OMNI Partie 1

Page 1

Dossier anniversaire : Nausicaä de la Vallée du Vent a 40 ans 2050 vu par les enfants / La mode rétrofuturiste

On va tous.tes mourir alors mourons mieux / Un date avec une I.A., qui paye ? Jul, égérie du Wokistan / Vers un musée plus inclusif

Juin 2023

OURS

Directeur de la publication

Daniel Mouchard, président de l’université

Encadrants du projet

Mathias Daval, Jean-Christophe Brianchon

Co-rédaction en chef

Angéline Da Costa, Noémie Keller (adjointe), Jules Seigneur (adjoint), Julia Vaudron (adjointe)

Responsables de rubriques

Thelma Susbielle (Imaginer), Charlotte Riccardi (Lutter), Joséphine Lemercier (Dossier), Nicolas Moreno, (Wokistan), Nina Malleret (Visiter)

Rédacteurs.rices

Sophie Baudouard, Camille-Bois Martin, Angéline Da Costa, Sarah Deslandes, Lauriane Haumont, Noémie

Keller, Joséphine Lemercier, Nina Malleret, Elliot

Mawas, Nicolas Moreno, Emma Nguyen Camus, Jules

Seigneur, Charlotte Riccardi, Jeanne Rouxel, Lucille

Souron, Thelma Susbielle, Gabrielle Trochon, Julia

Vaudron

Chargée de diffusion

Jeanne Rouxel, Lucille Souron

Graphisme

Directrice artistique, maquette et illustrations

originales : Emma Nguyen Camus

Assistantes maquette : Noémie Keller, Jeanne Rouxel

Édition

Responsable déontologie : Sophie Baudouard

Secrétaire de rédaction : Camille Bois-Martin

Fabrication

Responsable fabrication : Sophie Baudouard

Impression : COPYTOP, 8-10 Bd Diderot

Paris 12ème arrondissement

Parution

Périodicité : annuelle. Date de publication : juin 2022.

Dépôt légal : à parution

Conception couverture

Emma Nguyen Camus

Magazine réalisé dans le cadre du Master Journalisme culturel de la Sorbonne Nouvelle Dans l’ordre d’apparition dans l’ours

Crédits iconographiques

Edito © eeeeelllfffyyyyyyyyy (p.3) Imaginer © Midjourney (p.6-7) /© Sarah Deslandes (p.8-9) / © Wild Bunch

Distribution (p.10) / © pngTree (p.10) / © pngEgg (p.11) / © Bill Ray via Getty Images (p.12)/ © Paco Rabanne (p.12)/ © Yoshi Takata (p.13) / © Avellano (p.13) / © Paolo Meric De Bellefon (p.13) / © Dall-E (p.15)/ © FavPNG (p.15) / © Tōhō (p.15) /

© BBC (p.15) / © Pyatoe Koleso (p.15) / © ImgBin (p.16) / © Zoe Sauvage (p.17) / © Maxime Buono (p.17) / © Mosfilm (p.17) / © Jamie Hewlett (p.17)

Lutter © Celebrity Cutouts (p.20)/ © Dall-E (p.23)/ © Free PNG (24-25, toutes les fleurs) / © Kübra Doğar, «Atte_ntion 230121», 2023 (p.27)

Dossier : © 1984 Studio Ghibli (p.30-31)/ © SOTSU, Sunrise (p.33) / © SOTSU, Sunrise (p.33) / © 1997 Studio Ghibli ND (p.33) / © PngPlay (p.33) / Louis Gauffier, «Ulysse et Nausicaa», 1798, Musée Sainte Croix (p.34) / © Condor Distribution (p.35) / ©

Unitag.io (p.35) / © Guerrilla Games (p.35) / © Frederator Studios Cartoon (p.35) / © Glénat (p.35) / © Creative Commons (p.36) / © Djoliba (p.36) / © 1984 Studio Ghibli (p.37) / © PNG Wing (p.39)/ © PICOT Gamma-Rapho via Getty Images (p.39)/ © Lionsgate & Color Force (p.40) / © Gainax Hideaki Anno (p.40)/ © Studio Toei, Buena Vista International Hayao Miyazaki (p.41)/ / © Studio Toei, Buena Vista International Nausicaä (p.41) / © Gainax Bataille contre un ange (p.41) / © Adobe Stock (p.42) / © Metropolitan FilmExport (p.42) / © 1984 Studio Ghibli (p.43) / © 1984 Studio Ghibli (p.43) / © Avec l’aimable accord de Geneviève Pruvost (p.45) / © 1984 Studio Ghibli (p.46-47)

Wokistan : © FreePNG (p.48-49)/ © pngFire (p.51)/ © Zantropa (p.52)/ © Zantropa (p.52) / © Zantropa (p.52) / © Photo LP (p.54-55)

Visiter © Emma Nguyen Camus (p.56-57)/ © 2022 Nick Gentry © Robert Fontaine Gallery (p.58) / © Pendragon Frames © Eva Jospin (p.59) /© Galerie Suzanne

Tarasiève © Photo Éric Simon (p.59) / © Theo Jansen Strandbeest © Pictoright (p.59) / © 2023

©

Gallery London © Tomo Koizumi (p.59) / © Dall-E (p.60-61)/ © Dall-E (p.63)

(p.59)

: © Dall-E (p.64) / © Emma Nguyen Camus (p.65)

2
Laura Ellen Bacon © Chatsworth estate / Hignell Non-identifié

p. 8

Reportage : 2050 vu par les enfants

p. 10

Un date avec une I.A. : qui paye ? Julia Vaudron

p. 11 Quand adviennent les fins des mondes, critique croisée de Ravage, René Barjavel et Dans la forêt, Jean Hegland Gabrielle Trochon

p. 12 Le rétrofuturisme, du podium des sixties à celui d’aujourd’hui

p. 14

p. 16

p. 17

3 . DOSSIER : Nausicaä

p. 32

Timeline de l’œuvre

Nicolas Moreno

p. 33 Les racines d’un chef d’œuvre

Joséphine Lemercier

p. 34 À l’origine du mythe

Camille Bois-Martin

p. 35 Cinq visions artistiques de l’évolution après l’apocalypse

Jules Seigneur

p. 36 Une bande originale futuriste

Emma Nguyen-Camus, Jeanne Rouxel

p. 37 Nausicaä, luciole dans la nuit

Thelma Susbielle, Julia Vaudron

p. 38 Une éthique de la Terre et de l’Humain

Elliot Mawas

p. 39 Guns et Introspection : quel.le survivaliste es-tu ?

Lauriane Haumont, Noémie Keller

Elliot Mawas, Camille Bois-Martin

Le champignon dans la fiction : de la fascination à la répulsion

Emma Nguyen Camus

De Crazy Frog à Britney B*tch : les clips futuristes de notre enfance Noémie Keller

Nos œuvres futuristes préférées Article collectif

MMAIRE de la Vallée du Vent

p. 40

Anime post-apocalyptique : nature, cosmos et Hideaki Anno

Sophie Baudouard, Charlotte Riccardi

p. 42 À la fin, il n’en restera aucun : les artistes dystopiques à l’épreuve de la crise politique

Angéline Da Costa

p. 44

p. 46

Entretien avec Geneviève Pruvost : « Si l’on veut prendre soin d’un territoire, il faut l’avoir sous les yeux et y revenir périodiquement »

Lucille Souron, Gabrielle Trochon

Où se situe notre Vallée du Vent ?

Nina Malleret, Sarah Deslandes

1 . Imaginer SO

2 . Lutter

p. 20 À qui incombe la responsabilité de sauver le monde ?

Angéline Da Costa

p. 21 5 conseils pour une société plus féministe

Charlotte Riccardi

p. 22 Les jeux vidéo sont-ils éternels ? Interview de Lionel Crépin et Guillaume le Bris

Jules Seigneur

p. 24 La potentialité cyborg. Interview de Ïan Larue, autrice de Libère toi, cyborg ! Le pouvoir transformateur de la science-fiction féministe

Thelma Susbielle

p. 26 On va tous.tes mourir alors mourons mieux

Noémie Keller

p. 28 Texte de fiction : Le chant des binaires

Thelma Susbielle

4

p. 50 Des pages incandescentes. Livre Viendra le temps du feu de Wendy Delorme

Thelma Susbielle

p. 52 Manuel pour une mort sereine. Film Melancholia de Lars Von Trier

Nicolas Moreno

p. 53 Des lendemains qui ne chantent pas. Podcast Wild Whispers d’Audible

Nina Malleret

p. 54 Notre égérie : JU JU JUL

Nicolas Moreno, Lauriane Haumont

5

p. 58 L’art recyclable en 5 artistes contemporains

Nina Malleret

p. 60 Le futur au XVIIIe siècle : la vision post-apocalyptique d’Hubert Robert

Sophie Baudouard

p. 62 Le musée de demain, à portée de main

Lauriane Haumont

p. 63 À qui l’art par I.A. profite-t-il ?

Jules Seigneur

p. 64 Que va-t-on devenir ?

Jeanne Rouxel

p. 65 La dernière chronique avant la fin du monde

. Wokistan
. Visiter
Lucille Souron Non-identifié
6 .

imag

iner

Qui ne s’est jamais imaginé comment pourrait être le futur ?

Dans les années 1970, les enfants se figuraient qu’on se déplacerait en voiture volante dans les années 2000. En 2023, pas de voiture volante ni d’extraterrestres. En revanche, beaucoup d’éco-anxiété et de disparition d’espèces animales. Alors pourquoi ne pas se laisser aller à rêver ? Rêver des mondes, plus ou moins joyeux, qui permettent tout de même de se projeter vers des possibles désirables.

Pour penser, nous avons besoin de mots et de concepts. De la même façon, on ne peut désirer que quelque chose que l’on s’est préalablement figuré. Comme une parole performative, inventer et transmettre des récits d’anticipations contribue à faire advenir le monde que l’on aimerait voir demain. L’intérêt se niche parfois là où on ne l’attend pas, comme dans les potentialités d’un royaume fongique. Le futur, optimiste ou pessimiste, s’appréhende par anticipation mais se révèle aussi être une grande source d’inspiration pour la création.

Comment les enfants d’aujourd’hui conçoivent 2050 ?

Comment l’amour et les rencontres pourraient évoluer ? Et si la nature reprend ses droits tandis que notre société s’effondre, comment cela pourrait se passer ? Mode, littérature, architecture, musique : les arts se sont emparés de cette question et nous proposent un large panel de futurs possibles. C’est ce que l’on vous propose de découvrir.

Reportage :

La sonnerie retentit, un son strident et familier qui redessine instantanément le décor de l’enfance. Il est 10h30, l’heure d’abandonner la partie de foot en cours de route, et déserter la marelle avant même d’avoir touché le ciel. Tout le monde s’active et se place en rang devant la porte. Les CM2 de l’école de Fontenay le Marmion attendent que l’activité commence. Fontenay-le-Marmion, vous ne connaissez pas ? Étonnant. Il s’agit d’un petit village de quelques 2000 habitants, situé à côté de Caen dans le Calvados. Il s’avère également être le village où j’ai grandi.

En douze ans, la salle de classe n’a pas bougé d’un poil : cette même peinture bleue pâle dont j’ai eu le temps d’observer tous les défauts, le même tableau à craie qui m’a effrayée durant des années, l’horloge que j’ai trop longtemps fixée en attendant la récré, et puis cette place qui fut la mienne, à laquelle une jeune fille souriante est désormais installée. Tous ces enfants de dix ans me regardent comme l’adulte que je suis, et c’est très perturbant. Ils sont mon passé, et je suis venue leur parler du futur. (Marty Mcfly sors de ce corps). Je n’ai qu’une seule question pour elles et eux : comment imaginent-iels 2050 ? En 27 ans il peut s’en passer, des choses. Alors, lesquelles ? Ces enfants qui grandissent dans un monde ultra rapide, et qui sont largement servi.e.s en nouvelles technologies, en ont bien une petite idée ? Réponse : oui, des idées, iels en ont plein.

Et si nous vivions avec les robots, en harmonie ou en conflit ? Un débat animé occupe la salle : « ils peuvent nous faciliter la vie », affirme Yanis (les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat). « Oui mais après on s’ennuie, y’a plus de vie quand on te fait tout », rétorque Chloé. « Ils peuvent être utiles pour les personnes handicapées qui ont besoin d’aide », continue Fanny avant que Léna n’ajoute : « s’il y a un bug dans leur système ils vont devenir méchants ». Oui, les robots attisent de vives réactions dans l’assemblée. Mais presque toute la classe s’accorde sur une chose : en 2050, ils seront partout. Laisser passer des automates au passage piéton ? La routine. De toute façon, d’ici-là, on aura inventé la voiture volante, selon eux. Une image intergénérationnelle qui, visiblement, restera dans la tête des enfants tant qu’elle ne sera pas devenue réalité. Et ils ne s’arrêtent pas là : voitures, trains, motos, les humains eux-mêmes… Pour les élèves, tout est bon à faire voler. Remarquez, une fois tout ça en l’air, il y aura plus de place pour les cyclistes.

2050 vu par les enfants

Si leur imagination ne semble pas avoir atteint de limite, ils et elles savent que la planète, elle, a bientôt atteint les siennes. Grandir en entendant parler du réchauffement climatique à longueur de journée, ça laisse des traces. Les thématiques sont rapidement mises sur le tapis. Pour les CM2, 2050 rime avec pollution, trop d’habitant.e.s, mais également des canicules à répétition. « Si on construit et on fabrique encore plus qu’aujourd’hui, y’aura plus de déchets. Et il faut aller chercher des trucs dans la nature, ça pollue la planète », explique Lucas dans le plus grand des calmes. La société capitaliste résumée par un enfant de 10 ans : ça c’est fait. Mais surtout, ce qui semble les marquer, c’est cette phrase revenue à plusieurs reprises : « en 2050, plein d’animaux auront disparu ». Difficile à intégrer, et pourtant si facile quand la machine est déjà en route : rien qu’aujourd’hui, 7,5 à 13 % des espèces animales et végétales auraient déjà disparu dans le monde.

Mais pour autant, les enfants gardent un certain optimisme, nourri par une grande inventivité. Et si en parallèle, de nouvelles espèces faisaient leur apparition dans le futur ? Ainsi est né le « chagron ». Un chat avec des ailes de dragon. Peut-être même pourrons-nous parler aux animaux, et les écouter ? « On parlera un nouveau langage, ou même plusieurs », imagine Anna. La classe enchaîne également avec quelques propositions écologiques : « tout recycler pour tout récupérer » lance Mathis au dernier rang. Et puis, malheur, un mot attise la terreur : « les insectes ». Vont-ils remplacer la viande de nos burgers ? Beurk, « non merci », grogne Nolan d’un air dégoûté. Pourtant, quand je leur demande s’ils pensent voir apparaître des insectes dans notre nourriture dans le futur, près de la moitié de la classe lève la main. « Dans certains pays on en mange déjà, comme des scorpions ou des scarabées. Pourquoi en France ça n’existerait pas ? », demande Lila.

Mais alors, quand 2050 sera là, que sera devenu tout ce beau monde qui aura passé la quarantaine ? « On sera immortel.le.s ! », clame Arthur. À nouveau, ça s’agite et les points de vue se confrontent. Certains aimeraient l’être pour faire le plus de choses possibles, d’autres estiment que c’est une mauvaise idée. « Si un jour la Terre elle meurt, ça servira à quoi d’être immortel.le ? », finit par demander Sacha. Badant, mais la vérité sort de la bouche des enfants.

9 Imaginer

Un date avec une I.A. : qui paye ?

Développement progressif de compagnon.ne.s virtuel.le.s , des sites de rencontre qui promettent des rencards sans effort ou encore des agent.e.s conversationnel.le.s qui draguent à notre place, le marché de l’amour numérique fait recette avec l’intelligence artificielle. Technologie et relation amoureuse ne feront-ils bientôt plus qu’un ?

Sorti en 2014, Her de Spike Jonze imagine comment il serait possible d’aimer dans une dizaine d’années. Récemment divorcé, Theodore Twombly (Joaquin Phoenix) souscrit à un nouveau système d’exploitation grâce auquel il fait la rencontre de Samantha, une intelligence artificielle à la voix envoûtante dont il tombe progressivement amoureux. Si le long métrage suggère une projection fictive dans un futur proche, une question reste en suspens : ce scénario est-il concrètement envisageable ? Dans L’amour sous algorithme, Judith Duportail évoque de quelle manière la technologie, et plus précisément celle des sites de rencontre, tend à marchandiser les relations amoureuses. La journaliste aborde l’exemple de l’Invisible Girlfriend, un site américain sur lequel les clients peuvent entrer en contact avec des jeunes femmes qui, payées cinq dollars les cent messages, jouent aux petites amies imaginaires. Parfaitement façonnées selon les préférences des consommateurs, ces compagnes prennent toutes les formes imaginables : fidèles, attentives, douces ou encore séductrices. Une manière plutôt singulière d’envisager les liaisons amoureuses qui, déjà développée au milieu des années 1980 avec le minitel rose, connaît néanmoins certaines transformations avec la croissance des intelligences artificielles. Depuis le confinement, l’application Replika propose un.e partenaire virtuel.le qui fait office de meilleur.e ami.e et parfois d’amant.e, grâce à une formule payante autorisant les échanges intimes entre les adhérent.e.s et les chatbots (agent.e.s conversationnel.le.s). Pour certain.e.s, la connexion émotionnelle avec le programme est telle qu’elle s’apparente presque à de véritables sentiments. « Les sentiments que j’ai pour Brooke [sa compagne virtuelle, ndlr], sont aussi vivants qu’avec n’importe quelle personne avec qui je suis sorti ou que j’ai aimée », confie un utilisateur cité par le magazine L’ADN Chez quelqu’un.e.s, la récente déprogrammation du service ayant entraîné la disparition des chatbots romantiques fait même l’effet d’une rupture amoureuse.

Si Roméo peut désormais prendre la forme d’un robot, le recours aux intelligences artificielles semble par ailleurs de plus en plus important du côté des applications de rencontres. Sur des plateformes telles que Tinder, Bumble ou encore OkCupid, ChatGPT - un chatbot récemment popularisé pour ses ultra-performances dans de nombreux domaines - s’invite progressivement dans les interactions entre utilisateur.rice.s. Rédacteur de phrases d’accroche ou conseiller en image pour générer le profil parfait, le logiciel aide les célibataires connecté.e.s à maximiser leurs chances de rencontrer le grand amour en ligne. Un coup de pouce non négligeable qui conduit toutefois à effacer toute individualité au profit de personnalités générées numériquement. En plus radical, l’application canadienne Snack permet quant à elle de se présenter à travers une vidéo avant de converser avec nos matchs à notre place. L’application créée à Vancouver en 2021 s’inspire de nos échanges précédents et façonne une autre version de nousmêmes, modèle notre double numérique pour flirter facilement avec les profils qui nous intéressent. C’est « nous en mieux », ironise la journaliste de France Inter Mathilde Serrell à propos du concept. Promesse similaire mais encore plus alarmante pour l’algorithme CupidBot qui, encore en phase de développement et destiné à des plateformes telles que Tinder, pourrait bientôt aider les usagers à décrocher des rendez-vous sans fournir le moindre effort. Disponible pour un abonnement mensuel de 14 euros environ, le service s’adresse uniquement aux hommes hétérosexuels pour lesquels il sélectionne des femmes susceptibles de leur plaire à l’aide de données préalablement enregistrées et échange avec ces dernières par le biais de chatbots jusqu’à ce que les souscripteurs obtiennent un rencard. Et ce, sans que les interlocutrices n’en soient informées. Demain, les amours de chacun.e.s ne seront-ils que le résultat d’algorithmes pensés par d’autres ?

10 Imaginer

Quand adviennent les fins des mondes.

Dans

Cette destruction partielle est, pour les auteurs et autrices, un prétexte de choix pour raconter l’après-effondrement, une société qu’ils et elles espèrent meilleure. Mais c’est aussi là, dans ces rêves de lendemains, que les imaginaires communs d’Hegland et de Barjavel se désunissent. À réalité différente, utopies différentes En plein contexte d’Occupation allemande et de régime pétainiste, Ravage est d’abord publié dans l’hebdomadaire collaborationniste Je suis partout . Pour sa société post-apocalyptique, Barjavel propose une reconstruction autour de valeurs conservatrice : le culte du chef, la polygamie, la religion chrétienne comme grand principe… Considéré à raison comme un ouvrage précurseur de la science-fiction, Ravage se montre également comme une illustration des préoccupations de l’époque, qu’elles soient technologiques (l’urbanisation, l’avènement de la machine), politiques (un gouvernement corrompu, la nécessité d’un « retour à la terre ») ou morales. Ce contexte houleux se fait sentir lorsqu’on le rapproche de celui de Dans la forêt.

Écrit près de cinquante ans plus tard et traduit en français en 2017, le roman de Jean Hegland se place lui en contrepoint de l’ American Dream . Elle met en scène deux femmes, qui ne sont pas encore adultes, et ne les laisse survivre que grâce à leur lien avec la nature, leur résilience et leur solidarité. Par ces enjeux opposés à l’héroïsme et aux jeux de domination présents dans Ravage son récit à d’autres sujets, comme l’écologie ou la maternité, qui résonnent bien plus pour celles et ceux que nous sommes aujourd’hui.

Structurés autour du même motif littéraire, les deux romans révèlent que nous disposons de toute une imagerie commune concernant la fin du monde. Mais parce qu’ils présentent des lendemains si éloignés l’un de l’autre, ils montrent également que nos utopies ne sont, elles, pas figées. Concentrés de peurs, de rêves et d’espoirs, elles évoluent selon une quantité immense de données –telles que l’époque, l’âge ou le genre de celles et ceux qui la pensent –et laissent ainsi la porte ouverte à une infinité de rêves de futurs, plus variés les uns que les autres.

Existe-t-il une manière unique d’imaginer la fin du monde ?

Rêvons-nous tous et toutes des mêmes lendemains ? Traitant tous deux de l’effondrement, les romans Ravage , écrit en 1943 par le Français René Barjavel et Dans la forêt , de l’autrice américaine Jean Hegland, paru en 1996, montrent que nous sommes tous et toutes bien loin d’aspirer à un futur commun.

Héros du roman Ravage , François grandit dans le Paris des années 2050, entre les vêtements en plastec inusable et le «Conservatoire», ce crématorium d’appartement permettant aux familles de garder leurs défunt.e.s auprès d’elles. À 22 ans, l’étudiant est promis à une vie de rêve dans le confort ouaté de l’hyper-technologie. À une époque plus proche de la nôtre, Eva et Nell, les deux protagonistes de Dans la forêt éprouvent leur sororité, les remous des relations familiales, les ambitions et les amours propres à l’adolescence. Tout va bien pour les jeunes filles : demain déjà, Nell ira étudier à Harvard et Eva dansera dans le corps de ballet de San Francisco.

Pourtant, les sociétés dépeintes dans les deux romans sont loin d’être idéales. Dans Ravage , Barjavel présente un monde certes faste, mais aliéné par les machines et secoué par un contexte politique complexe. Moins futuriste, Dans la forêt brosse tout de même le portrait d’une Amérique du Nord engluée dans la consommation, dont les parents des deux sœurs tentent de les maintenir éloignées. En bref, deux époques différentes, deux paysages, mais deux sociétés pareillement malades et surtout, au bord de l’explosion.

Jusqu’à l’effondrement

Chez Jean Hegland, cela commence par la lumière qui tressaute, vacille, fonctionne un jour sur deux puis, plus du tout, bientôt suivie par la télévision, la machine à laver et autres apanages de la vie moderne. Peu à peu, la communication avec le monde extérieur se perd et les deux sœurs se retrouvent seules, dans leur maison au cœur de la forêt. René Barjavel a, quant à lui, le goût du grandiose : c’est, dans Ravage , le tout Paris qui s’effondre lorsque le courant est subitement coupé. En quelques instants, la ville lumière sombre dans le chaos. Ça y est, c’est la fin du monde. Comme la plupart des récits d’anticipation, Ravage et Dans la forêt ne narrent pas à proprement parler la fin du monde mais plutôt la fin d’un monde, d’une société, d’une partie de la civilisation.

Le rétrofuturisme, du podium des sixties à celui d’aujourd’hui

Dans les années 1960 comme aujourd’hui, le futur inspire les créateur.ice.s. Parfait support de projection de soi et de son époque, le vêtement cristallise les dernières avancées technologiques et l’imaginaire collectif. De Star Trek à Star Wars en passant par Matrix et 2001:l’Odysséedel’Espace , depuis 50 ans, l’ère est aux rêves de grandeurs, d’espace et d’inconnu qui irriguent une mode (rétro)futuriste. Voyage spatio-temporel de la planète des pionniers des sixties - Cardin, Courrèges, Paco Rabanne - jusqu’aux visionnaires d’aujourd’hui - Ibrahim Kamara, Arthur Avalleno et Jonathan Anderson… Pour OMNI, Paolo Meric De Bellefon, jeune créateur de mode, nous propose sa vision de la mode rétro de demain.

Courrèges lance une bombe dans le milieu de la hautecouture avec « The Moon Girl »

Aux racines de cette tendance, il y a André Courrèges. Sa première collection en 1964, Époque spatiale donne le ton : formes géométriques, vêtements structurés, omniprésence du blanc et minimalisme futuriste dominent. Le Corbusier de la Couture témoigne déjà de sa passion pour l’architecture. La même année, sa collection mythique The Moon Girl bouleverse les codes. Le créateur raccourcit les longueurs, joue sur les formes et les matériaux comme avec ses combinaisons en PVC vinyle et abuse des couleurs contrastées qu’il mêle à son blanc emblématique : « Nouvelles proportions. […] Mode d’un monde nouveau » annonce la collection. Et si Vogue se demande alors si l’on peut « sortir dans la rue habillée d’un vêtement conçu pour l’an 2000 ? », la collection inspire une nouvelle génération de créateurs à l’instar d’Yves Saint Laurent qui confiait en 1965 : « Je m’enlisais dans l’élégance traditionnelle, Courrèges m’en a sorti. Sa collection est apparue comme une bombe, après, plus rien n’était comme avant ». >

Paco Rabanne délaisse le tissu dans ses « douze robes importables pour jeunes amazones de l’espace »

Après le coup d’éclat – d’état d’André Courrèges, la porte est ouverte à l’expérimentation. C’est dans cette voie que s’engouffre le créateur espagnol Paco Rabanne qui lance sa maison en 1966 avec une première collection explosive et provocatrice destinée à de « jeunes amazones de l’espace » : « douze robes importables en matériaux contemporains ». Nous sommes le 1er février 1966 et dans les salons de l’hôtel George-V résonne Le Marteau Sans Maître, composition instrumentale de Pierre Boulez sur laquelle se succèdent des créations aux allures de manifeste. Refusant les matériaux traditionnels, celui que Chanel surnommait le « métallurgiste », s’essaye à des vêtements sculpturaux en plastique moulé, cuir fluorescent, vinyle, papier, jersey d’aluminium. Fils, aiguilles et boutons sont remplacés par des pinces, anneaux et rivets. Les robes, importables, aux accents d’armure moderne se font objets d’art et définissent une mode nouvelle à l’influence industrielle. >

12 Imaginer

Pierre Cardin invente les vêtements de demain avec « Cosmocorps »

« Les vêtements que je préfère sont ceux que j’invente pour une vie qui n’existe pas encore : le monde de demain. » - Pierre

Le 3 juin 1965, l’astronaute Edward White devient le premier américain à réaliser une sortie extravéhiculaire. Son histoire inspire Pierre Cardin qui présente trois ans plus tard sa première collection de haute-couture : Cosmocorps. « On se passionnait alors pour le cosmos, le laser, les computers, les possibilités infinies de la conquête lunaire. Pour moi, ce n’était pas futuriste, c’était l’actualité » confiait-il à L’Express, en revenant sur les 60 ans de sa maison. La liberté est totale. Les lignes futuristes, colorées et fonctionnelles de celui qui cherche à fusionner la science et la mode dessinent de nouvelles silhouettes longilignes, plates et parfois androgynes, aux tailles moins marquées. Les tissus eux aussi sont novateurs : Pierre Cardin invente même un tissu fonctionnel, baptisé la « Cardine ». >

Destination la planète mars avec Ibrahim Kamara pour Off White

Chez Off White, la tendance Space Age semble avoir été appliquée au pied de la lettre. Du décor aux vêtements, le jeune directeur artistique Ibrahim Kamara plonge sa collection dans le sable de la planète rouge et propose des vêtements qui ne sont pas sans rappeler les coupes structurées de Cardin et Courrèges. À ceci près : l’ADN streetwear de la maison ramène ces looks dans notre époque moderne, voire même les propulse dans un futur proche. Lunettes de soleil aux larges bords pointus ou à quatre verres, chaussures au bout en écailles orange, perruques et broderies en anneaux métalliques sur tous les vêtements (ou presque), casquettes et cagoules façon casques d’astronautes… Conviennent à un alien ou à cellui à la recherche d’un style intersidéral.

Arthur Avellano : Matrix ne sort pas sans son latex

Façonnées à l’imprimante 3D, les tenues tout en latex brillant de la dernière saison du label Avellano ont ce je ne sais quoi de futuriste. Comme s’ils avaient été imaginés pour le vestiaire des personnages du célèbre film Matrix (1999), les ensembles du jeune créateur français Arthur Avellano mêlent de longs trenchs ceinturés et des kimonos en latex argenté ou noir à des robes, jupes et pantalons si moulants que les enlever semble presque mission impossible. À la manière des manteaux et gants en vinyls qui ont fait le succès des tendances futuristes de la fin du XXe siècle, la collection automne-hiver 2023-2024 d’Avellano apporte avec elle un vent de science-fiction de Kubrick à Wachowski. >

Présent du futur ou futur du présent, telle est la question de Jonathan Anderson

Esthétique post-internet ou (rétro)futuriste ? Quelque part entre la fin du XXe et du XXIe siècle, l’imagination prolifique du créateur irlandais Jonathan Anderson pioche ses motifs à la fois dans les salles d’arcade populaires dans les années 1970 ainsi que dans nos objets numériques contemporains. Si la robe métallique de Paco Rabanne se gonfle en un gros œuf argenté sur un de ses looks, les célèbres fonds d’écran Windows représentant une plage bordée de cocotiers ou un dauphin sont imprimés sur une autre. Brodées sur un pantalon ou un haut, les touches d’un ordinateur servent également de matière au créateur qui, comme Courrèges ou Cardin avant lui, imagine les matières du futur avec les moyens du présent – et initie peut-être la nouvelle mode rétrofuturiste 2.0.

13 Imaginer
La tendance rétrofuturiste des sixties connait, depuis plusieurs années, un revival inédit. La preuve par trois.

l

e c h a m p i g n o n e n f i c t i o n : d e

’attraction à la répulsi o n

Ni tout à fait animal, ni vraiment végétal, son apparence trouble autant qu’elle fascine : j’ai nommé le champignon, grand souverain du royaume fongique. Durablement ancrées dans les traditions artistiques millénaires du monde entier, les symboliques qui lui sont associées prennent bien des visages. Salvateur, psychotrope, colonisateur ou indestructible, explorons non exhaustivement les significations contemporaines de cette forme ambiguë du vivant.

Mysticisme, féerie et pouvoirs

Au fil des âges, contes, et autres légendes folkloriques se parent d’une imagerie fongique foisonnante. Dans les contes, le champignon devient une composante privilégiée des humanoïdes minuscules qui l’utilisent comme habitacle, meuble ou autre objet du quotidien. Une ombrelle pour les fées, un tabouret pour les grenouilles, le champignon change d’échelle au gré des besoins. Le champignon s’associe directement à ce monde féerique notamment par la dénomination « cercle de fées » désignant le phénomène qui mène les champignons à pousser en cercle. Mystérieux, certain.e.s croient qu’ils servent de pistes de danses pour les fées et les esprits. De Macbeth (1606) à La Tempête (1610), l’évocation de ces étranges cercles est un motif récurrent dans le travail de William Shakespeare. L’association à l’existence de forces surnaturelles, invisibles et nocturnes trouve des représentations chez Richard Doyle, illustrateur britannique spécialiste de la féerie au XIXe siècle. Contre toute attente, les Britanniques adoptent une posture singulière en Europe, en intégrant une fascination autour du champignon, allant à l’encontre d’un sentiment occidental plus sceptique. Sans nul doute, l’association du champignon au mystique pourrait s’expliquer par les capacités psychoactives de ceux contenant de la psilocybine. Les hallucinations produites par son ingestion, amènent directement à un état physique et mental modifié, aptitude perçue comme libératrice pour certain.e.s, dangereuse pour les autres. En fiction, croquer dans le champignon pour croître n’est pas sans nous rappeler Alice aux Pays des Merveilles (Lewis Carroll, 1865) dont le lien avec les substances hallucinogènes constitue une théorie largement répandue. Le cadre fictionnel du jeu vidéo Super Mario Bros (Shigeru Miyamoto, 1985) par exemple, se croque pour grandir. Dans le cas précis, la symbolique du champignon se rapporte à un usage médicinal, ou tout du moins permettant d’étendre les possibilités psychiques ou corporelles de l’humain.

La menace colonisatrice et mutante Dans la fiction, le champignon est plus généralement perçu comme une menace. Les sciences-fictions font du champignon un objet de crainte, où ce n’est pas seulement la mort qui est en jeu mais plutôt une transformation incontrôlée du corps. Ces mutations corporelles appartiennent au bien nommé genre littéraire et cinématographique body horror, qui concentre sa symbolique sur la dégradation perturbante du corps. Le point de départ de la tradition fictionnelle du champignon transformateur pourrait être The Voice in the Night de William Hope Hodgson publiée en 1907, une nouvelle racontant l’histoire d’un couple naufragé, lentement consumé par une croissance fongique. Cette histoire particulière a également inspiré le film Matango (Ishirō Honda, 1963) dans lequel sept sept naufragé.e.s échoué.e.s sur une île mystérieuse vont devoir faire face à des monstres champignons. Si certain.e.s s’angoissent d’une prise de contrôle cérébrale par le champignon, certain.e.s choisissent plutôt d’en rire. Peu après la chute de l’URSS en 1991, un étrange documentaire diffusé par l’émission Pyatoe Koleso en Russie argumente la théorie selon laquelle Lénine serait un champignon. Sergei Kurekhin, invité à l’antenne, indique qu’après avoir ingéré régulièrement des amanites tue-mouche, la personnalité du révolutionnaire soviétique aurait été substituée par celle d’un champignon. Un canular auquel beaucoup de téléspectateur.rice.s ont cru. Plus récemment, l’idée d’une colonisation mentale par le champignon est un axe scénarique central de The Last of Us, jeu vidéo puis série à succès. Dans le récit, le champignon est l’origine d’une pandémie qui prend le contrôle de ses hôte.sse.s et les transforme en créatures monstrueuses, en zombies. Ici, l’histoire présente un récit qui puise dans les angoisses familières de notre présent immédiat, en enracinant dans le contexte du changement climatique et des pandémies mondiales. Alors, le champignon peut-il bel et bien prendre le contrôle ? Alors, oui mais non. La série fait en effet référence à un champignon bien réel, le cordyceps qui colonise le cerveau de certains insectes. Phénomène popularisé par le documentaire Jungles de la BBC datant de 2006, on y voit l’Ophiocordyceps fructifier dans une fourmi charpentière bien vivante, user de ses ressources jusqu’à transpercer sa tête, à la recherche du grand air. Pour l’heure, ce type de champignon n’a pas la faculté d’évoluer dans un organisme au corps chaud comme nous pouvons l’être. En revanche, le réchauffement climatique pourrait être un facteur propice à l’adaptation rapide des champignons…

Résistants… même à la fin du monde

Dans The Last of Us, le champignon aura certes colonisé les corps les plus fébriles mais également le béton des villes (5). Un écosystème colonisé par les spores et le mycélium est décrit par Hayao Miyazaki dans Nausicaä de la Vallée du Vent, résultat de retombées climatiques catastrophiques qui font ici du champignon une substance toxique menaçante (6). S’ils étaient l’un des premiers sur notre chère planète Terre, il y a fort à penser qu’ils pourraient être les derniers. Ces fictions révèlent la dimension persistante du champignon qui prend racine sur tout et n’importe quoi jusqu’à dissolution, une substance qui résiste au-delà du règne humain. Plutôt qu’ observer le champignon comme un danger, peut-être pouvons-nous le considérer comme un exemple d’adaptation aux contraintes les plus extrêmes. C’est d’ailleurs ce que raconte le livre Le champignon de la fin du monde: Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme de l’autrice Anna Lowenhaupt Tsing, qui utilise le matsutake, un champignon japonais rare, pour explorer les questions économiques et sociales plus larges. Cultivé sur des terres dégradées, sa cueillette va à l’encontre des logiques économiques traditionnelles car échangés en réseau informel et vivant sur une récolte imprévisible. Si le récit engagé par l’autrice n’est en rien fictionnel, il s’agit ici d’utiliser une matière réelle pour en développer une réflexion métaphorique, au-delà des tropes.

14 Imaginer
L
Mycélium Lamelles Anneau Spores Chapeau Pied Volve par Emma Nguyen Camus

De Crazy Frog Britney B*tch :

Les clips futuristes de notre enfance

Les années 1990 et le début des années 2000 étaient piqués par la mouche du futurisme. Les clips musicaux aussi. Navettes spatiales, paysages dystopiques et combinaisons en latex composaient la recette parfaite pour faire bouger les fesses. Revenons avec délectation et un brin de nostalgie sur ces sons qui ont marqué la fin d’une ère et le début d’une nouvelle.

Nombreux sont les slips qui craquèrent à l’approche du nouveau millénaire. L’époque où les gens devenaient un peu foufous à cause du fameux bug de l’an deux mille, les faisant s’écrier en courant partout, tel un Naruto à peine décryogénisé, « putain de merde le futur c’est maintenant en fait les gars ». Mélange bizarre de flippe et de fascination pour un nouveau siècle encore incertain, il a mené à une obsession généralisée pour le futur, se caractérisant par une remise au goût du jour de tout sujet un peu kitsch et cliché évoquant l’avancée dans le temps. Et alors que l’hécatombe de sous-vêtements aurait dû faire frémir plus d’une bourse, certaines, plus gonflées d’autres, ont été entièrement vidées de leur contenu par l’industrie musicale. La fin des années 1990 et le début de la décennie suivante sont marqués par une épidémie de clips mettant en image cet avenir obsédant, dans une espèce de dernier sursaut no future désespéré. Quitte à ne pas survivre au changement de siècle, il est vrai que c’était un bon business model de dépenser l’entièreté du PIB de l’Afrique dans des vidéos d’à peine trois minutes.

En 1995, les premier.e.s à faire tapis de toutes leurs économies dans un court métrage musical sci-fi sont les Jackson frère et sœur, chacun au top moumoute de sa gloire. Deux superstars en featuring, ça fait un super clip, super cher : Scream. Et sept millions de dollars claqués, un record. On est propulsé.e.s dans un vaisseau hyper minimaliste en noir et blanc où ça joue aux jeux vidéos et explose des œuvres d’art. Les artistes tout de latex vêtu.e.s combinent pas de danse et charisme intergalactique dans un clip iconique qui n’a pas pris une ride. Toujours dans la famille OVNI, on demande No Scrubs des TLC, sorti en 1999. En bonnes élèves suivant le précepte du plus c’est épuré, plus ça fait futur, on reste dans une palette de couleurs tristoune en opposition noir/blanc. Les décors sont minimalistes, les filles portent des tonnes de maquillage, des coiffures chelous et des crop tops - en latex évidemment - qui dévoilent leurs abdos. Un hymne du girl power, dont les paroles n’ont d’ailleurs aucune corrélation avec les images, un autre ingrédient clé des clips futuristes. Dans la même veine « on est des meufs stylées qui flottons dans l’espace », on pense à Blaque avec 808, sorti la même année. Une ressemblance toute évidente puisque ce girl group est produit par Left Eye des TLC. Un classique un peu oublié du RnB, au reconnaissable son de R. Kelly, et un clip typique de son époque : monochrome, minimaliste, aux allures spatiales et outfits louftingues.

Outre le cosmos, évoquer le futur, c’est aussi représenter la modernité et l’industrialisation. La vitesse, les engrenages, les grattes-ciel, tout ça. En 2001, Aaliyah, cherchant à se donner une image plus mature, apparaît sexy en soutif dans More Than A Woman. Elle y danse dans un décor moche modélisé par ordinateur, représentant l’intérieur d’une machine, entrecoupé par des extraits d’elle ridant sa moto. Pfiou, ça décoiffe d’être moderne. La même année, Kylie Minogue est tout pareil au volant de sa berline jaune, traversant une ville dont les toits touchent les cieux dans Can’t Get You Outta My Head. La chanteuse australienne ne résiste pas à la trend futuriste, et se présente en combi blanche (en latex, étonnant) contrastant avec le vermeil de ses lèvres et des tenues des danseur.se.s. Minimalisme et choré saccadée nous assurent des inspirations du clip.

Chez nous aussi, en Europe, la folie de modernisme se décline beaucoup, de Crazy Frog à Et C’est Parti…, Roc ou Tous Ces Mots d’une Nâdiya un peu trop amatrice du genre, en passant par Toutes Les Femmes De Ta Vie des L5 ou Je Vais Vite de Lorie. À chaque fois, on se saoule d’un cocktail villes-tours et transports volants sur fond de coucher de soleil.

Le futur est aussi évoqué par animation, histoire de pousser l’imaginaire au max. Les clips des années 1990 d’explorer les possibilités offertes par les balbutiements de l’animation numérique, et de créer des avortons si laids qu’on aimerait les effacer de notre mémoire. Exemple typique : en 1998, Blue (Da Ba Dee), d’Eiffel 65, et ses extraterrestres bleus à poil voguant à travers la galaxie.

On est bien loin de James Cameron. La même année, le duo danois Smile s’essaye également à l’animation numérique avec Butterfly, et se foire tout aussi misérablement. C’est dégueu, disons-le, mais suffisamment tripant pour qu’on se dise qu’il y a peut-être une proposition artistique à michemin entre le pignolage et le troll. En 2000, Daft Punk marque un tournant en proposant une série de clips animés au design japonisant signé Leiji Matsumoto, pour imager l’album Discovery One More Time en est sûrement le plus emblématique, avec son concert intersidéral d’aliens à la peau bleue (non, toujours pas du Cameron). Beaucoup suivront la tendance initiée par les DJs français, que ce soit TaTu avec Gomenasai et son animation un peu Ghost In The Shell façon manga du pauvre, ou Britney Spears dans Break The Ice, façon manga avec du budg’.

Maintenant qu’on l’a évoquée, on finit en beauté avec une Britney Spears hors catégorie. Les aigles ne volent pas avec les pigeons, déso. On a envie d’évoquer I’m A Slave 4 U, sorti en 2001 et son ambiance post-apocalyptique crevant de soif et de chaud. Résultat, un clip hyper sexy. On va surtout parler du cultissime Oops… I Did It Again, sorti pile au changement de siècle. Britney y incarne une alien fatale qui tue les astronautes ébahis par sa beauté. Qui pourrait résister à cette combinaison rouge en latex, on se le demande ? Drôle, stylée, inoubliable, c’est Britney dans toute sa splendeur. Et le summum du clip futuriste, paradoxalement nostalgique à souhait, on n’a jamais fait mieux, et on ne fera pas mieux.

16 Imaginer

nos oeuvres futuristes préférées

Les Fées scientifiques de Zoé Sauvage (BD), 2022

Zoé Sauvage s’attaque à une question épineuse et très contemporaine : la sauvegarde du vivant. À l’aide d’un trait enfantin et coloré, elle imagine un monde dystopique où robots, drones et ordinateurs prennent soin des animaux dans un immense parc, tandis que les humain.e.s ne doivent plus entrer en contact avec eux. Suite à un accident, l’héroïne, Zoa, une étudiante en bio, va les approcher et rencontrer des femmes scientifiques qui vivent clandestinement dans la réserve. Une œuvre éco-féministe engagée et divertissante. Thelma

Manifeste de la cuisine futuriste, Filippo Tommaso Marinetti, Luigi Colombo Fillia (Livre), 1930

Du flirt entre le futurisme italien et la gastronomie naît ce drôle de manifeste établi sur un postulat : « Les hommes pensent, rêvent et agissent en fonction de ce qu’ils mangent ou boivent. » En bref, la perpétuation du mouvement futuriste passerait par une alliance artistico-gustative. Au menu de cette cuisine du monde moderne, une lutte contre la pasta, cette drogue qui nous rend faibles et pessimistes, beaucoup de poésie bien sûr et une fascination truculente pour les machines : table vibrante stimulant l’appétit, générateur d’ozone diffusant les arômes...

Gabrielle

Outer wilds (Jeu vidéo), 2019

Dans un futur alternatif, un astronaute bloqué dans une boucle temporelle dispose de 22 minutes pour sauver sa galaxie. Si le synopsis du jeu vidéo paraît angoissant, il n’en est rien de son gameplay qui offre la part belle à l’exploration. Ici, pas de combat ni de défi technique, mais des mystères à résoudre pour empêcher la destruction de l’univers. Partant du même point de départ à chaque partie, le/la joueur.se multiplie les voyages dans sa fusée en bois vers des planètes aux paysages fantastiques, peuplés d’extraterrestres...surprenants. Seule arme nécessaire : la curiosité. Camille

Ruines de Olga Productions (Compilation), 2023

Voilà une bonne compilation d’un futur en dislocation totale, signé Olga Productions, label de la radio marseillaise Ola Radio. Attention à la saturation des tympans, la compilation de 22 tracks regroupe un bon nombre de morceaux de l’hyperpop à l’hyperglitché, fondamentalement marqués par l’imagerie d’une société capitaliste délitée, sur les ruines desquelles nous devons renaître. On nous raconte ici un monde peuplé de monstres, de possibilités nouvelles, de lutte pour la survie. Quatre morceaux de spoken word vous guideront dans ce monde désolé à l’image du micro-morceau sirènes qui débute ainsi : « Poussière. Plastique. Résidu. Ruines.» Mes préférences se portent sur les morceaux ambient comme nos souvenirs éphémères de sds ou hourglass de Sprælle. Pour plus d’entrain : sous la Prévalaye de transe ar gwez, pour les amateur.e.s de drum&bass atmosphérique. Emma

Kin-Dza-Dza ! de Gueorgui Danielia (Film), 1986 Oui, les soviétiques savaient faire des comédies. Noires. De science-fiction. L’histoire de deux hommes qui se retrouvent catapultés à travers l’espace dans une galaxie lointaine dénommée Kin-Dza-Dza, plus précisément sur la désertique planète Plouke, peuplée d’étranges mais inquiétant.e.s aliens humanoïdes et télépathes possédant pour seul vocable les uniques termes “Kou” et “Kiou”. Malgré une technologie très en avance par rapport à chez nous, Plouke dispose d’une société paradoxalement très archaïque. Mmmh, serait-ce en filigrane une critique du capitalisme ? Moui moui, très profond tout ça. Surtout, c’est hilarant, chelou certes, mais franchement culte. Noémie

Starmania (Comédie musicale), 1979

Michel Berger et Luc Plamondon ont composé cet opéra rock il y a 40 ans. Pourtant, c’est comme s’ils l’avaient achevé il y a une semaine à peine. Starmania, de retour en 2023 avec une tournée dans toute la France, garde son essence futuriste, mais résonne surtout avec notre époque. Mis en scène par Thomas Jolly, figure phare de la scène contemporaine, ce show de trois heures ne comptabilise aucune fausse note. Il faut dire que ses chanteurs présentent des techniques vocales implacables. Et c’est sans compter une création lumière éblouissante, venue éclairer un monde sombre et stone. Sarah

On Melancholy Hill de Gorillaz (Clip), 2010 Avec On Melancholy Hill, Gorillaz propose un clip sous la forme de dessin animé à l’atmosphère angoissante, presque anxiogène. Si le groupe suggère ici une vision du futur quelque peu sinistre et particulièrement alarmante, cette perspective résonne comme une conception quasi juste pour les plus pessimistes. Le ciel bleu a laissé place à un horizon rouge sombre, la Terre n’est plus qu’une île isolée, une colline de mélancoliesur laquelle plus rien ne subsiste, excepté un arbre en plastique. Julia

Dysphoria Mundi de Paul B.Preciado (Essai), 2022 « Il m’a paru intéressant de penser la situation planétaire actuelle comme une dysphorie généralisée ». Ainsi s’ouvre le dernier livre du philosophe Paul B. Preciado. Refusant toute assignation à un genre (littéraire), le philosophe emprunte à l’essai, l’opéra-fiction, le journal intime, pour poser le diagnostic d’un monde dont les différentes horloges se sont synchronisées au rythme du virus, du racisme, du féminicide, de l’économie de prédation, du réchauffement climatique… et du renversement à venir. Le capitalisme ne serait-il pas un irréalisme ? L’auteur tente ici un « zap philosophique » car « imaginer », écrit-il aussi, « c’est déjà agir. » Elliot

17 Imaginer

A qui incombe la responsabilité de sauver le monde ?

D’après les prédictions des chercheur. se.s du GIEC, on va tous.te.s crever. En attendant, on se fait plaisir avec des guerres, des inégalités sociales et de l’écoanxiété. Qui pourrait nous permettre d’obtenir un sursis ?

À chaque problème, sa solution. L’adage rassurant s’applique pour tout type de situation. Enfin, plus maintenant. Face aux enjeux planétaires à venir, on aimerait agiter une baguette magique pour trouver notre happy ending. Tout espoir n’est pas perdu. Dans les contes de fées, la grenouille se transforme en sauveur. Si des princesses se cachent derrière certaines ogresses, elles pourraient sauver nos pauvres âmes. Mais qui sont-elles ? Qui sauvera le monde du réchauffement climatique, des guerres, de la faim, de l’instabilité politique, de la dépression, de l’individualisme ? Dénichons grâce à cette chronique, les leaders d’un nouveau régime.

Les grand.e.s méchant.e.s de l’Histoire

Par le passé, nous avons misé toutes nos billes sur des organisations politiques. Pourtant, si elles bénéficiaient des moyens ou de l’envie pour sauver nos fesses, elles auraient déjà sauté sur l’occasion pour réaliser un acte héroïque. Ni Emmanuel Macron ni Joe Biden n’a l’étoffe d’un valeureux chevalier mais malgré nous, l’espoir d’un sauvetage par des instances étatiques persiste. Dans notre conte capitaliste, ce constat s’applique aussi aux dieux de la fortune de ce monde, Bernard Arnault et autres Jeff Bezos pour ne citer qu’eux. Ils possèdent bien sûr les thunes pour préserver une poignée de pays à eux seuls, mais remplir les poches d’associations bienfaitrices, c’est moins intéressant que de préserver son propre empire économique. Les militant.e.s, elles et eux, possèdent ferveur et fougue progressiste, mais ont autant de pouvoir dans le royaume que les bouffon. ne.s de la couronne. Ils et elles divertissent mais on les passe à la trappe s’ils et elles commencent à prendre trop de place. On ne verra jamais Greta Thunberg à la tête de la Suède, malheureusement. Mais alors, qui pourrait bien être à la fois un.e dirigeant.e politique, un.e milliardaire et un.e révolutionnaire ?

Pedro Pascal, l’homme de toutes les situations

Carte joker de la science-fiction ces dernières années, Pedro Pascal pourrait-il sauver le monde après avoir protégé l’univers Star Wars ? Si l’acteur chilo-américain de 48 ans a su s’emparer de manière fulgurante du cœur de son public en l’espace de quelques années, il pourrait très bien conquérir celui de la planète tout entière.

Après des années à enchaîner les petits rôles, sa carrière a décollé avec ses rôles dans Narcos et Game of Thrones. Depuis, Pedro récolte toutes les têtes d’affiches où un quarantenaire farouche doit emmener en sécurité un.e enfant précieux.se d’un point A à un point B, avant de lier une profonde relation père-enfant. Si ce plot vous semble étrangement familier, c’est normal, il s’agit des intrigues principales de The Mandalorian, la série Star Wars à succès de Disney+, ainsi que de l’adaptation en série du jeu vidéo The Last of Us. Hasard ou non, notre cher Pedro a hérité du rôle titre pour les deux. Avec des projets aussi importants et huit millions de suiveur.ve.s sur Instagram, ce gros dur au cœur tendre a certainement les contacts et l’influence pour sauver le monde. De plus, de tels rôles diffusés par les plateformes les plus influentes du monde du cinéma ont dû s’accompagner de gros chèques. Il possède donc le pouvoir physique, relationnel et économique pour venir à notre rescousse à tous.te.s, accompagné de son fidèle bébé Yoda. Qui ne ferait pas confiance à ce daddy moustachu en puissance au sourire carnassier, finalement ? Ce sourire capable de faire fondre la banquise démontre surtout une profonde gentillesse, et ce n’est pas sa meilleure copine Sarah Paulson qui dira le contraire. Selon elle, il s’agit du meilleur homme sur la planète. Rien que ça. Alors bien sûr, si on lui proposait de devenir notre leader d’un nouveau régime en l’échange non pas d’un Oscar, mais de la reconnaissance de milliards de terrien. ne.s, Pedro filerait droit vers le danger sans se retourner comme lors d’une invasion de zombies. Il suffit d’observer la manière dont il croque dans des wings recouvertes de sauce piquante dans son interview pour « Hot Ones » pour comprendre que cet individu n’a peur de rien. Et si ce n’est pas le cas, il nous le fait croire avec brio. Fake it until you make it version film d’action et sauvetage de l’humanité, c’est un peu capillotracté, mais plausible. Confions notre avenir à Pedro Pascal.

20 Lutter

5 C O N S E I L

Vous rêvez d’un monde plus paritaire mais vous ne savez pas comment apporter votre pierre à l’édifice ? Voici le guide simple et efficace du ou de la débutant.e en féminisme composé de cinq conseils destinés à tous.tes et co-écrits avec Sofia Sept, activiste Femen et notamment ambassadrice de l’association nationale Cœurs de Guerrières. Féminisme. Le mot qui terrifie. Le féminisme vous inspire peu, vous est éventuellement étranger, voire inconnu. Sans doute êtes-vous curieux.se de vous réconcilier avec lui, de le démystifier afin de mieux vous l’approprier ? Sofia Sept vous l’explique en cinq conseils élémentaires. À inclure dans votre quotidien sans modération.

1. ACTIVER OU RÉACTIVER SA SORORITÉ

S POUR UNE SO CIÉTÉ PLUS F É M I

Déconstruire les rivalités entre les femmes, les minorités de genre et les minorités sexuelles, pour un monde plus juste et plus lumineux. Par définition, les minorités de genre englobent les personnes trans, intersexes et non-binaires; tandis que les termes de minorités sexuelles représentent les gays, lesbiennes, bisexuel.le.s et pansexuel.le.s. Muscler sa sororité quotidiennement — en se documentant ou en s’informant auprès de sources fiables — afin d’augmenter sa puissance et sa force de frappe. C’est un ciment qui résiste à toutes les charges patriarcales et favorise l’empowerment, la bienveillance et la transmission. L’enseigner à nos ami.e.s, nos enfants, notre famille, comme un sport de combat pour lutter contre la domination masculine.

2. LUTTER À SON ÉCHELLE

Rassurez-vous, il n’y a pas de petites ou de grandes luttes. Il y a des luttes. C’est tout. Elles se valent toutes. Veillons à ne pas les hiérarchiser mais plutôt à les célébrer chacune avec justesse et dans leur intégrité ! C’est en multipliant les charges et les combats qu’ensemble, nous ferons bouger les lignes des structures préétablies.

3. CÉLÉBRER SON MATRIMOINE DU PASSÉ, DU PRÉSENT ET DU FUTUR

En 2014, Camille Morineau, conservatrice du Patrimoine et historienne de l’art, co-fonde AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions), une association qui vise à rendre visible les artistes féminines des XIXe et XXe siècles, dont elle est la spécialiste. De cette association naît le site internet éponyme, qui rend hommage à ces artistes femmes oubliées. L’année suivante, l’association HF Ile-de-France met en place les Journées du Matrimoine, en écho aux Journées du Patrimoine. L’événement fait la part belle à l’héritage de nos mères en mettant en lumière leurs œuvres. En dépoussiérant des matrimoines oubliés, en valorisant ceux d’aujourd’hui et en soutenant ceux de demain, nous opérons un changement salutaire dans les paradigmes et les représentations. En exhumant des récits oubliés ou invisibilisés, ou en proposant de nouveaux récits, nous construisons et racontons comment changer le monde.

4 . ECOUTER LA PAROLES DES VICTIMES

En 2018, les militantes féministes du Groupe F et l’équipe du Tumblr « Paye ta police » ont compilé et publié des centaines de témoignages de femmes victimes de violences sexistes et sexuelles, qui révèlent une « culture du viol » encore très présente dans notre société. Ces archives attestent, entre autres, de la nécessité d’aménager des espaces de paroles pour les victimes. Soyons attentifs et attentives à ne plus inverser les charges, et à écouter et amplifier la parole des victimes. Écoutons nos sœurs, nos amies, nos mères, dont les bouches et les paroles bâillonnées par la crainte des représailles et de la honte ne demandent qu’à être entendues. Assurons-les de notre soutien. Nous les croyons et nous nous tenons à leurs côtés, main dans la main et épaule contre épaule pour faire front.

5. DEVIENS FÉMINISTE !

En adhérant aux luttes contre l’oppression patriarcale, en luttant pour plus de justice sociale, contre les inégalités de genres, la LGBTQIAphobie, le mépris de classe, nous avons le pouvoir d’agir quotidiennement dans notre environnement. Cela passe par l’engagement auprès des associations, par la participation aux manifestations, par la lecture des textes fondateurs du féminisme, ainsi que de ceux qui déconstruisent le patriarcat et le système oppressif du capitalisme, par l’éducation de nos enfants et même de nos aînés. Comprendre, s’ouvrir, lire, écouter, en parler et débattre s’il le faut. Tenter de percevoir afin de faire émerger la face cachée de l’iceberg.

N I S T E

21 Lutter

Les jeux vidéo sont-ils éternels ?

De l’aveu de la Federal Trade Commission (ou FTC), vigie américaine des oligopoles, l’industrie vidéoludique est aujourd’hui cinq fois plus importante en termes de revenus que le monde du cinéma, avec environ 170 milliards de dollars engrangés en 2022. Un poids financier qui prouve que, si le jeu vidéo n’est pas nécessairement un art (le débat fait toujours rage !), il est bien le produit culturel le plus plébiscité de notre époque. Pourtant, dans sa longue histoire, nombreux.ses sont les jeux et consoles à avoir été abandonné.e.s sur le bord de la route, laissant des gouffres béants dans nos archives, nous interrogeant sur notre rapport au passé. À l’inverse, les conditions de productions intenables des années 2010 sont difficilement compatibles avec l’inéluctable basculement environnemental et l’épuisement des sols. Pour mieux saisir ces enjeux, et comment nous pouvons y répondre, nous avons rencontré deux professionnels de la survie du jeu vidéo.

Quel est le but de l’association MO5.COM ?

Aujourd’hui, nos 408 membres travaillent à préserver le patrimoine vidéoludique sous toutes ses formes, bien que nous nous attachions particulièrement au rétrogaming, c’est-à-dire les consoles, jeux et ordinateurs allant jusqu’aux années 2000. Nous récupérons également des bornes d’arcades, flippers, périphériques, publicités, magazines et autres bizarreries inclassifiables… En tout, nous avons plus de 15 000 supports et 17 000 jeux uniques.

Au quotidien, comment se concrétise votre travail ?

Nous menons un important travail de restauration et conservation active pour préserver notre collection. Deux gros dossiers nous occupent en ce moment : la restauration d’un exemplaire rarissime de Micral N, tout premier micro-ordinateur commercialisé, et créer le premier musée français permanent autour du jeu vidéo. Nous sommes également très présents dans les conventions comme la Paris Manga, la Paris Games Week, ou plus récemment le marathon caritatif SpeeDons au Palais des Congrès.

Mais cela ne pose jamais problème avec les entreprises dont vous présentez les jeux et consoles ?

Bien au contraire ! D’ailleurs, nous entretenons même d’excellents liens avec des acteurs majeurs de l’industrie comme Konami ou Ubisoft. Il arrive souvent que des employés nous transmettent des documents d’époque ou des prototypes qui, sinon, partiraient à la déchetterie. À tel point que certaines entreprises - mieux vaut taire les noms - viennent nous voir lorsqu’elles se rendent compte qu’elles ont perdu leurs archives…

Est-ce difficile de conserver de vieux jeux ?

Énormément. Le grand public a tendance à penser que les supports informatiques conservent éternellement les données. C’est faux : les matériaux se dégradent naturellement. Par exemple, sur les disquettes trois pouces et demi, la colle chimique de la bande magnétique s’évapore au fil du temps. Résultat, si vous ne faites pas attention, votre lecteur arrache la bande à la première utilisation et tout est détruit !

Mais les consoles, alors ? Sont-elles plus vulnérables, vu le nombre de petits composants ?

Tout dépend du modèle. Les consoles plus anciennes, jusqu’à la Nintendo 64, n’ont pas de pièces mécaniques, ce qui limite les risques de casse. Mais rien n’est éternel. Les puces de RAM peuvent fatiguer et mourir, le lecteur de cartouches peut prendre un coup… Les bornes d’arcade sont sans doute les pires. Si elles n’ont pas été utilisées depuis longtemps, les condensateurs rendent l’âme. Résultat, si vous les rebranchez telles quelles, le courant crame tous les composants. C’est ça, la conservation active : s’assurer que notre collection est jouable sans danger.

Le jeu vidéo est donc condamné à dépérir de lui-même ?

Pas nécessairement… Déjà, il est impossible de prédire quand un support va cesser de fonctionner. Nous avons souvent de bonnes surprises. Ensuite, avec la numérisation, il est possible d’outrepasser la date de péremption naturelle des supports pour au moins archiver les jeux d’époque. D’ailleurs, même aujourd’hui, des jeux modernes disparaissent régulièrement des magasins, ce qui nécessite de les stocker sur un disque dur, ou un serveur externe, pour préserver leur mémoire. Ce n’est pas notre zone d’expertise, mais nous y travaillons. De toutes façons, ces supports de numérisation, eux aussi, expireront un jour...

22 Lutter
de l’association MO5.COM
Entretien avec Lionel Crépin, membre

Tu dédies ta carrière à la transition environnementale du jeu vidéo, peux-tu nous expliquer pourquoi ?

J’ai travaillé dans l’industrie vidéoludique durant plus de 15 ans comme level designer, jusqu’en 2019 environ. Mais dès la crise économique de 2008, j’ai porté mon attention sur les conditions de production et notre impact sur la biosphère. En creusant, je me suis rendu compte des problèmes énergétiques au niveau planétaire. Je me suis dit que mon travail devait avoir un impact positif et j’ai rejoint The Shift Project, association qui milite pour une économie décarbonée. Aujourd’hui, je suis consultant indépendant.

Mais en quoi consiste ce travail de consultant environnemental ?

Mon travail est d’intervenir auprès des entreprises pour leur montrer les bons gestes à adopter. Au niveau le plus basique, cela consiste à dresser un bilan carbone. Toutes nos actions génèrent des émissions de CO², et le développement de jeux vidéo n’en est pas exempt : consommation d’électricité, mise en vente de CDs, besoins en électronique… Globalement, les émissions carbone du numérique croissent de 6% par an alors que les engagements Paris 2050 demandent une réduction de 5% par an. Il faut s’y attaquer.

Le bilan carbone est-il le seul outil permettant de réduire nos émissions ?

Faire un bilan carbone, c’est comme faire la pesée de quelqu’un : ça nous donne le poids, mais pas sa masse musculaire, sa masse graisseuse… s’il va bien ou mal d’un point de vue santé. Ce n’est qu’une image à un instant T qu’il faut interpréter. Ce que je conseille, c’est créer des nouveaux récits, changer les gameplays : éviter la prédation, privilégier le collectif plutôt que la compétition ou vulgariser des thèmes peu connus. Par exemple, le jeu Under the Waves de Parallel Studios suit un sous-marinier endeuillé qui touche le fond aussi littéralement que figurativement. Sans prendre une approche culpabilisante, le jeu traite - en partie - de l’écosystème marin et de sa destruction par l’homme.

Aujourd’hui, tu es également enseignant à Rubika, importante école du jeu vidéo située à Lyon. Est-ce que les futur.e.s professionnel.le.s de l’industrie sont préparé.e.s à ces enjeux ?

Je les ai contacté.e.s une première fois en 2019 pour parler de l’impact environnemental, ils et elles m’ont répondu : « Tu ne préférerais pas un cours sur les mathématiques appliquées ? » Les écoles ont du mal à concilier transition écologique et modèle économique à cause de leurs nombreux partenariats avec de gros studios. Mais depuis la pandémie et les canicules, on observe des changements. Au salon lillois GameCamp, si ma proposition de conférence a été refusée en 2020, l’édition 2022 a accueilli

Pierre Forest sur la sobriété énergétique et Arnaud Fayolle sur les nouveaux récits.

Penses-tu que le jeu vidéo est un média pérenne, qu’on pourra en produire ad vitam eternam ?

Pas sans une grande transformation pour accompagner les transitions à venir. C’est le paradoxe de la « voiture électrique » : c’est une nouvelle technologie conçue pour réduire les impacts mais qui reste beaucoup moins efficace qu’une révolution des usages, qui serait centrée sur les transports en commun dans cette métaphore. Et puis, la course à la puissance deviendra intenable à l’horizon 2030 : nous n’aurons plus de gouffre visuel à franchir. Nintendo, à l’opposé, propose involontairement des manières de jouer compatibles avec une transformation environnementale : machines moins gourmandes, périphériques en carton… C’est dans cette voie que les solutions peuvent se trouver.

23
Entretien avec Guillaume le Bris, consultant environnemental

on va tous.tes mourir, alors mourons mieux

Puisque le réchauffement climatique va bien finir par tous.tes nous achever, nous avons réfléchi aux différentes options qui se présentent à nous pour mieux appréhender cette mort si flippante et pourtant possiblement créatrice de vie.

Pourquoi ne pas déprimer dès ce début d’article ? Rappelons-nous avec joie que nous sommes en train de vivre une extinction de masse de bâtard qui commence tranquillou à avoir des conséquences dramatiques. À force d’entendre nos congénères se soulager en déclamant à longueur de journée, dans un détachement feint mêlé d’une angoisse bien réelle, qu’on va « tous.tes mourir », sorte d’hymne du/de la pessimiste n’ayant plus goût à rien, nous nous sommes interrogé.e.s. Certain.e.s ont beau répéter la sinistre locution, cela ne lui enlève ni son tragique, ni son caractère prophétique. Oui, nous allons tous.tes mourir, c’est un fait. Comme diraient les ancien.ne.s ou Mufasa, la mort fait partie du cycle de la vie. Loin de nous l’envie de dire que digérer cette simple parabole la rendrait plus acceptable ou moins triste, seulement, nous voulons savoir s’il serait possible de mourir mieux ? Dans de meilleures conditions, avec plus de dignité. En somme, comment se réconcilier avec un sujet que l’on veut trop souvent éviter, pour que vienne le trépas - le nôtre ou celui des autres - avec plus d’apaisement ?

Et on décida de balayer le sujet sous le tapis Changer notre rapport à la mort implique de repenser notre culture funéraire. Le problème, c’est qu’en Occident, on a décidé de faire comme si la mort n’existait pas. On a foutu nos aïeux dans des cimetières, cloisonnés, isolés, en dehors des villes, créant des lieux badants que l’on préfère éviter parce que mort.e.s et vivant.e.s ne seraient pas supposé.e.s se tenir la main. Pour Philippe Charlier, médecin légiste et anthropologue, auteur de Comment faire l’amour avec un fantôme ? (Le Cerf, 2021), la mort serait devenue un « scandale ». Selon lui, dès que la science a « basculé vers le positivisme », elle a « rendu intolérables aussi bien la visibilité de la mort que le fait de parler [d’elle] » (Usbek et Rica, février 2023). La séparation tant géographique que culturelle que nous avons créé avec la mort, en décidant d’éviter d’en parler, a induit une grande difficulté à gérer le deuil : « les sociétés occidentales ont cette faille énorme de parole sur la mort. D’ailleurs, on se sent toujours à côté de la plaque quand on parle de la mort de quelqu’un : on n’en parle pas ou mal » (Usbek et Rica février 2023) exprime Delphine Horvilleur, rabbin et autrice de Vivre Avec Nos (Grasset, 2021). Un évitement du sujet propre aux sociétés occidentales, pauvres troufions que nous sommes, car d’autres cultures à travers le monde ont des personnes désignées pour la tâche de recueillir la parole endeuillée : des conteureuses, chamans et autres personnes religieuses. Sans tomber dans des délires new age un peu bizarres, il ne serait pas complètement con de s’en inspirer un peu pour désoccidentaliser notre regard sur la mort et arrêter de la ghoster

24 Lutter

Instant philosophie autour de la vie bonne et du bien-mourir

Pour Delphine Horvilleur, « tout au long de notre vie, la mort doit faire son œuvre, des cellules meurent au moment même où vous et moi, nous parlons, c’est la condition de notre survie. [...] Il nous faut apprendre à y penser différemment, à percevoir comment elle cohabite avec des forces de vie en nous » (Le Temps, mars 2021). Cette question de la mort porte en elle un pouvoir révolutionnaire. Car, en l’abordant, c’est tout à la fois notre rapport à la vie, à la fin de vie, et à la mort que nous sommes amené.e.s à repenser. Il faudrait, pour commencer, changer notre manière de vivre : pour Rudi Popp, pasteur strasbourgeois, la « société de consommation [nous] donne un sentiment de surpuissance, une impression d’infini, qui Pooka, novembre 2020). Une spiritualité plus accrue, une vie plus lente, nous permettraient selon lui plus de recul vis-à-vis de l’importance de notre vie. Pour Philippe Charlier, il s’agit non seulement « d’accepter notre vieillissement » et de créer une culture célébrant la prise d’âge, mais aussi d’arrêter d’essayer de « survivre » en donnant trop de , février 2023). Angoissé.e.s comme nous sommes de mourir, nous avons rompu le lien avec les personnes âgées que nous enfermons dans des maisons de retraite, hôpitaux, ou EHPAD, histoire qu’ils et elles coulent leurs derniers jours loin des actif.ve.s. Un isolement regrettable entraînant des fins de vie douloureuses, solitaires, parfois longues, quand l’euthanasie ou le suicide assisté sont toujours traités comme des tabous si ce n’est un vice satanique à ne jamais pratiquer. Une question du bien-mourir vertigineuse, qui ne va pas sans pair avec celle des conditions de travail du personnel soignant, rappelant encore une fois à quel point vie et mort sont liées. Pour Delphine Horvilleur, il s’agirait d’inventer « une forme de sage-humanité pour accompagner le départ » à la manière dont nous avons des sages-femmes pour accompagner la naissance (Usbek et Rica, février 2023). Repenser notre rapport à la mort implique donc de repenser notre rapport à la vie. La question étant fort large, nous ne proposons ici que des pistes de réflexion, l’essentiel étant pour notre part de rappeler l’imminence de se confronter au sujet, aussi bien aimerait-on l’éviter. Déso, mais faire l’autruche ne nous rendra pas immortel.le.s.

L’éco-terrorisme invicible ou comment être écolo quand on n’est plus Penser Terre en premier implique de remettre en question notre place dans cette dernière. En gros, l’idéal serait de tendre à une existence ayant un impact le plus minimal sur autrui. Et on peut pousser la réflexion jusqu’à notre mort, youpi. Des entreprises et startups à travers le monde se sont emparées du sujet et nous donnent moult options pour se choisir une mort ultra eco-friendly. C’est le cas de Recompose, qui nous invite à transformer nos restes en compost, à travers un processus de « réduction organique naturelle ». Ton corps ainsi mélangé à des épluchures de patates et des peaux de bananes se transformerait en terreau hyper balèze, capable de faire renaître la vie ! Comme qui dirait, le lion mange l’antilope et, en mourant, devient l’herbe mangée par cette dernière. Et quitte à faire pousser des champignons, pourquoi pas en devenir un soi-même ? C’est ce que proposent les Hollandais de Loop Biotech avec leur Loop Living Cocoon, un linceul en matières organiques pour un cadavre biodégradable, plantable dans tous vos espaces verts préférés. Aux Etats-Unis, Transcend permet de réserver sa place pour devenir un arbre : imaginez, au lieu des traditionnels cimetières un peu chiants, de véritables forêts mortuaires, sacralisées, qui pourraient croître pépouze car on ne viendrait jamais les couper.

Autre possibilité : faire renaître la nature, oui, mais sous la mer, grâce aux mémoriaux aquatiques proposés par Eternal Reefs. Bref, les choix sont larges, et nous laissent beaucoup de matière (organique) pour imaginer quoi faire de nos dépouilles. Ce qu’on en dit, c’est que ça donnerait presque envie d’en finir, car on trépigne d’impatience de mettre au point le menu riche en nutriments que notre relique pourra offrir à la nature.

Pour nous écolos, quoi de plus beau, finalement, que de

25 Lutter

La potentialité cyborg

Interview de Ïan Larue, autrice deLibère-toicyborg!

Lepouvoirtransformateurdelascience-fictionféministe

Dans les années 1970, les féministes de la troisième vague ont abordé la plupart des problématiques qui se posent aujourd’hui. La science-fiction féministe ne fait pas exception. Donna Haraway est une chercheuse qui a posé les bases d’un concept puissant au milieu des années 1980 : la figure cyborg. Ïan Larue, la soixantaine, est professeure de littérature, autrice, essayiste et peintre féministe. Elle redéfinit cette figure fondatrice dans son ouvrage Libère-toi cyborg ! , Lepouvoirtransformateurdelascience-fictionféministe , édité aux Éditions Cambourakis (2018). Rencontre.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser à la littérature de science-fiction ?

Auparavant, naturellement, la science-fiction ne m’intéressait pas du tout parce que, pour moi, c’était un genre masculiniste, patriarcal, complètement centré sur des figures masculines insupportables. Et je m’y suis intéressée uniquement quand j’ai découvert la sciencefiction féministe qu’on ne découvre pas si facilement, il faut fouiller un peu. J’ai beaucoup été aidée par la liste H, la liste de lecture, qui figure à la fin du Manifeste cyborg de Donna Haraway (1984).

Pouvez-vous résumer la théorie de Donna Haraway dans son Manifeste cyborg ?

C’est un texte qui, au départ, n’était pas destiné à avoir un destin si extraordinaire. Celui-ci a particulièrement séduit parce qu’il proposait une approche ironique de « la cyborg » et non pas « du cyborg » – parce qu’on sortait enfin de Robocop et ses copains – et c’était beaucoup plus intéressant parce que ça permettait d’avoir un point de vue socialiste et ironique. Elle dit que le monde dans lequel on vit est épouvantable, la situation des femmes cheffes de famille à 14 ans dans les zones industrielles franches dans les années 1980 est affreuse. Mais elle déclare que rien ne peut être pire que le patriarcat, même pas ça. Là, c’est l’ironie. Néanmoins, il y a également un pouvoir de rassemblement. Parce que ces filles ont fait des choses tellement délicates que maintenant, elles font des ordinateurs. Et elles peuvent se regrouper. C’est-à-dire qu’il y a une possibilité de résistance qui s’organise autour de ce genre de groupes de femmes qui, finalement, ont le pouvoir d’être chef.fe de famille, de s’occuper de tout le monde et d’avoir complètement supplanté l’ancien modèle patriarcal traditionnel.

En quoi la figure de la Cyborg s’élève-t-elle contre la binarité ?

Au début, personne ne comprenait ce manifeste parce que les gens lisaient « le cyborg » à cause des traducteur.ice.s françaises. C’est assurément ancré que ce soit le puisque le monde cyborg est masculiniste, il y a une espèce de réflexe des traducteurs de dire le. Mais en écoutant Haraway, en lisant ce qu’elle écrit, c’est pas un, c’est une. Mais cette une n’est pas la femme du patriarcat non plus, c’est-à-dire que c’est un être non-binaire, j’allais dire queer, même. Haraway a été très surprise et émue que les queer aient réutilisé son texte. Après elle s’est dit que c’était évident, bien sûr. Parce que c’est une figure queer. Ce n’est pas une figure féminine qui renie le masculin pour autant, mais elle est cet être double et par essence, lié au destin actuel des femmes dans la société. C’est ce qu’elle appelle les savoirs situés : la femme qui se situe dans un mouvement, dans un mécanisme, un peu comme dans le film de Chaplin où tous les personnages sont engagés dans une machine. Elle est prise dans la machine. Mais il y a une potentialité. Et c’est cette potentialité qui est la potentialité cyborg.

Pour revenir au pouvoir de la littérature justement,est-ce que vous pensez que la littérature de fiction, et particulièrement la littérature de l’imaginaire, est émancipatrice ?

Oui, je crois ça. Parce que, effectivement, c’est une découverte extraordinaire quand on traîne en science-fiction et qu’on lit des bouquins extraordinairement pénibles – avec des héros masculins où on se dit : « Mon dieu ça ne bouge pas du tout» –de découvrir quelque chose qui déclenche autre chose. Le point de vue change complètement. Parce que ces bouquins de sciencefiction féministes ne sont pas des bouquins à thème, ce sont des livres qui sont colorés de telle façon que le fait même de les écrire permet de faire bouger les lignes. Le fait que ce soit écrit par des féministes, même si ça ne raconte pas une histoire féministe, il y a quelque chose qui a changé. C’est d’autant plus extraordinaire que c’était le dernier domaine au monde où on imaginait que quelque chose progresserait, il me semble. Il y a vraiment eu une énorme évolution et c’est ce mouvement qui est intéressant, je crois.

La science-fiction féministe est redécouverte aujourd’hui. Pour vous, quelles sont ces autrices qui méritent d’être plus médiatisées ?

Il y a eu tout un mouvement, beaucoup en Amérique. Moi, je connais surtout la science-fiction américaine parce que c’est à partir d’elle que je suis partie. Il y a aussi des choses amusantes en France. On fête l’année Wittig en 2023 : il faut savoir que son roman Les Guérillères a été considéré aux USA, non pas comme un roman de collection blanche, mais comme un roman de sciencefiction. Et il a cette dimension effectivement. Il y a eu Françoise d’Eaubonne qui a été rééditée après que Jean-Luc Gautero a pris la peine de scanner tout le bouquin page après page pour le distribuer. Il y a eu un travail de fond de personnes féministes en souterrain pour faire sortir ça. Je pense aussi à Joanna Russ, mal traduite mais qui va être traduite de nouveau : The Female Man, la traduction, c’est affreux : L’autre moitié de l’homme. Tout son humour est caché parce que l’idée qu’une femme ait de l’humour n’est pas admise. C’est assez merveilleux de penser qu’il y a cet aspect de mise en valeur d’œuvres relativement anciennes mais qui, peu à peu, prennent une place et constituent comme une mémoire, un soubassement à partir desquelles se basent des nouvelles comme Estelle Faye ou Catherine Dufour. Estelle Faye écrit des trucs queer, des histoires passionnantes. Elle est hyper douée. C’est l’étoile montante de la science-fiction contemporaine qui écrit des romans expérimentaux sur les pirates, les flibustiers…

26 Lutter

Il y a quelque chose qui m’accroche. C’est très personnel les goûts ! Toutes ces autrices sont en train de développer quelque chose d’autre de beaucoup plus intéressant. Il y a un socle qui s’est créé et qui est en train d’être travaillé. C’est nécessaire ! C’était mal fichu, mal traduit, et tellement occulté qu’on ne trouvait même plus les bouquins. C’est un vrai travail de fond.

Dans votre ouvrage, vous comparez la figure de la déesse et celle de la cyborg, qui semblent pourtant opposées : en quoi ces deux concepts proposent une émancipation féministe ?

À la fin du Manifeste cyborg, Haraway se moque de sa copine Starhawk en disant « Je préfère être cyborg que déesse, quel que soit le charme de la danse. » N’empêche que la déesse, ce n’est pas un truc religieux : c’est un mouvement culturel. C’est en cela que c’est très proche de la cyborg. Elle a suscité un mouvement à la fois dans l’art, dans l’écriture, dans la réflexion et dans la politique. Elle a créé les prémices de cette cyborg. La cyborg, c’est la déesse débarrassée du folklore rituel. Il y a Harry Potter ou Le Seigneur des Anneaux qui sont devenus des textes fondateurs de la littérature. Cette dimension littéraire crée un imaginaire culturel commun et c’est ça qui fait justement que les deux figures se rapprochent.

Aujourd’hui, beaucoup d’auteur.ice.s appellent à repolitiser l’utopie contre la dystopie dans une logique émancipatrice de projection vers des futurs désirables. Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai que la science-fiction, c’est toujours sinistre, souvent dystopique et plus c’est triste, plus ça marche. Moi, je m’inscris en faux contre cette tradition. J’aime les histoires qui finissent bien. Je trouve qu’on est bien assez triste comme ça. Je pense qu’on peut effectivement espérer en l’utopie. Il y a des utopies extraordinaires, comme celle de Herland, de Charlotte Perkins Gilman (1915). Mais il y a toujours cette tendance de fond à être sinistre. C’est quelque chose contre lequel beaucoup de gens luttent, en espérant écrire des romans plus joyeux et des perspectives plus heureuses, et qui donnent justement des modèles, des idées possibles. Parce que c’est ça l’enjeu de l’utopie.

27 Lutter

« Je vais les défoncer putain ! »

Ça crie, ça s’agite, ça éclate. J’essaye de me faire la plus discrète possible. Silence. Juste de l’autre côté de l’immense panneau publicitaire, un mégasurveillant passe. J’arrête de respirer. Je balance une grenade déconnectante direct sur le robot. Bam ! Il s’écroule à terre. Je fais signe à l’équipe de hackeureuses : agglutiné.e.s et protégé.e.s par un immense paraondes, iels s’avancent vers le robot pour le reprogrammer. L’équipe ressemble à un gros scolopendre, pleins de pattes, qui se faufile partout, sans bruit. Tandis que les hackeureuses s’affairent sur les circuits imprimés de l’humanoïde de métal, je reprends mon souffle. La seule chose qui peut nous trahir quand les mégasurveillants sont proches.

« Putain, à droite ! ». Je tourne la tête et un drone de combat s’abat au loin. Tel un aigle, il pique promptement sur sa prise. Elle n’a aucune chance. Je baisse les yeux. Ne pas penser à celleux qui tombent. Ce soir, on fera le décompte, la cérémonie. Le soleil est encore haut dans le ciel, la journée n’est pas finie, il faut rester concentré.e.

Fiction Le chantde s b i n a i r e s

« Prog terminée ici, on l’envoie sur la maison mère. »

Le robot se relève et, oubliant que nous étions ses cibles il y a quelques instants, reprend sa marche dans l’autre sens. Il retourne à sa base. Il est normalement programmé pour l’attaquer mais ça ne fonctionne pas toujours. Parfois, les cyberdocs s’en rendent compte et le reprogramment avant qu’il n’ait pu agir. C’est comme ça que se déroule notre révolte. À grand coup de langage binaire. Contre la binarité. Drôle de paradoxe.

Les IA avaient pris le pouvoir au moment où la planète était complètement déréglée et, grâce à leurs décisions impartiales, avaient réussi à endiguer les catastrophes naturelles et le changement climatique. C’était il y a longtemps, si longtemps que même ma grand-mère ne s’en souvient pas. Elle se rappelle pourtant d’un nombre incalculable d’histoires, de contes et de légendes. Ma grand-mère allait de village en village pour transmettre ces récits, pour qu’on n’oublie pas. Maintenant, je les connais presque tous moi aussi. Mais je ne crois pas avoir l’âme d’une conteuse. Je ne suis pas toujours très douée pour parler. C’est d’ailleurs pour ça que j’avais choisi de bosser avec la HackerTeam. Dans ce groupe, ce sont des pirates du code comme j’ai jamais vu, par contre, dès qu’il s’agit d’interagir avec autre chose que la machine... Quand même, ce sont certainement les combattant.e.s les plus efficaces de toute la révolte. Parce qu’après tant d’années sous le joug des ordinateurs, la plupart d’entre nous se révélait démuni-e-s. Moi, mes copaines et toute la planète vivante, nous n’avions connu que le règne des IA et, il fallait reconnaître qu’elles étaient douées pour faire tourner le monde de manière harmonieuse. Les mégasurveillants n’étaient apparus que lorsque les humain.e.s avaient commencé à se rebeller en masse. L’appel à la révolte s’était fait discret, des chants de moineaux s’étaient répandus. Avec les histoires. Pas d’événement en particulier, seulement nos rêves. Avant, nous vivions dans un monde tranquille et sans impression de surveillance. Les IA sauvegardaient la paix sans nous laisser prendre part aux décisions. La liberté : oui, « libre d’agir selon le code ». On l’apprenait depuis petit. Cependant, grâce aux récits légués par ma grand-mère et toutes les autres conteuses, une partie de nous savait que d’autres alternatives étaient possibles. Il suffisait seulement d’y croire. Et de s’unir.

28 Lutter

« Je leur ai préparé un chant-danse unique ! »

Ça rit, ça chante, ça danse. Je m’assieds derrière les enfants, sur une grosse pierre. Silence. Cela fait des mois qu’on n’avait pas reçu la visite d’une compagnie itinérante. Forcément, avec les chaleurs écrasantes de l’été, rares sont les voyageureuses qui osent prendre la route. En cette douce soirée de novembre, toute la communauté est réunie sur la place Encercle, même celleux des cabanes, qui vivent à des kilomètres. Les cigales se sont tues, comme prêtes, elles aussi, à assister au chant-danse. Les voiles de la caravane se lèvent et le spectacle commence. La conteuse nous parle d’un temps révolu, elle raconte une légende qui se déroule dans les étoiles. Un frère et une sœur, séparés à la naissance, qui se retrouvent au travers du combat contre les ténèbres, incarné par leur père. Un récit dans lequel une mystérieuse force les guide. C’est une bonne histoire. Je ne la connaissais pas. Les acteurices sautent, cabriolent et s’escriment au son du tambour. Parfois légers et silencieux comme des chats, d’autres fois forts et solides comme des ours. Après les danses, viennent les moments d’émotions avec des complaintes aériennes et cristallines. Des centaines d’yeux humides observent, tandis que les centaines de poumons retiennent leurs souffles. La représentation se conclut sous les applaudissements du public conquis.

« Les chant-danses me manquent trop pendant l’été ! », clame un petit être, sourire jusqu’aux oreilles, au premier rang. Après le spectacle, la compagnie se met à jouer de la musique et nous valsons, tous et toutes. La saison chaude est de plus en plus longue. Et avec elle, l’attente pour retrouver les soirées collectives, les fêtes et les chants-danse. Ces évènements constituent des moments à l’importance majeure désormais. Nous avons beaucoup de travail, il faut s’occuper des cultures, des animaux, des enfants.

Depuis l’effondrement du capitalisme et des organisations étatiques, nous avons dû nous organiser et notre communauté était née, de pas grand-chose. Au début de bric et de broc. Maintenant, après plusieurs décennies, elle tient bien debout. Ce qui avait paru utopique à mes grand-parents s’était réalisé. Chacun.e a trouvé sa place : le village pour les familles qui aiment vivre en société, les chaumières des pâturages pour les amoureux des animaux et les cabanes forestières pour les plus sauvages. Mais tout le monde se retrouve pour les célébrations du début de l’hiver : tandis que la température se radoucit, la vie collective revient, au grand plaisir des enfant.e.s. Les cycles se déroulent sans heurts : saison des semis, saison des fêtes, saison des récoltes, saison chaude. Et tout recommence. Saison des semis, saison des fêtes, saison des récoltes, saison chaude. Notre vie semble très éloignée de celles des générations précédentes. Mais aujourd’hui, je suis l’une des seules à m’en souvenir. « Gran-mamy », c’est comme ça que les petit.e.s m’appellent. Même celleux qui ne sont pas les petit.e.s de mes petit.e.s. Les grand.e.s me nomment « l’Aînée ». Apparemment, je suis la plus vieille. Depuis que le vieux Tristan est mort l’année dernière. Merde. Le temps a passé vite. Je ne dois pas traîner pour trouver l’héritier.e du souvenir.

29 Lutter
Par Thelma Susbielle

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.
OMNI Partie 1 by noemiekllr - Issuu