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pas seulement d’une histoire. Ce problème doit être attaqué de front. Même si on sait que le projet est irréaliste, ce n’est pas grave, il faut avoir un dessein, faute de quoi vous êtes constamment ballottés par les problématiques des autres. Et c’est ce qui se passe ! Les agriculteurs se sont trouvés trimballés dans les problématiques de la santé, de l’environnement et ils vont toujours être considérés comme coupables, parce que ce sont eux qui sont à la source des produits, et eux qui occupent la terre. Alors, autant qu’ils prennent leur destin en main et tentent de trouver ce que pourrait être ce projet. Permettez-moi quelques suggestions. Dans toute tentative d’élaboration d’un projet, il y a un ancrage local. C’est à cette échelle qu’il faut commencer. Ensuite, il y a le lien avec les problématiques alimentaires. La fonction nourricière fait partie de l’histoire de cette communauté. Et puis, à présent, arrivent les questions écologiques. Pourquoi ne pas prendre le taureau par les cornes puisque de toute façon, les agriculteurs vont être considérés comme responsables en cas de problème ? Ils pourraient dire : « Tout le monde a fait des erreurs, la terre va mal, qui doit la réparer ? Eh bien, c’est nous ! On va y aller, on va devenir les conservateurs, les réparateurs et éventuellement les nourrisseurs. Notre boulot va être de réparer les avaries que les uns les autres avons créées, en particulier vous autres dans les villes. Et donc pour ça, donnez-nous des moyens ! ». Pourquoi la part nationale de la Pac ne serait-elle pas consacrée à des initiatives de ce type ? Pourquoi ne pas lancer des grands investissements ? Il faut demander ! Si vous ne le faites pas, vous n’aurez rien du tout. Et il est plus facile de s’appuyer pour cela sur de grands projets mobilisateurs que de mendier des aides pour essayer de réparer quelques situations un petit peu compliquées au niveau local. Il faut de l’ambition, parce que les grands projets se vendent plus facilement que les petits. Un projet ambitieux serait de dire : nous, nous allons gérer le défi de la transition que personne ne veut réellement assumer, et nous allons devenir les « naturiers » - plutôt que les jardiniers de la planète.
Les agriculteurs, des « naturiers » et des « biologieurs » ?
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Enfin, ayant passé un certain temps à faire de la prospective, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un éléphant dans la pièce – les biotechnologies - et je m’étonne qu’on en ait aussi peu parlé. Regardez la viande artificielle : on est en train de s’approcher du prix de la viande sur pied. Ces technologies atteignent un niveau de développement très avancé dans les labos. Il y a là un vent de changement qui souffle. Vu de l’extérieur, il y a d’un côté des technologies qui vont permettre d’élaborer, d’une manière régulière, propre, contrôlée, éthique, une partie de notre alimentation. De l’autre, une foule de petits producteurs, des artisans, qui ne voient pas arriver le tsunami et qui risquent d’être balayés, comme cela s’est passé à chaque fois qu’une technologie est apparue. Pourquoi vous, les agriculteurs, ne vous en saisiriez pas – sachant que ces biotechs ne nécessitent pas d’énormes usines mais peuvent se faire à petite échelle ? Vous pourriez très bien produire chacun votre viande artificielle à la ferme. Pourquoi pas ? On fait bien des fromages. Si ça ce ne sont pas des biotechnologies, les fromages ! On pourrait très bien faire la même chose avec d’autres types de matières premières, en mettant en œuvre de petites unités industrielles locales et résilientes, plutôt que d’attendre que de grands acteurs financiers se saisissent de cette ingénierie et qui, eux n’en auront rien à faire des territoires. Finalement, plus que des « naturiers », vous pourriez être des « biologieurs ».
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Le rat, la viande et le local
Lionel Delvaux : Vous avez indiqué que le projet fait la communauté et je pense notamment au scénario prospectif « Afterres »1. Ce genre d’initiatives est-elle à même de construire un imaginaire collectif ?
Saadi Lahlou : C’est seulement en prenant les problèmes de front qu’on va réussir à construire quelque chose. Il faut regarder les choses en face. Ici, dans quinze ans, si la viticulture ne change rien, c’est fichu. Dans un siècle, Saint-Jeande-Luz est sous l’eau. On fait comment ? Et cela va vite ! Les enfants qui naissent aujourd’hui assisteront à la disparition de Saint-Jean-de-Luz. On n’est plus dans le fantasme, dans le catastrophisme, ça y est ! Il va faire de plus en plus chaud, il y aura du stress hydrique et, très régulièrement, des récoltes seront foutues à cause d’événements climatiques violents, on le sait. Et c’est justement en cherchant à trouver des moyens d’agir que l’on entraîne ou rencontre d’autres personnes intéressées. Nous sommes des animaux sociaux. Nous préférons nous battre ensemble que de gagner tout seul. Alors, oui, des initiatives comme celle d’Afterres, qui part de données scientifiques conférant de la légitimité, aident à construire des communautés d’acteurs. Connaissez-vous l’expérience du professeur Henri Laborit (neurobiologiste, éthologue et philosophe) avec les rats ? Elle est merveilleuse ! Laborit place un rat dans une cage au plancher grillagé, séparée en deux compartiments par une cloison percée d’une porte ouverte. Un dispositif fait que quatre secondes après un signal sonore et lumineux, un choc électrique a lieu dans le plancher grillagé du compartiment où est le rat. Très vite, ce dernier comprend la relation entre les signaux et la décharge électrique. Dès qu’il voit et entend le signal, il file dans l’autre compartiment. Deuxième phase de l’expérience : la porte reste fermée. Le rat voit la lampe s’allumer, prend le choc électrique dans les pattes sans pouvoir filer de l’autre côté. Soumis à ce régime pendant trois semaines, l’animal développe une hypertension artérielle chronique, un ulcère à l’estomac, perd ses poils, dépérit. Troisième phase, Laborit met deux rats dans la cage et réitère l’expérience de la porte fermée. Les deux rats voient s’allumer la lampe, savent que le choc va arriver… Que fontils ? Dès l’apparition du signal lumineux, ils se battent. Mais, et c’est là tout le tragique, au bout de trois semaines, mis à
part quelques griffures et morsures, ils sont en parfaite santé ! Cela signifie que la réaction naturelle devant le stress, ce n’est pas que la fuite, c’est aussi l’agression. Il vaut donc mieux polariser cette réaction vers quelque chose de positif et de constructif. Faute de quoi, il se passe ce que décrivent tous les scénarios apocalyptiques et ce qu’analyse Jared Diamond dans son livre « Effondrement » : la violence et l’hostilité surviennent et accélèrent la chute.
Antoine Messéan : Nous savons élaborer des récits, des scénarios, de la science-fiction Mais comment passe-t-on du projet et de la prospective aux travaux pratiques ? À quelle échelle, avec qui ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Brigitte Allain : J’imagine que votre proposition de viande synthétique était de la provocation ? Non ? Parce que je pense qu’on peut construire quelque chose d’autre, sans être obligé de devancer les industries agroalimentaires. Saadi Lahlou : J’indiquais seulement que s’emparer de ces technologies pouvait constituer une alternative. Ce sont mes étudiants qui m’ont dit : au niveau économique, c’est prêt et si c’est élaboré au plan local, cela résoudrait une grande partie des problèmes de réticence face à l’artificiel. Pour répondre à Antoine Messéan, je ne sais pas ce qu’est un monde meilleur et comment on y arrive, en revanche, je suis absolument certain qu’une foule de problèmes insolubles au niveau général trouvent des réponses au niveau local. Il faut faire confiance à la créativité des gens. Ce ne sera pas toujours des scénarios gagnants. Mais cela risque d’être des scénarios moins perdants que si on ne s’y était pas mis localement. Par exemple, je n’ai pas trouvé ridicule l’idée du grand débat national, toute politique mise à part. Je suis allé à un ou deux débats locaux. Alors que je m’attendais à ce que ce soit n’importe quoi, j’ai entendu des gens intelligents qui échangeaient, qui avaient des idées. Pour bâtir un projet, il faut démarrer petit et grossir progressivement. Il y a des exemples de réussite. Le local est une clef pour s’y essayer !
Les 25es Controverses européennes à Bergerac sont organisées par la Mission Agrobiosciences-INRA, avec le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine. En partenariat avec la mairie de Bergerac, le Conseil départemental de Dordogne, la CAB, l’Office de tourisme de Bergerac, l’IVBD et la Fédération nationale des Cuma.

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