Reperes 2013/01

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01/2013

Repères

La spĂŠculation alimentaire fait exploser les prix


Table des matières

Introduction

On ne joue pas avec la nourriture

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Acteurs et mécanismes

La spéculation – une question de dosage Le poker alimentaire déstabilise l’économie réelle

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Impacts dans les pays du Sud

Quand on ne peut plus se payer de quoi manger

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Situation en Suisse

Les banques suisses spéculent avec 3,6 milliards de francs sur les matières premières agricoles

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Revendications et solutions envisageables

« Il est important de combattre la spéculation sur les denrées alimentaires. »

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Une refonte de la réglementation est nécessaire

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Le débat est également lancé en Suisse

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Alternatives au casino alimentaire

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Impressum Éditeurs : Pain pour le prochain / Action de Carême, Septembre 2013 Rédaction : Pascale Schnyder Auteurs : Yvan Maillard Ardenti, Pascale Schnyder Graphisme : Spinas Civil Voices, Zürich Photos: ACT Alliance, Fastenopfer, Shutterstock, 123RF, iStockphoto Impression : Cavelti AG, Druck und Media, Gossau Tirage : 3 600 français / 12 000 allemand Prix : CHF 5.–

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Edito

« On ne joue pas avec la nourriture », nous apprend-on déjà étant enfants. Un principe qui ne s’applique apparemment pas (ou plus) au secteur financier. En effet, depuis plusieurs années, les banques, les fonds de pension et les compagnies d’assurance ont découvert un secteur intéressant : le commerce des matières premières alimentaires. Ils parient des milliards sur l’évolution future des prix du maïs, du blé, du riz et d’autres produits alimentaires sans intérêt effectif à détenir ces denrées dans la réalité. Bien que leurs activités aient provoqué d’énormes fluctuations des prix sur les marchés réels, l’industrie financière a longtemps nié toute responsabilité. Ces derniers temps cependant, la science et le politique ont accumulé de nombreuses preuves démontrant que, depuis 2003, les activités spéculatives sur les produits alimentaires ont eu un impact significatif sur l’évolution des prix auxquels ces produits de base sont négociés sur le marché mondial. Dans les pays du Sud, un ménage consacre entre 50 et 90% de ses revenus à l’alimentation. Le prix de la nourriture qui triple d’un jour à l’autre met en danger la vie des familles en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Il n’est donc pas étonnant que la flambée des prix de 2007/2008 et 2010/2011 ait donné lieu à des émeutes de la faim dans de nombreux pays du Sud. A ce jour, l’augmentation des prix des denrées alimentaires a conduit à ce que des millions de personnes soient obligées de faire de douloureuses coupes dans les dépenses de santé et d’éducation – condamnant ainsi les générations futures à vivre dans la pauvreté également. Selon les valeurs chrétiennes, l’argent et l’économie doivent être au service de la vie. Le droit à l’alimentation et une vie dans la dignité passent avant la maximisation du profit. Cependant, plus 900 millions de personnes n’ont pas accès à la nourriture aujourd’hui. En même temps, les lois nationales et internationales permettent la poursuite d’activités économiques qui mettent en danger la sécurité alimentaire et la survie des populations du Sud. « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour » – cette demande centrale du « Notre Père » est aussi une invitation pour nous tous à s’engager contre la faim et faire en sorte que le droit à l’alimentation devienne une réalité pour tous les peuples. Cela signifie également que la spéculation sur les denrées alimentaires dans sa forme actuelle, excessive et incontrôlée, soit abolie. Car la nourriture est le fondement de la vie et non un objet sur lequel parier. Susann Schüepp

Miges Baumann

Responsable politique de développement et recherches Action de Carême

Responsable politique de développement Pain pour le Prochain

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Introduction

On ne joue pas avec la nourriture

La hausse massive des prix des produits agricoles en 2007/2008 et 2010/2011 a propulsé des millions de personnes vivant au Sud dans l’extrême pauvreté, déclenchant des émeutes de la faim à travers le monde. Aujourd’hui les preuves s’accumulent, démontrant que le secteur financier, à travers ses activités spéculatives sur les produits agricoles, porte une large part de responsabilité quant à l’augmentation des prix des denrées alimentaires. Les banques suisses sont impliquées en investissant environ 3,6 milliards de francs sur le marché des matières premières agricoles. En 2008, de nombreuses émeutes de la faim éclatèrent dans 37 pays en Asie, en Amérique latine et en Afrique. La raison : la flambée des prix en bourse des produits alimentaires induisant une explosion des coûts de la nourriture dans de nombreux pays. Au Bangladesh, où beaucoup de travailleurs et travailleuses gagnent seulement 25 dollars par mois, le prix du riz a doublé en un an. Au Cambodge, où le revenu quotidien moyen est de 50 cents, le prix 4

d’un kilo de riz a dépassé un dollar. Et en Côte d’Ivoire, les prix des denrées alimentaires ont augmenté de manière générale entre 30 et 60%. 90% du revenu consacré à l’alimentation Mais que s’est-il passé ? Dans le sillage de la crise financière de 2007 et 2008, les prix des matières premières agricoles sont montés en flèche sur les marchés mondiaux.


Les prix du maïs, du riz et du blé mais aussi du pétrole ont atteint des niveaux records et ont fortement contribué à augmenter le nombre de personnes souffrant de la faim dans les pays en développement, passant de 850 millions à plus d’un milliard. Après une forte baisse des prix à la fin de l’année 2008, les prix des produits agricoles ont grimpé à nouveau en début d’année 2010. Ainsi, selon la Banque Mondiale, 44 millions de personnes supplémentaires ont été propulsées dans la pauvreté. En une année seulement, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les prix des céréales ont progressé de 70%. Aujourd’hui, les prix du riz, du maïs et du blé sont en moyenne deux fois et demie plus élevés qu’il y a dix ans. Dans les pays du Sud, un ménage consacre entre 50% et 90% de son revenu à l’alimentation (contre seulement 10% à 20% environ dans un pays du Nord). La hausse des prix des denrées alimentaires est donc une question existentielle absolue, tout spécialement pour les jeunes enfants car la malnutrition peut avoir des conséquences négatives irréversibles sur leur santé : même si l’absence de nourriture en suffisance ne dure qu’un court laps de temps, cela peut

« Cette évolution désastreuse produit un mélange toxique de souffrances humaines réelles et de troubles sociaux. » Robert Zoellick, Président de la Banque Mondiale de 2007 à 2012

conduire à des déficiences permanentes et graves (voir p. 18). Trop d’argent sur les marchés agricoles Depuis 2008, un large débat politique et économique porte sur les raisons des fluctuations des prix des matières premières alimentaires. Les représentants et représentantes de l’industrie financière prétendent que l’explication est à chercher dans l’évolution des fondamentaux déterminant l’offre et la demande comme par ex. la croissance démographique, l’augmentation du prix du

Evolution du prix des denrées alimentaires 170 160 150 140 130 120 110 100 90 80 70 60 1990

1995

2000

2005

2010

Source : FAO Food Price Index 5


pétrole, les mouvements du dollar américain, le changement des conditions climatiques et le développement des agrocarburants. Mais de nombreuses preuves s’accumulent et démontrent que les activités spéculatives ont un impact réel sur l’évolution et la volatilité des prix des matières premières agricoles (voir p. 15). A la suite de l’éclatement de la bulle internet et la crise financière, les investisseurs se sont réfugiés massivement sur les marchés des matières premières agricoles. Ainsi, de nouveaux acteurs (voir p. 7-9), en plus des acheteurs et acheteuses et vendeurs et vendeuses actifs sur le marché physique, ont intégré le marché des matières premières en pariant sur les fluctuations futures des cours afin de réaliser des profits et s’assurer un rendement. La « financiari-

sation » du marché des matières premières agricoles a ainsi contribué à déséquilibrer ces marchés. La Suisse est aussi impliquée Avec environ 3,6 milliards de francs suisses investis dans des paris sur les matières premières agricoles, les banques suisses sont elles aussi impliquées comme l’ont démontré Pain pour le Prochain, Action de Carême et Alliance sud à travers un travail de recherche (voir p. 23-25). Credit Suisse est le principal acteur avec 2,4 milliards de francs suisses sous gestion investis dans des matières premières agricoles. Les conséquences de cette situation sont bien visibles et tangibles : lorsque les prix augmentent, ce sont des millions de personnes supplémentaires qui souffrent de la faim.

Des gens se lavent dans les rues de Calcutta, en Inde : Les hausses des prix des denrées alimentaires sont particulièrement dramatiques pour les populations citadines. 6


Acteurs et mécanismes

La spéculation – une question de dosage

De tout temps les spéculateurs et spéculatrices ont joué un rôle d’intermédiaires sur le marché des produits agricoles en lui fournissant les liquidités nécessaires à son bon fonctionnement. Cependant, avec la libéralisation des marchés financiers, les opérations spéculatives ont perdu tout lien avec la réalité des échanges physiques et constituent désormais une menace. Les spéculateurs et spéculatrices ont toujours joué un rôle important dans le cadre du négoce des matières premières telles que le blé, le riz et le maïs. L’objectif principal était de permettre aux agriculteurs et agricultrices de sécuriser le prix de vente futur de leur production. Ils pouvaient ainsi vendre leurs marchandises sur un marché à terme à travers des contrats standardisés (appelés futures) où le prix, la quantité et la date de livraison étaient connus d’avance (voir exemple p. 10-11). Quant aux acheteurs

et acheteuses, ils se fournissaient en marchandises sur ce même marché au moment où ils en avaient besoin. Les spéculateurs et spéculatrices, eux, permettaient d’assurer au marché de rester liquide en offrant continuellement une contrepartie aux transactions, jouant ainsi un rôle primordial. L’incertitude liée à la fluctuation des prix et les profits étaient donc reportés sur un tiers disposé à prendre ce risque. Dans ce cas, une certaine dose de spéculation est utile. Cela permet au marché de 7


Les principaux marchés à terme dans le monde Intercontinental Exchange ICE • New York • Winnipeg • London

London Metal Exchange • London

Dalian Commodity Exchange • Dalian

Shanghai Futures Exchange • Shanghai NYSE-Euronext • London • Paris (Matif) CME Group • Chicago (CBOT, CME) • New York (Nymex)

Source : Foodwatch (2011), Les spéculateurs de la faim

Multi Commodity Exchange of India • Mumbai

CME-Group : place boursière spécialisée dans le négoce des dérivés du soja et du maïs. ICE : la plus importante place boursière pour les futures sur le pétrole et les « soft commodities » comme le cacao, le café et le coton. London Metall Exchange : première place boursière dans le négoce des métaux non ferreux. NYSE-Euronext : le groupe est né en 2007 du rapprochement entre le groupe New York Stock Exchange et le

groupe Euronext. Le MATIF (marché à terme international de France) est la principale bourse de céréales en Europe. Shanghai Futures Exchange : un marché à terme fondé en 1998 sur lequel se négocient des contrats futures et au comptant de différentes matières premières. Dalian Commodity Exchange : cette place boursière à terme chinoise est spécialisée dans le trading des futures sur produits agricoles et pétroliers. Multi Commodity Exchange : place boursière indienne permettant d’effectuer des opérations à terme sur les métaux, l’énergie, et un certain nombre de produits agricoles.

disposer de liquidités en suffisance pour faciliter les transactions commerciales entre acheteurs et vendeurs de contrats à terme. Les agriculteurs et agricultrices savent, avant même d’avoir semé, les quantités de céréales qu’ils peuvent vendre et à quels prix. La planification des cultures est ainsi facilitée. De même, les acheteurs et acheteuses, par ex. les meuniers ou les boulangers, peuvent eux aussi planifier leurs productions étant donné que les quantités aussi bien que les prix sont fixés à l’avance (voir exemple p. 10-11).

Ce marché était réglementé La bourse des contrats à terme de Chicago (Chicago Board of Trade) vit le jour en 1848 et avec elle la plus grande place boursière de contrats à terme dans sa forme moderne. Après la Première Guerre mondiale et la Grande Dépression, le commerce international des denrées alimentaires diminua. Les marchés furent largement réglementés, particulièrement aux États-Unis où, en 1936, la Loi sur les échanges de matières premières (CEA – Commodity and Exchange Act) entra en vigueur. Elle obligeait les inves-

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tisseurs à négocier l’ensemble des produits dérivés (voir glossaire p. 11) sur des marchés organisés, limitant ainsi les tendances à la spéculation excessive. Auparavant, aux États-Unis, la proportion des spéculateurs sur le marché des contrats à terme représentait moins de 20%. Il existait de claires limites concernant le nombre de contrats à terme autorisés par acteur financier. De nouvelles règles du jeu sur les marchés financiers Cependant, au cours des années 1990, les règles du jeu changèrent : sous la pression des milieux bancaires, les marchés financiers sont devenus de plus en plus libéralisés et les limites de position par spéculateur ont disparu. En outre, les banques ont été autorisées à contourner le marché boursier réglementé en effectuant du négoce en direct avec leurs clients (Over-the-counter, OTC). Ces opérations directes entre acheteurs et vendeurs sont peu réglementées et ont permis de faire décoller le négoce de produits dérivés et de ce fait les transactions purement spéculatives. Parallèlement, l’évo1

lution des technologies de l’information favorisa le trading à haute fréquence dont l’objectif, en automatisant les opérations boursières, est de pouvoir profiter de microfluctuations des cours des matières premières (voir p. 14). Avec le déclenchement de la crise financière en 2007, les matières premières sont devenues un véritable refuge pour les investisseurs. La « financiarisation » du marché des matières premières a permis aux spéculateurs financiers de prendre une position dominante sur ce marché. A la bourse des contrats à terme du blé de Chicago, la proportion des opérateurs en couverture physiques (« hedgers ») est passée de 88% en 1996 à 35% en 20081. Le ratio des contrats à terme du blé américain par rapport à la production physique de cette même céréale a augmenté de 11 fois en 2002 à 73 fois en 2011. Les produits agricoles sont devenus indispensables pour les investisseurs. Ils ne répondent plus aux besoins de la population, mais uniquement à la logique des marchés financiers.

Weed (2012) : Was hat Weizen mit Spekulation zu tun ? www.weed.org

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Voici comment fonctionnent les marchés à terme Un agriculteur désire s’assurer un prix au moment de la vente de sa récolte. Le producteur est soumis à un risque de baisse des cours entre le moment de la vente en août 2014 et le jour du semis en octobre 2013. Il va ainsi se couvrir sur le marché à terme. En octobre 2013, le prix du jour de la tonne de blé est de 100$/t. L’agriculteur va donc effectuer une opération de couverture. Le producteur calcule un prix objectif qui correspond à 110$/t. Il consulte alors les cotations du blé sur le marché à terme et constate que le prix à terme « août 2014 » est justement de 110$/t. Afin de pouvoir bénéficier de ce prix, le producteur vend à terme un nombre de contrats équivalents à la quantité qu’il pense récolter.

Scénario 1 : Le prix du blé baisse En août 2014, le prix du jour du blé chute de 100 à 80$/t, alors que celui du contrat à terme tombe de 110 à 80$/t (convergence du prix à terme vers le prix du jour à l’échéance du contrat). L’agriculteur va donc vendre sa récolte au comptant à un client sur le marché et empocher 80$/t, et perd ainsi 20$/t en comparaison avec le prix du jour du mois d’octobre 2013. Parallèlement, il achète sur l’échéance « août 2014 » le même nombre de contrats vendus en octobre 2013 au prix de 80$/t (on dit qu’il « déboucle » sa position). Comme en octobre l’agriculteur avait vendu un contrat à terme à 110$/t, avec une échéance « août 2014 », il réalise donc un gain de 30$/t sur le marché à terme. L’agriculteur a ainsi effectué des transactions tant sur le marché au comptant (du jour) que sur le marché à terme (futur), et a pu de cette manière s’assurer un prix de 110$/t (80 + 30).

Marché physique (comptant)

Marché à terme

Opérations réalisées en octobre 2013

Il sème son blé. Prix du jour de la tonne de blé = 100$

Vente de contrats d’échéance « août 2014 » au prix à terme de 110$

Opérations réalisées en août 2014

Vente du blé livrable au prix du jour de 80$/t

Achat de contrats d’échéance « août 2013 » au prix de 80$/t

Solde des opérations

Perte de - 20$/t

Gain de + 30$/t

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Scénario 2 : Le prix du blé augmente Cette couverture fonctionne aussi en cas de hausse du prix du blé. Si le prix monte à 140$/t en août 2013, l’agriculteur perd 30$/t sur le marché à terme de marchandise, car il doit racheter plus cher la quantité de blé vendu à terme. Cependant, il reçoit 140$/t sur le marché au comptant; en fin de compte, il a pu assurer un prix de 110$/t (140 – 30). Il est vrai que l’agriculteur aurait obtenu un meilleur résultat sans la transaction sur le marché à terme de marchandises, mais en octobre 2013, il a préféré un prix sûr de 110$/t à un prix de vente supérieur mais incertain. Marché physique (comptant)

Marché à terme

Opérations réalisées en octobre 2013

Il sème son blé. Prix du jour de la tonne de blé = 100$

Vente de contrats d’échéance « août 2014 » au prix à terme de 110$

Opérations réalisées en août 2014

Vente du blé livrable au prix du jour de 140$/t

Achat de contrats d’échéance « août 2014 » au prix de 140$/t

Solde des opérations

Gain de + 40$/t

Perte de - 30$/t

Glossaire Spéculation. Il s’agit d’une action économique permettant de générer un bénéfice dans le temps en profitant simplement de la variation du prix d’un actif détenu, qui lui-même est influencé par l’évolution du marché. Dérivés. Il s’agit d’un instrument financier dont la valeur dépend de l’évolution d’un actif sous-jacent (indices, actions, taux d’intérêt, matières premières etc.). Les contrats à terme ou futures sont des produits dérivés. Contrat à terme (ou future). Un contrat à terme est un produit dérivé. Il existe deux principales catégories de produits dérivés – les futures et les options. L’acheteur d’un future est obligé d’honorer son contrat à l’échéance alors que celui d’une option obtient le droit, et non pas l’obligation, d’acheter ou de vendre un actif sous-jacent à un prix et une date fixés à l’avance. A l’échéance d’un contrat à terme, un gain ou une perte peut être enregistré par les intervenants sur ce marché. Les contrats à terme ne conduisent généralement à aucune livraison à l’échéance, les pertes ou gains sont compensés financièrement via la bourse. Fonds indiciels. Un fonds indiciel est un fonds de placement qui a pour objectif la réplication d’un indice boursier. Les fonds de placement sont des placements collectifs investis dans un panier de plusieurs actifs financiers tels que les actions, obligations et les matières premières par exemple. Trading à haute fréquence. C’est l’exécution à très grande vitesse (microsecondes) de transactions financières. Celles-ci sont automatiquement générées par des algorithmes informatiques. Opération de gré à gré (OTC, Over-the-counter). Il s’agit du négoce de produits financiers entre deux acteurs sans que la transaction ne se fasse via une place boursière. Ces marchés ne sont pas surveillés ni réglementés par les organes officiels de la Bourse.

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Le poker alimentaire déstabilise l’économie réelle

Dès 2003, les acteurs financiers ont déplacé des milliards de francs vers les marchés des matières premières. Cela a affecté de façon significative les prix réels des denrées alimentaires. Avant les années 2000, les marchés à terme étaient encore principalement utilisés par les producteurs et productrices, les commerçants ainsi que par l’industrie de transformation pour se couvrir contre le risque de fluctuations des prix des produits agricoles (voir p. 9). Dès 2003, de nouveaux acteurs apparaissent sur les marchés des matières premières : les investisseurs institutionnels (par ex. les caisses de pension), les banques (à travers des fonds de placement) ainsi que les Hedge Funds ont commencé à réorienter une partie de leurs actifs sous gestion vers les marchés à terme sur matières premières. Ainsi, le nombre de contrats à terme sur le maïs passa de 500 000 en 2003 à 2,5 millions en 20081. L’augmentation de la demande pour les contrats à terme poussa naturellement les prix des dérivés (futures) vers le haut. Ce phénomène fut autoalimenté par le comportement grégaire des investisseurs qui,

s’attendant à des rendements croissants et continus, ont continué d’affluer sur les marchés à terme. Les ingrédients pour le développement d’une bulle spéculative étaient ainsi réunis (voir graphique p. 14). Les prix continuèrent d’augmenter sans aucun lien avec les fondamentaux, mais simplement par l’entrée de nouveaux gros investisseurs. Les prix alimentaires sur la sellette L’augmentation des prix des contrats à terme (futures) a influencé directement les prix du jour. En effet, les acheteurs sur le marché réel basent leur décision présente sur l’évolution future des prix des matières premières. Les prix déclinèrent ensuite massivement en juillet 2008. On peut expliquer ce phénomène par le fait que les investisseurs institutionnels et les fonds spéculatifs, voyant la crise financière s’amplifier et considérant les matières premières comme étant trop risquées, préférèrent se tourner

World Development Movement, T. Lines (2010), Speculation in food commodity markets.

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vers des actifs beaucoup moins risqués tels que les obligations d’Etat. Les investisseurs se détournèrent des matières premières, ce qui fit chuter les prix. Pourquoi les produits agricoles ? Cet intérêt prononcé pour les matières premières s’explique principalement par la baisse de l’attrait des catégories d’investissement traditionnelles, comme les actions et les obligations. En effet, l’éclatement de la bulle internet en 2000, ainsi que la crise des subprimes en 2007 ont rendu les investissements en actions moins intéressants. De plus, les bonnes perspectives de profit sur les marchés des matières premières en raison de l’excès de demande prévu à long terme ont renforcé l’intérêt pour cette nouvelle classe d’actifs. Finalement, selon certains financiers, intégrer des matières premières dans un portefeuille permettrait une meilleure diversification et améliorerait ainsi le rapport rendement/risque.

A ce jour, moins de 3% des contrats à terme portant sur des matières premières aboutissent effectivement à la livraison d’une marchandise. Les 97% restants sont revendus avant leur date d’expiration.2 Ainsi, les activités spéculatives sur les produits dérivés agricoles se retrouvent totalement déconnectées de la quantité des échanges réels qui sont passés sur les marchés physiques. En 2011, la quantité de blé échangée à la bourse de Chicago s’élevait à 4400 millions de tonnes environ, alors que la récolte annuelle mondiale était seulement de 670 millions de tonnes.3 De nouveaux joueurs sur le marché Le nouveau poker alimentaire vit l’entrée en jeu de 2 nouveaux acteurs : les fonds indiciels sur matières premières et les Hedge Funds. Le développement des premiers a été fulgurant au cours des dernières années : selon les chiffres de la banque Barclays4, la valeur des fonds d’investissement

Commerce vs spéculation octobre 1998

octobre 2008

7 %

Fonds indiciels 16 %

Spéculateurs classiques

31 % 41 %

Négociants sur le marché physique (hedgers)

77 % 28 %

Source : Michael W. Masters / Adam Knight, avec les données de CFTC

et 3 Oxfam (2013), « Réforme bancaire : ces banques françaises qui spéculent sur la faim », Février 2013, page 8. Barclays Capital, Commodities Research, 29.02.2012 dans le rapport de Solidar Suisse, Spéculation alimentaire. Comment les banques, caisses de pensions et fonds spéculatifs se rendent complices de la faim dans le monde, 2013.

2 4

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Placements dans les fonds indiciels et prix des matières premières

S&P GSCI

SP-GSCI

DJ-AIG

Autres

Volumes des placements financiers dans les fonds de matières premières (en milliards de dollars)

S&G GSCI spot price commodity index 700

$ 300

600

$ 250

500

$ 200

400

$ 150

300

$ 100

200

$ 50

100 1970

1975

1980

1985

1990

1995

2000

2005

2010

Source: Jean Kregel (2008): The impact of changing financial flows on trade and production in developing countries.

en matières premières a grimpé de 13 à 419 milliards de dollars entre 2003 et 2012. Les fonds indiciels promettent de générer des gains en ne pariant généralement que sur une variation des prix à la hausse. A ce jour, les conseillers bancaires recommandent aisément d’investir entre 10% à 20% d’un portefeuille dans des investissements alternatifs dont environ 5% en matières premières. Les actions et le prix du bétail Les fonds hautement spéculatifs et agressifs (Hedge Funds) ont découvert que le marché des matières premières pouvait leur être très lucratif. Ainsi en 2010, un Hedge Fund a acheté l’ensemble du marché du cacao à Londres, ce qui a poussé les prix à la hausse5. D’autres fonds spéculatifs comptent sur le trading informatique à haute fréquence, programmé à l’aide

d’algorithmes mathématiques très sophistiqués pour déceler des potentiels de variations de prix à très court terme, afin de réaliser des profits. Deux économistes de la CNUCED ont réussi à démontrer le rôle important que joue le trading à haute fréquence dans la fixation des prix6. Les chercheurs ont pu démontrer que l’évolution des prix du pétrole, du blé, du maïs, du soja, du sucre et même du bétail, depuis l’automne 2008, évolue de manière synchronisée avec d’autres marchés financiers sur de brèves périodes de quelques secondes. « Ces fluctuations identiques entre les matières premières et certains indices boursiers ne peuvent refléter des changements dans les fondamentaux. Il paraît bien difficile d’expliquer que le prix du bétail puisse être corrélé avec le marché des actions américaines », explique David Bicchetti, l’un des auteurs de l’étude.

Weed (2012): Was hat Weizen mit Spekulation zu tun? Page 8. UNCTAD, D. Bicchetti, N. Maystre (2012) : The synchronized and long-lasting structural change on commodity markets : evidence from high frequency data.

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Il est prouvé que la spéculation affecte les prix alimentaires L’accroissement soudain des prix des denrées alimentaires au cours des dernières années peut en partie être expliqué par l’évolution de certaines variables fondamentales influençant l’offre et la demande. On peut distinguer les facteurs à long terme tels que la croissance économique dans les pays en transition, l’évolution démographique, les politiques économiques ou encore le développement des agrocarburants. Il existe aussi des facteurs à court terme comme l’augmentation du prix du pétrole et des engrais, ainsi que les facteurs externes environnementaux (sécheresses et inondations). Mais l’impact de la spéculation financière sur les prix et la volatilité des matières premières est encore controversé. Et cela, malgré le fait que de nombreuses études empiriques aient démontré ce lien de causalité : déjà en 2006, la banque Merill Lynch estimait que 50% de l’augmentation des prix était dû aux activités spéculatives.7 En 2010, Klaus Josef Stutz, membre du conseil d’administration de la plus grande société européenne de commerce de produits agricoles, BayWa, a indiqué que « les spéculateurs sont responsables de 70% de la hausse des prix ». La Banque Mondiale a également affirmé en 2010 : « Nous supposons que l’activité des fonds indiciels a joué un rôle clé dans la flambée des prix en 2008. Les biocarburants ont aussi joué un rôle mais beaucoup moins important qu’on le pensait initialement. Nous ne trouvons aucune preuve que la prétendue augmentation de la demande des économies émergentes a eu un effet sur les prix mondiaux »8. De plus en plus de critiques viennent également de la communauté scientifique : en 2010, de nombreux économistes ont démontré statistiquement que les fonds indiciels ont influencé significativement l’augmentation des prix des matières premières9. Pour la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), il est évident que les marchés des matières premières font désormais partie du marché financier et sont donc soumis aux lois de la spéculation. Selon une étude publiée récemment par cet organisme de l’ONU et l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich (EPFZ)10, il a été démontré, à l’aide de modèles mathématiques, que près de 70% des fluctuations de cours des matières premières ne sont aucunement liées à des nouvelles informations pouvant affecter l’offre ou la demande des produits agricoles mais davantage aux comportements grégaires de certains investisseurs financiers présents sur ces marchés. Bloomberg Businessweek, E.Thornton (12.06.2012) : Inside Wall Street’s culture of risk. World Bank, J. Baffes, T. Haniotis (2010) : Placing the 2006/2008 Commodity Price Boom into Perspective. 9 UNCTAD, D. Bicchetti, N. Maystre (2012) : The synchronized and long-lasting structural change on commodity markets : evidence from high frequency data / Institute for Agriculture and Trade Policy, P. Basu und W. T. Gavin (2011) : What Explains the Growth in Commodity Derivatives, Excessive Speculation in Agricultural Commodities / World Bank, J. Baffes, T. Haniotis (2010) : Placing the 2006/08 Commodity, Price Boom into Perspective, in : Policy Research Working Paper 5371 / The New England Complex Systems Institute, M. Lagi, Y. Bar-Yam, K. Z. Bertrand und Y. Bar-Yam (2011) : The Food Crises: A quantitative model of food prices including speculators and ethanol conversion. 10 V. Filimonova, D. Bicchetti, N. Maystreb, D. Sornettea (2013) : Quantification of the High Level of Endogeneity and of Structural Regime Shifts in Commodity Markets. 7 8

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Impacts dans les pays du Sud

Quand on ne peut plus se payer de quoi manger

La flambée des prix des denrées alimentaires a conduit à des émeutes de la faim dans plusieurs pays du Sud. Pour beaucoup de gens qui consacrent jusqu’à 90% de leur revenu à l’alimentation, la hausse des prix a gravement menacé leur sécurité alimentaire. L’année 2008 a commencé avec une vague d’émeutes de la faim dans de nombreuses régions du monde : en Haïti, les casques bleus de l’ONU ont tiré sur des foules affamées et en colère, tuant au moins cinq personnes. Le gouvernement a été renversé peu après. Au Bangladesh, où de nombreux travailleurs et travailleuses gagnent 25 dollars par mois et où les prix du riz ont doublé, de grandes manifestations ont eu lieu. La police est également intervenue en tirant des coups de feu. Au Caire, deux personnes ont été tuées et des centaines arrêtées lors de manifestations. Dans la capitale cam16

bodgienne Phnom Penh, où le revenu quotidien moyen est de 50 cent et le prix d’un kilo de riz a augmenté à un dollar, des manifestants se sont rassemblés devant le parlement. En Côte d’Ivoire, où les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 60%, des milliers de personnes se sont retrouvées devant la villa du président et ont crié : « Nous sommes affamés » … « La vie est trop chère, vous nous tuez !1 ». A cette époque, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a déclaré qu’une crise alimentaire


Evolution du prix des matires premières de base et du pétrole 2003-2013

Maïs Blé Riz

Index

Pétrole WTI

550 500 450 400 350 300 250 200 150 100 50 0

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

Source : Banque Mondiale

avait éclaté dans 37 pays (dont 21 en Afrique). Les prix des denrées alimentaires ont littéralement explosé entre 2006 et 2008. Le prix du maïs, du riz et du blé avait atteint leur plus haut niveau en 30 ans. En Haïti, afin d’offrir un repas à leur famille, les femmes ne savaient plus quoi cuisiner d’autres que des « galettes » d’argile composées de sel et d’huile végétale. Mais certains ne pouvaient même plus s’offrir ces galettes infestés de parasites et de toxines pouvant provoquer de graves carences nutritionnelles et des troubles digestifs. Les aliments tels que le riz, les haricots et les fruits étaient devenus inabordables pour de nombreuses personnes après une augmentation des prix de plus de 50% 2. Un résident du Bangladesh interviewé par un

représentant d’Oxfam, déclarait à l’époque : « J’ai peur d’aller au marché et demander les prix des produits alimentaires. » La situation est aussi devenue compliquée pour les habitants et les habitantes d’El Salvador : « Avant, je pouvais remplir un panier d’alimentation avec 20$. Maintenant cela ne suffit plus… je dois débourser 40$, et ce n’est toujours pas assez. Je ne peux tout simplement pas remplir mon panier de nourriture car tout est si cher », avait déclaré une femme à l’ONG Oxfam3. Bien que les prix aient à nouveau baissé depuis lors, le marché des matières premières est devenu beaucoup plus volatile qu’auparavant. En 2010, les prix des denrées alimentaires ont brusquement augmenté de 30%, faisant plonger 44 millions de personnes sous le seuil de pauvreté 4.

Talktogether 25/2008 : www.talktogether.org Herald Bulletin, 25 avril, 2008. 3 Oxfam Deutschland (2012), « Mit Essen spielt man nicht », page 11 et 12. 4 World Bank : Food Prise Hike Drives 44 Million People into Poverty, Press release 15.02.2011. 1 2

17


La faim et ses conséquences Alors que nous, en Occident, consacrons 10 à 20% de nos revenus à l’alimentation, les aliments de base représentent entre 50 et 90% du budget d’un ménage au Sud5. Même une légère augmentation du prix des produits alimentaires peut avoir des conséquences graves et menacer la survie des populations. Les personnes souffrant de la faim ne peuvent pas grandir, étudier et travailler normalement. Elles sont sujettes à des maladies infectieuses et parasitaires. La malnutrition des jeunes mères et des enfants pendant les cinq premières années de la vie est la plus grave : près d’un tiers de tous les enfants des pays en développement viennent au monde avec un problème de sous-poids. Environ un tiers des 7,6 millions d’enfants de moins de cinq ans qui sont morts dans le monde en 2010, auraient pu être sauvés avec une meilleure nutrition6. Fondamentalement, la hausse des prix alimentaires signifie que les individus doivent renoncer à des aliments sains et coûteux tels que les fruits et légumes. Les familles sont poussées à s’endetter et à vendre leurs biens pour se nourrir. Les dépenses de santé et d’éducation sont réduites. L’inégalité se fait encore plus ressentir au sein des populations les plus pauvres : parce qu’ils ne peuvent plus payer les frais de scolarité, ils sont obligés de retirer leurs enfants de l’école. Selon Monsieur Victor Nzuzi, ancien enseignant et paysan au Congo (RDC), dans la région de Bakango : « Même en ne tenant pas compte de l’augmentation des prix des aliments, la majeure partie de la population congolaise n’a qu’un repas par jour. Le taux de mortalité infantile est très élevé et plus de 16 millions de Congolais souffrent de la faim. Notre peuple est en train de mourir », nous confie-t-il. Monsieur Nzuzi précise : 18

« Le problème de l’augmentation des prix alimentaires ne fait qu’exacerber un problème déjà existant ». Il nous indique qu’ « étant donné la forte proportion du revenu alloué aux dépenses alimentaires, les effets d’une modification des prix se répercutent directement sur les autres dépenses ». Selon lui, « un enfant sur cinq ne termine pas l’année scolaire car les parents ne peuvent plus payer les taxes scolaires. Certains jeunes peuvent recommencer trois voire quatre fois la même année scolaire sans jamais la terminer », ajoute-t-il 7. Le renforcement des familles paysannes favorise leur indépendance On pourrait imaginer qu’en tant que paysan, Monsieur Nzuzi soit avantagé par cette augmentation des prix. Il n’en est rien selon lui : « L’augmentation du prix des denrées vivrières que je vends au marché allant de pair avec l’augmentation du prix du pétrole, ma marge bénéficiaire ne s’accroît pas car les coûts du transport augmentent proportionnellement. Au contraire, ma production rentre en concurrence directe avec des produits importés non taxés qui inondent les marchés de Kinshasa, et de ce fait j’ai du mal à écouler mes produits ». L’agriculture locale a été négligée pendant des décennies par les gouvernements et les organisations internationales. Et ce malgré le fait que le renforcement des petits agriculteurs soit une condition préalable au développement d’un pays. C’est également une stratégie importante pour lutter contre le « jeu fou » des marchés financiers et agricoles mondiaux. Car plus un pays est en mesure de produire ses propres produits agricoles, moins ses habitants seront vulnérables. Prenons l’exemple d’Alphonce Azebaze du Cameroun. Cet agronome travaille depuis de nombreuses années pour le CIPCRE, une organisation partenaire de Pain pour


Une femme vend des légumes sur un marché au Malawi : Celui qui peut s’auto-approvisionner est moins vulnérable aux prix élevés des produits alimentaires.

le Prochain dans la ville de Bafoussam au sud-ouest du Cameroun comptant près de 250 000 habitants. « Ma femme, mes deux enfants et moi, une veuve ainsi que d’autres membres de la famille, vivons à près de 90% du revenu issu de l’exploitation de nos terres. » Ce revenu permet à Alphonce Azebaze d’envoyer sa fille aînée dans une école bilingue plus chère. « Ceci est important, car elle va recevoir une meilleure éducation. » Le chauffeur du CIPCRE, Roger, a loué des terres à ses parents afin de pouvoir nourrir sa famille. « Grâce à l’autosuffisance alimentaire, nous sommes indépendants. » En outre, il désire vivement devenir agricul-

teur plus tard. Grâce au commerce équitable, le prix des bananes – mais aussi celui des ananas, des avocats ou des mangues – est 50% plus élevé que le prix que les agriculteurs et agricultrices obtiendraient sur le marché local. De plus, Roger est payé à l’avance. Mais l’écart entre la hausse des prix et la stagnation de ses revenus le tourmente malgré son autosuffisance alimentaire : « Ces dernières années, le prix de l’huile de palme a quadruplé à 800 FCFA (1,70 francs), le pétrole utilisé pour les lampes a triplé à 600 FCFA et le savon coûte désormais 350 FCFA au lieu de 150 FCFA. »

World Development Movement (2010) : The Great Hunger Lottery. Weltagrarbericht : www.weltagrarbericht.de 7 Interview avec Victor Nzuzi du 16.04.2013. 5 6

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Islande Groenland (Danemark)

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Il ne faut en moyenne que 0,25 dollar par jour pour nourrir un enfant qui a faim et changer sa vie à jamais.

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Îles Falkland (Malvinas) (R.-U.)

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Alors que se nourrir est le plus fondamental des besoins de la vie, 1 personne sur 8 en moyenne se couche chaque soir le ventre vide.


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La faim tue, mutile, entrave le développement intellectuel, réduit les salaires, nuit à l’assiduité scolaire et sape la croissance de l’économie.

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Australie

Nouvelle-Zélande

La faim dans le monde 2012 Proportion de personnes sous-alimentées dans la population totale (2010-2012)

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15-24%

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Modérément faible

Modérément élevée

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35% et plus Très élevée

Aucune donnée disponible

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La faim a de multiples causes La spéculation sur les denrées alimentaires a aggravé le problème de la faim dans le monde. Mais les raisons qui font que près d’un milliard de personnes souffrent de la faim aujourd’hui sont diverses : La négligence envers l’agriculture paysanne : la plupart des personnes vivant dans la pauvreté habitent les zones rurales. Elles ne disposent pas d’assez de superficie pour nourrir leur famille. En outre, la négligence envers l’agriculture paysanne durant de nombreuses années par le politique, la science et la coopération au développement, a poussé de nombreuses familles paysannes à abandonner cette activité. Ainsi, de nombreux pays doivent désormais importer des produits alimentaires et sont donc tributaires des fluctuations des prix mondiaux. Changement climatique : le changement climatique influence les récoltes. Le plus souvent, les sécheresses et les inondations les détruisent. La dégradation des sols : de plus en plus de terres sont stériles à cause de la mise en œuvre d’une agriculture extensive lourde et chimique. La production alimentaire est massivement entravée. L’accaparement des terres : des investisseurs achètent, sans égard au droit local, de vastes étendues de terres au détriment de la population autochtone. Les terres sont souvent utilisées dans le développement d’une agriculture industrialisée ou pour produire des agrocarburants. Les agrocarburants : les cultures d’agrocarburants sont aujourd’hui produites sur des millions d’hectares, lesquels pourraient effectivement être utilisés pour des cultures vivrières. La demande accrue en viande et en produits laitiers : en raison de la prospérité croissante des économies émergentes comme la Chine et l’Inde, les gens consomment toujours plus de viande et de produits laitiers. Ainsi, la demande en céréales pour l’alimentation des animaux augmente, poussant vers le haut les prix des denrées alimentaires. L’inégalité des sexes : les femmes et les filles sont particulièrement touchées par la pauvreté et la faim, et cela bien qu’elles soient en charge des travaux agricoles et portent habituellement la responsabilité de nourrir la famille. Structures commerciales déloyales : les pays riches protègent leurs marchés à travers des outils commerciaux tels que les droits de douane et des subventions à l’exportation. Les petits agriculteurs des pays pauvres ne peuvent rivaliser et voient leur agriculture mise sous pression. Crise financière : la crise économique mondiale a particulièrement frappé les pays en développement et les pays émergents à travers une réduction massive des investissements et de l’aide au développement. La corruption et l’évasion fiscale : la corruption généralisée et l’évasion fiscale conduisent, dans de nombreux pays, à un manque d’argent pour le financement des prestations de base comme les soins de santé, la nutrition et l’éducation. La hausse des prix de l’énergie : le prix élevé du pétrole augmente les coûts de production, de transformation et de transport des aliments. Les conflits armés: les conflits armés, les déplacements des populations et l’exil exacerbent les phénomènes de pauvreté et de faim. Pas de prévention des famines : peu de pays disposent de plans de mesures pour lutter contre les crises alimentaires. Les gouvernements pourraient prévenir les famines en prévoyant suffisamment de réserves alimentaires.

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Situation en Suisse

Les banques suisses spéculent avec 3,6 milliards de francs sur les matières premières agricoles

En Suisse, de nombreuses banques proposent des fonds de placement dont une partie est investie en produits agricoles. Certaines banques cantonales et caisses de pension sont également impliquées. Une étude récemment publiée par Pain pour le Prochain, Action de Carême et Alliance Sud a démontré que les banques suisses1 gèrent environ 3,6 milliards de francs suisses investis en produits dérivés sur des matières premières agricoles2. Et ce chiffre n’est que la pointe de l’iceberg, car il ne tient pas compte des fonds traditionnels ou spéculatifs (Hedge Funds) distribués aux clients institutionnels (fonds de pension par ex.) et à certains clients très fortunés. Il n’inclut pas non plus les opérations effectuées par les banques pour elles-mêmes, ni les produits structurés sur matières premières. Favorisé par la dérégulation du marché des matières premières

au cours des années 2000, les opérations sur produits dérivés via les fonds de placement sont désormais accessibles à chaque client d’une banque, fortuné ou pas. Credit Suisse seul en tête Au sein des établissements financiers analysés, Credit Suisse est de loin le plus grand acteur avec plus de 2,4 milliards de francs suisses investis dans des produits agricoles, répartis dans différents fonds. Le plus gros fonds en matières premières, le Credit Suisse Commodity Return Strategy, pèse à lui seul près de 4,6 milliards de francs suisses, dont environ 35% est investi dans des futures sur produits agricoles. De son

Les recherches comprennent Credit Suisse / UBS / Banque J. Safra Sarasin / Julius Bär / Banque Pictet / Banque Vontobel / Lombard Odier / Banque cantonale vaudoise / Zürcher Kantonalbank / Swisscanto. 2 www.painpourleprochain.ch/spéculation 1

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côté, UBS propose à ses clients au moins deux fonds investis en matières premières et trois Exchange Traded Funds (ETF). Environ un tiers du capital investi est placé dans des futures sur produits agricoles. Les avantages cités par UBS à ses clients semblent convaincants et alléchants : « Ce fonds offre à l’investisseur la possibilité de participer, en une seule transaction, au potentiel d’évolution des prix des matières premières dans le cadre d’un portefeuille bien diversifié (…) et constitue un contrepoids efficace vis-à-vis des actions et des obligations, contribuant ainsi à stabiliser la valeur »3. Les banques cantonales aussi Quant à Julius Baer, Vontobel, Pictet, Lombard Odier et J. Safra Sarasin, cinq banques orientées vers une clientèle essentiellement « Private Banking », elles proposent des fonds maison prenant également des paris sur de la nourriture. Notons en particulier le Vontobel Fund -Belvista Dynamic Commodity dont plus du tiers des actifs sont investis dans des produits agricoles. Les ambitions sont clairement affichées : « Le fonds, géré activement, vise un excédent de rendement de 6 à 8% par an par rapport à l’indice de référence »4. Certaines banques cantonales ont également investi ce terrain de jeu. Les banques cantonales vaudoises et zurichoises ainsi que Swisscanto gèrent près de 140 millions de francs suisses investis en produits dérivés sur produits agricoles. Et cela bien que Swisscanto se déclare leader du marché dans le domaine des placement durables5.

Les Hedge Funds affectionnent la Suisse Mais d’autres acteurs financiers sont également très actifs sur le marché des produits dérivés sur produits agricoles : les fonds spéculatifs (Hedge Funds). Selon Jörg Mayer, économiste senior auprès de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), « les hedge funds jouent un rôle de plus en plus important sur le marché des matières premières ». Plus discret que les banques, ces sociétés mettent en œuvre des stratégies opaques et agressives, pariant aussi bien sur hausse que sur la baisse des prix d’un produit alimentaire. Ils ont un fort pouvoir de déstabilisation du marché. En Suisse, de nombreux fonds spéculatifs agissent dans la discrétion depuis Genève ou la région zurichoise. Par exemple, la société financière Portas Capital, basée à Dietikon, gère activement un « Commodity Fund » avec USD 320 millions de masse sous gestion7. De nombreuses sociétés actives dans le trading des matières premières interviennent également sur les marchés financiers. A Genève, Black River 8, un fond spéculatif créé par la société de négoce en matières premières Cargill, offre des solutions de gestion aux clients institutionnels à travers des Hedge Funds notamment. Et Cargill n’est de loin pas le seul géant du commerce de produits agricoles qui joue sur les marchés financiers en plus de conduire ses activités sur le marché physique des matières premières. Au sein des entreprises de négoce cette « diversification » est devenue

Fact sheet « UBS Commodity (CHF) ». Fact sheet du fonds « Vontobel Fund -Belvista Dynamic Commodity ». 5 www.swisscanto.ch/ch/fr/ueber-uns/about-us.html 6 Interview du 23.04.2013 avec Jörg Mayer. 7 Fact sheet du fonds « Commodity Hedge Fund Portfolio », Portas Capital, Janvier 2012. 8 www.black-river.com 3 4

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courante et extrêmement problématique car leur poids, combiné à un accès à des informations privilégiées, leur donne la possibilité de manipuler le marché. Les fonds de pension impliqués Bien que le rôle des banques soit essentiel, il est aussi primordial de s’intéresser aux institutions gérant les avoirs de notre retraite. En Suisse, près de 655 milliards de francs9 sont gérés par nos caisses de pension. Selon une étude de Credit Suisse réalisée en 201210, 5,2% de cette fortune est investie dans des placements alternatifs dont font partie les produits agricoles. Comme les fonds de pension font gérer leurs avoirs par des spécialistes en gestion de fortune, il est très difficile de connaître quelle proportion de la masse sous gestion est réellement investie en produits sur matières premières agricoles. Lorsque les banques font la promotion des fonds de placement sur denrées alimentaires, elles vantent dans un premier temps

le fait que les prix des matières premières n’évoluent pas de la même manière que les actions et les obligations. Cela doit permettre aux investisseurs de diversifier leurs investissements et surtout de réduire les risques. Mais Nicolas Maystre, économiste travaillant à la CNUCED, est d’avis « que les banques ne sont pas honnêtes avec leurs clients lorsqu’elles continuent de baser leur argumentation de vente sur le fait que les matières premières ne se comportent pas comme les actions et les obligations11 ». En effet, de nombreuses études démontrent que les prix des matières premières et des actions évoluent désormais de manière synchronisée (corrélation positive observée dès 2008 entre les rendements des contrats à terme et les investissements en actions).12 Mais les raisons sont à chercher ailleurs d’après Nicolas Maystre : « Les banques ont mis en place à grand frais des équipes entières de spécialistes en matières premières qu’elles cherchent maintenant à rentabiliser en continuant à entretenir ce mythe »13.

OECD, Pension Markets in Focus, Septembre 2012, Issue 9. Credit Suisse, Indice des caisses de pension suisses, 3ème trimestre 2012. 11 Interview du 23.04.2013 avec Nicolas Maystre. 12 David Bicchetti et Nicolas Maystre (2012). The synchronized and long-lasting structural change on commodity markets : Evidence from high-frequency data. UNCTAD Discussion Paper n° 208. Geneva. Disponible à l’adresse suivante : http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/osgdp2012d2_en.pdf 13 Interview du 23.04.2013 avec Nicolas Maystre. 9

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Revendications et solutions envisageables

« Il est important de combattre la spéculation sur les denrées alimentaires. »

Pour Olivier de Schutter, Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, les marchés financiers doivent être davantage réglementés et la spéculation alimentaire freinée. Mais pour assurer la sécurité alimentaire mondiale, il faut avant tout un renforcement de l’agriculture ainsi qu’un moratoire sur les agrocarburants. Les experts ont longtemps été divisés quant aux conséquences négatives de la spéculation financière sur les marchés des produits agricoles. Où en est le débat aujourd’hui ? Un consensus aujourd’hui se fait jour parmi les experts, y compris au sein des agences internationales, selon lequel la spéculation influe sur l’évolution erratique des cours, même si elle joue au cours de la crise actuelle un rôle moins important que cela n’a 26

été le cas en 2008. La volatilité des prix des matières premières agricoles continue à handicaper les producteurs, qui ne savent plus planifier leur production et pour qui les risques s’accroissent. Elle peut aussi déboucher sur des situations de panique : si un fonds d’investissement spécule à la hausse, les acheteurs vont s’empresser d’acheter, les vendeurs retarder la vente – chaque fois dans la conviction que le spéculateur décide en connaissance de cause – et il en résulte une rareté artificielle.


La spéculation aggrave la volatilité, mais je reconnais volontiers que la spéculation n’est pas la cause première, ou « finale » de la tendance de fond à la hausse ou à la baisse des prix. Un marché des produits dérivés, où s’échangent des promesses d’achat et de vente à terme, est même nécessaire dans une certaine mesure, car il permet aux opérateurs de se protéger de la volatilité naturelle sur les marchés des produits agricoles. Mais si les échanges sur ces marchés de produits dérivés ne sont pas régulés, ils déstabilisent les marchés auxquels ils envoient des signaux qui deviennent illisibles. Le développement des fonds indiciels de matières premières et la logique financière qui vient à s’imposer détachent ces marchés dérivés de l’économie réelle : des bulles se forment et puis explosent, sans que ceci ne corresponde aux fondamentaux au niveau des stocks et aux courbes de l’offre et de la demande. C’est pourquoi il est important que l’on réglemente le marché, en faisant une distinction entre les opérateurs commerciaux et les investisseurs purement financiers. Oxfam, en Allemagne puis en France, a réussi à faire plier de grandes banques qui ont décidé de fermer certains fonds investis en « soft commodities ». Qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas juste une opération pour redorer leur image ? Je me réjouis que plusieurs institutions financières européennes aient annoncé renoncer à vendre des produits dérivés sur les matières premières agricoles. Trop peu de banques ont adhéré à ce mouvement, mais, pour les Deutsche Bank, Commerzbank, etc., ce n’est pas une simple opération cosmétique. Elles reconnaissent ainsi que la financiarisation des marchés agricoles a conduit à ce que les prix soient dé-

« Il est important de distinguer entre les opérateurs commerciaux et les investisseurs purement financiers. »

terminés non plus en fonction des stocks, de l’offre et de la demande, mais en fonction de l’anticipation des acteurs financiers, qui adoptent un comportement moutonnier (« je fais ce que fait mon voisin, ou ce que j’anticipe qu’il va faire »), qui peut avoir des conséquences auto-réalisatrices (les prix montent car un grand nombre d’acteurs financiers anticipent qu’ils vont monter). Les États-Unis ont renforcé leur réglementation à travers le Dodd-Frank Act en instaurant des limites de position par exemple. Ne devrait-on pas prendre des mesures sur le plan international pour que cela soit réellement efficace ? Les Etats-Unis ont modestement progressé, car le lobby financier a atténué la portée du Dodd-Frank Act de 2010 sur la surveillance des marchés. Les progrès sont en fait décevants. Le travail de la Commodities Futures Trading Commission, l’agence en charge de mettre en oeuvre la loi, est handicapée par un manque de moyens et par un mandat de plus en plus étroit. Lutter contre la spéculation est important, mais il faut aussi insister sur le fait que pour 27


stabiliser les marchés des produits agricoles, une meilleure transparence sur les marchés physiques et des politiques agricoles plus responsables sont aussi indispensables. Les Etats-Unis ou l’Union européenne pourraient donner un signal fort aujourd’hui : ils pourraient décider d’un moratoire sur leur politique de soutien aux agrocarburants. Ces mesures ont été décidées à un moment où nous n’avions pas conscience de l’impact des agrocarburants sur la volatilité et le niveau des prix des matières premières agricoles. 40% de la production du maïs aux Etats-Unis va à la production d’éthanol,

et le maïs consommé par les voitures aux Etats-Unis représente 13% de la production mondiale, soit l’équivalent de toute la production de l’UE. Idéalement, le G20 devrait adopter une attitude ferme sur la question de la spéculation par les acteurs financiers, comme sur la question des agrocarburants. Il serait souhaitable aussi qu’il encourage la constitution des réserves alimentaires d’urgence dont il avait été question lors du G20 de l’agriculture des 22-23 juin 2011 : on a peu avancé depuis, malgré les bonnes intentions qui avaient été affichées alors.

Olivier de Schutter Le professeur belge spécialisé en droit international des droits de l’Homme, Olivier de Schutter, est Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation depuis 2008.

Bourse de New York 28


Une refonte de la réglementation est nécessaire

Tant aux États-Unis qu’en Europe, des efforts sont faits pour renforcer la réglementation des marchés financiers. Cependant, il serait encore plus efficace que les acteurs financiers eux-mêmes décident de renoncer aux paris sur les denrées alimentaires. De nombreuses possibilités existent pour restreindre les activités spéculatives des investisseurs et investisseuses. D’après David Bicchetti, économiste à la CNUCED, « la spéculation financière ne devrait pas dépasser 20% des activités sur les marchés à terme1 ». Hors, à ce jour, elle représente plus de 60%. Aux Etats-Unis, où les activités spéculatives sur les produits alimentaires sont bien supérieures à celles observées en Europe, le Congrès a adopté le Dodd-Frank Act en 2010. Cet ensemble de lois a permis un renforcement de la réglementation bancaire pour limiter les activités spéculatives des acteurs et actrices du marché. Le DoddFranck Act prévoit entre autres la mise en place de limites de positions (un nombre limité de contrats à terme et d’options par investisseur) sur les matières premières ain-

si qu’une meilleure transparence dans les transactions de gré à gré (« Over-the-counter »). Selon certains experts2, les limites de positions ne suffisent pas car l’impact de nombreux petits investisseurs serait identique à celui de quelques gros acteurs. Une mesure plus efficace serait la mise en place de « limites de positions agrégées » qui imposeraient une limite pour l’ensemble des transactions spéculatives sur les marchés. Mais ce projet de loi demeure un instrument relativement limité : « Le champ d’application du Dodd-Frank Act a largement été atténué par le lobby financier. Le travail de la Commodities Futures Trading Commission, l’agence chargée de la mise en application de la loi, ne dispose pas de ressources suffisantes et de peu de marge de manoeuvre », déclare Olivier de Schutter, Rapporteur

Interview avec David Bicchetti du 23.04.2013. Dont Adair Turner, dirigeant de l’autorité britannique de surveillance (FSA).

1 2

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spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation (voir p. 27). Distinguer les acteurs Selon Olivier de Schutter, plusieurs pistes peuvent être explorées pour empêcher la spéculation excessive sur le marché des produits dérivés sur matières premières3. En voici quelques-unes : • Renforcer les compétences des organes de régulation en les dotant de plus d’experts en matières premières. • Faire la distinction entre les acteurs du marché désirant se couvrir contre un risque commercial de fluctuation des prix (hedgers) et les investisseurs « spéculateurs » recherchant uniquement à dégager un profit sur la variation de prix des matières premières. • Distinguer les produits dérivés financiers des produits dérivés sur matières premières. Pour faire cette distinction, il serait judicieux qu’une institution de régulation sur les dérivés sur matières premières uniquement soit créée. • Réduire les incitations spéculatives en imposant aux acteurs la livraison obligatoire d’une certaine quantité de matières premières ou en augmentant la couverture exigée par la bourse. Révision des directives européennes Au sein de l’Union européenne, la Directive relative aux Marchés d’Instruments Financiers (MiFID) est en cours de révision. L’une des exigence clé est la limite de positions individuelles. Cependant, la grosse difficulté est de distinguer les activités commerciales des activités purement spéculatives, car il y a de plus en plus d’acteurs financiers qui sont également actifs sur le marché physique des matières premières. Inversé-

ment, les entreprises de négoce sur le blé, le maïs etc. ont développé d’importantes activités financières (voir p. 24). En outre, le fait qu’un grand nombre de petits acteurs est capable de déséquilibrer le marché reste un problème. Par conséquent, des organisations comme Oxfam et Foodwatch en Allemagne exigent la mise en place de « limites de positions agrégées ». De plus, ils condamnent le fait que le trading sur matières premières de gré à gré (OTC), qui représente une très grande partie des paris sur produits alimentaires, soit exclu de la nouvelle réglementation MiFID. Des banques se retirent A elles seules, ces mesures ne permettront pas de lutter efficacement contre la spéculation. Il est indispensable que les acteurs financiers impliqués cessent ou réduisent par eux-mêmes leurs activités sur le marché des matières premières. En France et en Allemagne par exemple, certaines banques ont accepté de fermer des fonds de matières premières sous la pression de l’ONG Oxfam. En 2012, Deka Bank, Landesbank Baden-Württemberg, Commerzbank et DZ Bank ont annoncé qu’elles renonçaient à cette activité suite à des campagnes de plusieurs ONG. Deutsche Bank a également annoncé en 2012 qu’elle ne lancerait plus de produits sur matières premières agricoles, mais ce n’était qu’une illusion puisque l’établissement financier a repris cette activité en 2013. En France, sous la pression de l’ONG Oxfam, BNP Paribas décidait de fermer deux fonds spéculant sur les matières premières agricoles en février 2013. Un mois plus tard, la Société Générale a suivi en décidant de fermer des fonds sur matières premières agricoles.

Olivier de Schutter (2010) : Commodities Speculation and Food Price Crises, Briefing Note.

3

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Le débat est également lancé en Suisse

Avec le lancement de l’initiative « Pas de spéculation sur les denrées alimentaires » en octobre dernier, cette thématique est également présente au Parlement et désormais connue du grand public. Une fois de plus, le gouvernement et l’administration se contentent d’observer ce qui se passe à l’étranger. En octobre 2012, les Jeunes Socialistes, avec le soutien de diverses ONG, ont lancé l’initiative « Pas de spéculation sur les denrées alimentaires ». Ils désirent interdire aux banques, fonds de pension et compagnies d’assurance la spéculation sur les matières premières agricoles. Les Jeunes Socialistes Suisses, initiateurs du projet, désirent intégrer un article supplémentaire dans la Constitution intitulé « Lutte contre la spéculation sur les matières premières agricoles

et les denrées alimentaires ». L’objectif visé est de stopper complètement la spéculation sur les denrées alimentaires en interdisant aux banques ainsi qu’à tout acteur financier (négociants en valeurs mobilières, assurances privées, fonds spéculatifs, fonds de placements, caisses de pension ainsi que l’AVS, l’AI…) ayant leur siège ou une succursale en Suisse d’investir directement ou indirectement dans des instruments financiers se rapportant à des denrées alimentaires. 31


« Nous ne voulons plus que notre argent serve à contribuer à la faim dans le monde. Nous désirons aller plus loin qu’aux EtatsUnis, en interdisant totalement l’échange de contrats à terme sur les denrées alimentaires déconnectés de la réalité », explique François Clément, coordinateur romand de l’initiative1. Plus de 90 000 signatures ont été recueillies à fin juin 2013. Les Jeunes Socialistes mènent en parallèle des actions au niveau cantonal en demandant aux caisses de pension publiques de ne plus investir dans des matières premières agricoles. A ce jour, « les caisses de pension cantonales zurichoises et vaudoises sont en train d’examiner cette question », indique François Clément. Il est réjouissant de constater, par exemple, que la caisse de pension du personnel de l’Etat de Fribourg, suite à une décision de son conseil de fondation, renonce depuis plusieurs années à investir dans les denrées alimentaires2. Le Conseil fédéral est réticent Il est évident que l’objectif de la récolte de signatures sera facilement atteint. Cette initiative a largement contribué à ce que le 32

débat soit présent dans les médias et au sein du Parlement, ce qui a contraint le Conseil fédéral à prendre position. En voici son contenu : « Selon la plupart des études réalisées sur le sujet, l’évolution des prix des matières premières agricoles au cours de la dernière décennie est due au premier chef à des facteurs de l’économie réelle (demande globale, manque de réactivité de l’offre, conditions météorologiques, restrictions à l’exportation). Depuis peu cependant, le débat international se focalise aussi sur le rôle des marchés des dérivés de matières premières et sur leur régulation »3. En 2008, le Conseil fédéral répondait déjà à une interpellation d’Adèle Thorens Goumaz en indiquant « qu’il n’existe jusqu’ici pas suffisamment d’analyses pour prendre des mesures contre les activités spéculatives exercées sur le plan international4 ». La place du négoce de matières premières suisse critiquée Les grandes sociétés de négoce, dont la plupart ont leur siège en Suisse, font de plus en plus l’objet de critiques. Beaucoup d’entre elles ont créé des filiales sous forme


de Hedge Funds fortement impliqués dans les paris sur produits alimentaires. Ainsi, ils contribuent à accélérer la volatilité et l’instabilité des marchés des « commodities ». Le fait que le sommet mondial des matières premières ait eu lieu pour la deuxième fois à Lausanne en avril 2013, démontre une fois de plus l’importance de la Suisse comme plaque tournante du commerce des matières premières. Organisé par le Financial Times, ce colloque a réuni les principales sociétés actives dans le secteur des matières premières dans le monde (tels que Glencore, Total, Rio Tinto, Goldman Sachs) pour parler de l’avenir du secteur. Plus de 800 personnes ont manifesté à Lausanne lors de ce sommet, en dénonçant entre autres les activités spéculatives de ces grandes sociétés, les avantages fiscaux offerts à ces multinationales ainsi que les violations des droits de l’Homme et les problèmes environnementaux découlant des

Notre position sur l’Initiative des JS PPP et AdC soutiennent les préoccupations des Jeunes Socialistes (voir pages 31-32). Nous ne sommes cependant pas des organisations partisanes et travaillons sur cette thématique indépendamment de l’initiative.

activités d’extraction dans les pays du Sud. La mobilisation de la population pour cet événement a largement dépassé les attentes des organisateurs. Le collectif continue de mener son combat en attendant de renouveler son action à Lausanne en 2014.

Interview avec François Clément du 15.05.13. Téléphone du 16.05.2013 avec Claude Schafer, administrateur de la caisse de pension du canton de Fribourg. 3 http://www.parlament.ch/f/suche/pages/geschaefte.aspx?gesch_id=20123853 4 http://www.parlament.ch/f/suche/pages/geschaefte.aspx?gesch_id=20083261 1 2

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Alternatives au casino alimentaire Pain pour le Prochain et Action de Carême exigent que la spéculation excessive sur les denrées alimentaires cesse. Les deux organisations ont lancé une action afin de contraindre les banques à se retirer des paris sur les produits alimentaires. Dans la cadre de leur politique de développement, les deux œuvres d’entraide se concentrent sur le renforcement de l’agriculture locale et le commerce équitable. Avec leur action, Pain pour le Prochain et Action de Carême désirent amener différentes banques à renoncer aux activités spéculatives sur les denrées alimentaires. Comme l’a démontré le travail de recherche de Pain pour le Prochain, Action de Carême et Alliance sud, environ 3,6 milliards de francs sont investis par certaines banques suisses dans des produits dérivés sur matières premières agricoles (voir p. 23-25). Et ce n’est que la pointe de l’iceberg. L’activité de Pain pour le Prochain et Action de Carême en Suisse se concentre principalement sur la sensibilisation de la population. Comme la plupart des citoyens suisses ont un compte épargne ou sont assurés auprès d’une caisse de retraite, demandez ce que votre banque ou votre caisse de pension fait avec votre épargne (voir loupe). 34

Appel à un renforcement de la réglementation internationale Une grande partie de l’activité des paris sur les produits alimentaires est effectuée

Savez-vous ce que fait votre argent ? Soyez sûr que vos économies ne servent pas à spéculer sur de la nourriture. Adressez-vous directement à votre banque ou à votre caisse de retraite. Vous trouvez des modèles de lettres sur : www.bfa-ppp.ch/speculation


aux États-Unis (Chicago et New York), mais aussi sur les principales places boursières de Londres, Paris, Shanghai, Dalian (Chine) et Mumbai (Inde). Il est donc nécessaire qu’une réglementation limitant les activités spéculatives sur de la nourriture soit appliquée sur le plan international. C’est pourquoi Pain pour le Prochain et Action de Carême soutiennent les revendications d’Olivier de Schutter (voir p. 26-28), Oxfam, WEED et Foodwatch) : • L’introduction de « limites de positions agrégées », qui fixent une limite supérieure absolue de la proportion des activités spéculatives par rapport à l’ensemble des transactions à terme sur le marché. Il est nécessaire qu’un organisme de contrôle supervise les opérations sur les marchés des produits alimentaires et puisse intervenir en cas de déstabilisation du marché. • La spéculation sur les matières premières doit être combattue à la source. Pour cette raison, nous soutenons la proposition d’exclure les investisseurs institutionnels (fonds de pension, compagnies d’assurance, fondations et gestionnaires d’actifs) du marché des paris sur les matières premières. • De plus, les fonds de placement sur matières premières qui s’adressent à des investisseurs et investisseuses individuels, et qui représentent désormais un tiers des quantités totales d’investissement sur les marchés des dérivés sur matières premières, doivent être interdits par la loi. Promouvoir les circuits commerciaux alternatifs En tant que cofondateurs de Max Havelaar et claro fair trade, Pain pour le Prochain et Action de Carême s’engagent depuis 1992 à soutenir d’autres formes de commerce. Les canaux de distribution du commerce équitable international (Max Havelaar) per-

mettent la stabilité des relations commerciales et des prix justes couvrant les coûts de production. Le préfinancement des récoltes et la garantie des prix protègent les petits agriculteurs et agricultrices contre les variations des marchés mondiaux. En outre, les gains de l’activité du commerce équitable permettent aux producteurs de lancer des projets qui servent au développement social, économique ou environnemental de la communauté. Ainsi, le commerce équitable mène clairement à une plus grande autonomisation et à l’auto-organisation des petits producteurs et des travailleurs et travailleuses dans les plantations. Rendre les petits agriculteurs indépendants A travers leurs projets, Pain pour le Prochain et Action de Carême soutiennent le renforcement de l’agriculture écologique auprès des petits agriculteurs afin de renforcer la sécurité alimentaire dans les pays du Sud. Les deux organisations soutiennent de nombreux projets qui contribuent à renforcer les compétences de la population agricole, par exemple à travers le transfert de connaissances en agriculture biologique adaptée à la région, ou au moyen d’instruments tels que les banques de semences. Ainsi les agriculteurs peuvent améliorer leur autonomie et leur indépendance, et sont moins vulnérables aux fluctuations des prix du marché mondial des produits agricoles. Pain pour le Prochain et Action de Carême exigent que le droit à l’alimentation soit reconnu comme un droit fondamental passant avant toute activité économique. Les activités économiques qui menacent la sécurité alimentaire de la population doivent donc être interdites ou restreintes. Les systèmes économiques qui garantissent le droit à l’alimentation doivent au contraire être promus et développés. 35


Depuis 2003, les banques, les fonds de pension et les Hedge Funds ont spéculé de plus en plus massivement sur l’évolution des prix des matières premières agricoles. Cela a provoqué de fortes hausses des prix et plongé dans la faim des millions de personnes vivant au Sud.

Secrétariat romand 9, av. du Grammont 1007 Lausanne CCP  : 10-26487-1 Tél  : 021 614 77 17 Fax  : 021 6 175 175 ppp@bfa-ppp.ch www.ppp.ch

Pain pour le prochain est l’organisation de développement protestante de Suisse. Nous accompagnons les êtres humains dans leur lutte pour un mode de vie sans exploitation ni injustice. Dans les pays du Sud (Amérique latine, Afrique, Asie), nous soutenons avec nos partenaires environ 350 projets qui apportent une aide durable à l’autonomie. En Suisse, nous sommes la voix de la politique de développement pour une économie éthique et le droit à l’alimentation.

7, av. du Grammont 1007 Lausanne Tél. : 021 617 88 81 Fax : 021 617 88 79 www.actiondecareme.ch actiondecareme@fastenopfer.ch

Action de Carême est l’oeuvre d’entraide des catholiques en Suisse. Nous nous engageons au Nord comme au Sud pour un monde juste. Nous appelons au partage pour que chacun puisse accéder à une vie dans la dignité. Par le biais de 400 projets en Afrique, en Amérique latine et en Asie, nous nous engageons en commun avec nos partenaires contre la pauvreté et pour les droits humains – sans distinction d’origine, de religion ou d’affinité politique.


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