L’argent déchaîné – les transformations d’une technologie du mouvement

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LES TRANSFORMATIONS D’UNE TECHNOLOGIE DU MOUVEMENT DAVID ISELIN

MUSÉE D’HISTOIRE DE BERNE

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3 L’ARGENT DÉCHAÎNÉ

L’histoire de l’argent est l’histoire d’un déchaînement. Au point qu’aujourd’hui, l’argent n’a plus de valeur réelle. Il a rompu la chaîne qui le liait à un métal précieux ; sa création répond sim­ plement aux besoins. L’argent est une notion difficile à com­ prendre et à cerner. Dans nos sociétés asservies à la numéri­ sation, il est abstrait, invisible, dissimulé dans des cartes en plastique, des téléphones portables et des serveurs informa­ tiques.

Le déchaînement de l’argent prend des formes multiples.

L’argent a déchaîné la vie économique, mais aussi la vie émo­ tionnelle. Sur le plan économique, il a facilité la métamorphose du stand de marché primitif en capitalisme financier moderne.

Sur le plan émotionnel, l’être humain a laissé échapper de la lampe ce génie dont le pouvoir transcende la pensée rationnelle.

Le cinéaste allemand Alexander Kluge et l’économiste Joseph Vogl ont décrit ce phénomène dans une série d’entretiens parus sous forme de livre et le résument en une phrase : « Geld macht den Dingen Beinen »1, autrement dit : L’argent est le nerf de la guerre.

La présente entrée en matière le montre : la notion de dé­ chaînement est à prendre ici au sens large. Le déchaînement, dans son ambivalence productive, peut s’entendre aussi bien positivement que négativement. Sa face positive est qu’il parvient à libérer les potentialités et à faire voler en éclats les chaînes. Sa face négative est que cette libération entraîne des ruptures aux conséquences imprévisibles. La nature de la connotation du déchaînement est liée à la conjoncture. Au milieu du XXe siècle, la notion était plutôt utilisée au sens néga­ tif, par exemple par l’historien Karl Polanyi, dans son ouvrage de 1944 qui a fait date, The Great Transformation : The Political and Economic Origins of Our Time2. Polanyi utilise la notion de déchaînement pour décrire l’entrée triomphale de la logique du marché dans toutes les dimensions de la société durant la révolution industrielle. L’historien conservateur suisse Walther Hofer, pour sa part, utilise la notion de « déchaînement » dans les années 1950 pour décrire l’éclatement de la Seconde guerre mondiale.3 Golo Mann reprend à son compte cette terminolo­ gie de Hofer dans les années 1960.4 Plus récemment, la notion de déchaînement se rapproche de celle de « disruption », qui

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fait fureur dans le Silicon Valley. Les technologies de rupture cassent les structures et monopoles en place, tout en libérant des énergies innovatrices.

On parle également de déchaînement face à une situation de transformation et pour décrire les points de bascule de cette transformation. Parler d’argent déchaîné présuppose une phase antérieure, une époque où la monnaie était liée, ancrée ou, justement, enchaînée. La transition entre l’enchaînement et déchaînement est au centre du présent essai. L’argent a-t-il réellement été enchaîné un jour ? Et si oui, jusqu’à quand ?

Que s’est-il passé entre cette époque et aujourd’hui ? Les présentes réflexions portent sur les moments clés du déchaî­ nement de l’argent et sont complétées par une analyse de la manière de parler d’argent après la rupture de ses chaînes.

L’argent est utilisé comme moyen d’échange depuis des millénaires. Sa première mention connue figure sur une tablette d’argile trouvée à Uruk, antique cité située dans l’Iraq actuel.

Sur cette tablette datée entre 3200 et 3000 avant J.-C. figure une liste de dettes exprimées en shekels d’argent. La mention des shekels d’argent ne signifie pas automatiquement que les dettes aient été réglées dans cette monnaie. On peut tout aussi bien imaginer un paiement en nature, par exemple en céréales : le principe de l’équivalence des valeurs prévalait alors. L’être humain échange et calcule en termes d’unités différents depuis des temps immémoriaux. Ce mécanisme a permis d’utiliser des biens ou des objets comme monnaie d’échange, en tenant compte de facteurs tels que la durée de conservation ou la ra­ reté. Autrement dit, les formes primitives de monnaie n’étaient pas nécessairement liées à un support spécifique.

Le chemin fut long pour en arriver à l’argent tel que nous le connaissons et son développement est un processus désor­ donné et asynchrone. À tout moment, on est revenu à l’uti­ lisation de formes plus anciennes. Pensons à la cigarette, qui a servi de monnaie d’échange durant la Seconde guerre mon­ diale en temps de pénurie d’argent ou encore aux coquillages de Cypréidés, alors que la monnaie de papier existait depuis longtemps.

Pour suivre l’histoire du déchaînement de l’argent, nous allons nous attarder sur quatre protagonistes qui ont donné,

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volontairement ou non, des impulsions déterminantes à son développement : Crésus, John Law, Richard Nixon et Satoshi Nakamoto. Suivre les traces de ces personnalités proches ou lointaines permet de donner des visages au phénomène du déchaînement. Il n’est point surprenant que ces visages soient tous masculins (même celui du pseudonyme de Satoshi) : l’his­ toire de l’argent est aussi l’histoire de la puissance masculine.

Les femmes et les personnes non binaires n’avait pas grandchose à dire ces 2500 dernières années.

L’ARGENT DÉCHAÎNÉ

CRÉSUS ET SES MONNAIES Crésus (v. 590–541 av. J.-C.), roi de Lydie (dans l’actuelle Turquie) a longtemps été considéré comme l’inventeur de la monnaie. Son nom reste associé à cette invention, même si des pièces de monnaie existaient déjà sous ses prédécesseurs, au VIIe siècle avant J.-C. Indépendamment, la monnaie a été (ré)inventée vers le Ve siècle en Chine et en Inde, durant la pé­ riode qualifiée d’« axiale » par Karl Jaspers, cette période de l’histoire de l’humanité où des philosophies et des pratiques techniques comparables sont apparues simultanément tout autour du globe. S’il faut comprendre cette notion comme une « construction rétrospective » pour reprendre le terme de Jan Assmann5, elle est appropriée dans le cas de la monnaie : dans plusieurs régions, mais sans liens entre elles, on assiste à la même époque à l’apparition d’un mécanisme familier jusqu’à nos jours.

Une monnaie n’est rien d’autre qu’une pièce de métal assor­ tie d’une qualité, d’un poids et d’une frappe définis. Après son apparition, il ne lui a pas fallu plus de deux générations pour être présente sur tout le pourtour de la Méditerranée. Par rap­ port aux moyens d’échange préalables, les pièces de monnaie avaient des avantages majeurs ; la pesée devenait superflue et la valeur standardisée étant garantie par la frappe contrôlée par une autorité.

Le mérite de Crésus n’est pas tant d’avoir inventé la monnaie, mais d’avoir contribué de manière déterminante à remplacer

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l’alliage à base d’électrum par l’or et l’argent massifs. Cette dis­ tinction facilita le contrôle de la teneur effective en métal pré­ cieux et permit une standardisation plus systématique.

Les modalités exactes d’utilisation dans l’Antiquité sont dif­ ficiles à reconstituer. On suppose que les premières monnaies ont été utilisées en lien avec des pratiques religieuses et/ou pour salarier des mercenaires. Ces monnaies étaient plus faciles à transporter par les mercenaires que des biens. L’argent sous forme de reconnaissance de dette, par exemple sur des ta­ blettes d’argile, avait surtout cours entre acteurs d’une même communauté locale. L’argent ou la dette pouvaient être inscrits sur un support physique.6

L’invention du papier-monnaie constitue un autre moment clé du déchaînement de l’argent. On en trouve les premiers exemples dans la Chine du VIIe siècle, sous la forme de certifi­ cats de dépôt qui permettaient aux marchands de recouvrir l’argent versé à un endroit à un endroit tiers moyennant pré­ sentation de cette garantie en « argent volant ».

Les impulsions pour défaire complètement la monnaie de papier des chaînes qui le liaient à son équivalent métallique datent du début du XVIIIe siècle ; elles sont dues en premier lieu à l’Écossais John Law. On retrouve les traces de cet écono­ miste à Venise : à l’église San Moisè, près de la place Saint-Marc, une plaque commémorative rappelle le passage de « Joannis Law Edinburgensis ». Law débarque à Venise après avoir bou­ leversé l’agencement monétaire européen. Cet épisode de son histoire commence à la mort de Louis XIV, le 1er septembre 1715.

La France était alors ruinée par de nombreuses guerres. Par mille détours, l’aventurier et innovateur financier écossais, condamné pour assassinat, parvint à gagner les faveurs du régent français, le duc d’Orléans. Ce dernier autorisa Law à fon­ der une banque émettrice de papier-monnaie, ce dernier étant utilisable exclusivement pour payer des impôts. En créant un substitut d’argent qui complète ou remplace partiellement les

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JOHN LAW OU LA PROMESSE DU PAPIER

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monnaies en circulation, Law cherchait à augmenter la quantité d’argent en circulation pour surmonter la faiblesse écono­ mique de la France. Les billets et papiers étaient utilisés comme monnaies circulantes, c’est-à-dire comme équivalents, afin de surmonter la rareté des pièces de monnaie. Law suggéra aussi de ne pas couvrir exclusivement ces billets par un métal pré­ cieux comme d’accoutumée, mais également par des valeurs telles que des biens fonciers ou du capital-actions. Dans le sys­ tème de Law, l’État français se portait garant de la fortune. En détachant l’argent du métal précieux, la masse monétaire en circulation se trouva multipliée, provoquant une relance de l’activité économique. Et une bulle spéculative.

Si le nom de Law reste associé jusqu’à ce jour à la notion de bulle spéculative, c’est parce que la bulle explosa. Le Système de Law cessa de fonctionner au moment où la confiance dans les valeurs en circulation fut minée et où le montage s’effon­ dra dans la « bulle du Mississipi » de 1720. Law fut contraint de quitter la France pour fuir la vengeance des investisseurs rui­ nés. Simultanément, on assista à l’éclatement de la bulle du Pacifique de la South Sea Company, elle aussi basée sur les idées de Law. Ce qui reste de Law est l’orientation historique prise par le développement de l’argent : d’une part, la dissociation progres­ sive de l’argent de son équivalent physique et d’autre part, le rôle adopté par l’État pour garantir les valeurs à la place d’un bien rare.

RICHARD NIXON ET LA FIN DE L’ÉTALON-OR La prochaine étape du déchaînement de l’argent eut lieu un dimanche soir de 1971, aux États-Unis. Le 15 août, lors d’une allocution télédiffusée, le président étasunien Richard Nixon annonça la fin de l’étalon-or. Il supprima l’obligation pour les États-Unis de vendre de l’or en échange de dollars. Il prit cette décision parce qu’il refusait d’augmenter les impôts et de lut­ ter contre l’inflation, c’est-à-dire la perte de valeur du dollar.

L’endettement des États-Unis avait fortement augmenté durant

LE BITCOIN ET LA GENÈSE DE LA NOUVELLE MONNAIE Retour dans le passé récent : en 2008 parut un document de neuf pages, intitulé Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System. En réaction à un système monétaire instable et à la crise financière, le document esquisse une forme de monnaie inédite, appelée bitcoin ; nous ne savons toujours pas qui se cache der­ rière cet auteur.e au pseudonyme de Satoshi Nakamoto.

Le moyen de paiement décrit par Nakamoto a des caracté­ ristiques qui ressemblent à l’argent comptant, mais qui n’est pas couvert par une valeur tierce. Dans ce système monétaire

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la guerre du Vietnam et du fait de l’introduction de plusieurs programmes sociaux (Great Society). Parmi les États membres du système de Bretton Woods (les États-Unis en faisaient par­ tie), certains, emmenés par la France, avant tout, avaient com­ mencé à convertir en or leurs réserves en dollars, mettant en doute la stabilité de change de la monnaie étasunienne.

L’onde de choc déclenchée par Richard Nixon bouleverse le système monétaire international. Désormais, l’argent ne serait définitivement plus lié à un bien rare. L’ère globale de la mon­ naie fiduciaire, c’est-à-dire du papier-monnaie non couvert, commence. À l’époque de Law, les systèmes de monnaie fidu­ ciaire étaient limités géographiquement à un périmètre régio­ nal. Richard Nixon met fin à la fixation des taux de change de la plupart des monnaies en fonction du dollar, respectivement de l’or. Désormais, les cours de change sont définis essentielle­ ment par le jeu de l’offre et de la demande sur les marchés des devises. Désormais, les taux de change fixes sont l’exception.

Et désormais, les banques centrales sont libres d’injecter des quantités quasi illimitées d’argent dans le système financier, alors qu’avant le choc Nixon, la banque centrale étasunienne devait couvrir par de l’or un certain pourcentage de la masse monétaire qu’elle créait. Le dollar ayant servi de monnaie de référence auxquelles les autres monnaies étaient liées par un cours de change fixe, les banques centrales tierces furent for­ cées d’adopter la même règle.

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détaché des autorités nationales, des banques centrales et des banques, les individus sont libres de conserver, d’envoyer ou de recevoir ces unités monétaires. Cette innovation est en rup­ ture avec le rôle de garant adopté par l’État. Le bitcoin est révolutionnaire, car cette nouvelle monnaie s’échange directe­ ment entre les parties concernées, sans l’intervention de l’État.

Il n’y a pas d’organe responsable central. Un réseau d’ordina­ teurs décentralisés veille à éviter d’une part les falsifications et d’autre part à ce qu’un bitcoin ne soit pas dépensé plusieurs fois simultanément.

Le bitcoin se base sur la technologie dite de la chaîne de blocs (blockchain technology) ; il s’agit d’une banque de don­ nées publique décentralisée qui consigne l’historique et l’au­ thenticité de chaque transaction pour en assurer la traçabilité.

Entre-temps, des milliers de cryptomonnaies de ce type sont apparues et se basent sur la technologie de la chaîne de blocs du bitcoin. Les cryptomonnaies ne se sont pas encore impo­ sées comme moyen général de paiement. Leur cours est vola­ tile et leur consommation d’énergie est exorbitante compte tenu de la puissance requise par les centres de calcul. Elles servent de placement spéculatif, mais aussi de garantie face à la dépendance du système financier traditionnel. Il est donc plus correct de parler de cryptoactifs que de crypto-monnaies.

L’apparition des cryptoactifs a provoqué une vague de nu­ mérisation de l’argent. Pour maîtriser le problème des fortes fluctuations du cours de change, des jetons stables liés à une monnaie nationale ont été créés. Plusieurs pays se sont lancés dans des essais avec les nouvelles formes de monnaie. La République d’El Salvador a adopté le bitcoin comme moyen de paiement légal, d’autres pays pourraient suivre son exemple.

Le bitcoin et la technologie des chaînes de bloc ont eu pour effet de créer une sorte d’économie financière décentralisée, appelée DeFi (Decentralised Finance) dans le jargon financier.

L’acronyme DeFi est généralement utilisé pour décrire les applications et les entreprises qui offrent des services finan­ ciers basés sur la technologie des chaînes de blocs. L’adjectif decentralised le dit bien : plus besoin d’organisme central qui s’occupe de gérer les flux financiers. Cette décentralisation est rendue possible par les contrats intelligents, protocoles qui

LA TRANSFORMATION DE L’ARGENT L’histoire du déchaînement en quatre épisodes est très simpli­ fiée. Le découplage de la titrisation de l’argent avec une contrevaleur puis la fin de tout ancrage étatique suggèrent que l’argent n’est plus lié à aucune valeur autre que la confiance et l’acceptation par les utilisatrices et les utilisateurs. Cette conclu­ sion est trompeuse. Pour mettre fin à cette idée, il faut évoquer les vecteurs qui transportent la valeur de l’argent d’aujourd’hui et plus précisément le vecteur du trafic de paiement courant ainsi que ce qui sert à garantir l’argent aujourd’hui.

L’argent, on le sait, ne dort jamais. Il poursuit sa transforma­ tion, sans relâche. Notre système monétaire est le résultat de l’interaction d’idées et de techniques. Actuellement, la vitesse de transformation de cette interaction est énorme : internet, les avancées de la cryptographie et des ordinateurs toujours plus performants modifient fondamentalement notre système financier. Des débats contradictoires sont en cours à propos

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assurent automatiquement le respect des règles et qui conservent toutes les données des transactions. Aucune partie n’a le contrôle exclusif des transactions.

Théoriquement, la suppression de l’organisme central de contrôle permet de mettre en place des solutions globales en matière d’argent, mais aussi en matière bancaire (gestion de comptes, octroi de crédits). Dans un réseau décentralisé, chaque personne qui dispose d’un téléphone intelligent et d’un accès internet peut obtenir un crédit dont les modalités sont réglées par un contrat intelligent ; cette manière de faire diminue les frais encourus par toutes les personnes qui agissent sur le marché. À première vue, cette solution est séduisante, dans la mesure où elle permet à un plus grand nombre de per­ sonnes d’accéder aux prestations financières. Pourtant, il ne faut pas oublier que l’objectif de la DeFi est de gagner de l’argent avec de l’argent. Et principe, il est plus simple d’en gagner quand on en a déjà. Par conséquent, la DeFi risque bien de perpétuer les inégalités existantes des systèmes mo­ nétaires en place.

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de la forme de l’argent de demain, notamment dans les banques centrales. Pourquoi la question de l’argent est-elle si complexe aujourd’hui ? Parce que l’argent revêt différentes formes et qu’il faut, à chaque fois, préciser de quelle forme il est question.

En Suisse, il n’existe pas un franc suisse, mais plusieurs francs suisses, générés et gérés différemment. Cette distinction peut paraître artificielle, dans la mesure où pour la plupart des utili­ satrices et des utilisateurs, un franc est un franc. Dans le débat spécialisé, cette distinction est essentielle.

On distingue généralement deux sortes de monnaies : d’une part celle qui est émise par la banque centrale, constituée des billets en circulation et des avoirs à vue déposés par les banques commerciales auprès de la banque centrale (Banque nationale suisse), et d’autre part la monnaie scripturale des banques commerciales. Cette dernière est créée par les banques par octroi de crédits. L’argent de la banque centrale suisse est couvert par des placements. Ainsi, lorsqu’une banque commerciale émet de l’argent comptant qu’elle acquiert à la Banque natio­ nale suisse, elle doit déposer une contre-valeur.

L’argent créé par les banques commerciales est couvert lui aussi, mais seulement partiellement. Lorsqu’une banque ac­ corde un crédit, elle créée de la monnaie numérique ou scriptu­ rale pour sa clientèle, couverte par une réserve minimale dépo­ sée à la banque centrale. Cette réserve ne couvre toutefois qu’un faible pourcentage de la masse monétaire créée pour répondre à la demande de la clientèle.

Pourtant, il y a une contre-valeur derrière le crédit accordé par la banque ; cette valeur peut fluctuer, voire plonger com­ plètement. La valeur des placements de la banque centrale est susceptible de fluctuer elle aussi, même si les papiers en ques­ tion sont entachés de risques plus faibles. Par principe, toute création d’argent s’accompagne d’une contre-valeur, indé­ pendamment de l’institut (banque nationale ou commerciale) émetteur.

Enfin, les deux types de monnaies sont soumises à diffé­ rentes restrictions et risques. Théoriquement, la Banque natio­ nale pourrait créer des quantités de monnaie indéfinies si elle n’était pas corsetée par la loi sur la Banque nationale et par son mandat qui demande d’assurer la stabilité des prix. Les banques

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sont en effet – et en théorie du moins – incitées à octroyer des crédits de manière illimitée. Pour les en empêcher, le légis­ lateur a émis une série de prescriptions quant à leurs réserves, liquidités et fonds propres.

Il faut donc se demander quels sont les vecteurs qui trans­ portent les différents types de monnaie. Le vecteur détermine finalement la valeur de l’argent. Pendant longtemps, la règle voulait que si le vecteur de l’argent était défectueux ou perdu, l’argent était perdu lui aussi. En d’autres termes, lorsqu’on dé­ truit un billet de 100 francs (en argent comptant, émis par la banque centrale), ces 100 francs sont perdus. Dans le cas de la monnaie électronique (ou scripturale), la situation est diffé­ rente. On ne peut pas vraiment perdre ou détruire 100 francs électroniques dans la mesure où ils sont mémorisés, en principe auprès d’une banque. Le vecteur de ces 100 francs se matéria­ lise sous la forme de l’information stockée dans les infrastruc­ tures techniques de la banque. Le vecteur indirect est la carte bancaire ou le téléphone intelligent. La perte de l’un de ces deux vecteurs ne signifie plus comme autrefois la perte de l’argent : la banque effectue des sauvegardes et la société de cartes de crédit surveille notre trafic de paiement. Voilà une différence essentielle avec les cryptomonnaies : perdre l’accès au portefeuille électronique signifie perdre l’accès au vecteur de valeur, les cryptomonnaies n’étant pas encore intégrées aux mécanismes de sécurité réglementaires. Entre-temps, il existe néanmoins des crypto-banques qui garantissent la sécurité des portefeuilles électroniques.

La sécurité de l’argent électronique n’est pourtant pas absolue. Les banques peuvent faire faillite, seuls les dépôts jusqu’à concurrence de 100’000 francs sont assurés. Et n’oublions pas les actes de piratage. En gros, les vecteurs actuels sont mieux assurés que les formes plus anciennes de monnaies et ces vec­ teurs permettent une accélération vertigineuse du trafic de paiement quotidien et une accélération encore décuplée sur les marchés financiers. La vitesse à laquelle circule notre argent

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L’AVENIR DE L’ARGENT

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est uniquement limitée par la capacité de transmission des supports informatiques et par le protocole de sécurité qui confirme que l’argent n’a été dépensé qu’une fois au même moment.

La prochaine étape pourrait être une sorte de fusion des deux types de monnaie en argent liquide électronique pour la population, donc un e-franc, ou monnaie numérique, émis par une banque centrale numérique (Central Bank Digital Currency, CBDC). Il ne s’agit ni d’une monnaie scripturale, ni d’un cryptomonnaie, mais d’une monnaie émise par la banque centrale d’un pays, en quelque sorte de l’argent comptant électronique,7 ad­ ministré par la Banque nationale au même titre que des billets de banque. Cette nouveauté s’accompagne des nombreuses questions qui surgissent à chaque fois qu’une nouvelle forme de monnaie voit le jour. Les avantages attendus sont notam­ ment l’anonymat lors du paiement en ligne, l’accès facilité à l’argent électronique, l’aisance des paiements internationaux, la distribution facilitée de garanties étatiques, la sécurité ac­ crue par rapport à la monnaie scripturale, de meilleurs outils d’observation pour les banques centrales. Ce dernier point est aussi celui qui éveille les plus vives critiques : le potentiel observatoire de cette forme d’argent est nettement plus grand que dans le cas de l’argent comptant, mais pas plus grand que pour la monnaie scripturale. On peut imaginer qu’une CBDC soit associée à la politique monétaire par exemple en prélevant un impôt négatif sur l’argent en circulation. On craint aussi que l’interaction entre banques commerciales et banques centrales soit sérieusement perturbée et que le système actuel de classi­ fication de l’argent soit contourné. Aujourd’hui, l’avenir des CBDC est incertain. Les recherches qui battent actuellement leur plein dans les banques centrales montreront si un e-franc sera prochainement mis en circulation.

L’ARGENT, TECHNOLOGIE DU MOUVEMENT L’argent continuera de s’adapter au contexte technique et so­ cial comme il l’a toujours fait. Pièces de monnaie, billets de banque, monnaies scripturales, cryptomonnaies ou CBDC : il n’y a qu’une chose qui est certaine (et qui frise le miracle) : l’argent

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n’est pas un bien rare. Certes, pour la plus grande partie de l’humanité (quelques super-riches tels qu’Elon Musk mis à part), il l’est. Mais le monde ne manque pas d’argent. Bien au contraire. Nous le disions au début du présent article : quand il faut de l’argent, on crée de l’argent. C’est par exemple le cas aujourd’hui des aides financières accordées durant la crise de COVID-19, des liquidités injectées par les banques centrales sous la forme de plans d’assouplissement quantitatifs ou en­ core des crédits accordés très libéralement par les banques.

L’argent n’est pas un bien limité. Comment le qualifier dès lors ?

On peut se référer à l’expression utilisée par l’historien William Goetzmann, qui qualifie l’argent de « machine tempo­ relle » (Zeitmaschine) ou encore de « technologie du mouve­ ment » (Bewegungstechnologie). L’argent nous permet de vé­ hiculer des valeurs entre aujourd’hui et demain. Parfois, nous devons le pousser vers l’avant (épargne), parfois vers l’arrière (investissements, consommation).

On ne peut en effet pas comprendre la nature profonde de l’argent sans évoquer son lien avec le temps. L’argent forme le lien entre le présent et un « perfide futur » comme l’appelait John Maynard Keynes8, un avenir incertain et potentiellement menaçant. Quant à la sociologue Elena Esposito, elle décrit l’argent comme une garantie non spécifique face à l’insécurité future.9 L’argent permettra de répondre à nos besoins, même si nous ignorons aujourd’hui la nature de ces besoins. L’argent comble donc l’espace-temps, il rassure face à un avenir incer­ tain. Une telle culture de l’argent promet une minimisation des risques futurs. Culture orientée vers la diminution des risques signifie culture orientée vers l’avenir. C’est autour de ce credo que s’agencent les sociétés modernes. Maîtriser l’argent, c’est maîtriser l’avenir. Toute insécurité semble traduisible en une certaine somme d’argent.

Le déchaînement de l’argent se fonde sur son aptitude à faire le lien entre présent et futur. Ce mécanisme existait déjà aux origines de la monnaie : les dettes et les crédits sont l’argent du futur. Et celui-ci est orienté vers l’expansion. Pour rembour­ ser des dettes, l’argent utilisé aujourd’hui devra être acquis demain. Ce pari sur l’avenir semble atteindre ses limites en ce XXIe siècle, ces limites étant notre planète et son écosystème.

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L’expansion de l’argent connaît-elle des limites ? À cette ques­ tion, on peut répliquer que l’argent, en sa qualité de moyen d’échange, a de tout temps réagi aux conditions ambiantes. Le devenir de l’argent relève de paramètres sociétaux et politiques.

S’y ajoute, depuis la crise climatique et de la perte de l’équi­ libre écologique au plus tard, le paramètre écologique.

Alors, quel avenir pour cette technologie du mouvement appelée argent ? Mark Carney, représentant spécial de l’ONU pour le climat et les finances, ancien directeur de la banque centrale britannique (Bank of England) a une idée.10 Lors de la 26e conférence mondiale sur le climat, à Glasgow, Carney exige des investissements pour un montant de 100 billions de dollars pour favoriser la décarbonisation de la planète. Si ce chiffre a été largement critiqué, il n’en demeure pas moins qu’il donne d’une part un ordre de grandeur des montants pécuniaires en jeu aujourd’hui et d’autre part, il indique l’effet de levier que l’argent pourrait avoir. Certes, l’argent ne permet pas de ré­ soudre tous les problèmes, loin de là. Mais la revendication de Carney indique l’axe autour duquel s’articuleront désormais les questions monétaires : elles relèveront davantage de ques­ tionnements sociaux et écologiques que du déchaînement économique. La répartition de l’argent soulève de nombreuses questions essentielles, qui dépassent le cadre du présent article, dont le postlude fait écho au déchaînement émotionnel dé­ clenché par l’argent, décrit en prélude.

LE DÉCHAÎNEMENT ÉMOTIONNEL Le déchaînement de l’argent soulève des questions techniques sur la manière d’agencer et d’organiser l’argent de demain. Il soulève aussi des questions philosophiques : qu’allons-nous faire de cet argent ? Enfin, une monnaie déchaînée comporte toujours une composante émotionnelle. L’argent est le nerf de nos vies, certes, mais pour quelle raison ? Fédor Dostoïevski, le plus sensible des détecteurs d’émotions humaines, nous propose un élément de réponse dans son roman Récits de la maison des morts11. L’écrivain russe y raconte son vécu de pri­ sonnier dans un bagne sibérien. Cette expérience est à la base

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de son constat, devenu fameux, que l’argent, c’est la liberté monnayée. L’argent, selon Dostoïevski, est synonyme de liber­ té, ou du moins du rêve de liberté. Et c’est précisément ce qui explique son pouvoir. « L’argent, – je l’ai déjà dit, – a un pou­ voir souverain dans la vie du bagne. On peut assurer qu’un détenu qui a quelques ressources souffre dix fois moins que celui qui n’a rien. – ‹Du moment que l’État subvient à tous les besoins du forçat, pourquoi aurait-il de l’argent ?› Ainsi raison­ naient nos chefs. Néanmoins, je le répète, si les détenus avaient été privés de la faculté de posséder quelque chose en propre, ils auraient perdu la raison, ou seraient morts comme des mouches, ils auraient commis des crimes inouïs, – les uns par ennui, par chagrin, – les autres pour être plus vite punis et par suite ‹changer leur sort›, comme ils disaient. Si le forçat qui a gagné quelques kopeks à la sueur sanglante de son corps, qui s’est engagé dans des entreprises périlleuses pour les acqué­ rir, dépense cet argent à tort et à travers, avec une stupidité enfantine, cela ne signifie pas le moins du monde qu’il n’en sache pas le prix, comme on pourrait le croire au premier abord. Le forçat est avide d’argent ; il l’est à en perdre le juge­ ment ; mais s’il le jette par la fenêtre, c’est pour se procurer ce qu’il préfère à l’argent. Et que met-il au-dessus de l’argent ?

La liberté, ou du moins un semblant, un rêve de liberté ! Les forçats sont tous de grands rêvasseurs. »12

NOTES FINALES

1 Alexander Kluge und Joseph Vogl, Senkblei der Geschichten, Diaphanes, Zürich 2020, p. 81.

2 Karl Polanyi, The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Farrar & Rinehart, New York/ Toronto 1944.

3 Walther Hofer, Die Entfesselung des Zweiten Weltkrieges.

Eine Studie über die internationalen Beziehungen im Sommer 1939, S. Fischer Verlag, Frankfurt a.M. 1960.

4 Golo Mann, Ausbruch und Entfesselung, Die Zeit, 21. August 1964, https://www.zeit.de/1964/34/1914-1939-ausbruch -und-entfesselung-ii/komplettansicht 5 Jan Assmann, Achsenzeit. Eine Archäologie der Moderne, C.H. Beck Verlag, München 2018.

6 David Graeber, Schulden, die ersten 5000 Jahre, Goldmann, München 2014.

7 Dirk Niepelt (éd.), Central Bank Digital Currency, Considerations, Projects, Outlook, Centre for Economic Policy Research, CEPR ebook, https://cepr.org/content/new -cepr-ebook-central-bank-digital-currency-considera­ tions-projects-outlook, 2021.

8 John Maynard Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, Palgrave Macmillan, London 1936.

9 Elena Esposito, Kontingenz in der Geldkultur, in: Geldkulturen, Wilhelm Fink, Paderborn 2014.

10 Marc Carney, The world of finance will be judged on the $100tn climate challenge, Financial Times, 29.10.2021.

11 Fédor Dostoïevski, Récits de la maison des morts, La Biblio­ thèque électronique du Québec, collection À tous les vents. Volume 438 : version 1.02. Édition de référence : Paris, Plon 1886.

12 Ibid, p. 199–200.

Auteur : David Iselin Éditeur : Musée d’Histoire de Berne (MHB) Responsabilité générale : Thomas Pauli-Gabi (directeur MHB) Responsabilité des contenus : David Iselin (MHB) T raduction : Irène Minder-Jeanneret Relecture : Vanessa Haussener (MHB) Conception graphique : Ronnie Fueglister, avec Yves Graber Impression : Ast & Fischer AG ©2022

Musée d’Histoire de Berne Helvetiaplatz 5 3005 Berne www.bhm.ch

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€$$@1 est une série de publications publiée par le MHB sur la thématique de l’argent. Elle fait partie de la coopération entre le MHB et la Banque nationale suisse. Les deux partenaires ouvriront en 2024 un nouveau lieu d‘expérience sur l’argent à Berne.