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ÉCLAIRAGES
ÉCLAIRAGES
Le poids des imaginaires
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Avec Elsa Delanoue, agronome et sociologue de l’élevage (Institut de l’élevage, Idele) et Mathieu Gervais, politiste et sociologue, École Pratique des Hautes Études.
En quoi les imaginaires ont-ils changé depuis 2003 ? Quelles nouvelles images se font jour dans le champ agricole ? Quels sont les mots qui cristallisent le mieux les recompositions à l’œuvre, entre rejet de l’industriel et consensus de façade autour de l’idée de nature ?
Mission Agrobiosciences-Inra : Commençons cette mise à plat par ce qui fait sens : les mots. Pourriez-vous me donner deux à trois mots qui illustrent selon vous les changements à l’œuvre, et caractérisent désormais les imaginaires ?
L’animal a repris sa place dans l’imaginaire
Elsa Delanoue : Je parlerai de ce que je connais, c’est-àdire de la question de l’élevage et de sa perception par la société. Le premier mot qui me vient à l’esprit est un adjectif : industriel. Ce dernier désigne ce que les individus refusent. Savoir ce que veut la société n’est pas chose aisée, les demandes ne sont pas toujours clairement exprimées. Par contre, il apparaît assez nettement qu’elle ne veut plus d’élevage industriel. Qu’englobe ce dernier ? Sont décrits comme industriels des élevages exempts de lumière naturelle, où les animaux sont constamment en bâtiment, avec une forte mécanisation, automatisation. Les matériaux sont également importants. Dans les enquêtes que nous avons menées, les individus préfèrent les élevages construits avec du bois et de la paille, et non pas du béton et du métal. Dans les représentations, l’élevage est une activité devant combiner trois piliers : l’environnement au sens de la nature et du territoire, l’animal et l’humain. Dès lors qu’un de ces piliers semble oublié, l’élevage est perçu comme industriel. Le deuxième terme est celui de bien-être animal (BEA). Aujourd’hui, parler d’élevage, c’est parler de BEA. On a l’impression que l’animal a repris sa place dans l’imaginaire collectif, que les individus font de nouveau le lien entre élevage et animal alors qu’auparavant on ne se posait plus la question. J’ajouterai enfin le terme de performance, omniprésent en agriculture, du moins dans certaines formes d’agriculture. Pendant longtemps, c’est la performance économique qui était recherchée. Depuis une dizaine d’années, elle a laissé place à l’idée d’une performance environnementale. Cela montre que, finalement, cette thématique environnementale est entrée dans une sorte de consensus. Plus personne ne conteste l’impact de l’élevage sur l’environnement ; il convient d’être également performant sur ce point-là. C’est une manière, pour le secteur agricole, très focalisé sur ce concept de « performance », de s’approprier les enjeux environnementaux. Le terme a pris une troisième acception ces dernières années avec la notion de « performance sociale » même si tout le monde s’arrache un peu les cheveux pour la définir.
Mathieu Gervais : Pour commencer, je citerai le mot nature. Longtemps source de conflits, la nature est à présent l’objet d’un consensus, du moins sur la nécessité de la prendre en compte y compris au sein du monde agricole. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de clivage sur l’écologie mais que ceux-ci se sont déplacés. Le deuxième mot que j’aimerais mettre en avant est celui de transmission. Le terme désigne tout autant la question de la reprise d’une exploitation, de sa transmission (ou pas) à ses enfants que celle du partage de savoir-faire et de pratiques. L’anecdote du pastis et du sirop de sureau l’illustre à merveille et nous rappelle que la socialisation des agriculteurs entre eux n’a jamais été évidente. J’ajouterai un troisième terme : effondrement, en référence à la théorie de la collapsologie selon laquelle notre système économique et social est tellement complexe qu’il n’est que peu résilient. En conséquence de quoi, une petite crise suffirait à le faire exploser. Dans ce contexte d’un déclin de la société, le rural devient un idéal utopique, un lieu où (re)construire et (re) penser une autre société, un autre ordre social. Cette vision d’un rural refuge a de tout temps existé mais est particulièrement réactivée par le contexte actuel. Le mouvement des ZAD (Zone à défendre) peut être interprété dans ce sens d’un « rural-refuge » où des communautés vont expérimenter d’autres modes de fonctionnement.
Une réaction sur ces imaginaires utopiques ? Elsa Delanoue : J’entends la question de l’utopie autrement. De mon point de vue, c’est plutôt une stratégie de certains acteurs pour décrédibiliser les arguments de leurs adversaires, en taxant leur imaginaire d’utopique. Par exemple, il serait utopique de penser que l’on pourra vivre demain sans élevage, que l’on reviendra à une agriculture « d’antan », ou encore qu’un animal puisse être heureux en élevage. J’analyse l’emploi de ce terme plutôt dans ce sens d’une décrédibilisation des arguments adverses et m’en méfie donc un peu.
Le grand témoin de l’édition 2003 des Controverses européennes, Saadi Lahlou, expliquait que les représentations sont des espèces vivantes. Sur cette question de la nature, de l’environnement, peut-on dire que les pourtours de ces représentations ont bougé et en quoi ?
Pas de changements mais des recompositions
Mathieu Gervais : Effectivement, comme Saadi Lahlou l’a très bien dit, les représentations sont des espèces vivantes, avec deux caractéristiques majeures : tout d’abord elles sont construites donc variables d’un individu à l’autre ; ensuite, elles sont performatives en ce sens qu’elles guident nos
actions. Ces deux caractéristiques expliquent le fait qu’il y ait des socialisations différentes d’un agriculteur à l’autre. Nous n’assistons pas selon moi à de profonds changements, plutôt à des recompositions. Reprenons l’exemple de la nature. Le fait que ce terme soit désormais partagé au sein du monde agricole ne signifie pas qu’il n’est plus conflictuel ou que cela abrase tous les dissensus et distinctions. Ceux-ci ressurgissent ailleurs, sous d’autres formes. Exemple : nous assistons aujourd’hui à une multitude de débats autour de la notion de vivant. Qu’est-ce qu’un animal ? Les plantes sontelles vivantes ? Quel élément permet de dire qu’un objet est vivant ou ne l’est pas ? Et autant de questions qui fleurissent sur ce sujet. Il en va de même, sur un versant plus politique, concernant la représentation de l’agriculture. L’agriculture doitelle être diverse ? Faut-il aménager des espaces permettant la cohabitation ? Cette idée d’une division du monde agricole telle que décrite ce matin par Bertrand Hervieu a une longue histoire en France. Depuis les années 1945, on se demande s’il y a un, deux ou trois types d’agriculture et si ceux-ci sont amenés à se rejoindre ou, au contraire, à se diversifier. Les conflits ne disparaissent pas : ils se réorganisent. Quant aux clivages politiques qui les sous-tendent, ceux-ci existent finalement depuis assez longtemps.
Nous avons beaucoup parlé ce matin du métier d’agriculteur et de la manière dont les agriculteurs se représentaient leur métier. Elsa Delanoue, vous avez mené des enquêtes sur le sujet. Partagez-vous le constat dressé ce matin ? Quelle est votre analyse de terrain ? Elsa Delanoue : Nous avons étudié la perception, par les principaux concernés, de la controverse sur les activités d’élevage. Schématiquement, deux pôles se distinguent. D’un côté, certains agriculteurs ne comprennent pas les fondements de cette remise en cause. Ils considèrent être les plus légitimes pour définir leur métier et ses pratiques. De l’autre, certains professionnels considèrent cette mise en critique comme une opportunité pour façonner un nouveau modèle. Entre ces deux pôles très contrastés, la représentation des actions à déployer varie très fortement, y compris parfois pour un même agriculteur, qui peut tantôt partager la mise en critique, tantôt ne pas la comprendre. Néanmoins, bon nombre de professionnels agricoles ont le sentiment que leur activité est remise en cause, souvent de manière infondée, par des individus qu’ils jugent illégitimes pour s’exprimer. D’où ce profond malaise…
Vous avez également mené des enquêtes auprès des lycées agricoles. Quelles en ont été les conclusions ? Elsa Delanoue : Les défis et enjeux sociétaux auxquels l’agriculture va devoir faire face ont été bien intégrés par les jeunes générations. Ainsi l’environnement ou le BEA sont des dimensions citées d’emblée, spontanément et rapidement. Les lycéens insistent sur les relations humain/animal, affirment également leurs volontés sociales qu’elles concernent le temps de travail ou la pénibilité. Comme n’importe quel autre jeune, ils sont citoyens de la société et mettent en avant ces enjeux-là.
Les oppositions n’ont plus les mêmes contours
Avez-vous observé la même chose dans vos enquêtes auprès des agriculteurs ? Mathieu Gervais : Il y a selon moi un changement important dans les liens entre rural et agricole. Construite de longue date, l’association du rural à l’agricole est une représentation aujourd’hui en crise, dans le sens où le rural n’est pas nécessairement un espace agricole et où les agriculteurs sont minoritaires en milieu rural. De plus, les oppositions, par exemple entre sciences et croyances ou progrès et tradition, que l’on pensait stables, n’ont plus les mêmes contours. Dans le domaine agricole, définir ce qui est traditionnel ou de l’ordre du progrès ne va plus de soi. Un exemple pour illustrer les recompositions à l’œuvre. Actuellement, je mène une enquête sur les pratiques et les représentations des agriculteurs musulmans. Parmi les objets d’attention de ces derniers : l’écologie. De plus en plus de musulmans échangent sur les réseaux sociaux à ce sujet. Dans leurs démarches, les catégories de progrès et de tradition ne s’opposent pas nécessairement, non plus celles de croyances (religieuses) et de savoirs (techniques et scientifiques). On peut constater exactement le même processus dans le développement de l’agriculture biodynamique par exemple.
Venons-en à ce qui façonne les imaginaires, notamment les vecteurs de communication. Quels sont les principaux vecteurs selon vous ? Elsa Delanoue : Les médias sont des vecteurs d’image évidents. Reste qu’ils ne vont pas traiter l’information de la même manière. Les grands médias nationaux ont plutôt tendance à diffuser des informations critiques envers les pratiques d’élevage alors que la presse régionale a une approche plus technique. Elle va en outre s’intéresser à d’autres aspects de la controverse avec, par exemple, une curiosité parfois amusée sur les régimes végane ou végétarien. Autre acteur important, les associations militantes de protection de l’environnement ou des animaux, leaders d’opinion incontournables de mon point de vue et très présents sur les réseaux sociaux. Certains éleveurs commencent eux-aussi à prendre la parole pour contrer les images véhiculées par ces associations. Reste enfin les interprofessions qui encadrent la communication collective. Toutes les filières ne sont pas confrontées aux mêmes difficultés. Ainsi, il est plus facile de communiquer pour la filière bovine que porcine, les imaginaires étant moins en décalage avec la réalité des systèmes d’élevage – pâturage des vaches versus porcs élevés en bâtiment. En outre, la question de la communication pose implicitement celle de la confiance. Or, cela a été dit ce matin, les interprofessions ont perdu la confiance de bien des citoyens : elles sont perçues comme le lobby de l’agroindustrie. Conséquence : les messages véhiculés par les représentants du monde agricole ne vont pas avoir le même impact que ceux portés par les agriculteurs qui bénéficient, au contraire, d’une grande confiance de la part des citoyens. Pour autant, on observe une évolution dans le contenu des messages. À cet égard, il y a un petit exemple que j’aime citer parce qu’il est extrêmement parlant. Depuis le Salon de l’agriculture 2019, le nouveau slogan de l’interprofession de la viande bovine est : « Naturellement flexitariens ! ». Le flexitarisme prône une diminution de la consommation de viande associée à une plus grande exigence de qualité. Cela signifie que l’interprofession a intégré ce changement de norme des pratiques alimentaires.