Images des mondes agricoles dans la société : l’état de chocs ?
TABLE RONDE
Hors cadres familiaux
Avec Paula Dolci, doctorante en géographie (Montpellier 3), Bruno Macias, agriculteur espagnol et Agnès Papone, agricultrice dans l’arrière-pays Niçois (ferme Lavancia).
Non issus du milieu agricole, hors cadres familiaux, nouveaux entrants ou, tout simplement, néoagriculteurs, en quoi rebattent-ils les cartes de l’identité ? Qui sont-ils, quelles sont leurs motivations et quelles difficultés ont-ils rencontrées pour fonder une installation pérenne ?1 Une table ronde loin de l’utopie, de l’édulcoré ou de l’effet de mode, animée par le sociologue Philippe Sahuc (ENSFEA).
Philippe Sahuc : Pour commencer, je laisserai le temps aux intervenant.es de cette table ronde de faire part de leurs questionnements, recherches, vécus, projets espérés et en cours. Je me tourne d’abord vers Paula Dolci, qui va vous parler de ses travaux sur l’installation « hors cadre familial ».
Des espaces à la marge Paula Dolci : Merci. Je dirai quelques mots de ma thèse qui porte sur les mouvements de retour à la terre en Italie et les processus d’installation de ces nouveaux agriculteurs. Tout d’abord, un élément de contexte : malgré des convergences entre l’Italie et la France, notamment en termes de profils et de modes d’installation, il faut tenir compte des différences culturelles et institutionnelles qui persistent entre les deux pays. Ensuite, il y a, à l’origine de mes travaux, une multitude d’étonnements, parfois naïfs : à bien des égards, ces mouvements de retour à la terre peuvent sembler surprenants, voire paradoxaux. Comment se fait-il que de plus en plus de gens, notamment de jeunes, trouvent attractif le secteur agricole alors même qu’il est marqué d’une certaine répulsion, traversé par de grandes difficultés et régulièrement secoué par des crises ? Ou encore, comment expliquer ces mouvements de migration de la ville vers la campagne, alors que cette dernière est marquée par une certaine forme de déprise ? Reste le constat que cette reconversion vers le secteur agricole est à première vue liée à un retournement de représentations très fort, ces nouveaux agriculteurs charriant, véhiculant et réinvestissant un ensemble d’images anciennes. En résultent des installations qui peuvent paraître
1 - Retrouvez l’article de Laura Martin-Meyer pour le numéro 6 de la revue Sesame : https://revue-sesame-inrae.fr/neo-agriculteurs-tenez-ferme/
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hors normes, à contre-courant par rapport au modèle dominant. En d’autres termes, je note que ces choix de vie se font au croisement de représentations collectives et d’aspirations individuelles. Tout se passe comme s’il y avait une interrogation, par la marge, tant numérique que culturelle, de notre modèle de société. Culturelle, puisque l’on observe parfois l’intention revendiquée d’aller contre un modèle. Et, dans l’imaginaire, les espaces ruraux sont généralement identifiés à la périphérie, à la marge dans laquelle il est possible de construire autre chose. C’est comme si cette marginalité spatiale permettait des expérimentations sociales, avec des espaces refuges, des espaces recours ou dérogatoires permettant à la fois de rechercher un ailleurs mais aussi d’autres modes de vie et de façons de travailler. Deuxième étonnement : la profession agricole est fortement empreinte de l’idée qu’on naît agriculteur et qu’on ne le devient pas. Pour expliquer l’arrivée de nouveaux agriculteurs dans la profession, certains sociologues parlent de déplacement social. Ainsi, lorsqu’un individu fait son entrée dans l’agriculture, il lui faudra bien souvent composer avec un manque de capital foncier, économique, social ou culturel. Quelles sont ses stratégies d’accès aux ressources et quelles sont celles dont il dispose déjà, du fait de ses expériences passées, qui pourraient être valorisées ? C’est la raison pour laquelle je parle de processus d’installation, dans le sens où celle-ci est très graduelle. Par exemple, la constitution d’un capital productif, qui se fait souvent par arrangements et bricolages, est extrêmement progressif. En Italie, une part importante de ces installations a une existence informelle. Merci. Je laisse désormais la parole à Bruno Macias qui construit un projet personnel en Espagne mais développe également un projet aux allures plus collectives en France.
Faire partie de la solution Bruno Macias : Oui, en effet, j’interviendrai avec plusieurs casquettes : en tant que responsable d’une association en France, en tant que producteur de pommes à cidre dans le Nord de l’Espagne et, enfin, en tant qu’agriculteur non issu du milieu agricole puisqu’à l’origine, je suis ingénieur et ai travaillé dans le secteur automobile et le monde du conseil. Un parcours assez atypique mais qui, dans le monde des Nima, ne l’est pas tant que ça. Qu’est-ce qui m’a donc amené à devenir agriculteur ? Il y a quelques années avec ma compagne, en nous intéressant au milieu agricole, nous sommes parvenus au constat suivant : avec la disparition de plus de deux cents fermes chaque semaine en France, à laquelle s’ajoute le difficile renouvellement de la profession, on a cru que l’on s’engageait sur la voie d’une agriculture sans agriculteurs. D’un autre côté, une part grandissante de consommateurs et d’agriculteurs pense que l’avenir de l’agriculture doit passer par une augmentation du bio et des circuits courts. Pour les uns, il s’agit de répondre à leur demande et, pour les autres, de vivre dignement de leur métier sans nuire à l’environnement. Or, forcément, cela demande plus de main-d’œuvre que celle dont on dispose aujourd’hui. D’où ce paradoxe : on compte de moins en moins d‘agriculteurs mais, par rapport au modèle souhaitable pour l’avenir, il en faudrait plus. On s’est donc dit, essayons de faire partie de