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ÉCHANGES AVEC LE PUBLIC
Mathieu Gervais : Nous assistons aujourd’hui à une forme de diversification des prises de parole concernant l’agriculture. Celle-ci n’est plus le domaine réservé des organisations professionnelles ou de la presse spécialisée. Il y a une réelle ouverture de ces questions devenues de vrais sujets de société, avec une foule d’acteurs s’exprimant sur ces sujets. Il suffit d’entrer dans n’importe quelle librairie pour constater la profusion d’ouvrages sur ces questions. Certaines personnes, hier étrangères aux mondes agricoles, parce qu’elles travaillent sur des domaines comme le travail, la condition animale ou l’environnement, produisent des discours sur l’agriculture. Certes, leur production peut être éloignée des cercles professionnels agricoles ; elle va néanmoins influer sur les représentations.
ÉCHANGES AVEC LE PUBLIC
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Le secteur marchand détient les clés de nos imaginaires
Benoît Leroux, sociologue : Une remarque concernant l’enseignement dans les centres de formation pour adulte embrassant une carrière agricole. Schématiquement, nous avons observé une très forte hétérogénéité des candidats, particulièrement entre ceux issus du monde agricole avec des parents installés en conventionnel et ceux dits « hors cadre familial » qui arrivent avec des projets plus axés sur l’environnement. Finalement, quelle place est accordée aux approches plus écologiques dans les programmes ?
Jean-Paul Landat, agriculteur à la retraite: Je n’ai pas vraiment la même impression que vous concernant le consensus agricole sur l’environnement. De mon point de vue, la prise en compte de celui-ci n’évolue pas aussi vite que vous le suggérez; l’opposition persiste. Du moins est-ce mon ressenti de terrain.
Un participant : A propos du débat fils d’agriculteur/hors cadre familial, il existe un troisième mouvement, celui d’enfants d’agriculteurs qui, à la quarantaine, après avoir roulé leur bosse ailleurs, reviennent sur l’exploitation avec un projet différent de celui de leurs aînés. S’agit-il d’une chose anecdotique ou d’un mouvement notable ?
Christian Manauthon : Je suis producteur de viande. J’entends bien le discours autour des évolutions de nos imaginaires et le fait qu’il faut consommer moins de viande mais de meilleure qualité. Reste cette réalité : nous allons être envahis de viande brésilienne et argentine produite à bas coût, boostée aux OGM et autres activateurs de croissance. Que faire ?
Elsa Delanoue : Tout d’abord, je partage l’analyse de Benoît Leroux sur l’hétérogénéité des profils dans les formations agricoles. Effectivement, les hors cadres familiaux sont un peu plus convaincus par ces sujets environnementaux et/ou BEA. Mais je pense justement que le fait qu’ils le soient un peu plus permet d’aborder ces sujets en classe et oblige indirectement leurs camarades à se poser ces questions. Finalement, cela concourt également au changement de représentations. Deuxième chose, sur la prise en compte de l’environnement et ce ressenti assez pessimiste de M. Landat. Vraisemblablement, vous êtes plutôt entouré de «résistants» que de « proactifs». Je reste néanmoins convaincue que nous allons vers une plus grande prise en compte de l’environnement. Troisièmement, la viande. Vous êtes précisément au cœur de la controverse! L’élevage est face à des enjeux multiples – environnementaux, économiques, de BEA, de juste rémunération du producteur, de santé… qui sont tous liés. Y répondre est donc un vrai cassetête. Exemple: maintenir les volailles dans un bâtiment permet un meilleur contrôle sanitaire mais soulève des questions sur le BEA et le travail des éleveurs. Résoudre un des éléments de la controverse peut en contrarier un autre. À cela s’ajoutent des contradictions entre les valeurs morales et certaines décisions politiques, comme l’illustre votre remarque.
Mathieu Gervais : Je partage le constat de Benoît Leroux sur l’importance de distinguer les individus issus du milieu agricole de ceux qui s’installent hors cadre familial. L’historienne Nicole Mathieu a bien montré, avec son concept de « culture de la nature», qu’il existe plusieurs imaginaires de la nature et que, schématiquement, ruraux et urbains n’en ont pas la même représentation. L’interaction avec les êtres non humains est différente selon qu’on soit en ville, dans un environnement artificialisé ou dans un champ. Les chemins qui mènent à la pratique agricole se diversifient, ce qui implique l’arrivée d’acteurs véhiculant d’autres cultures de la nature. Dans ce cadre, la question des enfants d’agriculteurs qui reprennent l’exploitation familiale après avoir travaillé ailleurs est tout à fait intéressante. Car leur culture est précisément à la frontière entre rural et urbain, bousculant ainsi cette vieille dichotomie ville/campagne. Un mot sur l’environnement. Dire que l’environnement est devenu un enjeu consensuel ne signifie pas que les conflits ont disparu ! Par exemple, la FNSEA a un discours très structuré sur l’environnement. Certains pourront être en désaccord avec ce dernier, mais c’est une question partagée. Il en va de même en politique : tous les partis politiques se sont saisis de ce sujet même s’ils n’en disent pas la même chose. Les conflits perdurent.
Un participant : Comment évolue l’imaginaire des institutions qui accompagnent les agriculteurs – l’Inra, les chambres d’agriculture ou les banques ? Il serait intéressant de le savoir.
Olivier Le Gall, chercheur Inra: Aujourd’hui, quand on entend une musique de Chostakovitch, on ne l’associe plus à son auteur mais… à la compagnie d’assurance qui l’a utilisée dans sa publicité. Partant de ce constat, je me demande jusqu’à quel point l’image des mondes agricoles et des agriculteurs est façonnée et construite par la grande distribution dont la force de frappe marketing est très grande. Sauf erreur de ma part, le chiffre d’affaires de Biocoop en France est supérieur à celui de Monsanto. N’y a-t-il pas une convergence d’intérêts et de moyens de la part de la grande distribution, de Biocoop à Carrefour? A la différence d’autres grandes sociétés, celles-ci ne travaillent pas en B2B: l’échange n’est pas noué entre deux entreprises mais bien entre une entreprise et un consommateur, en B2C. Ces entreprises s’adressent aux citoyens, avec un projet qui est le leur et qui est sans doute valable, mais qui est gouverné par des intérêts autres que démocratiques. Or elles ont les moyens de modifier l’image et la perception du monde qui nous entoure, notamment la relation à notre alimentation. Le rôle de ces acteurs a-t-il été étudié?