Le cinéma n’est jamais aussi fort que lorsqu’il filme une chose pour la dernière fois. Sur le fond comme sur la forme, les clichés rapportés par Mangini contiennent en germe tout ce qui fera la singularité de son cinéma documentaire, véritable prolongement esthétique et moral de son geste de photographe. Elle convoquera à nouveau cette Italie mystique immortalisée en photo dans le très beau Stendali (1959), enregistrant un rite de lamentation dans une enclave hellénophone de la région de Salento, au cœur de ses Pouilles natales. Usant de procédés de montages hérités des réalisateurs de l’avant-garde russe – Eisenstein, Vertov, Koulechov –, la cinéaste explore les conséquences des inégalités qui fracturent le pays en deux mondes inconciliables, signant coup sur coup Brindisi, Essere Donne et Tommaso (1965). La pièce centrale du triptyque est un manifeste féministe d’une rare acuité. Il démontre avec une virtuosité dialectique étonnante comment le capitalisme, obsédé par sa perpétuation, s’appuie sur les racines patriarcales du pays pour entretenir, au sein même de la structure qui les exploite, l’inégalité entre les hommes et les femmes.
leurs affinités politiques, les deux ont en commun cette empathie pour la marge. Aussi, la première demandera au second d’écrire les commentaires de plusieurs de ses films, à commencer par son court métrage liminaire relatant l’errance dans les bidonvilles romains d’une jeunesse livrée à elle-même. Intitulé Ignoti alla Città (« Inconnu à la ville »), le film est inspiré du roman de Pasolini Le Ragazzi di Vita (« Les garçons de vie »). Il sera sans surprise censuré pour incitation à la délinquance, là où le roman de Pasolini avait déjà fait l’objet d’un jugement pour obscénité, la doxa dominante ne pouvant souffrir le cri de ceux qu’elle considérait alors comme ses ennemis – fut-ce en réalité un chant remonté des ornières et des fossés, ce beau, ce triste chant des ignorés. — FESTIVAL DU FILM DE BELFORT ENTREVUES, festival du 21 au 28 novembre, à Belfort www.festival-entrevues.com
Affinant une méthode documentaire basée sur la reconstitution du réel avec assentiment des protagonistes jouant devant la caméra leur propre rôle, Cecilia Mangini témoigne, à la manière d’une sismologue, des tremblements et soubresauts de l’âme italienne prise dans les rais contradictoires de l’économie de marché. Son observation l’amène tout naturellement à se rapprocher des êtres et des territoires marginaux, là où les secousses les plus violentes se font sentir, et où l’injustice fait naître un sentiment légitime de révolte. Ainsi, ce n’est pas un hasard si le destin de cette figure militante est étroitement lié à celui de Pier Paolo Pasolini, artiste non moins connu pour ses engagements. Outre Essere donne, 1965
Stendali - suonano ancora, 1960 61