et rassurante. Et au niveau collectif, le moins que l’on puisse dire est que les sociétés excellent à se rendre la vie difficile. Mais quelle est cette obscure force qui pousse les humains à faire compliqué plutôt que simple ?
Parcours de ce dossier
P. 46 « Couper les cheveux en quatre », « chercher midi à 14 heures »… Bien des expressions courantes nous parlent de notre tendance aux embrouillaminis. Que nous apprennent-elles ?
P.
48
Si la complexité exerce un tel attrait sur nous, ce n’est peut-être pas en vain. Il est possible, en effet, que la réalité soit elle-même complexe et les énoncés simplificateurs sources d’erreurs et d’égarement.
P. 52 Avez-vous planifié vos vacances ou improviserez-vous ? Vos valises sont-elles légères ou pleines à craquer ? Faites notre test pour découvrir votre complexité favorite.
P. 58 Envisagez votre histoire familiale : il y a fort à parier qu’elle n’est pas tranquille ! Les philosophes Hélène L’Heuillet et Sophie Galabru et le psychiatre Serge Hefez nous expliquent pourquoi les relations avec les proches font des nœuds.
N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur ce numéro
reaction@philomag.com
P. 62
P. 56 La chercheuse en psychologie cognitive Gabrielle Adams nous explique pourquoi, quand nous avons à modifier une situation, nous avons tendance à y ajouter plutôt qu’à y retrancher des éléments.
La haute mer est un milieu très particulier : on y est au contact avec les éléments, la ligne d’horizon… et pourtant, nous avons besoin d’embarcations et de connaissances très sophistiquées pour y survivre. La navigatrice Violette Dorange, benjamine du dernier Vendée Globe, en discute avec le philosophe passionné de l’océan Roberto Casati.
L’embarras DU MOI
Nous aspirons tous à plus de simplicité dans nos vies et nos relations. Mais avant d’y parvenir, il faut résoudre une question : est-ce la vie qui est simple et nous qui sommes trop compliqués, ou bien l’inverse ?
Par MICHEL ELTCHANINOFF
Se déconnecter de ses messageries et se rendre attentif à son environnement ; jouir du moment présent au lieu de se torturer l’esprit pour l’avenir tout en regrettant le passé ; oublier les codes, les règles, la discipline et redevenir complètement naturel… Cela a l’air si facile, surtout en été. Mais voilà que des amis viennent nous rendre visite sur notre lieu de vacances. Nous avons deux options. La première consiste à ne rien changer à notre
quotidien, à refuser de redevenir le programmateur maniaque que nous sommes si souvent. On accueille alors tout le monde sans façon et on verra bien qui ira faire les courses, comment on s’arrangera pour les chambres, ce qu’on fera ensemble. À première vue, c’est la solution antistress. Sauf qu’il faudra indiquer à l’un où se trouve le supermarché le plus proche, accompagner l’autre au lac, discuter des activités communes : soucis en perspective. La seconde option, c’est de tout préparer
© William L.

QUEL COMPLIQUÉ êtes-vous ? Test


Chacun a sa méthode pour s’organiser et avancer dans l’incertitude. Pour découvrir votre manière philosophique d’aborder la vie dans toute sa complexité, répondez à notre test !
Par CÉDRIC ENJALBERT
ÉTAPE 1 / RÉPONDEZ À CES 15 QUESTIONS
1. Les vacances approchent. La destination est choisie depuis longtemps…
@ ❑ Mais vous attendez le dernier moment pour prendre vos billets. Vous n’aimez pas vous sentir bloqué.
A ❑ Vous foncez dès l’ouverture des réservations afin de bénéficier des meilleurs prix et de vous libérer l’esprit. # ❑ Vous attendez vos amis et prenez les billets en même temps qu’eux.
2. Votre liste de lecture, c’est… @ ❑ Des romans policiers anglais ou scandinaves. D’authentiques page turners pour vous changer les idées ! A ❑ Vous visez la totalité d’À la recherche du temps perdu. Deux mois de lecture en prévision. # ❑ Vous essayez d’achever les bouquins en cours avant de passer à autre chose.
3. Le frigo est vide… @ ❑ Vous descendez à l’épicerie du coin acheter deux, trois bricoles pour déjeuner. # ❑ Vous ne vous occupez jamais des courses et laissez ça à votre moitié. A ❑ Vous rédigez une liste pour ne rien oublier au supermarché et ne pas avoir à y retourner de sitôt.
4. Vous envisagez d’aller quelques jours à Rome pour…
A ❑ Visiter la chapelle Sixtine, vous délecter d’une glace chez Giolitti, vous détendre dans le parc du Palais Borghèse. @ ❑ Boire des espressos et manger des glaces en terrasse. Bref, goûter à la dolce vita.
# ❑ Faire une pause dépaysante, après une année de travail éprouvante.
5. Doodle, Slack, Evernote, Google Agenda…
@ ❑ Qu’est-ce que c’est ?
# ❑ Ce sont des outils réservés à la sphère professionnelle.
A ❑ Ce sont des applications qui vous facilitent la vie au quotidien.
6. Vous vous sentez le mieux…
@ ❑ À la montagne ou à la mer, dans la solitude et au grand air.
A ❑ Dans les capitales, avec leur activité trépidante.
# ❑ Qu’importe le lieu tant que vous n’êtes pas seul.
7. L’auto-stop, c’est…
A ❑ Une blague ! On n’est plus chez les hippies.
# ❑ Amusant mais assez irréaliste…
Qui le pratique encore ?
@ ❑ Un défi. Vous aimeriez faire un périple à moindres frais, en favorisant les rencontres.
8. Côté régime, vous…
A ❑ Pratiquez un jeûne hebdomadaire, évitant plus généralement l’alcool ou le café.
@ ❑ Ne résistez jamais à un bon resto et à une soirée qui se prolonge autour d’un (avant-)dernier verre.
# ❑ Ne prônez ni excès ni interdits.
9. Vous vous absentez. Que faire de votre chat et de vos plantes ?
# ❑ Vous les confiez à des amis, à qui vous prêtez votre appartement.
@ ❑ Vous renversez des bouteilles dans les pots et emportez l’animal avec vous.


DÉMÊLER le sac de nœuds familial
La vie avec nos proches pourrait être un havre de paix… elle est souvent un nid d’embrouilles. Philosophes et psychiatres expliquent comment rendre plus fluides les liens du sang.
Par CLARA DEGIOVANNI
© Kai Kniepkamp
Ils sont nos amours, nos parents, nos enfants, nos frères et nos sœurs. Nous les aimons, nous les soutenons, nous pensons les connaître par cœur. Nos relations avec eux devraient donc être apaisantes, simples et fluides. Mais les choses sont rarement aussi roses. Il suffit de rendre visite à ses parents pour le constater. Passé les retrouvailles, on remet les vieilles querelles sur la table. On commence par se charrier, se chahuter sans ménagement. Et on finit par s’irriter ou se vexer. On rentre chez soi parfois frustré, avec l’envie d’en découdre à nouveau. C’est ainsi
que des petites guerres plus ou moins larvées animent et enveniment les réunions annuelles et les repas dominicaux.
Et s’il était tout à fait normal que nos proches nous mettent les nerfs en pelote ? Et si ça faisait partie du jeu de la famille d’être horripilés par eux, malgré tout l’amour qu’on leur porte ? Certaines craintes sont consubstantielles à l’existence même d’un groupe familial. « La rivalité ordinaire fait partie de la vie des fratries », relève ainsi la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet, notamment autrice de Tu haïras ton prochain comme toimême (Albin Michel,

Violette Dorange
Navigatrice française née en 2001, elle a réalisé sa première traversée de la Manche en Optimist à l’âge de 15 ans. En 2023, elle a été la plus jeune à traverser l’Atlantique en solitaire, à la barre d’un voilier de classe Imoca. Et elle est aussi la plus jeune à avoir terminé la prestigieuse course du Vendée Globe, en quatre-vingt-dix jours, se classant 25e de l’épreuve 2024-2025. Au-delà de ces exploits, la fraîcheur et la sincérité de ses posts sur Instagram lui valent une grande popularité. Elle navigue désormais avec son idole Samantha Davies sur Initiatives-Cœur, un monocoque aux couleurs de l’association Mécénat Chirurgie Cardiaque.

Roberto Casati
Ce philosophe et directeur de recherches au CNRS, spécialiste de la représentation spatiale, se passionne pour la voile en amateur. Il a écrit, sur un ton inspiré, une Philosophie de l’océan (PUF, 2022) et a publié chez Springer un ambitieux volume collectif, The Sailing Mind (« L’Esprit navigant »), avec une intervention de Daniel Dennett. Il a participé à la 3e conférence des Nations unies sur les océans, qui s’est tenue en juin dernier à Nice. Par ailleurs, il a cosigné avec Achille Varzi 39 Petites Histoires philosophiques d’une redoutable simplicité (Albin Michel, 2005).

L’esprit DU LARGE

Violette Dorange a conquis les cœurs en bouclant son premier Vendée Globe à seulement 23 ans. Roberto Casati a écrit une Philosophie de l’océan tout en participant à deux traversées transatlantiques. Ils nous embarquent dans un dialogue au long cours afin de savoir pourquoi, malgré ses nombreuses contraintes, la mer n’en finit pas de nous fasciner.
VIOLETTE DORANGE : Au début, j’ai eu envie de voyager, de partir loin et de traverser les océans. J’ai vraiment une passion pour le large et l’aventure, j’aime être loin de tout, seule en mer à gérer un bateau complètement. J’ai aussi été nourrie très jeune par le parcours de navigatrices d’exception, comme Ellen McArthur, Samantha Davies ou Anne Liardet. Ce désir de voyage, d’aller vers la nature, m’a amenée à la compétition. Mais aussi simple que soit mon envie initiale, la complexité des moyens à mettre en œuvre pour la réaliser est vertigineuse !
ROBE RT O CASATI : Oui, c’est tout sauf simple, la haute mer ! Vu depuis la terre, l’océan offre une apparence de simplicité, puisqu’on y a une vue dégagée jusqu’à la ligne d’horizon. Pourtant, une fois au large, on se rend compte que cette simplicité était illusoire ; l’environnement est aléatoire. Il y a toujours des choses qui surviennent, des imprévus. Des tempêtes bien sûr, mais aussi de petits incidents matériels qui menacent de dégénérer en accidents majeurs. Le seul moyen de traverser un environnement aussi difficile à maîtriser est la préparation. Il faut sans cesse être
dans la prévoyance. Je pratique la voile en amateur, rien à voir avec vous. Ce qui est drôle, c’est qu’au départ, je suis allé vers la navigation par désir de simplification. Du point de vue logistique, il devenait de plus en plus compliqué de se rendre à la mer en famille l’été, de trouver des locations, de lutter pour une place sur le rivage… Alors, avec ma femme, nous avons pris des cours de voile et nous avons commencé à louer des bateaux pour faire de petits voyages avec nos filles. Et cela peut mener loin, puisque j’ai participé à deux traversées transatlantiques en équipage. La mer n’a rien de simple pour nous, car nous sommes des terriens. Il n’y a pas de peuple humain maritime, on ne trouve pas de gens en train de nager au milieu des océans. D’autres mammifères sont adaptés à ce milieu ; nous sommes obligés d’en passer par une médiation technique : nous avons besoin d’un bateau, d’un submersible et d’instruments de navigation, de sondes, d’images satellitaires, de cartographies. Prenez une civilisation, n’importe laquelle, et considérez ses bateaux : vous verrez que ce sont presque toujours les objets les plus complexes qu’elle produit, et cette observation s’applique


S’orienter dans les idées
« En toute tâche, la chose la plus importante est le commencement » p. 78
« PAR DES FRICTIONS ÉTRANGES ET CHAOTIQUES, DES CULTURES NAISSENT »
Anna Tsing
L’anthropologue a connu le succès avec son essai Le Champignon de la fin du monde. À l’occasion de la parution de Notre nouvelle nature, écrit en collaboration avec des chercheuses et des artistes, elle montre que la création de concepts est un moyen d’agir face à la catastrophe écologique.

Préface par Pierre Vesperini
être vendu séparément. Illustration : © William L.
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