Images des mondes agricoles dans la société : l’état de chocs ?
matières premières, et nos acheteurs veulent que celles-ci soient toujours le moins cher possible. Cet été, des camions de soja bio du Togo sont arrivés à Barcelone-du-Gers, à la coopérative Agribio Union. Cela nous inquiète, car c’est un moyen d’acheter à bas prix. Ne faudrait-il pas territorialiser cette production via le cahier des charges ? Lionel Delvaux, Fédération Inter-Environnement Wallonie : Concernant la dépolitisation de la bio du fait des processus normatifs, un témoignage. Lors d’une réunion des filières en Wallonie, on nous a montré une étude de marché indiquant que le consentement à payer pour les productions locales était plus important de 10 % que pour les produits bios. Voilà, de mon point de vue, le signe d’une crise de confiance par rapport au bio. Probablement parce qu’il n’intègre pas les questions liées à l’éthique de la production, aux critères environnementaux, à la biodiversité, et que les gens en ont conscience. Fait-on le même constat en France, sachant que le bio s’y inscrit plus dans des logiques de circuits courts ? On sait également que le consommateur se perd dans les différentes labellisations. Ne peut-on pas imaginer que HVE et AB aient une démarche intégrée ? Cela rejoint une question précédente : comment faire plus bio que bio, en incluant le bilan carbone et la question du transport ? De même, il conviendrait d’aborder les conditions sociales de production. Jean-Paul Landat : J’ai travaillé à la définition de « l’agriculture paysanne », en collaboration avec l’Inra. Aujourd’hui, ce mot est très utilisé, mais je ne suis pas sûr que tout le monde sache exactement ce que cela désigne. L’agriculture paysanne est basée sur un trépied qui a été copié-collé par l’agriculture durable : l’aspect économique, l’aspect social et l’aspect environnemental, déclinés avec un certain nombre d’outils et de critères d’évaluation, et qui permettent, grâce à l’utilisation du numérique, de décrire une marguerite avec ces trois piliers… (S’adressant à Philippe Mauguin, PDG de l’Inra) Cela vous rappelle des souvenirs ? Ah, merci ! C’est un critère d’évaluation pour dire : on est dedans ou on est dehors. Je pense qu’on pourrait le réutiliser, il est de droit public puisque ça a été financé par des financements publics. C’était intéressant pour les paysans qui souhaitaient qu’on fasse une évaluation, vérifier l’équilibre qu’il y avait entre les trois branches. Et, à l’intérieur, je vais citer un exemple, il y avait le mot « autonomie », un des critères les plus importants. Autonomie agronomique, autonomie financière et autonomie sociale. En fait, si l’on veut avancer dans les critères de reconnaissance positive au regard des consommateurs, je pense qu’il y a là un ensemble de solutions. Par contre, il ne faudrait pas trop tomber dans le piège de la multiplication des labels.
INTERVENTION
Redonner du sens aux futurs possibles de nos agricultures
Par Philippe Mauguin, PDG de l’Inra.
Bonsoir à toutes et à tous. Ce matin, Bertrand Hervieu, Jean-Daniel Lévy et Albert Massot-Marti ont pointé les grands changements intervenus depuis 2003. J’aimerais à mon tour aborder cette question des continuités et des ruptures. Il a été dit qu’il y avait une persistance un peu paradoxale sur la relative bonne image des agriculteurs conjuguée à une image beaucoup plus négative de l’agriculture. Seize ans après, ce clivage existe toujours. Le deuxième paradoxe, peut-être lié au premier et également pointé ce matin, c’est que moins il y a d’exploitations agricoles, plus elles sont plurielles. Or, dans le débat public ou dans les médias, ce n’est pas cette diversité de modèles qui est mise en avant, mais la sempiternelle binarité : d’un côté la petite agriculture paysanne, locale, bio, souhaitée et désirable, de l’autre, une agriculture industrielle aux impacts critiqués. Ces modèles existent, mais il y en a bien d’autres. Comment expliquer ces paradoxes ? J’aimerais, à la mi-temps de ces Controverses, essayer de dégager quelques pistes d’explications. J’en vois une première : cette binarité serait un ressort typiquement français. Un historien britannique, Sudhir Hazareesingh1 a décrit l’univers intellectuel de l’Hexagone comme étant notamment marqué par la volonté de débattre camp contre camp, dans l’affrontement, les oppositions schématiques, gauche contre droite, « idées progressistes » contre « idées réactionnaires ». Une passion pour la bipolarisation qui ne s’applique pas qu’à l’agriculture. Et quand bien même nous avons parfois envie de dépasser ce mode de fonctionnement, nous avons souvent tendance à y revenir, comme si, dans nos débats, le réel comptait moins que l’idée qu’on s’en fait. Deuxième piste, évoquée cet après-midi : les réseaux sociaux, la médiatisation de masse qui n’existaient pas sous cette forme en 2003. Sur ce point, je citerai les propos d’un ex-ingénieur de Google, Tristan Harris, qui témoignait devant le Sénat américain sur le business modèle de ces nouveaux médias. Il expliquait ainsi que, pour chaque mot 1 - Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française, Flammarion, 2015.
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